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L’ÉVÈNEMENT CHRISTIQUE
Plutôt que de nous poser ex abrupto la question de l’existence de Dieu, il serait
plus productif de méditer, comme l’a fait Jean-Luc Marion, sur ce que le
philosophe allemand Schelling, éminent penseur de la liberté, nommait « la
liberté de Dieu à l’égard de sa propre existence ».
En effet, à partir du moment où on reconnaît en Dieu la Toute-Puissance, il est
plus profitable de prendre conscience qu’il doit avoir sa propre façon d’être et qui
plus est, de pouvoir être éternellement.
Dans ce document, le lecteur trouvera que Dieu, comme le rappelle saint Jean (I
Jean 4,8) est agapè (amour = charité) et que sa présence nous est garantie
dans le temps par le don eucharistique ; ce don consiste en ceci que (l’amour
qu’il est) fait corps avec le nôtre. De sorte que si le Verbe (la deuxième personne
de la Trinité avant même la Création) se fait corps aussi, sans doute pourrons-
nous, en notre propre corps, dire le Verbe en un signe effectif : l’amour = la
charité.
LE MÉMORIAL
« De la bénédiction juive, l’Eucharistie chrétienne reprend le mémorial, non pas,
certes, pour appeler à la mémoire subjective de la communauté un fait passé,
qui se définirait par sa non-présence, par la cessation de la présence en ce qui
le concerne. Il ne s’agit point de commémorer un mort, pour lui éviter la seconde
mort de l’oubli…Il s’agit de faire appel, au nom d’un évènement passé, à DIEU,
pour qu’il se souvienne d’un engagement (une alliance) qui détermine l’instant
présentement donné à la communauté croyante…L’évènement christique reste
moins un fait passé, qu’un gage donné dans le passé pour, aujourd’hui encore, à
en appeler à un avenir – une advenue, celle du Messie – et qui ne cesse de
régir de fond en comble cet aujourd’hui ; elle s’appuie sur un évènement dont la
réalité passée n’a pas disparu de nos jours (l’Ascension fait intrinsèquement
partie de la mort et de la résurrection), pour demander avec insistance que le
Christ revienne, donc aussi que sa présence régisse aussi bien le futur qu’elle
s’enracine dans le passé » (Jean-Luc Marion).
SOMMAIRE
Avant-Propos
I. DIEU ET LA DOUBLE IDOLÂTRIE
ou COMMENT, PAR L’AGAPÈ, DIEU S’EXONÈRE DES DEUX CONCEPTS DE
L’IDOLÂTRIE
Premier concept de l’idolâtrie.
Second concept de l’idolâtrie ;
Laisser Dieu se penser à partir de sa seule et pure exigence.
II. ENTRE IDOLE ET ICÔNE
ou LA POSSIBILITÉ D’UN REGARD QUI N’AIME RIEN ET QUE RIEN N’AIME
Le regard porté par Monsieur Teste et le regard d’ennui auquel il aboutit.
Ce regard d’ennui, qui voit tout comme rien, s’offre textuellement à notre
méditation dans la phrase inaugurale du Qohélet.
Cette vanité que le Qohélet décrit, que signifie-t-elle ? De quel coup frappe-t-
elle ?
En fait, elle revient à laisser le cas (de tout) en suspens, de sorte que le regard
d’ennui n’excède le monde qu’en le prenant en vue à partir du pôle DIEU.
C’est alors que peut être envisagée la possibilité d’un regard, entre idole et
icône, qui regarde tout sans rien voir, regard qui n’est autre que celui de la
mélancolie.
III. LE SITE EUCHARISTIQUE DE LA THÉOLOGIE
ou LES TRACES ET LES MONUMENTS DE L’AVÈNEMENT DU CHRIST
Le Christ ne dit pas le Verbe, il se dit – Verbe.
Le Verbe, comme Fils du Père.
La théologie chrétienne porte sur l’évènement forclos constitué par la mort et la
résurrection du Christ.
C’est alors qu’intervient une brusque transition de l’herméneutique à
l’Eucharistie, là où s’opère la reconnaissance.
Le dispositif ternaire du verbe, du théologien et de son service liturgique
A. Ses conséquences pour le théologien.
B. Ses conséquences pour la théologie.
Épilogue
ou LA PRÉSENCE ET LE DON
Tous les extraits ici reproduits sont référencés selon la réédition de septembre
2002 (puf, Quadrige) de « DIEU SANS L’ETRE » par Jean-Luc MARION.
AVANT-PROPOS
Dès que l’on a eu foi que le Verbe était en Dieu, qu’il était Dieu – comme fils de
Dieu et qu’il était comme auteur de l’Ecriture (et les Pères de l’Église furent de
ceux-là), un système de recherche parfaitement cohérent a pris naissance. Nous
lui avons consacré plusieurs écrits ; il mérite d’être ici retracé à grands traits.
Les Pères du IIème et IIIème siècles ont introduit une transformation
considérable dans le christianisme. Pour eux, l'homme Jésus ne révèle pas
immédiatement son Père divin, mais une entité divine, inférieure et subordonnée
au Père, le Fils de Dieu ou Logos ; c'est ce Fils de Dieu qui est la vraie
révélation du Père ; c'est lui qui parle immédiatement aux intelligences
humaines.
De même que l'interprétation allégorique de l'Ancien Testament avait permis au
christianisme de s'approprier à sa manière la tradition judaïque, de même cette
doctrine du Logos lui permet de s'approprier la tradition philosophique grecque.
L'exégèse des Pères est restée fidèle aux principes posés pendant ces trois
premiers siècles ; surtout, elle a puisé presque exclusivement dans
l'œuvre exégétique d'Origène (185-253) qui reste prodigieuse.
Au IVème siècle, le Dieu du christianisme, le Père de Jésus-Christ devint un
Dieu en trois hypostases (ou personnes). Cette évolution fit suite aux
controverses qui, pendant tout le siècle, porteront sur la notion de Fils de Dieu.
Athanase (295-373) et certains théologiens comme Marcel d'Ancyre, seront les
héroïques défenseurs et apôtres de la divinité de Jésus-Christ, Fils de Dieu,
défini au premier concile œcuménique de Nicée en 325, comme consubstantiel
à son Père. D'autres, au contraire, comme Eusèbe de Césarée mirent l'accent
sur la distinction entre le Père et le Fils pour sauvegarder la notion de Fils de
Dieu.
Ces discussions théologiques ponctuées de nombreuses réunions synodales,
finirent par se concentrer sur l'étude des rapports entre l'essence divine (ousia)
et ses manifestations (hypostases). La solution développée par les
Cappadociens, dont Grégoire de Nysse, consistera à affiner l'unité d'essence et
la trinité d'hypostases (trinité, car sous l'influence de la formule du baptême,
l'Esprit Saint a été placé sur le même rang que le Père et le Fils). Augustin (354-
436), après avoir entendu, dimanche après dimanche, les homélies d’Ambroise
(340-397) – le « saint archevêque de Milan » –, exposera ces nouvelles
données dogmatiques dans son De Trinitate. Chez les Grecs comme chez les
Latins, on en arrivera ainsi à l'idée d'une essence divine inaccessible et
transcendante qui ne se concrétise que par les caractéristiques personnelles, ou
relations de la paternité, de la filialité et de la procession du Père et du Fils en
l'Esprit ("spiration").
Les rapports entre le Fils de Dieu et la divinité ayant ainsi été définie, il restait à
préciser les rapports entre le Fils de Dieu et l'homme Jésus. La solution reçue
définitivement dans l'Eglise après le Concile de Constantinople de 553 avait été
préparée par l'œuvre de Cyrille d'Alexandrie à laquelle les Pères conciliaires ne
manquèrent pas de rendre hommage : la nature humaine du Christ n'était pas
impersonnelle et sans hypostase, mais elle avait son hypostase et donc sa
personne dans le Logos lui-même. La nature humaine du Christ n'avait pas de
personne propre, le Christ crucifié était, selon la formule des orthodoxes, "un de
la Trinité".
« Le point capital est de comprendre que la plénitude et la finalité de la loi
comme de toutes les Divines Ecritures, c'est l'amour de l'Être dont nous devons
jouir et de l'être qui peut en jouir avec nous » (Saint Augustin, De Doctrina
Christiana).
ÉPILOGUE
LA PRÉSENCE ET LE DON
(225) Le sacrement qui achève ce que visent tous les autres en nous assimilant
corporellement
au Christ, le sacrement qui mène à son terme – le plus évidemment paradoxal –
la logique de l’incarnation, le sacrement qui rassemble visiblement les hommes
pour en « faire l’Église », devient comme le lieu obligé où toute tentative
théologique un peu consistante doit venir à la fin s’éprouver. L’Eucharistie
devient ainsi le test de toute de toute systématisation théologique, parce qu’à
tout rassembler, elle lance le plus grand défi à la pensée.
Qu’aurait-on donc à expliquer ? Sans doute quelque chose comme rendre
raison d’un mystère de charité à partir d’un ensemble préalable de raisons,
supposées à leur tour fondées en raison, donc sur la raison même. L’explication,
même théologique, semble toujours finir en une « physique eucharistique »,
quand bien même on substituerait à physique, par exemple la théorie des
symboles (la sémiotique), c’est-à-dire par une tentative pour résorber le mystère
eucharistique de charité dans un système conceptuel rationnel.
Quelle pertinence reconnaître à une telle entreprise qui, pour « expliquer »
tenterait, volontairement ou non, de considérer comme allant de soi
l’équivalence entre le don que fait le Christ fait de son propre corps et une
transmutation conceptuellement retracée ? Un don, et celui-ci par excellence, ne
requiert pas d’abord qu’on l’explique, mais bien qu’on le reçoive.
L’empressement à expliquer ne révèle-t-il pas aussi une incapacité à recevoir, et
donc la perte d’un réflexe théologique primordial ?
Instructive néanmoins, cette entreprise d’explication, car elle incite de prendre
bien en vue les conditions auxquelles cet effort ne restera pas vain.
L’Eucharistie, en effet, exige de qui l’aborde une autocritique conceptuelle
radicale, et lui impose de renouveler ses normes de pensée. Jean-Luc Marion
tente ici de le montrer, à propos du cas précis et fondamental : l’application à
l’Eucharistie du concept de « présence ».
(231) On peut, en effet, s’interroger humainement sur l’instance qui détermine
les nouvelles significations et finalités de ce sacrement.
– S’agit-il encore du Christ, le prêtre in persona Christi (a), qui donne à la
communauté les nouvelles significations et finalités du pain et du vin,
précisément parce que la communauté ne les produit pas, n’en dispose pas, ni
ne les performe ; alors ce don sera accueilli comme tel par une communauté
qui, le recevant, s’en trouvera nourrie et rassemblée.
– S’agit-il, au contraire, de la communauté à laquelle il revient, à partir des
significations et finalités (« valeurs évangéliques », « valeurs humaines », etc.)
dont les expériences (« luttes », « cheminements », « recherches », etc.) l’ont
enrichie, d’instaurer la nouveauté liturgique du pain et du vin. Parmi ces
significations, finalités, « Dieu » reconnaîtra les siennes ! Mais il se contentera
de les y reconnaître, loin de prendre « d’en-haut » l’initiative de (se) consacrer
en une chose distincte de la communauté. Pain et vin deviendront les
médiations, moins de la présence de DIEU dans la communauté, que de la prise
de conscience de « Dieu » et d’elle-même d’une communauté qui « cherche le
visâge, le visâge du Seigneur ». Et justement, au moment de communier, la
communauté le cherche toujours, et n’en a rien trouvé de plus que ce que sa
conscience collective, à un moment donné du « cheminement » a pu en
conquérir (b). La présence ne se mesure plus à la démesure d’un don
irréductiblement autre. Sans doute demeure une présence irréductible du Christ,
mais elle se déplace de la chose à la communauté : « Il faut passer de Jésus
présent dans l’hostie à un peuple dont l’action eucharistique manifeste sous
forme sacramentelle, la réalité ».
Si l’on s’arrête à cette dernière instance comme source des nouvelles
significations et finalités, il subsiste le cœur d’un mystère, c’est que la
communion avec Dieu passe par la communion des hommes entre eux. C’est
pour cela que le signe de la communion avec Dieu est le partage entre les
hommes…Il ne faut pas oublier que l’Eucharistie, c’est avant tout un repas dont
le partage est le signe de la communion de ceux qui y participent. Et la
communion de ceux qui la partagent est à son tour le signe de la communion
avec Dieu. C’est comme un ricochet : il y a une réalité qui est un signe de
quelque chose qui, à son tour, est le signe de quelque chose d’autre (c).
On remarque aussitôt un point capital. La théologie de la transsubstantiation a
beau avoir perdu sa légitimité, et, avec elle, la présence réelle, la notion même
de présence demeure à l’œuvre. Elle se détache seulement de la « chose »
eucharistique (présence réelle) à la communauté ; ou, plus exactement la
conscience du moi collectif se substitue à la concentration du présent « de
Dieu » sous les espèces d’une chose.
Il y a plus, cette substitution ne marque pas tant une équivalence de la
présence, ou dans la présence, qu’elle n’accentue le rôle du présent dans
l’unique horizon pour le don eucharistique : la présence, qu’aucune chose ne
vient ici rendre réelle, ne demeure plus distincte de la conscience collective,
mais coïncide strictement avec elle, donc aussi longtemps que, dans cette
conscience perdure la présence. Ou encore : la présence ne vaut qu’au présent,
et au présent de la conscience communautaire. La présence cessant de
s’appuyer sur une chose (une res) – dépend dès lors tout entière de la
conscience qu’en prend, ici et maintenant, la communion communautaire.
(237) En prenant conscience de la chose où prend corps la présence
eucharistique, la communauté croyante ne prend pas conscience d’elle-même
(e), mais d’un autre, de l’Autre par excellence. En effet, la conscience
communautaire, si elle réalise ce qui l’anime, devient la seule véritable présence
« réelle », sans qu’aucune chose ne doive plus médiatiser son rapport à la
présence eucharistique. Alors la conscience se prétend immédiatement la
présence du Christ : l’idole ne tient plus à une représentation quelconque, mais
à la conscience représentative de soi. Ainsi s’abolit tout écart entre la
conscience de soi et la conscience/connaissance du Christ parmi nous, entre la
révélation et la manifestation. L’absence d’un objet représenté n’élimine donc
pas l’idolâtrie, mais instaure la prise de conscience immédiate, de la présence
eucharistique comme l’idole indépassable.
Ce que l’hostie consacrée impose, ou plutôt permet, c’est l’extériorité irréductible
du présent que le Christ nous fait de lui-même dans cette chose qui lui devient
corps sacramentel. Que le fait même de cette extériorité, loin d’interdire l’intimité
– la rende possible en lui évitant de sombrer dans l’idolâtrie – ne peuvent le
méconnaître que ceux qui ne veulent pas s’ouvrir à la distance. Seule la
distance, en maintenant un écart distinct des termes (des personnes), rend
possible la communion, et médiatise immédiatement la relation. Ici encore, entre
l’idole et la distance, il faut choisir.
(a) In persona christi, v. Jean-Paul II, Dominicae Cenae, II, 8 : « Le prêtre offre le
saint sacrifice ‘in persona Christi’, ce qui veut dire davantage que ‘au nom’ ou ‘à
la place ‘ du Christ. ‘In persona’ : c’est-à-dire dans l’identification spécifique,
sacramentelle, au ‘grand prêtre de l’Alliance éternelle’, qui est l’auteur et le sujet
principal de son propre sacrifice, dans lequel il ne peut être remplacé par
personne ».
(b) On comprend alors pourquoi il devenait inévitable de célébrer des
eucharisties sous condition : l’unanimité de la communauté n’est plus ici un fruit
de la communion, mais comme conscience collective de soi, sa condition.
Toutes les « communautés de base » schismatiques, d’un bord ou de l’autre, ont
ce trait commun : la célébration eucharistique reflète d’abord la détermination du
groupe, elle se célèbre contre un adversaire. Le prurit politique ne pourrit pas
tant certaines eucharisties que, au contraire, une théorie faussée de
l’Eucharistie ne livre ces communautés au prurit politique.
(c) Voir C. DUQUOC : « La notion de présence risque d’évacuer le substrat
humain en lequel elle se réalise : le repas ou le pain partagé », dans Revue des
Sciences philosophiques et théologiques, Paris 1969/3. Mais justement : a)
S’agit-il d’un substrat humain ? Ne s’agit-il pas, plus encore que du repas ou du
pain partagé, du don du Christ, libre et indépendant de nos substrats ? b) S’agit-
il d’ailleurs d’un substrat ? Présence et substrat (hupokeimenon) ne coïncident-
ils pas, parfois même chez Aristote, en sorte que de l’un à l’autre, il n’y a aucune
progression, mais bien stricte équivalence ?
(d) La singularité de la contingence historique de Jésus disparaît aussi aisément
que devient caduque le moment concret de toute consécration ici et maintenant.
(e) Dans les anciens temps, l’union de la communauté avec elle-même lui était
signifiée par la distribution du pain bénit avant même la consécration, ne
pouvant ainsi ni remplacer ni concurrencer le don eucharistique – la conversio
realis du Pain et du Vin.