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XIV.
1. JUPITER. Allons, toi, dispose les sièges, prépare la salle pour les arrivants : toi, fais ranger par
ordre les différentes sectes ; mais aie soin d'abord de les parer, afin qu'elles aient bonne mine
et attirent beaucoup d'acheteurs. Toi, Mercure, fais l'office de crieur, appelle les chalands, et
qu'une bonne chance les fasse arriver au marché ! Nous allons vendre à la criée des sectes
philosophiques de tout genre et de toute espèce. Ceux qui ne pourront pas payer comptant,
payeront l'année prochaine, en donnant caution.
MERCURE. La foule arrive : il ne faut pas tarder, ni les faire attendre davantage.
JUPITER. Cet Ionien aux longs cheveux (02) ; il m'a l'air d'un homme respectable.
MERCURE. Hé ! le Pythagoricien, descends et fais-toi voir par ceux qui sont ici réunis.
MERCURE. Je vends la vie parfaite, la vie sainte et vénérable. Qui est-ce qui achète ? Qui veut
être au-dessus de l'homme ? Qui veut connaître l'harmonie de l'univers, et revivre après sa
mort ?
LE MARCHAND. Va-t'en, mon cher, instruire le fils de Crésus (06) : je veux être un homme qui
parle, et non une statue. Mais enfin, après ce silence de cinq ans, que ferai-je ?
LE MARCHAND. Tu es charmant ; il faut commencer par être musicien pour devenir sage.
PYTHAGORE. Attention ! ce que tu crois être quatre, c'est dix (07), c'est le triangle parfait, c'est
notre serment (08) !
LE MARCHAND. J'en jure par quatre, le grand serment, je n'ai jamais ouï langage plus divin et
plus sacré !
PYTHAGORE. Ensuite, étranger, tu sauras ce que c'est que la terre, l'air, l'eau et le feu ; quelle
est leur forme, leur mouvement naturel, et comment ils se meuvent.
PYTHAGORE. Certainement, et très visible ; autrement, sans forme et sans apparence, ils ne
pourraient pas se mouvoir. De plus, tu sauras que la divinité est un nombre et une harmonie.
5. PYTHAGORE. Et quand je t'aurai expliqué tout cela, tu sauras que tu n'es pas un, comme tu
le penses, mais un autre que celui que tu crois être et que tu parais.
LE MARCHAND. Que dis-tu là ? Je suis un autre, et ce n'est pas moi-même qui converse avec
toi ?
PYTHAGORE. Actuellement c'est toi-même, mais autrefois tu as paru dans un autre corps et
sous un autre nom : par la suite, tu passeras encore dans un autre être.
LE MARCHAND. Tu veux dire que je serai immortel, passant ainsi de forme en forme ? Mais en
voilà assez sur ce propos.
PYTHAGORE. Je ne mange rien qui ait eu vie ; tout le reste m'est permis, sauf les fèves.
PYTHAGORE. Je les aime ; mais elles sont sacrées, et leur nature est merveilleuse. Et d'abord
elles sont toute génération. Ôte la peau à des fèves vertes, tu verras qu'elles ressemblent
beaucoup aux testicules de l'homme : fais-les cuire et expose-les pendant un certain nombre
de nuits aux rayons de la lune, elles donneront du sang. Mais ma plus forte raison, c'est que les
Athéniens s'en servent pour élire leurs magistrats.
LE MARCHAND. Tu parles bien, et comme un oracle ; mais ôte ta robe, je veux te voir nu. Par
Hercule ! il a une cuisse d'or : c'est un dieu : il n'a rien d'un homme : il faut absolument que je
l'achète. Quelle est la mise à prix ?
JUPITER. Justement.
MERCURE. Hé ! l'homme à la besace et à la tunique sans manches, viens ici, fais le tour de la
salle ! A vendre une vie mâle et courageuse, une vie libre ! Qui est-ce qui achète ?
MERCURE. Oui...
MERCURE. Il se soucie peu d'être mis en vente : il n'en pense pas moins être libre.
LE MARCHAND. A quoi peut servir un être aussi crasseux, aussi misérablement vêtu ? On n'en
peut faire qu'un terrassier ou un porteur d'eau.
MERCURE. Oui, mais, autre chose encore : fais-en un portier, il te gardera mieux qu'un chien :
d'ailleurs il est déjà chien par son nom...
LE MARCHAND. J'ai peur, à voir cette figure sombre et farouche, qu'il n'aboie après moi, si je
l'approche, et, ma foi, qu'il ne me morde. Ne vois-tu pas comme il lève son bâton, fronce les
sourcils, et lance des regards menaçants et furieux ?
DIOGÈNE. De partout.
LE MARCHAND. Pourquoi, alors, n'es-tu pas vêtu de la peau de lion ? Ton bâton te donne déjà
un air de ressemblance.
DIOGÈNE. Ma peau de lion, c'est ce manteau : comme Hercule je fais la guerre aux voluptés,
non par ordre, mais de moi-même ; j'ai entrepris de nettoyer la vie humaine.
LE MARCHAND. Belle entreprise ! Mais en quoi donc es-tu le plus habile ? quel est ton métier ?
DIOGÈNE. Je suis libérateur des hommes et médecin des passions ; en un mot, je veux être
l'interprète de la vérité et de la franchise.
LE MARCHAND. Laquelle ?
DIOGÈNE.
10. Voici maintenant les qualités que je veux te voir acquérir. Sois d'abord effronté, impudent,
insolent avec tout le monde, rois et particuliers: cela te fera regarder et passer pour un
homme de cœur. Que ton langage soit barbare, ta voix rauque et semblable à celle d'un chien;
que ta mine soit renfrognée, et ta démarche répondant à ta mine; en un mot, que tout, chez
toi, soit farouche et sauvage. Loin de toi la pudeur, la douceur, la modération! Efface de ton
front toute rougeur de honte; recherche les endroits les plus populeux; et là , seul, au milieu
de la foule, ne te lie avec personne; fuis toute espèce d'hôte ou d'ami: les liens de société sont
la mort de ton empire. Fais hardiment, aux yeux de tous, ce qu'on rougirait de faire tout seul:
affecte en amour les postures les plus risibles. Enfin, quand tu le voudras, mange un polype cru
ou une sépia, et meurs (13). Voilà le bonheur que nous vous promettons.
11. LE MARCHAND. Fi donc ! Tout cela est hideux et indigne d'un homme.
DIOGÈNE. C'est du moins bien aisé, mon cher, et facile à mettre en pratique : tu n'auras pas
besoin, pour cela, d'instruction, de livres et autres sornettes ; tu arriveras, par le plus court
chemin à la gloire. Et, quand tu serais un homme ordinaire, un savetier, un marchand de chair
salée, un charpentier ou un publicain, rien ne t'empêchera de devenir un grand personnage,
pour peu que tu aies de l'impudence, de l'audace et la langue affilée, pour l'insulte.
LE MARCHAND. Je n'ai pas besoin de toi pour cela. Cependant tu, pourrais peut-être me servir,
à l'occasion, de matelot ou de jardinier ; et si le crieur consent à te donner pour deux oboles,
au plus (14).
MERCURE. Prends-le pour cette somme. Nous ne sommes pas fâchés de nous en débarrasser ;
c'est un braillard, qui insulte tout le monde à chaque instant, et qui n'a que de vilains mots à la
bouche.
12. JUPITER. A un autre ! Appelle ce Cyrénéen (15), vêtu de pourpre et couronné de fleurs.
MERCURE. Allons ! attention, tout le monde ! C'est un article magnifique, et qui demande un
riche acheteur. C'est la vie suave, la vie trois fois heureuse ! Qui est-ce qui veut de la Volupté ?
Qui est-ce qui achète cet être délicat ?
LE MARCHAND. Viens ici, et dis-nous ce que tu sais faire. Je t'achèterai, si tu peux m'être utile.
MERCURE. Ne l'importune pas, mon cher ; ne lui demande rien : il est ivre, et ne pourrait pas
répondre : tu vois comme il bégaye !
LE MARCHAND. Alors, quel homme de bon sens voudrait acheter un esclave si corrompu, si
dépravé ? Comme il exhale une odeur de parfums ! Comme sa marche est chancelante et mal
assurée ! Mais toi, Mercure, dis-moi quels sont ses talents, ce qu'il sait faire.
MERCURE. Une seule chose : il est bon convive, sachant boire en compagnie, et festiner avec
une joueuse de flûte, chez un maître amoureux et débauché. Il sait, en outre, parfaitement
faire les gâteaux ; c'est un cuisinier fort habile. Enfin, il est passé maître en fait de voluptés.
Élevé à Athènes, il a servi en Sicile les tyrans, qui l'ont tenu en grande estime. Le point
sommaire de sa philosophie, c'est de mépriser toutes choses, d'user de tout, et de chercher en
tout le plaisir.
LE MARCHAND. Tu es libre de jeter les yeux sur d'autres acheteurs, riches et opulents ; pour
moi, je ne suis pas en état d'acheter sa joyeuse vie.
MERCURE. Celui-là, Jupiter, me fait l'effet de ne pas trouver d'acquéreur, et de nous rester.
13. JUPITER. Fais-le retirer, produis-en un autre, ou plutôt ces deux à la fois, le rieur d'Abdère
et le pleureur d'Éphèse (16) : je veux les vendre ensemble.
MERCURE. Avancez au milieu. A vendre deux bonnes vies ! Je mets en criée les deux plus sages
des hommes.
LE MARCHAND. Par Jupiter ! quel contraste ! L'un ne cesse de rire ; l'autre a l'air d'assister à un
enterrement, il ne cesse de pleurer. Hé ! l'ami ! qu'as-tu donc à rire ?
DÉMOCRITE. Tu le demandes ? Tout ce que vous faites me semble risible, et vous par-dessus le
marché.
LE MARCHAND. Que dis-tu là ? Tu te moques de nous tous, et tu n'estimes rien de tout ce que
nous faisons ?
DÉMOCRITE. C'est cela même ! Il n'y a rien de sérieux au monde : tout est vide, concours
d'atomes, infini !
LE MARCHAND. Tu te trompes ; il n'y a que toi de vide, et d'infiniment sot. Voyez, l'insolence !
ne cesseras-tu pas de rire ?
14. Et toi, mon cher, pourquoi pleures-tu, car je préfère causer avec toi ?
HÉRACLITE. Je regarde toutes les choses humaines, ô étranger, comme tristes et lamentables,
et rien qui n'y soit soumis au destin : voilà pourquoi je les prends en pitié ,pourquoi je pleure,
Le présent me semble bien peu de chose, l'avenir désolant : je vois l'embrasement et la ruine
de l'univers : je gémis sur l'instabilité des choses; tout y flotte comme dans un breuvage en
mixture ; amalgame de plaisir et de peine, de science et d'ignorance, de grandeur et de
petitesse : le haut et le bas s'y confondent et alternent dans le jeu du siècle.
LE MARCHAND. Et qu'est-ce que le siècle ?
HÉRACLITE. Un enfant qui joue, qui jette des dés, qui saute à l'aventure.
LE MARCHAND. Tes discours sont des énigmes, mon cher, de vrais logogriphes : probablement,
ainsi que Loxias (17) tu ne dis rien de clair (18).
HÉRACLITE. Moi, je vous ordonne à tous de pleurer à chaudes larmes, petits et grands,
acheteurs ou non.
JUPITER. Oui.
MERCURE. Viens ici, toi. Bonne vie à vendre, homme de bon sens ! Qui veut acheter cet
excellent personnage ?
SOCRATE. J'aime les garçons, et je sais à fond tout ce qui concerne l'amour (20).
LE MARCHAND. Comment pourrais-je t'acheter ? j'ai besoin d'un pédagogue pour mon fils, qui
est un joli garçon.
SOCRATE. Qui serait mieux fait que moi pour vivre avec un beau jeune homme ? Ce n'est pas
du corps que je suis amoureux, c'est de la beauté de l'âme. Sois sans crainte ; de tous ceux qui
pourraient reposer avec moi sous la même couverture, tu n'entendras aucun se plaindre que
je me sois mal conduit.
LE MARCHAND. Tu es incroyable qu'un homme qui aime les garçons n'ait souci que de l'âme,
quand il a toute liberté, couché sous la même couverture.
16. SOCRATE. Je jure par le Chien et par le Platane qu'il en est ainsi (21) !
LE MARCHAND. Par Hercule ! les singuliers dieux que voilà !
SOCRATE. Quoi donc ? Le Chien ne te parait donc pas être un dieu ? Ne vois-tu pas l'Anubis
d'Égypte sous cette figure ? ne connais-tu pas Sirius au ciel et Cerbère aux enfers ?
SOCRATE. J'habite une ville que je ma suis faite à moi-même : j'ai une république d'un nouveau
genre, où je dicte mes propres lois (22).
SOCRATE. Écoute la plus importante, celle qui est relative aux femmes : aucune d'entre elles
ne doit être à un seul exclusivement, mais à quiconque voudra l'épouser.
SOCRATE. Oui, par Jupiter, et toutes les petites formalités de cette espèce.
SOCRATE. Leurs baisers seront la récompense des gens vertueux et de tous ceux qui se seront
distingués par un brillant exploit (23).
18.LE MARCHAND. Oh ! le beau présent ! Mais quel est pour toi l'essentiel de la sagesse ?
SOCRATE. Les idées et les modèles des êtres. Tout ce que tu vois, la terre et de qu'elle porte, la
mer et le ciel, ont des images invisibles qui existent hors de l'univers (24).
SOCRATE. Nulle part : car si elles existaient quelque part, elles n'existeraient pas.
SOCRATE. Naturellement: tu es aveugle des yeux de l'âme ; mais moi, je vois les images de tous
les êtres, je vois un autre toi invisible, un autre moi-même ; en un mot, je vois tout double.
MERCURE. Prends, et bonne chance ! Maintenant c'est au tour d'Épicure. Qui veut l'acheter ?
C’est le disciple de ce rieur et de cet ivrogne que j'ai mis en criée tout à l'heure ; mais il a un
avantage sur eux, il est plus impie : c'est d'ailleurs un délicat, un ami des bons morceaux.
LE MARCHAND. Quel est le prix ?
LE MARCHAND. Les voici ; mais dis-moi quels sont les mets qu'il préfère.
LE MARCHAND. Il ne sera pas difficile de lui en donner : je lui achèterai des paniers de figues
grasses.
20. JUPITER. Fais-en venir un autre ; l'homme a la peau rasée, ce renfrogné du Portique.
MERCURE. Tu as raison : beaucoup de ceux qui sont venus à la vente semblent l'attendre. À
vendre la vertu même, une vie parfaite ! Qui est-ce qui veut seul tout savoir ?
MERCURE. Cet homme est le seul sage, le seul beau, le seul juste, le seul brave, le seul roi, le
seul orateur, le seul riche, le seul législateur, et ainsi pour tout le reste (28).
LE MARCHAND. Il est donc aussi, mon cher, le seul bon cuisinier, et, ma foi ! le seul savetier, le
seul charpentier, et ainsi pour tout le reste.
21. LE MARCHAND. Viens ici, mon brave, et me dis, comme à ton acquéreur, qui tu es, en
commençant par m'avouer si tu es fâché ou non d'être mis en vente et de servir.
CHRYSIPPE. Pas du tout : cela ne dépend pas de nous, et ce qui ne dépend pas de nous est
indifférent (29).
CHRYSIPPE. Comment ? Tu ne sais pas qu'il y a des choses proposées et des choses rejetées
(30) ?
CHRYSIPPE. Cela n'est pas étonnant, tu n'es pas accoutumé à nos termes, et tu n'as pas
l'imagination compréhensive. Mais celui qui a étudié avec attention la théorie du
raisonnement, ne sait pas seulement ces choses-là ; il connaît l'accident et le sur accident, avec
toutes leurs différences.
CHRYSIPPE. Très volontiers. Lorsqu'un homme est boiteux, et qu'en heurtant son pied boiteux
contre une pierre, il vient à se blesser, l'infirmité qui le fait boiter est l'accident, et la blessure
le suraccident.
22. LE MARCHAND. O la finesse ! Qu'est-ce que tu connais encore à fond ?
CHRYSIPPE. Les filets du langage, dans lesquels je prends mes interlocuteurs : je leur clos la
bouche, je leur mets un bâillon, et je les réduis au silence : et le nom de cette invention
puissante, c'est le fameux syllogisme.
CHRYSIPPE. Supposons qu'un crocodile l'ait enlevé, lorsqu'il errait sur le bord d'un fleuve, et
qu'ensuite il t'ait promis de te le rendre, à condition que tu lui dirais au juste s'il est dans
l'intention de te le rendre ou non ; quelle est, à ton avis, la résolution du crocodile ?
LE MARCHAND. Il n'est pas facile de répondre à ta question, et je ne sais pas trop ce que je
dois dire pour recouvrer mon fils : par Jupiter ! réponds pour moi, et sauve-le vite, de peur que
le crocodile ne l'avale avant ta réponse.
LE MARCHAND. Lesquels ?
CHRYSIPPE. C'est la fameuse Électre, fille d’Agamemnon, qui, en même temps, sait une chose
et ne la sait pas. Quand Oreste se présente inconnu devant elle, elle sait qu'Oreste est son
frère, mais elle ne sait pas que cet inconnu est Oreste. Voici maintenant le Voilé : tu vas
entendre là une invention admirable. Réponds-moi. Connais-tu ton père ?
LE MARCHAND. Oui.
23. CHRYSIPPE. Cependant cet homme voilé était ton père, donc, si tu as dit ne le pas
connaître, il est clair que tu ne connais pas ton père.
LE MARCHAND. Pas du tout : je n'ai qu'à lui ôter son voile, je saurai bien ce qui en est. Enfin
quel est début de ta sagesse, ou que feras-tu quand tu seras arrivé au sommet de la Vertu ?
CHRYSIPPE. Je posséderai alors les premiers dons de la nature, je veux dire la richesse, la santé,
et autres choses semblables. Mais, avant d'y arriver, il faut beaucoup travailler, coller ses yeux
sur de gros volumes d'une écriture très-fine, entasser les scolies, se farcir de solécismes et de
termes absurdes ; mais le point capital, c'est qu'il n'est pas possible de devenir sage, si l'on n'a
pas pris trois fois de suite de l'ellébore (31).
LE MARCHAND. Voilà de beaux principes et dignes d'un grand cœur ! Pourtant être un Gniphon,
un usurier (car je sais que c'est aussi là une de tes qualités), est-ce bien digne d'un homme qui
a bu de l'ellébore, et de parfaite vertu ?
CHRYSIPPE. Oui. Seul, le sage a le droit de prêter à usure, puisque seul il fait des syllogismes ;
car prêter à usure et calculer les intérêts, c'est à peu près la même chose que de faire des
syllogismes ; et l'un, comme l'autre, appartient exclusivement au sage. Seulement, il ne doit
pas, comme la plupart des usuriers, exiger simplement les intérêts, mais encore les intérêts
des intérêts. En effet, ne sais-tu pas que des premiers intérêts naissent les seconds, qui en sont,
pour ainsi dire, engendrés ? Tu peux voir que c'est là un syllogisme en forme. Si le sage touche
les premiers intérêts, il doit aussi toucher les seconds ; or, il touche les premiers, donc il doit
toucher les seconds.
24. LE MARCHAND. Dirons-nous aussi la même chose de l'argent que tu reçois des jeunes gens
pour payer tes leçons de sa gesse ? Est-il évident qu'il ne convient qu'au seul sage de se faire
payer ses leçons de vertu ?
CHRYSIPPE. Tu saisis : ce n'est pas pour moi que je prends, c'est pour celui qui donne ; puisque
l'un verse, l'autre doit recevoir. Je m'apprends à recevoir, et mon disciple à verser.
LE MARCHAND. Mais tu disais le contraire : que c'était le jeune homme qui recevait, et que toi,
le seul riche, tu versais.
CHRYSIPPE. Tu veux rire, mon ami ; mais prends garde que je ne te décoche un syllogisme
indémontrable.
25. Mais ce qu'il, y a de plus fort, c'est que, si je veux, je puis à l'instant te changer en pierre.
LE MARCHAND. Oui.
LE MARCHAND. Oui.
LE MARCHAND. Je le crois.
LE MARCHAND. Pas du tout. Mais, voyons, par Jupiter ! tire-moi de peine, et fais-moi redevenir
homme comme devant.
CHRYSIPPE. C'est facile, tu vas redevenir homme ; réponds. Tout corps est-il un animal ?
LE MARCHAND. Non.
LE MARCHAND. Non.
LE MARCHAND. Oui.
LE MARCHAND. Oui.
LE MARCHAND. Tu m'as rendu un grand service. Déjà mes jambes se refroidissaient comme
celles de Niobé, et commençaient à se raidir. Allons, je vais t'acheter. Combien en veut-on ?
LE MARCHAND. Tiens.
LE MARCHAND. Non vraiment, mais en société de tous ceux que tu vois ici.
MERCURE. Ils sont nombreux ; ils ont les épaules fortes et sont taillés pour le Moissonnant.
MERCURE. Viens ici, Péripatéticien, le beau, le riche ! Achetez-moi le plus éclairé de tous, le
savant universel !
MERCURE. Il est modéré, doux, accommodant, et, qui plus est, double.
MERCURE. Il est en dedans autrement qu'en dehors. Si tu l'achètes, n'oublie pas de distinguer
en lui l'ésotérique et l'exotérique (33).
MERCURE. Qu'il y a trois sortes de biens: ceux de l'âme, ceux du corps et ceux de la fortune.
MERCURE. Que sera-ce, quand tu lui entendras dire des choses encore plus subtiles au sujet de
la procréation et de la génération, de la formation de l'embryon dans le ventre de la mère;
soutenir que l'homme est un animal ridicule, et non pas l'âne, qui ne construit point de maison
et ne navigue point ?
LE MARCHAND. Voilà des enseignements admirables et d'une haute utilité. Je l'achète vingt
mines (35).
27. MERCURE. Soit. Voyons, nous en reste-t-il quelque autre ? Ah ! ce sceptique. Ici, Pyrrhias
(36) ; viens, que nous te mettions aussitôt en criée. On commence déjà à s'en aller ; les
acquéreurs vont être en petit nombre. Allons! Qui est-ce qui achète celui-là ?
LE PHILOSOPHE. Rien.
LE PHILOSOPHE. Elles me servent à peser les raisons, et à juger de leur égalité. Quand j'ai vu
qu'elles sont pareilles et au même niveau, alors je ne sais laquelle est la plus vraie.
LE MARCHAND. Je le crois: tu me parais un garçon lourd et stupide. Mais enfin quel est le but
de ta science ?
LE PHILOSOPHE. Oui ; et, par là-dessus, dénué de sens et de jugement, en un mot, je diffère
peu d'un ver.
LE MARCHAND. Je vais tout à l'heure te conduire au moulin, et te faire voir que je suis ton
maître, grâce au raisonnement qui fait gagner la mauvaise cause (40).
MERCURE. Allons ! cesse de t'entêter, et suis ton acquéreur. Vous autres, nous vous invitons
pour demain matin. Nous mettrons en vente les sectes ignorantes, ouvrières et de vil prix.
(01) Rapprocher de ce dialogue celui de Théodore Prodrome, ayant pour titre : BÛvn pr•siw
poihtikÇn kai politikÇn. Notices et extraits des manuscrits, t. VIII, p. 78. Pour le dialogue lui-
même, voyez les jugements qu'en ont portés les savants dans les notes de Lehmann, 1. III, p.
600. Il sera bon de lire aussi les Vies des philosophes de Diogène de Laërte.
(07) L'addition des quatre premiers nombres donne, en effet, le nombre 10 : 1+2+3+4=10.
(08) Le triangle parfait n’est nuire que le triangle équilatéral, que Pythagore représentait de
celle manière:
Chacun des cotés se compose du nombre quatre, qui servait aux Pythagoricien de formule de
serment. Le voici tel qu'il existe dans les Vers dorés :
" J'en jure par celui qui donne à notre âme le quaternaire, source éternelle des principes de la
nature !"
(11) Il était le patron des cyniques. Voy. le Banquet des Lapithes, § 18.
(14) 30 centimes.
(15) Aristippe.
(16) Démocrite et Héraclite. Ils parlent tous les deux en dialecte ionien.
(37) La vérité.
(39) Cf. Molière, Mariage forcé, sc. III, éd. de Ch, Lahure, t .I.
(40) Voy. Aristophane, Nuées, passim. Platon, Socrate, Cicéron, Lucien, l'empereur Julien,
Tzetzès, offrent de nombreux passages relatifs à ce procédé des rhéteurs. Cf. notre Thèse
latine : De ludicris apud veteres laudationibus, p.22.
(41) Il le frappe.