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CHUTE ET ÉLÉVATION.

L'apolitique de Simondon
Bernard Stiegler

P.U.F. | Revue philosophique de la France et de l'étranger

2006/3 - Tome 131


pages 325 à 341

ISSN 0035-3833

Article disponible en ligne à l'adresse:


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Pour citer cet article :
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Stiegler Bernard , « Chute et élévation. » L'apolitique de Simondon,
Revue philosophique de la France et de l'étranger, 2006/3 Tome 131, p. 325-341. DOI : 10.3917/rphi.063.0325
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CHUTE ET ÉLÉVATION.
L’APOLITIQUE DE SIMONDON

Du mode d’existence des objets techniques a pour but d’inventer un


nouveau rapport de la culture à la technique dans un contexte où le
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machinisme, c’est-à-dire le processus industriel de concrétisation

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comme réalisation du devenir technique, a pour conséquence, du
côté du prolétaire, sa perte d’individuation : l’ancien individu tech-
nique, porteur d’outils, qu’était l’ouvrier, devient le servant de la
machine, qui est le nouvel individu technique. Cet état de fait est
un cas particulier de ce qui apparaît plus généralement comme une
dimension entropique de la technologie machinique, ce qui induit
un conflit entre la culture, qui est la réalité néguentropique de
l’individuation psychique et collective, et la technique, qui est
pourtant la condition de cette individuation.
À cet état de fait, qui constitue donc un blocage de l’indivi-
duation psychique et collective, à cette « aliénation », Simondon
affirme qu’il y a une issue : celle qui passe par la théorisation du
devenir technique qu’il appelle une mécanologie, et dont le premier
axiome est que, s’il peut y avoir une aliénation de l’homme (ou de la
culture) par la technique, elle est causée non par la machine, mais
par la méconnaissance de sa nature et de son essence. La mécano-
logie a confiance dans la connaissance qu’elle est en charge de cons-
tituer dans une optique clairement politique, même si, par ailleurs,
Simondon dit que l’on ne peut jamais connaître l’individuation – la
technique étant aussi, comme devenir des individus techniques, une
individuation (et nous verrons en conclusion que c’est précisément
parce que l’individuation ne peut être connue que sa connaissance
ne peut être que politique).
Et pourtant, précisément sur ce point de l’existence d’un proces-
sus d’individuation technique, Simondon n’est pas clair. 1 / Il ne
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parle nulle part de processus d’individuation technique, même s’il


parle partout, dans Du mode d’existence des objets techniques,
d’individus techniques, tandis qu’il a établi dans L’individuation à la
lumière des notions de forme et d’information que l’individu n’est
qu’une phase de l’être relative à l’opération d’individuation à partir
de laquelle il vient à exister : il n’y a pas d’individus sans processus
d’individuation. 2 / S’il développe sa théorie de l’individuation psy-
chique comme étant toujours déjà aussi une individuation collective,
il ne parle jamais du rôle qu’y jouerait l’individuation technique
– pour autant qu’il y ait une individuation technique –, et plus préci-
sément dans ce qui relie le psychique et le collectif. C’est à cette indé-
cision théorique quant au lien en quoi consisterait l’individuation
technique, mais aussi quant à son pouvoir de déliaison, et en cela de
désindividuation en tant que puissance entropique, qu’est consacré
cet article. J’y examine en particulier les conséquences de ces ambi-
guïtés sur les pensées de la religion et de la psychanalyse chez Simon-
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don, induisant l’impossibilité d’une mécanologie politique.

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Le discours de Simondon sur la religion renouvelle profondé-
ment la manière de la penser en l’inscrivant dans un rapport essen-
tiel à la technique. Et pourtant, il est étonnamment décevant. Car il
révèle que la technique est pour Simondon ce qui résulte de la
décomposition d’une unité magique prétechnique, ce qui signifie
que la technique n’est qu’un moment dans l’individuation psy-
chique et collective, et ne joue aucun rôle dans la constitution des
milieux pré-individuels, tandis que Simondon, comme l’a bien
relevé Jean-Hugues Barthélémy, souligne en revanche son rôle de
stabilisateur du transindividuel : « L’objet technique [...] devient le
support et le symbole de cette relation que nous voudrions nommer
transindividuelle »1. Pour autant, donc, le pré-individuel n’est pas
techno-logique. Au contraire, Simondon le définit comme nature :
« L’être sujet peut se concevoir comme système plus ou moins par-
faitement cohérent des trois phases successives de l’être : pré-
individuelle, individuée, transindividuelle, correspondant partielle-
ment mais non complètement à ce que désignent les concepts de
nature, individu, spiritualité. »2
Seul le transindividuel est techno-logique. Cependant Simondon
ménage une marge d’indécision – qui fait toute la question – en pré-

1. Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958, p. 247


(souligné par l’auteur).
2. L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Gre-
noble, Millon, 2005, p. 310.
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cisant que le pré-individuel « correspond » à la nature « partielle-


ment mais non complètement ». Autrement dit, cette « correspon-
dance » est incertaine. Or cette incertitude contamine et fragilise
aussi les discours que Simondon tient sur la société magique, la reli-
gion, la morale et l’œuvre d’art à la fin de Du mode d’existence des
objets techniques, et sur la psychanalyse dans L’individuation à la
lumière des notions de forme et d’information : il s’agit là de la même
fragilité, et elle concerne la question du désir.
Simondon désigne Freud comme étant le penseur de la sexualité,
et non du désir. Or, le désir n’est pas la sexualité, ce n’est pas « com-
plètement » la sexualité, qui n’est le désir que « partiellement » : le
désir est la sexualité socialisée, c’est-à-dire toujours déjà transindi-
viduée. Or la transindividuation est techno-logique. Si le désir
n’était que sexualité, il ne serait que pulsion : la sexualité est pul-
sionnelle. Les animaux sexués ont aussi une sexualité. Or le désir,
qui constitue le processus d’individuation psychique et collective en
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tant que tel, est ce qui lie les pulsions, c’est-à-dire ce qui les dé-
nature. Et cela veut dire que le pré-individuel de l’individuation
psychique et collective n’est pas simplement ou complètement le
vital inachevé. Car si la vitalité est en effet le fonds le plus profond
de la pré-invidualité psychique comme fonds pulsionnel, cela n’est
vrai que pour autant que la vitalité, si l’on peut dire, s’inachève tout
autrement et pas complètement, c’est-à-dire pas à elle seule, lorsqu’elle
devient technique, et en cela qu’elle se projette comme sociale : la
technicité est un nouveau mode de l’inachèvement – de cet inachève-
ment qu’est intrinsèquement tout processus d’individuation, préci-
sément en tant que processus. Les milieux pré-individuels de
l’individuation psychique sont originairement techniques. C’est-à-
dire sociaux.
Pour le dire autrement, il n’y a pas de « phases [simplement et
complètement] successives de l’être ». Il y a un éternel retour de
l’individu transindividué au stade pré-individuel où le transindivi-
duel redevient un matériau pulsionnel (et non seulement instinc-
tuel). Or, ce qui constitue ce circuit, c’est la technicité de
l’individuation. La modalité techno-logique de l’inachèvement, que
l’on appelle, surtout depuis le XXe siècle, l’existence, est ce qui cons-
titue l’individuation psychosociale en tant qu’elle individue un
potentiel pré-individuel sursaturé non plus comme devenir et onto-
genèse d’une espèce vivante, mais bien comme co-individuation
d’un individu psychique et d’un groupe social à l’intérieur duquel il
s’individue en y provoquant un processus de résonance interne où
s’individue aussi l’ensemble des éléments techniques à travers les
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individus techniques, qui forment en cela un système technique


qu’il faut analyser comme un processus d’individuation technique
où « le mort saisit le vif » 1. Or ce système technique ne s’individue
à son tour qu’en relation intrinsèque avec l’individuation psychoso-
ciale, dont il forme le troisième brin.
La résonance en quoi consiste l’individuation est à la fois
interne au groupe et interne à la psychè. Mais cet à la fois n’est
possible qu’en tant qu’il permet la stabilisation d’une transindivi-
duation qui présuppose et que supporte une technicité. Or le reli-
gieux est une modalité historique du processus d’individuation
psychique et collective, c’est un stade et un mode organisationnel
dans l’histoire de la psychè comme dans l’histoire sociale, qui est
aussi une modalité de la transindividuation – s’il est vrai que ce
sont les transindividuations qui forment les individus collectifs et
sociaux tout autant que les processus d’individuation psychiques
qui ne sont rien sans elles, et qui ne sont que par cette trans-duc-
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tion. Et c’est comme modalité de la transindividuation, et en sa
teneur profondément techno-logique, que la religion constitue une
époque de la « conscience morale » en tant que psychè qui, dési-
rant, sublime et surmoïse.
Mais l’individuation technique n’étant pas thématisée dans la
constitution de l’individuation psychique et collective, la religion
n’est pas pensée par Simondon depuis sa constitution technique, ni
telle que, en particulier dans le monothéisme, elle apparaît comme
religion du livre, c’est-à-dire en relation essentielle avec les hypom-
némata qui sont tout d’abord des techniques de calcul, et à propos
desquelles Simondon est muet.
Les rapports entre le psychique et le collectif ne cessent de se
trans-former au fil de l’individuation des processus psychiques, col-
lectifs et techniques, et cette trans-formation, que j’analyse à tra-
vers une organologie générale2, se fait précisément aux conditions
de l’évolution du système technique, et comme jeu entre ce système
technique, que produit l’individuation technique, les autres sys-
tèmes sociaux, que produit l’individuation collective (langue, édu-
cation, droit, économie, etc.), et le système psychique, que produit
l’individuation psychique.

1. J’ai commenté cette formule de Marx dans De la misère symbolique 2. La


catastrophè du sensible, Paris, Galilée, 2005, p. 218 sq.
2. En un autre sens que celui usité par Simondon lui-même, et qui désigne
chez lui l’étude des éléments techniques qui composent les individus techni-
ques, lesquels composent à leur tour les ensembles techniques.
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C’est précisément en cela que la pensée de ce que j’appelle les


rétentions tertiaires (cf. infra) passe par une analyse historique du
processus d’individuation du système technique et de la place de
l’épiphylogénétique1, et, à partir de la constitution de la cité
(polis), par une analyse des hypomnémata comme écriture de soi,
c’est-à-dire comme modalité politique de l’individuation psychique
– telle qu’elle passe toujours déjà par une extériorité, c’est-à-dire
par une mise en public potentielle (et, dans le cas de l’art épistolaire
qu’étudie Foucault à travers les Lettres à Lucilius de Sénèque,
actuelle)2. L’hypomnèse, aussi bien comme écriture de soi que
comme constitution de ce que j’ai appelé les dispositifs rétention-
nels3, est ce qui soutient l’individuation psychique et collective,
l’anamnèse comme sélection – c’est-à-dire comme oubli – en quoi
elle consiste à la fois comme psychogenèse et sociogenèse qui indi-
vidue un pré-individuel qui est intrinsèquement (hypo)mnésique.
Cette question est celle de la trace, que Derrida tente de penser avec
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Husserl et au-delà.
C’est ici qu’apparaît la nécessité de relancer la pensée de
l’individuation psychique et collective à travers la métastabilisation
technique du transindividuel via les concepts de rétentions et de pro-
tentions, telles qu’elles peuvent devenir collectives via les rétentions
tertiaires. L’individuation est un processus à la fois temporel et spa-
tial. Comme perception, c’est-à-dire comme temporalité, telle que celle-
ci perçoit le spatial où elle distingue une figure sur un fond,
l’individuation psychique est ce qui agrège des rétentions primaires,
au sens de Husserl, qu’elle sélectionne dans les phénomènes depuis
les cribles (les critères de sélection) que constituent ses rétentions
secondaires individuelles. Ces rétentions secondaires individuelles
constituent des horizons d’attentes, c’est-à-dire aussi des proten-
tions. Et c’est parce qu’il y a de telles protentions que Simondon peut
écrire que « s’il n’y avait pas une tension préalable, un potentiel, la
perception ne pourrait parvenir à une ségrégation des unités qui est
en même temps la découverte de la polarité de ces unités »4.
Cette tension, c’est la protention constituée par la rencontre de la
rétention et du perçu qui, en la tendant, la trans-forme en attente – et
en attention. Et c’est pourquoi Simondon poursuit en posant que

1. La technique et le temps, Paris, Galilée, 1 et 2, 1994 et 1996.


2. Michel Foucault, « L’écriture de soi », Dits et écrits II.
3. Dans La technique et le temps 3. Le temps du cinéma et la question du mal-
être, Paris, Galilée, 2001.
4. L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, op. cit.,
p. 236.
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l’unité est perçue quand une réorientation du champ perceptif peut


se faire en fonction de la polarité propre de l’objet. Cette trans-
formation, qui est l’individuation même, se joue à la fois au plan des
rétentions secondaires psychiques, qui produisent les rétentions pri-
maires (comme sélections primaires)1, et au plan des rétentions
secondaires collectives qui les supportent – en regard desquelles se
constituent des protentions primaires et secondaires, ces dernières
pouvant être elles-mêmes psychiques ou collectives. Mais la mobili-
sation de ces rétentions secondaires, qui constitue donc les réten-
tions primaires comme agrégats de saillances, s’opère aux conditions
des rétentions tertiaires en tant qu’elles sont l’unité du psychique et
du collectif et à travers lesquelles le processus d’individuation ren-
contre les phénomènes par lesquels il s’individue : elles sont le
milieu de l’individuation psychique et collective.
La rétention secondaire constitue le milieu pré-individuel de
l’individu : « La matière mentale devenue mémoire ou plutôt
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contenu de mémoire est le milieu associé au moi présent. »2 La
mémoire constitue l’ « état d’âme » de l’individu (son individuation
actuelle) au sens où chez Bergson cet état, qui est en réalité un pro-
cessus, fait boule de neige :
« Ma mémoire est là, qui pousse quelque chose de ce passé dans ce pré-
sent. Mon état d’âme, en avançant sur la route du temps, s’enfle continuel-
lement de la durée qu’il ramasse ; il fait, pour ainsi dire, boule de neige
avec lui-même. À plus forte raison en est-il ainsi des états plus profondé-
ment intérieurs, sensations, affections, désirs, etc., qui ne correspondent
pas, comme une simple perception visuelle, à un objet extérieur invariable.
Mais il est commode de ne pas faire attention à ce changement ininter-
rompu, et de ne le remarquer que lorsqu’il devient assez gros pour impri-
mer au corps une nouvelle attitude, à l’attention une direction nouvelle. À
ce moment précis on trouve qu’on a changé d’état. La vérité est qu’on
change sans cesse, et que l’état lui-même est déjà du changement. »3

Mais l’individu n’accède à ses rétentions secondaires psychiques


qu’à travers les occurrences de rétentions secondaires collectives
dont il hérite, et qui constituent un autre fonds pré-individuel déjà
là, et social : rien n’est mémorisable qui ne se configure pas d’abord
dans le milieu et depuis le fonds pré-individuel que constituent les
rétentions secondaires collectives qui ont permis l’individuation

1. Sur le jeu des rétentions primaires et secondaires comme sélection, et sur


les rétentions tertiaires, je me permets de renvoyer à De la misère symbolique 1.
L’époque hyperindustrielle, Paris, Galilée, 2004.
2. L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, op. cit.,
p. 285.
3. Bergson, L’évolution créatrice (1907), Paris, PUF, 1941, p. 2.
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psychique en tant qu’elle est toujours déjà collective. Et c’est ce


que ne permet pas de penser le cône de la relation souvenir pur/per-
ception en quoi Bergson transforme sa boule de neige.
Les rétentions secondaires collectives sont des rétentions secon-
daires psychiques transindividuées. Et cela signifie que la technè est
au cœur de l’individuation dans ses moments les plus originaires et
les plus originaux, puisque la stabilisation des rétentions secon-
daires collectives est ce qui suppose les rétentions tertiaires, qui
sont elles-mêmes constitutivement prothétiques, qui ne sont collec-
tives qu’à ce prix : comme stabilités – elles sont la matière organisée
par laquelle se stabilise le milieu dans lequel baignent des individus
psychiques et sociaux qui ne sont eux-mêmes que métastables.
Il y a donc une double structure pré-individuelle pour l’individu
psychique : 1 / les rétentions secondaires collectives qui ont été
transmises par héritage, qui ne sont pas simplement les siennes,
mais qui constituent un déjà-là non vécu par lui1, et 2 / les réten-
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tions secondaires vécues par lui, et uniquement par lui, mais qui ne
peuvent se constituer que sur le fond non vécu des rétentions secon-
daires collectives, et qui constituent son propre fonds pré-
individuel, son fonds vécu, son milieu mnésique. Cette trame des
rétentions secondaires vécues sur le fonds des rétentions secondaires
non vécues, et supposant l’existence de rétentions tertiaires, cons-
titue l’étoffe de l’individuation psychique et collective : ce n’est
qu’en articulant ces niveaux de pré-individualité non vécus et vécus
que l’on peut comprendre que l’individuation psychique est origi-
nairement collective. Mais cela signifie également qu’elle est origi-
nairement technique, c’est-à-dire plus-que-psychique : spirituelle
(ou dans la langue grecque, noétique).
Dans son « Au-delà du principe de plaisir », Freud avance
l’hypothèse selon laquelle « tous les instincts se manifesteraient par
la tendance à reproduire ce qui a déjà existé »2. De la même
manière, il y aurait, à l’intérieur du bain rétentionnel secondaire qui
accompagne le moi comme son milieu, et qui constitue la singularité
de sa part de pré-individualité sur la trame de la pré-individualité
collective que forment les rétentions secondaires collectives, une
tendance à la stéréotypie qui serait l’expression de la tendance du
1. J’ai développé ce point dans « Le théâtre de l’individuation », commu-
nication consacrée à une analyse comparée de Simondon et de Heidegger, au
cours du colloque « Simondon » organisé par Jean-Marie Vaysse à l’Université
de Toulouse II - Le Mirail. Cf. Techniques, monde, individation, Hildesheim,
Olms, 2006.
2. Freud, Essais de psychanalyse, trad. S. Jankélévitch, Paris, Payot, 1979,
p. 47.
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vivant à reproduire ce qui a existé, c’est-à-dire à maintenir de


manière homéostatique la synchronie du système des rétentions
secondaires existant. Étrangement, cette tendance n’est pas pensée
par cette philosophie de la métastabilité qui constitue, comme clé
des processus d’individuation et des conditions de leurs articula-
tions, la pensée propre de Simondon – qui est bien, cependant, une
économie de tendances.
Or la question freudienne de l’ « Au-delà... » est celle que pose
une autre sorte de métastabilité par où est introduite l’économie
vitale des pulsions, s’il est vrai que, dans la description de la vie
individuelle et collective des protozoaires, il s’agit de décrire une
double tendance typique de la vie en général recherchant un opti-
mum vital :
« Le processus vital de l’individu tend, pour des raisons internes, à
l’égalisation des tensions chimiques, c’est-à-dire à la mort, alors que son
union avec une autre substance vivante, individuellement différente, qui
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augmenterait ces tensions, introduirait, pour ainsi dire, de nouvelles diffé-

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rences vitales qui se traduiraient pour la vie par une nouvelle durée. Il doit
naturellement y avoir un optimum ou plusieurs optima pour les différences
existant entre les individus qui s’unissent, pour que leur union aboutisse au
résultat voulu, c’est-à-dire au rajeunissement, au prolongement de la durée
de la vie. »1
Or, c’est ici qu’apparaît dans la pensée freudienne l’hypothèse
de la pulsion de mort comme composante primordiale de l’indivi-
duation vitale, mais en permanente composition avec la pulsion de
vie, ce qui constitue, précisément, la méta-stabilité du vivant : « La
vie nerveuse en général est dominée par la tendance à l’abais-
sement, à l’invariation, à la suppression de la tension interne pro-
voquée par les excitations ([elle est dominée] par le principe du nir-
vana – pour nous servir de l’expression de Barbara Low). » Je ne
souligne ces points, dans l’immédiat, que pour les mettre en regard
de ce que, dans Du mode d’existence des objets techniques, Simondon
décrit comme constituant une tendance spontanée à l’élévation
qu’il introduit tout d’abord par des considérations sur le « soubas-
sement affectif » du désir de conquête et de l’esprit de compétition,
de ce que j’ai appelé ailleurs, reprenant un vieux mot, cher à
Nietzsche, l’éris, et qui « permet de passer de l’existence courante à
des actes d’exception »2.
Ce passage depuis l’ordinaire dans l’extra-ordinaire prend pied
sur un fond d’où se détachent les saillances de ce que Simondon

1. Ibid., p. 70.
2. G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, op. cit., p. 166.
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croit pouvoir appeler l’unité magique, et qui constituent des


« points clés » par où se donne un monde jalonné de lieux et de
moments privilégiés – qui sont aussi l’origine de ce que j’ai moi-
même analysé comme les bases cardinales et calendaires de tout
processus d’individuation. Or, ici, Simondon pose comme source
même de toute individuation l’existence d’un désir de gravir, c’est-à-
dire de s’élever, que ces points clés et le réseau qu’ils forment tra-
ment comme la base même de l’affect : « L’ascension, l’exploration,
et plus généralement tout geste de pionnier, consistent à adhérer
aux points clés que la nature présente. Gravir une pente pour aller
vers le sommet, c’est s’acheminer vers le lieu privilégié qui com-
mande tout le massif montagneux, non pour le dominer ou le possé-
der, mais pour échanger avec lui une relation d’amitié. »1
Et ce qui fait la puissance du sommet et le désir de l’atteindre,
c’est sa singularité comme lieu d’exception. Cependant, ce qui rend
tout ce raisonnement très étrange est le concept d’unité magique.
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Car il suppose, tout comme chez Rousseau, qu’il existe une humanité
magique pré-technique : l’unité magique, c’est en effet ce qui, à
l’exception de ces points clés, n’a pas encore détaché analytique-
ment du fond les formes, ou plutôt les schèmes, qui deviennent,
comme outils techniques, des objets amovibles : « C’est précisément
cette structure réticulaire qui se déphase lorsqu’on passe de l’unité
magique originelle aux techniques et à la religion [...] ; les points
clés [...] deviennent les objets techniques, transportables et abs-
traits du milieu »2.
Ces thèses supposent donc que l’amovibilité technique, par
laquelle Leroi-Gourhan, au contraire de Simondon, définit le pro-
cessus d’individuation psychique et collective (couramment appelé
l’homme) comme processus d’extériorisation, est ce qui survient
comme déséquilibre et rupture de l’unité magique, tout à fait selon le
schéma de Rousseau.
Cette définition de la société magique semble de plus ignorer le
rôle des churinga et autres « mythogrammes », pour reprendre une
expression de Leroi-Gourhan, dans la société magique, qui consti-
tuent les ancêtres déjà très techniques et amovibles des hypomné-
mata. Et c’est leur ignorance, tout autant que l’inattention à la
fonction mnésique des techniques les plus primitives, et définitoires,
selon moi comme selon Leroi-Gourhan, du processus d’indivi-
duation psychosocial comme dégagement au-delà de l’individuation

1. Ibid.
2. Ibid., p. 167-168.
o
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334 Bernard Stiegler

vitale, qui engendre tout aussi bien la mécompréhension de Simon-


don quant à ce qu’il en est du religieux. En effet, Simondon suppose
que le religieux advient lorsque advient la technique comme rup-
ture de l’équilibre magique : « Pendant que les points clés s’objec-
tivent sous forme d’outils et d’instruments concrétisés, les pouvoirs
de fond se subjectivent en se personnifiant sous la forme du divin et
du sacré (Dieux, héros, prêtres). [...] ; la médiation [...] s’objective
dans la technique et se subjective dans la religion, faisant appa-
raître dans l’objet technique le premier objet et dans la divinité le
premier sujet, alors qu’il n’y avait auparavant qu’une unité du
vivant et de son milieu »1.
Mais cette définition de la religion, qui est aussi une confusion
avec la mythologie, ne prête pas attention au fait que religions et
mythologies supposent des mnémotechniques, et que la religion se
constitue précisément lorsque celles-ci deviennent à proprement
parler hypomnésiques. Ce que ne voit donc pas Simondon, c’est que
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c’est la technique comme mémoire qui fait monde : il ne comprend
pas que c’est la technique, comme épiphylogenèse et trame de
rétentions tertiaires, qui constitue le fonds pré-individuel de
l’individuation non vitale qu’est l’individuation psychosociale. Et
c’est pourquoi il reste pris dans l’illusion ontogénétique d’une suc-
cession de phases de l’être (pré-individualité de la nature, individua-
tion de l’individu, transindividuation du spirituel) qui présuppose
de plus que la technique est analytique : « La disponibilité de la
chose technique consiste à être libéré de l’asservissement au fond du
monde. La technique est analytique »2.
Mais poser que la technique est analytique, c’est l’opposer à la
synthèse qu’est l’individuation, c’est l’opposer, autrement dit, au
monde en tant que milieu de l’individuation. Et c’est pourquoi
Simondon écrit que « le monde est une unité, un milieu plutôt qu’un
ensemble d’objets ; il y a en fait trois types de réalité : le monde, le
sujet, et l’objet, intermédiaire entre le monde et le sujet, dont la pre-
mière forme est celle de l’objet technique »3. Or la technique, comme
support de l’individuation, en particulier comme hypomnèse, et qui
reconfigure et trans-forme les conditions épokhales dans lesquelles
l’individuation psychique est l’individuation collective, n’est pas
simplement « analytique » : elle est une synthèse prothétique a poste-
riori. Et pour le dire dans les mots de Simondon, elle est la relation

1. Ibid., p. 168.
2. Ibid., p. 170.
3. Ibid.
o
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Chute et élévation 335

trans-ductive par où les termes de la relation, le « monde » et le


« sujet », sont constitués comme termes. Parce qu’il ne le voit pas, et
même parce qu’il l’exclut, restant en cela profondément inscrit dans
la métaphysique du sujet et de l’objet qui s’exprime ici clairement, et
contre toute attente, Simondon peut écrire qu’il y a « une structure
de l’univers pour l’homme antérieure à la naissance des techni-
ques »1. Il y a une unité magique d’où se dégagent des saillances qui
ne sont donc pas encore techniques. Et l’on voit bien ici que ce qui
fait défaut est la pensée de la technique comme milieu mnésique,
c’est-à-dire comme rétention tertiaire.
Dès lors, Simondon ne pense pas la discrétisation que la tech-
nique et plus encore la mnémotechnique hypomnésique constituent
d’emblée : il confond cette discrétisation avec un caractère simple-
ment analytique. Outre que son concept de religion est extrême-
ment englobant et vague, et à vrai dire très contestable, il ne pense
pas ce que l’on pourrait appeler le stade prégrammatisant2,
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mais déjà discrétisant, des premières mnémotechniques qui seront à

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l’origine du monothéisme par trans-formation de l’épiphylogéné-
tique en hypomnésique à proprement parler, en écritures hiérogly-
phiques et idéogrammatiques, puis en écriture alphabétique sans
laquelle la religion dite du livre est inconcevable.
Reste que Simondon pose une tendance originelle à l’élévation
qui constitue un point de départ audacieux et fécond pour penser
le religieux et plus largement le désir dont il est une forme
sublimée. C’est d’autant plus intéressant que, rapportée à la ten-
dance à l’égalisation dont parle Freud, cette contre-tendance, qui
est, à n’en pas douter, une forme spécifique de la néguentropie,
non pas simplement comme vie, mais comme culture, ouvre la
perspective d’une métastabilité qui serait la négociation entre ces
tendances : l’une à l’égalisation et au nivellement, l’autre à
l’élévation – et sans cesse rejouées à travers l’histoire du processus
d’individuation comme succession d’économies négociant entre les
deux tendances via le jeu des rétentions tertiaires. Mais ici, nous
avons quitté le cadre de la pensée de Simondon : nous sommes
dans celui de ce qu’il est possible d’en faire en l’individuant avec la
question de l’hypomnèse.

1. Ibid., p. 171.
2. Au sens où Sylvain Auroux a pu parler de processus de grammatisation
dans La révolution technologique de la grammatisation, Mardaga, 1993 – et j’ai
moi-même repris ce concept dans De la misère symbolique 2 et dans Mécréance et
discrédit 1.
o
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336 Bernard Stiegler

Or, quant aux rétentions tertiaires, il est capital de noter que la


question de l’élévation posée par Simondon comme attrait pour les
saillances et les sommets que l’homme est originairement enclin à
gravir, et qui appellent à toujours monter plus haut, au risque de
tomber de toujours plus haut, néglige le fond sur lequel le sommet
se détache : le ciel. Car il vient un moment où il ne s’agit plus sim-
plement de gravir la montagne, mais bien de contempler les étoiles,
et de regarder ce ciel dans lequel les grands empires et les « reli-
gions » polythéistes vont voir des dieux, ces étoiles elles-mêmes, ces
astres, et dans lequel, ensuite, le proto-monothéisme de Platon et
d’Aristote, et les monothéismes du judaïsme, puis de Paul de Tarse,
vont affirmer un grand partage entre le ciel et la terre.
Du mode d’existence des objets techniques ne parle pas du ciel dans
l’infinité duquel se projettent aussi bien cet objet de désir qu’est le
dieu d’Aristote que les idéalités par lesquelles advient l’indivi-
duation psychosociale typique de l’Occident – via les notations
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hypomnésiques des proto-géomètres, comme l’affirme tardivement
Husserl qui découvre ainsi la finitude rétentionnelle. Et ce livre
n’en parle pas parce que Simondon, que cette finitude ne semble pas
concerner, ne voit pas qu’une transformation de la question de
l’élévation se produit avec les nouvelles formes de rétentions ter-
tiaires qui apparaissent comme écritures, et en particulier, comme
écritures alphabétiques.
Le livre ouvre une nouvelle question de l’élévation, qui n’est
plus celle de la gravité et de l’escalade des monts et des montagnes,
du parcours de la terre en tant que, sous la terre, se tient le monde
des esprits et l’enfer des morts, mais celle de la marche, c’est-à-dire
de l’ « aller vers », de la direction, du sens, de l’orientation (et de la
distinction d’un Orient) dans la mobilité qui est une forme
d’émotion, comme conquête aussi bien que comme exode, et de
l’annonce qui est la protention par excellence comme prophétie en
tant qu’elle individue psychiquement et collectivement. Cette pro-
phétie, conduite par l’étoile, qui conduit les bergers et les mages qui
vont voir l’enfant, est aussi avant cela et plus généralement ce qui,
comme expérience de la contemplation, ouvre l’âge de l’inter-
prétation comme hermeneia, et non plus comme divination.
La terre devient alors ce lieu d’où l’on contemple le ciel mais en
écrivant ce qui s’y passe. Et le souterrain où se tenaient les esprits des
morts a disparu : l’enfer de l’Hadès, qui donne aussi son nom à
l’aidôs grecque, n’est plus sous terre. Sous terre il n’y a plus rien.
Tout se joue entre le ciel et la terre. Ce qui s’affirme alors est une
distinction entre otium et negotium précisément parce qu’il y a un
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Chute et élévation 337

monde et qu’il se désacralise : le monothéisme est une désacralisa-


tion du monde en même temps qu’une séparation des ordres en
deux mondes.
Ce qui s’ouvre avec les premières formes hypomnésiques consti-
tuées en dispositifs rétentionnels organisant l’individuation collec-
tive comme pouvoir royal ou pharaonique, puis politique, puis reli-
gieux, est l’élévation de la question de l’élévation au niveau de celui
de l’interprétation : interprétation des signes que donnent les
astres, c’est la Mésopotamie, c’est l’Égypte, interprétation oracu-
laire, tragique, juridique et logique, c’est la cité grecque, qui
devient l’espace des dieux dont la multiplicité constitue la consis-
tance du multiple dans l’Un et de l’Un à travers sa multiplicité,
mais dont ces dieux se retirent, interprétation des écritures elles-
mêmes comme monothéisme.
Et puis Dieu meurt, et l’hermeneia, où l’otium se distinguait du
negotium, fait place à l’individuation psychique et collective indus-
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trielle et capitaliste. Et c’est le début du processus de désindividua-
tion (de « perte d’individuation ») où la machine devient l’individu
technique.
Alors même qu’en fin de compte, Simondon, très classiquement,
fait de l’apparition de la technique une chute hors de l’unité magique
originaire, il n’envisage à aucun moment la question de la possibilité
de tomber qu’ouvre toute élévation. Là où Heidegger ignore la question
du nous – telle que Simondon l’ouvre avec l’individuation psy-
chique et collective – qui l’aurait peut-être préservé de son calami-
teux aventurisme politique, Simondon lui-même ignore la question
du on qu’ouvre Heidegger et dans laquelle celui-ci tombe en 1933,
faute d’avoir été capable de penser le nous, mais aussi le neutre,
l’impersonnel qui, comme technique, le lie au je, et tel que ce lien
constitue trans-ductivement le Dasein : la technique est ce il qui
n’est pas un on et dont Heidegger fait précisément une chute
– comme Besorgen qui est pour lui (bien à tort – mais c’est toute la
question du rapport entre otium et negotium qui s’ouvre ici) un
Verfallen.
Or l’absence de toute question quant à la nécessité de tomber et
donc d’apprendre à tomber pour pouvoir s’élever, ou se relever, ce
qui s’appelle l’empirie, c’est-à-dire aussi l’épimétheia, a pour consé-
quence que Simondon ne fait aucune place à la question du carac-
tère uniquement intermittent de l’âme noétique – c’est-à-dire au fait
qu’elle n’est noétique que lorsqu’elle passe à l’acte, à cet acte qu’est
(comme saut quantique) l’individuation, mais telle qu’elle peut
aussi régresser au stade de cette puissance où elle n’est, pour parler
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338 Bernard Stiegler

dans des termes aristotéliciens, que « sensitive ». Régression dont la


différence ontico-ontologique est une tentative (grandiose et mal-
heureuse) de rendre compte, mais qui est aussi la question freu-
dienne dont Simondon se débarrasse à bon compte.
Dès lors, Simondon ne fait aucune place aux questions du sur-
moi et de la sublimation dans sa pensée de l’affect, alors même que
le devenir collectif de cet affect, qui est sa transindividuation, et la
concrétisation de l’individuation psychique, n’est possible qu’à se
surmoïser et à se sublimer. Du même coup, et bien qu’il pose dans
quelques pages magnifiques à la fois que « la solution au problème
moral ne peut être cherchée par ordinateur » et que « les conduites
automatiques et stéréotypes surgissent dès que la conscience morale
démissionne »1, il ne voit pas venir le rôle de la machine cyberné-
tique comme technologie de contrôle qui vise à liquider surmoi et
sublimation pour y substituer une surmoïsation automatique2 et
opérer un processus de désublimation qui est aussi une désindivi-
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duation psychique aussi bien que sociale3 : il court-circuite cette
question, et projette dans le stade numérique de l’individuation du
système technique, qui est la dernière époque du processus de gram-
matisation où s’individuent les hypomnémata (dont les machines
cybernétiques ne sont qu’un cas), un horizon de maîtrise de la tech-
nique par la mécanologie qui apparaît après coup bien naïf – et
comme la conséquence inévitable de sa métaphysique du sujet et de
l’objet, dont on a vu le fond rousseauiste.
À la distinction aristotélicienne matière/forme, Simondon a
substitué celle de la Gestalttheorie, fond/forme. Il raisonne en consé-
quence en termes de saillances. Mais cela signifie qu’il raisonne aussi
dans les termes de la théorie de l’information. Et c’est ce qui induit
la contradiction qui consiste : 1 / à parler de la transindividuation
comme devant être supportée par les objets techniques en tant que
pouvoir de stabilisation, ce que j’appelle des rétentions tertiaires, et
en même temps ; 2 / à poser que le support de l’information peut
être neutralisé dans ses caractères empiriques. C’est là une contra-
diction très profonde qui induit nombre de problèmes fondamen-
taux – à commencer par le fait que le pré-individuel n’est pas vu
comme étant lui-même déjà constitué par les rétentions tertiaires.

1. L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, op. cit.,


p. 508.
2. Je développe ce thème dans Mécréance et discrédit 3. L’esprit perdu du
capitalisme, Paris, Galilée, 2006.
3. C’est le thème de Mécréance et discrédit 2. Les sociétés incontrôlables
d’individus désaffectés, Paris, Galilée, 2006.
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Chute et élévation 339

Ce sont ces problèmes qui apparaissent dans la surprenante dernière


partie du Mode d’existence des objets techniques, et, en tout premier
lieu, comme discours sur l’unité magique.
Un nouvel optimisme s’annonce, selon Simondon, dans la
seconde moitié du XXe siècle, après le pessimisme qui aura opposé la
technique et la culture qui ne voyait pas que la technique est ce qui
la constitue, et qui la vivait, depuis le machinisme industriel ther-
modynamique, comme la source d’une néguentropie négatrice de la
vie de l’esprit, et, en matière de travail, comme une organisation
qui le divisait en sorte de désindividuer le travailleur pour en faire
un prolétaire. Autrement dit, l’époque thermodynamique de la
technique était celle de la perte d’individuation, et Simondon, à la
fin des années 1950, voit dans l’époque cybernétique alors naissante
le début d’un nouveau processus d’individuation, porté par la
machine, ouvrant l’âge d’un nouvel optimisme. Mais cet optimisme
n’est que celui de Simondon lui-même – et de quelques idéologues
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qu’il critique par ailleurs.
Car malheureusement, sur ce plan, l’histoire a totalement
donné tort à Simondon. Depuis les années 1950, c’est la croissance
d’un pessimisme sans précédent qui s’est imposée au monde
entier, en large part induit par une aggravation extraordinaire du
divorce entre le devenir technologique et les sociétés qu’il ruine.
Simondon voyait certes l’âge d’une technologie heureuse dans la
mesure où il prédisait aussi l’avènement d’une mécanologie qui
aurait permis un ajustement des ensembles techniques, correspon-
dant à l’amorçage d’un nouveau processus néguentropique, facteur
de la nouvelle forme d’individuation. Mais cette mécanologie,
reposant sur une ambiguïté radicale quant à la place de la
technique dans la constitution du pré-individuel, et conduisant à
un discours d’une facture finalement très métaphysique, ne pou-
vait aboutir : elle ne pouvait s’accomplir dans ce en quoi elle peut
seulement consister, à savoir une politique. Il n’y a pas de politique
simondonienne, alors que la question de l’individuation est poli-
tique de part en part.
Simondon dit bien, comme je l’ai rappelé au début de cet article,
que l’individuation ne peut pas être connue : la connaissance de
l’individuation ne peut être que sa poursuite, c’est-à-dire un saut
quantique dans la trans-formation des conditions de l’individua-
tion. Or, telle est bien la politique : une irréductible performativité.
Mais ne se donnant pas les moyens, en fin de compte, de penser
l’irréductible empiricité de l’individuation, il ne peut faire aboutir
sa connaissance de l’individuation sous la seule forme qu’il lui
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340 Bernard Stiegler

reconnaisse lui-même, à savoir comme politique. Et c’est aussi bien


faute d’avoir identifié la question de l’hypomnèse.
Simondon n’a pas pensé le ciel sur le fond duquel se détachent
les montagnes, mais il y a un ciel de Simondon, et il est purement
angélique : on n’en tombe pas. Aujourd’hui cependant, Dieu est
mort, ce que Simondon nomme lui-même la perte d’individuation,
et le ciel n’est plus que l’infinité du vide. Il n’est plus chargé ni
d’anges, ni de dieux. Et il n’y a plus non plus, sous terre, de démons.
Mais sur la terre, la perte d’individuation s’est aggravée de manière
horrifique : il n’est plus besoin de monter au ciel pour tomber d’une
manière que même Faust n’aurait pu imaginer. Bien que le ciel ne
soit plus l’autre monde de la terre, et que Dieu soit mort, le facteur
de désindividuation est plus actif que jamais – et ce facteur, que
l’on appelle la pulsion de mort, c’est ce que, à l’époque où régnait
l’idée d’un Ciel, on appelait le diable.
Il n’en va ainsi – comme règne de la désindividuation généralisée,
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qui est aussi une prolétarisation généralisée – que parce que les tech-
nologies du dernier stade de la grammatisation se sont socialisées
hégémoniquement comme technologies de contrôle. La cyberné-
tique, mais, plus amplement, les technologies des objets temporels
industriels, dont la cybernétique n’est qu’une partie, à présent
diluée, d’ailleurs, dans la convergence des technologies analogiques
et numériques que sont l’informatique, l’audiovisuel et les télécom-
munications, forment l’industrie des technologies de contrôle à
l’origine d’un processus de désindividuation généralisé, aussi bien
au niveau des individus psychiques, que sont les consommateurs en
général, qu’au niveau des individus collectifs qui sont détruits par
l’organisation mondiale de la consommation selon les techniques
du marketing qui ne vise qu’à éliminer toute forme de singula-
rité, celle-ci étant par nature incalculable et donc irréductible aux
modèles d’investissement qu’impose la financiarisation du capita-
lisme devenu planétaire.
En 1958, Simondon ne voit pas que les machines cybernétiques,
c’est-à-dire ce que l’on appelle de nos jours les technologies de
l’information, sont appelées à accentuer, avec les technologies de
communication dont il parle si peu, la prolétarisation des consom-
mateurs par destruction de leurs savoir-vivre, l’individu technique
privant ici l’individu psychosocial de ses savoir-vivre, c’est-à-dire et
de sa psychè, et de son rôle dans la constitution aussi bien que dans
la circulation de l’énergie libidinale sans laquelle il ne saurait y
avoir un quelconque processus d’individuation psychosociotech-
nique. Voir venir ce nouveau stade de la désindividuation nécessite-
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Chute et élévation 341

rait de penser le caractère technique du désir en tant que préci-


sément il constitue un fonds pré-individuel chargé de pulsions,
c’est-à-dire d’origine vitale, mais trans-formé en pouvoir libidinal
aussi bien de s’élever que de tomber.
La lutte philosophique, c’est-à-dire politique, contre la désindi-
viduation, est une question d’économie politique des technologies
de l’esprit que sont les nouvelles machines hypomnésiques, où il ne
s’agit pas d’appropriation des « moyens » de production, mais de
l’invention de nouvelles pratiques des supports de production : les
techniques, comme rétentions tertiaires des fonds pré-individuels,
ne sont pas des moyens, et c’est pourquoi il faut critiquer Marx
avec Simondon et Simondon avec le dernier Husserl. Il faut relan-
cer le projet initialement politique d’une « mécanologie », sans doute
en en changeant le nom – et je parle moi-même d’organologie géné-
rale en ce sens. La pensée philosophique de l’individuation par les
machines, et, au-delà des machines, par les appareils, comme l’a
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bien vu Pierre-Damien Huyghe, ne peut être qu’une critique de ces
machines et de ces appareils, une nouvelle critique, et qui se cons-
titue comme temps des appareils critiques.
Il ne fait pas de doute, en effet, que ce n’est qu’aux conditions
d’une transindividuation des nouvelles formes d’hypomnèse que
sont ces technologies de contrôle qu’une autre forme d’indivi-
duation est possible. Et il ne fait pas de doute qu’en cela les tech-
niques, technologies et appareils sont des supports synthétiques de
l’individuation, et non seulement analytiques. Mais cela n’est pos-
sible qu’à la condition de concevoir ce qui devrait enchaîner sur le
projet mécanologique comme une nouvelle pensée de l’otium, dont
ces formes d’hypomnémata ouvrent la possibilité insigne, susceptible
d’instaurer un nouveau rapport entre le psychique, le collectif et le
technique devenu techno-logique.

Bernard STIEGLER,
Centre Georges-Pompidou.

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