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DES VIES RECONSTRUITES.

EXCLUSION ET RÉINSERTION
SOCIALE DES FEMMES VIVANT AVEC LE VIH À OUAGADOUGOU
(BURKINA FASO)
Gabin Korbéogo et Salfo Lingani

John Libbey Eurotext | « Sciences sociales et santé »

2013/3 Vol. 31 | pages 5 à 28


ISSN 0294-0337

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Sciences Sociales et Santé, Vol. 31, n° 3, septembre 2013

Des vies reconstruites.


Exclusion et réinsertion sociale
des femmes vivant avec le VIH

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à Ouagadougou (Burkina Faso)
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Gabin Korbéogo*, Salfo Lingani**

Résumé. Sur la base d’enquêtes qualitatives et ethnographiques condui-


tes entre 2006 et 2008 au sein de l’Association des personnes infectées et
affectées par le sida (APIAS) de la ville de Ouagadougou, cet article
montre que l’infection à VIH est un événement modificateur de la vie des
femmes séropositives en ce sens que la découverte de la maladie remet en
cause leur statut socio-économique, matrimonial et politique. Ces ruptu-
res biographiques ont été surmontées grâce aux appuis de l’APIAS, des
églises et des structures de prise en charge des personnes séropositives, ce
qui a favorisé leur retour à la « vie normale ». La conquête d’un « second
souffle de vie  » se réalise à travers la recherche de la prise en charge
médicale, spirituelle, la reconstruction d’un réseau de relations sociales,
d’une relative autonomie financière qui contribuent à la réfection des
corps biologiques et de l’identité sociale de ces femmes.
doi: 10.1684/sss.2013.0301

* Gabin Korbéogo, sociologue, Département de Sociologie, Université de


Ouagadougou, BP 182, Ouagadougou 09, Burkina Faso ; kgabin1@hotmail.com
** Salfo Lingani, sociologue, Département de Sociologie, Université de Ouagadougou
BP 4621, Ouagadougou, Burkina Faso ; linganisalif@yahoo.fr

Les auteurs remercient leur assistante de recherche Rufine Compaoré pour son intérêt
et sa grande implication tout au long de leurs enquêtes.
6 GABIN KORBÉOGO, SALFO LINGANI

Mots-clés : VIH, ruptures biographiques, réinsertion sociale, Burkina


Faso.

Le rapport 2011 de l’ONUSIDA sur l’épidémie au Burkina Faso


indique que la séroprévalence est relativement plus élevée chez les fem-
mes que chez les hommes. Une enquête de sérosurveillance du ministère
de la Santé rapporte, par exemple, que la prévalence du VIH chez les fem-

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mes âgées de 15 à 49 ans est de 3,5 % dans la ville de Ouagadougou contre
une prévalence de 0,6 % en milieu rural et 1,6  % à l’échelle nationale
(Ministère de la Santé, 2012). À l’image de précédentes études (Desclaux
et al., 2011 ; Fassin, 2006 ; Vidal, 2000), nos observations montrent que
l’infection des femmes par le VIH s’explique par leur vulnérabilité
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physiologique comme par leur vulnérabilité socio-économique ainsi que


par leur faible capacité à influer sur le choix du partenaire sexuel ou sur
l’usage des moyens contraceptifs. Ainsi, les biographies des femmes séro-
positives de Ouagadougou dévoilent l’exclusion et les inégalités sociales
qui les affectent ; le sida est un des vecteurs de ces inégalités en même
temps qu’un révélateur (Desclaux et al., 2011). L’analyse des épisodes
tumultueux de reconstruction de la vie des femmes séropositives n’est
possible qu’à travers le déchiffrement de leurs contextes socio-historiques
d’origine et du poids des facteurs sociaux et environnementaux (rapports
de genre, relations conjugales, familiales et professionnelles, etc.) qui
pèsent sur elles (Vidal, 2000).
L’annonce de la maladie grave ou chronique (comme l’infection à
VIH) est perçue et vécue comme un événement marquant qui provoque
des « bifurcations biographiques », des « ruptures et (des) continuités »
dans le cours de la vie des personnes atteintes (Bessin et al., 2010  ;
Desclaux et al., 2011 ; Pierret, 2001). Selon plusieurs auteurs, le turning
point — l’événement, la rupture ou la bifurcation biographique — a une
portée heuristique dans l’énonciation sociologique dans la mesure où il
constitue l’interface entre les expériences et les attentes individuelles et
les contraintes structurelles de l’action ou de la pratique sociale (Abbott,
2001  ; Bessin et al., 2010) (1). Dans notre recherche, les processus de
reconstruction des vies des femmes séropositives sont analysés à travers
la trame de leurs histoire de vie, de leur organisation et de leur interpréta-
tion du temps, rythmées par quatre principaux facteurs : les « contextes

(1) « La bifurcation est absolument centrale dans le processus normal de l’autobio-


graphie » (Abbott, 2001 : 259, traduction des auteurs).
VIES DE FEMMES AVEC LE VIH À OUAGADOUGOU 7

sociaux », les « séquences », les « forces motrices » et les « bifurcations


biographiques » (Bidart et al., 2012).
Les femmes séropositives burkinabè sont majoritairement issues de
milieux sociaux précaires dans lesquels elles sont insérées dans des rap-
ports de pouvoir dominés par les hommes (Bardem et Gobatto, 1995  ;
Desclaux et al., 2011). Dans ces conditions, le déclenchement de la
maladie exacerbe leur vulnérabilité sanitaire, socio-économique, familiale
et morale (Desclaux et al., 2011 ; Taverne, 1996). Face aux ruptures ou
aux bifurcations biographiques occasionnées par l’infection à VIH, nous

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avançons l’hypothèse selon laquelle ces femmes séropositives mobilisent
les ressources sociales et morales dont elles disposent pour donner un nou-
veau sens à leur vie, pour « bricoler » un projet de vie à réaliser. En aidant
à dissiper ou à « brouiller » les souvenirs douloureux et les incertitudes
(liés au déroulement de la maladie et à la mort), tout comme en facilitant
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l’accès au traitement antirétroviral et aux ressources multiformes, les


associations et églises contribuent à la «  réminiscence biographique et
sociale » (Pierret, 2001 : 29) des adhérentes séropositives.
En suivant les trajectoires singulières de vie et les expériences col-
lectives des adhérentes de l’APIAS (Association des personnes infectées
et affectées par le VIH/sida), interprétées suivant une perspective de
genre, notre article analyse l’histoire de la réinsertion sociale de femmes
vivant avec le VIH à Ouagadougou. Le processus de réinsertion des mem-
bres d’APIAS s’opère suivant quatre facteurs sociaux : l’adhésion à l’as-
sociation, les pratiques religieuses, la débrouille économique et la
réinsertion matrimoniale.

Méthodologie et population d’étude

Les données de cet article sont issues d’une recherche empirique


conduite entre 2006 et 2008 par une équipe mixte du Groupe de recherche
sur les initiatives locales de l’Université de Ouagadougou (GRIL/UO)
dans le cadre du programme ANRS 12123 « Femmes malades du sida,
relations de genre et structures de santé ». Des données complémentaires
ont été collectées en novembre 2012 dans le but d’actualiser certaines ana-
lyses. Dans le cadre du programme ANRS, les enquêtes ont été menées
auprès de cinq associations de lutte contre le VIH/sida dans cinq villes du
Burkina Faso. Parmi les structures enquêtées, nous avons choisi l’APIAS
parce qu’elle venait d’être créée et qu’elle avait la particularité d’être ani-
mée principalement par des personnes infectées et affectées par le VIH.
Le fait que l’association soit relativement jeune nous a offert l’opportunité
8 GABIN KORBÉOGO, SALFO LINGANI

d’observer le processus de négociation de son inscription dans l’espace


public local et supra-local du VIH/sida (partenariat, recrutement et origine
des membres, activités, contraintes, opportunités, etc.).
Parmi les membres de l’association, nous avons sélectionné 15 fem-
mes qui étaient disponibles et qui ont accepté être enquêtées et suivies au
siège de l’Association comme à domicile durant au moins quatre mois. En
plus des observations ethnographiques, trois entretiens semi-directifs
approfondis ont été menés auprès de chacune. Le choix des enquêtes ité-
ratives sur une période relativement longue a permis d’instaurer un mini-

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mum de confiance, d’affiner les axes d’échanges après avoir tiré des
enseignements des premiers entretiens. Cette option a été féconde parce
que les deuxièmes et surtout les troisièmes entretiens ont pris les allures
de «  conversations ordinaires » donnant lieu à des confidences ou des
révélations de la part de nos enquêtées. Dans le souci de couvrir l’identité
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réelle des femmes qui ont participé à notre enquête qui se déroule sur le
terrain « sensible » du VIH, « porteur d’une souffrance sociale à travers
la détresse économique et sociale des personnes vivant avec le VIH »
(Bila, 2008 : 3), nous avons choisi de les désigner par des pseudonymes.
Le caractère sensible de la recherche sur le VIH impose une délicate négo-
ciation de la relation d’enquête qui est avant tout un rapport dialectique
entre « engagement et distanciation » (Elias, 1993), ou entre « altérité et
empathie  » chez le chercheur autochtone (Bila, 2008  ; Ouattara, 2004).
Par moment, cette posture réflexive a commandé l’apport d’un soutien
moral et financier à certaines enquêtées qui en faisaient la demande ou qui
présentaient des signes visibles de dénuement et de détresse (certaines
versaient des larmes au cours des entretiens). Dans le souci du respect du
principe épistémologique de la distanciation dans la relation d’enquête
(sans être indifférent, il ne fallait pas tomber dans l’émotionnel), nous
avons parfois suspendu les entretiens lorsque les femmes n’étaient pas
dans des dispositions psychologiques convenables.
La situation des femmes que nous avons rencontrées est légèrement
différente de celle décrite par Bila (2008), en ce sens qu’elles bénéfi-
ciaient d’une prise en charge biomédicale, psycho-sociale et économique
de la part d’APIAS et de ses partenaires, et de leur église d’appartenance.
Au cours des entretiens et des observations directes dans leurs milieux de
vie, comme certaines femmes séropositives cachent leur statut sérologique
à certains proches, il fallait changer de sujet de conversation dès qu’une
personne non informée de leur situation se présentait. Dans les situations
complexes où les femmes infectées recommandaient la discrétion et la
prudence pour ne pas susciter des soupçons de leur entourage, notre assis-
tante de recherche, qui entretenait des liens de camaraderie avec elles, a
été choisie pour mener l’enquête. L’exploitation des corpus empiriques a
VIES DE FEMMES AVEC LE VIH À OUAGADOUGOU 9

été faite par une analyse de contenu des entretiens et par l’interprétation
des données issues des observations ethnographiques et de la littérature
grise.

Les « forces motrices »

APIAS : le cadre salvateur

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Créée en février 2005, APIAS regroupe des personnes infectées et
affectées par le VIH (orphelins, veufs et veuves). L’association est née de
la rencontre entre le personnel médical du CMA (Centre médical avec
antenne chirurgicale) de Pissy (Ouagadougou) et leurs patients vivant
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avec le VIH. Au cours des interactions socio-sanitaires, les prestataires de


soins du CMA ont suggéré aux malades de se regrouper en association
pour promouvoir leur accès aux antirétroviraux, aux aides matérielles, ali-
mentaires et psycho-sociales. C’est cette idée qui a été concrétisée par un
groupe de personnes vivant avec le VIH à travers l’assemblée générale
constitutive. Avec l’aide du CMA de Pissy, l’association a acquis un local
pour ses activités de sensibilisation et de formation sur le VIH. Dès sa
création, elle a fait face aux besoins pressants de ses membres parce que
certaines femmes séropositives dormaient sous les hangars du CMA. Pour
répondre au besoin de logement, ses responsables ont entrepris des démar-
ches concluantes auprès de leurs partenaires (2) qui ont financé, en 2006,
la construction d’un centre d’accueil et d’hébergement dans l’enceinte de
son siège. Ce centre accueille prioritairement les femmes marginalisées et
exclues de leurs familles suite à la révélation de leur infection à VIH.
Dans les principes de fonctionnement, chaque pensionnaire a droit à
trois mois de séjour dans l’attente de trouver un logement personnel. Dès
lors, les patientes du CMA de Pissy reconnues séropositives à l’issue du

(2) Elle a bénéficié, depuis sa création, de l’appui financier, matériel et technique du


PAMAC (Programme d’appui au monde communautaire et associatif) qui est le seul
partenaire actuel qui appuie APIAS à travers les formations en technique d’anima-
tion, la gestion des dossiers techniques et comptables et des rapports d’activités, prise
en charge du loyer qui s’élève à 35 000 francs CFA (53,35 € par mois), de Médecins
sans frontières (2005-2010), du REGIPIV (Réseau national des personnes infectées et
affectées par le VIH du Burkina Faso), de CREDO (Christian Relief and
Development Organization) et de l’Association des bénévoles de l’espérance
d’Autriche (2006-2011).
10 GABIN KORBÉOGO, SALFO LINGANI

test de dépistage sont orientées vers l’APIAS par le personnel soignant.


L’association compte, en novembre 2012, près de 650 membres réguliè-
rement inscrits dont plus de 3/4 sont des femmes contre 1/4 d’hommes,
âgés de 18 à 60 ans. En plus des membres statutaires, près de 176 enfants
(de moins de 18 ans) infectés ou orphelins du VIH bénéficient également
d’une prise en charge d’APIAS. La majorité des membres vit dans les
quartiers périphériques (localement appelés les «  zones non loties  ») de
l’arrondissement de Boulmiougou (Ouagadougou), caractérisés par des
habitations précaires construites en banco (terre crue). Les femmes sont

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plus assidues aux activités et plus régulières dans la fréquentation de l’as-
sociation. Les hommes, en revanche, s’en détournent dès qu’ils constatent
une amélioration de leur état sanitaire. Selon l’un des responsables
d’APIAS, la déperdition associative des hommes s’explique par le fait
qu’ils ne trouvent pas leur compte dans les modestes activités génératrices
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de revenus qui sont proposées.


Le soutien direct de l’association à travers les aides, tout comme son
appui indirect par le biais de l’intermédiation auprès d’organisations de la
société civile impliquées dans la prise en charge des personnes vivant avec
le VIH, favorisent la réhabilitation sociale des membres. Dans ce sens,
notre recherche a révélé que l’APIAS a joué un rôle vital dans la réinser-
tion sociale de ses militantes (divorcées et veuves surtout). Leurs témoi-
gnages montrent que l’association est perçue comme leur « refuge », le
lieu prometteur de leur « rédemption ».

La rédemption

Dans les processus de reconstruction biographique des femmes


vivant avec le VIH, l’adhésion associative et la conversion religieuse
(inscription dans les groupes catholiques de prière charismatiques ou dans
les églises protestantes) représentent des « forces motrices » au sens où
l’entendent Bidart et al. (2012). Notre enquête révèle que l’appui moral et
matériel des églises renforce le « goût de la vie » suscité par la prise en
charge médicale. Dans certains cas, l’Église a été le premier « refuge » des
femmes après la découverte de leur infection à VIH par leurs proches et
leur exclusion des réseaux de sociabilités locales. Ce constat commande
l’analyse des pratiques religieuses et leurs motivations dans la vie quoti-
dienne des femmes vivant avec le VIH.
Dans la quête du second souffle de vie, la religion joue une fonction
importante chez les personnes vivant avec le VIH. Leur ferveur religieuse
s’observe à travers la référence récurrente à Dieu et aux préceptes reli-
gieux dans les discours mais aussi par le canal de leur participation assi-
VIES DE FEMMES AVEC LE VIH À OUAGADOUGOU 11

due aux séances de prière de guérison et le changement de leur apparte-


nance religieuse. Nos données empiriques révèlent que les conversions
religieuses des femmes vivant avec le VIH leur permettent de bénéficier
de l’assistance de l’Église et d’atténuer ainsi les effets induits par la dis-
qualification familiale.
Dans la même logique, Fancello (2007) et Laurent (2007) ont
observé que les conversions au pentecôtisme des malades moose (ethnie
d’origine de la majorité des enquêtées) du Burkina Faso, surtout les veu-
ves vivant avec le VIH, obéissent à des stratégies d’évitement du lévirat

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et d’assouplissement du « déclassement social violent » et de la « pénibi-
lité des conditions d’existence » (3).
Suivant l’appartenance religieuse des 15 informatrices, 8 sont chré-
tiennes depuis l’enfance et 7 étaient musulmanes et se sont converties au
protestantisme après la découverte de la maladie. La « mobilité reli-
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gieuse » n’a pourtant pas été observée chez les femmes séropositives de
Yako (4) et de Ouahigouya, respectivement situées au centre-nord et au
nord du Burkina Faso. Comment explique-t-on alors la « mobilité reli-
gieuse » au sein des associations des personnes vivant avec le VIH de
Ouagadougou ? Le témoignage de Béogo, née de parents catholiques pra-
tiquants et baptisée catholique depuis la naissance, éclaire certaines
logiques qui sous-tendent les conversions religieuses et particulièrement
le succès du protestantisme évangélique ou pentecôtiste auprès des per-
sonnes séropositives ouagalaises : « Le jour où je suis allée faire mon test,
j’ai rencontré deux femmes là-bas. Pour le retrait des résultats, nous nous
sommes encore retrouvées et leur résultat était positif comme le mien.
Elles ont dit que Bata (au secteur 8 de Gounghin), c’est un lieu où on prie
pour les malades et que beaucoup de malades y vont. Effectivement, la
prière est bonne. Si tu es malade et tu te fais beaucoup de souci, si tu pars
à cette prière, ça te soulage. C’est comme si un mort revient à la vie ! »
(Béogo, 38 ans) (5).
La congrégation protestante « Vigilance » organise chaque mercredi
une prière de guérison dans le quartier Bata de Gounghin à l’intention des
personnes atteintes par le VIH ou par d’autres pathologies chroniques. Y

(3) Selon Fancello (2007), comme les églises sont opposées au mariage et au rema-
riage coutumiers, elles sont considérées comme un refuge pour les femmes souhaitant
fuir un mariage imposé.
(4) Outre Ouagadougou, les localités de Yako et de Ouahigouya constituent les sites
d’enquêtes du projet 12 123 de l’ANRS au Burkina Faso.
(5) Veuve au moment de l’enquête en 2008. Son parcours est présenté plus loin dans
l’article.
12 GABIN KORBÉOGO, SALFO LINGANI

prennent part surtout les femmes, les personnes du troisième âge, les
chômeurs, les indigents ainsi que les personnes souffrant de maladies
considérées comme « mystiques » ou incurables. Étalée sur toute la demi-
journée, la prière est ponctuée par des chants, des prières invoquant
l’Esprit-Saint dont la descente est scandée par la transe, le déchaînement
d’émotions et la glossolalie de la part de fidèles, l’imposition des mains
des bergers sur les têtes des malades. Par ailleurs, il est prévu une session
de témoignages d’adeptes ayant recouvré la santé, parmi lesquels des per-
sonnes séropositives qui témoignent être redevenues séronégatives, sans

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que l’expertise biomédicale n’ait fourni la preuve de leur sérologie VIH
négative. Dans certains cas, il est même arrivé que des malades aient inter-
rompu le suivi médical et le traitement antirétroviral jusqu’à ce que la
rechute les y contraigne à nouveau.
Nos enquêtes révèlent que la quête de la réfection morale et socio-
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sanitaire est la principale cause des pratiques et de la mobilité religieuses


des adhérentes d’APIAS. «  Quand toi et ton mari souffrez pendant plu-
sieurs années de la maladie (VIH) et (qu’)il finit par décéder, te laisser
seule, sa famille va t’accuser de l’avoir tué. Si tu n’as pas quelqu’un pour
te défendre, on va te chasser de la famille. C’est ce qui m’est arrivé. On
m’a chassée et grâce à des bonnes volontés je me suis retrouvée dans l’as-
sociation. On m’a bien accueillie ici, j’ai droit aux soins et aux aides ali-
mentaires (…) J’ai entendu parler de la prière de guérison chez les
protestants. Comme je souffre, j’ai suivi des membres de l’association pour
y aller. Avec les prières, les enseignements de la Bible et les conseils entre
les fidèles, je me retrouve petit à petit, je me sens beaucoup soulagée. Je
remercie le pasteur et surtout le bon Dieu ! » (Dina, 41 ans, veuve).
« Même pendant mon hospitalisation à Kombissiri, mon mari est allé
amener un marabout une nuit  ; il a demandé mon nom et a écrit le
“nassa” (potion islamique) que j’ai bu mais ça n’allait toujours pas. Mais
quand j’ai su que c’est la maladie (sida) et que ce n’est pas un sort, je n’ai
plus été traité traditionnellement jusqu’à présent. Je me suis remise à
Dieu, car tout est Dieu. Et depuis lors, j’ai retrouvé la joie de vivre,
l’espoir grâce à la prière » (Nata, 37 ans, divorcée).
Plus actifs et visibles sur le terrain de la théologie de la guérison,
comparativement aux catholiques et aux musulmans, les protestants
(notamment les pentecôtistes) y recrutent par conséquent plusieurs adep-
tes au Burkina Faso. C’est en réplique au succès du prosélytisme et de
l’activisme thérapeutique protestants que les catholiques ont créé les pre-
miers groupes charismatiques en pays moaaga (Langewiesche, 2003).
Selon Fancello, « quand certaines veuves ne sont pas chrétiennes, elles se
retournent vers l’église pentecôtiste après avoir épuisé les autres recours
thérapeutiques et les réseaux sociaux » (Fancello, 2007 : 19).
VIES DE FEMMES AVEC LE VIH À OUAGADOUGOU 13

Les prestations caritatives de l’Église profitent particulièrement aux


femmes qui sont parmi les premières et les plus nombreuses bénéficiaires.
Les aides des religieux se réalisent à travers le don de mil ou de riz, l’ini-
tiation aux petits métiers ou l’accès au logement.
Parallèlement, conscientes de leur isolement familial et de « leur
mort inéluctable », les femmes séropositives, jugées « indignes » par leur
famille, préparent la prise en charge de leurs obsèques par leur commu-
nauté religieuse. Nombreuses sont celles qui, en rupture de liens fami-
liaux, ont la hantise de mourir dans l’indifférence sociale.

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L’épisode de la fin tragique de Tété, une veuve de 30 ans, mère de
trois enfants, que nous avons rencontrée en 2007 au siège d’APIAS, ren-
force certainement les craintes de ses compagnes. En effet, au retour d’un
voyage en Côte d’Ivoire, elle a eu des malaises insupportables tout le long
du trajet. Arrivée à la gare dans un état très dégradé, les employés de la
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compagnie ferroviaire Sitarail l’ont amenée dans un coin de la grande


salle d’attente pour qu’elle récupère physiquement. Ensuite, ils lui ont
demandé les numéros de téléphone de proches à contacter pour lui venir
en aide. Tété a alors préféré donner les coordonnées des responsables
d’APIAS dont elle était membre active au lieu d’informer sa famille rési-
dant à Ouagadougou. C’est ainsi que deux responsables d’APIAS sont
allés la chercher à la gare ferroviaire puis l’ont évacuée au CMA de Pissy
où elle a été hospitalisée pour recevoir des soins intensifs. Durant son
hospitalisation, elle a été assistée nuit et jour par ses co-pensionnaires du
centre d’hébergement d’APIAS. Mais les soins n’ont pas pu rétablir Tété
qui est finalement décédée au CMA de Pissy sans avoir reçu le moindre
soutien de sa famille. Ce sont les membres d’APIAS, soutenus par les
fidèles du groupe de prière Vigilance, qui ont assuré toutes les formalités
mortuaires de Tété.
L’exemple du traitement funèbre de Tété illustre un modèle de relé-
gation dans les coulisses de la scène sociale des malades du sida, perçus
comme « finis » ou « morts-vivants » par leur entourage, tout comme il
dévoile une transformation des représentations et du traitement local des
mourants suivant la perspective d’Elias (2002). L’attachement et les soins
métaphysiques ou religieux qui entourent le mourant ordinaire font place
au « refoulement » des corps des personnes vivant avec le VIH, condam-
nées à mourir dans la « neutralité émotionnelle » (Elias, 2002 : 116) parce
que les proches sont incapables de leur fournir une assistance matérielle et
affective. Par conséquent, les adhérentes d’APIAS œuvrent pour devenir
de « bonnes chrétiennes » dans l’espoir de bénéficier d’honorables céré-
monies funéraires tant recherchées par les malades du sida. Ceci étant dit,
les pratiques religieuses des personnes séropositives montrent que leur
conversion vise un double objectif : spirituel à travers la réfection morale
14 GABIN KORBÉOGO, SALFO LINGANI

et l’acquisition du « salut divin », pragmatique (Fancello, 2007 ; Laurent,


2007) par l’accès aux opportunités économiques qu’offrent les églises. La
conversion des personnes vivant avec le VIH (les femmes surtout) au
christianisme (pentecôtisme ou aux Assemblées de Dieu en particulier)
répond ainsi à la crainte de se sentir nues et démunies sans recours devant
les nouveaux enjeux occasionnés par la maladie chronique ou
« mythique » (Fancello, 2007 ; Laurent, 2007). Par conséquent, la religion
représente une force motrice qui accompagne ou contribue aux recons-
tructions biographiques des femmes ouagalaises atteintes par le VIH.

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La survie économique

Le développement de l’épidémie du sida à la fin des années 1980 a


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posé un défi majeur aux pays africains, soumis aux plans d’ajustements
structurels de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international.
Dans le domaine sanitaire, le contexte socio-économique a été marqué par
le désengagement partiel de l’État de la prise en charge sanitaire des popu-
lations et la contribution financière consécutive des « clients » pour la
délivrance des services publics de santé (Gruénais, 1998). La marchandi-
sation de la santé et du bien-être, qui a mis les antirétroviraux hors de por-
tée des patients démunis, a produit de nombreux « rebuts humains » selon
l’expression de Bauman (2006), surtout dans les milieux sociaux défavo-
risés, les plus durement touchés par le VIH au Burkina Faso. Les associa-
tions, qui y sont apparues une décennie après la déclaration des premiers
cas d’infection, constituent l’épicentre du dispositif institutionnel national
de prise en charge de personnes vivant avec le VIH (CNLS-IST, 2008).
Elles représentent le cadre d’accueil et de régénération morale, « la
seconde famille » des femmes infectées, éconduites du domicile conjugal
sans soutien matériel (Attané et Ouédraogo, 2011).
L’expérience d’une telle bifurcation biographique a été vécue par
plusieurs membres d’APIAS. Suivant l’origine géographique, elles sont
originaires des « zones non loties » (non desservies en eau potable, en
électricité, en routes praticables et caractérisées par des habitations pré-
caires et spontanées) du quartier Pissy ainsi que des régions du Boulgou,
du Boulkiemdé, du Gourma et du Poni. Elles se retrouvent à l’occasion
des « groupes de parole » et des « clubs d’observance » organisés au siège
d’APIAS pour discuter, raconter les péripéties de leurs recours thérapeu-
tiques, se redonner courage et recevoir des conseils pour pouvoir « res-
susciter ».
Avec une « identité sociale » entachée, les personnes séropositives
combattent leur affliction morale et leur sentiment d’isolement en inté-
VIES DE FEMMES AVEC LE VIH À OUAGADOUGOU 15

grant le cercle de celles qui partagent le même « stigmate » (Goffman,


1975). Ressusciter signifie rechercher les ressources morales et l’autono-
mie économique, d’autant plus que ces femmes, suite à la déclaration de
l’infection à VIH et au décès de l’époux, sont victimes d’exclusion et de
stratégies de préservation des ressources économiques des familles
(Attané et Ouédraogo, 2011 ; Taverne, 1996).
Dans la plupart des cas (soit 9 sur 15), les époux ont développé la
maladie avant elles. Pour assurer leur traitement traditionnel et antirétro-
viral, ces derniers ont vendu les biens domestiques (maison, mobylette,

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vélo, bétail) sans pour autant pouvoir survivre à la maladie. Ils ont finale-
ment été ruinés et emportés par le sida, laissant derrière eux les veuves
séropositives et les orphelins dans un extrême dénuement matériel. Le
témoignage de Lina, une femme de 30 ans vivant avec le VIH, répudiée
par son mari après la découverte de l’infection, est symptomatique du
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drame social que vivent les femmes séropositives de Ouagadougou.


Après sa répudiation, Linda, handicapée d’un membre inférieur, a
trouvé refuge chez sa mère à Ouagadougou. Pour ne pas « démoraliser »
celle-ci, toujours sous le choc moral du décès de l’aîné de la famille par
suite de l’infection au VIH, Linda a préféré taire sa sérologie positive. Sa
mère a veillé sur elle nuit et jour lorsqu’elle avait des maux de tête chro-
niques et de la diarrhée, et pour assurer son alimentation et sa toilette.
Invalidée par la maladie, Linda se déplaçait à l’aide de deux béquilles en
bois que sa meilleure amie lui a offertes. Elle vivait avec en moyenne 50
à 100 francs CFA (0,075 à 0,15 euros) par jour qu’elle recevait de sa mère
ou grâce à la générosité de ses amies. À l’image de Linda, de nombreuses
femmes ont été économiquement ruinées et socialement déclassées par la
maladie. Elles ont pourtant courageusement fait face en investissant tou-
tes leurs économies tant dans les soins de leur défunt époux que dans leurs
propres soins. Pire, elles ont été contraintes de suspendre ou de changer
d’activité avec l’épuisement physique et surtout les stigmates corporels
gravés par la maladie. En effet, dès que les infections dermatologiques
apparaissent sur leur corps, les malades du sida sont victimes de stigmati-
sation sociale de la part de leurs employeurs ou de proches qui redoutent
d’être contaminés au travers des simples contacts et de la consommation
des aliments qu’elles manient (Ouattara et al., 2004).
Les relations que les femmes vivant avec le VIH ont nouées au cours
de leur aventure thérapeutique leur ont permis de revenir sur la scène
sociale. Selon leurs témoignages, une nouvelle page de leur vie s’est alors
ouverte avec l’APIAS qui a permis d’améliorer considérablement leur
condition sociale. Une fois inscrites à l’association, les femmes ont com-
mencé le suivi régulier du traitement antirétroviral et ont bénéficié men-
suellement de l’aide alimentaire, matérielle et financière des structures de
16 GABIN KORBÉOGO, SALFO LINGANI

prise en charge des personnes vivant avec le VIH (6). Bien que modestes,
ces aides multiformes ont favorisé leur survie économique. Cela leur a
permis de quitter les familles pour séjourner au centre d’hébergement
d’APIAS durant un à trois mois avant d’occuper les habitations de fortune
de Pissy qu’elles paient mensuellement en moyenne 5 000 francs CFA
(7,60 €), l’équivalent du salaire mensuel d’une femme de ménage dans
les institutions publiques.
Les fragments d’histoires de vie des adhérentes d’APIAS après l’in-
fection sont relativement analogues. Malgré les contraintes financières, le

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lourd tribut moral de l’infection et le long traitement antirétroviral, elles
continuent d’assurer régulièrement la survie économique de leur famille.
C’est le cas de Fati qui, après le décès de son époux, est revenue vivre
dans sa famille paternelle. L’accès au suivi médical et psycho-social au
sein d’APIAS lui a redonné le goût à la vie. Depuis lors, Fati a pris la réso-
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lution de se battre pour vaincre la maladie et soutenir économiquement sa


famille dont elle est devenue la principale pourvoyeuse. Après avoir
exercé une année durant comme domestique, les irrégularités de la paie et
la volonté d’indépendance l’ont incitée à apprendre la coiffure. Après une
année d’apprentissage, au cours de laquelle elle a découvert sa sérologie
positive, elle a décidé de s’installer à son propre compte afin de bien vivre
ses derniers jours et de s’occuper de sa famille avant sa « mort immi-
nente ».
Grâce au courage et à l’abnégation au travail, cette femme séroposi-
tive assure les dépenses familiales avec les revenus quotidiens de la coif-
fure réalisée sous un hangar en tôle adossé aux murs de la cour familiale.
Aussi, dans le but de réunir des montants substantiels pour réaliser ce que
Rutherford appelle les « opportunités d’investissements » (2002 : 18), Fati
participe à une tontine des marchandes de son quartier dont la cagnotte
mensuelle s’élève à 15 000 francs CFA (22,8 €) par bénéficiaire. Par ce
biais, elle a pu acquérir un vélo de seconde main qui a coûté exactement
le montant de la tontine mensuelle. Fati ne manque pas d’ambition, elle
prévoit d’utiliser la prochaine cagnotte de la tontine pour moderniser son
activité par la construction d’une maisonnette et l’achat de nouveaux équi-
pements. Mieux, elle atteste être « plus à l’aise » car elle est économi-
quement plus équilibrée que lorsqu’elle vivait avec son mari.
Les expériences singulières de reconstruction de vie des personnes
vivant avec le VIH ne nient pas la misère morale et économique que
vivent certaines d’entre elles. Les cas que nous présentons ont le mérite de

(6) Comme la Croix Rouge, APIAS, ABASEF (Association Burkinabé action solida-
rité femmes enfants), Vie Positive, Vigilance.
VIES DE FEMMES AVEC LE VIH À OUAGADOUGOU 17

permettre de repenser ou de relativiser la problématique de la fragilisation


des économies familiales par le sida. Loin de décourager toutes les fem-
mes, l’infection à VIH et le rejet par l’entourage domestique ont incité
certaines d’entre elles, au contraire, à l’acharnement au travail et à leur
quête d’honneur. Après le décès de leur conjoint ou la répudiation du
domicile conjugal, elles ont pu être relativement déchargées des charges
financières et morales imposées par les modes de vie des maris et s’ins-
crivent désormais dans de nouvelles dynamiques de bricolage ou d’inven-
tion du quotidien. Mais, si le dynamisme entrepreneurial de ces femmes

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séropositives est en partie lié à leur volonté de réhabilitation sociale, il est
également induit par leur expérience antérieure dans l’économie de la
«  débrouillardise ». On constate ainsi, qu’avant l’avènement de la
maladie, la majorité des membres d’APIAS (10 sur 15) exerçait au moins
une activité génératrice de revenus dans l’économie informelle : le com-
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merce des denrées alimentaires (beignets, arachides), la « restauration par


terre », le nettoyage, le maraîchage ou l’élevage. Bien que certaines aient
une qualification scolaire ou professionnelle, elles peinent à trouver un
emploi permanent rémunéré parce qu’elles ne peuvent pas présenter le
«  bon certificat médical  » ou justifier les absences répétées pour les
consultations médicales.
Nous retenons que la conquête de la survie économique dans la
sphère informelle, avec les soutiens associatifs, a permis à ces femmes de
réhabiliter leur identité sociale ou de redonner un tournant à leur vie. La
réfection de l’identité biographique exige, par ailleurs, une réhabilitation
du corps biologique, dimension importante de la féminité.

Le souci du corps

Selon Pierret (2006), dans leurs processus de ré-ajustements biogra-


phiques et identitaires, les personnes vivant avec le VIH accordent une
attention particulière à la restauration de leur corps biologique affecté par
la maladie. Pour résister à l’épreuve temporelle et biographique inhérente
à l’infection, cette auteur souligne que le travail d’introspection des per-
sonnes séropositives sur leur expérience sociale antérieure à la découverte
de la maladie est indispensable : «  C’est en se penchant sur leur passé
d’avant la connaissance de la contamination qu’ils peuvent retrouver une
continuité à leur vie, s’inscrire dans une histoire partagée avec d’autres
et reconstruire leur biographie » (Pierret, 2001 : 29).
Au cours des enquêtes, nos informatrices ont sans cesse déploré le
délabrement de leur état physique sous l’effet de la maladie et évoqué
leurs beaux souvenirs de « femme coquette ». Elles ont honte de leur corps
18 GABIN KORBÉOGO, SALFO LINGANI

avili par les empreintes physiques et dénonciatrices du sida. Porter les


« plaies », les « boutons », les « tâches noires », les « cicatrices » consti-
tue un « lourd fardeau » toujours vif dans leur mémoire. L’épreuve
morale a été notamment durement ressentie par Nata lorsque les miasmes
qui se dégageaient de son corps repoussaient l’entourage social  : «  Les
membres de ma famille me fuyaient. Les hommes ne voulaient même pas
s’approcher de moi (...) Même ma maison, personne ne voulait s’en
approcher à cause de la puanteur des plaies. Mes cheveux avaient
disparu, mes pieds étaient secs, mes lèvres avaient rougi. C’est comme si

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je n’étais plus un humain ; personne ne croyait que j’allais me relever de
cette maladie » (Nata, 37 ans, divorcée).
Rude expérience de dénégation du corps, la découverte de la maladie
a momentanément disqualifié certaines femmes vivant avec le VIH du
marché matrimonial. Dès la manifestation de la dermatose, elles ont
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renoncé aux vêtements qui exhibent certaines parties érotiques du corps


(le ventre, la poitrine) comme les camisoles à manches courtes, pour adop-
ter les chemises à manches longues qui « cachent la honte ». Toutefois, le
suivi du protocole médical et prophylactique, la discipline diététique,
enseignés au cours des ateliers culinaires et les clubs d’observance, ainsi
que l’usage des produits esthétiques et cosmétiques ont favorisé leur
réfection corporelle et leur nouvelle posture esthétique : « Ça dépend de
la manière dont tu vas t’entretenir, si tu te laisses et tu ne prends pas cor-
rectement les produits, les petites maladies s’introduisent et te font rechu-
ter (…) Quand j’ai repris la forme, je me lave, je me maquille, je lave mes
chaussures et puis je vais faire tissage ; je mets la poudre rouge-là ; et
puis je sors et puis les gens me regardent bien » (Nata, 37 ans, divorcée).
Le souci du corps pousse donc certaines à investir une partie de leurs
revenus dans l’achat de produits pour faire partir les marques du sida.
Redevenues physiquement présentables, certaines femmes sont retournées
dans les milieux sociaux d’où elles ont été bannies pour prouver leur régé-
nération physique et reconquérir l’admiration des leurs. Pour soigner leur
image, leur charme et leur présentation de soi, elles utilisent des parures :
mèches, maquillage, vernis à ongle et sac à main. Notre assistante de
recherche a été sollicitée par certaines enquêtées pour les coiffer avec des
mèches ou leur appliquer du vernis sur les ongles. Elle a profité de certai-
nes occasions pour faire des dons de mèches, de vernis et de vêtements de
seconde main à quelques femmes.
La nouvelle valorisation de leur corps est en partie liée au relatif
relâchement des contraintes sociales qui pesaient sur elles. Dans les
milieux populaires, les codes esthétiques et le faible pouvoir économique
ne leur permettaient pas d’acquérir les vêtements à la mode tout comme
les produits de beauté (mèches, vernis, etc.). Par le biais de leur inscrip-
VIES DE FEMMES AVEC LE VIH À OUAGADOUGOU 19

tion dans de nouveaux espaces de sociabilité, les femmes vivant avec le


VIH s’inscrivent dans une nouvelle dynamique biographique et identi-
taire.

La réinsertion matrimoniale

Les femmes séropositives divorcées ou veuves sont tourmentées et


fragilisées par les mauvais souvenirs de leur vie conjugale occasionnés par

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la découverte de l’infection à VIH (Desclaux et al., 2011). Au Burkina
Faso, la fragilisation de la situation familiale des femmes séropositives
suite au décès de leur époux est surtout accentuée lorsqu’elles sont enga-
gées dans des « formes conjugales intermédiaires » (Attané et Ouédraogo,
2011 : 212). Selon Vidal (2000), le traumatisme des femmes qui ont connu
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une vie conjugale tumultueuse les persuade de se détourner de la tutelle des


hommes au profit de la recherche d’un travail salarié. Plus d’une décennie
après les observations de Vidal, les stratégies sexuelles et conjugales des
femmes séropositives des pays du Sud, en particulier du Burkina Faso, ont
évolué sous l’impulsion de plusieurs facteurs: « l’accommodation aux anti-
rétroviraux », leur expérience et les informations reçues en matière de prise
en charge, l’implication des prestataires de soins tout comme la mise en
place de la stratégie de Prévention de la transmission mère-enfant (PTME)
du VIH (Ouattara et al., 2011 ; Sow et Desclaux, 2011). Ces différents fac-
teurs sociaux, sanitaires et culturels ont contribué à la « normalisation » de
la vie sexuelle, au développement du désir de procréation, à l’augmentation
du nombre de grossesses, de naissances et de (re)mariages chez les femmes
vivant avec le VIH (Sow et Desclaux, 2011)
À titre illustratif, courant décembre 2006, deux couples de personnes
vivant avec le VIH ont célébré, sous le parrainage d’APIAS, leur mariage
à la mairie de Boulmiougou puis dans une église protestante de Gounghin
(7). Le premier couple est constitué de deux membres d’APIAS (une
femme et un homme) pendant que le second est composé de deux parte-
naires (une femme membre d’APIAS et un homme non membre associa-
tif) qui se sont rencontrés au CMA de Pissy où ils suivent leur traitement
médical. Les deux cérémonies nuptiales ont donné lieu à une grande
mobilisation des membres d’APIAS, des activistes et des membres d’as-
sociations de prise en charge de personnes touchées par le VIH de

(7) Le premier mariage public entre un homme séropositif (leader associatif) et une
femme séronégative a eu lieu en 1998 et a été l’objet de reportages dans la presse
audiovisuelle et écrite du Burkina Faso.
20 GABIN KORBÉOGO, SALFO LINGANI

Ouagadougou. En réalité, la mobilisation et la publicité autour des deux


mariages avait certes une portée politique — rendre visible et crédible
l’action de l’association aux yeux des partenaires et des autorités
publiques — mais elles visaient aussi un objectif pédagogique. Selon le
président d’APIAS, « les mariages à visage découvert montrent aux per-
sonnes séropositives que l’infection n’est pas la fin du monde et qu’elles
peuvent se marier et avoir des enfants si elles respectent bien les conseils
et les soins médicaux toute leur vie ».
Pour promouvoir l’hygiène de vie sexuelle et encadrer la réinsertion

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matrimoniale des membres, des clubs d’observance, animés par les
responsables d’APIAS et des partenaires techniques (Médecins sans fron-
tières, CMA de Pissy) (8), sont mensuellement organisés au siège de l’as-
sociation. Avec une moyenne de 40 participants, les thèmes abordés au
cours de ces séances éducatives sont variés : comment vivre sa sérologie
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avec son entourage ; actions des antirétroviraux contre le VIH ; antirétro-


viraux, procréation et grossesse ; antirétroviraux et sexualité, etc. Avec
respectivement 55 et 41 participants, les ateliers sur les deux derniers thè-
mes, tenus les 22 juin et 27 juillet 2006, ont connu les plus fortes audien-
ces. Les échanges y ont porté sur la gestion de la sexualité, l’usage du
préservatif, l’atteinte de l’orgasme chez les femmes ainsi que la procréa-
tion par le biais de la PTME. Une participante apprécie : « J’ai beaucoup
aimé ces animations sur la vie entre l’homme et la femme. Au début de la
maladie, on nous disait qu’il était interdit de coucher (faire l’amour) avec
un homme parce qu’on est malade du sida. Comme je voulais la santé, ça
ne me préoccupait même pas. Je ne pensais pas à ça ! Maintenant qu’on
nous dit qu’avec le traitement, si on suit bien, on peut aller avec un
homme et même faire un enfant, ça nous réjouit, nous allons ressembler
aux autres femmes » (Chantal, 32 ans, veuve).
Bien que la majorité des femmes célibataires (8 sur 11) (9) aspirent
au mariage, elles ont esquivé la question lors des premiers entretiens. Leur
gêne à parler de sexualité et du mariage est en effet commandée par le dis-
cours clinique normalisé, le déficit d’informations et l’autocontrainte
induite par la religion et la « tradition » : « Si tu sais, que tu es informée

(8) Le CMA de Pissy et Médecins sans frontières (par le biais d’un partenariat) ont
soutenu APIAS (2005-2010) à travers des consultations médicales gratuites, des dota-
tions en médicaments à moindre coût, des dons de bons d’examens médicaux à l’hô-
pital Yalgado Ouédraogo, au CMA de Pissy et à la clinique Suka, le remboursement
de certains frais médicaux, etc.
(9) Sur les 15 femmes rencontrées, 4 sont déjà engagées dans une vie de couple, ce qui
fait qu’il reste 11 femmes célibataires.
VIES DE FEMMES AVEC LE VIH À OUAGADOUGOU 21

que c’est contagieux puis que tu t’évertues à contaminer quelqu’un, ce


n’est pas bon pour toi ici bas sur terre, n’en parlons pas de l’au-delà. On
nous dit ça dans les formations et à la prière. Donc la maladie est comme
une frontière entre nous et ceux qui ne sont pas malades. Au niveau de
l’association, on nous a dit que les femmes célibataires désireuses de se
remarier peuvent sortir avec les hommes qui viennent à l’association.
Pourtant les hommes ne viennent pas assez aux rencontres de l’associa-
tion. Mais si un homme ne s’approche pas de toi pour te faire ses propo-
sitions, tu ne peux pas aller lui dire que tu veux sortir avec lui, la tradition

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veut que ce soit l’homme qui fasse le pas vers la femme » (Béogo, 38 ans).
Pour les raisons de « compatibilité sérologique » et de « compré-
hension réciproque », 6 des 8 femmes séropositives qui désirent se re-
marier affirment vouloir un conjoint séropositif. L’association promeut
d’ailleurs cette forme d’endogamie en invoquant les risques de stigmati-
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sation, d’incompréhension et de surinfection au sein des couples sérodif-


férents. Influencée par ces séances éducatives, Alida, une pensionnaire du
centre d’hébergement de 15 ans, a déjà fait son choix : « Mon mari doit
être séropositif comme moi (…) C’est parce que je suis malade et je ne
voudrais pas vivre avec quelqu’un qui n’est pas atteint de la maladie,
sinon je vais le contaminer ». Pour assurer la formation des couples séro-
concordants, l’APIAS utilise plusieurs stratégies. Elle organise par exem-
ple des jeux d’invisibilité entre les associations de personnes vivant avec
le VIH pour favoriser les rencontres amoureuses entre les membres qui
n’ont pas d’attaches matrimoniales. Le jeu consiste en des échanges épis-
tolaires entre des couples de personnes séropositives dont les identités
sont expressément déguisées jusqu’à ce que la cérémonie de découverte
lève le voile sur les correspondants ou « amis invisibles ». À l’occasion de
ces jeux, les responsables associatifs constituent uniquement des binômes
mixtes (hommes et femmes célibataires) pour faciliter les échanges et les
processus de mise en couple. Cependant, la sous-représentation des hom-
mes dans les associations et leur faible implication dans les activités col-
lectives réduisent la chance de chaque femme séropositive de rencontrer
un partenaire potentiel.
La volonté de se marier est surtout affirmée par des femmes qui ont
une expérience de la vie de couple. L’expérience de Béogo permet de met-
tre en relief les formes de (re)construction du projet matrimonial de nos
enquêtées. Après le décès de son premier époux par suite d’asthme et
d’une toux chronique, le conseil des aînés du lignage l’a destinée à un
malvoyant de près de 60 ans, un polygame qui éprouvait des difficultés à
nourrir sa famille. A priori, Béogo n’est pas contre le lévirat, mais elle
espérait se remarier à un jeune homme de son âge qui est capable d’assu-
rer sa prise en charge économique et celle de ses enfants. Mais, sous la
22 GABIN KORBÉOGO, SALFO LINGANI

pression des beaux-parents et pour « respecter la tradition », elle a rejoint


son nouveau mari chez qui elle est restée deux mois sans pour autant céder
aux avances sexuelles de ce dernier. Face aux difficultés, Béogo a exprimé
ouvertement aux aînés son refus de vivre avec le malvoyant. Pour se sou-
mettre à la disposition coutumière, elle a demandé à se remarier « symbo-
liquement » au fils de sa coépouse âgé de 10 ans. Les aînés ont refusé
qu’elle se remarie à un cadet social car, chez les Moose, le « mariage sym-
bolique » (10), c’est-à-dire sans consommation sexuelle, est parfois
réservé aux femmes ménopausées ou ayant des enfants capables d’assurer

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leur prise en charge socio-économique. Béogo, qui avait moins de 30 ans,
s’est alors heurtée au refus de la belle-famille de « la laisser libre » et de
l’exposer au « vagabondage sexuel ». En guise de représailles, les aînés
l’ont répudiée et exclue du partage du patrimoine de son défunt conjoint,
constitué essentiellement de deux plantations de café et cacao. Béogo et
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ses quatre enfants ont été contraints d’aller dans la famille de son père qui
venait d’être affecté comme chauffeur du service du trésor public de la
ville de Koudougou au Burkina Faso, en transitant par Ouagadougou, où
elle a rencontré une personne originaire de Koudougou qui l’a aidée à
retrouver sa famille. Deux mois après, celui-ci est revenu « demander la
main » de Béogo à son père, qui a donné son accord pour témoigner sa
reconnaissance au prétendant. Quelques temps après le cérémoniel matri-
monial traditionnel, elle a rejoint son nouvel époux avec ses quatre
enfants. C’est celui-ci qui, selon le témoignage de Béogo, l’aurait conta-
minée. Troisième épouse de son troisième mari, elle a eu deux enfants
avec ce dernier avant qu’il ne développe la maladie et meure quelques
mois plus tard. Les circonstances de l’infection de cette femme restent
floues, surtout que son premier époux est également décédé par suite
d’une maladie chronique sans qu’elle ne connaisse son statut sérologique.
Après le décès de son époux, Béogo a fait partir ses quatre premiers
enfants chez leurs oncles à Tougan et est repartie, avec les deux plus jeu-
nes, vivre chez son père qui s’est installé à Ouagadougou après sa retraite.
De là, elle a été référée à APIAS par les médecins du CMA de Pissy. Une
fois inscrite à l’association, Béogo revient sur la scène sociale à travers les
nouveaux contacts qu’elle a noués avec ses pairs et les institutions d’aide
aux malades et aux orphelins. Informé de son inscription dans une asso-
ciation de personnes vivant avec le VIH, son père l’a vivement exhortée à
se battre pour se marier pour « l’honneur de la famille ». Par le truchement
des activités d’APIAS, elle a rencontré un Moaaga d’une quarantaine
d’années, qui venait de quitter son épouse, avec qui elle entretient une

(10) Voir Attané et Ouédraogo (2011).


VIES DE FEMMES AVEC LE VIH À OUAGADOUGOU 23

relation amoureuse. Le nouveau compagnon de Béogo est aussi touché par


le VIH et réside dans la zone non lotie de Pissy. Il est ouvrier manuten-
tionnaire dans une entreprise privée de creusage de caniveaux et de fosses
de câbles électriques et téléphoniques. Depuis le début de leur relation, le
partenaire souhaite accueillir Béogo et ses deux enfants dans sa cour, mais
celle-ci retarde le regroupement familial par crainte d’un échec de la nou-
velle relation conjugale. Les appréhensions de Béogo n’entament pas la
volonté de leur couple de s’afficher aussi bien au sein de l’association que
dans la ville, ce qui symbolise leur retour à une vie sexuelle et conjugale

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en cours de « normalisation ».
Par ailleurs, si le désir du remariage est moins visible chez certaines
femmes séropositives veuves c’est bien parce que, d’une part, elles se
disent ménopausées et, d’autre part, elles affirment avoir de grands
enfants mariés capables de les défendre et de les prendre en charge. En
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plus, le fait de vivre avec des enfants mineurs constitue un handicap au


mariage de certaines car leurs prétendants exigent que les enfants soient
confiés à leurs oncles paternels. Comme elles affirment être très liées à
leur progéniture, elles refusent de se séparer de leurs enfants dont la garde
leur a été attribuée suite à une lutte âpre et aux médiations administrati-
ves. Cela limite leur chance de réinsertion matrimoniale.
Tout compte fait, pour la majorité des personnes séropositives mem-
bres d’APIAS, le mariage signe le retour à la « vie normale » car il est
perçu comme le moyen de reconquérir le respect de la famille et de l’en-
tourage. La reprise d’une vie sexuelle, le mariage et la procréation chez les
femmes vivant avec le VIH sont liés entre autres à l’évolution de leurs
perceptions et attitudes vis-à-vis de la sexualité tout comme l’espoir sus-
cité par le traitement antirétroviral et la PTME (Sow et Desclaux, 2011).
La réhabilitation sexuelle et conjugale contribue donc à la reconstruction
biographique et identitaire des femmes séropositives.

Conclusion

L’infection à VIH a été une découverte bouleversante pour les adhé-


rentes d’APIAS auprès de qui nous avons mené cette enquête, toutes
issues de milieux sociaux précaires. De la stigmatisation à la répudiation
par des familles qui ont refusé d’investir leurs maigres ressources écono-
miques dans les soins au long cours, les femmes infectées ont connu une
dévalorisation progressive de leur corps et de leur statut social. Mais
l’adhésion à l’APIAS leur a permis de « renaître dans l’expérience com-
mune » et de revenir sur la scène sociale en « combattant l’invisibilité »,
24 GABIN KORBÉOGO, SALFO LINGANI

selon les expressions de Fassin (2006 : 370). L’accès au traitement antiré-


troviral et les interactions avec d’autres personnes vivant avec le VIH ont
significativement atténué leurs souffrances. D’ailleurs, dans les conversa-
tions, elles évitent d’évoquer les souvenirs douloureux de leur vie anté-
rieure à l’infection au VIH. Les entretiens et les conversations ordinaires
que nous avons eus avec elles ont donc donné à certaines l’occasion
inédite de relater les afflictions, jusqu’alors enfouies dans les mémoires.
En revanche, les personnes séropositives prennent du plaisir à raconter les
efforts qu’elles ont déployés au cours du « bricolage de stratégies de sur-

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vie » (Bibeau, 1991).
Dans ce « retour à la vie », la famille, les proches ainsi que les ser-
vices publics étatiques ont eu une présence relativement négligeable. Ceci
révèle le caractère plus électif que systématique des solidarités familiales
(Attané et Ouédraogo, 2008) tout comme la fragilité des capacités assis-
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tancielles et assurantielles de l’État burkinabè en faveur des citoyens


exclus (ou vulnérables). Cet article montre que l’inclusion sociale des
femmes séropositives s’est opérée principalement par le biais d’associa-
tions et d’églises et ce, suivant trois phases capitales : la réfection morale,
la régénération physique et la survie économique. Enfin, la débrouillardise
économique, le mariage et la procréation représentent pour elles les prin-
cipaux indicateurs d’affirmation de soi et de revendication identitaire, des
matériaux pour leur reconstruction biographique.

Liens d’intérêts : aucun.

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ABSTRACT

Lives rebuilt. Exclusion and social integration


of women living with HIV in Ouagadougou (Burkina Faso)
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Based on a qualitative and ethnographic study conducted between 2006


and 2008 within an association in Ouagadougou, this article shows that
HIV infection is an event that modifies the life of the infected or affected
women because the discovery of their disease weakens their socioecono-
mic, matrimonial and political status. These biographical disruptions are
overcome through the support of NGOs such as APIAS (the Association
of Persons Infected with HIV), churches or institutions that provide care
for people affected by HIV and which foster their return to “normal life”.
The conquest of a second “breath of life” is achieved through the search
for medical and spiritual care, and the reconstruction of a new social net-
work, as well as through economic autonomy. These enable the remaking
of the biological bodies and the social identities of the women we inter-
viewed.
28 GABIN KORBÉOGO, SALFO LINGANI

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RESUMEN

Vidas reconstruidas. La exclusión y la reinserción social de


las mujeres que viven con el VIH en Ouagadougou (Burkina Faso)
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Basado en encuestas cualitativas y etnográficas llevadas a cabo entre el


2006 y el 2008 en el seno de la asociación de personas infectadas y afec-
tadas por el SIDA (APIAS) de la ciudad de Ouagadougou, este artículo
muestra que la infección por el VIH es un evento modificador de la vida
de las mujeres seropositivas, en el sentido de que el descubrimiento de la
enfermedad cuestiona su estatus socio-económico, matrimonial y polí-
tico. Estos quebrantamientos biográficos han sido superados gracias al
apoyo de APIAS, las iglesias y las estructuras de apoyo a las personas
seropositivas, lo que favoreció su vuelta a una « vida normal ». La
conquista de un « segundo aliento de vida » se logra a través de la bús-
queda de la atención médica, de la búsqueda espiritual, de la reconstruc-
ción de una red de relaciones sociales, de una cierta autonomía financiera
que contribuye a la reconstrucción de los organismos biológicos y de la
identidad social de estas mujeres.

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