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Nouvelle Revue Pédagogique
N° 76 / 11,75 € / ISSN 1636–3566
documentaire
construire et
animer mes cours
pour le lycée
Encyclopédie, atlas et dictionnaire
Une grande ƤEFMPMXɯ : rédigée par des experts
et éditée par des professionnels
Multidisciplinaire : littérature, science,
Pratique pour
histoire, géographie, philosophie, économie… préparer un exposé,
documenter un
Près de 30 000 médias : photos, vidéos, TPE, s’appuyer
cartes, schémas… WYVPIWƤGLIWHI
lecture...
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chaque article
RECOMMANDÉE PAR
NRP
Sommaire 20 Dossier L’essai, du livre au monde
Par Sébastien Raphaël
Actualité
6 Brèves
Par Odile Collet
7 Débat
Par Fabrice d’Orso
Séquences pédagogiques Écrit du Bac
28 Seconde 52 Du Journal Tle
des Faux-Monnayeurs
8 Livres
Par Daniel Bergez
● Diderot,ou comment le
dialogue aide à penser au roman
Par Marie-Françoise Roger Par Stéphanie Bertrand
● Analyse d’image :
10 Pédagogie
Par Antony Soron et Xavier Gelard
Denis Diderot par Louis-Michel
Van Loo
Par Roger Courault Autour des séquences
12 Rencontre
Par Françoise Rio
40 Première
● De l’expérience à l’essai
64 Latin 2de 1re
Comprendre un texte
14 À l’affiche
Par Roger Courault
Par Marie-Hélène Dumaître sans le traduire,
en l’observant attentivement
● Analyse filmique :
et Carole Guidicelli Sans toit ni loi d’Agnès Varda Par Laurence Méric-Bonini
(1985)
15 Cinéma Par Marie-Pierre Lafargue 66 Étude de la langue
Étudier le mot, sa formation,
Par Ophélie Wiel
son origine, son évolution
Par Valérie Monfort
16 Visage de prof
Par Sonia Goldie
La revue
de référence
des professeurs
de lettres
Nouvelle Revue Pédagogique
cée
NRP
RENTRÉE 2017
mois…
Au fil des
✁
BULLETIN D’ABONNEMENT NRP LYCÉE 2017-2018 E0238
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X OUI, je m’abonne à la NRP Lycée pour 1 an (de septembre 2017 à juin 2018). À retourner sous enveloppe affranchie à
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REVUE
L’essai, pour penser le monde
s Diderot, ou comment le dialogue invite à la tolérance 2de
Septembre 2017 s Récits de vie, de l’expérience à l’essai 1re
s André Gide, Les Faux-Monnayeurs et Journal des Faux-Monnayeurs Tle L
La dystopie
s De l’utopie à la dystopie 2de
Novembre 2017 s De 1984 à 2084, de George Orwell à Boualem Sansal 1re
s La Princesse de Montpensier, Madame de Lafayette et Bertrand Tavernier Tle L
L’écriture du rêve
Mai-juin 2018 s Aloysius Bertrand, Gaspard de la nuit, du romantisme au surréalisme 2de
s Breton, Nadja 1re
HORS-SÉRIE
Édito
Écrire « Essays » à la façon de Montaigne est
élégant. L’élégance aussi caractérise le dossier. Il rend très
accessible un domaine réputé complexe en suivant son histoire,
et souligne le rapprochement de l’essai avec des genres parents,
l’autobiographie en particulier. Aujourd’hui, des écrivains vont
et viennent entre textes universitaires et récits personnels. Des
romanciers aussi écrivent des textes qui n’appartiennent plus
tout à fait au genre romanesque.
Yun Sun Limet La séquence en 2de porte sur une étude de Diderot et son
Directrice
de la rédaction Entretien d’un philosophe avec Madame la Maréchale de***
qui se présente comme un dialogue sur la liberté de croire
ou de ne pas croire. L’objet est toujours, hélas, d’actualité.
Pour la séquence suivante, nous avons choisi un corpus très
Éditeur : Nathan, 25 av. P. de Coubertin contemporain : Florence Aubenas, Nicolas Bouvier, Sylvain
75013 Paris
Directrice de la rédaction : Yun Sun Limet Tesson. L’expérience personnelle des auteurs est mise au banc
Conseillère pédagogique :
Claire Beilin-Bourgeois d’essai à l’occasion de la découverte d’un monde lointain ou
Directeur de la publication : Catherine Lucet
Directeur délégué : Delphine Dourlet
du monde social tout proche.
Édition : Charlotte Renaud
Révision : Eva Baladier En cette rentrée, il y a aussi des nouveautés dans la NRP :
Édition Web : Alexandra Guidal
Fabrication : Manda Pedergnana 10 pages sont consacrées à l’épreuve de littérature en Terminale
Iconographie : Clémence Grillon, Laure
Penchenat
Littéraire. Dans ce numéro, elles portent sur Les Faux-
Marketing/Diffusion : Anne-Sophie Arlette, Monnayeurs et le Journal des Faux-Monnayeurs de Gide. En
Catherine Coat, Héloïse Vachon
Impression : Imprimerie de Champagne, novembre, les 10 pages seront consacrées à La Princesse de
52200 Langres
Création de la couverture : Montpensier de Mme de La Fayette et à son adaptation filmique
Christophe Billoret
Création des pages intérieures : Élise Launay
par Bertrand Tavernier. Pour une étude complète, des vidéos
Réalisation couverture : Alinéa, 40 rue des sur les œuvres au programme sont déjà en accès libre sur le site
Bas-Bourgs 28 000 Chartres
Réalisation maquette : Charlotte Renaud, de la NRP. N’hésitez pas à y aller, conseillez-les à vos élèves !
Sophie Dang Vu
Publicité et partenariats : Comdhabitude
publicité, Directrice de la publicité : Clotilde
Belle rentrée à toutes et à tous ! « Mon métier et mon art, c’est
Poitevin, 7 rue Émile Lacoste 19 100 Brive vivre », écrivait Montaigne. L’équipe de la NRP souhaite
Tél. : 05 55 24 14 03
Code article : 115021 que cette vie vous soit douce et riche pendant cette nouvelle
N° d’édition : 102 35 623
Dépôt légal : septembre 2017 année scolaire.
Commission paritaire : 0418T83012
ACTU Brèves
an t
iffres Ò Ñ L’État deetsadentséétprudéoiaccntups Ò
Ñ Le Bac 2017 en quelques ch des lycéens
- 2 900 sujets préparés. Alors que 80 % des étudiants et 94 % des lycéens se disent en
- 4 000 000 de copies en correction. bonne santé, le bilan de l’étude publiée par la Smerep le 29 juin
- 170 000 examinateur•trice•s et correcteur•trice•s. 2017 est alarmant.
- 718 000 candidat•e•s de Terminales, 517 000 dans les sec- Sur le plan de la sexualité, les jeunes conservent des compor-
tions générales et technologiques, 201 000 dans les sections tements à risques. 77 % d’étudiants et 88 % de lycéens ne se font
professionnelles. pas dépister lors d’un changement de partenaire, et respective-
- 41 000 candidat•e•s en situation de handicap. ment 48 % et 72 % d’entre eux ne se font jamais dépister. 75 %
- 56 000 000 € (1.5 milliards si on comptabilise les 3 semaines des lycéens utilisent des préservatifs pour se protéger du sida,
de cours perdus). mais 2 jeunes sur 10 ont toujours de fausses croyances sur les
- 74 ans, le plus âgé des candidats. modes de transmission de la maladie. 6 à 7 % des étudiantes et
- 13 ans, le plus jeune des candidats. des lycéennes ont eu au moins une fois recours à l’IVG.
L’étude aborde aussi la question de l’hygiène de vie des jeunes.
Les revenus des étudiants ont baissé et le budget alimentation en
Ñ L’avenir du Bac Ò
fait les frais : de 5 à 10 € par jour. Plus d’un quart des étudiants et un
cinquième des lycéens dorment moins de 6 heures par nuit. 25 %
des étudiants et 15 % des lycéens sont fumeurs. 38 % des étudiants
Les contours d’une possible réforme du lycée sont encore mal ont une consommation régulière d’alcool et 30 % (contre 25 % en
définis. Il y aura en revanche, le ministre l’a affirmé en juillet à 2016) consomment un type de psychoactifs (cannabis, cocaïne,
chaque fois qu’il a été auditionné au Sénat et à l’Assemblée natio- amphétamines). Leur motivation : relâcher la pression.
nale, une profonde réforme du Bac. Enfin 90 % des étudiants ne voient pas régulièrement de
Chaque année, cet examen est remis en cause tant pour sa médecin. 65 % des étudiants et 43 % des lycéens ne vont pas tous
valeur que pour son coût. Diplôme d’entrée pour les études supé- les ans chez le dentiste. S’ils ne se restreignent pas sur les sorties,
rieures ou certificat de sortie de Terminale ? Ou encore simple le shopping et la culture, la santé est devenue leur 4e poste de
prérequis pour s’inscrire à la fac ? Le Bac « ne sert à rien », dit Phi- dépenses. https://tinyurl.com/santeetudiant
lippe Tournier, porte-parole des Chefs d’établissement, il « n’évalue
pas complètement les compétences des élèves », puisque sur plus de
Ñ Le retour du redoublemen Ò
85 % des reçus, 40 % d’étudiants seulement décrochent la licence.
t
Et pour les filières sélectives, c’est aux résultats trimestriels qu’on
s’intéresse et non aux résultats de l’examen.
À partir de 2021, les élèves seront évalués sur 4 épreuves « Autoriser le redoublement, ce n’est pas un virage absolu mais
écrites en Terminale et sur 2 ans de contrôle continu pour les une inflexion importante » : Jean-Michel Blanquer est ainsi revenu
autres matières. Il s’agit de « densifier » le bac et de le « remus- sur le décret de novembre 2014. Depuis, il est interdit au conseil
cler » en exigence, précise J.-M. Blanquer qui souhaite engager de classe de se prononcer pour un redoublement en fin de troi-
un débat « serein » sur le sujet. sième et en seconde. La famille, elle, peut demander le redouble-
Ce ne sera pas chose aisée, entre ceux qui sont attachés au ment si l’orientation proposée ne lui convient pas. Le débat est
principe de l’anonymat, garantie d’un traitement égal des élèves, donc relancé une fois de plus. Cette pratique est coûteuse : plus
ceux qui pensent aux économies possibles et ceux qui sont atta- de 8000 € par redoublement au collège et plus de 10 500 € au
chés à la valeur symbolique de ce diplôme national. lycée. En 2015, lors d’une conférence sur le consensus, le Cnesco
portait par ailleurs un jugement sévère sur le redoublement : « Il
« Le Bac est un repère essentiel de notre système éducatif et de la
ne fait pas progresser les élèves ; il est socialement inéquitable. ». La
société toute entière », a rappelé le ministre de l’Éducation natio-
réalité est certainement plus nuancée, et l’interdiction reste mal
nale dans le dossier de présentation du Bac 2017.
vécue par les enseignants : « Le redoublement n’est certes pas une
panacée, mais faire comme si les difficultés n’existaient pas relève de
la faute » accusait le SNES en juin 2016.
O. C.
Annoncée par le candidat Macron et défendue de longue date par son ministre
de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer, l’autonomie accordée aux
établissements permettra-t-elle de redynamiser le système éducatif ?
ACTU Livres
À relire tous les textes de Perec reproduits dans les deux
volumes des Œuvres, il apparaît cependant que les règles for-
melles que s’imposait l’écrivain excédaient toujours les injonc-
tions d’école, et qu’elles obéissaient à une logique d’écriture qui
débordait la démarche oulipienne. La pulsion énumérative de
Romans Georges Perec,
Livres ACTU
À lire aussi
« Beau livre »
Cézanne Portraits, éd. Musée d’Orsay
et Gallimard, 256 pages, 39 €
C’est à l’un des aspects les moins
connus du travail de Cézanne que
le musée d’Orsay consacre jusqu’au
24 septembre une exposition dont le
catalogue permet de mesurer tout l’intérêt. Chacun
connaît les vigoureuses natures mortes, les paysages
Correspondance subtils, les baigneuses sculpturales du peintre d’Aix-
Voltaire, Lettres choisies, en-Provence. Les portraits sont plus rarement
« Folio classique », exposés. Cézanne en a pourtant peint près de 200.
688 pages, 9,30 € Un regroupement simultanément chronologique
et thématique montre comment le peintre revient
avec obstination sur de mêmes motifs, tentant
d’expérimenter un art de construire les formes par
Lettres du petit suisse V. la couleur. Dans Le Garçon au gilet rouge, on est
« J’ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain
frappé par le presque effacement de l’expressivité
(…) On n’a jamais tant employé d’esprit à nous rendre bêtes. Il prend psychologique du modèle au profit de l’unité
envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. » Ces esthétique de l’œuvre. Les portraits les plus
extraits d’une lettre de Voltaire à Rousseau, qui lui avait envoyé émouvants sont peut-être ceux de son jardinier
son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les et homme à tout faire Vallier, qu’il représenta
hommes, sont restés célèbres tant ils associent le talent d’un po- dans ses dernières années. La couleur, libérée de
lémiste hors pair aux facilités de la mauvaise foi. Mais la même toute convention, y construit un chromatisme
lettre contient aussi, contre la mise à mal du progrès social par intense qu’avive le blanc des aquarelles, donnant
Rousseau, une défense argumentée du savoir et des lettres : « Les au personnage une présence à la fois tendre et
grands crimes n’ont été commis que par de célèbres ignorants (…) monumentale.
Les lettres nourrissent l’âme, la rectifient, la consolent ». Cette variété
de tonalités est une des grandes caractéristiques de la correspon-
dance de Voltaire, l’une des plus fournies qui soient : on connaît Anthologie
de cet auteur 15 000 lettres (sur environ 40 000, adressées à envi-
Estelle Plaisant-Soler,
ron 1800 correspondants…). Comme le montre la préface de ce Jardins. Une anthologie, Citadelles
recueil, cette correspondance illustre la vitalité dynamique de la et Mazenod, 288 pages, 49 €
République des Lettres au XVIIIe siècle. Après Congo et Tristesse de la terre,
Ainsi s’explique la diversité des styles d’écriture. Voltaire est c’est une promenade enchanteresse
comme un acteur sur scène, changeant de masque selon les cir- dans l’univers des jardins que propose cet ouvrage,
constances. La saillie spirituelle voisine avec l’écriture poétique, les où s’entrelacent en un riche dialogue les textes et les
emprunts à La Fontaine avec la rhétorique héritée de la Rome an- œuvres picturales. De Homère à Philippe Jaccottet
tique. Voltaire s’accorde aussi la liberté de créer des néologismes, en passant par Chateaubriand, Colette et bien
de jouer avec sa signature (on en a recensé 586 variantes : « Le petit d’autres, les textes montrent à quel point le jardin est
suisse V. », « Le vieil ermite des Alpes », « Le triste hibou de Ferney »…). à la fois la projection de la sensibilité humaine dans
Au fil des pages on passe d’une missive leste et impudique pour une nature domestiquée et un idéal d’harmonie où
la chère Madame Denis à un autoportrait en « vieux malade emmi- s’équilibrent toutes les formes de la vie.
touflé, avec une plume dans une main et de la rhubarbe dans l’autre »,
Des commentaires de grande qualité permettent de
d’un échange de grande portée avec d’Alembert ou Frédéric II de
bien comprendre les transformations imaginaires
Prusse à une philippique anticléricale où il est question d’ « étran-
gler le dernier moliniste avec les boyaux du dernier janséniste ». Cette du jardin au fil des époques ainsi que les alliances
correspondance est aussi le laboratoire et le miroir de l’œuvre lit- riches et paradoxales qu’il réalise : entre le durable
téraire. Comment ne pas penser à la fin de Candide en lisant, dans et l’éphémère, le naturel et l’artificiel, la clôture
une lettre de 1759 : « Je trouve que la meilleure philosophie est celle et l’invitation au vagabondage. C’est ainsi qu’avec
de cultiver ses terres » ? les Lumières le jardin paysager devient l’« allégorie
végétale de la liberté ».
Daniel Bergez
Daniel Bergez
ACTU Pédagogie
Le temps n’est plus à suspecter les facilités d’écriture un météorologue chargé de prévenir tem-
pêtes et cyclones. Or, ce Japonais catholique
de la littérature du XXIe siècle. Beaucoup de professeurs
à la vie si ordonné découvre incidemment
de lettres l’ont compris, et parient sur sa capacité qu’un être inconnu a coutume de s’intro-
naturelle à donner envie de lire. Laurent Gaudé, Amélie duire chez lui en son absence.
Nothomb, Philippe Claudel sont ainsi venus s’asseoir à À une tout autre époque et en un tout
autre espace géographique, la célèbre
la table des classiques dans des séquences dépoussiérées
nouvelle fantastique de Maupassant, Le
et imaginatives. Le temps est venu d’aller plus loin, Horla, souvent étudiée en classe de 4e,
comme la NRP s’y engage résolument, en valorisant tout peut renvoyer au roman court de Faye.
l’intérêt didactique et littéraire de recourir aux écritures Pour se persuader de la réelle présence de
l’être invisible qui le hante, le personnage
du présent. Non pas, bien entendu, dans le sens d’un
de Maupassant pose un verre d’eau sur sa
grand remplacement de la littérature patrimoniale par la table de chevet, constatant à son réveil que
littérature actuelle. Davantage dans la perspective de faire son niveau a baissé. Comme son ascendant
dialoguer les classiques et les modernes. névrotique, Shimura-San rentre chez lui, un
jour, un « brin fiévreux ». Il sent monter en
lui quelque inquiétude inhabituelle et inex-
plicable. Et lui aussi choisit pour vérifier la
réalité de son doute naissant de mesurer
Écrivains d’aujourd’hui de la Loire coule dans ses veines 1 ». Cette non plus le niveau d’un verre d’eau au sortir
logique de personnification se retrouve à de sa nuit mais celui d’une brique de jus de
Les romanciers actuels n’ont rien propos du centre de production nucléaire fruits à son retour du travail : « C’est une règle
d’auteurs autarciques refermés sur un ima- du Blayais : « Impénétrable, indestructible. en acier inoxydable d’une longueur de qua-
ginaire cloisonné, rivé à l’actualité immé- Et ce que l’hermétisme du dehors traduit rante centimètres. Sur un côté non gradué,
diate et inspiré uniquement par la culture du dedans. Elle séduit. Disons qu’elle peut j’ai collé une bandelette de papier blanc, puis
in the mood. Ils vont et viennent, piochent séduire 2 » . Aussi la représentation de la j’ai plongé l’instrument dans une brique de jus
par-ci par-là, à l’instar de Gaël Faye et son centrale fait-elle penser à la mine à laquelle de fruits multivitaminé (A, C et E) entamée le
magnifique Petit Pays... Avec la préémi-
Zola avait donné à la fois souffle et person- matin même. J’ai attendu quelques secondes,
nence accordée au narrateur-personnage
nalité, qui attire, effraie, engloutit et dévore le temps que ma sonde s’imprègne de liquide,
et le choix d’une langue partagée nour-
ses esclaves, comme le Moloch de la Bible puis l’ai retirée lentement. Je n’osais pas regar-
rie par une soif de transmission orale, les
ou plus tard, sur le plan cinématographique der. Huit centimètres, ai-je lu. Il ne restait que
récits de notre époque parviennent à en
cette fois, l’usine « divinisée » du Metropolis huit centimètres de boisson, contre quinze à
dire les maux sans compliquer la manière
de Fritz Lang. En dépit de l’écart temporel mon départ... Quelqu’un s’était servi. Or je vis
de les « dire ». C’est que leur enjeu premier
demeure sans doute ailleurs, tenant de entre l’ère du charbon et celle du nucléaire, seul 5 ».
façon primordiale à la ferme intention de l’évocation de la « Centrale » avec « une éner- Comme dans la nouvelle de Mau-
narrer des histoires intimes et collectives, gie colossale, contenue » coïncide avec celle passant, l’inquiétude devient de plus en
des expériences singulières et universelles. de la mine : « Le Voreux en frémit, solide, tou- plus obsessionnelle, en même temps que
jours debout ». le désir de surprendre le coupable en se
montrant plus malin que lui. Cependant, à
Amorce de preuve par l’exemple :
Et vice-versa... l’époque actuelle, les limiers ont des instru-
De la centrale à la mine
ments « modernes », infaillibles, tels que la
Dans le cadre d’une séquence sur Ger- En 2010, Éric Faye a reçu pour Nagasaki « webcam », où forcément la créature doit
minal, la lecture semi-autonome préalable le Grand Prix du roman de l’Académie fran- apparaître. En effet, la « squatteuse » conti-
de La Centrale d’Élisabeth Filhol – Prix du çaise. Le personnage principal Shimura-San nue d’exister dans le cerveau fragile de sa
livre France Culture-Télérama en 2010 – est un homme ordinaire, « nullement atti- victime maintenant rongée de remords. Le
apparaît fructueuse. En effet, la « Centrale » rant, mais pas non plus repoussant », domici- héros de Maupassant dans un instant de
nucléaire de Chinon est d’emblée personni- lié « à la lisière de Nagasaki dans son pavillon folie a cru lui aussi éliminer le « Horla » en
fiée à l’instar de la mine chez Zola : « L’eau d’un faubourg aux rues en chute libre 4 ». C’est l’emprisonnant dans les flammes avant de
Pédagogie ACTU
se rendre compte du caractère inopérant de
sa manœuvre.
Sur le plan didactique, on imagine bien
tout le bénéfice que l’on peut tirer, au cours
de la séquence sur le roman d’Éric Faye,
de demander aux élèves de relire la nou-
velle découverte au collège. Cette mise en
relation permet de dire que le fantastique
affleure subtilement dans le récit de Faye,
notamment au moment où une fois le pro-
cès fini et l’affaire « réglée », Shimura-San
redécouvre son pavillon cette fois absolu-
ment vide et pourtant magnétisé par l’ab-
sence de l’autre …
Retrouvez sur le site de la NRP et sur la page Facebook Des profs & des lettres des propositions et des commentaires d’initiatives
didactiques innovantes faisant la part belle à la littérature actuelle !
ACTU Rencontre
“
problème de légitimité de l’émotion a été
Parole
ne assez long à résoudre, mes écrits étaient
d’historien marginalisés.
Rencontre ACTU
a produit des dessins très éloignés du style
du XVIIIe siècle, dans l’ouvrage La Capucine
s’adonne aux premiers venus. Récits, sup-
pliques, chagrins (éd. la Pionnière, 2014).
Le livre que j’ai écrit à partir de photogra-
phies de Denis Roche, La Chambre à deux
lits et le cordonnier de Tel-Aviv (2000), mêlant
passé et présent, est à l’origine de ce travail
avec des artistes, et notamment des pho-
tographes, comme Valérie Jouve qui m’a
demandé d’écrire des textes sur ses photo-
graphies de passants. Ces expériences sont
des échappées belles.
ACTU À l’affiche
EXPOSITION
L’Afrique des routes
Ô Exposition L’Afrique des routes, au musée du
Par Roger Courault Quai Branly (Paris) jusqu’au 12 novembre 2017
SPECTACLE
Inspiré par De la démocratie en Amé- Le dates historiques rythment le spec- pièce, Democracy in America, se prête ainsi
rique de Tocqueville, le metteur en scène tacle qui se clôt sur une scène embléma- à des anagrammes – « Carcinoma creamy
Romeo Castellucci crée une série de tique, avant la conquête de l’Ouest. Au die », « decay crime macaroni », etc. –
scènes envoûtantes qui interrogent les milieu des rochers rouges, un Indien qu’une douzaine de jeunes danseuses
fondements de la démocratie. essaie d’apprendre l’anglais à son plus composent sous nos yeux dans des ballets
La naissance de la démocratie amé- jeune frère qui refuse de renoncer à sa hypnotiques.
ricaine est indissociable du puritanisme langue, d’être dépossédé de son iden-
religieux des premiers colons. Dans un tité. C’est alors que les deux interprètes
tableau presque hyperréaliste, Castel- se dépouillent de leurs masques pour
lucci nous montre un couple de paysans laisser apparaître deux actrices, et que • Democracy in America de Romeo
Castellucci.
affamés, épuisés par le travail d’une terre les rochers se révèlent être les fragments
Mise en scène, décors, costumes,
peu généreuse. Alors que le mari prêche d’un bas-relief grec. Comme si la démo-
lumières : Romeo Castellucci.
la résignation, la femme se rebelle, blas- cratie américaine et ses valeurs étaient
phème et se laisse traverser par la langue l’image inversée de la démocratie athé- • Du 12 au 22 octobre à la MC93
(Festival d’automne à Paris), les
des autres – les Indiens. Enfin, elle avoue nienne. 7 et 8 novembre à Maubeuge (Le
un vol d’outils et l’abandon de son enfant, Les valeurs puritaines sont, dans la Manège) et les 1er et 2 février à
donné à des plus riches. Et la commu- démarche de Castellucci, mises en ques- Annecy (Bonlieu, Scène nationale).
nauté naissante de voter à l’unanimité la tion par l’humour associé à la beauté
condamnation de la pécheresse… des tableaux scéniques. Le titre de la
• Durée : 2 heures.
Cinéma ACTU
La révolution du Chanteur une société qui vit l’American Dream de Affiche du film Chantons sous la pluie,
de jazz l’après-guerre et demande à être toujours Singin’ in the rain, Stanley Donen et Gene
plus impressionnée. Kelly, 1952
Six octobre 1927. Dix-sept minutes Kelly et Donen sont les nouveaux
après le générique de The Jazz Singer (Le hérauts du musical. Alors que Gene invente sur le grand écran du cinéma muet, mais
Chanteur de jazz), la star du film Al Jolson le ballet filmé avec Un Américain à Paris de qui, dans la vie, parle comme une péque-
prononce les quelques mots qui vont chan- Vincente Minnelli (1951), Stanley fait danser naude. Que faire quand le public s’étouffe
ger l’histoire du cinéma : « Wait a minute, Fred Astaire sur un plafond dans Mariage de rire lorsqu’elle déclare son amour au
wait a minute. You ain’t heard nothing yet » Royal (1950). Qui mieux que ces deux com- héros d’une voix suraigüe ? La doubler par
(« Attendez, attendez, vous n’avez encore pères pouvaient rendre hommage au genre une plus jolie voix, bien sûr ! Et l’invention
rien entendu »). Deux minutes auparavant, qui leur a donné carrière et succès, mais du doublage, technique révolutionnaire, se
l’acteur venait d’entonner la chanson « Dirty également la plus belle des vitrines pour fait donc au petit matin par trois amis qui
Hands, Dirty Face ». Avant de parler, le leur talent ? En 1952, guidés par le génial viennent de célébrer le lever du soleil en
cinéma a d’abord chanté. Tout un symbole. producteur Arthur Freed, qui veut réutili- chansons. Mais le son au cinéma, c’est aussi
La révolution en marche brise des car- ser le catalogue des chansons MGM écrites du bruitage : celui du cœur de l’actrice qui
rières (la divine Suédoise Greta Garbo y dans les années 1930, ils se retrouvent pour bat trop fort car le micro est placé trop près ;
a échappé de peu), mais en crée de nou- ce qui deviendra la plus grande comédie ou de sa réplique inaudible car le micro est
velles. Broadway exulte : les talents new-yor- musicale de tous les temps – et osons le placé… trop loin. Enfin, il y a les claquettes,
kais sont appelés en force à Hollywood. La dire, le plus beau film de tous les temps : l’instrument ultime qui sait accompagner de
comédie musicale, unique genre né du par- Chantons sous la pluie. sa rythmique les danses les plus virtuoses
lant, entame son âge d’or, qui durera trente comme les moments les plus aériens (les
ans. Les mélodies de Cole Porter, Irving Chantons sous la pluie ou flaques d’eau n’ont jamais été aussi roman-
Berlin ou George Gershwin entonnées par l’éloge ultime du cinéma parlant tiques). Seule Cyd Charisse n’a pas besoin de
Fred Astaire et Ginger Rogers enchantent claquer : les plus belles jambes d’Hollywood
une société en crise. Même le timide James Pour cet hommage, il fallait revenir sont une mélodie à elles toutes seules.
Stewart et le viril Clark Gable sont sommés aux racines. Au Chanteur de jazz. À l’inven- Donen et Kelly savaient-ils qu’en signant
de donner de la voix. tion du son au cinéma, qui a permis aux l’apogée de la comédie musicale, ils en
voix ensorceleuses de Frank Sinatra ou de annonçaient également le crépuscule ? Trois
Kelly / Donen : Judy Garland de séduire à jamais sur grand ans plus tard, avec It’s Always Fair Weather
une collaboration fructueuse écran. Betty Comden et Adolph Green, les (Beau-Fixe sur New York), leur dernière col-
scénaristes, s’attellent alors à raconter cette laboration, l’heure n’est déjà plus à la célé-
1949. Pour leur premier film en duo, les transition et retournent en 1927. Donen et bration, mais au désabusement. Le musical
danseur et chorégraphe Gene Kelly et Stan- Kelly en feront un film qui enchantera les reviendra, bien sûr, par intermittences, et
ley Donen amorcent une nouvelle révolu- yeux, certes, mais surtout les oreilles. Après produira d’autres chefs-d’œuvres. Mais l’âge
tion. Avec On The Town (Un Jour à New York), Chantons sous la pluie, promis, vous aurez d’or, hélas, est bien fini. Ce n’est pas La La
ils emmènent la comédie musicale en exté- tout entendu. Land qui nous contredira.
rieurs, pour neuf jours de tournage chanté Mais entendre quoi au juste ? Pas seu-
dans Big Apple. Le reste sera réalisé en stu- lement des chansons (splendides) ou des
dio, mais les deux cinéastes ont tenu leur dialogues (superbes), mais des voix avant www.critikat.com
pari : renouveler un genre essoufflé dans tout : celle de Lina Lamont, star romantique
PARIS
comme vous ne l’avez jamais vu !
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ARLETTE FARGE
Historienne spécialiste du XVIIIe siècle
ACTU Publifiche
Que reste-t-il de Buffalo Bill ? Un nom, une vague il a peut-être fini par croire lui-même, à force
de rejouer sempiternellement les mêmes
silhouette en veste à franges et stetson, un chasseur de
scènes, deux fois par jour, pendant des
bisons... On a oublié qu’il fut le créateur et le héros d’un dizaines d’années, devant, tout compte fait,
spectacle qui s’inspirait « à chaud » de l’actualité : la soixante-dix millions de spectateurs.
conquête de l’Ouest. Dans un court récit tendu, à la fois Mais « les princes du divertissement
meurent tristes ». Le Show a vidé sa vie de
mélancolique et polémique, Éric Vuillard met la narration substance, et voici maintenant que son
romanesque au service de la vérité historique. Un texte image pâlit, effacée à son tour par d’autres
dense qui interpelle le lecteur d’aujourd’hui et permet de images, celles que produit un nouveau
faire découvrir aux classes de lycée comment et pourquoi divertissement de masse, le cinéma. Buffalo
Bill y tente sa chance sans succès : ringar-
la littérature s’empare de l’Histoire. disé, il finit endetté, simple salarié de cirque.
Ironie du sort : il est happé par le processus
La fabrique d’un mythe C’est en somme le premier reality show : ses qu’il a lui-même créé. Loi du show-business :
spectateurs ont l’illusion de vivre en direct l’insatiable besoin de nouveauté.
Depuis quelques années, Éric Vuillard
l’histoire en cours, celle des pionniers, d’au-
écrit des ouvrages qui sondent les plaies de
tant plus que de véritables Indiens, jouant Entre histoire et fiction,
l’Histoire occidentale : après la conquête du
leur propre rôle, ou plus exactement celui entre roman et essai :
Pérou par Pizarro (Conquistadors, 2009), le
qu’on leur attribue, y participent ! une quête de vérité
conflit de 1914-1918 et la colonisation (La
Déjà contrefaçon du réel, le spectacle en
Bataille d’Occident et Congo, 2012), Tristesse Sobrement présenté comme « récit »,
de la terre, paru en 2014, évoque l’extermi- opère aussi la falsification. Soumis à l’impé-
ratif de plaire et de flatter, il réécrit l’histoire Tristesse de la terre est sous-titré Une his-
nation des Indiens d’Amérique, dans les toire de Buffalo Bill Cody. Soulignons l’article
dernières décennies du XIXe siècle. en modifiant le sens des événements – tel
massacre devient ainsi bataille –, voire indéfini : suggérant qu’il en existe d’autres
Mais le récit qu’en donne Vuillard versions, il signale discrètement l’angle
s’attache moins aux événements qu’à la même leur issue – à Little Big Horn, Buf-
falo Bill aurait sauvé Custer ! Pour procurer subjectif avec lequel l’auteur aborde son
façon dont ils ont été effacés de la mémoire sujet. Le terme d’« histoire » maintient
collective ou défigurés. Le principal arti- des émotions fortes et satisfaire la vindicte
l’ambiguïté : réalité ou fiction ? Nous retien-
san de cette falsification serait Buffalo Bill, du public, on fait faire le tour de l’arène à
drons plutôt sa signification première :
nom de scène de William Frederick Cody, Sitting Bull lui-même, l’exposant ainsi aux
une enquête qui tente de saisir le visage
dont le Wild West Show imposa à des foules huées et aux injures. Plus généralement, le
de Cody sous le masque de Buffalo Bill.
de spectateurs fascinés, d’Amérique et spectacle folklorise les Indiens et en fige une
Construisant le récit autour du personnage
d’Europe, une version corrigée des événe- représentation stéréotypée : qui sait que le
fabriqué, dont le parcours obéit au schéma
ments, et substitua à la véritable histoire de fameux cri de guerre qui retentit dans tous
romanesque de l’ascension et de la chute,
la conquête de l’Ouest une légende. les westerns et aujourd’hui encore dans les le narrateur essaie parfois de percer le mys-
jeux d’enfants est une invention du Wild tère de l’homme qu’il fut. Mais comment
Quand le spectacle West Show ? retrouver la « vraie vie », gommée par la
remplace le réel Et Buffalo Bill lui-même, qui était-il vrai- profusion de fictions ? Seule l’imagination
ment ? D’une plume acérée, mais non sans romanesque et une écriture plus lyrique
« Le spectacle est l’origine du monde » : compassion, le narrateur retrace le processus permettent d’approcher les pensées, les
ainsi commence Tristesse de la terre qui, qui a transformé cet ex-ranger, ex-employé motivations profondes de Cody, son effort
tenant à la fois de l’essai et du récit histo- des chemins de fer en entrepreneur de lucide, peut-être, au moment de mou-
rique, file une méditation sur les pouvoirs spectacle fortuné. Il suit sa métamorphose rir, pour retrouver son être étouffé par la
du spectacle en l’entrelaçant à la genèse du
en pur simulacre : du surnom que lui attri- légende.
West Wild Show et à la biographie de Buf-
buent ses collègues à l’aventurier héroïque Pour approcher la vérité et le sens de
falo Bill. Parti d’une succession décousue
du Wild West Show en passant par les romans cette vie-là, Éric Vuillard n’en déroule pas
de numéros de cirque, le Wild West Show
à deux sous qu’un écrivaillon brode à partir le destin à la façon d’une pelote de laine.
révolutionne l’art du divertissement lorsqu’il
de ses fanfaronnades... En somme une « vie Il narre comme par à-coups, sondant cer-
prend pour sujet la conquête de l’Ouest.
fabriquée » par et pour les autres, à laquelle tains moments clés, remontant le temps,
Publifiche ACTU
zoomant sur des détails. Il procède aussi difficile d’en envisager l’étude suivie en 2de, autre photographie issue de l’iconographie
par juxtapositions. Autour de la figure de du moins en classe entière, dans la mesure américaine sur les Indiens, parmi celles
Buffalo Bill Cody en gravitent d’autres, évo- où on privilégie, à ce niveau, la fixation de accessibles sur Internet par exemple (Éric
quées dans des chapitres distincts : celles repères génériques clairs. Vuillard insiste sur le fait qu’il part de docu-
de Sitting Bull, le chef indien qui une saison En revanche, sa lecture et son étude ments à la disposition de tous).
figura dans le Wild West Show, de Zintkala nous semblent particulièrement appro-
En Première : une œuvre stimulante
Nuni, dont la photo orne la couverture, priées à l’enseignement d’exploration
et ambitieuse
l’Indienne adoptée, condamnée elle aussi à de Littérature et Société, dans le cadre
La lecture de l’œuvre, certains extraits
jouer un rôle, d’Elmer Dundy, le fondateur du thème « Regards sur l’autre et sur l’ail-
pourront compléter de nombreux groupe-
de Luna Park, ou encore de Wylson Alwyn leurs ». L’ouvrage d’Éric Vuillard évoque en
ments de textes. Avec une classe de bons
Bentley, qui photographia les flocons de effet la colonisation américaine, en mon-
lecteurs, il est envisageable de l’étudier
neige, dont l’infinie variété le fascinait... trant quel regard le colonisateur a voulu
intégralement. Le caractère hybride du récit,
Entrant en résonance les unes avec les porter aussi bien sur le colonisé que sur lui-
entre roman et essai, justifie qu’on l’intègre
autres, toutes ces figures dessinent diverses même, et en expliquant comment toute la
dans deux parties du programme.
constellations, selon le réseau d’associations mythologie du Far West s’est fabriquée. La
Dans le cadre de l’objet d’étude « Le
symboliques que l’on privilégie : ressem- lecture de l’œuvre peut être prolongée par
personnage de roman du XVIIe siècle à nos
blance, opposition... le visionnage de westerns célèbres. En co-
jours », il sera intéressant d’étudier ce qui
L’érudition de l’auteur n’encombre pas disciplinarité avec le professeur d’histoire-
rapproche Buffalo Bill d’un personnage de
le texte ni n’en neutralise le mordant : le géographie, on peut faire réaliser au groupe
roman et ce qui l’en distingue. Toute sa vie il
récit est toujours orienté par une perspec- une exposition portant sur la représentation
joua un personnage fabriqué qui reflétait les
tive, les faits sont toujours intégrés dans des Indiens d’Amérique, et montrant à quel
valeurs et les vertus auxquelles son public
une argumentation. Que révèle le Wild Wild point nos représentations restent tribu-
désirait s’identifier. Mais, réduit à une image,
Show de notre civilisation, de notre fasci- taires d’une imagerie ancienne : quand bien
enfermé dans la répétition, il est dénué
nation pour le spectacle et les simulacres ? même les sentiments à l’égard des Indiens
d’intériorité. Pour lui donner de l’épaisseur
Comment se défaire de stéréotypes et de ont évolué, de la crainte à la compassion,
humaine, Éric Vuillard lui invente des pen-
mythes qui fondent notre vision de l’his- notre méconnaissance demeure générale-
sées, des motivations : il « l’imagine », dit-il,
toire occidentale ? Les flèches d’Éric Vuillard ment grande. On trouve sur le site de France
et ce faisant, le transforme en personnage
ciblent moins les hommes du passé que ses Culture une série d’entretiens avec Éric Vuil-
bien plus... romanesque. En somme, Buffalo
contemporains, qu’il invite, avec lui-même lard sur ce thème, dans l’émission Un autre
Bill Cody nous aide à cerner ce qui distingue
et sans leur faire la leçon, à une inconfor- jour est possible (du 6 au 10 octobre 2014).
une certaine catégorie de « héros » d’un per-
table relecture de l’Histoire. Ce récit peut également être exploité
sonnage de roman intéressant : le premier
dans le cadre du thème « Images et lan-
peut être un simple support de projection
Pistes d’exploitation gages ». Chaque chapitre se construit en
fantasmatique, tandis que le deuxième est
pédagogique effet à partir d’une photographie, souvent
doté d’une profondeur, d’une singularité,
analysée et commentée. En s’inspirant de
En Seconde : Littérature et société voire de faiblesses qui, quoique inventées,
l’ouvrage, on peut proposer aux élèves
Tristesse de la terre déborde les cadres le rendent plus vivant, plus « vrai ».
de rédiger leur propre texte à partir d’une
étroits d’un genre. C’est pourquoi il est Dans le cadre de l’objet d’étude « La
question de l’homme dans les genres
de l’argumentation », Tristesse de la terre
peut être lu comme un essai entrelaçant
plusieurs sujets de réflexion, historiques,
sociaux, anthropologiques voire phi-
losophiques. Comment et pourquoi se
fabriquent les légendes ? Pourquoi les
hommes se laissent-ils fasciner par le spec-
tacle et les simulacres ? Quels liens unissent
la colonisation et les débuts de l’anthropo-
logie ? Mais l’écriture d’Éric Vuillard, argu-
mentative et polémique, est aussi poétique
et méditative. Mieux encore, la poésie nour-
rit la réflexion : certains motifs comme la
neige deviennent métaphores unissant des
sujets éloignés et invitant le lecteur à tisser
d’autres cheminements réflexifs.
Dossier
Un essai de définition
Un des traits définitoires de l’essai est la place
déterminante du « je » énonciateur qui structure le
texte, entre sujet lyrique et égotique. Avec les lycéens,
on sera attentif à cette instance d’énonciation suggé-
rant un pacte de lecture qui n’est pas celui de la
fiction ni celui de l’autobiographie. Le « je » de l’essai,
complexe, n’est pas un masque ni un narrateur. Il ne
se réduit pas non plus à une instance de l’intime, car
c’est lui qui organise l’argumentation et l’adresse au
lecteur. L’essai s’oppose donc à l’idée d’une objecti-
vité axiologique, ou d’une sagesse désincarnée.
L’essai, c’est aussi une manière oblique d’aborder
le savoir. L’essai résiste à la rhétorique, à la tradition
la constellation, de l’agencement, de la bifurcation, critique qu’il met à l’œuvre dans l’écriture même.
voire de l’inachèvement. L’essai ne cesse d’échapper « Essayer », c’est « peser », et le mot « essai » choisi
aux cadres pour interroger les relations entre littéra- par Montaigne vient du latin exagium qui désigne la
ture et pensée. « balance » puis la « pesée sur un instrument ». La
balance renvoie à l’idée de l’équilibre à l’œuvre dans
le travail des thèmes, des réflexions et des citations,
dans une démarche répétée et multiple induite par
le pluriel du titre. Ce qui s’essaye dans l’écriture de
Montaigne, figure tutélaire Montaigne, c’est une expérimentation ouverte et
incomplète, celle de saisir ensemble vie, jugement et
et mouvement perpétuel faculté de penser le monde avec et à partir de soi et
de ses expériences.
Naissance d’une forme
La matrice de l’essai, c’est évidemment l’œuvre de Une aventure intellectuelle
Montaigne. La publication des Essais, de la première On ne mesurera jamais assez l’ampleur de cette
édition de 1580 à l’édition du troisième volume en œuvre et la force de son héritage. Avec Montaigne,
1588, reste un geste unique et original. Il serait naïf l’écriture devient l’aventure d’un sujet empirique
d’y voir une création ex nihilo. Montaigne hérite de au milieu du monde, des lectures et des idées de
la tradition gréco-latine, des lettres (de Cicéron à son temps. Quel que soit le sujet traité, le cœur de
Pétrarque en passant par Sénèque et d’autres) aux l’œuvre est un questionnement sur soi et à partir de
dialogues antiques, notamment dans leur forme soi, comme le rappelle la célèbre phrase de l’avant-
socratique. Montaigne s’inspire de ces deux types propos de la première édition : « Je suis moi-même la
de textes pour créer un espace de dialogue intérieur matière de mon livre. » Cette matière est aussi celle
reposant sur une liberté de parole qui dépasse la de l’expérience du corps, notamment le corps souf-
logique de strict commentaire. Il forge ainsi l’idée frant, le « vivre coliqueux » (II, 37), c’est-à-dire la
d’une forme ouverte, permettant les variations, la gravelle, maladie des reins qui causa beaucoup de
suspension des jugements, et laissant une place soucis au philosophe, ou le corps vieillissant, cette
pour la subjectivité. Montaigne examine, dévoile « désolation de mon âge » (III, 9). C’est accompagné
les incertitudes et les contradictions. Sur le modèle de cette conscience aigüe de ses faiblesses et de ses
de L’Éloge de la folie d’Érasme, l’auteur des Essais limites que Montaigne ouvre un accès à une médi-
explore les contradictions et les paradoxes de la tation empruntée aux maîtres antiques, et conduit à
société, ainsi que ses propres incertitudes intimes. des considérations sur l’homme et sur la condition
C’est un mouvement de questionnement incessant, humaine.
entre réflexions sur son temps et exercice spirituel. Les Essais raccordent à chaque instant l’intime
Il hérite et s’approprie également une tradition et l’universel. Qui mieux que Montaigne parle de
l’amitié, lorsqu’il repasse le souvenir de sa rencontre
avec La Boétie ? Pour exprimer la force de ce que
peut être un coup de foudre amical, Montaigne, qui
Portrait de
est désormais un homme d’âge mûr, se laisse habiter
Montaigne,
par la ferveur de sa jeunesse : « Nous nous cherchions
peinture à l’huile
avant que de nous être vus, et par des rapports que nous
du XVIe siècle,
oyions l’un de l’autre, qui faisaient en notre affection
musée Condé,
plus d’effort que ne porte la raison des rapports, je crois
Chantilly.
par quelque ordonnance du ciel ; nous nous embrassions
par nos noms. Et à notre première rencontre, qui fut par
hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous
nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous,
que rien dès lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre. »
(Essais, livre I, chapitre 8, « De l’amitié »). Rien
d’anecdotique cependant dans le tableau de cette
belle rencontre, parce que l’événement particulier
conduit à énoncer une vérité.
Avec la même sincérité parfois mélancolique et
le même esprit de finesse, Montaigne opère une
réflexion renouvelée sur l’altérité en présentant ainsi
les Indiens d’Amérique : « Ils sont sauvages, de même
que nous appelons sauvages les fruits que nature, de soi
et de son progrès ordinaire, a produits : là où, à la vérité,
ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et
À l’égide de
Minerve, une
librairie de Liège
(Belgique) qui
vendait des livres
interdits par le
pouvoir ou par
l’Église, peinture de
Leonard Defrance,
musée des Beaux-
Arts de Dijon.
détournés de l’ordre commun, que nous devrions appeler travail, en mouvement dans l’écriture. « Je ne peins pas
plutôt sauvages. » (Essais, livre I, chapitre 31, « Des l’être, je peins le passage » serait alors la pierre angulaire
Cannibales ») de son projet.
La comparaison avec les fruits opère un renverse-
ment du sens de l’adjectif « sauvage », chargé désor-
mais des valeurs positives d’une nature bienveillante.
Ce simple jeu rhétorique réduit la distance entre
le « je » de l’écrivain bordelais et ces hommes pour Quand l’essai
lesquels il développe une proximité, peut-être de l’af-
fection. Par cette bascule qui relève autant de l’affect devient polémique
que de la réflexion théorique, Montaigne dénonce les
préjugés culturels, politiques et religieux. Les essais des philosophes anglais
Il faut chercher la filiation des Essais du côté de
Une pensée en mouvement l’Angleterre aux XVIIe et XVIIIe siècles. C’est en effet
Pour mieux épouser les contours de cette « mère au Royaume-Uni que cette forme et de pensée
nature » à laquelle il nous engage à nous conformer, essaime. Francis Bacon, le premier, adapte et adopte
Montaigne met en scène la subjectivité et la culture le mot essays emprunté à Montaigne. En traversant
par un art du désordre, par une écriture en mouve- la Manche, l’essai perd de son naturel et s’engonce
ment incessant, comme l’écrit Jean Starobinski dans un peu dans les habits du moraliste. Mais il devient
Montaigne en mouvement (1982). Il croise et entre- le domaine d’expression des empiristes, les pères
mêle les différents thèmes avec des citation d’auteurs de la science moderne. Ainsi, de Locke à Hume ou
classiques. Mais parfois, le raisonnement s’inter- Shaftesbury, c’est vraisemblablement cet héritage
rompt pour une autoréflexion critique ou une adresse d’Outre-Manche qui favorise l’essor d’une écriture
directe au lecteur. Dans le chapitre « De la vanité » de lutte philosophique propre aux Lumières fran-
(III, 9), Montaigne interpelle le lecteur pour évoquer çaises. Ainsi a lieu le tournant polémique des essais
son projet et son écriture qu’il désigne comme une qui viennent comme des armes contre les dogmes et
« marqueterie mal jointe », remplie de « farcissure » et l’ordre du savoir.
de « bigarrure ». Car l’auteur « aime l’allure poétique à
sauts et à gambades ». On découvre que cet art de l’as- L’essai au XVIIIe siècle : de la méditation au combat
semblage et de l’appropriation est autant un projet
d’écriture que de pensée. Pour Montaigne, écrire Il souffle alors le vent de liberté que revendique
les Essais, c’est saisir le monde, l’idée de l’esprit au Marivaux dans Le Cabinet du philosophe : « Il ne
s’agit point ici d’ouvrage suivi : ce sont la plupart des tives que la mise en œuvre et la circulation d’idées
morceaux détachés, des fragments de pensée sur une infi- nouvelles. Les livres de Montaigne lui permettent
nité de sujets, et dans toutes sortes de tournures : réflexions paradoxalement de faire un chemin inverse : passer
gaies, sérieuses, morales, chrétiennes, beaucoup de ces deux du caractère polémique de son Essai sur l’origine des
dernières ; quelquefois des aventures, des dialogues, des langues à une dimension plus méditative, plus person-
lettres, des mémoires, des jugements sur différents auteurs, nelle, plus littéraire avec ses Rêveries d’un promeneur
et partout un esprit de philosophie : mais d’un philosophe solitaire. Dans ce texte, l’écriture du « je » non-fictif
dont les réflexions se sentent de différents âges où il a indique de nouveaux chemins pour les siècles qui
passé. » Pour Marivaux, la fantaisie et les digressions suivent : ceux de l’autobiographie.
ne nuisent en rien au sérieux d’un ouvrage, bien au
contraire.
En ces temps où la « Librairie 4 » exerce son
pouvoir, les conditions de publication contraignent
à des pas de côté pour contourner les formes de Lectures du monde
censure instituées par le pouvoir royal. En l’habil-
lant des attributs du conte, du dialogue ou du contemporain
roman, il faut savoir dissimuler le pamphlet, orga-
niser des fictions suffisamment transparentes pour Toucher le monde, être touché par lui
que la pensée des Lumières s’y reflète, instituer de
nouveaux modes d’écriture pour diffuser les idées Au XIXe siècle, les œuvres de Madame de Staël,
et le savoir. La pensée est ouverte à tous les genres Stendhal, Chateaubriand, Nerval, de Maistre,
possibles. Tout fait philosophie. Si Diderot écrit des Michelet, Taine, Renan ou Sainte-Beuve appro-
romans, des dialogues, ou élabore avec D’Alembert fondissent les démarches les plus variées entre
L’Encyclopédie, c’est parce que toute forme est bonne dimension spéculative, narrative, polémique, ou
pour la pensée. De la fiction au pamphlet, du conte méditative. Le genre prend une place particulière-
au discours, tous les textes permettent de déposer et ment importante au XXe siècle, avec d’abord dans
de diffuser l’esprit des Lumières. les voix de Péguy, Thibaudet, Gide et Valéry. Plus
L’essai, forme plastique et multiple pouvant tard, la période 1960-1980 est celle de la théorisa-
combiner le savoir et la pensée, apparaît alors tion et l’institutionnalisation du genre. Sans occulter
comme le genre du temps, l’esprit de cette époque, Blanchot, Foucault ou Derrida, la figure tutélaire
une anti-méthode pour affronter les systèmes sclé- est incontestablement Roland Barthes. Les textes
rosés. Dans son Essai sur le règne de Claude et de de ces auteurs, en raison de leur difficulté, parfois
Néron, Diderot propose des enquêtes sur le temps de leur hermétisme, ont la réputation d’être réservés
et sur l’Histoire, passant de la simple méditation aux happy few. Pourtant, c’est bien du monde qu’ils
à une écriture plus polémique : « J’ai ma façon de parlent dans ses aspects les plus concrets, parfois
lire l’Histoire. […] Je ne m’avise les plus triviaux. Un des textes marquants de cette
jamais de disputer contre le plaisir époque est le livre de Roland Barthes, Mythologies,
que je ressens à partager le nom dans lequel le sémiologue fait parler les objets
« L’essai, forme du quotidien, de la Citroën DS présidentielle au
d’homme avec celui qui l’a faite. »
plastique et multiple Lui qui a finalement écrit peu bifteck-frites en passant par le Guide bleu. En classe,
pouvant combiner le d’essais au sens strict du terme, on retiendra cette capacité de l’essai à coller aux
lui dont les œuvres les plus lues questions qui nous préoccupent pour engager une
savoir et la pensée, réflexion sur le travail, les relations entre les hommes
sont chargées d’humour et de
apparaît comme le fantaisie, consacre la fin de sa et les femmes, le voyage, les prisons, la solitude ou
genre du temps, l’esprit vie à ce texte volumineux et un le bonheur. Et, comme le propose la séquence de
e peu rébarbatif. Il envisage alors Première (pages 40-48) qui explore des textes de
du XVIII siècle. » une méthode personnelle de Florence Aubenas, Nicolas Bouvier et Sylvain Tesson,
transmettre le passé, en imagi- lire ces textes permet de se rapprocher du monde et
nant une posture d’historien qui est aussi celle d’un des écrivains sans le filtre de la fiction.
moraliste. Renverser les idoles et affirmer la place du
sujet écrivant et pensant l’Histoire participent de ce Les voix singulières
tournant polémique : c’est aussi ce que fait Voltaire de Marielle Macé et Belinda Cannone
avec l’affaire Callas dans le Traité sur la tolérance.
Marielle Macé est une des universitaires qui
s’est intéressée le plus à la question de l’essai. Mais
Montaigne et Rousseau : récemment, elle a quitté l’écriture académique du
des Essais à l’autobiographie Temps de l’essai (Belin, 2006) pour bifurquer sur
Le passage par les Anglais ne doit pas faire oublier des chemins plus personnels. Ce qui est intéres-
l’héritage de Montaigne 5. Rousseau revendique clai- sant, c’est de voir l’inscription de l’auteur dans un
rement cette filiation, qui ouvre d’autres perspec- horizon qu’elle a précédemment décrit, opérant ce
rare passage de l’observatrice extérieure à l’auteure
Des migrants du
camp de réfugiés
de Lampedusa
se promènent
en face du port,
novembre 2013.
liens complexes qu’elle pouvait entretenir avec l’alle- Defaut) dans laquelle un auteur écrit sa relation
mand, la langue de sa mère et du pays qu’elle a dû intime à un texte, un écrivain ou un artiste. Philippe
fuir. À l’issue de ce voyage, les épisodes mythiques Forest y parla de son Ulysse de Joyce, Éric Pessan
et historiques se rejoignent pour répondre à la ques- de sa relation depuis l’adolescence avec Shining de
tion liminaire qui sert de sous-titre à l’essai : « Quand Stephen King.
donc est-on chez soi ? » Finalement, la fréquentation des essais, tellement
en prise avec le monde, ramène chacun – écrivain,
professeur, élève – à la question de la lecture. C’est
L’essai, un chemin de la connaissance le sens que lui donne Marielle Macé : « Il n’y a pas
Lire un extrait de Retour à Reims de Didier Éribon d’un côté la littérature et de l’autre la vie […]. La lecture
permet de saisir les oscillations entre le récit du n’est pas une activité séparée, qui serait uniquement en
voyage intime et les commentaires sociologiques du concurrence avec la vie ; c’est l’une de ces conduites par
philosophe. À la mort de son père, l’auteur retourne lesquelles, quotidiennement, nous donnons une forme, une
à Reims et explore le monde ouvrier qu’il a quitté saveur et même un style à notre existence. »
trente ans auparavant. Les sentiments, du moins une
forme étrange de mélan-
1. Dominique Combe, Les Genres littéraires, p. 14.
colie, colorent l’analyse d’un 2. Lire à ce sujet l’article « The Essayification of everything » du
« La fréquentation des monde qui est devenu pour 26 mai 2013, publié par Christy Wampole, professeure de litté-
essais, tellement en lui complètement étranger : rature française à l’université de Princeton (USA) dans les pages
« Opinion » du NewYork Times : https://tinyurl.com/essayification
« Le lendemain, je suis allé
prise avec le monde, passer l’après-midi avec ma
3. T. W. Adorno est un des grands théoriciens de l’école critique
dite de Francfort. L’article « L’essai comme forme » est publié
ramène chacun à la mère. Nous sommes restés dans le volume Notes sur la littérature, collection « Champs »,
plusieurs heures à bavarder, Flammarion, 1999, p. 28.
question de la lecture. » 4. La direction de la Librairie sous l’Ancien Régime décidait de
assis dans les fauteuils du salon. l’attribution des privilèges royaux.
Elle a sorti d’une armoire des 5. Marielle Macé, Le Temps de l’essai (p. 23).
boîtes pleines de photos. Il y en avait plusieurs de moi,
bien sûr, petit garçon, adolescent… De mes frères, aussi… RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
J’avais à nouveau sous les yeux – mais n’étaient-ils pas • Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux,
encore gravés dans mon esprit et dans ma chair ? – ce Seuil, 1977.
milieu ouvrier dans lequel j’avais vécu, et cette misère • Pierre Bayard, Comment parler des livres qu’on n’a
ouvrière qui se lit dans la physionomie des habitations à pas lus ?, Minuit, 2007.
l’arrière-plan, dans les intérieurs, les vêtements, les corps • Walter Benjamin, Charles Baudelaire, Petite
eux-mêmes. Il est toujours vertigineux de voir à quel point bibliothèque Payot, 1990.
les corps photographiés du passé, peut-être plus encore que • Belinda Cannone, S’émerveiller, Stock, 2017.
ceux en action et en situation devant nous, se présentent • Barbara Cassin, La Nostalgie, Pluriel, 2016.
immédiatement au regard comme des corps sociaux, des • Dominique Combe, Les Genres littéraires,
corps de classe. » (chapitre 1) Hachette, 1992.
À tout moment, le sociologue s’écarte du parcours • Ghislaine Dunant, Charlotte Delbo. La vie retrouvée,
autobiographique pour entrer dans le champ de la Grasset, 2016.
réflexion théorique. Mais la voix parfois brisée de • Didier Éribon, Retour à Reims, Librairie Arthème
l’homme confère aux analyses de l’universitaire une Fayard, 2009.
force qui ressortit à la littérature. C’est d’ailleurs la • Philippe Forest, Beaucoup de jours : D’après Ulysse
lecture de cet essai qui a engagé Édouard Louis à de James Joyce, éditions Cécile Defaut, 2011.
écrire Pour en finir avec Eddy Bellegueule (Seuil, 2014) • Pierre Glaudes et Jean-François
e
Louette, L’Essai,
qu’il dédie à Didier Éribon. Hachette, 1999 (2 édition augmentée en 2011).
La lecture d’essais littéraires est aussi une entrée • Jean Hatzfeld, Une saison de machettes, Seuil, 2003.
singulière dans les textes et les questionnements • Stéphane Hessel, Indignez-vous, Indigène éditions,
qu’ils induisent. Il ne s’agit pas d’aborder la littéra- 2010.
ture selon des méthodes universitaires, mais d’offrir • Maylis de Kerangal, À ce stade de la nuit,
la vision toute personnelle, parfois provocatrice, d’un Gallimard, 2015.
auteur qui entretient avec la culture une relation • Irène Langlet, L’Abeille et la Balance. Penser l’essai,
particulière. Le choix peut se porter sur des essais Garnier, 2015.
« classiques » comme Sur Racine de Barthes ou des • Marielle Macé, Le Temps de l’essai. Histoire d’un
pages de Jean-Pierre Richard sur Baudelaire, mais on genre en France au xxe siècle, Belin, 2006.
gagne aussi à s’attarder sur la production contempo- • Marielle Macé, Styles. Critique de nos formes de vies,
raine, du côté des plongées intellectuelles de Pascal Gallimard, 2016.
Quignard et des propositions à rebrousse-poil de • Éric Pessan, Ôter les masques : d’après Shining de
Pierre Bayard. Certaines collections ont su proposer Stephen King, éditions Cécile Defaut, 2012.
des espaces d’écriture pour l’essai, comme la collec- • Jean Starobinski, Montaigne en mouvement,
tion « Le livre la vie » d’Isabelle Grell (éditions Cécile Gallimard, 1982.
Diderot, ou comment
le dialogue aide à penser
Par Marie-Françoise Roger, professeur de lettres classiques
Sommaire Présentation
Support : Denis Diderot, Entretien d’un philosophe avec Diderot a écrit l’Entretien d’un philosophe avec Madame la
Madame la Maréchale de***, 1774, édition GF, J.-C. Bourdin Maréchale de *** en 1774, à la suite d’une rencontre fortuite avec la
et C. Duflo, disponible en version numérique : classiques. maréchale de Broglie, fille du riche collectionneur Crozat de Thiers,
uqac.ca/classiques/.../entretien...marechale/ Entretien_ à l’occasion de l’achat de tableaux au profit de sa grande amie,
philo_marechale Catherine II de Russie. Publié pour la première fois en 1776 dans
la Correspondance secrète de Metra, ce dialogue met en scène un
Étape 1. Diderot et l’art de la conversation philosophe, l’auteur lui-même, notoirement athée, et la Maréchale
Séance 1 : Diderot, une pensée en mouvement de ***, mère de famille dévote fort attachée aux principes de la
Séance 2 : La conversation, une pratique sociale au siècle morale catholique. D’emblée, l’entretien porte sur la question de la
des Lumières religion. Est-on libre de croire ou de ne pas croire ? La morale peut-
elle se concevoir indépendamment de la religion ? Comme toujours
Étape 2. Le mariage du théâtre et de la philosophie
chez Diderot, la forme dialoguée lui permet d’aborder des thèmes
dans l’Entretien d’un philosophe avec Madame la
essentiels avec l’apparente légèreté d’une conversation de salon.
Maréchale de ***
Chez l’auteur du Paradoxe du comédien, le théâtre n’est jamais loin,
Séance 3 : Accompagner la lecture du dialogue
particulièrement dans cet ouvrage qui fait converser, chose rare
Séance 4 : Morale et religion :
pour un dialogue philosophique, un homme et une femme.
les thèmes au cœur du dialogue
Pour Diderot, dialoguer c’est penser de façon juste, c’est-à-dire
Étape 3. La variété des outils argumentatifs sans dogmatisme, en restant ouvert aux idées de l’autre. En effet,
dans le dialogue philosophique le dialogue permet de préciser ses idées en les confrontant à celles
Séance 5 : L’intention satirique du texte de l’autre ; il implique l’écoute, ce qui est le principe même de la
Séance 6 : Un réquisitoire contre les exactions commises tolérance. Chacun des interlocuteurs est invité à justifier ses prises
au nom de la religion de position, à les nuancer, à remettre en question les préjugés, la
Séance 7 : L’apologue du Mexicain pensée toute faite. La séquence est l’occasion à la fois de faire lire
des dialogues et de pratiquer en classe l’art du dialogue. Elle s’ins-
Étape 4. Bilan crit en 2de dans l’objet d’étude « Genres et formes de l’argumen-
Séance 8 : De la conversation au dialogue philosophique tation aux XVIIe et XVIIIe siècles », et permet à la fois une étude de
Séance 9 : La morale en question l’argumentation et une approche culturelle de l’enseignement des
faits religieux. C’est surtout une formidable initiation à la tolérance.
L’entretien n’est pas un combat contre la religion, mais une manière
de montrer qu’un dialogue serein peut s’établir entre un philosophe
Les + numériques athée et une dévote.
Prélude à l’analyse de l’Entretien d’un philosophe avec Madame la
Dans cette séquence, vous pourrez exploiter Maréchale de***, une première étape présente Diderot aux élèves et
les ressources multimédia suivantes, disponibles sur montre combien le dialogue est ancré dans la vie intellectuelle du
le site NRP dans l’espace « Ressources abonnés ». siècle des Lumières. La deuxième étape accompagne la lecture du
Rendez-vous sur http://www.nrp-lycee.com. texte. La troisième étape s’attache ensuite à l’étude des procédés à
l’œuvre dans l’argumentation du philosophe. Les exercices écrits et
Étude de la Lettre à mon frère
oraux de la quatrième étape prolongent la réflexion à la fois sur le
Une satire de la fausse dévotion dans Jacques
dialogue en tant que forme et sur les enjeux éthiques et religieux
le Fataliste, initiation au commentaire
du texte de Diderot.
L’apologue des chiens dans Jacques le Fataliste
Questions
1. Diderot se reconnaît-il dans le tableau de Van Loo ?
2. Quels sont les traits de sa personnalité qu’il aimerait voir
représentés ? Figure de fantaisie autrefois identifiée à tort comme Denis
3. Quels traits de caractère Diderot met-il en avant dans le por- Diderot de Fragonard, vers 1769, Le Louvre Lens.
trait qu’il fait de lui-même ?
Jean Huber,
Le Dîner des
philosophes,
vers 1772-1773,
où on reconnaît
Voltaire, Diderot,
d’Alembert,
Condorcet,
fondation Voltaire
à Oxford.
➔ Un tableau frappant
des exactions commises
Dans cet extrait, Diderot veut susciter l’indignation de la maré-
chale et celle du lecteur pour mieux les persuader des méfaits
commis au nom de la religion. Il commence par une question rhé-
torique – « Mais croyez-vous » – pour emporter l’adhésion de l’inter-
locutrice. Cette interrogation est suivie d’une anaphore qui force
l’attention : « Songez que… ».
Diderot fait un réquisitoire contre les exactions commises au
nom de la religion. Les hyperboles et superlatifs dénoncent leur
violence : « les terribles ravages », « exterminant », « trop funestes ».
Pour persuader, l’écrivain suscite la compassion du maréchal et
du lecteur. Il s’attaque au fanatisme de ceux qui commettent ces
exactions : « la plus violente antipathie », « il n’y a pas un musulman
qui n’imaginât », « les haines les plus fortes et les plus constantes ».
Le philosophe insiste aussi sur la permanence de l’intolérance au
cours des siècles, montrée à travers des parallélismes syntaxiques :
« ravages qu’elle a causés dans les temps passés, et qu’elle causera
dans les temps à venir », « dans la société entre les citoyens, et dans les
familles entre les proches ».
➔ Un appel au raisonnement
et à la logique
Le philosophe demande à son interlocutrice d’être sensible,
mais il fait aussi appel à sa capacité à raisonner. Une antithèse sug-
gère l’incohérence des persécuteurs : « action agréable » s’oppose
à « en exterminant ».
L’art de convaincre passe par la réfutation des arguments
adverses. Pour contrer l’objection de la maréchale qui ne veut pas
Dessin de Carmontelle, aquarelle, gouache, mine de plomb, que l’on confonde la religion avec les abus commis en son nom,
musée Condé à Chantilly. Diderot a recours à un syllogisme, c’est-à-dire un raisonnement qui
a toute l’apparence de la logique : seul un « misanthrope » aurait récits de voyage au XVIIIe siècle et de l’intérêt porté au Nouveau
pu inventer « la croyance en un être incompréhensible » qui suscite Monde. Il permet de comparer les croyances païennes aux dogmes
les divisions entre les hommes et le fanatisme. Or toute divinité chrétiens portés par les récits de la grand-mère. Le vieillard qu’il
est incompréhensible. Donc… Diderot sous-entend que ceux qui rencontre est lui aussi stéréotypé : il incarne la figure d’un Dieu
croient sont des misanthropes. bon, aimant et juste.
Diderot laisse à la maréchale le soin de conclure, mais celle- 3. Il s’agit d’une parodie : le vieillard représente Dieu le père
ci en abandonne la responsabilité aux « fous ». Diderot suggère au moment du Jugement dernier. Mais, contrairement au dieu
alors que les fanatiques les plus dangereux sont ceux dont « les vengeur de la Bible, dont se réclament ceux qui veulent nous
perturbateurs de la société savent tirer bon parti dans l’occasion ». Il faire craindre l’enfer et la damnation, le vieillard est bienveillant
dénonce donc l’instrumentalisation de la religion par les politiques. et équitable. Pas de condamnation éternelle ici, il se contente de
tirer l’oreille du jeune Mexicain qui se repent aussitôt de « toutes les
erreurs de sa vie ».
➔ À retenir : 4. Diderot reproche aux chrétiens de lier la morale à la crainte
Le registre polémique et ses procédés de Dieu. Le vieillard du récit est un sage, et si l’on veut croire en
Dieu, c’est à cette figure bienveillante qu’il doit ressembler. Tout le
Le mot « polémique » vient du grec polemos qui signifie com- reste n’est que superstitions inventées pour dominer les hommes
bat. On parle de registre polémique lorsque le discours, la langue et par la peur. C’est ce que montrent les termes péjoratifs employés
les procédés littéraires sont utilisés comme des armes. pour le discours de la grand-mère : elle « radote », « vieille fable dont
L’auteur cherche à convaincre et à persuader. Pour convaincre, on ignore la date, que chacun arrange à sa manière, et qui n’est qu’un
on fait appel au raisonnement. Des questions rhétoriques et des tissu de circonstances absurdes, sur lesquelles ils se mangent le cœur
anaphores permettent de mobiliser l’attention de l’interlocuteur, et s’arrachent le blanc des yeux ? ».
donc du lecteur. On développe ensuite des arguments qui font
appel à la logique. Pour persuader, de nombreuses figures de
style cherchent à émouvoir. C’est le cas des hyperboles qui donnent ➔ À retenir : La force de l’apologue
une image plus spectaculaire de ce qui est dénoncé, mais aussi des dans une argumentation
parallélismes ou des antithèses qui rendent visibles les oppositions
entre les points de vue, par exemple le contraste entre le Bien et L’apologue est un petit récit, qui offre tous les caractères exa-
le Mal. gérément simplifiés du texte narratif et dont la visée est philoso-
➔ Questions
1. En quoi ce passage ressemble-t-il à un conte d’initiation ou
à un apologue ?
2. Que sait-on des personnages ? En quoi s’apparentent-ils à
des personnages de conte ?
3. Quel effet comique produit le geste du vieillard qui tient le
jeune homme par l’oreille ?
4. Que reproche ici Diderot à la morale chrétienne ?
➔ Éléments de réponse
1. Un jeune homme part à l’aventure, traverse des épreuves,
découvre l’existence d’un autre monde auquel il refusait de croire
malgré les affirmations de sa grand-mère. On retrouve les étapes du
schéma narratif habituel des contes : situation initiale, événement
perturbateur (il trouve une planche au bord de la mer), péripéties
(de la dérive au débarquement sur une terre inconnue), rencontre
du vieillard inconnu et repentance du jeune Mexicain.
2. Le « jeune Mexicain » n’a pas de nom. Il naît de la vogue des « Établissement de la nouvelle philosophie. Notre berceau fut
un café ». Le Café Procope, gravure couleur anonyme, BnF, Paris.
phique et morale. L’apologue s’adresse aussi bien au cœur et à la foi chrétienne, mais aux superstitions qui l’accompagnent. Peut-
l’imagination qu’à l’esprit, et c’est au plaisir que l’on prend à écouter être veut-il respecter les convictions de son interlocutrice, ne pas
des histoires qu’il faut mesurer tous ses atouts de persuasion. la heurter pour mieux convaincre de la nécessité absolue de la
À travers l’apologue du Mexicain, Diderot ne s’en prend pas à tolérance ?
ÉTAPE 4. Bilan
des dialogues joués par les élèves entre deux interlocuteurs définis
De la conversation
SÉANCE 8
par eux.
au dialogue philosophique Étape 2 : À partir des exemples, présentés oralement par les
élèves, faire réfléchir aux limites du dialogue pour s’instruire : dans
quelles conditions le dialogue aide-t-il à réfléchir ?
Modalités : Lecture, oral, écriture.
Étape 3 : Faire construire un plan d’argumentation : I. Les limites
Support : Un extrait de Marmontel, Éléments de littérature,
du dialogue. II. L’intérêt du dialogue.
1819.
Objectifs :
– Apprendre à argumenter, s’initier à la dissertation ;
– Travailler l’écriture d’invention ;
➔ Écriture d’invention
– Définir le genre du dialogue. Écrire les « lois » du dialogue juste et utile (en classe, ou ailleurs).
Durée : 1 heure. Adopter la forme des dix commandements ou d’un mode d’emploi.
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IOANA VETISAN ioanajipa@yahoo.com
Séquence 2de Séries générales et technologiques
ANALYSE D’IMAGE
SEPTEMBRE
MAI-JUIN 2017 NRP LYCÉE 39
IOANA VETISAN ioanajipa@yahoo.com
Séquence 1re Séries générales et technologiques
Séquence 1re
Séries générales et technologiques
De l’expérience à l’essai
Objet d’étude : La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation du XVIe siècle à nos jours
Sommaire Présentation
Étape 1. L’expérience du monde Les instructions officielles situent l’objet d’étude de la classe de
Séance 1 : Le Quai de Ouistreham de Florence Aubenas, 1re, « La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation
expérimenter pour témoigner du XVIe siècle à nos jours » dans une perspective humaniste : l’étude
Séance 2 : Entre récit de voyage et essai : de textes porteurs d’une « réflexion anthropologique » doit conduire
faire l’expérience de l’altérité avec Nicolas Bouvier les élèves à « réfléchir à leur propre condition ».
Dans ce cadre, au lieu de proposer l’étude de textes qui
Étape 2. L’expérience intime énoncent une réflexion abstraite et générale sur l’homme, il nous
Séance 3 : Dans les forêts de Sibérie de Sylvain Tesson, a paru judicieux de présenter quelques auteurs qui prennent pour
l’épreuve de la solitude point de départ leur vécu. La première partie de la séquence s’in-
Séance 4 : Penser par soi-même : l’essai selon Montaigne téresse à ce qu’on acquiert en faisant l’expérience d’une confron-
tation avec le monde et avec autrui ; la deuxième, au contraire, à
Étape 3. Mettre son expérience à l’essai
ce qu’apporte la confrontation avec soi, par le biais d’une écriture
Séance 5 : Faire le point
réflexive, dans l’expérience momentanée ou durable de la solitude.
Séance 6 : Exposer une réflexion personnelle
La troisième partie enfin invite à une réflexion personnelle, et à une
mise en œuvre par les élèves de l’écriture de l’essai.
Il s’agit également d’étudier comment on passe de « l’expé-
rience » à « l’essai ». C’est pourquoi nous invitons à lire des textes
relevant de diverses formes d’écriture : reportage journalistique,
récit de voyage, journal, essai. Cela permettra d’observer en quoi
l’expérience donne accès à une connaissance concrète tout en
nourrissant la réflexion.
Avec un tel projet, étudier Montaigne s’impose, mais nous
avons essayé de le rendre plus « proche » en l’entourant d’auteurs
contemporains dont les textes peuvent être lus en classe de 1re,
Les + numériques générale ou technologique : le texte de Florence Aubenas sera pro-
posé en lecture intégrale, ceux de Sylvain Tesson et Nicolas Bouvier
Dans cette séquence, vous pourrez exploiter sous la forme d’extraits.
les ressources multimédia suivantes, disponibles sur Nous suggérons également de joindre à l’étude des textes
le site NRP dans l’espace « Ressources abonnés ». quelques moments consacrés à une écriture personnelle et
Rendez-vous sur http://www.nrp-lycee.com. informelle. On peut en outre envisager la tenue d’un « carnet de
séquence » où les élèves noteront des réflexions inspirées de leur
Une séance d’introduction active à partir de
expérience personnelle, stimulées par quelques citations : en
citations de Montaigne
somme, une façon de pratiquer l’essai.
L’expérience de l’immersion de Florence
Nous espérons ainsi proposer une séquence vivante et acces-
Aubenas
sible même aux élèves en difficulté.
Montaigne et Bouvier : deux sujets d’écriture
réfléchir, mais on réfléchit mal avec la malaria, la dysenterie, ou La part du récit y est réduite, et toujours mêlée de commen-
ce léger vertige des estomacs vides calmés par un peu d’opium. taires. Elle se reconnaît aisément à l’utilisation des temps du passé.
Si nous réfléchissons pour eux, nous verrons que lire et écrire L’auteur commence par camper rapidement le personnage de
ne les mèneront pas bien loin aussi longtemps que leur statut de Roberts et restitue ses propos de manière à souligner aussi bien sa
« vilain » n’est pas radicalement modifié. bienveillance que son désappointement. Après une interruption, le
Enfin, le mollah est un adversaire de l’école. Savoir lire et récit reprend pour clarifier la situation : deux paragraphes opposent
écrire, c’est son privilège à lui, sa spécialité. Il rédige les contrats, le plan initial de Point IV à son échec.
écrit sous dictée les suppliques, déchiffre les ordonnances du La suite du texte laisse place à des développements qui pro-
pharmacien. Il rend service pour une demi-douzaine d’œufs, pour posent une analyse du comportement des Américains, puis de celui
une poignée de fruits secs, et n’a pas envie de perdre ce petit reve- des villageois. Les passages de commentaire sont naturellement
nu. Il est trop prudent pour critiquer le projet ouvertement, mais
écrits en majorité au présent de l’indicatif : présent d’énonciation,
le soir, sur le pas des portes, il donne son opinion. Et on l’écoute.
et présent de vérité générale pour ce qui relève de l’activité de
En dernier lieu, on n’entrepose pas sans risque des maté-
réflexion et d’analyse.
riaux neufs dans un village où chacun a besoin de briques ou
de poutres pour réparer ces édifices dont l’utilité est évidente à
chacun : la Mosquée, le hammam, le four du boulanger. Après 2. La polyphonie et l’expérience de l’altérité
quelques jours d’hésitation, on se sert dans le tas, et on répare. Nicolas Bouvier est capable de faire valoir tous les points de
Désormais, le village a mauvaise conscience et n’attend pas le vue : comprendre les intentions, expliquer les motivations respec-
retour de l’Américain avec plaisir. Si seulement on pouvait s’ex- tives des Américains puis des Iraniens. Par personnes interposées,
pliquer, tout deviendrait simple... mais on peut mal s’expliquer. il permet à son lecteur de faire doublement l’expérience de l’alté-
Quand l’étranger reviendra, il ne trouvera ni l’école, ni les maté- rité : celle des Américains et des villageois les uns par rapport aux
riaux, ni la reconnaissance à laquelle il s’attend, mais des regards autres ; et celle d’un lecteur européen, peut-être, à l’égard des uns
fermés, fuyants, qui n’ont l’air au courant de rien, et des gosses et des autres.
qui ramassent des pierres sur son passage parce qu’ils savent lire
le visage de leurs parents...
3. La vision des Américains
Ce n’était qu’une distance à franchir, mais une longue dis-
tance parce que l’exercice de la bienfaisance demande infiniment L’ingénieur Roberts se heurte à une réaction qu’il ne comprend
de tact et d’humilité. Il est plus aisé de soulever un village de pas. Face à cette expérience, il réagit de façon affective : il est
mécontents que d’en modifier les habitudes ; et, sans doute, plus « écœuré ». L’auteur n’ironise pas sur cette déconvenue et sympa-
facile de trouver des Lawrence d’Arabie et des agitateurs, que thise au contraire avec lui. L’emploi de la majuscule au mot « École »
des techniciens assez psychologues pour être efficaces. Roberts, traduit l’étonnement incrédule qu’éprouve Roberts. Cependant,
qui l’était, en viendrait bientôt à écrire dans ses rapports qu’il cette incompréhension ne débouche sur aucune agressivité :
fallait peut-être renoncer à l’école pour s’occuper par exemple l’auteur rend justice à ses intentions louables, mais il rend compte
de l’adduction d’eau des vieux hammams qui sont des foyers également de ce qu’elles comportent d’illusoire : « les recettes du
d’infection virulents. bonheur ne s’exportent pas sans être ajustées ». Il attribue l’étonne-
Nicolas Bouvier, L’Usage du monde, éditions La Découverte, 2014. ment de Roberts à la valeur éminente accordée par les Américains
au droit à l’instruction qui fait oublier que d’autres droits « plus
essentiels » ne sont pas garantis dans d’autres pays : « il y a des
pays sans justice, ou sans espoir ». Vouloir exporter telles quelles ses
➔ Questions propres « recettes de bonheur » repose donc sur une forme d’ethno-
centrisme doublée d’une méconnaissance de la réalité vécue par
1. Distinguez ce qui relève du récit et ce qui relève de l’analyse autrui. L’universaliste méconnaît l’altérité en prêtant aux autres
dans ce texte. les mêmes pensées que lui, et reste aveugle à l’infinie diversité du
2. Montrez que Nicolas Bouvier adopte plusieurs points de vue monde. Il manque ainsi de pragmatisme : « les projets généreux »
successifs et se met à la place des uns et des autres. sont démentis par la réalité.
3. Exposez les raisons qui expliquent l’intention de Roberts.
4. Résumez les raisons qui expliquent le comportement des 4. Le point de vue des villageois
villageois.
En quatre paragraphes, Nicolas Bouvier fait la liste des explica-
5. Relevez des phrases qui pourraient être des aphorismes, des
tions structurelles qui rendent compréhensible l’hostilité des vil-
maximes, et qui constituent les leçons que l’auteur tire de l’anecdote.
lageois au projet. On détaille avec les élèves le faisceau de raisons
sociales, économiques, historiques, culturelles qui les conduisent à
➔ Éléments de réponse la méfiance envers l’étranger, au désintérêt pour l’école, au vol des
matériaux. On souligne combien l’auteur sait les rendre sensibles
1. Un récit de voyage, non de tourisme par des détails concrets. On montre enfin avec quelle intuition psy-
chologique il entre dans les représentations et les affects des villa-
On pourrait croire que le récit de voyage se borne à décrire
geois : leur méfiance, leur ruse, leur difficulté à réfléchir à cause de
l’apparence des choses telles qu’un touriste les perçoit. En somme,
leur misère, leur respect pour le mollah, leur mauvaise conscience...
qu’il se réduit aux séductions du pittoresque. Cet extrait montre
combien Nicolas Bouvier s’éloigne de cette attente. S’il restitue
5. De l’expérience à l’essai
les différences qui rendent l’Occidental et le villageois iranien des
années 1950 étrangers l’un à l’autre, ce n’est pas simplement pour Avec Nicolas Bouvier, le récit de voyage devient un véritable
les constater, mais les commenter et en expliquer la raison. essai. L’extrait étudié montre à l’œuvre moins une véritable démons-
tration que ce qu’on pourrait appeler une « intuition réfléchie », L’essayiste ne se présente pas comme un spécialiste, ne défend
que l’auteur prend à son compte : « je crois ». Il conduit le lecteur à pas non plus une thèse déjà formée, mais parvient à extraire de
comprendre avec justesse le comportement des uns et des autres. l’anecdote symbolique qu’il nous raconte des vérités générales
Le dernier paragraphe de l’extrait laisse ouverte la possibilité de s’appuyant sur son observation précise des hommes rencontrés et
surmonter l’altérité et de trouver des solutions pragmatiques conci- sur sa capacité à entrer dans leur point de vue.
liant les logiques de chacun : « renoncer à l’école pour s’occuper par On peut isoler deux formules dans ce passage à titre d’apho-
exemple de l’adduction d’eau des vieux hammams qui sont des foyers rismes : « les recettes de bonheur ne s’exportent pas sans être ajus-
d’infection virulents ». Cet optimisme est cependant tempéré : il est tées » et « l’exercice de la bienfaisance demande infiniment de tact et
« plus facile de trouver des Lawrence d’Arabie et des agitateurs, que des d’humilité ».
techniciens assez psychologues pour être efficaces ».
➔ Présentation
De février à juillet 2010, Sylvain Tesson, grand voyageur, est allé
vivre dans une cabane au bord du lac Baïkal. Pour donner une idée
de son isolement, de l’hostilité du milieu mais aussi de sa beauté,
on pourra montrer aux élèves les cartes que dessine l’auteur au
début de son ouvrage, lire l’introduction « Un pas de côté » (p. 9-10),
et demander aux élèves de regarder sur Internet quelques vues du
Baïkal, aussi belles qu’impressionnantes.
TEXTE 3
22 février.
Une fuite, la vie dans les bois ? La fuite est le nom que les
gens ensablés dans les fondrières de l’habitude donnent à l’élan
vital. Un jeu ? assurément ! Comment appeler autrement un
séjour de réclusion volontaire sur un rivage forestier avec une
caisse de livres et des raquettes à neige ? Une quête ? Trop grand
mot. Une expérience ? Au sens scientifique, oui. La cabane est
un laboratoire. Une paillasse où précipiter ses désirs de liberté,
de silence et de solitude. Un champ expérimental où inventer
une vie ralentie.
Les théoriciens de l’écologie prônent la décroissance. Puisque
nous ne pouvons continuer à viser une croissance infinie dans
un monde aux ressources raréfiées, nous devrions ralentir nos
rythmes, simplifier nos existences, revoir à la baisse nos exigences.
Le lac Baïkal vu de l’île Olkhon, en Russie.
ne pas s’encombrer d’objets, ni de semblables. De se déshabituer fie ») soit aux réflexions qui naissent au moment de l’écriture (« Je ne
de ses anciens besoins. sais pas si la beauté sauvera le monde. Elle sauve ma soirée »). Le style
Le luxe de l’ermite, c’est la beauté. Son regard, où qu’il se sans apprêt et volontiers relâché que peut s’autoriser le diariste se
pose, découvre une absolue splendeur. Le cours des heures n’est manifeste dans les trois derniers paragraphes par la fréquence des
jamais interrompu (sauf l’accident d’avant-hier). La technique phrases nominales.
ne l’emprisonne pas dans le cercle de feu des besoins qu’elle crée. Tenir un journal, c’est aussi consigner ses émotions et ses pen-
La partition du recours aux forêts ne peut se jouer qu’à un sées du jour. Le dernier paragraphe signale « l’angoisse » que Sylvain
nombre réduit d’interprètes. L’érémitisme est un élitisme. Aldo Tesson arrive à chasser par « quelques pas sur la glace » et la contem-
Leopold ne dit rien d’autre dans son Almanach d’un comté des plation de la « beauté ». Mais un certain accablement était déjà per-
sables dont j’ai commencé la relecture ce matin, sitôt le poêle ceptible dans les deux paragraphes précédents. La notation « jour
allumé : « Toute protection de la vie sauvage est vouée à l’échec,
blanc » peut décrire l’environnement neigeux ou l’état du ciel, elle
car pour chérir nous avons besoin de voir et de caresser et quand
peut aussi évoquer le vide d’une journée. Mais, pour Sylvain Tesson,
suffisamment de gens ont vu et caressé, il ne reste plus rien à
ce jour « blanc », suggère sans doute aussi son état psychologique :
chérir. » Lorsque les foules gagnent les forêts c’est pour les abattre
à la hache. La vie dans les bois n’est pas une solution aux pro- un moment de « panne », de doute, une sensation de vide.
blèmes écologiques. Le phénomène contient son contre-principe.
Les masses, gagnant les futaies, y importeraient les maux qu’elles 2. Une mise à l’épreuve personnelle
prétendaient fuir en quittant la ville. On n’en sort pas. Sylvain Tesson s’interroge sur le sens que revêt pour lui son
Jour blanc. Un camion de pêcheur dans le lointain. Long essai de vivre en ermite durant six mois par une sorte de dialogue
entretien avec ma fenêtre. À la fin de la matinée, je jette dans la fictif, comme si un interlocuteur posait des questions et qu’il lui
poudreuse une demi-douzaine de bouteilles de vodka Kedrovaïa. répondait. Le « jeu » est accepté, non sans auto-ironie : il s’agit effec-
Je les retrouverai à la fonte, dans trois mois. Les goulots crèveront tivement d’une « réclusion volontaire » à l’agrément de laquelle il
la couche, annonçant les beaux jours mieux que les perce-neige. a pourvu, notamment par « une caisse de livres et des raquettes à
Le cadeau de l’hiver à l’éternel retour du printemps. neige ». Il retient l’idée d’ « expérience » au sens scientifique, comme
Un après-midi de rangement et de préparations. J’étanchéifie l’indique la métaphore filée : « laboratoire », « paillasse », « précipi-
l’auvent de la cabane en clouant des planches et finis de trier la
ter », « champ expérimental ».
caisse de vivres. Mais après ? Lorsqu’il n’y aura plus de planches
Mais cette expérience est plus qu’une vérification. On com-
à clouer ni de caisses à ranger ?
prend qu’il s’agit aussi d’une « réforme » de lui-même que Sylvain
Le soleil disparaît à 17 heures derrière les crêtes. L’ombre
gagne dans la clairière et la cabane s’assombrit. Je trouve à l’an- Tesson entreprend. Sera-t-il capable d’être cet ermite ? L’oxymore
goisse un antidote à effet immédiat : quelques pas sur la glace. « sobriété luxueuse » est audacieux, mais expliqué : sobriété parce
Un simple coup d’œil à l’horizon me convainc de la force de mon qu’on se dépouille de « ses anciens besoins », luxe parce que rien ne
choix : cette cabane, cette vie-là. Je ne sais pas si la beauté sauvera souille la « splendeur » qu’offre le spectacle de la nature.
le monde. Elle sauve ma soirée.
3. Une expérience généralisable ?
Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie - Journal d’ermitage,
Gallimard, 2011, p. 49-51. La réclusion volontaire de Sylvain Tesson correspond à la volon-
té de mettre en pratique la « décroissance ». Mais un tel choix est-
il généralisable ? La vie d’ermite peut-elle être une « solution aux
➔ Questions problèmes écologiques » ?
La question est de savoir si ce choix d’austérité, qu’individuel-
1. Quels éléments de ce texte relèvent de l’écriture d’un journal ? lement chacun peut faire « de plein gré », peut être une « option
2. Quel sens personnel Sylvain Tesson donne-t-il à sa retraite politique ». L’auteur répond de façon formellement négative :
« dans les bois » ? « jamais ». Il est impossible également que tous, de plein gré, aient
3. L’expérience qu’il fait peut-elle être généralisable, selon lui ? « recours aux forêts ». « L’érémitisme est un élitisme », dit Sylvain
Distinguez les différents arguments. Tesson. Le problème est insoluble, puisque la solution éventuelle
4. Dans les forêts de Sibérie a reçu le prix Médicis Essai en 2011 : se convertirait dans le problème même qu’elle cherche à résoudre :
quelles caractéristiques d’écriture font de cet extrait d’un journal la destruction de la nature.
un essai ?
4. Du journal à l’essai
➔ Éléments de réponse Le genre du journal autorise toutes les libertés. Proche de l’au-
tobiographie, il s’en distingue cependant : au lieu de donner à la vie
1. Un journal d’ermitage l’allure d’une trajectoire et une cohérence, il la restitue en pointillés.
Le journal peut être une forme d’essai, dans la mesure aussi
Le feuillet du 22 février permet d’identifier des caractéristiques
où l’idée est mise à l’épreuve du vécu. Ainsi, la conclusion de la
d’écriture propres au journal. Outre la mention de la date, les trois
journée du 22 février se résout dans l’assertion générale : « Le luxe
derniers paragraphes consignent le bilan des événements et activi-
de l’ermite, c’est la beauté ». Le journal d’ermitage de Sylvain Tesson
tés de la journée. Quelques repères temporels sont égrenés (« jour »,
se fait essai parce qu’il explore, au fil des jours, les mêmes ques-
« à la fin de la matinée », « après-midi », « à 17 heures », « soirée »)
tions : qu’est-ce qu’une vie d’ermite ? Que m’apporte-t-elle ? Peut-
assortis de notations sur la luminosité (« jour blanc », « L’ombre
elle apporter quelque chose au monde ? Est-elle un futur possible
gagne dans la clairière et la cabane s’assombrit »). L’emploi du pré-
pour l’humanité ? On peut relever dans l’extrait et dans l’ouvrage de
sent domine, correspondant soit à une actualisation des activités
nombreuses formules à valeur générale, des sentences bien frap-
réalisées dans la journée (« je jette dans la poudreuse », « j’étanchéi-
pées. Cependant, parce qu’il ne tait pas ses variations, ses contra-
dictions, ses hésitations, l’auteur montre ce qu’on pourrait appeler Ainsi, l’auteur s’empare de tous les sujets qui se présentent, sans les
la vie d’une pensée, cherchant moins à trouver des réponses défi- hiérarchiser, sans en écarter aucun, car « ils sont également bons ».
nitives qu’à (se) poser des questions. Rien ne rebute sa curiosité intellectuelle ni son désir de « mettre à
l’essai » son esprit.
Il montre pour chaque sorte de sujets quel profit le jugement
➔ Texte libre peut en tirer. Ainsi un sujet qui résiste à une appréhension intuitive
est l’occasion pour Montaigne de tester sa sagacité, sa faculté de
À partir de la lecture du feuillet du 22 février, on demande aux compréhension. Un sujet futile est une autre sorte d’épreuve : est-il
élèves de rédiger un texte libre sur un des sujets suivants. possible de lui trouver, en y réfléchissant, de la consistance, du fond,
1. Relevez la phrase que vous préférez dans cet extrait et justi- de l’étoffer et de le développer ? Un sujet déjà abondamment traité
fiez votre choix. par d’autres exerce également le jugement. Il ne s’agit plus alors de
2. Que pensez-vous de l’expérience menée par Sylvain Tesson ? faire preuve d’inventivité ou d’originalité, mais de discernement :
3. Cet extrait vous donne-t-il envie de lire l’ensemble du livre ? « élire la route qui lui semble la meilleure ».
L’essai selon Montaigne récuse donc la hiérarchie pédante des
sujets. Bas ou noble, neuf ou ancien, simple ou savant : ce ne sont
SÉANCE 4Penser par soi-même : pas selon de telles distinctions que l’on peut estimer la valeur de la
l’essai selon Montaigne réflexion, mais uniquement à la façon dont celle-ci s’exerce.
Tesson met à l’épreuve son jugement et sa réflexion à la
manière de Montaigne : il ne traite pas à fond son sujet ; l’aban-
Modalité : Lecture comparée. donne quand il a atteint ses limites ; prétend moins apporter des
Supports : réponses que s’interroger ; et s’il cite un autre auteur, c’est davan-
– Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie ; tage pour en nourrir sa propre pensée que pour s’y soumettre.
– Montaigne, Essais, I, 50 « De Démocrite et Héraclite ».
Objectifs :
– Rapprocher la démarche de Tesson de celle de Montaigne ; ➔ Connaître ses limites
– Découvrir et comprendre le sens que donne Montaigne
à l’essai. Mais ce serait un contresens de penser que cette liberté
Durée : 2 heures. n’est que licence et facilité. Si l’essai selon Montaigne adopte la
démarche qu’il vient de décrire, c’est parce qu’il connaît très bien
ses propres limites : « je ne vois le tout de rien ». Si la réflexion peut
demeurer aporétique, c’est qu’il est conscient que sa « maîtresse
➔ Démarche forme » est « l’ignorance ». Modestie, aveu d’impuissance ? Non pas,
car ces limites sont celles de tous les hommes : ceux qui croient
Nous proposons de lire le texte avec les élèves et d’en éluci- pouvoir être exhaustifs « ne font pas » (n’y parviennent pas), et
der le sens, dans une sorte de paraphrase explicative qui pourra leur « promesse de nous le faire voir » s’avère vaine. Par contraste,
déboucher, si le professeur le souhaite, sur une lecture analytique, Montaigne souligne combien il sait mesurer ses forces : un homme
plus attentive aux procédés d’écriture que nous n’abordons pas ici. intelligent connaît ses limites, tandis que le sot ne sait même pas
Les notes de vocabulaire pourront être données en même temps qu’il en a. Montaigne obéit ainsi au précepte du temple de Delphes,
que le texte. On confronte ensuite la démarche de Tesson avec celle « Connais toi toi-même » et, tel Socrate, sait qu’il ne sait rien.
que décrit Montaigne. En notant chaque jour dans un carnet les événements du jour,
ses émotions et ses pensées, Sylvain Tesson fait davantage œuvre
➔ Se retirer du monde d’autobiographe, tandis que les Essais se rapprochent plutôt de
l’autoportrait. Cependant, l’un et l’autre auteurs ne proposent pas
La démarche de Sylvain Tesson de s’isoler dans une cabane une image figée d’eux-mêmes : Sylvain Tesson et Montaigne avant
au bord du Baïkal n’est pas sans évoquer la décision que prend lui enregistrent leurs variations d’opinion au cours du temps.
Montaigne, à trente-huit ans, de quitter la vie publique et de se
retirer sur son domaine. Tesson se demande s’il sera capable de se
TEXTE 4
supporter lui-même pendant une durée fixée à l’avance, et entend
se mettre à l’épreuve, mais aussi, on l’a vu, mettre à l’épreuve ses Le jugement est un outil à tous sujets, et se mêle partout.
conceptions écologiques. Montaigne, en choisissant une solitude À cette cause 1, aux essais que j’en fais ici, j’y emploie toute
moins radicale que celle de Tesson, et plus confortable, a d’emblée sorte d’occasion 2. Si c’est un sujet que je n’entende point, à cela
pour but de se consacrer aux « loisirs », autrement dit à l’étude, par même 3 je l’essaie, sondant le gué de bien loin ; et puis, le trouvant
opposition aux affaires du monde. trop profond pour ma taille, je me tiens à la rive ; et cette recon-
naissance de ne pouvoir passer outre, c’est un trait de son effet 4,
voire de ceux de quoi 5 il se vante le plus. Tantôt, à un sujet vain
➔ Exercer librement son jugement et de néant 6, j’essaie voir s’il trouvera de quoi lui donner corps et
de quoi l’appuyer et étançonner 7. Tantôt, je le promène à un sujet
La notion de jugement fonde la méthode de Montaigne : « Le noble et tracassé 8, auquel il n’a rien à trouver de soi 9, le chemin
jugement est un outil à tous sujets, et se mêle partout ». Le jugement en étant si frayé qu’il ne peut marcher que sur la piste d’autrui.
est la faculté intellectuelle de juger des choses – c’est-à-dire de Là, il fait son jeu à élire la route qui lui semble la meilleure, et,
les comprendre, d’en analyser les fondements et les aboutissants. de mille sentiers, il dit que celui-ci ou celui-là, a été le mieux
choisi. Je prends de la fortune 10 le premier argument 11. Ils me 1. C’est pourquoi. 10. Hasard.
sont également bons. Et ne desseigne 12 jamais de les produire 13 2. Je tire partie de toute occasion pour 11. Sujet.
essayer mon jugement. 12. Je n’ai jamais pour dessein, projet.
entiers. Car je ne vois le tout de rien 14. Ne font pas 15, ceux qui 3. Un sujet que je ne comprenne pas, pour 13. De les faire apparaître.
promettent de nous le faire voir. De cent membres et visages qu’a cette raison même... 14. Il n’y a rien que je puisse voir en tota-
chaque chose, j’en prends un tantôt à lécher seulement, tantôt à 4. C’est un signe de l’efficacité de mon lité, sous tous ses aspects.
effleurer, et parfois à pincer jusqu’à l’os. J’y donne une pointe, jugement. 15. Ils n’y parviennent pas, ceux qui...
non pas le plus largement, mais le plus profondément que je sais. 5. Et même un de ceux desquels. 16. Point de vue.
Et aime plus souvent à les saisir par quelque lustre 16 inusité. Je 6. Futile, sans importance. 17. Détachés.
7. Étayer. 18. D’en tirer une conclusion.
me hasarderais de traiter à fond quelque matière, si je me connais- 8. Rebattu. 19. Je peux me rendre, m’en remettre.
sais moins. Semant ici un mot, ici un autre, échantillons dépris 17 9. Rien à trouver à lui seul. 20. Mon principal caractère.
de leur pièce, écartés sans dessein et sans promesse, je ne suis
pas tenu d’en faire bon 18, ni de m’y tenir moi-même, sans varier
quand il me plait ; et me rendre 19 au doute et incertitude, et à ma
maîtresse forme 20, qui est l’ignorance.
Montaigne, Essais, I, 50, « De Democritus et Heraclitus ».
ANALYSE D’IMAGE
FILMIQUE
la cinéaste semble refuser les conclusions de l’enquête : « une Sans toit ni loi brille enfin par la richesse de sa bande-son :
clocharde morte de mort naturelle ». Jouant du raccord de couleur variété des voix et des accents, interprétations naturelles des
et de texture entre le blanc du sac plastique dans lequel on fait acteurs et jeu rugueux des non-professionnels, multiplicité des
disparaître le corps de Mona et la surface immaculée de la plage, dispositifs (scène, aparté, entretien). À cela s’ajoute la bande musi-
l’image idéalisée d’une Vénus naissant de la mer se substitue au cale mêlant musiques sources caractérisant l’esprit de l’époque
cadavre maculé de terre voué à la fosse commune. Et tandis qu’en (The changeling des Doors ; Marcia Baïla des Rita Mitsouko, etc.) et
voix off la cinéaste énonce son projet poétique, elle fait renaître composition originale signée Joanna Bruzdowicz. Les notes dou-
Mona, propre et nue, vibrante sous la lumière pure d’un soleil loureuses et volontiers stridentes des cordes qui accompagnent
d’hiver. l’errance de Mona signalent, comme autant de stations, les douze
Démarre alors l’errance de Mona. Ce parcours, qui occupe travellings le long desquels la jeune fille s’avance seule vers son
toute la partie centrale du film, est ponctué de douze travellings destin tragique jusqu’au fossé, bouche béante qui attend de la
construits sur le même principe : tandis que le mouvement balaie broyer.
le bord d’une route, une rue ou l’étendue d’un champ, Mona entre
dans le cadre puis en sort et disparaît hors-champ. Le mouvement
continue à vide et vient s’arrêter en plan fixe sur un détail du pay- 1. La numérotation correspond au découpage narratif proposé dans le
sage. Filmées de droite à gauche, à rebours, ces douze séquences dossier Lycéens et apprentis au cinéma téléchargeable sur le site www.cnc.fr
accentuent l’impression de surplace qui se dégage de ces déplace-
ments. Car si, contrairement à la conclusion du berger, l’errance
n’est pas forcément synonyme d’erreur (8), le retour aux mêmes
lieux et aux mêmes personnages conduit bel et bien Mona à une
impasse.
Analyse comparée
L’analyse de l’ouverture des Glaneurs et la Glaneuse (du
Contes et tableaux début à 5 min 35 s) constitue à la fois une initiation au cinéma
d’Agnès Varda et une préparation à l’analyse de Sans toit ni loi.
L’âpreté du sujet de Sans toit ni loi, sa manière documentaire
La liberté de ton et de forme propre à la cinéaste y est
et le réalisme qui s’en dégage ne doivent pas occulter le style
immédiatement perceptible : la voix off de la cinéaste qui se
d’Agnès Varda, poétique et pictural, empruntant aux contes leurs
fait entendre dès le premier plan prend aussitôt la narration
figures édifiantes et allant jusqu’à donner au parcours de Mona la
en charge, assurant la continuité et la cohérence du film qui
forme d’un chemin de croix.
prend corps, pièce après pièce, à la manière d’un collage. Des
Dès le plan-générique, dont la composition et la couleur
plans serrés de la tranche puis de l’article « glaneur » d’une
fauve rappellent La Montagne Sainte-Victoire de Cézanne et où
vieille encyclopédie illustrée Larousse au témoignage in situ
les cyprès évoquent Van Gogh, s’affirme la dimension picturale
de la paysanne aux abords de son champ en passant par les
du film. La durée du plan séquence permet de saisir le mouve-
plans accélérés des visiteurs du Louvre devant Les Glaneuses
ment des nuages : la variation de la lumière se répand progres-
de Millet, Agnès Varda tisse le fil d’un récit qui prend le parti
sivement sur toute l’étendue du champ évoque alors la main du
de l’hétérogène – voire de l’hétéroclite – et assume ainsi le rôle
peintre déposant ses à-plats de peinture à la surface de la toile.
de glaneuse d’images et de sons qu’elle revendique dans le
Au-delà de cette déclaration de principe esthétique, la cinéaste
titre du film.
pratique la réécriture de tableaux célèbres : Mona renaît des
La place accordée à la peinture – les figures de glaneuses
eaux au creux d’un plan d’ensemble en forme de conque comme
peintes par Millet et Jules Breton servant d’étalon auquel com-
la Vénus de Botticelli ; côte à côte, les mains jointes au-dessus
parer les glaneurs modernes, véritables sujets du film – et la
des ceps de vigne qu’ils s’apprêtent à tailler ensemble, Mona et
bande-son mêlant rap et composition originale pour violon
Assoun incarnent la simplicité, l’harmonie et la ferveur du couple
de Joanna Bruzdowicz manifestent le caractère hybride de
de L’Angélus de Millet (9).
l’écriture d’Agnès Varda. Façonnant volontiers son cinéma à la
Par ailleurs, le fil du conte structure le film où la saleté phy-
première personne du singulier à partir de matériaux variés et
sique de Mona le dispute à la crasse morale d’un certain nombre
composites, issus parfois d’autres univers poétiques, d’autres
de protagonistes. Préfigurant l’homme-loup qui violera Mona
œuvres plastiques ou musicales, elle lui confère le pouvoir
dans les bois (8), de grands méchants loups – Paulo et le motard,
d’exprimer tout à la fois l’intime et le politique.
le routier, le démolisseur – rôdent dès les premières séquences
Le film affirme ainsi la forme de l’essai – dans son accep-
et menacent insidieusement la jeune fille qui croise un avatar du
tion littéraire – car le sujet délicat des laissés-pour-compte des
Petit Chaperon rouge devant la boulangerie du premier village
sociétés contemporaines riches y est traité par approches suc-
qu’elle traverse (1 et 2). Comme Peau d’Âne, recouverte de sa cou-
cessives, selon un point de vue original qui ne vise pas à l’ex-
verture en lambeaux dont le tissage chiné de gris et de bordeaux
haustivité. Usant de la métaphore, élaborant un autoportrait
rappelle le pelage de l’animal écorché, Mona erre à travers les
de la cinéaste en vieille femme à l’approche de la mort, Agnès
campagnes et les villages, provoquant dégoût et rejet (11 et 12).
Varda y revendique son goût des êtres et des choses fragiles,
Pourtant, sous les haillons de la souillon, c’est bien une princesse
des créatures hors normes qui seraient demeurées invisibles
au cœur pur qui vient interroger la part d’humanité de chacun.
sans le souci constant de son inlassable caméra.
SEPTEMBRE
MAI-JUIN 2017 NRP LYCÉE 51
IOANA VETISAN ioanajipa@yahoo.com
Sommaire Présentation
Le programme du baccalauréat littéraire 2016-2018 regroupe,
ÉTAPE 1. Quelques éléments biographiques
sous les objets d’étude « La genèse : lire-écrire » et « La publication :
Une scolarité difficile
écrire-publier », le roman des Faux-Monnayeurs et le Journal des
Le « contemporain capital »
Faux-Monnayeurs, publiés respectivement en 1925 et en 1927 chez
La question de l’homosexualité
Gallimard. Il associe ainsi, d’un côté, le seul « roman » écrit par Gide,
ÉTAPE 2. La genèse des Faux-Monnayeurs de l’autre, une œuvre hybride, qui se présente comme le journal de
Le fait divers création du roman mais aussi comme un écrit théorique sur le genre
Une suite aux Caves du Vatican ? romanesque.
La métaphore centrale de la fausse monnaie Après avoir présenté la genèse du roman à l’aune du Journal
Des sources autobiographiques des Faux-Monnayeurs, il s’agira de mettre en perspective ces deux
L’influence (du milieu) littéraire œuvres pour voir comment Gide applique ou non, dans son
roman, les principes esthétiques énoncés dans le Journal des Faux-
ÉTAPE 3. Du Journal des Faux-Monnayeurs Monnayeurs. Enfin, un dernier moment permettra d’envisager la
au roman : théorie et pratique du roman réception du roman, Gide ayant indiqué de la même manière, dans
L’art de la composition le Journal des Faux-Monnayeurs, les caractéristiques du lecteur idéal.
La figure du lecteur Pour faciliter l’étude des deux œuvres au programme, on pourra
La question du genre littéraire d’abord envisager de faire lire aux élèves le roman dans son intégra-
La construction des personnages lité. Pendant ce temps, on commencera à étudier avec eux tout ce
qui relève de la genèse de l’œuvre. Cela suppose surtout un apport
ÉTAPE 4. Réception espérée versus réception d’informations de la part du professeur, éventuellement de petites
réelle : projections et déceptions recherches de la part des élèves (sur l’onomastique, sur la vie de
Une réception controversée à l’époque de Gide Gide, etc.). De ce point de vue, la construction d’une « géographie
Une œuvre sans cesse « relue » romanesque » facilitera l’entrée dans le roman puis la mémorisation
d’une intrigue souvent complexe.
Une fois le roman lu, on en étudiera successivement diffé-
rents aspects essentiels, tels que la composition, le rôle attribué
au lecteur, la question du genre romanesque, la construction des
personnages, le chronotope. C’est à ce moment-là que l’on invi-
tera les élèves à lire le Journal des Faux-Monnayeurs pour qu’ils y
recherchent les échos théoriques ou plus anecdotiques de ces pro-
blématiques, avant d’envisager avec eux la manière dont Gide a
respecté ou non le programme qu’il s’était fixé.
Enfin, en guise de conclusion, et pour répondre de la manière la
plus complète possible à la seconde problématique du programme
(« La publication : écrire-publier »), on s’intéressera à l’écho rencontré
par le roman lors de sa publication, mais aussi à sa postérité.
➔ Une scolarité difficile politiques tels Voyage au Congo, Retour du Tchad ou Retour de
l’URSS) confirme son autorité d’écrivain, et plus largement d’intel-
Gide naît en 1869. Son enfance est marquée par une scolarité lectuel. En 1947, soit quatre années avant la mort de Gide, le prix
difficile et intermittente : sa santé fragile (il échappera d’ailleurs, Nobel de littérature viendra consacrer une œuvre importante et
pour cette raison, à la mobilisation au moment de la Première variée, notamment sur le plan des genres pratiqués (fiction, théâtre,
Guerre mondiale), la mort de son père alors qu’il n’a que onze ans, essai, journal).
ses « mauvaises habitudes » (sa tendance à la masturbation) sont
autant de motifs de déscolarisations successives et de change-
ments d’établissements scolaires. L’aide de précepteurs, d’Élie ➔ La question de l’homosexualité
Allégret notamment, lui permet cependant de rattraper son retard.
S’il est une question qui traverse presque toutes les œuvres
Gide conservera de cette éducation buissonnière le goût du vaga-
de Gide, c’est bien celle de l’homosexualité ou, plutôt, de la pédé-
bondage et de l’apprentissage autonome, omniprésents dans le
rastie (que l’on peut définir comme une relation amoureuse et
roman des Faux-Monnayeurs.
pédagogique entre un homme d’âge mûr et un jeune homme, sur
le modèle de la paideia grecque). C’est au cours de son premier
➔ Le « contemporain capital » voyage en Afrique, au début des années 1890, que Gide découvre
son homosexualité. D’abord vécue de manière discrète voire
Gide commence à écrire et à publier très tôt, alors qu’il a secrète, notamment eu égard à sa situation familiale (il épouse
vingt ans à peine. Mais il faut attendre L’Immoraliste (1902) et, sur- sa cousine Madeleine en 1895), l’homosexualité de Gide s’affiche
tout, l’après-Première Guerre mondiale, avec la redécouverte des et s’affirme d’œuvre en œuvre, jusqu’à être placée au cœur d’une
Nourritures terrestres (passées presque inaperçues, au moment de véritable trilogie de « défense et illustration » de l’homosexualité,
leur publication, en 1897), pour que son œuvre connaisse davan- avec le traité Corydon (1924 pour l’édition grand public), l’autobio-
tage qu’un succès d’estime. C’est en effet dans les années 1920 que graphie Si le grain ne meurt (1926 pour la publication en volume) et
l’importance de Gide, dans le champ littéraire et plus largement le roman Les Faux-Monnayeurs. Le projet de Gide est non seulement
dans la société de son époque, est reconnue. La publication des de montrer que l’homosexualité est inscrite dans la nature, mais
Faux-Monnayeurs intervient précisément au moment où Gide appa- aussi d’affirmer et de revendiquer une singularité (sexuelle), source
raît comme le « contemporain capital », pour reprendre l’expression d’élection. Comme il le reconnaît lui-même, c’est son homosexualité
d’un critique de l’époque, André Rouveyre. qui a déterminé, pour une grande part, la manière dont il défend
Dans ces années, la publication d’œuvres « engagées » (trai- les minorités et, plus largement, dont il combat toutes les formes
té sur l’homosexualité avec Corydon, récits de voyages socio- de conformisme (social, moral, littéraire, etc.).
Photographie
de l’année
scolaire
1887-1888,
de l’École
alsacienne,
André Gide est
à l’extrême
gauche debout.
Plan du 6e
arrondissement
de Paris, avec
une vue du Palais
du Luxembourg
à gauche et un
atelier d’artistes
à droite, chromo
publicitaire, vers
1890.
mencé d’écrire, c’est d’être sincère. […] Il faudra […] définir ce que c’est même si le romancier est toujours soucieux de les mettre à dis-
que la sincérité artistique. Je trouve ceci, provisoirement : que jamais tance et d’éviter toute lecture autobiographique de son œuvre.
le mot ne précède l’idée. » (Journal, 31 décembre 1891) Les lieux du roman, le caractère des personnages, les principaux
L’originalité de l’écrivain est peut-être d’avoir donné dans son épisodes de l’intrigue : presque tous ces éléments sont inspirés de
roman une extension inédite à cette métaphore : au-delà du fait la vie de Gide lui-même. De Saas-Fée, en Suisse, où Gide s’est rendu
divers, la fausse monnaie symbolise une insincérité morale aussi en 1917 avec son amant Marc Allégret, à l’environnement parisien
bien que sociale, intellectuelle autant qu’esthétique. Elle inscrit du jardin du Luxembourg, en passant par les espaces scolaires de la
Gide dans la tradition des moralistes classiques, d’ailleurs explici- pension et du lycée, l’écrivain transpose dans son roman des lieux
tement convoqués dans l’œuvre, tant par le choix des épigraphes qui lui sont familiers. L’établissement scolaire, qui n’a pas de nom
que par le style volontiers aphoristique du roman (« Dans un monde dans l’œuvre et y existe, à vrai dire, surtout par ses marges, ren-
où chacun triche, c’est l’homme vrai qui fait figure de charlatan. », « Il voie en fait à l’École alsacienne, établissement privé de confession
est bon de suivre sa pente, pourvu que ce soit en montant », etc.). Bien protestante situé au 109 rue Notre-Dame-des-Champs dans le VIe
que souvent erronées et/ou ironiques, les citations épigraphiques arrondissement de Paris, que Gide a fréquenté par intermittence
de La Rochefoucauld, de Vauvenargues ou encore de Chamfort sou- de 1877 à 1887. La pension Vedel-Azaïs est quant à elle une trans-
lignent la manière dont Gide entend, avec les mêmes moyens que position de la pension Keller, dans laquelle Gide s’est rendu entre
ses prédécesseurs (la maxime), faire œuvre de moraliste. 1886 et 1888, et où, grâce à l’excellent « Monsieur Jacob », Gide a
L’ancrage historique du roman au début du XXe siècle, avec pu rattraper son retard scolaire. Plusieurs professeurs ont d’ailleurs
cependant des allusions à l’après-Première Guerre mondiale, permis à Gide de construire ses personnages fictifs : son professeur
invite toutefois à élargir la portée de cette métaphore d’époque, de piano Marc de La Nux nourrit ainsi le personnage déclinant de
comme le montre bien Jean-Joseph Goux dans Les Monnayeurs du La Pérouse tandis que l’admirable pédagogue de la pension Keller,
langage. Gide semble en effet mettre en parallèle crise monétaire « Monsieur Jacob », sert de « pilotis » au personnage du pasteur
et crise de la représentation littéraire : la fin de l’étalon-or a pour Vedel. Quant à son jeune compagnon dépressif Émile Ambresin,
corollaire, dans le roman, la fin du réalisme romanesque. De même Gide s’en inspire pour construire le personnage d’Armand Vedel,
que s’impose désormais une « fausse monnaie » (en tant que sa ainsi que le suggère explicitement la présence de ce nom sur plu-
valeur d’échange est supérieure à sa valeur réelle), le roman ne peut sieurs brouillons des Faux-Monnayeurs.
plus espérer restituer la « stricte réalité », mais une représentation Mais ce sont aussi ses expériences affectives que Gide trans-
nécessairement déformée par la narration. pose dans le roman. La relation amoureuse et éducative qu’il
entretient avec Marc Allégret au moment où il débute l’écriture
des Faux-Monnayeurs s’y retrouve à travers les liens qui unissent
➔ Des sources autobiographiques Olivier et Édouard, tandis que Passavant, dans son rôle de trublion
littéraire comme amoureux, n’est pas sans rappeler la figure de
À côté de ces influences d’époque, l’écriture romanesque de Jean Cocteau, avec lequel Gide fut en rivalité aussi bien littéraire
Gide se nourrit aussi (et surtout) des expériences de l’écrivain,
qu’amoureuse vis-à-vis de Marc Allégret, en 1918. Citons encore de multiplier les points de vue narratifs et de cultiver ainsi l’opa-
Sophroniska, directement inspirée de la doctoresse Sokolnicka, que cité de son récit. De même, c’est contre l’avis de Roger Martin du
Gide rencontre en 1922 à Paris, alors qu’elle donne des conférences Gard que le romancier accorde progressivement plus de place
sur Freud. Si certains « pilotis » sont ainsi évidents, notamment à au diable, jusqu’à en faire « le sujet central de tout le livre » (Ibid.).
travers l’onomastique, d’autres demeurent plus incertains, tel celui Gide n’est pourtant pas indifférent aux principes ou à l’œuvre de
de Ghéridanisol – nom que certains proposent de lire comme une son ami. Certains lecteurs ont ainsi vu dans la configuration des
pseudo-anagramme de Raymond Radiguet (Ghérida : Radiguet). personnages du roman un écho aux Thibault, roman-fleuve dont
Enfin, Gide reprend dans son roman certains épisodes particu- Roger Martin du Gard lit les premiers tomes à Gide dans les années
lièrement traumatisants de sa vie, dont on donnera trois exemples. 1920-1922 : l’amitié entre Bernard et Olivier rappelle celle qui unit
La manière dont Boris s’adonne à l’onanisme doit beaucoup aux Jacques Thibault et Daniel de Fontanin ; la relation entre Vincent,
« mauvaises habitudes » de Gide lui-même, lesquelles lui ont valu qui est médecin, et Lady Griffith, évoque celle du docteur Antoine
d’être renvoyé de l’École alsacienne en 1877. Les lettres du frère Thibault avec Rachel ; le sentencieux et risible Oscar Molinier pré-
de La Pérouse, que Madame de La Pérouse a brûlées par jalousie, sente de nombreux points communs avec le dérisoire patriarche
sont vraisemblablement une allusion aux lettres de Gide brûlées Oscar Thibault.
par Madeleine en 1918, au moment où celle-ci apprend le départ Parmi les autres influences littéraires, et sans viser l’exhaus-
de son époux pour l’Angleterre avec Marc Allégret. Enfin, on peut tivité, on pourra encore mentionner Mérimée, dont La Double
sans doute déceler dans la grossesse problématique de Laura, non Méprise constitue pour Gide, comme il l’écrit dans le Journal des
légitime, une transposition de la paternité problématique de Gide Faux-Monnayeurs (p. 67, II), le parangon du « roman pur » : Laura,
lui-même, qui en 1923 a eu une fille hors mariage, avec Élisabeth qui s’est amourachée de Vincent, mais découvre, au moment où ce
Van Rysselberghe. dernier s’éloigne d’elle, qu’elle ne l’aimait pas vraiment, rappelle à
Au-delà de ces influences autobiographiques ponctuelles, c’est bien des égards l’héroïne de Mérimée, dont l’histoire d’amour fut
plus largement le projet romanesque des Faux-Monnayeurs dans purement imaginaire. Proust encore, lui aussi cité dans le Journal
son ensemble qui se trouve lié à la vie de Gide. Comme il le dira des Faux-Monnayeurs (p. 72, II), aura à tout le moins fourni à Gide
plus tard, l’écriture des Faux-Monnayeurs est intimement liée à sa le nom de Passavant (c’est le cri de guerre des Guermantes), de
volonté de « conquérir [l’]attention [de Marc Allégret], son estime, même que les poètes humanistes auront pu lui suggérer le prénom
[…] de même que tous [s]es livres précédents, c’était sous l’influence et la personnalité de l’inaccessible Laura (Laure de Pétraque) et de
de Em. 1 ou dans le vain espoir de la convaincre » qu’il les avait écrits l’ambivalent Olivier, féminisé en « Olive » dans la lettre de Bernard
(Journal, 9 juin 1928). (telle l’Olive de Du Bellay).
Enfin, puisque « [t]out bon protestant […] “naît avec une Bible
dans ses mains” », comme Gide l’écrit dans son Journal, il convient
➔ L’influence (du milieu) littéraire d’ajouter à ces influences proprement littéraires celles du Livre
Saint. Le personnage de Rachel, dans le roman, est ainsi fortement
Parmi les autres sources du roman, signalons encore l’influence inspiré par son émule biblique ; comme celle-ci, la Rachel des Faux-
du milieu littéraire, de l’écrivain Roger Martin du Gard en particulier. Monnayeurs est une figure du sacrifice. De même, le « démon » ou
Une belle amitié lie depuis 1913 Gide à l’auteur de Jean Barois. Le le « diable », dont Gide est tenté de faire « le sujet central de tout le
rôle essentiel de ce dernier dans la genèse des Faux-Monnayeurs livre » (Journal des Faux-Monnayeurs, p. 34, I), n’est pas sans rappe-
trouvera d’ailleurs sa reconnaissance dans la dédicace du roman. ler le Malin biblique. Bien plus, Gide propose dans le roman une
Les multiples échanges épistolaires, de même que les lectures à véritable réécriture d’un épisode biblique : la lutte avec l’ange. La
haute voix, dont témoigne le Journal des Faux-Monnayeurs, mettent lutte de Bernard avec l’ange dans la troisième partie de l’œuvre
en évidence l’influence singulière du futur auteur des Thibault. Ce (chapitre XIII), comme celle de Jacob dans la Genèse (XXXII, 24-28),
dernier, au « cerveau si différent » (Journal, 19 novembre 1924), constitue la dernière étape d’un apprentissage, dont le personnage
exerce sur Gide une « influence par réaction » (pour reprendre les sort vainqueur : sans aller jusqu’à la divinisation biblique, le person-
catégories établies par Gide lui-même dans sa conférence « De nage de Bernard apparaît désormais comme un adulte, capable
l’influence en littérature » en 1900). C’est par exemple pour se d’« assumer le nom de Profitendieu, au terme d’un itinéraire initiatique
distinguer de l’excessive lisibilité de l’écriture romanesque de son qui l’a conduit à se créer lui-même comme père 3 ».
ami (voir le Journal des Faux-Monnayeurs, p. 34, I) que Gide choisit
raux d’écriture, qui peuvent dès lors être confrontés à la forme sin- sur la composition du roman 4. Vincent y présente indirectement le
gulière du roman des Faux-Monnayeurs. dilemme du romancier : soit ce dernier choisit de « développe[r] »
« deux bourgeons », mais condamne de ce fait « à l’atrophie […]
tous les autres » (c’est-à-dire qu’il choisit l’unité de l’œuvre au détri-
➔ L’art de la composition ment de l’exhaustivité), soit il prend le parti de « mene[r] à fruit les
espèces les plus rétives », au risque de perdre l’unité de l’œuvre. Cette
Nombre de considérations générales du Journal des Faux- image, présente dans le Journal des Faux-Monnayeurs comme dans
Monnayeurs concernent l’art de la composition. L’importance le roman, synthétise ainsi deux choix d’écritures possibles, l’épar-
accordée à la composition par Gide n’est pas nouvelle : il s’exprime pillement (décadent) et la concentration (classique).
fréquemment sur le sujet, dans son Journal, mais aussi dans sa cor- Le roman, pour sa part, ne semble pas vraiment choisir : il mani-
respondance avec Roger Martin du Gard. Dans un article de 1896 feste à la fois une tendance à l’éparpillement et une tendance à la
intitulé « Littérature et morale », il estimait déjà : « La raison d’être concentration. La composition des Faux-Monnayeurs, en effet, est
de l’œuvre d’art, […] [sa] raison suffisante, [le] symbole de l’œuvre, complexe : peut-on identifier un héros dans ce roman ? L’œuvre
c’est sa composition. » Pourtant, comme tout ce qui le touche de déploie quantité d’intrigues parallèles, qui mettent successivement
trop près, Gide prend soin de mettre en scène dans son roman un au premier plan des personnages différents : intrigue policière (avec
écrivain particulièrement désinvolte à l’égard de la composition. le trafic de fausse monnaie), aventures sentimentales (amitiés et
Édouard, en effet, s’amuse à déjouer les attentes de la doctoresse amours adolescentes), roman d’apprentissage (récit de l’éducation
Sophroniska : de Bernard, mais aussi d’Olivier ou d’Armand), roman du romancier
« Et le plan de ce livre est fait ? demanda Sophroniska, en tâchant Édouard sont autant de pistes concurrentes. Ce sont toutefois les
de reprendre son sérieux. constantes interruptions introduites par le journal d’Édouard qui
– Naturellement pas. manifestent le plus explicitement le désordre savamment orchestré
– Comment ! naturellement pas ? de sa composition.
– Vous devriez comprendre qu’un plan, pour un livre de ce genre,
est essentiellement inadmissible. Tout y serait faussé si j’y décidais rien Questions BAC
par avance. J’attends que la réalité me le dicte. » (André Gide, Les Faux- Quatorze jours avant la fin de la rédaction, le roman des Faux-
Monnayeurs, p. 185). Monnayeurs compte encore deux parties (cf. Journal des Faux-
L’idée d’un roman qui se construirait au fil des rencontres et Monnayeurs, p. 96-97). Qu’y a-t-il d’intéressant dans le choix tardif
des expériences est assez éloignée de la représentation qui trans- des trois parties finalement retenues par Gide ?
paraît dans le Journal des Faux-Monnayeurs. Dans cet écrit, le dis-
cours concernant la composition prend une forme particulièrement À l’inverse, il convient de remarquer que le roman demeure
métaphorique. éminemment construit, et présente une indéniable unité. Le choix
– fort tardif – de trois parties (Gide s’étant déterminé quatorze
1. Le roman comme « touffe » jours seulement avant la fin de la rédaction de son roman, pour
une structure en trois parties plutôt qu’en deux) répond à un souci
Questions BAC de cohérence spatiale aussi bien que temporelle. La première et la
Pour désigner la composition de son roman, Gide use dernière partie se déroulent essentiellement dans la capitale, tandis
de manière récurrente, dans le Journal des Faux-Monnayeurs que la partie intermédiaire, qui a lieu en Suisse, constitue à bien
notamment, de métaphores végétales : son roman doit être une des égards une parenthèse ou une impasse. La temporalité scolaire
« touffe » (p. 32), une « plante » (p. 78). détermine également cette répartition ; chaque partie correspond
Que signifient ces images et dans quelle mesure le roman des à un moment de l’année scolaire : la fin de l’année pour la première,
Faux-Monnayeurs les illustre-t-il ? les vacances pour la deuxième, la rentrée pour la dernière. La répar-
La récurrence de la métaphore botanique rappelle que Gide s’est tition des chapitres au sein de ces parties présente à son tour une
un temps rêvé naturaliste. Le diariste utilise ainsi l’image de l’arbuste grande rigueur : la première et la dernière partie comportent toutes
ou de l’arbre en pleine croissance pour désigner le livre en cours deux dix-huit chapitres ; la partie intermédiaire en compte un tiers
de rédaction (il est question, dans le Journal des Faux-Monnayeurs, (six), auquel il convient d’ajouter un chapitre atypique, celui où
d’une « touffe », plus loin d’une « plante qui se développe », p. 32 puis « l’auteur juge ses personnages ».
p. 78-79). L’œuvre littéraire est à l’époque de Gide fréquemment Enfin, le soin de ménager dans son roman des « carrefours »,
représentée comme un organisme vivant – représentation popu- pour reprendre une image fréquente sous la plume de Gide, traduit
larisée par l’écrivain et théoricien de la décadence Paul Bourget. À lui aussi le souci d’une composition claire. Un lieu et un personnage
travers cette métaphore en effet, Gide oppose deux conceptions assurent ainsi la cohérence de l’intrigue. La pension Vedel-Azaïs est
de l’œuvre, deux esthétiques, deux idéaux littéraires. D’un côté, la en effet un lieu central, que tous les personnages traversent ou ont
plante qui pousse de manière anarchique, désordonnée : elle repré- traversé : les jeunes adolescents, naturellement, mais Édouard lui-
sente l’œuvre décadente et incarne une forme de repoussoir pour même y fut pensionnaire, avant d’y retourner pour retrouver ses
Gide. De l’autre, la plante à la croissance harmonieuse, disciplinée : jeunes amis. S’agissant des personnages, au-delà d’Édouard, que
elle renvoie à l’œuvre classique, bien structurée, à la composition tous côtoient au moins ponctuellement, pour des raisons familiales
nette. C’est l’idéal recherché par l’écrivain – même si ces esthétiques (les Molinier), professionnelles (Bernard, Passavant) ou sociales (les
exercent toutes deux une influence sur son écriture. autres adolescents), c’est aussi le démon qui lie les personnages.
Ces réflexions sont présentes dans le roman à travers l’apo- De la curiosité de Bernard, dans l’incipit, présentée comme l’œuvre
logue botanique de Vincent Molinier (p. 148-149, I-XVII). Le long du démon (« La famille respectait sa solitude ; le démon pas. »), à la
exposé du personnage sur la croissante des plantes apparaît en « chute » de Vincent (p. 142, I-XVI), l’influence de cette force dis-
effet comme une forme de mise en abyme du discours du diariste solvante est omniprésente. Enfin, le procédé de la mise en abyme,
parce qu’il représente à un niveau inférieur le sujet de l’œuvre tie (p. 162-163, I-XVIII) rend risible la possibilité, pour le musicien
entière (l’écriture du roman des Faux-Monnayeurs), est lui aussi un comme pour l’écrivain, de construire une œuvre sur le modèle
important facteur d’unité. musical de l’« accord parfait continu ».
que pour être relu. » (p. 47, I). Dans ces phrases devenues célèbres, la 1. Qu’est-ce qu’un roman ?
métaphore judiciaire dont use ce fils de professeur de droit rappelle
que les (re)lecteurs ne furent pas toujours tendres, le présentant Questions BAC
parfois comme un « pervertisseur » de la jeunesse. Gide a insisté pour présenter Les Faux-Monnayeurs comme
le seul roman qu’il ait écrit. En vous appuyant sur la théorie du
2. Lecteurs des Faux-Monnayeurs roman esquissée dans le Journal des Faux-Monnayeurs et sur le
roman des Faux-Monnayeurs lui-même, vous indiquerez ce que
Questions BAC représente le genre romanesque pour Gide.
Dans quelle mesure le lecteur des Faux-Monnayeurs corres-
pond-il au modèle de lecture construit par Gide dans le Journal Le genre littéraire est une notion problématique chez Gide :
des Faux-Monnayeurs ? d’un côté, l’écrivain met un soin extrême à identifier le genre de ses
œuvres ; de l’autre, il n’hésite pas à modifier son choix et à rebap-
Si l’on examine à présent le type de lecteur appelé par le tiser ses œuvres. Comme nombre d’écrivains de sa génération,
roman des Faux-Monnayeurs, force est de constater que l’écrivain Gide attache une importance particulière au genre romanesque ;
se montre à la hauteur de l’exigence des principes formulés dans le dès le début de sa carrière, il a ainsi souhaité écrire un « roman ».
Journal des Faux-Monnayeurs. Sa conception du genre romanesque, qui s’affine au fil des ans et
La relecture s’impose, en effet, pour déceler toutes les des lectures, l’amène pourtant à révoquer successivement comme
richesses et les subtilités du roman. Pour ne citer qu’un exemple, « romans » tous ses écrits narratifs antérieurs. Il écrit ainsi, en 1913,
fréquemment relayé par la critique, on peut ainsi constater que à propos des Caves du Vatican :
le « faux-monnayage » du narrateur n’est vraiment perceptible « Pourquoi j’intitule ce livre Sotie ? Pourquoi récits les trois précé-
qu’à la relecture. Au début de l’œuvre, au moment où Marguerite dents ? C’est pour manifester que ce ne sont pas à proprement parler
Profitendieu apprend le départ de Bernard, voici ce qu’écrit le nar- des romans.
rateur : « Elle ne pleure pas ; elle ne pense à rien. Elle voudrait, elle aussi, Au reste, peu m’importe qu’on les prenne pour tels, pourvu qu’en-
s’enfuir ; mais elle ne le fera pas. » (p. 31-32, I-II). Or, à la fin de l’œuvre, suite on ne m’accuse pas de faillir aux règles du « genre » ; et de man-
le lecteur apprend à travers une conversation entre Profitendieu et quer par exemple de désordre et de confusion.
Édouard, que celle-ci a « quitté [son mari]… oui, définitivement, cet Récits, soties… il m’apparaît que je n’écrivis jusqu’aujourd’hui que
été » (p. 328, III-XII). Seule une relecture permet de savoir d’emblée des livres ironiques (ou critiques, si vous le préférez), dont sans doute
que le narrateur n’est pas fiable.
De même, le choix d’une forme d’inachèvement du roman, à
plusieurs niveaux, apparaît comme une manière d’« inquiéter » le
lecteur : aucun coupable n’est arrêté pour le trafic de fausse mon-
naie, de même qu’aucun adolescent n’est accusé après la mort
de Boris ; quant à l’avenir des adolescents, de Caloub en particu-
lier, il est bien ouvert… La conclusion, c’est donc au lecteur de la
construire. Ce rôle laissé au lecteur est d’autant plus évident lorsque
l’on examine la répartition de la parole dans l’œuvre : tout au long
du roman, le narrateur est soucieux de déléguer le plus possible la
parole aux personnages. C’est d’ailleurs la parole d’un personnage
(Édouard) qui « clôt » l’œuvre. Plus précisément encore, cette mul-
tiplication des prises de parole s’accompagne d’une relativisation
de chaque point de vue : la parole de chaque personnage se trouve
en effet systématiquement mise à distance (par le narrateur, par un
autre personnage, par les actions du personnage lui-même, etc.) : il
n’y a pas, dans le roman, de figure d’autorité dont les propos incar-
neraient le « message » ou la « leçon » à tirer de l’œuvre ; il n’y a que
des personnages faillibles à la parole contestable…
L’on pourrait étudier encore les figures de lecteurs placés dans
le roman ; on montrerait de la même manière que la mise en abyme
de la lecture a un rôle éminemment pédagogique, que ces lec-
teurs « internes » servent tantôt de modèles, tantôt de repoussoirs
pour dessiner en creux l’idéal gidien de la lecture présenté dans le
Journal des Faux-Monnayeurs.
voici le dernier. » (Lettre dédicatoire à Jacques Copeau, Romans et la manière dont le roman emprunte aussi bien au roman d’aven-
récits, Gallimard). tures qu’au roman policier, au roman d’apprentissage qu’au roman
Qu’est-ce qu’un roman, alors, pour Gide ? Il en proposait une sentimental, il intègre explicitement, suivant le vœu formulé dans
définition dans un « Projet de préface pour Isabelle », en 1911 : le Journal des Faux-Monnayeurs, des passages du journal d’Édouard,
« Le roman, tel que je le reconnais ou l’imagine, comporte une diversité lui-même écrit sur le modèle du Journal des Faux-Monnayeurs et,
de points de vue, soumise à la diversité des personnages qu’il met en plus largement, sur le modèle du Journal intime (de Gide).
scène ; c’est par essence une œuvre déconcentrée. » Mais le roman reprend aussi des schémas et des styles propres
Gide fait ainsi de ce que Mikhaïl Bakhtine appellera la « poly- aux genres précédemment pratiqués par Gide : le traité et la sotie,
phonie » le principal critère définitoire du genre romanesque. pour n’en citer que deux. Gide reconnaît d’ailleurs, dans le Journal
Comme il l’écrira encore dans le Journal des Faux-Monnayeurs, il des Faux-Monnayeurs, sa tentation de concevoir le roman comme
s’agit de « [n]e jamais exposer d’idées qu’en fonction des tempéra- un « traité de la non-existence du diable » : « Écrit hier soir quelques
ments et des caractères » (p. 15, I). Autrement dit, de cultiver la mul- pages de dialogue à ce sujet – qui pourrait bien devenir le sujet central
tiplicité des énonciateurs. de tout le livre, c’est-à-dire le point invisible autour de quoi tout gravite-
Cette polyphonie, effectivement omniprésente dans Les Faux- rait » (p. 34, I). Dans le roman lui-même, c’est sans doute le passage
Monnayeurs, se perçoit notamment dans le soin mis par Gide à où le narrateur entend présenter « pour l’édification du lecteur » les
déléguer à ses personnages toutes les formules qui pourraient « divers stades » d’évolution du comportement de Vincent qui rap-
passer pour la « morale » de l’œuvre. On se souvient ainsi que c’est proche le plus l’œuvre de la portée démonstrative et didactique du
Édouard qui énonce une maxime devenue célèbre, au cours d’un traité (p. 142, I-XVI). De la même manière, le lecteur retrouve l’esprit
échange avec Bernard : « Il est bon de suivre sa pente, pourvu que ce et le style de la sotie dans un passage comme celui où Bernard, au
soit en montant. » (p. 340, III-XIV). D’ailleurs, c’est d’abord au jeune moment où il se présente chez Laura avec la valise d’Édouard qu’il
homme que le conseil s’adresse. On pourrait citer, de même, la vient de récupérer, provoque un « incident grotesque », au cours
manière dont le romancier fait dépendre de Bernard l’énoncé de duquel un « petit fauteuil bas », qui « avait une grande propension à
règles de vie, dans le Journal des Faux-Monnayeurs (p. 62, II) comme replier un de ses pieds, comme fait l’oiseau sous son aile », manque de
dans le roman : « Il songe à sa nouvelle règle de vie, dont il a trouvé faire chuter Laura (p. 130, I-XIV).
depuis peu la formule : “Si tu ne fais pas cela, qui le fera ? Si tu ne le fais Contrairement à l’idéal qui se dessine dans le Journal des Faux-
pas aussitôt, quand sera-ce ?” » (p. 62, I-VI). Monnayeurs et dans les propos d’Édouard, le roman présente une
Enfin, le romancier va plus loin, en refusant l’omniscience du indéniable hybridité générique, qui justifie alors le projet aussi bien
narrateur – indice, lui aussi, de ce décentrement propre au genre que la lecture du roman comme « œuvre-somme ».
romanesque selon Gide. Outre l’exemple déjà cité de l’erreur du nar-
rateur quant à l’avenir de Marguerite Profitendieu, on pourra ren-
voyer à l’intéressant passage de la fin du roman, où celui-ci refuse ➔ La construction des personnages
délibérément de passer pour détenteur d’un savoir universel :
« Ses émotions [celles de Passavant] n’étaient jamais si violentes Examinons enfin la manière dont se construisent les person-
qu’il ne pût les tenir en main. C’est ce dont certains se félicitent, sans nages, du Journal des Faux-Monnayeurs au roman.
consentir à reconnaître que souvent ils doivent cette maîtrise d’eux-
mêmes moins à la force de leur caractère qu’à une certaine indigence 1. L’onomastique
de tempérament. Je me défends de généraliser ; mettons que ce que Questions BAC
j’en ai dit ne s’applique qu’à Passavant. » (André Gide, Les Faux- Dans quelle mesure, comme l’écrit Gide dans le Journal des
Monnayeurs, p. 312). Faux-Monnayeurs, « Les personnages demeurent [-ils] inexistants
Comme on le voit, le roman met bien en œuvre les principes aussi longtemps qu’ils ne sont pas baptisés. » (p. 16) ?
d’énonciation présentés dans le Journal des Faux-Monnayeurs
L’onomastique paraît jouer un rôle très important dans la
comme définitoires du genre romanesque.
construction des personnages, chez Gide, si l’on s’en tient à ce
qu’il écrit dans le Journal des Faux-Monnayeurs : « les personnages
2. Un roman « pur » demeurent inexistants aussi longtemps qu’ils ne sont pas baptisés »
Questions BAC (p. 16, I). De fait, dans le roman, le nom du personnage confère à ce
Gide écrit, dans le Journal des Faux-Monnayeurs, qu’il aspire dernier une existence, et lui donne aussi une lisibilité vis-à-vis du
à proposer un « roman pur ». Dans quelle mesure le roman des lecteur. Cependant, le romancier ne traite pas tous ses personnages
Faux-Monnayeurs correspond-il à ce modèle ? de la même manière. Deux tendances se distinguent ainsi : d’un
côté, les personnages dont le nom, dans une tradition réaliste, ne
Parallèlement, une autre exigence traverse les deux œuvres : semble pas donner prise à une interprétation symbolique (Bernard,
celle d’écrire un roman « pur ». Ce leitmotiv, présent dans le Journal Édouard – qui n’a pas de nom de famille –, Olivier, Sophroniska) ;
des Faux-Monnayeurs (p. 64-65, II) et repris dans le roman par le de l’autre, ceux qui se prêtent à une ou plusieurs interprétations, le
personnage d’Édouard (p. 78, I-VIII), renvoie à des débats d’époque plus souvent satiriques, dans la lignée du comique de nom propre.
et se comprend de manière polysémique. Gide semble cependant Parmi eux, on pourra citer Passavant, dont le nom met en évidence
surtout s’y intéresser dans une perspective générique. Tout se passe le défaut de savoir (Pas savant) comme l’égoïsme (Passe avant), et
en effet comme si l’écrivain, à l’image de son personnage, souhaitait Profitendieu, patronyme qui explicite ironiquement la manière dont
« [d]épouiller le roman de tous les éléments qui n’appartiennent pas l’enseignement de l’Église profite au personnage (du père, surtout,
spécifiquement au roman » (p. 78, I-VIII). voir la remarque de Marguerite à son époux p. 30). Citons encore
Pourtant, le lecteur ne peut manquer d’être frappé, dès la pre- Caloub, qui est vraisemblablement une anagramme de « boucla »,
mière lecture, par l’hybridité générique des Faux-Monnayeurs. Outre référence au statut de pensionnaire-réclusionnaire du jeune frère
de Bernard (voir incipit du roman), ou Strouvilhou, dont le nom est et Pauline Molinier) même si, là encore, elles connaîtront un des-
comme un écho à la question « il s’trouve où ? », particulièrement tin opposé (le départ du foyer vs la tolérance). Ce principe binaire
emblématique de cet énigmatique personnage. Gide joue ainsi concerne jusqu’aux personnages secondaires, puisque Gide met en
sur la polysémie à des fins aussi bien ludiques, symboliques que scène dans son roman deux étrangères dont l’audace échoue (Lilian
critiques. Griffith et Sophroniska, l’une originaire de l’Ouest, l’autre de l’Est),
comme deux aïeux coupés du monde (Azaïs et La Pérouse).
2. La répartition des personnages Comment comprendre alors l’omniprésence de ce principe de
binarité ? Là encore, Gide semble construire son personnel roma-
Questions BAC nesque en opposition au modèle fourni par le roman à thèse, bar-
Dans quelle mesure le roman des Faux-Monnayeurs res- résien notamment. Au-delà des romantiques cités dans le Journal
pecte-t-il le principe énoncé par Gide dans le Journal des Faux- des Faux-Monnayeurs, c’est plutôt au système de valeurs dualiste
Monnayeurs : « Il n’est pas bon d’opposer un personnage à un autre, incarné par les personnages du roman à thèse que Gide cherche
ou de faire des pendants » (p. 15) ? à échapper, en associant subtilement symétrie et antithétisme, en
Gide s’exprime aussi sur la répartition des personnages. En cultivant ambivalence et ambiguïté. La dualité, d’ailleurs, se trouve
affirmant, dans le Journal des Faux-Monnayeurs, qu’« [i]l n’est pas souvent, chez lui, dans le comportement d’un même personnage,
bon d’opposer un personnage à un autre, ou de faire des pendants à l’image d’Édouard, dont l’influence sur Olivier (et même sur
(déplorables procédés des romantiques) » (p. 15, I), l’écrivain paraît Bernard) est bienfaisante, mais néfaste sur Boris.
refuser de construire son personnel romanesque sur le mode de Enfin, si ce redoublement a vraisemblablement une fonction
la binarité, qu’elle soit antithétique ou symétrique. Pourtant, force pédagogique (Gide n’écrivait-il pas, au début du Traité du Narcisse :
est de constater que nombreux sont les personnages du roman à « Toutes choses sont dites déjà ; mais comme personne n’écoute, il faut
s’opposer ou à se ressembler. toujours recommencer » ?), le soin d’éviter la simple redondance au
L’œuvre présente ainsi deux écrivains (Édouard et Passavant), profit de la variation montre là encore la distance qui sépare Gide
opposés tant humainement que sur le plan littéraire (« le vrai de la simplicité autoritaire du romancier à thèse. Le comportement
écrivain » versus l’auteur de romans de gare). De même, chez les distinct des deux patriarches, travaillant tous deux dans le milieu
adolescents, si Bernard et Olivier sont tous deux bacheliers, ils se juridique, tous deux trahis par l’un de leur fils, se lit ainsi comme le
distinguent par leur tempérament (audace vs timidité) et leurs pen- souhait de ne pas enfermer une trajectoire similaire dans une lecture
chants sexuels (hétérosexualité vs homosexualité). Du côté fémi- unique. D’ailleurs, il n’est pas rare que la binarité laisse place à une
nin également, on peut opposer les sœurs d’Olivier deux à deux : construction de type ternaire, qui ouvre alors le champ des possibles.
Rachel et Sarah ont une attitude antithétique (soumission-sacrifice Le roman présente ainsi trois destinées adolescentes au moins, eu
vs révolte), tandis que Laura et Sarah représentent pour Bernard deux égard à l’influence du père et de la scolarité (celles de Bernard, d’Oli-
initiations amoureuses différentes (Laura, amante au sens étymolo- vier et d’Armand), mais aussi trois comportements féminins différents
gique vs Sarah, amante au sens moderne). Le roman paraît ainsi culti- face aux charges familiales (Rachel, Sarah, Laura).
ver simultanément symétrie et antithétisme. On pourra encore citer Les principes esthétiques énoncés dans le Journal des Faux-
le choix de mettre en scène deux familles (Molinier et Profitendieu), Monnayeurs apparaissent ainsi autant comme des règles précises
dont le patriarche exerce une profession du droit ; ou la présence de pour l’écriture du roman que comme des idéaux à atteindre, voire
deux épouses malheureuses en ménage (Marguerite Profitendieu à questionner.
tiellement sur des critères esthétiques et moraux. Sur le plan resser au procédé de la mise en abyme, et à la forme singulière que
esthétique, on reproche à l’œuvre de n’être pas un vrai roman, mais lui a donnée Gide : Louis Aragon s’en inspire pour son roman Les
plutôt un livre de critique, un essai sur le roman, et donc un roman Voyageurs de l’Impériale (1942), tandis que l’écrivain britannique
raté. On estime que l’œuvre manque de composition, qu’elle mani- Aldous Huxley s’en servait dès 1928 dans Contrepoint.
feste une tendance à l’éparpillement, qu’elle manque de cohésion,
que la construction des personnages est monotone. On blâme 2. Un succès non démenti auprès du grand public
encore Gide d’avoir écrit une œuvre trop autobiographique. Aujourd’hui encore, le procédé de la mise en abyme ne laisse
Sur le plan éthique, la critique reproche à Gide – comme souvent pas de fasciner les écrivains comme le grand public. Cette réflexivité
depuis la publication de L’Immoraliste en 1902 – d’avoir accordé une de l’écriture a nourri plusieurs générations d’écrivains, même si peu
place trop importante à l’homosexualité. André Billy, critique litté- d’entre eux vont jusqu’à expliciter l’influence qu’a pu avoir sur leur
raire au journal L’Œuvre, considère ainsi que Les Faux-Monnayeurs écriture le roman de Gide.
sont une « œuvre si désagréablement immorale », dans laquelle Gide Cependant, ce sont sans doute les questions morales et sociales
a fait « une sorte d’apologie en action » de l’homosexualité. Il ajoute : posées par le roman qui retiennent aujourd’hui l’attention, de la cri-
« Tel que nous le dépeint M. Gide, ce vice-là relève beaucoup plus de la tique comme du grand public. À la suite des travaux de Jean-Michel
correctionnelle que de la littérature. » (16 février 1926). Rappelons que Wittmann notamment, qui a proposé une lecture « politique » de
l’homosexualité ne fut dépénalisée qu’en 1982. À la même époque, l’œuvre, les lecteurs se servent du roman des Faux-Monnayeurs pour
André Thérive, autre critique phare, écrit dans L’Opinion : « M. Gide fait réfléchir à la manière dont l’individu se construit dans la société, à la
bien figure de démoniaque. » (13 février 1926). place et au rôle des minorités – le roman proposant de ce point de
vue une réflexion sur la minorité homosexuelle.
2. Éloges Parallèlement, le grand public, la presse et même les personna-
Mais une autre partie de la critique valorise au contraire les lités politiques reprennent volontiers certaines maximes de l’œuvre,
caractéristiques précédentes, si bien que les mêmes remarques comme argument d’autorité ou simplement comme ornement dis-
permettent souvent tantôt de blâmer Gide, tantôt de le louer. En cursif. Angela Merkel, la chancelière allemande, a ainsi cité dans
effet, plusieurs critiques apprécient la dimension réflexive des Faux- son discours de commémoration de la chute du mur de Berlin, le
Monnayeurs, qui témoigne pour eux de l’aptitude du romancier à 8 novembre 2014, une phrase des Faux-Monnayeurs : « Man ent-
se faire essayiste. Ramon Fernandez, écrivain et critique français deckt keine neuen Erdteile, ohne den Mut zu haben, alte Küsten aus den
important de l’époque, parle ainsi d’une « magistrale orchestration Augen zu verlieren 7. » (« On ne découvre pas de terre nouvelle sans
critique du roman ». Parallèlement, on loue l’originalité et la nou- avoir le courage de perdre de vue les anciens rivages. ») Cette phrase
veauté de l’écriture romanesque : Albert Thibaudet, qui est sans généralisante, prononcée par Édouard dans le roman (p. 338, III-XIV),
doute le critique littéraire le plus influent de l’entre-deux-guerres, mais que la chancelière attribue à Gide directement (et qui se trouve
complimente André Gide pour son « art du récit », pour ce roman légèrement modifiée), vaut sans doute surtout sur le plan symbo-
où l’on « sent vibrer un sentiment ininterrompu d’intelligence, d’ordre lique : au-delà de la valeur poétique de l’image développée, c’est
et d’harmonie ». vraisemblablement surtout parce que Gide fut un auteur germano-
phile qu’il se trouve cité ici. Cet exemple est cependant représentatif
Qu’ils défendent le roman ou l’attaquent, les critiques s’ac- d’une véritable tendance aujourd’hui : les maximes du roman de
cordent cependant sur un point : le roman de Gide a introduit une Gide sont fréquemment reprises, dans des contextes divers (articles
rupture dans l’histoire du genre. de journaux, publicités, discours politiques, etc.).
3. « Gide classique » :
➔ Une œuvre sans cesse « relue » une présence institutionnelle notoire
Enfin, la présence de l’œuvre au programme des concours de
1. Influences sur les Nouveaux-Romanciers l’enseignement (agrégation de lettres modernes et de lettres clas-
Au-delà de l’influence que l’œuvre pouvait avoir sur ses contem- siques en 1992 puis en 2013) et du baccalauréat littéraire pour
porains, Gide a plus d’une fois affirmé qu’il écrivait surtout pour la deux années montre que Gide continue d’être considéré comme
postérité. Là encore, l’avenir semble lui avoir donné raison. Outre un « classique ». De ce point de vue, on peut remarquer, tout en le
les critiques et le public de l’époque, les premiers à le lire et relire regrettant, sans doute, que c’est toujours pour son roman que Gide
de près furent les Nouveaux-Romanciers. Les Faux-Monnayeurs se trouve plébiscité.
a incontestablement joué une influence de premier plan sur ce
groupe d’écrivains désireux de renouveler le genre, au point d’être 1. Emmanuelle (Em.) est le prénom « littéraire » de son épouse Madeleine.
souvent considéré comme l’œuvre annonciatrice de cette nouvelle 2. Journal, 19 novembre 1924.
esthétique. Gide est d’ailleurs cité en exemple dans l’ouvrage qui 3. Jean-Michel Wittmann, Dictionnaire Gide, « ange (Lutte avec l’) », p. 35.
fait office de manifeste à cet ensemble d’auteurs, Pour un nouveau 4. Pour plus de détails sur ce point, voir Jean-Michel Wittmann, Gide politique :
roman, publié en 1963 par Alain Robbe-Grillet. Comme ce dernier, essai sur Les Faux-Monnayeurs, Classiques Garnier, 2011, p. 103-109.
Michel Butor ou Nathalie Sarraute furent sensibles aux libertés et 5. Gide écrit ainsi dans son Journal quelques années avant sa mort, en 1946 :
aux jeux sur la chronologie du roman gidien, c’est-à-dire au choix « Je considère ce livre comme le plus important et le plus serviceable (nous
d’une intrigue non linéaire, au refus d’un narrateur omniscient, n’avons pas de mot, et je ne sais même si ce mot anglais exprime exactement ce
enfin et surtout, à l’extension inédite donnée au procédé de la que je veux dire : de plus grande utilité, de plus grand service pour le progrès de
l’humanité) de mes écrits. »
mise en abyme. Ces techniques d’écriture se retrouveront, souvent
6. On pourra se reporter aux articles de presse, recueillis sur le site http://
amplifiées, dans les romans auto-réflexifs qui se développent alors. www.gidiana.net/rtp.htm. Tous les extraits cités émanent de ces archives.
Les Nouveaux-Romanciers ne sont d’ailleurs pas les seuls à s’inté- 7. Discours consultable sur le site https://tinyurl.com/merkel-gide
4. La mise en scène
Les élèves sont curieux de vérifier s’ils ont bien compris le
contenu de la scène et son intérêt dramaturgique. On leur fait
lire la traduction du passage en commençant un peu plus haut, là
où Léonide présente son plan à Liban : il veut berner le maître et
se faire embrasser par Philénie. On prend alors soin d’enlever les
didascalies qui figurent dans la traduction. À eux de se faire metteur
en scène et de les restituer. Deux traductions sont accessibles sur
Internet : celle d’Alfred Ernoult https://tinyurl.com/asinaria-ernoult
et celle d’Édouard Sommer https://tinyurl.com/asinaria-remacle
Comparaison de traductions
On peut proposer aux élèves de 1re, qui auront à effectuer lors
de l’épreuve orale un petit exercice de critique de traduction, de
comparer des traductions de la deuxième réplique de Philénie. Aux
deux traductions précédemment citées, on peut ajouter celle de Quand la relation maître-esclave se renverse, imagerie
Pierre Grimal dans la collection « Folio classique » de Gallimard. Pellerin, gravure du XVIIIe siècle, BnF, Paris.
Traduction d’Édouard Sommer (1865) Traduction d’Alfred Ernoult (1932) Traduction de Pierre Grimal (1971)
PHILÉNIE. – Et maintenant, donne, je te prie. PHILÉNIE. – Voyons, mon petit Léonide, je t’en PHILÉNIE. – Allons, mon petit Léonide, je t’en
De grâce, mon Léonidas, sauve ton maître supplie ; sois le sauveur de ton maître dans supplie ; donne le salut à ton maître amou-
et mon amant. Affranchis-toi par ce bien- ses amours. Rachète-lui la liberté par ce reux. Achète-lui la liberté au prix de ce
fait, assure-toi son amitié avec cet argent. bienfait ; bien mieux, achète-le, fais-en ta bienfait, fais de lui ton propre esclave avec
chose avec cet argent que tu détiens. cet argent.
Notions
Grammaire
Étudier le mot, sa formation,
son origine, son évolution
La formation des mots 5. Relevez trois mots dans ce texte dont la dérivation utilise
à la fois un préfixe et un suffixe, puis expliquez cette dérivation
avec précision.
Les différents types de mots
Un jeune homme de dix-huit ans, à longs cheveux
La langue française comprend des mots simples (bois, et qui tenait un album sous son bras, restait auprès
guerre, faim), des mots composés (trompe-l’œil, porte- du gouvernail, immobile. À travers le brouillard, il
monnaie) et des mots dérivés (formés sur des mots contemplait des clochers, des édifices dont il ne savait pas
simples ou sur une partie de ces mots, à laquelle on les noms ; puis il embrassa, dans un dernier coup d’œil,
ajoute un ou deux éléments : em/bras/ser). l’île Saint-Louis, la Cité, Notre-Dame ; et bientôt, Paris
disparaissant, il poussa un grand soupir.
Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, 1869.
Radical, préfixe, suffixe
Le radical est la partie minimale d’un mot. L’ensemble Les règles d’accord des mots composés
des mots formés à partir d’un même radical et se
nomme famille étymologique. Certains radicaux peuvent Les mots composés de mots prennent la marque du
avoir plusieurs formes pour un même sens. Ainsi, equus pluriel selon leur nature. D’une manière générale, noms
et caballus sont des radicaux latins différents qui ont et adjectifs ont tendance à s’accorder tandis que verbes,
le même sens. On appelle famille sémantique les mots adverbes et prépositions sont invariables.
qui expriment une idée commune mais formés sur des
radicaux différents. 6. Mettez au pluriel les mots composés suivants, justifiez
Le préfixe précède le radical, par exemple « télé / votre réponse en faisant apparaître leur nature : oiseau-mouche,
phoner » signifie parler à distance. arrière-saison, pince-sans-rire, couvre-pied, chef-d’œuvre.
Le suffixe suit le radical, par exemple « chauss /eur »
désigne celui qui fabrique la chaussure. Le plus souvent, Origine et évolution du sens des mots
l’ajout d’un suffixe change la nature du mot.
À la source des mots
1. Déterminez le sens de ces préfixes courants en donnant
L’étymon est le mot ancien à l’origine du mot français.
chaque fois un exemple : a, an, anti, re, im, in, micro, super, com.
Il peut être issu du latin, du grec, de langues romanes
2. Pour chacun des mots suivants, soulignez les suffixes et mais aussi d’autres langues étrangères et de langues
déterminez leur sens : cuisinier, encrier, oranger, houppette, régionales. Connaître l’étymologie d’un mot permet de
solidifier, criard. mieux comprendre son orthographe (ainsi, « temps »
3. Repérez dans chaque liste l’intrus qui n’a pas de préfixe (a. vient de tempus) et de mieux saisir le sens de ce mot dans
et b.) ou celui qui n’a pas de suffixe (c.). un texte ancien où le sens est resté proche de l’étymon et
a. Anatomie, annulation, anormalité, analphabétisme. mieux comprendre les connotations de ce mot.
b. Dyslexique, disqualifié, discours, dysfonctionnement.
c. Joueur, chanteur, meneur, couleur. 7. En vous aidant d’un dictionnaire, indiquez la langue d’ori-
gine des mots suivants : solfège, anthropomorphisme, stress,
Les mécanismes de la formation des mots origami, compter, yaourt, fada.
Analyse de textes
Analyser les mots
pour bien lire et interpréter les textes
Lire et interpréter 5. Cherchez le sens des mots soulignés dans un dictionnaire
un article de dictionnaire historique et notez leur sens actuel et le sens qu’ils avaient au
temps de Racine.
ENCYCLOPÉDIE, s. f. (Philosoph.). Ce mot signifie enchaî- 6. Quel est le sens du verbe « abhorrer » ? Est-ce un terme
nement de connaissances ; il est composé de la préposition courant ?
grecque ev (en), et des substantifs kuklov (cercle), et paideia,
(connaissance). 7. Que pensez-vous de la répétition du mot « cruel » dans ce
En effet, le but d’une Encyclopédie est de rassembler les texte ? Étudiez l’étymologie de ce terme.
connaissances éparses sur la surface de la terre ; d’en exposer 8. En vous appuyant sur les questions précédentes, expli-
le système général aux hommes avec qui nous vivons, et de quez pourquoi l’étude d’une tragédie classique est particuliè-
le transmettre aux hommes qui viendront après nous ; afin rement difficile pour les lecteurs d’aujourd’hui.
que les travaux des siècles passés n’aient pas été des travaux
inutiles pour les siècles qui succéderont ; que nos neveux,
devenant plus instruits, deviennent en même temps plus ver- Étudier le vocabulaire
tueux et plus heureux, et que nous ne mourions pas sans avoir pour saisir les effets de réel
bien mérité du genre humain. [... ]
Une considération, surtout, qu’il ne faut point perdre Le personnage qui exerce le métier de sous-chef de gare observe
de vue, c’est que si l’on bannit l’homme ou l’être pensant et la gare Saint-Lazare depuis une fenêtre qui la surplombe.
contemplateur de dessus la surface de la terre, ce spectacle Pendant un instant, Roubaud s’intéressa, comparant,
pathétique et sublime de la nature n’est plus qu’une scène songeant à sa gare du Havre. Chaque fois qu’il venait de la
triste et muette. L’univers se tait ; le silence et la nuit s’en sorte passer un jour à Paris, et qu’il descendait chez la mère
emparent. Tout se change en une vaste solitude où les phé- Victoire, le métier le reprenait. Sous la marquise des grandes
nomènes inobservés se passent d’une manière obscure et lignes, l’arrivée l’un train de Mantes avait animé les quais ; et
sourde. C’est la présence de l’homme qui rend l’existence des il suivit des yeux la machine de manœuvre une petite machine
êtres intéressante ; et que peut-on se proposer de mieux dans tender, aux trois roues basses et couplées, qui commençait
l’histoire des êtres, que de se soumettre à cette considération ? le débranchement du train, alerte besogneuse, emmenant,
Denis Diderot, article « Encyclopédie » de L’Encyclopédie, 1755. refoulant les wagons sur les voies de remisage. Une autre ma-
chine, puissante celle-là, une machine d’express, aux deux
1. Que signifient « (Philosoph.) » et « s. f. » ? grandes roues dévorantes, stationnait seule, lâchait par sa che-
2. Pourquoi le mot « encyclopédie » est-il en majuscules ? minée une grosse fumée noire, montant droit, très lente dans
l’air calme. Mais toute son attention fut prise par le train de
3. Quelle partie de cet article ne vous paraît pas relever trois heures vingt-cinq, à destination de Caen, empli déjà de
strictement de ce que l’on attend aujourd’hui d’un article de ses voyageurs, et qui attendait sa machine. Il n’apercevait pas
dictionnaire ? celle-ci, arrêtée au-delà du pont de l’Europe ; il l’entendait
4. En vous appuyant sur ce que vous savez des auteurs des seulement demander la voie, à légers coups de sifflet pressés.
Lumières, dites quelle est la fonction de ce dictionnaire. En personne que l’impatience gagne. Un ordre fut crié, elle
répondit par un coup bref qu’elle avait compris. Puis, avant
la mise en marche, il y eut un silence, les purgeurs furent
Se repérer dans le lexique classique ouverts, la vapeur siffla au ras du sol, en un jet assourdissant.
Et il vit alors déborder du pont cette blancheur qui foisonnait,
PHÈDRE : Ah ! cruel, tu m’as trop entendue ! tourbillonnante comme un duvet de neige, envolée à travers
Je t’en ai dit assez pour te tirer d’erreur. les charpentes de fer. Tout un coin de l’espace en était blanchi,
Eh bien ! connais donc Phèdre et toute sa fureur. tandis que les fumées accrues de l’autre machine élargissaient
J’aime. Ne pense pas qu’au moment que je t’aime, leur voile noir.
Innocente à mes yeux, je m’approuve moi − même, Émile Zola, La Bête humaine, 1890.
Ni que du fol amour qui trouble ma raison,
Ma lâche complaisance ait nourri le poison. 9. Étudiez le mot « machine » dans un dictionnaire. Pour-
Objet infortuné des vengeances célestes, quoi ce mot est-il répété dans le texte de Zola ?
Je m’abhorre encor plus que tu ne me détestes.
Les dieux m’en sont témoins, ces dieux qui dans mon flanc 10. Relevez les mots techniques qui appartiennent au voca-
Ont allumé le feu fatal à tout mon sang ; bulaire du chemin de fer. Parmi ces mots, entourez ceux qui
Ces dieux qui se sont fait une gloire cruelle sont empruntés à l’anglais. Cette fiche est à télécharger au
format word sur le site pour les
De séduire le cœur d’une faible mortelle. 11. En quoi l’étude du vocabulaire présent dans ce texte
abonnés numériques. Adaptable
Jean Racine, Phèdre, II, 5, 1677. permet-il de l’inscrire dans leaux
mouvement naturaliste ?
besoins des élèves.
SEPTEMBRE 2017
MAI-JUIN 2015 NRP LYCÉE 67
IOANA VETISAN ioanajipa@yahoo.com
ÉTUDE DE LA LANGUE Corrigés des fiches
Au lycée, les élèves ont encore besoin de 4. Tous ces mots sont formés par déri- article et peut aussi être un renvoi vers une
consolider leurs acquis linguistiques pour vation à l’exception de « gratte-ciel ». autre notion qui complète le sens du mot
deux raisons. D’une part, ils doivent maî- Préhistorique : Préfixe pré + radical histor étudié.
triser la langue pour bien écrire. Il convient + suffixe ique ; qui a eu lieu à l’époque de 3. Si les deux derniers paragraphes consti-
de reprendre avec eux les savoirs mis en la Préhistoire. Désorganiser : préfixe dés tuent une réflexion sur la fonction de
place au collège et, en partant de leurs + radical organis + suffixe de l’infinitif er ; l’ouvrage et sur la place de l’homme dans
erreurs, de leur proposer de travailler de fait de perturber une organisation. Imagi- l’univers, développements qui dépassent
nouveau des points précis qui vont leur nation : radical image + suffixe in + voyelle la fonction du dictionnaire.
permettre de surmonter des problèmes de liaison « a » + suffixe tion ; capacité à se 4. L’Encyclopédie, rédigée de façon collabo-
d’expression. Cette première approche sera représenter des images. Gratte-ciel : asso- rative par des philosophes et des savants
conçue comme une remédiation ciblée ciation des deux mots « gratte » et « ciel » des Lumières, propose des définitions qui
(fiche 1). Il s’agit d’autre part de maîtriser ; immeuble si haut qu’il semble gratter le dressent un état des lieux des savoirs, mais
la langue pour mieux comprendre, analy- ciel. surtout une réflexion sur des notions qui
ser et interpréter les textes. On montrera 5. Immobile : préfixe privatif im + radical doivent faire progresser l’esprit humain.
aux élèves que les points de langue qu’ils mob (ou mouv) + suffixe ile. Embrassa : 5. « Entendue » signifiait « comprise » alors
travaillent servent aussi à lire les textes et préfixe em qui signifie dans + radical bras que ce mot a le sens aujourd’hui de « qui
qu’ils peuvent réinvestir ce qu’ils ont com- + désinence verbale a. Disparaissant : pré- a été écoutée ». « Infortunée » signifiait
pris de la grammaire dans l’analyse des fixe privatif dis + radical verbal paraître « maltraitée par le destin » alors que « for-
textes (fiche 2). Cette double perspective + terminaison verbale sant. tuné » a plutôt aujourd’hui un sens maté-
permet de donner davantage de sens à 6. Des oiseaux-mouches : nom + nom. Des riel de « qui a de l’argent ». « Mon sang » a
l’étude de la langue pour les élèves, qui arrière-saisons : adverbe + nom. Des pince- dans ce contexte le sens de « lignée », l’ac-
comprennent que les acquis de la gram- sans-rire : verbe + préposition + verbe. Des ception la plus répandue est aujourd’hui
maire du collège peuvent être transférés couvre-pieds : verbe + nom. Des chefs- « substance qui circule dans les veines ».
dans l’analyse stylistique au lycée. Ces d’œuvre : nom + complément du nom. 6. Le verbe « abhorrer » signifie « détes-
pages « Étude de la langue » sont exploi- 7. « Solfège » vient de l’italien, « anthropo- ter ». C’est ce second terme qui prévaut
tables dès le début de l’année comme un morphisme » du grec, « stress » de l’anglais, aujourd’hui.
élément de transition entre l’enseignement « origami » du japon, « compter » du latin, 7. Le terme « cruel » est répété par Phèdre
du français au collège et au lycée. Au cours « yaourt » du turc, « fada » du provençal. pour qualifier à la fois Hippolyte et les
de l’année, il serait judicieux de rappeler 8. « Superbe » signifie en langue classique dieux. Cet adjectif est issu du latin crude-
aux élèves que les faits de langue peuvent orgueilleux. « Courroux » est un mot vieilli lis « qui aime le sang », dérivé de crudus
guider leurs hypothèses de lecture. Enfin, pour dire la colère. La passion désignait la désignant « cru, le saignant ». Le sens éty-
ces fiches trouveront aussi leur place lors souffrance (la Passion du Christ), et carac- mologique a été affaibli dans la langue de
de séances de remédiation ciblée ou dans térise désormais un amour excessif. La Racine, et l’adjectif est proche de son sens
le cadre d’une séance de corrigé ou d’ac- « fortune » qui signifiait la chance désigne moderne car il signifie, comme aujourd’hui,
compagnement personnalisé. le destin. « Vulgaire » signifiait commun, qui est « sévère, rigoureux ».
8. L’étude lexicale de ce texte montre que
il a maintenant le sens plus péjoratif de
certains mots doivent être pris dans leur
grossier.
acception ancienne. Outre les références
FICHE 1 au contexte mythologique, c’est aussi cette
évolution du lexique et la perception de sa
Étudier le mot, FICHE 2 richesse qui rendent stimulante la lecture
sa formation, son de cette tragédie.
origine, son évolution Analyser les mots 9. Le mot « machine » vient du latin
pour bien lire et machina qui signifie « invention, engin ».
1. Voir tableau ci-dessous. Zola use de ce terme plusieurs fois dans ce
2. Cuisinier : profession. Encrier : récipient.
interpréter les textes
texte pour désigner des instruments dif-
Oranger : arbre. Houppette : diminutif. Soli- 1. (Philosoph.) renvoie à la catégorie qui férents et qui ont comme caractéristique
difier : changer d’état. Criard : dévalorisation. permet de ranger le mot étudié dans une commune d’être en mouvement.
3. Les mots sans préfixes sont « anato- branche du savoir. « s. f. » « signifie substan- 10. Les mots « marquise », « machine »,
mie » et « discours ». « Couleur » n’a pas tif féminin ». « manœuvre », « tender », « couplées »,
de suffixe. 2. Le mot en majuscule est l’entrée de cet « débranchement », « wagon », « remi-
sage », « express », « cheminée », « pur-
Préfixes courants Exemples Sens
geurs », « vapeur » appartiennent au
A, an Anormal Négatif vocabulaire spécifique du chemin de fer.
Anti Antivol Négatif « Wagon », « tender » et « express » sont
des emprunts à l’anglais.
Re Recommencer De nouveau
11. L’utilisation de ces termes est justifiée
Im, in Importer Dans par le point de vue narratif : la gare est vue
Micro Micro-ordinateur Petit à travers les yeux d’un professionnel. Le
choix d’un vocabulaire spécialisé s’explique
Super Supersonique Grand ou très grand
par la visée documentaire du texte natu-
Com Compagnon Avec raliste.
TOUT
C E QUE
L
BABE
J’AIME
EST EN
S T EN
E BABEL
AIME
UE J’
CE Q
T
TOU