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Vassily Kandinsky
1 Béatrice Bonhomme et Micéala Symington, Le rythme dans la poésie et les arts : interrogation
philosophique et réalité artistique, Paris, H. Champion, 2005.
2 ibid.
3 Maïté Snauwaert, « Le rythme critique d’Henri Meschonnic », Acta fabula, 13 (6), 2012.
4 Pierre Sauvanet, « À quelles conditions un discours philosophique sur le rythme est-il possible ? »
11 Cf. Colette Guedj, Notes sur le blanc dans la poésie contemporaine, in Bonhomme, B. et
Symington, S., Le rythme dans la poésie et les arts: interrogation philosophique et réalité artistique,
Paris, H. Champion, 2005, p.209.
12 Collette Guedj loc. cit.
13 La versification classique est fondée sur un principe syllabo-tonique avec une régularité
accentuelle. Les mètres les plus courants sont l'ïambe (. -), le chorée (- .), le dactyle (- . . ), l'anapeste
(. . -), l'amphibraque ( . - .).
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d'interrogation et le point d'exclamation de manière qu'il y ait concordance avec le
sens de la poésie sans aucun respect des règles de ponctuation. Les œuvres d'Aïgui
sont privées de segmentation textuelle en unités syntaxiques. Les phrases sont
remplacées par les micro-unités séparées par un tiret. Par conséquent, le mot dans
la poésie d'Aïgui acquiert un sens supérieur qui n'est pas égal au sens du point de
départ. La forme strophique joue également un grand rôle. L'auteur met en relief
des mots particuliers et des groupes de mots. Ainsi, les œuvres d'Aïgui sont à la
limite de la poésie traditionnelle et des formes frontalières comme la poésie sonore
et visuelle. Certains vers supposent une lecture orale correspondante et représentent
une sorte de partition pour la déclamation.
Le non-respect des règles poétiques, l'absence de ponctuation, la rime et les
espacements étranges, les blancs inattendus, les mots inventés ne sont pas courants
dans la poésie russe et ceci entraîne une incompréhension ou un rejet total. Par
ailleurs, chez Aïgui on trouve des poésies dont le sens et le choix des moyens
poétiques ne rendent pas la tâche plus facile. Le poète parle d’objets ou de
situations ordinaires d'une manière philosophique en utilisant des moyens
d'expressions inédits. Cette manière d'écrire est une façon de penser le monde
d'aujourd'hui propre à l'auteur.
Comment apparaît le rythme du « blanc » dans les poèmes de Guennadi
Aïgui ? De quelle façon pourrait-on l’interpréter ? Nous étudierons ses poèmes
selon deux aspects. Tout d’abord, il s’agira d’une appréhension de son œuvre du
point de vue visuel du rythme : la mise en page, la densité des lettres et des blancs,
le retour des mêmes signes14. Ensuite, nous essaierons de mettre en œuvre
l’importance de la perception mentale de l’œuvre qui permet, grâce à la lecture
silencieuse, de relier les traces visuelles à des sons, des « blancs » imaginés15.
Chaque poème de Guennadi Aïgui constitue une unité et devrait être étudié
à part entière. Ci-dessous nous présentons l'étude de deux poèmes.
Selon le critique Vladimir Novikov, ce poème est digne d’être placé dans
la catégorie de « véritable » vers libre étant donné que le lecteur y découvre la
liberté d’expression dans toute sa plénitude : « Il n’y en a aucun signe qui endigue
et il ne peut pas y en avoir – c’est la liberté d’expression totale représentée dans sa
nudité non protégée, dans la richesse de significations potentielles.17 »
En effet, tout d’abord, précisons que l’absence de ponctuation et de phrases
offre au poème la liberté par excellence sans aucune contrainte artificielle.
Ensuite, le fait que le poème ne compte que cinq strophes est très
symbolique. Cinq signifie l’union, c’est aussi le nombre « du centre, de l’harmonie
et de l’équilibre. »18. Par ailleurs, « il est encore symbole de l’homme (bras écartés,
celui-ci paraît disposé en cinq parties en forme de croix : les deux bras, le buste, le
centre – abri du cœur – la tête, les deux jambes). » Ce nombre symbolise également
l’univers : « deux axes, l’un vertical et l’autre horizontal, passant par un même
centre » et encore, « l’ordre et la perfection ». Finalement, cinq est « symbole de la
volonté divine qui ne peut désirer que l’ordre et la perfection. »19 Par conséquent,
ce poème englobe tout et tous. Cette image globale est représentée par une sorte
d’énumération des adjectifs au genre féminin, neutre et masculin dans la première
strophe du poème :
formes, figures, couleurs, nombres, Edition revue augmentée, Paris, Robert Laffont/Jupiter, 2008, p.
254.
19 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant loc. cit.
20 Léon Robel, Aïgui, Paris, Éditions Seghers, 1993, p. 57.
21 ibid., p. 56.
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(« crée »). En suivant cette logique on retrouve les traces de ce poème dans la
théorie Слово как таковое (Le mot en tant que tel)22 publié en 1913 par le peintre-
futuriste russe Nikolaï Koulbin23, (1868-1917) où est présentée une « conception
nouvelle de la poésie comme "art du mot". »24. En témoignent les correspondances
suivantes que nous avons établies et qui nous semblent tout à fait crédibles :
white, on the emptiness, on the cleaness, on the silence. These techniques will make him kin on
suprematism of K. Malevich. [...] The pure space of Malevich in Aygi’s poems is reflected by the
empty space ; non-figurative painting by a word-symbol that shows through a white page ;
composition of geometric figures by relations of word groups ; internal tension, dynamics of the
statics not by syntactical, but by associative cohesion-reflection. » Irina Plekhanova, Sergey Smirnov,
Organic Avant-Gardism of Gennady Aygi, Journal of Siberian Federal University, 5 (9), 2012, p.
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Les espacements blancs se glissent entre les strophes et se répètent en
créant un rythme visuel qui rappelle le motif de La neige avec intermittence dont
un poème qui porte le même titre. Le motif de la neige chez Aïgui est certainement
présenté à travers le prisme du suprématisme de Malevitch qui poursuit l’idée de ne
représenter que l'essentiel. La neige est une métaphore de la page blanche sur
laquelle l’écriture fait trace, tel Carré noir sur fond blanc28 (1915), l’œuvre
maîtresse de la philosophie de Malevitch. Tout comme le peintre, qui à travers son
carré noir cherche à représenter une forme élémentaire et universelle en choisissant
le blanc pour fond, qui, par ailleurs, rappelle l’infini, Aïgui est en quête de
« quatrième dimension ». Ainsi, Aïgui crée une sorte de poème-tableau qui dessine
l’étendue de neige immergée dans un profond silence.
Florence Corrado, dans son article « Aïgui, une poétique du silence »
considère que le blanc de la page chez Aïgui devient l’équivalent pictural du
silence, « il est une invitation au silence, à la contemplation et la méditation des
mots perçus dans leur intégrité sonore, sémantique, et graphique »29. La chercheuse
précise que ce silence poétique n’est pas une marque de l’abolition de la parole,
mais représente le « vide plein », « le morcellement du texte se comprend aussi
comme une notation de l’indicible, comme si l’alternance des signes graphiques et
du blanc donnait à voir l’indicible par intermittence »30. En effet, ces espaces
blancs, ce silence portent un sens dense et signifiant. Il semble évident que ce
procédé d’écriture ait une portée transcendante.
Inspirée par la philosophie et l’idéologie de Nietzsche (1844 – 1900), de la
doctrine de l’éternel retour, le blanc, le symbole de la neige représente pour le
poète la vie éternelle, qui échappe les limites du commencement et de la fin. Pour
Nietzsche l’éternité est « sans début ni fin, sans origine ni but, ce qui sinon serait
dispersé dans le temps se trouve parfaitement réuni »31. Les textes d’Aïgui
commencent rarement par une majuscule, souvent par une conjonction de
coordination ou une locution conjonctive et, donc produisant ainsi l’effet de n’avoir
jamais commencé. Ils donnent l’impression de durer sans cesse à travers des
espaces blancs, la ponctuation partielle qui a « pour finalité de faire un tout "sans
coupures ni coutures" »32. Léon Robel précise que le poète « conçoit toute son
œuvre comme un seul et même livre. Les poèmes sont liés entre eux, forment des
ensembles et un Ensemble »33.
Considérant le vers comme unité, Aïgui ne dissocie pas la vue et l’ouïe.
Grâce à la lecture silencieuse, à la perception mentale, le lecteur peut relier les
traces visuelles à des sons. Il s’agit « d’une réelle perception du rythme dont on ne
peut démêler ce qu’elle a de visuel et de l’auditif puisqu’elle convoque une
représentation imaginaire, une mentalisation, venue du corps écoutant
mentalement »34. Selon ma perception, l’usage des espaces blancs est sans aucun
doute une réminiscence des champs de neige de l’enfance du poète. Dans le village
tchouvache où il est né, les fenêtres de son isba donnaient sur des champs infinis.
Le mot « champ » symbolisait pour lui la liberté, l’autonomie, le bonheur.35 Ainsi,
comme l’explique le poète lors d’une interview avec le journaliste yougoslave
сюпрематизме новая форма выражения ощущений вообще. И сам квадрат на белом есть
форма, вытекающая из ощущения пустыни небытия. »
Казимир Малевич, Собрание сочинений в пяти томах, Т. 2, Статьи и теоретические
сочинения, опубликованные в Германии, Польше и на Украине. 1924-1930, М., Гилея, 1998, p.
109.
29 Florence Corrado, « Aïgui, une poétique du silence », Chroniques slaves, 4, Centre d’Études Slaves
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Nikola Vujčić en 1985 : « Champ et forêt constituaient "tout mon univers" [...]
Bref les champs et forêts dans mes vers – sont simplement des visages de ma
patrie, qui, sans aucun doute, prenaient un caractère de plus en plus symbolique. »
A travers ses poèmes, Aïgui voulait faire découvrir au lecteur les paysages de son
pays : « [...] c’est ainsi que sont apparus "mes" champs et forêts, qu’est apparue ma
neige, blanchissant "jusqu’au symbole" »36.
Le poème est fondé sur le couplage des allitérations et des assonances,
c’est sa structure porteuse. L’allitération crée une certaine régularité et sert à
renforcer la teneur sur le lecteur. Les consonnes chuintantes : ч, х, ш reproduisent
le bruit de la tempête de neige. Les consonnes sifflantes : c, з, au contraire, visent
une harmonie imitative, installent le calme après le tournoiement de « la neige
lâchée sur le monde ». L’emploi des assonances met en relief la sonorité du
poème : е, а, и, у, о. A travers les mots, les traits sonores, les lignes, les espaces
blancs, auxquels est accordé plus d’importance qu’au noir des mots, Aïgui rend
visible le rythme de la langue qui lui est propre. La cadence créée par l’alternance
du texte et de blancs donne au poème un sens plus riche. Le blanc chez Aïgui
apparaît alors comme une véritable mosaïque de sens et d’images qui engage le
lecteur à l’interprétation.
Prenons à titre d’exemple un autre poème d’Aïgui construit selon les
mêmes principes de la parenté des allitérations et des assonances où l’espace blanc
gouverne la page en imposant son rythme.
36 ibid., p.59.
37 ibid., p.104.
38 « В мире Айги один звук может стать образом-символом и целым стихом, и даже полным
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symétrique offrent de la latitude au poème où le regard se noie sous le rythme du
silence.
Le silence parlant des blancs participe à l’élaboration de la plupart de
poèmes de Guennadi Aïgui. Le poète s’adresse au monde entier en évoquant un
enfouissement du temps dans l’éternité. C’est un appel à se réveiller, se libérer de
toutes contraintes possibles ; à reprendre de l’espoir, de la confiance en soi ; rester
soi-même ; à croire en sa propre résurrection.
Bibliographie :
EN FRANÇAIS
EN ANGLAIS
EN RUSSE