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La mémoire du passé dans la Grèce antique

Author(s): Jacqueline de Romilly


Reviewed work(s):
Source: Revue Historique, T. 283, Fasc. 1 (573) (JANVIER-MARS 1990), pp. 3-12
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40955338 .
Accessed: 28/05/2012 13:41

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La mémoiredu passé
dans la Grèceantique

Bien des civilisationsanciennesnous sontconnuespar des docu-


mentsretrouvésaprès des siècles- tablettes,papyrus,tessons,etc.
La Grèce antique,elle, nous est connuepar ses historiens.Elle a été
la créatricede l'histoirepourle mondeoccidental; et son histoiresert
mêmede référence pour les peuplesalentour.Aussi peut-ilêtreinté-
ressantde se demandercommentce soucihistoriquese situepar rap-
portà la conservationet à l'utilisationde ces documentsd'archives
que connurent les autrespeuples. Le rapportest naturellementdiffé-
rentselonque l'on considèreles faitsavantla naissancede l'histoire,
c'est-à-direavant le Ve siècle av. J.-C, ou bien après.

Des débutsde la Grèce au Ve siècle av. J.-C., il y a à peu près


dix siècles- dix siècles sans historiens.Et je poserai la question:
comment les Grecsde l'âge classiqueconnaissaient-ils
leurpassé ? autre-
mentdit, où s'était préservéela mémoirede ce passé ?
A cettequestion,la premièreréponseest nette: cettemémoire
s'étaitconservéechez les poètes.Ce futle cas pour d'autrespeuples ;
maisla circonstance estimportante dansle cas de la Grèce- précisément
parce qu'elle devait passer de l'épopée à l'histoire.
Et le faitest que l'épopée grecques'est toujourstenueétonnam-
mentprèsde l'histoireet qu'elle a été parfoistraitéecommelui étant
apparentée.
La guerrede Troie, quoi qu'en ait ditune pièce célèbrede Girau-
doux, a eu lieu. On sait quand et où. Des documentsde civilisations
voisinesontconfirmé le rôlede ces « Achéens» que célèbreHomère.
De plus, l'archéologiea permisde retrouverdes objetstrèsanciens,
dont Homère aurait conservéla mémoire,ainsi que des sitesqu'il
décrit,et la traced'usages ayantexistéalors. On a même,pendant
un temps,été un peu grisépar ces découvertes,au pointd'oublier
les quatre sièclesqui séparaientHomère de la guerrede Troie, et
Revue historique, CCLXXXIII/1
4 Jacquelinede Romilly

d'oublier aussi la libertédu poète. Ce qui a pu encouragercette


tendance(outreles découvertesde notretemps)a été l'humanitéqui
caractérisecetteépopée. Certes,elle comportedes dieux et du mer-
veilleux; mais elle se complaîtrarementau fantastique; et ses héros,
si j'ose dire, pourraientfortbien avoir existé.
En toutcas, les Grecs de l'époque classique admettaientqu'il y
avaitlà un fondd'histoireprécieux; et ilsl'admettaient d'autantmieux
qu'ils n'avaient aucun autre documentsur tout ce passé : entrela
guerrede Troie et Homère,il ne fautjamais l'oublier,l'écritureavait
été perdue ; et il ne subsistaitque la traditionorale et l'épopée.
Résultat: un hommecommeThucydideen plein Ve siècle,et à
l'âge de l'espritcritique,se méfiecertesdes poèteset de leursexagé-
rations.Mais, dans les premierschapitresde son histoire,il utilise
Homère pour reconstituer un état de civilisation.Il dit ainsi que la
Grècen'a pas été un toutau début,car, dans Homère,le mot« Hel-
lènes» n'a pas encorela portéegénéralequ'il a priseensuite.De même,
la piraterieétaiten usage : témoinles questionsposéesnaturellement
dans l'épopée et demandantaux étrangerss'ils sontdes pirates.Ou
encoreAgamemnonavaitun pouvoirmaritime: à preuvela formule
d'Homère disantqu'il régnait« sur des îles nombreuseset sur tout
Argos» (I, 3, 2 ; 5, 2 ; 9, 4). Ce sontdéjà nos méthodesmodernes
d'enquête et de critique(et c'est mêmele pointde départde ce qui
estpour nous et l'économieet l'histoiredes sociétés); mais la source
d'information, la seule, c'est l'épopée.
Trop heureux encorequand l'épopée ne servaitpas, directement,
de documenthistoriqueofficiel.On racontepar exempleque Solon,
pour fairevaloir les droitsd'Athènes sur Salamine, s'appuya sur
Homère - citantdeux vers du chantII (557-558) selon lesquels
les troupesd'Ajax (le héros de Salamine) étaientrangées,devant
Troie, à côté des troupesd'Athènes.Je regretted'ajouter que, le
textedes poètesétantsujet à des variations,interpolations et autres
l'on
modifications, prétendit aussitôt qu'un des deux vers avait été
forgépar Solon, et qu'Homère, en d'autres passages, plaçait les
troupesd'Ajax ailleurs ! Il existeun autre exemple: celui de Menes-
theusl'Athénien citéavecélogeau chantII (553-554),il servit d'argument
pour réclamer un commandement athénien ; mais Zénodote croit
ces vers réintroduits après coup. Ces exemples risquent de porter
un coup à notreconfiancedans l'honnêtetédes anciens et dans la
sûretédes éditionsd'Homère - peut-êtreaussi jettent-elles un jour
inquiétantsurles revendications présentées au nomde l'histoire! Mais
ces anecdotesaident du moins à prendreconsciencede l'absence
des autressourceset de l'attentionalors portéeà cettemémoiredu
passé qu'était l'épopée.
du passédansla Grèceantique
La mémoire 5

Encorefaut-il préciserque, sij'ai ditjusqu'ici« l'épopée» en pensant


surtoutà Homère,c'est parce que YIliadeet YOdyssée furent,à cause
de leurqualitélittéraire, copiées,transmises et récitées,au pointd'être
arrivéesjusqu'à nous et répanduespartout.Mais il y eut quantité
d'autresépopées.Il y avaitdes poèmesrécitésavantHomère ; et l'on
connaît,aussitôtaprèslui, l'existenced'un cycleépique,centréautour
de la guerrede Troie,maisaussiautourdes Argonautes ou des exploits
d'Héraclès. Et il a probablement existébien des petitesépopéesloca-
les, célébrantdes faitsplus récents,plus ou moinsembellis.Un cer-
tainEumèlosde Corintheavait ainsi écritune épopée dontle résumé
devait s'appeler (selon Pausanias, II, 1, 1) Histoirede Corinthe
(rjKoQivdia avyyQa<prj) : l'épopée,on le voit,préparedéjà l'histoire.
Et le faitest qu'il en resteratoujoursquelque chose : Hérodote,
neveu d'un poète épique, imitesouventHomère. Et, si Thucydide
prendle contre-pieddu poète par son souci de critiquerationaliste,
il a cependanthéritéde l'épopée bien des éléments,commel'usage
des discours,qui étonnetantles modernes.Plus largementencore,
il resteraaux historiens grecsle goûtd'une œuvreécritequi soitbien
écriteetde forme travaillée.L'histoire,en Grèce,seral'émulede l'épopée.

C'est pourquoiil fallaitcommencerpar les poètes.Mais il estclair


que, de touttemps- ou presque ! - , il y avait eu d'autresfaçons,
moinscélèbres,mais plus précisesde conservercettemémoire.Et,
si l'on metà partles sièclessans écriture,on découvresoudainarchi-
ves et inscriptions.
Les archivesontexistéen Grèce,commepartout.Mais ellesétaient
limitées,éparpillées,et ne relevaientpas du sens du passé. Je veux
direque toutpalais, toutédificereligieuxou simplement public,avait
ses compteset ses listes.Un simpledétail : une des grandesdécouver-
tes de l'hellénismeen notresiècle a été la lecturede l'écrituredite
linéaireB et la découverteque les documentsécritsainsi étaientbel
et bien en grec. Cela a jeté un jour nouveau sur le passé lointain
de la Grèce,et permisd'imaginerun peu les sociétésd'alors, et tout
le petitmondevivantalorsautourdu palais. Mais ce n'étaitque des
comptes,des registresd'impôtsen quelque sorte.Et je me souviens
de notreexaltationdevantles premierstexteslus, en 1953. Ils disaient,
ces textes: un vase à deux oreilles,troisvases à deux oreilles,etc.
Cette écriture,qui date des environsdu XVesiècle av. J.-C,
s'est ensuite perdue. Et il faut attendrele VIIIesiècle pour que
renaissel'écriture.Très vite, nous pouvonsl'imaginer,les temples
et les cités recommencèrent à garderla trace de leurs compteset
de leurs dirigeants.Je dis « nous pouvons l'imaginer» parce que
tout cela s'est perdu- plus que dans des pays comme l'Egypte
6 Jacquelinede Romilly

ou même le Proche-Orient.En revanche, les documentsde la


Grèce antique présentèrent bientôtcertainstraitsd'une originalité
remarquable
Le premierestque le développement d'archivesd'ordrepolitique,
et relevantdirectement de l'histoire,y est lié, de touteévidence,à
la démocratie
En écartantles régimespersonnels,les Grecsontété fiersd'obéir
à ce qu'ils appelaientavec insistance« les lois écrites». Les lois écri-
tes, parce qu'elles ne pouvaientêtre déforméesselon le bon plaisir
des grands,parce que l'on pouvait s'y reporter,et qu'elles étaient
les mêmespour tous (koinoî)- tellefutleur grandefiertéet tellefut
la grandeinnovationdu VIe siècle av. J.-C.
Cela valut d'abord pour la justice. On recherchadans les règles
coutumières, on demandacomptedes traditions familiales ; et des magis-
tratsinstituèrent le premierdroitpublic : ils étaientchargésde trans-
crireles décisionsayantforcede lois et de les conserverpourl'avenir.
Ce travailaboutitaux fameuseslois de Dracon : ellesétaientsévères,
pour mieuxdésarmerles familleset pour combattrel'abus de la ven-
detta. C'était à la fin du VIIesiècle.
Une générationaprès, Solon rédigeades lois d'ordre politique:
ellesfurentcopiéessurdes tablesmobilesen bois, les axones(plus tard
les kurbeis).Encore une fois,tout cela est perdu ; et il vaut mieux
ne pas imiterce membred'une des assembléesrévolutionnaires qui
réclama,en séance,qu'on allâtlui chercherles lois de Dracon ! Mais
le principede la publicationet de la conservation des actespolitiques
étaitacquis, lié à l'espritde libreenquêtequi allaitdominerla démo-
cratieathénienne.
Au Ve siècle,ce futune règleà Athènesque de déposerau mètrôon
une copie de toutesles décisionspubliques.
Ce bel élan, issu de la démocratie,constitueune des originalités
de la Grèce, mais non pas la plus étonnante.Toutes les civilisations
onteu des archives.Mais la Grècea faitplus et s'est distinguéeautre-
ment.Inspiréeparl'esprit démocratique quej'ai dit,ellea vouluappliquer
l'affichage,et un affichage ouvertà tous et pour toujours.Les docu-
mentscopiés sur papyrus,les comptescachésdans l' arrière-salle des
temples,les lois sur bois - toutcela s'est envolé,ou presque. Mais
les Grecs ont remplileur territoire et tous les lieux où ils passaient
d'archivesétaléesà la facedu cielet gravées,cettefois,dans la pierre.
Cela, c'étaitoriginal.D'autres peuples,nombreux,gravaientsur
la pierre; mais ils gravaientdes inscriptions à la gloirede leursprin-
ces, de leurs grands rois ou de leurs pharaons: les Grecs gravaient
tout.Ils gravaientles comptes,naturellement ; et les vingt-cinqder-
nièresannées ont été occupées,dans l'histoiredu Ve siècleathénien,
du passédansla Grèceantique
La mémoire 7

par les débats auxquels a donné lieu la publicationdes comptesde


l'empireathénien, avecla contribution payée,chaqueannée,parchaque
cité. Mais on gravaitaussi des décretshonorifiques,des dédicaces,
souventen vers,des décisionspolitiques,des traitésde paix... Cela
sans compterque, dans l'espritdes Grecs,le sportet la culturelitté-
rairefaisaientpartiedes événements mémorables.On trouveinscrites
dans le marbreles listesdes vainqueursaux jeux Olympiquesou bien
aux concoursdramatiques(le fameux« marbrede Paros » est ainsi
devenu une source souventcitée en histoirelittéraire).
Les inscriptions grecquesque l'on continuesans cesse à retrouver
(on en retrouveencoreplusieurscentainespar an) sontle témoignage
de cettepassion. Elles se terminent le plus souventpar l'indication
de l'endroit,ou des endroits, où seraient dresséesles stèles,et de ceux
qui devraientassumerles fraispour les fairegraver.Les stèlesdes
traitésentre cités étaient, elles, dressées dans les différents pays
concernés - aux yeux de tous. Et, si l'on voit chez les orateursdeux
ou troisfoisen toutune allusionau mètrôon, les référencesà « la stèle»
y sont constantes1.
Cettehabitude,éminemment grecque,se développade façonaccé-
lérée. La plus ancienne inscriptiongrecque sur pierrequi ait été
conservéedate, semble-t-il, du VIIe siècle : c'est une loi constitution-
nelle de Drèros en Crète. Puis on en a un peu partoutvers la fin
du VIe siècle ; et elles se multiplient au Ve siècle. Un recueild'ins-
criptionshistoriques de Grèce cite 94 inscriptions: moins de vingt
se placentavant les guerresmediques. L'âge de la rationalitéet de
la démocratiedéveloppede touteévidencele goût et l'habitudedes
inscriptions sur pierre.
Mais ce n'est pas seulementl'espritdémocratique.Certes,il est
clairque le principed'un tel affichages'expliquedans cetteperspec-
tive, et de façon,en somme,pratique. Mais l'habitudea aussi un
autresens et le momentoù elle surgitest révélateurde ce pointde
vue-là aussi. La Grèce d'alors était en effetconscientede vivreun
momentd'exception,un momentajamáis important.Elle voulaiten
quelque sortedonnerà son présentvaleur durable. De même que
les stèlesfunérairesétaientdestinéesà pérenniserle souvenird'un
êtrecher,de même,il fautexpliquerainsile nombredes décretshono-
rifiquesgravésdansle marbre,celuidesdédicaces,etaussi,pourl'ensem-
ble d'une culture,les textesgravésportantjusqu'au fondde l'Asie
les noms des héros grecset les maximesde la pensée grecque.

1. Voir,pourle discoursde Démosthène


contreLeptine(un des plusriches),les § 36 et 37, mais
surtout69, 127, 128, 130, 159.
8 Jacquelinede Romilly

C'est un peu le sentimentqu'exprimeThucydide,lorsqu'il fait


dire à Périclès: « Nous n'avons pas besoind'un Homère pour nous
glorifier,ni de personnedontles accentscharmeront sur le moment
mais dontles interventions aurontà pâtirde la véritédes faits: nous
avonscontraint toutemeret touteterreà s'ouvrirdevantnotreaudace,
et partoutnous avons laissé des monumentsimpérissables, souvenirs
de maux et de biens » (II, 41, 4).
On diraitque le sensde l'histoirenaît,au Ve siècle,non pas d'une
curiositépour le passé, mais d'un souci ébloui de l'avenir : la Grèce
construitsa démocratiesur l'écritureet sa gloiresur la pierre.

Ceci nous mène toutdroità l'histoire.Je viens en effetde citer


une phrased'un historienet l'histoirenaît alors dans le sillagedes
deux idéesque l'on vientde voir : l'importancede la politiqueet celle
du présent.C'est ce que je voudraisrapidementpréciser,en mon-
trantquels rapportsl'histoire,à ses débuts,entretient avec les docu-
mentset la tradition.
Il fauten effetbien voirque l'histoire,à ses débuts,est fortement
centréesur le présent.
Par débutsde l'histoire,j'entends,évidemment, HérodoteetThucy-
dide. Ils ne sontpourtantpas nés de rien.De mêmeque l'on établis-
sait des listesdans tel ou tel sanctuaire,on dressaitdes généalogies.
Le prédécesseurimmédiatd'Hérodote, Hécatée de Milet, en a lui-
même écrit; il y mettaitsimplement,dit-on,plus d'espritcritique
que les autres. Et puis l'on écrivaitsur la fondationdes villes,ou
encoresur la chroniquelocale d'une cité- par exempleArgos,ou
Chios. Ceux qui faisaientcela pourAthèness'appelaientAtthidogra-
phes. Le prédécesseurde Thucydide,Hellanicos,avait composéune
œuvrede ce genre,que Thucydidecritique2.Mais il manquaità ces
premierstravauxde s'organiserautourd'enchaînementspolitiques.
Or, cettenouveautésurgitquand un auteurest toutà coup pas-
sionnépar l'importancede ce qu'il vientde vivre.C'est le cas pour
Hérodote,pour Thucydide.
Sans doute le sujet d'Hérodote est complexe.Mais il est centré
sur les guerresmediques. S'il remonteplus haut, le plus haut
possible, c'est pour expliquer commentelles ont pris naissance;
et les guerres mediques elles-mêmesoccupent toute la seconde
partie de l'œuvre. Or, au momentde Salamine, Hérodote avait
cinq ans. Et les derniersévénementsqu'il cite se placent moins

2. Le sophisteHippiasd'Elis avait,lui, établiune listedes vainqueursaux jeux Olympiques,


et Charonde Lampsaqueune Histoiredes Perses(donton ne sait rien).
du passédansla Grèceantique
La mémoire 9

de cinq ans avantsa mort.Avec de grandesplongéesversles origines


du conflit,il racontedonc ce qui a marqué la vie de son temps,ce
dont il a connu les contrecoupset les effets.
Thucydide,une vingtained'années plus tard,n'a plus ces curiosi-
tés d'Ionien pour les peuplesdu pourtour.Et l'histoirequ'il raconte
sejoue presqueexclusivement entreGrecs ; mais c'est plus nettement
encorecellequ'il a vécue.Je rappelleson introduction : « Thucydide
d'Athènesa racontécommentse déroulala guerreentreles Pélopon-
nésiensetlesAthéniens. Il s'étaitmisau travaildès lespremiers symptô-
mes de cetteguerreet il avaitprévuqu'elle prendraitde grandespro-
portions etune portéepassantcelledes précédentes » (I, 1). Et il répète,
dans ce que l'on appellela secondepréface,qu'il raconteune guerre
qu'il a vécue : « Je l'ai vécue d'un bout à l'autre, étantd'un âge à
me rendrebien compteet m'occupant attentivement d'obtenirdes
renseignements exacts» (V, 25, 5).
Dans ces deux histoires,si le passé est évoqué, il l'est en fonction
du présent.
Or, que fontles successeurs? Ils partentde Thucydide! Ils font
l'histoirede la Grèce en commençantdu pointoù Thucydides'est
arrêté- même si la coupurede son œuvreest totalementacciden-
de Xénophonse soudentjusteà Thucydide.Théo-
telle! Les Helléniques
pompefaitde même,dans une oeuvreaujourd'huiperdue.Cela veut
dire qu'eux aussi, touten prenantappui sur une oeuvreantérieure,
rapportentdes événementsqu'ils ont vécus et connus. Théopompe
y ajoute des Philippiques, quand l'histoiregrecquese trouvecomman-
dée par Philippede Macédoine ; et les historiens d'Alexandreseront
en généralses anciens compagnons.
Tout ceci supposedes recherches de documents,voirel'utilisation
de textesantérieurs.Mais c'est l'histoired'un peuple qui n'a guère
la mémoiredu passé et n'a pas de sourcespour l'évoquer.
Puis les chosesévoluent.On collectionne les documents.Aristote,
pour alimenter sa réflexion politique,recherche et publieles constitu-
tionsdes diverspeuples.Il a une bibliothèqueconnue. Dans la nou-
vellevilled'Alexandrie s'organisebientôt la fameusebibliothèque. L'éru-
ditionse répand...
En même temps,les sujets s'élargissent,comme fait la réalité
historiqueelle-même.Polybe, au IIe siècle av. J.-C, écritune his-
toirecentréesur Rome et qui toucheà quantitéde pays. Il constate
qu'alors l'interactiondes affairesinterditde séparerles domaines:
« Toutes les affairesfontcorps, pour ainsi dire, les unes avec les
autres: celles de l'Italie et de l'Afrique sont mêlées à celles de
l'Asie et de la Grèce et toutestendentvers la même fin» (I, 3).
L'histoire, elle, tend à devenir universelle.Et la Bibliothèque de
10 Jacquelinede Romilly

Diodore de Sicile se veut telle. Nous sommesau IcrsiècleavantJ.-C.


Dans le mêmetempsDenys d'Halicarnassese penchesur les débuts
de Rome : le phénomèneest identique.
A ce moment-là,l'histoirecesse de se fairepar enquête auprès
des uns et des autres: elle se faitavec des sources,des documents,
des archives3,que l'on se vante d'avoir consultés.

Mais cetteévolutionsi netteseraittrompeusesi Ton n'ajoutait


aussitôtune remarquecomplémentaire. Même les toutpremiershis-
toriensontété toutsaufdes chroniqueurs.Et leur désirde compren-
dre ce qu'ils vivaientles a amenés,fût-cepar accident,fût-cepar des
parenthèses,à s'interroger sur ce qui avait précédé.Ils disposaient,
on l'a vu, de peu de documents.Ils y onteu recours.Ils les ont con-
sultés,parfoiscités. Et il importede voir comment.
Or on constateaussitôtceci : moinson a de documents,plus on
dépensed'ingéniositéà les interroger. des débutsde
Et ces historiens
l'histoire,appliquant aux documents les de l'enquête,
procédéscritiques
ont en faitfondéune véritableméthodehistorique.Ils ont examiné
des documents.Ils en ont cité. Ils les ont discutés.
C'était parfoisune sourceécriteantérieure,aujourd'huiperdue.
C'était aussi les inscriptions. On pourraitle montrer,dans une cer-
tainemesure,à proposd'Hérodoteet citerle passage où il dit : « J'ai
vu moi-même,dans le templed'ApollonIsméniosà Thèbes en Béo-
tie, des caractèrescadméensgravéssur troistrépieds,etc. » (V, 59).
Mais il est plus étonnantencorede voir Thucydidese répandreen
raisonnements à proposde la familledu tyranPisistrateen se fondant
surla dédicaced'un autel,qu'il cite(VI, 54, 6). Mieux : on voitqu'il
mêle (et il le dit) la traditionorale et la mémoiredes pierres: « Que
ce soitHippias qui, en sa qualitéd'aîné, ait exercéle pouvoir,je suis
par traditionorale (àxofi) déjà mieux renseignéque d'autres pour
le savoir; mais on s'en convaincraitencoreà considérerce qui suit.
11est constantque, seul entreses frèreslégitimes,il eut des enfants.
On le sait non seulementpar l'autel, mais aussi par la stèle,qui fut
érigée à Athènes,sur l'Acropole,pour commémorerl'iniquité des
tyrans...» (VI, 55, 1). Suit l'analysedes présentset des absentssur
la stèle,de l'ordre dans lequel viennentles noms, etc.
Dans ces premierstempsde l'histoire,le dialogueentrel'historien

3. P. Pedech,La méthode Les Belles-Lettres,


dePolybe,
historique 1964,p. 377 et suiv.,parledes
archivesrhodiennes, des archivesdes Scipionset d'autressources,à quoi s'ajoutent,bienentendu,
voirG. Schepens,L'autopsie
les textesdes traités.Sur la méthodeantérieure, deshisto-
dansla méthode
riensgrecsdu V'siècleavantJ.-C. , Bruxelles, 1980.
du passédansla Grèceantique
La mémoire 11

et sa source est plus serré qu'il ne sera jamais : il se ressentdu


dialogue pour arrachertous les détails aux témoinsvivantsd'un
événement.
Au contraire, nos savantsde bibliothèque,qui se vantentde s'être
reportésaux sources(ces hypomnèmata qui peuventêtreaussi bien des
travauxd'historiensque des documents sontsouventassez
d'archives4),
peu critiqueset la consultationa pu êtrefaitepar un prédécesseur.
La méthodeestd'autantplus exigeanteque le travailestmoinsfacile.

Mais il resteun dernieraspect,sur lequel je voudraisterminer,


et pour lequel les historiensdes débutset les historiensde bibliothè-
que se rejoignenten une habitudequi ne cesse d'affliger les savants
d'aujourd'hui : sauf exceptions,ils ne citentpas leurs documents;
et ils n'en donnentjamais la source.
Je puis d'autantplus évoquerce problèmeque Thucydidea, dans
cinq cas, cité des textesde traités.Mais rien ne va. J'ai passé des
mois et des mois à me débattredans les problèmesque posentces
textes.Ils ne s'accordentpas toutà faitbien avec le textemême de
Thucydide: il y a des petitesdivergences.Ils ne sontpas toutà fait
correctsdu pointde vue formelet dialectal. Le textea-t-ilsouffert
dans la transmission manuscritequi a suivi ? Avait-ilété mal copié
par les informateurs de Thucydide? Avait-ilété mal gravé? Ou bien
même- certainsl'ontsoutenu- ces textessi mal rattachés à l'œuvre
n'étaientpeut-êtrepas destinésà y figurer5 ? L'unité de style,dans
l'Antiquité,s'accommodemal des citationsde ce genre. Mais dans
un écritqui ne comporte ni notesni appendices,que fairede telstextes?
J'ai dit qu'il étaitrare de les citer: la maladressequi frappeici
est une des preuvesde ce caractèreinhabituel.
J'ajoute qu'avec Polybe et Diodore on rencontredes difficultés
équivalentes. L'histoiregrecquen'aimepas etne saitpas citersessources.
Nous en sommescontrariés,nous les historiensmodernes,qui
voudrions,pour l'histoiredifférente qu'il nous faudraitécrire,avoir
des sourcesplutôtque des œuvres.Pour cela, nous sommesobligés
de fairecomme avec les civilisationssans historiens: d'interroger
les tessons, les noms propres, les témoignagesmuets. Mais tel
n'étaitpas le souci des historiensgrecs.Ils écrivaientl'histoireeux-
mêmes,à leur idée.

4. VoirPolybeXII 25eetDiodoreIII, 38 ; ce dernier


ditavoirconsulté
lesarchives d'Alexan-
royales
drie; mais il se pourraitque cettephrasemêmesoitempruntée à une sourcelittéraire.
5. G. Kirchhoff, Thucydidesund sein Urkundenmaterial.
Ein Betragzur Entstehungsgeschichte
seines
Berlin, 1895, 180 p. ; C. Meyer, Die Urkunden
Werkes, im Geschichtswerk
des Thucydides,
Zetemata 10,
Munich,102p.
12 Jacquelinede Romilly

Cela ne nous surprendrapas. Car je retrouve,pour finir,l'idée


mêmedontnousétionspartis: née de l'épopée,l'histoiregrecquereste
toujourshantéepar le modèlelittéraire.Elle restefaitepourla lecture
et si critiquequ'elle soit,elle restetoujours
à hautevoix. Si informée
dans une certainemesurela descendanted'Homère6.

Tacquelinede ROMILLY,
de l'Académiefrançaise.

prononcéepour le Sociétédes Amis des Archivesde


6. Ce texteest celui d'une conférence
France,le 17 mars1990.

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