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Vingtième Siècle, revue d'histoire

Le lieu malgré tout


Georges Didi-Huberman

Abstract
The place despite everything, Georges Didi-Huberman.
In Shoah, Lanzmann did not want to make an "idealistic film" where major questions would be asked but a "geographer's,
topographie" film, by forever returning to places of eternal destruction that, even destroyed after the war, "have not changed".
For him, the Holocaust must in no case belong to memory, it must remain an inquiry into the present aspects of the camps.
What do these camps impose to us? To which images do they refer? What good is it to go back to them? These are the
filmmaker's questions who finds the right form to convey what cannot be said. By asking the survivors to return to the camps,
Lanzmann has changed the course of cinema in its conscience and in its history.

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Didi-Huberman Georges. Le lieu malgré tout. In: Vingtième Siècle, revue d'histoire, n°46, avril-juin 1995. Cinéma, le temps de
l'histoire. pp. 36-44;

doi : https://doi.org/10.3406/xxs.1995.3152

https://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1995_num_46_1_3152

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LE LIEU MALGRE TOUT

Georges Didi-Huberman

Avec Shoah, Lanzmann n'a pas voulu je veux dire ouverts à la puissance
faire «un film idéaliste» où seraient apparemment sans bornes, chatoyante,
posées de grandes questions, mais un exubérante, de ce qu'on dit être l'imaginaire.
film de «géographe, de topographe», Le cinéma, en ce sens, nous offrirait
en revenant à ces lieux, pour toujours, quelque chose comme une perpétuelle fête,
de la destruction qui, même détruits, un perpétuel festin d'espaces possibles.
après la guerre, n'ont «pas bougé». Mais je ne puis, s'agissant du lieu, et
Pour lui, l'holocauste ne doit en aucun d'autres choses encore, qu'en revenir à
cas être du domaine du souvenir mais un autre genre d'inoubliable, plus lourd
une enquête sur le présent des camps. à porter. C'est celui qui aura contraint un
homme, il y a une vingtaine d'années de
O LE RETOUR AU LIEU cela, à commencer un film sur la base du
L'histoire du cinéma est pleine de tous refus, ou d'une vitale impossibilité, devant
les lieux possibles. Des lieux inventés, toute cette chatoyante règle du jeu scéni-
réinventés, reconstruits ou transfigurés que et cinématographique. Il refusait le
«décor» et sa magie — disons, pour faire
qui, à chaque film, impriment leur marque
mémorable, offrent à la réminiscence bref, le lieu œuvré par la fable - non
comme un cadre inaltérable. Appelons exactement par choix esthétique, comme
cela une magie des lieux. Songeons aux Sträub avait pu le faire, mais plutôt selon
immenses murs babyloniens une contrainte éthique interne à son
d'Intolérance, aux toits obliques de Caligari, aux propos1, interne à la vérité qu'il se devait de
souterrains de Metropolis, aux gratte-ciels prendre en charge. En tout bon sens,
de King Kong, au labyrinthe de glaces de comme on dit en toute logique, il aurait
La dame de Shanghaï, au palais sans doute pu faire bien d'autres choses
oppressant d'Ivan le Terrible, ou encore au qu'un film, pour cette vérité qu'il se devait
monolithe noir de 2001... Même les de prendre en charge. Il ne faisait
«décors naturels», comme on dit — les statues d'ailleurs pas exactement profession de
géantes de North by Northwest on la Rome cinéaste. Mais le cinéma lui fut un recours
arpentée de Fellini Roma —, prennent
dans les grands films cette fascinante
1. Mais on comprendra vite que toute contrainte juste est
qualité de lieux transposés, rendus magiques, un choix, et que tout choix esthétique juste relève d'une règle
ouverts à toute l'étendue d'un possible, éthique (je ne dis pas d'une morale).

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indispensable, un peu comme à Robert d'Auschwitz, qui explique pourquoi le


Antelme, qui n'avait jamais fait profession cimetière juif de son village est « fermé » :
d'écrivain, l'écriture fut un jour «On n'enterre plus, là-bas»3. Alors,
l'indispensable recours1. Le cinéma fut donc à cet pourquoi retourner sur les lieux? Que
homme un recours en même temps pourraient nous «dire» de tels lieux dans
qu'une obligation - et non pas un festin -, un film, s'il n'y a plus rien à y voir?
l'indispensable voie pour prendre acte Lanzmann, qui fit le pas - le voyage — en
visuellement de lieux réels impossibles, 1978, avait d'abord ressenti la Pologne,
humainement impossibles, éthiquement et toute la géographie des camps, comme
impossibles, à traiter ou à transfigurer en «le lieu de l'imaginaire par excellence»4.
décors. Sa quête ressemblait un peu à celle de
Ces lieux, ce sont les camps, les camps ces enfants qui reviennent sur les lieux,
de la mort. Mais de quelle façon - parce qu'ils veulent absolument voir là où
extrême façon - les camps nous sont-ils des ils sont nés, même si ce là n'existe plus,
«lieux»? A quelle pensée et à quelle visua- a été défiguré, est devenu, que sais-je, une
lité du lieu les camps nous obligent-ils? autoroute ou un supermarché. Mais la
C'est à une telle question, parmi bien quête du cinéaste était d'une autre sorte,
d'autres, que Claude Lanzmann devait bien sûr: Lanzmann revenait sur les lieux
proposer, dans toute la longueur de son parce qu'il voulait absolument voir, et
film Shoah, une réponse, une réponse faire regarder, là où des millions de ses
filmique qui demeure admirable et, dans semblables avaient été détruits par
son genre, absolument indépassable. Que d'autres de leurs semblables.
faire, donc, avec ces lieux - ces lieux de Or, ce retour malgré tout, malgré le fait
destruction, eux-mêmes généralement qu'il n'y ait plus rien, plus rien à voir, ce
détruits depuis la fin de la guerre -, qu'en retour ou recours filmé, filmant, nous aura
faire cinématographiquement? Pendant donné accès à la violence de quelque
les onze années que dura le travail sur chose que je nommerai le lieu malgré
ce film apatride, la question fut bien tout, même si, à un moment, Lanzmann,
souvent celle-là: à quoi bon retourner sur lui, n'a trouvé que l'expression de «non-
les lieux? Paula Biren, survivante d'Aus- lieu» pour nommer tout cela5. Pourquoi
chwitz, que Lanzmann est allé interroger ces lieux de la destruction sont- ils le lieu
jusqu'à Cincinnati, lui dit: «Mais, qu'est- malgré tout, le lieu par excellence, le lieu
ce que je verrais? Comment affronter cela? absolument? Parce que Lanzmann, en les
... Comment puis-je retourner à ça, filmant - selon des règles intransigeantes
visiter?»2. qu'il faudrait analyser en détail - leur
Et cette femme dit aussi que le cimetière découvre une terrible consistance, qui va
de Lodz, où ses grands-parents furent bien au-delà de cet «imaginaire par
enterrés, est lui-même en passe d'être excellence» auquel il avait pensé d'abord. C'est
détruit, rasé, et donc que là où ses morts la consistance de ce qui, détruit ou
d'avant guerre seraient encore défiguré, néanmoins n'a pas bougé: «Le choc
«localisables», ils ne le seront bientôt plus. Filmant n'est pas seulement de pouvoir assigner
cette parole, Lanzmann la rapproche, par une réalité géographique et même
montage, de l'abyssale et brutale topographique précises à des noms devenus
constatation d'une Madame Pietyra, citoyenne légendaires - Belzec, Sobibor, Chelmno,

1. R. Antelme, L'espèce humaine, Paris, Gallimard, 1957. Cf. 3. Ibid., p. 29.


le dossier consacré à ce livre essentiel dans la revue Lignes, 4. -J'ai enquêté en Pologne ■ (1978), Au sujet de Shoah, le
21, 1994, p. 87-202. film de Claude Lanzmann, Paris, Belin, 1990, p. 212.
2. C. Lanzmann, Sboafo, Paris, Fayard. 1985, p. 27. 5. -Les non-lieux de la mémoire- (1986), ibid., p. 280-292.

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GEORGES DIDI-HUBERMAN

Treblinka, etc -, il est aussi et surtout de déjà chargée de le défigurer ou de le


percevoir que rien n'a bougé»1. «raser»; il ne se donne pas dans un
L'essentiel gît dans le fait que Lanzmann «raisonnement hybride», mais dans une sorte
n'a pas craint de filmer cela exactement: d'évidence abrupte qui, loin d'exclure la
que rien n'ait bougé. L'essentiel gît dans sensation, l'impose justement comme
le fait que Lanzmann a trouvé la forme sensation de distance et de proximité tout à
juste pour donner à voir cette consistance, la fois, sensation mêlée de l'étrange et,
ce paradoxe, et pour que ce paradoxe, plus insupportable encore, du familier;
en retour, immédiatement, durablement, enfin, ce lieu-là n'a plus rien d'«
nous regarde : les lieux détruits ont imaginaire» ni d'onirique, parce qu'il s'impose
maintenu dans son film, malgré tout, malgré comme le document, toujours singulier
eux, l'indestructible mémoire de leur (jamais généralisable) et toujours incarné
office de destruction, cette destruction (jamais apaisable), de la collision entre un
dont ils furent, par l'histoire, et dont ils passé de la destruction et un présent où
demeurent, par ce film, le lieu pour cette destruction même, bien que
toujours. Comme la voie du chemin de fer, défigurée, «n'a pas bougé». Plus personne n'est
la pancarte indiquant au voyageur qu'il là ou presque, plus rien n'est là ou
arrive à Treblinka est toujours là. presque, se dit- on, et pourtant le film nous
Treblinka est toujours là. Et cela signifie que montre dans de discrets vestiges combien
la destruction est toujours là, ou plutôt, tout, ici, demeure, devant nous. L'œuvre
telle est l'œuvre du film, qu'elle est ici de Lanzmann est d'avoir pu construire,
pour toujours, proche à nous toucher, à irréfutablement, visuellement, rythmique-
nous regarder au plus profond, bien que ment, ce devant-là.
le lieu ne se présente apparemment que
comme une chose toute «extérieure». O LE SILENCE DU LIEU
Voilà pourquoi l'ascèse que le film de
Lanzmann impose au lieu n'a rien «J'ai filmé les pierres comme un fou»,
d'imaginaire, de métaphorique ou d'idéaliste2. dit Lanzmann quelque part4. Comment
Ce n'est pas l'essence d'un lieu qui est cette phrase ne résonnerait-elle pas
recherchée, comme autrefois Platon le étrangement pour le spectateur de son film,
tenta dans son Timée - et l'on se souvient qui s'extrait de la projection, bouleversé
comment le philosophe en venait à faire par tant de paroles, tant de récits, tant de
du lieu «épuré» quelque chose comme visages? Cette phrase, il nous la faut peut-
une apparition onirique: «Lui-même (le être comprendre au regard de la difficulté
lieu) n'est perceptible que grâce à une première où Shoah s'est, d'emblée,
sorte de raisonnement hybride que affronté. Il s'agissait de produire en ce film
n'accompagne point la sensation ; à peine une réminiscence qui fut radicale, qui fût
peut-on y croire. C'est lui, certes, que donc le contraire, pour chacun, d'évoquer
nous apercevons comme en un rêve»3... des souvenirs déjà prêts. Il s'agissait, avant
Or, c'est bien exactement le contraire qui se même que de les faire entendre, de faire
cherche ici: le lieu n'a pas à être «épuré», parler les survivants de cette destruction,
tout simplement parce que l'histoire s'est victimes survivantes, bourreaux encore là,
à un degré de précision telle que faire
venir une parole sous l'œil de la caméra
1. «J'ai enquêté en Pologne-, ibid., p. 213.; Cf. également
• Le lieu et la parole- (1985), ibid., p. 299. s'apparentait presque à la gageure - la
2. «Les non-lieux de la mémoire-, ibid., p. 287: -Ce n'est violence insensée, mais nécessaire: une
pas un film idéaliste que j'ai fait. Pas de grandes questions, ni
de réponses idéologiques ou métaphysiques. C'est un film de
géographe, de topographe. - 4. C. Lanzmann, ■ Le lieu et la parole -, Au sujet de Shoah,
3. Platon, Timée, 52b. op. cit., p. 299.

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violence par considération — de faire Le cinéaste avait compris que, devant


parler des pierres. Chacun, dans ce film, l'incapacité à recueillir un récit
se voit contraint, par l'impératif normalement articulé, la question du lieu, le lieu
catégorique du film lui-même, de délivrer une compris à la fois comme site interrogatif
parole dont la profération, à chaque fois, de la parole, condition de son énoncia-
tient de la brisure - miracle, symptôme, tion, et comme question à toujours
lapsus, écroulement, forclusion - parce reposer, toujours plus précisément, dans les
que chacun, dans ce film, s'est, en tant dialogues filmés, c'est-à-dire comme
que survivant et pour des raisons à élément central de tous les énoncés - cette
chaque fois singulières, éprouvé comme un question était celle que le film devait
fou, ou comme une pierre1. Fou de d'abord prendre en charge, construire et
douleur, ou refermé à sa propre histoire comme développer jusqu'à l'impossible. Il suffit
une pierre le serait à sa propre rivière. de se remémorer les quelques minutes du
Lanzmann a donc tenté d'ouvrir des début de Shoah pour commencer de
pierres, et le cinéma était là pour cela. comprendre l'exigence, la logique et
Mais, pour cela même, il fallait en revenir l'esthétique de toute cette immense
au lieu, au silence du lieu, et construire construction filmique.
cinématographiquement la visualité de ce Il y a d'abord, souvenons-nous, un nom
silence, pour que le lieu délivrât de la tracé: c'est le titre du film, ce nom de
parole vraie. Ainsi en fut-il, par exemple, Shoah, ce mot étranger, non traduit, et
de Simon Srebnik, l'un des deux rescapés dont l'exergue, dans le même plan, ne dit
de Chelmno, et avec qui nous entrons dans qu'une chose, qu'il est un impérissable
le film. Lanzmann a clairement exposé le nom, parce qu'impérissable est en nous
problème: ce que Srebnik pouvait dire la destruction des nommes 3. Silencieux le
n'était d'abord rien, ce n'était que nom tracé, silencieux le générique,
confusion, folie, incapacité à dire, silence de silencieux aussi le texte qui suit
pierre. immédiatement : c'est un récit déroulé, c'est le récit
«Il y avait d'abord la difficulté de les faire sans affect d'un lieu nommé Chelmno, qui
parler. Non qu'ils refusent de parler. «fut en Pologne le site de la première
Quelques-uns sont fous et incapables de rien extermination des Juifs par le gaz». «Sur
transmettre. Mais ils avaient vécu des expériences
tellement limites qu'ils ne pouvaient pas les les quatre cent mille hommes, femmes et
communiquer. La première fois que j'ai vu enfants qui parvinrent en ce lieu», dit
Srebnik, le survivant de Chelmno (qui avait encore le texte silencieux, «on compte
13 ans à l'époque, c'étaient des gens très deux rescapés». Le premier est Simon
jeunes), il m'a fait un récit d'une confusion Srebnik, dont l'histoire nous est
extraordinaire, auquel je n'ai rien compris. Il brièvement présentée, son père abattu sous ses
avait tellement vécu dans l'horreur qu'il était yeux au ghetto de Lodz, sa mère
écrasé. J'ai donc procédé par tâtonnements.
Je me suis rendu sur les lieux, seul, et je me asphyxiée dans les camions de Chelmno,
suis aperçu qu'il fallait combiner les choses. et lui, enfant de 13 ans, enrôlé dans la
Il faut savoir et voir, et il faut voir et savoir. « maintenance » du camp, et pas moins
Indissolublement ... C'est pourquoi le promis à la mort que les autres. Mais le récit
problème des lieux est capital.2» nous apprend l'étrange destin qui le fit
«être épargné plus longtemps que les
1. Tel est, par exemple, ce qu'on pourrait nommer le • sourire
de pierre- de Mordechaï Podchlebnik, au début du film: le autres » grâce à sa voix, sa mélodieuse voix
bouleversant sourire du survivant (• Tout est mort, mais on n'est
qu'un homme...-). Franz Suchomel, le SS Unterscharführer de
Treblinka, est une pierre d'un autre genre, qui voit tomber les 3. • Et je leur donnerai un nom impérissable ■ (Isafe, LVI. 5).
gens •comme des pommes de terre». Sur l'impérissable et la destruction, cf. M. Blanchot, •
2. C. Lanzmann, «Le lieu et la parole-, Au sujet de Shoah, L'indestructible», dans L'entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 180-
op. cit., p. 294. 200.

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GEORGES DIDI-HUBERMAN

d'innocent. «Plusieurs fois par semaine, Et puis, nous voici à même la lisière
quand il fallait nourrir les lapins de la du lieu : c'est d'abord un visage clos, celui
basse-cour SS, Simon Srebnik, surveillé de Simon Srebnik, timide, trop neutre,
par un garde, remontait la Ner sur une toussottant un peu, ne sachant où
embarcation à fond plat, jusqu'aux regarder dans ce site détruit de sa propre
confins du village, vers les prairies de destruction, marchant en lisière de la forêt.
luzerne. Il chantait des airs du folklore Il s'arrête et regarde encore, puis, en
polonais et le garde en retour l'instruisait allemand — le plus dur choix pour partager
de rengaines militaires prussiennes. Tous ces mots -, il prononce les premières
à Chelmno le connaissaient. » Juste avant phrases de ce qui va devenir, dans tout
l'arrivée des troupes soviétiques, en le film, une sorte d'entretien infini avec
janvier 1945, Simon Srebnik fut, comme les le réel de la destruction : «Difficile à
autres «juifs du travail», exécuté d'une reconnaître, mais c'était ici. Ici, on brûlait les
balle dans la nuque. Mais «la balle ne gens, Beaucoup de gens ont été brûlés
toucha pas les centres vitaux», et il survécut1. ici. Oui, c'est le lieu (Ja, das ist das
C'est dans le silence, donc, que ce Platz)»2.
terrible fragment d'histoire, à la fin touché par Quel lieu? C'est un espace ouvert,
l'étrangeté d'un miracle de conte oriental, absolument vide, marqué d'une ligne de
nous aura été donné. Lanzmann n'a pas fondation déjà mangée par l'herbe, et que la
requis Srebnik de raconter cette histoire caméra embrasse d'un lent panoramique.
(comme n'importe quel auteur de Sur cette vision du lieu, la voix de Srebnik
documentaires l'eût fait). Cette histoire nous continue, bien que chaque phrase sonne
est offerte, bien sûr, mais elle restera en désormais comme l'impossibilité d'en dire
Srebnik, à Srebnik, comme sa pierre plus: «Personne n'en repartait vivant»3.
intouchable d'enfance et de silence. Lanzmann Tel est donc le lieu de Shoah, le lieu,
n'a voulu qu'une chose, mais radicale: pour nous, aujourd'hui, de la Shoah:
que Srebnik, non pas raconte, mais l'exploration nécessaire de ce «vide» dans
revienne. Qu'il revienne avec lui sur les ses inamovibles vestiges ; l'exploration
lieux, et d'abord sur cette rivière où il nécessaire de ce «personne» dans ses
chantait, où désormais il remémore et innombrables destins; l'exploration nécessaire
transmet pour toujours, pour un film de de ce «jamais» dans sa leçon pour
la mémoire, ce chant de Shéhérazade qui toujours. Lanzmann pour cette exploration
est aussi un fragment de l'histoire des dut «revenir sur les lieux, seul», comme
hommes. La première image du film sera il le dit lui-même. Puis il dut revenir sur
donc, entre allégorie et vérité, entre passé les lieux en exigeant des survivants, qu'il
et présent, celle d'un homme qui chante avait recherchés partout, la seule épreuve
doucement (et d'abord que leur épreuve exigeait, celle d'être
imperceptiblement) sur une embarcation à fond plat transmise, fût-ce en nommant un lieu : «Ja,
glissant sur la rivière. La première image das ist das Platz». Lanzmann accompagne
du film est celle d'un chant éloigné, un donc Simon dans le champ ouvert, qui
chant éloigné dans le temps comme dans n'a jamais bougé, de ce camp qui a
l'espace, qui s'éloigne de la caméra mais disparu après avoir tant fait disparaître. Puis
se rapproche de nous en glissant sur l'eau, il laisse Simon dans le lieu, éloigne la
tandis qu'une voix polonaise, un paysan caméra et laisse à la voix, triste et étonnée,
de Chelmno, dit se souvenir. toute proche et presque intérieure, le soin

2. Ibid., p. 18.
1. C. Lanzmann, Shoah, op. cit., p. 15-17. 3. Ibid.

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LE LIEU MALGRE TOUT

d'énoncer ceci: le silence d'aujourd'hui suelle - il l'explique, la déplie, l'offre


(le «calme» de la campagne visible) est à ouverte dans sa forme si singulièrement
l'aune du silence d'hier (le «calme» minutieuse autant que bouleversante. Sa
inimaginable des morts). «Je ne crois pas que forme, je veux dire sa nature
je suis ici. Non, cela, je ne peux pas le cinématographique particulière. Sa qualité filmique
croire. C'était toujours aussi tranquille, ici. comme recours à l'impossibilité de
Toujours. Quand on brûlait chaque jour raconter «normalement» une histoire, sa qualité
2000 personnes, des Juifs, c'était filmique comme recours visuel et
également tranquille. Personne ne criait. rythmique au paradoxe des lieux de la mort
Chacun faisait son travail. C'était silencieux. réelle: tout a été détruit, rien n'a bougé.
Paisible. Comme maintenant.1»
Tel est le lieu de Shoah: son silence, OLE PRÉSENT DU LIEU
qui renonce à rendre visible un
Tel est le lieu de Shoah, son jeu infini
événement sans témoin, qui n'engage le
de renvois (car chaque lieu singulier, si
dialogue qu'avec des témoins porteurs de
clos soit-il, appelle la mémoire de tous
silence 2, ce silence montré, et monté tout
les autres), son paradoxe infini, sa cruauté
aussi bien, c'est-à-dire mis en forme,
infinie, partout mis à jour dans les
construit, donne précisément au lieu le
questions, dans les récits et dans les images
pouvoir de nous regarder, et en quelque sorte
que le film inlassablement déroule. Il y a
de nous «dire» l'essentiel. Voilà pourquoi par exemple «le charme» de cette forêt
un tel silence est si lourd à porter pour de Sobibor où, dit un Polonais, «on chasse
chacun dans ce film (ceux qui sont devant toujours»4. Il y a la bordure entre le camp,
la caméra comme ceux qui sont derrière, où des hommes par milliers agonisent, et
ceux qui sont à l'écran comme ceux qui le champ où d'autres hommes continuent
sont dans la salle devant leurs semblables de cultiver la terre, parce qu'il faut bien
projetés): c'est que ce silence est lourd le faire, et aussi parce qu'à tout «on
d'inimaginable. Pour lui, le film a s'habitue»5. Il y a les opiniâtres, les
construit, obstinément, littéralement, insupportables et nécessaires questions de
visuellement, cette terrible pesanteur que les Lanzmann sur les dimensions et les limites
paroles ne cessent d'évoquer: corps des camps, la taille des camions et des
détruits, s'effritant, «du dessous», broyés, chambres à gaz, l'exiguïté des vestiaires,
«partant avec le flot», «empilés», sur la la superficie exacte nécessitée par une
rampe, «tombés» comme des choses, destruction elle-même chiffrée au plus
agglomérés de cristaux violets, défigurés, près, la topographie et le genre de sable
mis en cendres ou pris en bloc comme de la «place de tri» à Treblinka, de la
des falaises de basalte, etc. 3. Dans Shoah, «rampe» d'Auschwitz ou du «boyau»
dirait-on, le silence filmé des visages et camouflé qui menait à la mort, la gestion
des lieux contient la destruction des du trafic ferroviaire ou de la collaboration
corps, la transmet et la protège tout en industrielle - Krupp, Siemens — aux
même temps. Il la reclôt donc, mais aussi usines de la mort6.
— parce que Shoah est un film de savoir Il y a encore ces cruautés du lieu plus
et non de curiosité journalistique, encore ou moins spontanément lâchées par les
moins un film de dramatisation témoins ou les fonctionnaires de la des-

1. Ibid. 4. Ibid., p. 21. Et il continue: «II y a beaucoup d'animaux


2. Cf. S. Felman, -À l'âge du témoignage: Sboab de de toutes sortes ... Ici, à l'époque, on ne faisait que la chasse
Claude Lanzmann ■ (1988-1989), Au sujet de Shoah, op. eu., à l'homme •.
p. 53-145. 5. Ibid., p. 36-37.
3. C Lanzmann, Sboab, op. citn p. 24-27, 66-69, 71-72, 139-140, 6. Ibid., p. 43, 49-51, 53-62, 76, 92, 124, 126-127, 137, 147-
etc 151, 163-166.

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GEORGES DIDI-HUBERMAN

truction: tel, le geste, doigt sur la gorge, Varsovie pendant que le ghetto brûlait3.
induit chez un Polonais par la situation Et Madame Pietyra, la citoyenne d'Aus-
où le replaçait Lanzmann. Telles, ces chwitz, explique à sa façon le paradoxe
expressions également induites par une du «transfert»:
mémoire des lieux plus aisément suscitée, «- Qu'est-ce qui est arrivé aux juifs d'Aus-
énonçable, que la mémoire même de ce chwitz ?
pour quoi ces lieux étaient faits: «Nous - Ils ont été expulsés et réinstallés, mais je
avons compris que ce que les Allemands ne sais pas où.
étaient en train de construire ne servirait - En quelle année?
- Ça a commencé en 1940, parce que je
pas les hommes». Ou, dans la bouche de
me suis installée en 1940 ici, et cet
Franz Suchomel : « Ça puait à des appartement appartenait aussi à des juifs.
kilomètres ... Partout. C'était selon le vent». Ou - Mais d'après les informations dont nous
encore, dans celle de Franz Grassler, qui disposons, les Juifs d'Auschwitz ont été
fut l'adjoint au commissaire nazi du ghetto "réinstallés", puisque c'est le mot, pas loin d'ici, à
de Varsovie: «Je me souviens mieux de Benzin et à Sosnowiecze, en Haute Silésie.
mes excursions en montagne»1. - Oui, parce que c'étaient aussi des villes
juives, Sosnowiecze et Benzin.
Ces cruautés, elles non plus, n'ont pas - Et, est-ce que Madame sait ce qui est
bougé. Comme le lieu vide de Chelmno, arrivé plus tard aux Juifs d'Auschwitz ?
elles subsistent toutes, elles affleurent, - Je pense qu'ensuite ils ont fini au camp,
telles des lignes de fondations, dans ces tous.
paroles pourtant censurées ou - C'est-à-dire qu'ils sont revenus à
claquemurées sur leur volonté d'oubli. Mais les Auschwitz?
- Oui. Ici, il y avait toutes sortes de gens,
inoubliables noms de lieux suffisent, dans de tous les côtés du monde, qui sont venus
les réponses données aux questions de ici, qui ont été dirigés ici. Tous les Juifs sont
Lanzmann, à produire quelque chose venus ici. Pour mourir«4.
comme la figure impensée de toute cette
destruction, de tout cet innommé. On sait Nous comprenons alors en quoi ce «film
en effet l'innommable de la mort dans de géographe, de topographe », comme dit
l'administration des camps eux-mêmes, Lanzmann lui-même, aura pu faire du lieu
où il était interdit de prononcer ce que tout à la fois la figure, l'objet et la «chose»
l'on y faisait, et où l'on usait précisément de son propos. Figure parce qu'il forme
d'une figure locale, le «transfert», pour le souvent le détour par lequel une vérité,
dire quand même. On sait que le incapable de s'énoncer par signes, vient
périmètre de la zone d'extermination, dans le au jour symptomalement, ne serait-ce que
camp de Maïdanek, fut baptisé par les dans un panoramique sur la clairière vide
Allemands Rosengarten ou Rosenfeld (le d'une forêt; et ce que Srebnik ne peut
«jardin de roses», le «champ de rosés»), dire adéquatement - raconter comment
bien qu'aucune fleur, évidemment, n'y brûlaient les siens -, il le désigne abrup-
poussât; mais les hommes qui y tement, localement (l'on comprend aussi
mouraient s'appelaient quelquefois Rosen2. Le que son détour n'en est pas un) en
film de Lanzmann, quant à lui, explore reconnaissant, dubitatif, que «c'était ici». Objet,
toutes ces circulations paradoxales et parce que le lieu devient l'une des
toutes ces cruautés du lieu. Nous apprenons questions et l'un des actes essentiels de ce film,
ainsi que les cinémas étaient ouverts à ce que le film interroge sans cesse en
contrepoint des visages rescapés. Mais
c'est aussi la chose de ce film, parce que
1. Ibid., p. 68, 80, 196.
2. R. Hilberg, la destruction des juifs d'Europe, 1985, trad.
M.-F. Paloméra et A. Charpentier, Paris, Fayard, 1988, nouvelle 3. C. Lanzmann, Shoah, op. cit., p. 218.
éd., 1991 (Folio-Histoire), p. 762-763. 4. Ibid., p. 31-32.

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LE LIEU MALGRÉ TOUT

le champ visuel qu'il ouvre simplement, image, au contraire, est ce en quoi l'Autrefois
toujours dans ces panoramiques rencontre le Maintenant dans un éclair pour
former une constellation. En d'autres termes :
désespérément vides, ou dans ces travellings trop
l'image est la dialectique à l'arrêt. Car, tandis
lents pour s'apparenter à quelque que la relation du présent au passé est
manipulation que ce soit, genre Spielberg ou purement temporelle, la relation de l'Autrefois avec
«travelling de Kapo1», ce champ visuel le Maintenant est dialectique: elle n'est pas
ouvert ne fait lui-même que tracer une de nature temporelle, mais de nature figurative
bordure présente autour de cette chose (bildlich). Seules les images dialectiques sont
des images authentiquement historiques, c'est-
inimaginable (et surtout pas à à-dire non archaïques. L'image qui est lue - je
«reconstituer») que furent les camps. Le «champ» veux dire l'image dans le Maintenant de la
filmique de Lanzmann est donc bien le connaissabilité - porte au plus haut degré la
contraire du champ polonais de Tre- marque du moment critique, périlleux, qui est
blinka: sa bordure, pourtant construite au fond de toute lecture»3.
dans une distance de quarante ans, n'est Voilà donc un film, de nature
pas celle du renoncement à témoigner, évidemment figurative, qui aura tenu le pari
mais celle par quoi un lieu présentement
dialectique d'être un «film de présent pur»4,
interrogé, filmé, parvient à nous mettre mais aux seules fins de développer ce
face au pire, proches des visages «moment critique et périlleux» qui fait de
survivants, face à ce qui a eu lieu. L'attention lui un ensemble d'« images
au lieu, le travail du lieu dans Shoah authentiquement historiques», c'est-à-dire une œuvre
n'étaient sans doute aux yeux de de «connaissabilité». Il est significatif que,
Lanzmann que le seul moyen possible, la dans cette «fiction de réel»5, Pierre Vidal-
seule forme possible pour «diriger sur Naquet ait pu reconnaître une «mise en
l'horreur un regard frontal»2. mouvement de la mémoire» qui
S'il n'y a pas d'images d'archives dans procéderait, sur la connaissance historique elle-
ce «documentaire» sur la Shoah, c'est aussi même, à une décision équivalente de celle
que les lieux de la destruction furent que Marcel Proust prit avec la forme
constamment pensés par Lanzmann dans une romanesque6. Or cette décision «prous-
tension dialectique que j'ai déjà évoquée : tienne» tient tout entière dans le
«tout est détruit» (comment alors pourrions-
déploiement d'une vérité que permet le temps du
nous approcher de ces images passées?),
retour au lieu: elle tient tout entière dans
mais «rien n'a bougé» (n'est-ce pas
la posture de Srebnik, lorsqu'il dit : « C'était
l'essentiel que de voir et de comprendre ici». Le «c'était» nous interdit d'oublier
où ces lieux nous sont si proches?). Voilà l'Autrefois terrible des camps, il nous
pourquoi Shoah répond exactement, me interdit de croire que le présent n'a de
semble-t-il, à l'exigence critique que
formulait Walter Benjamin vis-à-vis de l'œuvre 3. W. Benjamin, Paris, capitale du 19> siècle. Le Livre des
d'art en général : qu'elle se constitue elle- passages, ed. R. Tiedemann, trad. J. Lacoste, Paris, Le Cerf,
même en image dialectique, c'est-à-dire 1989, p. 479-480.
4. C. Lanzmann, ■ Le lieu et la parole ■, Au sujet de Shoah,
qu'elle produise une collision du op. cit., p. 297.
Maintenant et de l'Autrefois, sans mythifier 5. Ibid., p. 301.
6. P. Vidâl-Naquet, ■ L'épreuve de l'historien : réflexions d'un
PAutrefois ni se rassurer du Maintenant: généraliste» (1988), Au sujet de Shoah, op. cit., p. 208: -Entre
le temps perdu et le passé retrouvé il y a l'œuvre d'art, et
«II ne faut pas dire que le passé éclaire le l'épreuve à laquelle Shoah soumet l'historien, c'est cette
présent ou que le présent éclaire le passé. Une obligation où il se trouve d'être à la fois un savant et un artiste,
sans quoi il perd, irrémédiablement, une fraction de cette vérité
après laquelle il court • ; cf. également, Les juifs, la mémoire et
1. Cf. S. Daney, -Le travelling de Kapo; dans Persévérance, le présent, Paris, La Découverte, 1991, p. 221 : -II s'agit de mettre
Paris, POL, 1994, p. 13-39. en mouvement la mémoire, faire en somme pour l'histoire ce
2. C. Lanzmann, -Hier ist kein Warum- (1988), Au sujet de que Proust avait fait pour le roman. C'est difficile, mais Shoah
Shoah, op. cit., p. 279. a montré que ce n'était pas impossible-

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GEORGES DIDI-HUBERMAN

comptes à rendre qu'au futur. Le «ici» Sans doute le contre-mythe de Shoah


nous interdit de mythifier ou de sacraliser se désintéressa-t-il d'abord de l'histoire du
cet Autrefois des camps, ce qui reviendrait cinéma, en ce qu'il avait à affronter une
à l'éloigner et, d'une certaine façon, à s'en Histoire autrement plus redoutable que
débarrasser. Telle est l'image dialectique celle de nos habituels festins d'images.
de Shoah, son exigence de Maintenant: Mais la forme de cet affrontement, dans
les neuf heures d'images et de paroles,
«Le pire crime, en même temps moral et
artistique, qui puisse être commis lorsqu'il ne pouvait que modifier le cours même
s'agit de réaliser une oeuvre consacrée à du cinéma dans sa conscience, c'est-à-dire
l'Holocauste est de considérer celui-ci comme dans son histoire.
passé. L'Holocauste est soit légende, soit D
présent, il n'est en aucun cas de l'ordre du
souvenir. Un film consacré à l'Holocauste ne peut Maître de conférences à l'École des hautes études en
être qu'un contre-mythe, c'est-à-dire une
sciences sociales, Georges Didi-Huberman est
enquête sur le présent de l'Holocauste, ou à philosophe et historien del'art. Son dernier ouvrage s'in-
tout le moins sur un passé dont les cicatrices
titulela ressemblance informe, ou le gai savoir visuel
sont encore si fraîchement et si vivement
inscrites dans les lieux et dans les consciences selon Georges Bataille, Paris, Macula, 1995.
qu'il se donne à voir dans une hallucinante
intemporalité»1.

1. C. Lanzmann, • De l'Holocauste à Holocauste, ou comment


s'en débarrasser» (1979), Au sujet de Shoah, op. cit., p. 316.

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