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MICHÈLE LENOBLE-PINSON

DIRE ET SE DIRE AU FÉMININ


De la demanderesse à la juge. Fe´minisation des noms de me´tier,
fonction, grade ou titre en Belgique

ABSTRACT. The decree of 21st of June 1993 sets out how to express the female
gender in profession names and function titles in official and administrative publi-
cations of the Communaute´ française de Belgique. It has helped to change mindsets.
The guide Mettre au fe´minin (‘‘Express the female gender’’) allows civil servants to
fulfil the requirements of the decree and helps promote the usage of the female
gender in the French language. First published in 1994, it has been reviewed and re-
edited in 2005. Even if the visibility of women in language usage is on the increase, it
faces not so much linguistic but ideological obstacles. Le décret du 21 juin 1993
installe la féminisation des noms de métier et des titres de fonction dans les textes
officiels et administratifs de la Communauté française de Belgique. Il aide les men-
talités à progresser. Le guide Mettre au fe´minin permet aux fonctionnaires de res-
pecter le décret et sert à promouvoir l’emploi du féminin dans l’usage de la langue
française. Paru en 1994, il est mis à jour en 2005. Même si la visibilité des femmes
dans l’emploi de la langue augmente, elle rencontre des obstacles non pas linguis-
tiques mais idéologiques.

1. Introduction

En Communauté française de Belgique, un acte de politique lin-


guistique a installé la féminisation des noms de métier, fonction,
grade ou titre dans les textes officiels et administratifs. C’est le dé-
cret du 21 juin 1993, publié au Moniteur belge. Il a été suivi de l’ar-
rêté d’application du 13 décembre de la même année. Voici deux
articles du décret.

«Article 1er. Les règles de féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre
devront notamment être appliquées dans les actes suivants:
- dans les lois, décrets, ordonnances et règlements, ainsi que dans les circulaires,
instructions et directives des autorités administratives;
- dans les correspondances et documents émanant des autorités administratives;
- dans les contrats, marchés ou actes des autorités administratives;
- dans les ouvrages ou manuels d’enseignement, de formation permanente ou de
recherche utilisés dans les établissements, institutions et associations relevant de la
Communauté française, sois parce que placés sous son autorité soit parce que
soumis à son contrôle, soit bénéficiant de son concours financier. [...]

International Journal for the Semiotics of Law


Revue Internationale de Sémiotique Juridique (2006) 19: 9–24
DOI 10.1007/s11196-005-9008-3 Ó Springer 2006
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Article 3. Ces mêmes règles sont également applicables lors de la publication, sous
quelque forme que ce soit, d’une offre ou demande d’emploi.»1

Le décret de 1993 impose un usage particulier de la langue. Dès


lors, c’est à un double titre, juridique et linguistique, que notre
communication «Dire et se dire au féminin», «De la demanderesse à
la juge» ou la «Féminisation des noms de métier, fonction, grade
ou titre en Belgique», trouve sa place dans la conférence internatio-
nale consacrée à la «Transparence et [à l’] opacité du discours ju-
ridique».

2. Textes Officiels en Faveur de la Visibilité linguistique des


Femmes

2.1. Féminisation linguistique au Que´bec, en Suisse, en France et en


Belgique
Les Québécois ont une longueur d’avance sur les usagers des autres
territoires francophones. Au Québec, en effet, on féminise les noms
de métier, titre, grade et fonction depuis près de trente ans. Le pro-
cessus a commencé en 1979 au moment où les féministes ont voulu
supprimer les inégalités entre hommes et femmes, y compris celles
qui se manifestaient dans la langue. Leur objectif était d’éliminer
toute trace de la domination des hommes. Comme l’évolution natu-
relle de la langue leur semblait trop lente, elles ont demandé le ren-
fort de la loi. Deux avis sont parus dans la Gazette officielle du
Que´bec, l’un en 1979, l’autre en 1981.
En Suisse, le canton de Genève a adopté en 1988 un règlement
qui impose aux administrations de féminiser les noms de profession
et d’éliminer le sexisme de leurs textes. Les rédacteurs et les rédac-
trices de textes administratifs et juridiques s’y préparent par une
formation obligatoire. Comme les usagers ont repris dans la langue
ancienne des formes féminines qui leur convenaient, les féminins en
-esse, comme doctoresse, contremaitresse et mairesse, sont plus
nombreux en Suisse qu’ailleurs. Ils se trouvent dans le Dictionnaire
fe´minin-masculin des professions, des titres et des fonctions.2

1
Cité dans Lenoble-Pinson, M. (sous la dir. de), Mettre au fe´minin. Guide de
fe´minisation des noms de me´tier, fonction, grade ou titre (Bruxelles: Conseil supérieur
de la langue française et Service de la langue française, 2005), 12.
2
Dictionnaire fe´minin-masculin des professions, des titres et des fonctions (Genève:
Métropolis, 1990, 1991 et 1996).
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C’est en France que la féminisation rencontre le plus de résis-


tance. «Une femme ministre ! ...et pourquoi pas un ministère du
tricot?» aurait dit le général de Gaulle. Pourtant, la commission
mise en place dès 1984 aboutit le 11 mars 1986 à la circulaire du
ministre Laurent Fabius, qui énonce les règles de formation du
féminin.
Puis, en 1998, dans la circulaire du 6 mars, un acte de politique
linguistique, le premier ministre Lionel Jospin donne les directives
nécessaires à la féminisation dans l’administration française. Les
femmes peuvent officiellement être appelées directrices ou inspectri-
ces. Les directives proposent souvent deux formes: une me´decin ou
une me´decine; une professeur ou une professeure.
Dans une note du 4 février 1999, des académiciens expriment
leur opposition aux formes féminines. Or, depuis 1694, l’Académie
française en a introduit dans chaque édition de son Dictionnaire.
La huitième édition (1932–1935), par exemple, propose les féminins
artisane, aviatrice, compositrice, e´ditrice, exploratrice, factrice,
pharmacienne et postie`re.

2.2. Histoire: socie´te´ me´die´vale


Au Moyen Âge, titres de noblesse, fonctions religieuses, fonctions
juridiques, métiers manuels et professions valorisées se disent au
féminin.
Frommagere, gastelliere ou marchande de gasteaux (gâteaux),
harengresse ou marchande de harengs et poissonniere, liniere ou
marchande de lin, s’entendent sur les marchés. Les titres d’archi-
duchesse, baronnesse, contesse [sic], duchesse, emper(r)esse, princesse
ou reine, qui s’obtiennent par naissance ou par mariage, sont plus
que des titres. Devenue veuve, la princesse, par exemple, hérite
dans certains cas de l’autorité du prince. Les femmes, dans leurs or-
dres religieux, occupent les fonctions d’ab(b)esse, de clergesse ou
clergeresse, c’est-à-dire religieuse, de moynesse, prioresse, secrestaine
(sacristaine, puis sacristine).
Selon la loi, la demanderesse et la defenderesse peuvent plaider
devant le tribunal. Celle qui administre les biens de mineurs est tut-
erresse, governeresse, administrarresse ou administresse des corps
et biens des enfants. Dans la langue actuelle, les formes anciennes
en -eresse, bailleresse, demanderesse, de´fenderesse et venderesse,
côtoient des formes plus récentes en -trice comme tutrice, adminis-
tratrice (de biens), curatrice, procuratrice.
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Parmi les professions valorisées, féminisées en ancien et en


moyen français, se trouve miresse, la femme du mire, du médecin,
qui est aussi la femme qui guérit. L’accouchement reste pendant
longtemps l’affaire des femmes, des sages-femmes, sage désignant la
compétence. Accoucheuse, qui date de 1671, s’entend peu en France
alors que le mot est courant en Belgique. Fréquent au XIVe siècle,
le mot matrone s’applique à des obstétriciennes qui s’y connaissent
en gynécologie et en sexologie. Devant les tribunaux, les matrones
témoignent de la virginité d’une femme et de l’impuissance sexuelle
d’un homme constatées au cours d’un congrès en vue de déclarer
nul leur mariage.3
De plus, au Moyen Âge, la Vierge Marie qui, par métaphore,
contribue à la haute fréquence des formes féminines, est souvent
appelée avocate (des pêcheurs), jugeresse, cirurgienne, fisicienne et
miresse.

2.3. Socie´te´ contemporaine


Alors que des formes féminines anciennes ont disparu, des femmes
occupent actuellement les fonctions ainsi désignées en plus de nom-
breuses fonctions nouvelles. Jamais au cours de l’histoire, tant de
professions ni tant de fonctions importantes ne se sont ouvertes
aux femmes qu’au XXe siècle. Comme la langue tend normalement
à répercuter l’évolution de la société, il importe de ne pas arrêter le
processus de féminisation. Si on l’arrêtait, les féminins propres aux
«petits métiers» exercés depuis toujours par des femmes, comme
coiffeuse, servante et vendeuse, resteraient dominants dans l’usage
pendant que les femmes qui occupent de «hautes fonctions» ne se-
raient pas visibles.
En Communauté française de Belgique, il semble que le décret
du 21 juin 1993 ait aidé les mentalités à progresser. Peu à peu, les
formes féminines se répandent dans l’usage oral et écrit des médias
et de la vie courante, en particulier à l’occasion des campagnes
électorales. Des obstacles de deux ordres demeurent néanmoins.
D’une part, alors que le décret est d’application dans l’adminis-
tration de la Communauté française, des chefs de service, hommes
ou femmes, freinent l’extension du féminin. Les résultats d’une en-
quête montrent le poids de l’avis des chefs de service. Leur position

3
Leroy, F. et Lenoble-Pinson, M., «Les dessous étymologiques de la sage-
femme», Revue de la Societas Belgica Historiae Mediciae, 2003, vol. IV fasc. 1, at
17–23.
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favorable à la féminisation entraı̂ne la majeure partie des membres


du service à féminiser les noms de profession. Leur position défa-
vorable ou non exprimée pousse le personnel à s’en tenir aux
dénominations masculines. Les deux tendances s’observent tant
dans la langue orale (les appels téléphoniques) que dans la langue
écrite (le courrier).
D’autre part, ce sont souvent les femmes elles-mêmes qui
répugnent à énoncer leur fonction ou leur titre au féminin. Cette
résistance à la féminisation se manifeste principalement chez les
femmes qui occupent pour la première fois un poste jusque-là
réservé à un homme. Après avoir obtenu leurs diplômes, des
femmes qui veulent faire carrière arrivent à obtenir un poste
destiné depuis toujours à un homme, mais cette réussite ne leur
suffit pas. Elles veulent qu’on leur donne le titre au masculin.
Alors seulement elles se sentent les égales des hommes. Comme si
féminiser le nom de la profession risquait de la dévaloriser, elles se
font appeler: Madame le Directeur, Madame le Juge, Madame le
Recteur (correspondant à Pre´sident de l’Universite´ en France),
Madame le Re´dacteur en chef.
Malgré le décret, il convient de rester courtois et de respecter
leur demande, d’autant plus qu’elle disparaı̂tra d’elle-même. En
général, dès la nomination de la deuxième femme à un poste jus-
qu’il y a peu toujours attribué à homme, la fierté d’être femme ré-
apparaı̂t et la visibilité féminine qu’apporte l’appellation au féminin
l’emporte sur le prestige de l’appellation masculine: Madame la
Directrice (directrice de société), Madame la Juge, Madame la vice-
Rectrice, Madame la Re´dactrice en chef.
Les parlementaires auteurs du décret ont eu le souci d’aider les
membres de l’administration à féminiser les noms de titre et de
fonction. En 1993, afin d’éviter les créations sauvages ou anachro-
niques du type ministresse et autoresse, ils ont demandé l’avis du
Conseil supérieur de la langue française. Celui-ci a constitué une
commission de féminisation composée de deux parlementaires,
dont le député écologiste auteur du décret, et de trois linguistes,
dont moi-même. La commission a proposé le guide Mettre au fe´mi-
nin dont j’ai dirigé la rédaction et qui a été édité en 1994 par
le Conseil supérieur de la langue française et le Service de la
langue française. C’est ce livret que j’ai révisé et mis à jour en
2005. Après le rappel des règles de féminisation et cinq recomman-
dations, le guide de féminisation comporte la liste alphabétique de
1619 noms.
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2.4. La fonction
Il existe un besoin de communication non marquée, ni féminine ni
masculine. Lorsqu’il faut nommer la fonction indépendamment de
la personne qui l’exerce, le nom de la fonction au masculin doit être
retenu, surtout s’il s’agit de fonctions qui incarnent l’autorité de
l’État. Madame X est conseiller d’État. Elle est adjoint au maire. Au
point de vue sémantique, le masculin générique, qui est le genre non
marqué, utilisé pour désigner la fonction s’emploie comme «le neu-
tre»: choisir un premier ministre, e´lire un pre´sident n’excluent pas les
candidatures féminines alors que choisir une première ministre et
e´lire une pre´sidente écarteraient les candidats masculins. En utilisant
l’épicène générique, «on vise un concept, une notion, sans réalisation
particulière ou spécifique».4 De façon générale d’ailleurs, la distinc-
tion entre la fonction et la personne qui occupe cette fonction est
pertinente. L’information selon laquelle Une Anglaise est la premie`re
navigatrice à avoir boucle´ le tour du monde en tel temps, intéressante
en soi, est linguistiquement regrettable. L’Anglaise en question n’est
pas la premie`re navigatrice, mais le premier navigateur...
Dans certains cas, il est cohérent de parler de la fonction au
masculin et de désigner la titulaire de la fonction au féminin: (la
fonction de) ministre, de conseiller, de rapporteur, mais la ministre,
la conseille`re, la rapporteuse.5
Néanmoins, la distinction selon laquelle le masculin désigne la
fonction et non la personne n’a jamais été appliquée à l’ouvrie`re ni à
l’infirmie`re. Cette distinction ne serait valable que pour les fonctions
dites nobles ou élevées: juge, ministre, magistrat, me´decin, procureur.
Toutefois, les épicènes ne sont pas sans risques. Lorsque l’épi-
cène est au pluriel, le féminin n’est plus visible: les chefs, des juges,
ces ministres. C’est une des raisons pour lesquelles les Québécois
et les Québécoises abandonnent de plus en plus l’emploi du mascu-
lin générique. Au pluriel aussi, d’une façon générale, «la formule
[selon laquelle] ‘‘Le masculin l’emporte sur le féminin’’ irrite les
féministes».6

4
Becquer, A., et al., Femme, j’e´cris ton nom...Guide d’aide à la fe´minisation des
noms de me´tiers, titres, grades et fonctions (Paris: La documentation française, 1999),
at 37.
5
Yaguello, M., «Le féminin comme catégorie biologique, sociale et grammaticale.
Étude comparée du français et de l’anglais». in Extension du fe´minin. Les incertitudes
de la langue, ed. M.-J. Mathieu (Paris: Champion, 2002), 59–67.
6
Goosse, A., Me´langes de grammaire et de lexicologie françaises (Louvain-
la-Neuve: Peeters, 1991), at 90.
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3. Langue: Formation du Féminin

3.1. Former le féminin


Selon la tradition grammaticale, on part du masculin pour former
le féminin. Depuis la Renaissance et la grammaire de Palsgrave
(1530), qui était pourtant précepteur de la sœur du roi d’Angleterre
Henri VIII, le masculin sert de base au féminin. Á l’école, les maı̂-
tres enseignent la formation du féminin: on prend le masculin et on
«fait», on «forme» «son» fe´minin. Le féminin n’est qu’une forme
«fléchie», «dérivée», «altérée».
La formation linguistique du féminin dénonce un conflit qui tend
à rendre le féminin inférieur au masculin.7 Or, historiquement, cer-
tains masculins sont tirés du féminin: laborantin vient de laboran-
tine. En outre, nombre de féminins sont formés indépendamment
du masculin: confre`re/consœur; pe`re/me`re; valet de chambre/femme
de chambre.8
Du point de vue morphologique, en français, il est aisé de met-
tre les noms de métier et de fonction au féminin. Jacques Damou-
rette et Édouard Pichon, en 1927, soulignent cette «facilité».

«La facilité [...] avec laquelle le français sait former des féminins différenciés de-
vrait vraiment détourner les femmes adoptant des professions jusqu’à ces derniers
temps exclusivement masculines de ridiculiser leurs efforts méritoires par des
dénominations masculines écœurantes et grotesques, aussi attentatoires au génie de
la langue qu’aux instincts les plus élémentaires de l’humanité. N’y en a-t-il pas qui
s’intitulent sur leurs cartes de visite: «Maıˆtre Gise`le Martin, avocat», et d’autres
qui se font adresser leur correspondance au nom de Mademoiselle le Docteur Lou-
ise Renaudier? Le bon sens populaire a jusqu’ici résisté à cette extraordinaire entre-
prise; on dit couramment une avocate, une doctoresse [...] Une plus juste
conception de leur véritable place et de leurs légitimes aspirations, en même temps
que le respect de leur langue maternelle, devrait au contraire leur conseiller de re-
noncer au préjugé bizarre en vertu duquel beaucoup d’entre elles croient recevoir
une marque de mépris quand on leur donne un titre à forme féminine. [...] Ne se
rendent-elles pas compte que, bien au contraire, au point de vue social même, elles
ne font, en laissant obstinément à leur titre sa forme masculine auprès de leur

7
Khaznadar, E., «Métalangage du genre: un flou artistique». in Extension du
fe´minin. Les incertitudes de la langue, ed. M.-J. Mathieu (Paris: Champion, 2002),
25–44.
8
Grevisse, M. et Goosse, A., Le bon usage. Grammaire française (Paris – Louvain-
la-Neuve: Duculot, 13e éd. 1993), § 478, a et Histoire; et § 490.
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nom féminin et de leur appellation féminine de Madame ou de Mademoiselle, que


se proclamer elles-mêmes des monstruosités [...]?».9

Si la féminisation rencontre des résistances, ce ne sont donc pas


des résistances morphologiques ou linguistiques en général.

3.2. Re`gles morphologiques et syntaxiques


En ancien français, deux règles permettaient de féminiser les noms
de métier et les titres.
Soit, l’on ajoutait un -e à la forme du masculin. À cette époque,
les consonnes finales se prononçaient au masculin et le e du féminin
n’était pas muet. Il l’est devenu plus tard. Re´gent, re´gente: Blanche
de Castille, au XIIIe siècle, Marie de Médicis et Anne d’Autriche,
au XVIIe, occupèrent la fonction de re´gent, mais aucune ne se fai-
sait appeler Madame le Re´gent. On disait: Madame la Re´gente.
Soit, lorsque le nom se terminait par -e au masculin, on ajoutait
le suffixe -esse: conte/contesse; empere/emperesse; maire/mairesse;
notaire/notairesse; prestre/prestresse, prince/princesse, femme ou fille
de prince.
Si, actuellement, notairesse est considéré comme vieilli et
moinesse apparaı̂t comme plaisant, d’autres féminins anciens s’em-
ploient toujours soit pour nommer les épouses (comtesse) soit pour
désigner les femmes qui occupent de telles fonctions. Le féminin
mairesse, qui s’est dit de la femme du maire, pourrait servir à
désigner la femme exerçant la fonction de maire, ce qui permettrait
d’éviter l’homophonie de maire avec me`re. La forme épicène maire
et la forme féminine mairesse pourraient coexister dans l’usage
comme au Québec.
Au XXe siècle, chaque grande communauté francophone garde le
choix des moyens grammaticaux à utiliser pour mettre au féminin.
Les Québécois tendent à s’écarter des règles traditionnelles. Ils
féminisent les noms de profession en ajoutant un -e (sauf quand le
nom en est déjà pourvu): chercheure (or chercher-chercheur/cher-
cheuse), chroniqueure (or chroniqueuse), professeure (or professeur),
de´fenseure (or défenseuse), docteure (or traditionnellement doctor-
esse, ou docteur), parfois instituteure (or institutrice) et producteure
(or productrice).
Les formes chercheure et professeure montrent que les Québécois
et les Québécoises n’hésitent pas à ajouter un -e à des noms qui ont
9
Damourette, J. et Pichon, É., Des mots à la pense´e. Essai de grammaire de la
langue française, I, § 277, cité dans Goosse, A., Me´langes de grammaire et de lexi-
cologie françaises (Louvain-la-Neuve: Peeters, 1991), at 84.
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un autre féminin usuel. Leurs oreilles sont entièrement accoutumées


aux formes en -e. D’une façon générale d’ailleurs, les habitants de
la Belle Province trouvent choquants les noms de profession et les
titres au masculin lorsqu’ils s’appliquent aux femmes. Ils emploient
parfois des signes typographiques comme les parenthèses: les e´tu-
diant(e)s, les traits d’union: les e´tudiant-e-s, ou les barres obliques:
les e´tudiant/e/s, qui ne sont pas satisfaisants. Ces formes, en effet,
sont illisibles à haute voix, ce qui est en contradiction avec la fonc-
tion de communication propre au langage.
Quant au mot homme, du latin hominem, il tend à être remplacé
par personne, appellation plus générique ou plus universelle. Est-ce
une bonne solution? Sur le plan juridique, y a-t-il équivalence entre
droits de l’homme et droits de la personne?
De surcroı̂t, comme les Québécois veulent toujours plus de visi-
bilité linguistique pour les femmes, féminiser les noms de métier ne
leur suffit pas, ils féminisent également les textes. Cette pratique
évolue et progresse dans le temps. La féminisation des textes a
d’abord pris la forme d’une écriture dite non sexiste dans laquelle il
convenait et il convient encore de juxtaposer systématiquement la
forme féminine à la forme masculine: 300 e´tudiantes et 30 e´tudiants
sont des e´tudiantes studieuses et des e´tudiants studieux.10 En 1988,
Hélène Dumais publiait Pour un genre à part entie`re. Guide pour la
re´daction de textes non sexistes. Les noms doivent être écrits au
long, forme masculine et forme féminine. L’usage semble rester hé-
sitant. Féminiser chaque substantif, chaque adjectif, chaque
pronom, ou presque, alourdit inutilement le texte, en rend la lec-
ture difficile et déplaı̂t parce qu’en français, on ne supporte pas la
répétition.
Actuellement, l’Office québécois de la langue française s’oriente
vers la rédaction dite épicène. On qualifie d’e´pice`ne la forme qui ne
varie pas selon le genre. Les adjectifs apte et responsable, les pro-
noms nous et on, les substantifs artiste et spe´cialiste sont épicènes.
Par extension, on appelle e´pice`ne une façon d’écrire qui fait place
aux deux genres. Tout en continuant à féminiser les textes, l’Office
voudrait donc ne pas en diminuer la lisibilité ni l’intelligibilité par
l’introduction trop fréquente de formes féminines.

10
Houdebine-Gravaud, A.-M., «Différenciations sexuelles dans les langues et
identification sociale des femmes ou de la féminisation des noms de métiers». in
Extension du fe´minin. Les incertitudes de la langue, ed. M.-J. Mathieu (Paris:
Champion, 2002), 13–23.
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Pierrette Vachon-L’Heureux, linguiste à l’Office québécois de la


langue française, et Louise Guénette préparent le Guide de re´dac-
tion e´pice`ne qui sera publié en 2006 sous le titre Avoir bon genre. Il
contiendra des conseils concrets et pratiques ainsi que des exemples
de textes féminisés.
Rédiger épicène suppose de commencer par penser épicène, c’est-
à-dire se préoccuper de la visibilité des femmes dès la conception des
textes. Toutefois, les textes doivent rester lisibles. Les procédés de
féminisation tels que l’emploi de parenthèses, du trait d’union et de
la barre oblique sont à éviter parce qu’ils perturbent la lecture de la
chaı̂ne de caractères. Les mots doivent être complets. Il convient
aussi de penser à l’organisation générale du texte. Introduire de trop
nombreuses formes féminines risque d’alourdir inutilement le texte
et d’en rendre la lecture difficile. L’intégration des formes féminines
dépend du type de texte: publicitaire, informatif, administratif,
commercial, technique, pédagogique, juridique, etc.
Par exemple, en écriture épicène, il est conseillé d’écrire: Aucune
offre ne sera faite à la candidate ou au candidat APTE à occuper ce
poste plutôt que: Aucune offre ne sera faite à la candidate ou au
candidat QUALIFIÉ pour occuper ce poste. Ou encore: Voulez-vous
obtenir la CITOYENNETÉ canadienne? plutôt que: Voulez-vous
devenir CITOYENNE CANADIENNE ou CITOYEN CANADIEN?
La rédaction épicène entraı̂ne un renouvellement de la pratique
d’écriture. Elle tend à donner une place équitable au masculin et au
féminin dans le discours écrit et à relancer la féminisation des
textes au Québec.11
En Belgique, la première annexe de l’arrêté du 13 décembre 1993
rappelle les règles à suivre pour féminiser.

Règles morphologiques
Règle générale: on ajoute un -e à la forme du masculin
- lorsque le nom est terminé au masculin par une voyelle dans l’écriture: de´pute´/
de´pute´e; apprenti/apprentie; mais juge/juge, épicène, garde son e final.
- ou lorsque le nom est terminé au masculin par une consonne dans l’écriture: pre´-
sident/pre´sidente; artisan/artisane; marchand/marchande; avocat/avocate; magistrat/
magistrate; expert/experte; plombier/plombie`re; contractuel/contractuelle; chirurgien/
chirurgienne; maçon/maçonne.
Les noms masculins terminés en -eur ou en -teur sont traités à part.
La forme féminine se termine par -euse ou -teuse lorsqu’au nom correspond un
verbe en rapport sémantique direct: chercher – chercheur/chercheuse; et acheter –
acheteur/acheteuse.

11
Information communiquée par P. Vachon-L’Heureux, que nous remercions ici.
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La forme féminine se termine par -trice lorsqu’il n’existe aucun verbe correspon-
dant ou lorsque le verbe correspondant ne comporte pas de t dans sa terminaison:
une aviatrice, une administratrice, la directrice, une institutrice, la rectrice.
La forme féminine est identique à la forme masculine lorsqu’au nom ne cor-
respond pas de verbe: la docteur, une inge´nieur, la procureur, la professeur.

Règles syntaxiques
On recourt systématiquement aux déterminants féminins: une architecte, la comp-
table, cette pre´sidente.
Les adjectifs et les participes en relation avec les noms au féminin s’accordent sys-
tématiquement au féminin avec ces noms, y compris dans les appellations profes-
sionnelles complexes: une conseille`re principale, une contrôleuse adjointe, la nouvelle
inge´nieur technicienne; la pre´sidente directrice ge´ne´rale s’est montre´e inte´resse´e.

Depuis 1994, année de la publication du guide Mettre au fe´mi-


nin, l’usage des formes des noms de métier et des titres de fonction
au féminin a évolué. Les usagers se sont montrés plus audacieux
que les linguistes. Ainsi, les formes féminines auteure et e´crivaine
mises en notes dans le guide de 1994 se disent-elles et s’écrivent-el-
les couramment dans les journaux en 2005. C’est pourquoi, il con-
venait de mettre à la disposition des membres de l’administration et
des usagers belges une édition revue et complétée du Guide de
fe´minisation.
À la demande du Service de la langue française, j’ai élaboré la
nouvelle liste en tenant compte à la fois de l’usage et des indica-
tions fournies par les dernières éditions des ouvrages de référence.
Depuis la publication du guide Mettre au fe´minin en 1994, en effet,
je n’ai cessé de récolter des attestations de formes féminines chez les
écrivains et dans la presse. Mes étudiants en Philosophie et Lettres
(département de Langues et Littératures romanes et françaises),
aux Facultés universitaires Saint-Louis à Bruxelles, ont participé à
l’entreprise en dépouillant chaque année la presse belge francophone.
Parmi les ouvrages de référence, j’ai d’abord examiné le Guide
d’aide à la fe´minisation des noms de me´tiers, titres, grades et
fonctions publié en France en 1999, sous la direction de Bernard
Cerquiglini, et intitulé Femme, j’e´cris ton nom... (cf. la note 4). Ce
Guide, comme le nôtre, suit les rectifications orthographiques
proposées par le Conseil supérieur de la langue française et approu-
vées par l’Académie française en 1990.12 D’une façon générale,

12
Conseil supérieur de la langue française, «Les rectifications de l’orthographe»,
in Journal officiel de la Re´publique française. Documents administratifs, 6 décembre
1990.
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MICHE

le RENOUVO13 ou Réseau pour la nouvelle orthographe du fran-


çais diffuse les rectifications de 1990. Il est composé de quatre asso-
ciations: en France, l’AIROÉ (Association pour l’information et la
recherche sur les orthographes et les systèmes d’écriture); en Suisse,
l’ANO (Association pour la nouvelle orthographe); en Belgique,
l’APARO14 (Association pour l’application des recommandations
orthographiques), dont je suis présidente; et au Québec, le
GQMNF (Groupe québécois pour la modernisation de la norme du
français).
J’ai ensuite consulté la 9e édition du Dictionnaire de l’Acade´mie
française en cours de publication,15 le Tre´sor de la langue fran-
çaise16, la dernière édition du Grand Robert de la langue française,17
l’édition 2005 du Petit Larousse illustre´, l’édition 2005 du Diction-
naire Hachette (qui propose toutes les graphies rectifiées), et les
Lexiques des sports olympiques. Jeux d’hiver à Nagano18 et Jeux
d’e´te´ à Athènes.19
La liste ainsi établie a été examinée par la commission de
féminisation du Conseil supérieur de la langue française de la Com-
munauté française de Belgique.
Deux particularités marquent la nouvelle liste.
D’une part, le nombre d’entrées augmente. La liste s’enrichit
d’une centaine de noms tels que: afficheur/afficheuse (personne qui
pose ou fait poser des affiches) et affichiste/affichiste (artiste spécia-
lisé dans la création d’affiches); aquaculteur ou aquiculteur/aquacul-

13
RENOUVO (Réseau pour la nouvelle orthographe du français), Le millepatte
sur un ne´nufar. Vade´me´cum de l’orthographe recommande´e (France: AIROÉ; Suisse:
ANO; Belgique: APARO; Québec: GQMNF, 2004). Sites de l’internet: www.re-
nouvo.org et www.orthographe-recommandee.info
14
APARO (Association pour l’application des recommandations orthographi-
ques), L’essentiel de la nouvelle orthographe. Les huit-cents mots les plus fre´quents.
Abre´ge´ du vade´me´cum (Bruxelles: APARO, 2001). Site de l’internet: http://
www.fltr.ucl.ac.be/FLTR/ROM/ess.html et adresse électronique:
aparo@renouvo.org
15
Académie française, Le Dictionnaire de l’Acade´mie française (Paris: Imprimerie
Nationale, 9e éd. 1992 et 2000), 2 vol. et fascicules parus jusqu’à onglette.
16
Tre´sor de la langue française. Dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe sie`cle
(1789–1960) (Paris: C.N.R.S. et Gallimard, 1971–1994), 16 vol.
17
Rey, A., Le Grand Robert de la langue française (Paris: Dictionnaires Le Robert,
2001), 6 vol.
18
Lexique anglais-français-japonais des sports olympiques. Jeux d’hiver, Paris,
INSEP, 1997.
19
Lexique anglais-français-grec des sports olympiques. Jeux d’e´te´, Paris, INSEP,
2004.
DIRE ET SE DIRE AU FE´MININ 21

trice ou aquicultrice (personne qui s’occupe de l’élevage d’animaux


aquatiques ou de la culture de plantes aquatiques); bacte´riologue/
bacte´riologue.
D’autre part, le Conseil supérieur, tenant compte de l’évolution
de l’usage, émet un avis en faveur des féminins en -eure du type
inge´nieure, professeure et auteure. Il s’agit de noms terminés en -eur
ou -teur dans la famille desquels on ne rencontre pas de verbe de
radical identique et de sens directement apparenté. Le Conseil su-
périeur de la langue française ouvre le choix entre les formes clas-
siques en -eur et celles en -eure qui assurent davantage la visibilité
des femmes, en particulier lorsque les mots sont accompagnés de
déterminants élidés (l’auteure) ou pluriels (les auteures).

«Pour les noms en -eur dans la famille desquels on ne rencontre pas de verbe de
radical identique et de sens directement apparenté (auteur, inge´nieur, successeur
...), en 1994, le Conseil signalait l’existence au Québec et en Suisse de formations
féminines en -eure (une auteure, une inge´nieure, une successeure); il exprimait tou-
tefois sa préférence pour les formes dont le féminin ne se marquerait que dans les
déterminants (une auteur, une inge´nieur, une successeur). Depuis lors, on peut cons-
tater que les féminins en -eure s’implantent dans les habitudes d’usagers de plus en
plus nombreux, en Belgique, en France (ils sont d’ailleurs intégrés dans le guide
Femme, j’e´cris ton nom..., publié en France), au Québec et en Suisse romande.
Dans ces cas, le Conseil ouvre à présent totalement le choix entre les formes clas-
siques en -eur et celles en -eure, qui assurent davantage la visibilité des femmes, en
particulier lorsque les mots sont accompagnés de déterminants élidés ou au pluriel
(l’auteure, les auteures vs l’auteur, les auteurs). En tout état de cause, dans la ter-
minaison -eure, le -e est purement graphique et ne doit pas plus s’entendre à l’oral
que dans contractuelle, directrice ou mineure.»20

En Communauté française de Belgique, l’usager reste libre de


choisir entre les deux formes. Il importe de le souligner.
Dans la liste alphabétique des noms de métier, fonction, grade
ou titre, les formes féminines traditionnelles (auteur, inge´nieur, pro-
fesseur), qui suivent les règles grammaticales, sont placées en premi-
ère position, les formes récentes en -eure occupant la seconde
(auteure, ingénieure, professeure).
Les particularités lexicales du français en Belgique sont écrites
en caractères italiques: appointé/appointe´e; logope`de/logope`de; kine´s-
iste/kine´siste.

20
Ibidem Note 1, at 18.
22 ` LE LENOBLE-PINSON
MICHE

4. Féminisation et Identité

4.1. He´sitations linguistiques re´vélatrices de re´sistances


socio-culturelles
Dans l’ensemble, les résistances à la féminisation sont faiblement
linguistiques et majoritairement idéologiques. Les résistances tou-
chent profondément le rapport de la personne (femme ou homme)
à la langue, à son sexe et à sa fonction dans la société.
La femme évite les appellations féminines qu’elle sent comme
discriminantes lorsqu’elles soulignent la différenciation et la dis-
crimination sexuelle dans le discours. Dès la série des appellatifs
courants monsieur, madame, mademoiselle, le mariage n’est discrimi-
nant que pour les femmes.
La féminisation des titres et des fonctions qui étaient réservés
aux hommes suscite des désaccords de nature socioculturelle: direc-
trice, oui pour directrice d’e´cole, mais pas pour directeur de socie´te´,
entend-on expliquer. S’y ajoutent pre´sident d’assemblée, doyen de
Faculte´...
On admet généralement de féminiser les noms des emplois non
valorisants ou subalternes: une assistante, une garde frontie`re, une
gardienne, une plongeuse, une serveuse. En revanche, les métiers
d’autorité ou de prestige (justice, médecine, police) restent au mas-
culin: un juge, un jure´, le docteur et, familièrement, le Doc, le me´de-
cin le´giste ge´ne´ral, un commandant, un lieutenant... Or les féminins
de ces noms de professions ou de fonctions existent (une juge, une
jure´e, une lieutenante) ou peuvent exister (la docteur, la me´decin),
mais des contraintes sociales et culturelles bloquent leur utilisation.
C’est ce que constate M.-J. Mathieu en examinant la traduction
française de huit romans policiers écrits par l’américaine Patricia
Cornwell.21
Si la langue a d’abord une fonction instrumentale, c’est un outil
de communication, elle a aussi une fonction symbolique. Les mots
modèlent nos représentations du monde. Certains mots provoquent
des exclusions sociales. C’est pourquoi, le locuteur remplace ba-
layeur par technicien de surface, clochard par S.D.F., concierge par
gardienne, instituteur par maıˆtre des e´coles, drogue´ par toxicomane
ou toxico.

21
Mathieu, M.-J., «Le féminin n’est pas neutre». in Extension du fe´minin. Les
incertitudes de la langue, ed. M.-J. Mathieu (Paris: Champion, 2002), 118–126.
DIRE ET SE DIRE AU FE´MININ 23

D’une part, les mots en eux-mêmes comptent; d’autre part, leur


genre grammatical et leur forme féminine importent aussi. Le mas-
culin comme le féminin touchent de près l’identité de la personne.
La langue dit ou ne dit pas le féminin. En outre, si elle dispose de
plusieurs formes, le choix de la forme féminine peut être influencé
par la catégorie sociale à laquelle appartient cette personne.

4.2. Inse´curite´ linguistique


De fortes résistances à la féminisation proviennent de l’extension
du féminin. Les causes en sont institutionnelles ou socioculturelles.
Quel est le féminin de rapporteur? Rapporteuse? rapporteur? rap-
portrice? rapporteure? Les quatre formes sont attestées. Alors que
les mots en -teur du type auteur, rapporteur ou sculpteur appartien-
nent à des catégories lexicales dans lesquelles les contraintes mor-
phologiques sont fortes, leurs féminins développent des formes
concurrentes. Et, devant tant de formes possibles pour un seul
nom, naı̂t un sentiment d’insécurité linguistique, ainsi que l’a ap-
pelé le sociolinguiste américain William Labov.
La question lexicale est donc moins innocente et moins théori-
que qu’on pourrait le penser. Notre oreille et notre représentation
de la société acceptent l’ouvrie`re, la technicienne de surface et la ven-
deuse tandis qu’elles résistent à la chercheuse, la chirurgienne, la
magistrate, la metteuse en sce`ne et la rectrice parce que certains suf-
fixes ont une valeur discriminante.
Parce qu’il renvoie aux «petits» métiers tels que coiffeuse, net-
toyeuse, vendeuse, le suffixe -euse est senti comme dévalorisant. Dès
lors, à la forme féminine régulière sculpteuse (cf. sculpter-sculpteur-
sculpteuse), on préfère souvent sculptrice, sculpteure ou le masculin
considéré comme épicène sculpteur.
Contrairement au suffixe -euse, le suffixe -trice s’attache à des
noms de professions jugées nobles ou supérieures (cantatrice, in-
spectrice, re´dactrice). Aussi son emploi progresse-t-il dans l’usage.
La forme sculpteure, avec un e final, qui s’écrit mais ne doit pas se
faire entendre, s’introduit dans l’usage. Enfin, pour éviter de devoir
choisir, certains locuteurs emploient la forme sculpteur. Au singu-
lier, le déterminant indique le genre (une ou la sculpteur), mais au
pluriel cette forme ne montre pas le féminin (les sculpteurs). Les
pratiques discursives dénoncent donc, selon les cas, le malaise
social, le choix, les hésitations ou l’insécurité linguistique du
locuteur.
24 ` LE LENOBLE-PINSON
MICHE

D’autre part, ces hésitations sont linguistiquement regrettables


parce qu’elles poussent le locuteur à préférer l’épicène, sculpteur,
alors qu’existe traditionnellement une forme féminine marquée,
sculpteuse. L’emploi de la forme épicène non nécessaire s’ajoute aux
emplois traditionnels de l’épicène (docteur, ingénieur, juge, me´decin,
ministre, professeur) au point que l’accroissement du nombre de
formes épicènes risque de faire croire que le masculin est dominant
en français.22

5. Conclusion

Rendre les femmes plus visibles dans la société, notamment à tra-


vers l’usage de la langue, signifie reconnaı̂tre leur existence dans ce
qu’elles font et aussi reconnaı̂tre ce qu’elles sont. Dans l’ensemble,
en Belgique, comme en France, le nombre d’attestations de formes
féminisées croı̂t dans l’usage. Parallèlement la multiplicité des fa-
çons de dire – ou de ne pas dire – le féminin, les hésitations mor-
phologiques et sociales révèlent l’insécurité linguistique des usagers.
La féminisation, en effet, ne touche pas seulement les mots mais
l’ensemble du discours et tout le contenu langagier.
Outil linguistique, la langue est aussi un outil sexuel, social et
culturel qui permet de dire – et de ne pas dire – le féminin.

Faculte´s universitaires Saint-Louis


Avenue Winston Churchill, 165D/boıˆte 60
B-1180, Brussels
Belgium
E-mail: michele.lenoble@fusl.ac.be

22
Coutier, M., «Le féminin des noms de personne en -(t)eur: résistances et con-
currences». in Extension du fe´minin. Les incertitudes de la langue, ed. M.-J. Mathieu
(Paris: Champion, 2002), 69–93.

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