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Abstract
The place despite everything, Georges Didi-Huberman.
In Shoah, Lanzmann did not want to make an "idealistic film" where major questions would be asked but a "geographer's,
topographie" film, by forever returning to places of eternal destruction that, even destroyed after the war, "have not changed".
For him, the Holocaust must in no case belong to memory, it must remain an inquiry into the present aspects of the camps.
What do these camps impose to us? To which images do they refer? What good is it to go back to them? These are the
filmmaker's questions who finds the right form to convey what cannot be said. By asking the survivors to return to the camps,
Lanzmann has changed the course of cinema in its conscience and in its history.
Didi-Huberman Georges. Le lieu malgré tout. In: Vingtième Siècle, revue d'histoire, n°46, avril-juin 1995. Cinéma, le temps de
l'histoire. pp. 36-44;
doi : https://doi.org/10.3406/xxs.1995.3152
https://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1995_num_46_1_3152
Georges Didi-Huberman
Avec Shoah, Lanzmann n'a pas voulu je veux dire ouverts à la puissance
faire «un film idéaliste» où seraient apparemment sans bornes, chatoyante,
posées de grandes questions, mais un exubérante, de ce qu'on dit être l'imaginaire.
film de «géographe, de topographe», Le cinéma, en ce sens, nous offrirait
en revenant à ces lieux, pour toujours, quelque chose comme une perpétuelle fête,
de la destruction qui, même détruits, un perpétuel festin d'espaces possibles.
après la guerre, n'ont «pas bougé». Mais je ne puis, s'agissant du lieu, et
Pour lui, l'holocauste ne doit en aucun d'autres choses encore, qu'en revenir à
cas être du domaine du souvenir mais un autre genre d'inoubliable, plus lourd
une enquête sur le présent des camps. à porter. C'est celui qui aura contraint un
homme, il y a une vingtaine d'années de
O LE RETOUR AU LIEU cela, à commencer un film sur la base du
L'histoire du cinéma est pleine de tous refus, ou d'une vitale impossibilité, devant
les lieux possibles. Des lieux inventés, toute cette chatoyante règle du jeu scéni-
réinventés, reconstruits ou transfigurés que et cinématographique. Il refusait le
«décor» et sa magie — disons, pour faire
qui, à chaque film, impriment leur marque
mémorable, offrent à la réminiscence bref, le lieu œuvré par la fable - non
comme un cadre inaltérable. Appelons exactement par choix esthétique, comme
cela une magie des lieux. Songeons aux Sträub avait pu le faire, mais plutôt selon
immenses murs babyloniens une contrainte éthique interne à son
d'Intolérance, aux toits obliques de Caligari, aux propos1, interne à la vérité qu'il se devait de
souterrains de Metropolis, aux gratte-ciels prendre en charge. En tout bon sens,
de King Kong, au labyrinthe de glaces de comme on dit en toute logique, il aurait
La dame de Shanghaï, au palais sans doute pu faire bien d'autres choses
oppressant d'Ivan le Terrible, ou encore au qu'un film, pour cette vérité qu'il se devait
monolithe noir de 2001... Même les de prendre en charge. Il ne faisait
«décors naturels», comme on dit — les statues d'ailleurs pas exactement profession de
géantes de North by Northwest on la Rome cinéaste. Mais le cinéma lui fut un recours
arpentée de Fellini Roma —, prennent
dans les grands films cette fascinante
1. Mais on comprendra vite que toute contrainte juste est
qualité de lieux transposés, rendus magiques, un choix, et que tout choix esthétique juste relève d'une règle
ouverts à toute l'étendue d'un possible, éthique (je ne dis pas d'une morale).
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d'innocent. «Plusieurs fois par semaine, Et puis, nous voici à même la lisière
quand il fallait nourrir les lapins de la du lieu : c'est d'abord un visage clos, celui
basse-cour SS, Simon Srebnik, surveillé de Simon Srebnik, timide, trop neutre,
par un garde, remontait la Ner sur une toussottant un peu, ne sachant où
embarcation à fond plat, jusqu'aux regarder dans ce site détruit de sa propre
confins du village, vers les prairies de destruction, marchant en lisière de la forêt.
luzerne. Il chantait des airs du folklore Il s'arrête et regarde encore, puis, en
polonais et le garde en retour l'instruisait allemand — le plus dur choix pour partager
de rengaines militaires prussiennes. Tous ces mots -, il prononce les premières
à Chelmno le connaissaient. » Juste avant phrases de ce qui va devenir, dans tout
l'arrivée des troupes soviétiques, en le film, une sorte d'entretien infini avec
janvier 1945, Simon Srebnik fut, comme les le réel de la destruction : «Difficile à
autres «juifs du travail», exécuté d'une reconnaître, mais c'était ici. Ici, on brûlait les
balle dans la nuque. Mais «la balle ne gens, Beaucoup de gens ont été brûlés
toucha pas les centres vitaux», et il survécut1. ici. Oui, c'est le lieu (Ja, das ist das
C'est dans le silence, donc, que ce Platz)»2.
terrible fragment d'histoire, à la fin touché par Quel lieu? C'est un espace ouvert,
l'étrangeté d'un miracle de conte oriental, absolument vide, marqué d'une ligne de
nous aura été donné. Lanzmann n'a pas fondation déjà mangée par l'herbe, et que la
requis Srebnik de raconter cette histoire caméra embrasse d'un lent panoramique.
(comme n'importe quel auteur de Sur cette vision du lieu, la voix de Srebnik
documentaires l'eût fait). Cette histoire nous continue, bien que chaque phrase sonne
est offerte, bien sûr, mais elle restera en désormais comme l'impossibilité d'en dire
Srebnik, à Srebnik, comme sa pierre plus: «Personne n'en repartait vivant»3.
intouchable d'enfance et de silence. Lanzmann Tel est donc le lieu de Shoah, le lieu,
n'a voulu qu'une chose, mais radicale: pour nous, aujourd'hui, de la Shoah:
que Srebnik, non pas raconte, mais l'exploration nécessaire de ce «vide» dans
revienne. Qu'il revienne avec lui sur les ses inamovibles vestiges ; l'exploration
lieux, et d'abord sur cette rivière où il nécessaire de ce «personne» dans ses
chantait, où désormais il remémore et innombrables destins; l'exploration nécessaire
transmet pour toujours, pour un film de de ce «jamais» dans sa leçon pour
la mémoire, ce chant de Shéhérazade qui toujours. Lanzmann pour cette exploration
est aussi un fragment de l'histoire des dut «revenir sur les lieux, seul», comme
hommes. La première image du film sera il le dit lui-même. Puis il dut revenir sur
donc, entre allégorie et vérité, entre passé les lieux en exigeant des survivants, qu'il
et présent, celle d'un homme qui chante avait recherchés partout, la seule épreuve
doucement (et d'abord que leur épreuve exigeait, celle d'être
imperceptiblement) sur une embarcation à fond plat transmise, fût-ce en nommant un lieu : «Ja,
glissant sur la rivière. La première image das ist das Platz». Lanzmann accompagne
du film est celle d'un chant éloigné, un donc Simon dans le champ ouvert, qui
chant éloigné dans le temps comme dans n'a jamais bougé, de ce camp qui a
l'espace, qui s'éloigne de la caméra mais disparu après avoir tant fait disparaître. Puis
se rapproche de nous en glissant sur l'eau, il laisse Simon dans le lieu, éloigne la
tandis qu'une voix polonaise, un paysan caméra et laisse à la voix, triste et étonnée,
de Chelmno, dit se souvenir. toute proche et presque intérieure, le soin
2. Ibid., p. 18.
1. C. Lanzmann, Shoah, op. cit., p. 15-17. 3. Ibid.
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truction: tel, le geste, doigt sur la gorge, Varsovie pendant que le ghetto brûlait3.
induit chez un Polonais par la situation Et Madame Pietyra, la citoyenne d'Aus-
où le replaçait Lanzmann. Telles, ces chwitz, explique à sa façon le paradoxe
expressions également induites par une du «transfert»:
mémoire des lieux plus aisément suscitée, «- Qu'est-ce qui est arrivé aux juifs d'Aus-
énonçable, que la mémoire même de ce chwitz ?
pour quoi ces lieux étaient faits: «Nous - Ils ont été expulsés et réinstallés, mais je
avons compris que ce que les Allemands ne sais pas où.
étaient en train de construire ne servirait - En quelle année?
- Ça a commencé en 1940, parce que je
pas les hommes». Ou, dans la bouche de
me suis installée en 1940 ici, et cet
Franz Suchomel : « Ça puait à des appartement appartenait aussi à des juifs.
kilomètres ... Partout. C'était selon le vent». Ou - Mais d'après les informations dont nous
encore, dans celle de Franz Grassler, qui disposons, les Juifs d'Auschwitz ont été
fut l'adjoint au commissaire nazi du ghetto "réinstallés", puisque c'est le mot, pas loin d'ici, à
de Varsovie: «Je me souviens mieux de Benzin et à Sosnowiecze, en Haute Silésie.
mes excursions en montagne»1. - Oui, parce que c'étaient aussi des villes
juives, Sosnowiecze et Benzin.
Ces cruautés, elles non plus, n'ont pas - Et, est-ce que Madame sait ce qui est
bougé. Comme le lieu vide de Chelmno, arrivé plus tard aux Juifs d'Auschwitz ?
elles subsistent toutes, elles affleurent, - Je pense qu'ensuite ils ont fini au camp,
telles des lignes de fondations, dans ces tous.
paroles pourtant censurées ou - C'est-à-dire qu'ils sont revenus à
claquemurées sur leur volonté d'oubli. Mais les Auschwitz?
- Oui. Ici, il y avait toutes sortes de gens,
inoubliables noms de lieux suffisent, dans de tous les côtés du monde, qui sont venus
les réponses données aux questions de ici, qui ont été dirigés ici. Tous les Juifs sont
Lanzmann, à produire quelque chose venus ici. Pour mourir«4.
comme la figure impensée de toute cette
destruction, de tout cet innommé. On sait Nous comprenons alors en quoi ce «film
en effet l'innommable de la mort dans de géographe, de topographe », comme dit
l'administration des camps eux-mêmes, Lanzmann lui-même, aura pu faire du lieu
où il était interdit de prononcer ce que tout à la fois la figure, l'objet et la «chose»
l'on y faisait, et où l'on usait précisément de son propos. Figure parce qu'il forme
d'une figure locale, le «transfert», pour le souvent le détour par lequel une vérité,
dire quand même. On sait que le incapable de s'énoncer par signes, vient
périmètre de la zone d'extermination, dans le au jour symptomalement, ne serait-ce que
camp de Maïdanek, fut baptisé par les dans un panoramique sur la clairière vide
Allemands Rosengarten ou Rosenfeld (le d'une forêt; et ce que Srebnik ne peut
«jardin de roses», le «champ de rosés»), dire adéquatement - raconter comment
bien qu'aucune fleur, évidemment, n'y brûlaient les siens -, il le désigne abrup-
poussât; mais les hommes qui y tement, localement (l'on comprend aussi
mouraient s'appelaient quelquefois Rosen2. Le que son détour n'en est pas un) en
film de Lanzmann, quant à lui, explore reconnaissant, dubitatif, que «c'était ici». Objet,
toutes ces circulations paradoxales et parce que le lieu devient l'une des
toutes ces cruautés du lieu. Nous apprenons questions et l'un des actes essentiels de ce film,
ainsi que les cinémas étaient ouverts à ce que le film interroge sans cesse en
contrepoint des visages rescapés. Mais
c'est aussi la chose de ce film, parce que
1. Ibid., p. 68, 80, 196.
2. R. Hilberg, la destruction des juifs d'Europe, 1985, trad.
M.-F. Paloméra et A. Charpentier, Paris, Fayard, 1988, nouvelle 3. C. Lanzmann, Shoah, op. cit., p. 218.
éd., 1991 (Folio-Histoire), p. 762-763. 4. Ibid., p. 31-32.
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le champ visuel qu'il ouvre simplement, image, au contraire, est ce en quoi l'Autrefois
toujours dans ces panoramiques rencontre le Maintenant dans un éclair pour
former une constellation. En d'autres termes :
désespérément vides, ou dans ces travellings trop
l'image est la dialectique à l'arrêt. Car, tandis
lents pour s'apparenter à quelque que la relation du présent au passé est
manipulation que ce soit, genre Spielberg ou purement temporelle, la relation de l'Autrefois avec
«travelling de Kapo1», ce champ visuel le Maintenant est dialectique: elle n'est pas
ouvert ne fait lui-même que tracer une de nature temporelle, mais de nature figurative
bordure présente autour de cette chose (bildlich). Seules les images dialectiques sont
des images authentiquement historiques, c'est-
inimaginable (et surtout pas à à-dire non archaïques. L'image qui est lue - je
«reconstituer») que furent les camps. Le «champ» veux dire l'image dans le Maintenant de la
filmique de Lanzmann est donc bien le connaissabilité - porte au plus haut degré la
contraire du champ polonais de Tre- marque du moment critique, périlleux, qui est
blinka: sa bordure, pourtant construite au fond de toute lecture»3.
dans une distance de quarante ans, n'est Voilà donc un film, de nature
pas celle du renoncement à témoigner, évidemment figurative, qui aura tenu le pari
mais celle par quoi un lieu présentement
dialectique d'être un «film de présent pur»4,
interrogé, filmé, parvient à nous mettre mais aux seules fins de développer ce
face au pire, proches des visages «moment critique et périlleux» qui fait de
survivants, face à ce qui a eu lieu. L'attention lui un ensemble d'« images
au lieu, le travail du lieu dans Shoah authentiquement historiques», c'est-à-dire une œuvre
n'étaient sans doute aux yeux de de «connaissabilité». Il est significatif que,
Lanzmann que le seul moyen possible, la dans cette «fiction de réel»5, Pierre Vidal-
seule forme possible pour «diriger sur Naquet ait pu reconnaître une «mise en
l'horreur un regard frontal»2. mouvement de la mémoire» qui
S'il n'y a pas d'images d'archives dans procéderait, sur la connaissance historique elle-
ce «documentaire» sur la Shoah, c'est aussi même, à une décision équivalente de celle
que les lieux de la destruction furent que Marcel Proust prit avec la forme
constamment pensés par Lanzmann dans une romanesque6. Or cette décision «prous-
tension dialectique que j'ai déjà évoquée : tienne» tient tout entière dans le
«tout est détruit» (comment alors pourrions-
déploiement d'une vérité que permet le temps du
nous approcher de ces images passées?),
retour au lieu: elle tient tout entière dans
mais «rien n'a bougé» (n'est-ce pas
la posture de Srebnik, lorsqu'il dit : « C'était
l'essentiel que de voir et de comprendre ici». Le «c'était» nous interdit d'oublier
où ces lieux nous sont si proches?). Voilà l'Autrefois terrible des camps, il nous
pourquoi Shoah répond exactement, me interdit de croire que le présent n'a de
semble-t-il, à l'exigence critique que
formulait Walter Benjamin vis-à-vis de l'œuvre 3. W. Benjamin, Paris, capitale du 19> siècle. Le Livre des
d'art en général : qu'elle se constitue elle- passages, ed. R. Tiedemann, trad. J. Lacoste, Paris, Le Cerf,
même en image dialectique, c'est-à-dire 1989, p. 479-480.
4. C. Lanzmann, ■ Le lieu et la parole ■, Au sujet de Shoah,
qu'elle produise une collision du op. cit., p. 297.
Maintenant et de l'Autrefois, sans mythifier 5. Ibid., p. 301.
6. P. Vidâl-Naquet, ■ L'épreuve de l'historien : réflexions d'un
PAutrefois ni se rassurer du Maintenant: généraliste» (1988), Au sujet de Shoah, op. cit., p. 208: -Entre
le temps perdu et le passé retrouvé il y a l'œuvre d'art, et
«II ne faut pas dire que le passé éclaire le l'épreuve à laquelle Shoah soumet l'historien, c'est cette
présent ou que le présent éclaire le passé. Une obligation où il se trouve d'être à la fois un savant et un artiste,
sans quoi il perd, irrémédiablement, une fraction de cette vérité
après laquelle il court • ; cf. également, Les juifs, la mémoire et
1. Cf. S. Daney, -Le travelling de Kapo; dans Persévérance, le présent, Paris, La Découverte, 1991, p. 221 : -II s'agit de mettre
Paris, POL, 1994, p. 13-39. en mouvement la mémoire, faire en somme pour l'histoire ce
2. C. Lanzmann, -Hier ist kein Warum- (1988), Au sujet de que Proust avait fait pour le roman. C'est difficile, mais Shoah
Shoah, op. cit., p. 279. a montré que ce n'était pas impossible-
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