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Essais de Théodicée
Pascal Dupond
Philopsis : Revue numérique
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1
Néanmoins la position de Luther est vraisemblablement plus nuancée (voir contribu-
tion de Pierre Metzger sur le net) ; en outre Luther a besoin d’une base philosophique pour
l’enseignement et cette base, c’est Mélanchton qui la lui donne, dans une reprise de la tradi-
tion aristotélicienne.
2
Voici la version de cette querelle que donne l’Encyclopédie :
« Luther reprochant à l'Eglise romaine qu'elle étoit tombée dans le Pélagianisme, fit ce
qu'on a toûjours fait en pareilles matieres, & se jetta dans l'extrémité opposée; il établit sur les
matieres de la grace & [p. 734] de la prédestination, une doctrine rigide & incompatible avec
les droits du libre arbitre & la bonté de Dieu. Melanchton, esprit doux & modéré, l'engagea à
se relâcher un peu de ses premieres opinions, & depuis les théologiens de la confession
d'Augsbourg marcherent sur les traces de Mélanchton à cet égard. Mais ces adoucissemens
déplurent à Calvin. Ce réformateur, & son disciple Théodore de Beze, soûtinrent le prédesti-
natianisme le plus rigoureux, & ils y ajoûterent la certitude du salut & l'inadmissibilité de la
justice. Leur doctrine étoit reçûe presque universellement en Hollande, lorsqu'Arminius pro-
fesseur dans l'université de Leyde, se déclara contre les maximes enseignées par les églises du
pays, & se forma bientôt un parti nombreux: il trouva un adversaire dans la personne de Go-
mar. Les disputes se multiplierent & se répandirent bientôt dans les colléges des autres villes
& ensuite dans les consistoires & dans les églises. La querelle étoit encore purement ecclé-
siastique, agitée seulement par les ministres de la religion, lorsque les états de Hollande &
West - Frise voulurent s'en mêler; ils ordonnerent en 1608 une conference publique à la Haye
entre Gomar & Arminius, assistés l'un & l'autre des plus habiles gens de leur parti; mais après
avoir bien disputé, on se sépara sans convention & sans accommodement: sur cela on ordonna
que les actes de la conférence seroient supprimés, & qu'on garderoit le silence sur les matieres
contestées… »
Préface
Préface
§ 1-4. La vraie piété consiste dans la lumière et dans la vertu (c’est-à-
dire dans une certaine rectitude la connaissance et de l’agir) ; elle est imitée
par une piété d’extériorité, une dévotion formelle (qui convient au grand
nombre) dans laquelle les « formulaires de la croyance » se substituent à la
lumière de la vérité et les « cérémonies de la pratique » à la vertu. Ambiva-
lence de cette piété d’extériorité : elle rappelle la vraie piété mais aussi
l’étouffe.
Le jugement selon lequel : « … le commun des hommes a mis la dé-
votion dans des formalités » n’est pas nécessairement une condamnation du
formalisme. Leibniz croit aux vertus de la forme ;, et c’est pourquoi il en ap-
pelle, contre l’évidence qui a trompé Descartes, au formalisme aristotélicien
et scolastique [« dans les scories de la scolastique, il y a de l’or »].
Chez les païens, la dévotion formelle ne consiste guère qu’en cérémo-
nies de la pratique ; l’autre dimension de la dévotion formelle est peu déve-
loppée : les païens n’ont pas de théologie, ou ce sont les poètes, comme Ho-
mère qui sont leurs théologiens. En outre, ils ne sont pas non plus bien assu-
rés du statut ou de la signification de leurs dieux : « vrais personnages » ou
« symboles des puissances naturelles » : la personnalisation du divin est ina-
chevée (le numineux de la tragédie est une puissance impersonnelle). Et ils
ont développé une religion des mystères dans laquelle la superstition et le
gouvernement des hommes par les affects sont prédominants. Les sentiments
sur l’âme et sur Dieu restent frustes.
Avec les Hébreux commence la « croyance d’un seul Dieu » et, avec
la croyance monothéiste, une représentation de Dieu qui est pour la première
fois digne de la « souveraine substance » (le paradoxe est que Dieu est ici
désigné par un concept philosophique qui est apparu dans le paganisme). Les
hébreux ont donc initié la « religion naturelle » ou la « théologie naturelle ».
En outre, avec Moïse, le dogme devient loi, c’est-à-dire principe d’une orga-
nisation théologico-politique. L’immortalité de l’âme n’est absente ni de
l’esprit de Moïse, ni de celui de son peuple, mais elle ne fait pas partie des
dogmes qui sont des lois. Avec la prédication du Christ, quelque chose bas-
cule : là où le dogme a force de loi, l’immortalité de l’âme reste de l’ordre
d’une conviction privée (elle passe de main en main), elle n’est pas « autori-
sée d’une manière populaire » (sans doute parce qu’elle affaiblirait l’autorité
théologico-politique) ; au moment où le dogme perd la force de la loi, avec
le Christ, l’immortalité de l’âme passe au premier plan et elle acquiert une
signification juridico-pénale : les âmes immortelles recevront au dernier ju-
gement « le salaire de leurs actions ».
Avec l’enseignement de Jésus-Christ, le religion n’inspire plus seule-
ment, comme dans le judaïsme crainte et vénération ; elle inspire amour et
tendresse. L’amour de Dieu est inspiré par la considération de ses perfec-
tions, dont nous avons les idées dans nos âmes, dont nos âmes sont elles-
mêmes, à leur mesure, participante : l’âme humaine possède quelque puis-
sance, quelque connaissance, quelque bonté et ce qui est à un degré limité en
elle est à un degré illimité en Dieu. L’âme est heureuse quand elle rencontre
dans une œuvre de l’art humain ordre, proportion, harmonie. Or Dieu est à
l’origine de tout ordre, de toute proportion, de toute harmonie.
3
Le labyrinthe de la composition du continu et celui de la prédestination communi-
quent par l’infini. Il y a en effet des deux côtés une incommensurabilité : les lignes incom-
mensurables ont « cette imperfection de ne pouvoir être exprimées exactement [Mais] cette
imperfection a été compensée par des avantages bien plus grands, de sorte qu’il a mieux valu
leur donner place » ; de même, avec le péché, il y a un « bien incommensurablement plus
grand que Dieu sait tirer de ce mal ».
4
Note de Lucy Prenant (LP) : « les deux labyrinthes se traversent à l’aide de l’infini :
les infinis mathématiques qui portent sur des continus homogènes sans unités vraies <De la
nature en elle-même> sont artificiels. Mais il y a une infinité actuelle de créatures dans toute
portion de matière. Il y a une infinité de rapports entre les substances et leurs états présents,
passés et futurs. Chaque créature exprime donc l’univers et cette expression n’est intelligible
qu’à Dieu : telle est l’originalité de chaque contingent et ce qui permet la liberté de certains
d’entre eux ».
5
Recherches générales sur l’analyse des notions et des vérités (RG), PUF, Epimé-
thée. Dans la suite, on indique la référence RG pour tout texte qui se trouve dans le recueil in-
titulé Recherches générales…
6
Discours de métaphysique (DM).
7
Voir par exemple Cicéron, De fato 28-30, in Long et Sedley, Les philosophes hellé-
nistiques, II, Les Stoïciens, GF Flammarion, p. 390.
peut pas endosser en même temps et sous le même rapport des prédicats con-
traires, alors Socrate a été ou n’a pas été musicien, il est ou n’est pas musi-
cien. Quand deux propositions (l’une affirmative, l’autre négative) ont même
sujet et même prédicat, alors nécessairement l’une est vraie et l’autre fausse.
Des distinctions sont cependant nécessaires (si l’on fait intervenir la
quantité logique des termes du jugement) : quand deux propositions sont op-
posées par contradiction, comme l’affirmative universelle et la négative par-
ticulière (ou vice versa) ou comme deux propositions singulières (Socrate est
musicien, Socrate n’est pas musicien), nécessairement l’une est vraie et
l’autre fausse ; quand deux propositions sont opposées par contrariété,
comme deux universelles, l’une affirmative et l’autre négative, si l’une est
vraie, l’autre est fausse (elles ne peuvent pas être vraies ensemble), mais que
l’une soit fausse n’implique pas que l’autre soit vraie (elles peuvent être
fausses ensemble) ; quand deux propositions sont opposées par subcontrarié-
té (quelque homme n’est pas blanc/quelque homme est blanc – ce sont des
« propositions portant sur des universels, mais qui ne sont pas prises univer-
sellement), cette nécessité (l’impossibilité qu’elles soient vraies en même
temps) ne joue pas : elles peuvent être vraies en même temps (90).
Tout différent est le cas des propositions portant sur des choses singu-
lières futures <epi de tôn kath ekasta kai mellontôn>. Techniquement, le
mot mellontôn, dans le vocabulaire d’Aristote est employé pour désigner un
futur contingent. Dans le De Generatione et corruptione, Aristote oppose
mellon et esomenon (futur de eimi) ; le second signifie ce qui se produira de
toutes façons, comme lorsque nous disons: l’été ou l’hiver viendra, une
éclipse aura lieu; le premier terme signifie en revanche un futur qui peut se
produire ou non, comme je me promenerai, je naviguerai. Les propositions
portant sur les choses singulières futures sont soit des prédicatives singu-
lières (ceci sera blanc), soit des propositions d’existence datées (il y aura une
bataille navale demain).
Dans le cas des propositions contradictoires portant sur les choses pas-
sées et présentes, je peux dire avec assurance : l’une est vraie, l’autre est
fausse Mais je ne le peux plus concernant les contradictoires portant sur les
choses futures.
La démonstration se fait par les conséquences. Si l’une est vraie et
l’autre fausse, alors « tout découle de la nécessité », il n’y a dans le cosmos,
aucune indétermination, aucune contingence, aucun hasard,8. Si je soutiens
que l’affirmation ou la négation est nécessairement vraie ou fausse pour les
choses futures comme pour les choses passées et présentes, alors tout l’être
est nécessaire.
Aristote refuse cette lecture du monde pour des raisons ontologiques
mais aussi pour des raisons « pratiques » : « en vertu de ce raisonnement, il
n’y aurait plus à délibérer ni à se donner de la peine, dans la croyance que si
nous accomplissons telle action, tel résultat suivra, et que si nous ne
l’accomplissons pas, ce résultat ne suivra pas » (Vrin, p. 99) –Or « ces con-
8
Ce cosmos est celui des Mégariques, socratiques éléatisants qui professaient un né-
cessitarisme absolu. L’Ecole mégarique, fondée par Euclide de Mégare, vers 400 eut pour
principaux représentants Eubulide de Milet, Stilpon de Mégare et Diodore Kronos (contempo-
rain d’Aristote). Cf Mét. thèta, Dans le cosmos des Mégariques, “rien n’est ni ne devient, soit
par l’effet du hasard, soit d’une manière indéterminée……”. Sur Diodore, voir ci-dessous le
commentaire du § 170.
9
Long et Sedely, op. cit. p. 390 : « Chrysippe blâme ce raisonnement. “Il y a en réali-
té, dit-il, des assertions isolées et des assertions liées ensemble”. Voici une assertion isolée:
“Socrate mourra tel jour”; qu’il ait fait telle chose ou qu’il ne l’ait pas faite, le jour de sa mort
est déterminé. Mais si le destin porte qu’Œdipe naîtra de Laïus, on ne pourra pas dire: “soit
que Laïus ait eu des rapports avec une femme, soit qu’il n’en ait pas eu”; car l’événement est
lié et confatal ; ainsi le nomme-t-il ; car le destin porte et que Laïus aura des rapports avec sa
femme et qu’il procréera Œdipe. Tous les sophismes de telle espèce sont réfutés de la même
manière. “Que tu aies appelé un médecin ou non, tu guériras”, c’est là un sophisme, car il est
autant dans ton destin d’appeler un médecin que de guérir; ce sont des choses que Chrysippe,
je l’ai dit, appelle confatales ».
10
Mathieu. V, 25-33 : « Ne vous mettez point en souci, ni pour votre vie, de ce que
vous mangerez et de ce que vous boirez, ni pour votre corps, de quoi vous vous vêtirez. La vie
n'est-elle pas plus que la nourriture et le corps plus que le vêtement? Regardez les oiseaux du
ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent, ils n'amassent rien dans des greniers, et votre Père cé-
leste les nourrit. Ne valez-vous pas bien plus qu'eux? D'ailleurs, qui de vous peut, par ses sou-
cis, ajouter une coudée à sa taille ? Et pourquoi vous mettre en souci du vêtement? Considérez
comment croissent les lis des champs; ils ne travaillent ni ne filent cependant je vous dis que
Salomon même, dans toute sa magnificence, n'était point vêtu comme l'un de ces lis. Si Dieu
revêt de la sorte l'herbe des champs qui est aujourd'hui et qui demain sera jetée au four, com-
bien plutôt ne vous vêtira-t-il pas, vous, ô gens de peu de foi? Ne vous mettez donc point en
souci, et ne dites pas : “Que mangerons-nous, ou que boirons-nous, ou de quoi nous vêtirons-
nous ?”, comme font les païens qui recherchent toutes ces choses, car votre Père céleste sait
que vous en avez besoin. Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice et toutes
ces choses vous seront données par-dessus ».
11
Voir infra.
.
12
Epitre de Paul aux Romains, ch. 9 :
« 11 car, quoique les enfants ne fussent pas encore nés et qu'ils n'eussent fait ni bien ni
mal, -afin que le dessein d'élection de Dieu subsistât, sans dépendre des oeuvres, et par la
seule volonté de celui qui appelle,
12 il fut dit à Rébecca: L'aîné sera assujetti au plus jeune;
13 selon qu'il est écrit : J'ai aimé Jacob Et j'ai haï Ésaü.
14 Que dirons-nous donc? Y a-t-il en Dieu de l'injustice? Loin de là!
15 Car il dit à Moïse: Je ferai miséricorde à qui je fais miséricorde, et j'aurai compas-
sion de qui j'ai compassion.
16 Ainsi donc, cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu
qui fait miséricorde.
17 Car l'Écriture dit à Pharaon: Je t'ai suscité à dessein pour montrer en toi ma puis-
sance, et afin que mon nom soit publié par toute la terre.
18 Ainsi, il fait miséricorde à qui il veut, et il endurcit qui il veut.
19 Tu me diras: Pourquoi blâme-t-il encore? Car qui est-ce qui résiste à sa volonté?
20 O homme, toi plutôt, qui es-tu pour contester avec Dieu? Le vase d'argile dira-t-il
à celui qui l'a formé: Pourquoi m'as-tu fait ainsi?
21 Le potier n'est-il pas maître de l'argile, pour faire avec la même masse un vase
d'honneur et un vase d'un usage vil?
22 Et que dire, si Dieu, voulant montrer sa colère et faire connaître sa puissance, a
supporté avec une grande patience des vases de colère formés pour la perdition,
23 et s'il a voulu faire connaître la richesse de sa gloire envers des vases de miséri-
corde qu'il a d'avance préparés pour la gloire? »
13
On prête à Pélage les propositions suivantes : « La grâce et le secours de Dieu ne
sont point accordés pour chaque acte isolément; mais ils consistent dans le don du libre ar-
mal au sens d’une déviation de la liberté qui vient de plus loin que de la li-
berté elle-même. D’où la constitution d’une doctrine du péché originel : la
liberté n’est pas un point absolu et indéterminé de décision en faveur du pé-
ché ou contre le péché; il y a comme une nature acquise de la liberté (cf par
ex. Conf. VIII, X, 22-23 qui présente le vouloir comme dissocié, séparé de
lui-même par le péché : « ce n’était donc plus moi qui la produisais, mais le
péché qui habitait en moi, en punition d’un péché plus libre, puisque j’étais
fils d’Adam »).
Le luthérianisme reprend plutôt le second versant.
On lit dans l’article 2 (sur le péché originel) de la Confession
d’Augsbourg :
« Nous enseignons que, par suite de la chute d'Adam, tous les hommes
nés de manière naturelle sont conçus et nés dans le péché ; ce qui veut dire
que, dès le sein de leur mère, ils sont pleins de convoitises mauvaises et de
penchants pervers. Il ne peut y avoir en eux, par nature, ni crainte de Dieu ni
confiance en lui. Ce péché héréditaire et cette corruption innée et contagieuse
est un péché réel, qui assujettit à la damnation et à la colère éternelle de Dieu
tous ceux qui ne sont pas régénérés par le Baptême et par le Saint-Esprit. Par
conséquent, nous rejetons les Pélagiens et autres qui, au mépris de la passion
et du mérite de Christ, rendent bonne la nature humaine par ses forces natu-
relles, en soutenant que le péché originel n'est pas un péché ».
15
GF1 indique le premier tome des opuscules leibniziens (1663-1689) publiés en GF-
Flammarion, GF2, le second tome ((1690-1703) et GF3 le troisième (1703-1716).
Cette connexion du second type caractérise les vérités que Leibniz ap-
pelle parfois « vérités positives » (en se servant d’un terme qui a une signifi-
cation juridique) ou parfois vérités contingentes.
Parmi les vérités dont le contraire implique contradiction se trouvent :
- les vérités logiques (le tout est plus grand que la partie),
- les vérités géométriques (la somme des angles d’un triangle vaut
180°)
- les vérités qui concernent les nombres (2+2 = 4)
- les vérités métaphysiques (il y a une imperfection ontologique néces-
saire dans la créature),
Les vérités absolument nécessaires valent pour tout être, en tant sim-
plement qu’il est possible ; et elles ne sont pas moins nécessaires pour
l’entendement divin que que pour l’entendement humain : pour Dieu comme
pour toute créature raisonnable finie le côté du carré et sa diagonale sont in-
commensurables, et il est impossible « de partager trois écus en deux parties
égales sans fraction », car « Dieu ne saurait trouver des choses absurdes »
(« Dialogue sur la liberté » [1695], in Système nouveau, GF, p. 56-57)
Démontrer une proposition nécessaire, c’est la réduire à une identité
expresse (A = A) qui fait voir clairement que la proposition opposée serait
une contradiction (la preuve d’une vérité nécessaire relève donc du principe
de contradiction).
Soit à démontrer 2+2 = 4
On part des définitions suivantes : 2 = 1+1 (1) ; 3 = 2+1 (2) ; 4 = 3+1
(3)
2+2=4
2+2=3+1 (selon la définition 3)
2+2=(2+1)+1 (selon la définition 2)
2+2=2+(1+1) (selon la règle d’associativité de l’addition)
2+2=2+2 (réduction à l’identité)
Une vérité est nécessaire au sens d’une nécessité hypothétique ou mo-
rale quand son contraire n’implique pas contradiction. En relèvent
1/ les vérités physiques : elles résultent du principe de raison, par
exemple : il y a équivalence entre la cause pleine et l’effet entier, ou bien : la
nature suit toujours les voies les plus simples (c’est pourquoi « deux poids
égaux placés sur une balance à égale distance du centre et de l’axe sont en
équilibre » (RG 458) ; et Snellius a découvert les lois de la réfraction en sup-
posant que la lumière suit toujours « la voie la plus aisée » pour aller d’un
point à un autre (DM XXII). Les vérités physiques ne sont jamais
qu’hypothétiquement nécessaires :
« Qu’une pierre tende ici vers la bas une fois retiré son support, c’est
une proposition non nécessaire [au sens de la nécessité absolue] mais contin-
gente, et on ne peut démontrer cet événement par la notion de cette pierre à
l’aide des notions universelles qui y interviennent ; c’est pourquoi Dieu seul
le voit de façon parfaite. Lui seul sait en effet s’il ne va pas suspendre par mi-
racle la loi subalterne de la nature qui fait que les corps pesants se meuvent
vers le bas… » (RG 343)
2/ les vérités historiques (qui portent sur des êtres réels, individuels,
existant dans le monde tels que César ou Judas
Les vérités hypothétiquement nécessaires ne sont pas nécessaires en
vertu du principe de contradiction mais en vertu du principe de raison suffi-
sante ; elles ont, dit Leibniz, « une certitude qui dépend du décret supposé
d’une substance libre » (c’est-à-dire le décret de créer le sujet sur lequel
quelque chose est énoncé et l’univers auquel appartient ce sujet, pris avec
tous ses attributs).
A la frontière entre les vérités absolument nécessaires et les vérités
hypothétiquement nécessaires, il y aurait une vérité telle que « Dieu choisit
le meilleur » ; elle apparaît comme une vérité absolument nécessaire quand
on pense qu’il serait contradictoire avec la nature de Dieu que Dieu ne choi-
sisse pas le meilleur ; elle apparaît comme une vérité hypothétiquement né-
cessaire si elle est pensée comme « le premier et le principal des décrets
libres » de Dieu (GF1, p. 318). Leibniz incline vers la 1e lecture (p. 320 :
« …bien que l’on ait accordé qu’il est nécessaire que Dieu choisisse le meil-
leur… »)
Pour résumer : 1/ la vérité est toujours identité ; 2/ toute vérité peut
être prouvée soit selon le principe de contradiction, soit selon le principe de
raison suffisante ; 3/ la preuve des vérités absolument nécessaires est acces-
sible à l’entendement humain ; la preuve des vérités contingentes, au con-
traire, échappe au moins en partie à l’entendement humain (car elles enve-
loppent l’infini) mais n’échappe pas à l’entendement divin [RG 458 : « cette
raison n’échappe pas à une substance omnisciente qui voit tout a priori à
partir de ses propres idées et de ses propres décrets »] ; 4/ la preuve fondée
en raison suffisante n’implique aucune nécessité absolue16.
16
« Que tout soit produit par un destin arrêté est aussi certain que trois fois trois font
neuf. Car le destin consiste en ceci que toutes les choses tiennent entre elles comme une
chaîne et arriveront tout aussi infailliblement , avant qu’elles arrivent, qu’elles sont arrivées
infailliblement, quand elles sont arrivées […]
« On voit […] que tout est mathématique, c’est-à-dire que tout arrive infailliblement
dans le vaste monde tout entier, de telle sorte que, si quelqu’un pouvait avoir une vue suffi-
sante des parties intérieures des choses et en même temps suffisamment de mémoire et de
compréhension, il serait un prophète et verrait le futur dans le présent en quelque sorte comme
dans un miroir.
Car de même qu’il se trouve que les fleurs, comme les animaux eux-mêmes, ont déjà
une formation dans la semence, qui peut certes se modifier quelque peu en vertu d’autres ac-
cidents, on peut dire que tout e monde futur est contenu dans le monde présent et complète-
ment préformé, parce qu’aucun accident ne peut venir s’ajouter de l’extérieur, car il n’y a rien
en dehors de lui » (Von dem Verhängnisse)
17
« Proposition 29 : “Dans la nature des choses il n’y a rien de contingent, mais toutes
les choses de par la nécessité de la nature divine sont déterminées à une certaine façon
d’exister et d’opérer”. La démonstration est obscure et abrupte, menée à travers des proposi-
tions précédentes abruptes, obscures et douteuses. La chose dépend de la définition du contin-
gent qu’il n’a donnée nulle part. En ce qui me concerne, je prends avec d’autre le contingent
pour ce dont l’essence n’implique pas l’existence. En ce sens les choses particulières seront
contingentes selon Spinoza lui-même en vertu de la proposition 34. Mais si on prend le con-
tingent à la façon de certains scolastiques, inconnue d’Aristote et des autres hommes et de
l’usage de la vie, pour ce qui arrive d’une manière telle qu’on ne peut rendre raison en aucune
manière du fait qu’il sera arrivé ainsi plutôt qu’autrement, et dont la cause, tous les réquisits
aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur d’elle-même étant posés, est également disposée à agir
et à ne pas agir, je pense qu’un tel contingent implique contradiction » (Philosophische
Schriften, 148))
rait même pas dire que la volonté soit cause des vérités, puisqu’il n’y aurait
aucun jugement » (GF 1, p. 291).
avec le corps, et que seul demeure l’entendement actif, qui vient du dehors
(Traité de l’âme), qui est commun à tous les hommes et qui n’est donc pas
individuel.
§ 8. Les averroïstes en question sont très mal fondés dans leur argu-
mentation et ce qu’ils avancent sur la non compatibilité de la foi et de la rai-
son est comme nul et non avenu : Aristote n’a pas prouvé que le genre hu-
main est éternel (la prémisse), il n’a pas réfuté la métempsychose (conclu-
sion de la première supposition) ni l’infini actuel (conclusion de la seconde
supposition).
Selon les croyances accompagnant la conviction de la mortalité des
âmes individuelles, il existe une âme universelle, de laquelle naissent et à la-
quelle retournent les âmes individuelles qui est soit une âme sublunaire, soit
Dieu, soit une âme subordonnée et créée.
§ 9. Ceux que Leibniz appelle des « monopsychites » peuvent sans
doute être appelés panthéistes : les stoïciens, les savants de la Perse et des
Etats du Grand Mogol (les religions de l’Inde), les cabalistes et les mys-
tiques, dont Angelus Silesius et Rusbrock (Ruysbroeck).
§ 10. Les quiétistes se rapprochent de cette conviction :
« l’anéantissement de ce qui nous appartient en propre » peut signifier, au
moins chez certains quiétistes, une résorption dans l’âme universelle ou
même une résorption dans le néant.
Le remède à ces convictions erronées est le système de l’harmonie
préétablie. Il fait voir que toutes les âmes, c’est-à-dire toutes les substances,
sont immortelles. Ceux qui croient que les âmes qui ont du sentiment, mais
non la raison, sont mortelles (ce qui serait l’opinion partagée par la plus
grande partie de la scolastique) ou ceux qui croient que seules les âmes ayant
la raison ont aussi du sentiment (ce qui serait la position des cartésiens : les
animaux sont des machines) favorisent le panthéisme : si des âmes capables
de sentiment peuvent périr, il est difficile d’avoir la conviction de
l’immortalité des seules âmes raisonnables.
Le § 11 fait apparaître le concept de « religion naturelle » et annonce
aussi la « réconciliation » de la philosophie corpusculaire avec Platon et
Aristote : la découverte de cette compatibilité n’est rien d’autre que la théo-
rie de la monade.
§ 18. Evocation de quelques querelles théologiques parmi les protes-
tants, au sujet de l’interprétation de la cène, querelles dont l’intérêt est de se
présenter aussi, d’une façon ou d’une autre, comme une querelle entre la foi
et la raison. Calvin, au nom de la « maxime des philosophes » selon laquelle
un corps ne peut se trouver qu’en un seul lieu à la fois, donne à la sainte cène
un sens allégorique (« la participation du corps de Jésus Christ dans la sainte
cène » est réduite « à une simple représentation de figure »), alors que les
évangéliques s’accordent avec Luther pour admettre une participation réelle,
donc un mystère surnaturel.
§ 19. Quel que soit le détail de ces querelles, il est clair qu’elles enga-
gent des questions philosophiques sur le lieu et l’espace. Il existe une
maxime philosophique « qui borne l’existence et la participation des corps à
un seul lieu ». L’une des versions de cette maxime se trouve dans la convic-
tion (lockienne, mais d’abord cartésienne) qu’ « un corps ne peut opérer im-
médiatement sur un autre qu’en le touchant par sa superficie et en le pous-
sant par son mouvement ». Or, observe Leibniz, Locke a abandonné cette
Dieu n’a pas d’autres règles que la justice des hommes18 ; elle est dans la
question quid facti : « le cas dont il s’agit est tout différent de ceux qui sont
ordinaires parmi les hommes ».
§ 36. On peut imaginer aussi que, parmi les hommes, les « raisons »
(aussi fortes soient elles) d’imputer à quelqu’un une faute soit contrebalan-
cées par la « foi » (fondée sur une connaissance de ses actes et de son carac-
tère) qu’il ne peut pas l’avoir commise. A nouveau, il n’y a là aucune déro-
gation aux règles habituelles de justice, mais seulement une application in-
habituelle des règles habituelles de justice.
§ 37. La « solution » qu’il faut absolument écarter, c’est, pour Leibniz,
celle qui consiste à dire que, le cours du monde allant à l’opposé de notre
concept de la justice, il faut en conclure que la justice selon Dieu n’a aucun
rapport avec la justice selon les hommes, que « ce que nous appelons justice
n’est rien par rapport à Dieu » ou que « la justice est quelque chose
d’arbitraire à son égard ». S’il n’y a, dans la justice de Dieu, rien qui soit
commensurable à notre concept de la justice, nous n’avons plus aucun
moyen de distinguer entre un Dieu bon et un Dieu méchant, entre le vrai dieu
et un faux Dieu. La foi n’est pas la raison mais la foi n’est pas sans raison : il
doit y avoir une raison qui porte la foi vers le Dieu des juifs et des chrétiens
plutôt que vers Zoroastre ou le dieu des manichéens.
§ 38. En matière de Théodicée, la difficulté concerne non le droit mais
le fait. A nouveau, ce qui est en jeu, ce ne sont pas les règles de la justice
mais, si l’on peut dire, l’établissement des faits à subsumer sous les règles de
justice. La foi se prononce contre des apparences qui ont quelque chose de
rationnel, mais elle ne se prononce pas contre la raison, car la raison nous
demande elle-même souvent de renoncer à des apparences qui, à un certain
degré de connaissance, sont rationnelles, par considération d’une expérience
plus précise ou plus étendue. Ainsi ce qui passait pour le conflit de la foi et
de la raison doit plutôt être compris comme la discordance entre une raison
bornée et une raison plus étendue.
§ 39. Bayle forme le projet de montrer que les vérités de la foi ne sa-
vent pas soutenir les attaques de la raison (donc que la raison est opposée à
la foi et lui adresse des objections insurmontables) mais que, loin de lui
nuire, cela la conforte plutôt, en attestant que la raison ne peut rien contre
elle et qu’elle est inexpugnable « dans le cœur des fidèles ». Leibniz est tout
à fait opposé à cette orientation « apologétique » : la raison ne peut pas être
opposé à la foi, et si la raison (entendons : « la droite et véritable raison », la
raison pensée en son essence) dirigeait contre un article de foi une objection
insurmontable, c’est la foi qui devrait céder à la raison, car il s’agirait, en
l’espèce, d’une foi illusoire. La raison ne peut accepter que les enfants mou-
18
« Il s’agit donc de trouver cette raison formelle, c’est-à-dire le pourquoi de cet attri-
but [la justice] ou cette notion qui doit nous apprendre en quoi consiste la justice et ce que les
hommes entendent en appelant une action juste ou injuste. Et il faut que cette raison formelle
soit commune à Dieu et à l’homme. Autrement on aurait tort de vouloir attribuer sans équi-
voque le même attribut à l’un et à l’autre. Ce sont là les règles fondamentales du raisonne-
ment et du discours » (« Méditation sur la notion commune de justice », 1702).
« Quand on dit que les voyes de Dieu ne sont pas nos voyes […], il ne faut pas en-
tendre comme s’il avait d’autres idées que nous de la bonté et de la justice, il a les mêmes
idées que nous, et nous le savons de lui comme celles des grandeurs et des nombres, mais
nous n’entendons pas comment il les applique, parce que nous ne sommes pas informés du
fait dont la trop grande étendue passe notre compréhension ».
rant avant d’avoir été baptisés soient damnés ou que soient damnés des
adultes « qui auraient manqué des lumières nécessaires pour obtenir le sa-
lut », et par conséquent une foi qui irait, sur ce point à l’encontre de la raison
doit être considérée comme « une chimère de l’esprit humain » (on retrouve
ici la question de la transmission héréditaire du péché du premier homme et
l’opposition de deux conceptions de la culpabilité : la culpabilité
d’appartenance et la culpabilité de volonté ou d’action. Dans l’histoire des
peuples, la culpabilité est d’abord collective (par exemple la malédiction qui
frappe les Atrides se transmet de génération en génération) ; et la singulari-
sation de la culpabilité n’apparaît que dans une phase seconde, une phase de
rationalisation de la responsabilité. On voit que Leibniz refuse une damna-
tion qui serait entièrement déconnectée de tout mal agir et qui serait la puni-
tion infligée à une nature et non pas à des actes.
§ 40. Aucun article de foi ne peut être soutenu contre la véritable rai-
son. Mais la foi est fondée à récuser les raisons apparentes. La difficulté est
de distinguer la véritable raison et les raisons apparentes. Cette distinction
n’est accessible qu’à celui qui est capable de « recherches exactes ». Les
autres, tous ceux qui, pour une raison ou pour une autre, ne peuvent se con-
sacrer à de telles recherches peuvent sans scrupule présumer que leurs objec-
tions à la foi chrétienne relèvent des « raisons apparentes » ou d’une curiosi-
té à laquelle ils peuvent ou même doivent renoncer. Suivent des recomman-
dations de pédagogie apologétique : il est sage est de protéger les hommes
des objections qui pourraient devenir un poison pour leur foi ou de ne le leur
présenter qu’avec l’antidote de ce poison. Le tribunal de la raison n’est pas
aussi public qu’il le sera un siècle plus tard, chez Kant.
§ 41. Il est permis de présenter ce que la foi donne à croire comme in-
compréhensible ou contraire aux apparences (car l’incompréhensibilité ne
constitue pas une objection rationnelle à l’acquiescement, non plus que
l’opposition aux apparences), mais non pas comme insoutenable, car ce qui
est insoutenable, c’est ce qui est purement et simplement refusé par la raison.
§ 42. La prétendue opposition de la foi et de la raison se résout en vé-
rité en opposition entre de « fausses raisons » et « des raisons solides et su-
périeures ». L’esprit humain forme un concept rationnel de Dieu, et la raison
construit « des démonstrations qui nous assurent de la perfection infinie de
ses attributs ». Les raisons solides qui soutiennent la foi triomphent des rai-
sons apparentes qui la combattent.
§ 43. Nouvelle raison de penser que le prétendu conflit de la foi et de
la raison est un conflit de la raison avec elle-même : les « difficultés » ou les
objections qui sont opposées à la foi ne concernent pas seulement, ne con-
cernent même pas d’abord le Dieu de la théologie révélée, elles concernent
d’abord le Dieu de la théologie naturelle, c’est-à-dire le Dieu de la raison.
On peut renoncer à tout ce qui, de la théologie chrétienne révélée, excède la
théologie naturelle : la sainte Ecriture, le péché originel, la grâce de Dieu en
Jésus-Christ, la damnation : l’essentiel des difficultés demeure, car elles
s’adressent au Dieu de la raison : comment un principe unique (donc un
principe qui n’a pas eu à composer avec un principe antagoniste) a t-il pu
admettre le mal (on peut ici sous-entendre : physique), permettre le mal mo-
ral et désaccorder assez le mal physique et le mal moral pour que les mé-
chants soient heureux et les bons malheureux ?
devant la raison, et dès lors que la raison a reçu les motifs de crédibilité de la
foi, elle peut lui abandonner, sans rien renier de soi, les arguments vraisem-
blables. Ce qui est invalidé par la foi, c’est la raison qui construit des argu-
ments vraisemblables et non pas la raison qui construit des vérités démons-
tratives.
4/ Les objections que la raison adresse à la théologie révélée
s’adressent d’abord à la théologie naturelle ; donc le débat de la foi et de la
raison est aussi et d’abord un débat de la raison avec elle-même (ce thème
annonce Kant).
Si, donc, les droits de la foi et les droits de la raison ne sont pas con-
tradictoires, la raison peut servir à la foi, la lumière naturelle et la lumière
révélée peuvent affronter ensemble les difficultés relatives au mal. Difficul-
tés qui sont de deux ordres.
Les unes concernent la puissance de Dieu ; la liberté est la condition
de l’imputabilité des actions ; or la liberté humaine paraît incompatible avec
la toute-puissance divine : si Dieu est tout-puissant, la liberté humaine paraît
impossible, et si elle est impossible, l’imputabilité disparaît.
Les autres concernent la bonté, la sainteté, la justice divine : si la li-
berté humaine est compatible avec la toute puissance divine, alors il faut
admettre que Dieu prend part, à la fois physiquement (par son opération) et
moralement (par sa volonté) au mal physique (la souffrance) et au mal mo-
ral (le mal agir) des hommes et cela en cette vie et au delà de cette vie (les
damnés sont voués à des souffrances éternelles) et dans « l’ordre de la na-
ture » comme dans l’ordre de la grâce (les maux se font voir dans l’ordre de
la nature, au sens où il y a dans l’homme une faillibilité naturelle, et dans
l’ordre de la grâce, au sens où Dieu accorde aux uns et refuse aux autres son
concours au salut)..
§ 2. Ce paragraphe reprend la première difficulté. Le dogme commun
des philosophes est que « la vérité des futurs contingents est déterminée ».
Ils adoptent donc une position anti-aristotélicienne : la contingence est sub-
jective, non objective. La conviction que la vérité des futurs contingents est
déterminée est exigée par 1/ la représentation que les philosophes ont de
Dieu en ère de christianité : omniscient et tout puisant ; non seulement la
prescience de Dieu implique logiquement que l’avenir soit certain et déter-
miné, mais c’est sa volonté et sa puissance qui le déterminent ; 2/ le principe
de causalité : « rien ne saurait arriver sans qu’il y ait une cause disposée
comme il faut à produire l’effet » (le principe de causalité est une variation
du principe de raison, car « la cause n’est pas autre chose que la raison ré-
elle » (24 thèses métaphysiques, RG 467) ; ce principe s’applique à tous les
événements du monde, dont l’action volontaire fait partie ; et s’il s’applique
à l’action volontaire, l’imputation des actions devient impossible et il n’y a
plus de justice divine ou humaine.
Ce « dogme commun » est celui de Descartes, qui réunit l’expérience
intime de la liberté et l’assurance de la Providence, mais sans parvenir à les
concilier (il a « tranché le nœud gordien », comme le dit le § 293 ; voir Des-
cartes, Principes, §§ 39-41 et lettre à Elisabeth, janvier 1646). C’est aussi ce-
lui de Spinoza qui abandonne le libre arbitre au nom de son incompatibilité
avec la détermination des choses.
§ 3. Ce paragraphe reprend la seconde difficulté.
Supposons que les actions soient imputables parce qu’il y a une liberté
humaine ; Dieu n’est pas pour autant affranchi de la responsabilité du mal au
double sens d’une responsabilité physique (Dieu est la cause de la substance
de l’acte dans le péché) et d’une responsabilité morale (Dieu omniscient n’a
pas pu ne pas savoir, il a donc voulu le péché en connaissance de cause).
On peut répondre à la difficulté en supposant que Dieu prête son con-
cours aux résolutions (mauvaises) pour leur donner leur suite mais sans in-
tervenir dans la décision elle-même ; mais la solution n’est pas bonne :
d’abord l’idée d’un concours de Dieu à la réalisation d’une mauvaise résolu-
tion n’est pas satisfaisante ; ensuite Dieu n’est pas moins la cause de la mau-
vaise inclination de la volonté que de la volonté elle-même et de la puissance
de réaliser ce qu’elle a décrété ; la mauvaise inclination n’aurait pas pu naître
sans son concours. Dieu paraît donc produire indifféremment le bien et le
mal.
Et cette difficulté s’accroît dans la métaphysique des modernes : chez
Descartes, il n’est plus question d’une création unique (pendant les six
jours…) mais d’une création continuée. C’est donc constamment que la na-
ture humaine est créée et recréée pécheresse. Et avec Malebranche et la doc-
trine des causes occasionnelles, la difficulté est encore plus embarrassante.
§ 4. Admettons que le concours de Dieu au mal ne soit qu’un concours
général (il n’a pas voulu le péché de Judas, mais il a créé en l’homme une
volonté libre pour le bien et le mal. Admettons même que Dieu n’ait pas
concouru au mal ; la difficulté n’est en rien diminuée ; Dieu savait que les
premiers hommes dans les circonstances où il les avaient placés pécheraient
et il ne l’a pas empêché, il l’a permis. Et ce mal que Dieu a permis est
d’autant plus accusateur qu’il se présente comme une sorte de corruption de
la nature humaine par le péché originel, une corruption qui produit en chaque
homme comme une nécessité de pécher (et rend vaine la liberté) et introduit
dans le monde une confusion telle qu’aucune Providence ne paraît le gou-
verner (les malheurs frappent indifféremment les bons et les mauvais, la mé-
chanceté règne et les bons sont opprimés).
La difficulté s’accroît si l’on considère la vie à venir : les réprouvés
sont le plus grand nombre, les élus sont le petit nombre, et ce qui départage
les uns et les autres, c’est une « élection sans raison ».
L’élection est sans raison : depuis le péché, « nous sommes morts à
toutes les bonnes œuvres » ; donc l’homme ne peut contribuer à son salut ; il
reçoit de Dieu ce qui justifie son élection (les bonnes actions ou la foi vive
qui sauve) en même temps que l’élection. L’élection aurait une raison si les
hommes pouvaient contribuer à leur salut et mériter ce qui leur est donné ;
mais si l’homme ne contribue en rien de soi à son salut, s’il a reçu de Dieu
son pouvoir de contribuer à son salut, alors l’arbitraire revient dans toute sa
force : « il faut toujours revenir à dire que Dieu est « la dernière raison du sa-
lut… »
§ 5. Toutes les difficultés soulevées par Bayle tournent autour du fait
que nous nous représentons le partage entre les élus et les réprouvés comme
tout à fait arbitraire. En effet 1/ tous les hommes sont frappés d’une corrup-
tion à laquelle leur volonté n’a pas de part puisqu’elle leur a été transmise
par voie héréditaire, mais qui ne les voue pas moins à la damnation éter-
nelle ; 2/ les contingences historiques ou géographiques font que le plus
grand nombre des hommes sont privés de la révélation, du baptême, des sa-
être autre ; il n’a pas en lui-même la raison de son existence et de son être
tel)
Pourquoi Leibniz, parlant de la contingence des choses bornées, met-il
l’accent sur la contingence des figures et des mouvements ? Cela peut éton-
ner pour deux raisons, celle que nous venons de voir (il restreint l’ampleur
de la question) et une seconde : les corps considérés dans leur figure et leur
mouvement, c’est la res extensa cartésienne ; Leibniz n’accepte pas entière-
ment cette conception de la matière, elle lui paraît incomplète ; pour Leibniz,
les corps ne doivent pas leur réalité à l’étendue mais à des « forces » qui s’y
expriment ; mais cela ne diminue pas pour lui la validité de l’argument : si
l’on adopte les principes de la physique nouvelle, cartésienne, on doit recon-
naître que les choses mobiles et étendues n’ont pas la raison de leur exis-
tence en elles-mêmes; elles sont certes des phénomènes, mais des phéno-
mènes réels, elles exigent donc une raison suffisante et cette raison suffisante
ne se trouvant pas en elles ne peut être que Dieu.
Cette argumentation est pour la première fois présentée dans une étude
de 1669 intitulée Confessio naturae contra atheistas. La matière occupe de
l’espace, chaque corps a une grandeur et une figure ; le principe de raison
suffisante exige que l’on se demande pourquoi il a cette grandeur et cette fi-
gure. Deux réponses sont possibles, qui vont au même résultat : 1/ il a cette
grandeur et cette figure en raison d’une action mécanique ; mais la question
revient : pourquoi, avant cette action mécanique avait-il telle grandeur et
telle figure ; on invoque alors une seconde action mécanique, puis une troi-
sième, on est engagé dans une régression à l’infini ; et la raison suffisante
manque ; 2/ il a cette grandeur et cette figure de toute éternité ; à nouveau la
question revient ; on doit se demander pourquoi il a de toute éternité telle
grandeur et telle figure plutôt que toute autre. L’éternité d’une chose ou
d’une propriété n’en donne pas la raison suffisante.
Elle est reprise dans les textes tardifs
De l’origine radicale des choses (1697) : une explication mécaniste
est suffisante pour expliquer le passage d’un état du monde au suivant, mais
elle est incapable d’expliquer la série tout entière.
Considérations sur les principes de vie et sur les natures plastiques
(1705) : « Cette maxime aussi qu’il n’y a point de mouvement qui n’ait son
origine d’un autre mouvement suivant les règles mécaniques nous mène au
premier moteur encore, parce que la matière étant indifférente en elle-même
à tout mouvement et au repos, et possédant pourtant toujours le mouvement
avec toute sa force et direction, il ne peut y avoir été mis que par l’auteur
même de la matière » (GF 3, p. 97)
Principes de la nature et de la grâce (1714) : la matière étant indiffé-
rente en elle-même au mouvement et au repos, la raison d’un mouvement ne
peut se trouver que dans un mouvement antérieur, et ainsi indéfiniment, de
telle sorte que la raison suffisante des événements du monde ne peut se trou-
ver que hors de la série (GF 3, p. 228-229).
Deux remarques historiques.
1/ Aristote est le premier philosophe à avoir donné un concept expli-
cite de la contingence. En EN, V, 10, 1134 b 31, il parle « des choses qui ont
la possibilité d’être autrement qu’elles ne sont <to endechomenon allôs
echein> ; en Génération des animaux, II, 1, 731 b 25, il présente le contin-
gent comme ce qui peut être ou ne pas être <to endechomenon kai einai kai
mè einaï> : le contingent participe en quelque sorte de l’être et du néant.
2/ Ce passage rappelle une preuve de l’existence de Dieu connue sous
le nom de preuve a contingentia mundi. C’est la 3e voie thomiste :
19
« … le principe d’Existence est l’Essence des choses. Il est certain que toute es-
sence ou réalité exige l’existence, de même que tout effort (conatus) exige le mouvement ou
lé réalisation, à moins, bien entendu, que quelque chose ne l’empêche. Et tout possible im-
plique non pas seulement la possibilité, mais également l’effort pour exister en acte, non pas
comme si les choses qui ne sont pas avaient un conatus, mais parce que c’est ce que deman-
dent les idées des essences qui existent en acte en Dieu, après que Dieu a décrété librement de
choisir ce qui est le plus parfait. Par conséquent, de même que dans la balance chaque poids
produit un effort obstiné sur son plateau en proportion de sa lourdeur et exige la descente,
d’une manière telle, cependant, que ce qui l’emporte est le plus lourd, de même toute chose
aspire à l’existence en proportion de sa perfection » (GG, 324)
« Mais les choses possibles n’ayant point d’existence n’ont point de puissance <pour
se faire exister>, et par conséquent, il faut chercher le choix et la cause de leur existence dans
un être dont l’existence est <déjà fixe et par conséquent> nécessaire elle-même » (GG, 286)
20
Je serais plutôt pour ceux qui reconnaissant en Dieu comme en tout autre esprit trois
formalités : force, connaissance et volonté. Car toute action d’un esprit demande posse, scire,
velle. L’essence primitive de toute substance consiste dans la force ; c’est cette force en Dieu
qui fait que Dieu est nécessairement et que tout ce qui est en doit émaner. Ensuite vient la lu-
mière ou sagesse, qui comprend toutes les idées possibles et toutes les vérités éternelles. Le
dernier complément est l’amour ou la volonté, qui choisit parmi les possibles ce qui est le
meilleur, et c’est là l’origine des vérités contingentes ou du monde actuel. Ainsi la volonté
naît lorsque la force est déterminée par la lumière » (A Morell, septembre 1698)
Dieu : « Ens necessarium non nisi unicum est. Ens necessarium in se omnium rerum
requisita continere. Ens necessarium agere in se ipsum sive cogitare. Nihil enim aliud cogitare
quam se sentire. Ens necessarium agere per simplicissima… »
Unicité de Dieu et trois personnes : on ne trouve pas dans la nature « une substance
absolue qui en contienne plusieurs respectives. Cependant, pour rendre ces notions plus aisées
par quelque chose d’approchant, je ne trouve rien dans les créatures de plus propre à illustrer
ce sujet que la réflexion des esprits quand un même esprit est son propre objet immédiat, et
agit sur soi-même en pensant à soi-même et à ce qu’il fait, car le redoublement donne une
image ou ombre de deux substances respectives dans une même substance absolue […] Je
n’ose pourtant porter la comparaison assez loin et je n’entreprends point d’avancer que la dif-
férence qui est entre les trois personnes divines n’est plus grande que celle qui est entre ce qui
entend et ce qui est entendu, lorsqu’un esprit fini pense à soi, d’autant que ce qui est modal,
accidentel, imparfait et mutable en nous, est réel, essentiel, achevé et immuable en Dieu »
21
De même que ce qui est vrai serait vrai non pas en raison de son essence mais en
raison de la volonté divine. Pour Leibniz, les vérités éternelles « ont leur fondement dans
l’être éternel de Dieu même mais non pas dans ses libres décrets. Sinon on devrait dire en fin
de compte, si toutes les vérités naissent de la volonté libre de Dieu, que la vérité de
l’existence divine serait un effet [une œuvre] <eine Werckung> de la libre volonté divine, ce
qui est absurdissime » (GG p. 433)
22
Voir aussi lettre à Malebranche, juin 1679 : « Le Dieu ou l’être tout parfait de Des-
cartes n’est pas un Dieu comme on se l’imagine ou comme on le souhaite, c’est-à-dire juste et
sage et faisant tout pour le bien des créatures autant qu’il est possible, mais plutôt c’est
quelque chose d’approchant du Dieu de Spinoza, savoir le principe des choses et une certaine
souveraine puissance appelée Nature primitive, qui met tout en action, fait tout ce qui est fai-
sable, qui n’a point de volonté ni d’entendement, puisque, selon Descartes, il n’a pas le bien
pour objet de la volonté, ni le vrai pour objet de l’entendement ».
23
Unité et multiplicité : Voir NE IV, III, p. 333. Dans les monades, la faculté, c’est la
puissance primitive considérée dans son rapport à la diversité des objets auxquels elle peut
s’appliquer, c’est l’être substantiel envisagé sous l’angle de la relation. De même en Dieu : les
attributs divins ne sont que des aspects de l’acte pur.
24
TH 227 : « …l’on ne donne point de borne à la puissance de Dieu, puisqu’on re-
connaît qu’elle s’étend ad maximum, ad omnia, à tout ce qui n’implique aucune contradic-
tion ; et l’on n’en donne point à sa bonté, puisqu’elle va au meilleur, ad optimum ».
25
« Pour concevoir ce que Dieu peut produire hors de lui, il faut se le représenter
comme voyant des degrés infinis de perfection au dessous de la sienne. En quelque degré
qu’il s’arrête, il en trouve d’infini en remontant vers lui, et en descendant au dessous de lui.
Ainsi il ne peut fixer son ouvrage à aucun degré qui n’ait une infériorité infinie à son égard.
Tous ces divers degrés sont plus ou moins élevés les uns à l’égard des autres ; mais tous sont
infiniment inférieurs à l’être suprême. Ainsi ont se trompe manifestement quand on veut
s’imaginer que l’être infiniment parfait se doit à lui-même, pour la conservation de sa perfec-
tion et de son ordre, de donner à son ouvrage le plus grand ordre et la plus haute perfection
qu’il peut lui donner. Il est certain tout au contraire que Dieu ne peut jamais fixer aucun ou-
vrage à un certain degré de perfection sans l’avoir pu mettre à un autre degré supérieur
d’ordre et de perfection, en remontant toujours vers l’infini, qui est lui-même… » (Fénelon,
Lettres sur la religion)
26
Sur le monde comme totalité et les difficultés qui en résultent, voir NE II, 13, p.
126 : « L’univers ne saurait passer pour un tout ».
équilatéraux sont semblables, mais non pas tous les triangles isocèles ou a
fortiori tous les triangles quelconques ; d’autres exemples sont donnés dans
Sur les secrets admirables de la nature, GF 1 p. 290, addition.
Il y a ceux dont la solution déterminée est donnée par le principe du
maximum et du minimum. Soit S la surface d’un triangle dont le périmètre
(a+b+c) est une grandeur invariante ; calculer les longueurs respectives de a,
b, c pour que la surface S soit maximale. Ou bien déterminer quelle forme
prendra une goutte d’huile plongée dans l’eau pour parvenir à l’équilibre
avec les forces de tension superficielles, c’est-à-dire pour avoir une surface
minimale pour son volume invariant. Ou bien remplir avec des jetons, en
suivant une règle invariable, le plus grand nombre de cases vides (De rerum
originatione radicali, § 3, LP, p. 339- on trouve en ligne une traduction de
ce texte).
La création du monde est un problème déterminé de cet ordre. Dieu
calcule la composition de compossibles dans laquelle le maximum d’effet est
obtenu avec le minimum de dépense, et c’est ce que Leibniz appelle opti-
mum. Si cet optimum n’était pas déterminable par le calcul, il n’y aurait pas
de raison de créer ce monde plutôt que n’importe quel autre, il n’y aurait pas
de monde.
§ 9. Leibniz souligne que l’ « adversaire » qui objecte le péché et les
souffrances à la bonté du monde en vérité ne pense pas au monde, il ne con-
sidère pas le monde dans sa complétude, il le considère distributivement,
dans ses parties, il considère une partie du monde et l’imperfection qui s’y
trouve et de cette imperfection de la partie il conclut à l’imperfection de
l’ensemble.
Or cette conclusion n’est pas acceptable : de l’imperfection de la par-
tie à l’imperfection du tout, la conséquence n’est pas bonne.
Leibniz donne deux arguments.
Dans le § 9, il souligne la solidarité des êtres dont l’univers est
l’assemblage et l’unité. Changer un être serait changer le monde entier ;
donner à un être particulier une plus grande perfection (ce qui est possible),
ce serait modifier l’ensemble : « rien ne peut être changé dans l’univers (non
plus que dans un nombre) sauf son essence ». Soit un nombre, par exemple
1000 ; si l’on ajoute ou supprime une seule unité, le nombre n’est pas un peu
modifié (au sens où l’on pourrait dire que si l’on soustrait un euro à une
somme de 1000 euros, le pouvoir d’achat de cette somme n’en est que peu
altéré…), il l’est entièrement, essentiellement, ce n’est tout simplement pas
le même nombre. Identiquement, modifions un seul événement du monde,
comme tout s’y tient, c’est un tout autre monde qui est donné. Une modifica-
tion du monde ne peut être que la substitution d’un monde à un autre. Or si
Dieu choisit par sa volonté antécédente le plus grand bien de chaque créa-
ture, il choisit par sa volonté conséquente un monde, le meilleur monde.
Chaque créature possible est un postulant à l’existence à proportion de sa
quantité de réalité, d’essence ou de perfection, sa perfection lui donne un
droit à exister. Mais toutes les essences ne sont pas possibles ensemble, elles
ne sont pas compossibles, elles se contredisent les unes les autres, il y a donc
comme un combat idéal entre les essences, et c’est l’ensemble des compos-
sibles où se réalise le plus de réalité ou de perfection qui l’emporte
Dans le § 195, Leibniz montre qu’on ne peut pas parler du monde
dans les mêmes termes que des êtres particuliers. Il est vrai qu’il n’y a pas de
créature ou de substance particulière parfaite. Mais ce qui est vrai d’un être
particulier n’est pas vrai de l’univers, ce qui est vrai du fini n’est pas vrai
de l’infini.
On remarquera enfin que le monde est présenté comme une totalité,
Or
1/ le monde est infini ;
2/ étant infini, il n’est pas dénombrable au sens où la multiplicité qu’il
comprend ne peut être exprimée par aucun nombre ; il n’y a pas de nombre
infini au sens d’un nombre qui serait un tout ; un nombre n’est infini qu’en
puissance, au sens où il peut toujours être indéfiniment augmenté ; comme le
disent les NE, il n’y a pas d’infini catégorématique (au sens d’une multitude
composée d’une infinité nombrable de parties) ; il n’y a d’infini que synca-
tégorématique, au sens d’une multiplicité indénombrable (infini en puis-
sance) ;
3/ si le monde n’est pas une multiplicité dénombrable, il ne peut être
en rigueur de termes une totalité ; comme le dit NE, II, XIII : « l’univers
même ne saurait passer pour un tout comme j’ai montré ailleurs »).
§ 10. Nous devons juger que ce monde est le meilleur, non pas au sens
où nous pourrions le comparer aux autres possibles et juger a priori qu’il est
le meilleur (car nous ne pouvons pas nous représenter des infinis et les com-
parer ensemble), mais au sens où, la raison d’une existence se trouvant tou-
jours dans la quantité d’essence ou de perfection qui y est réalisée,
l’existence de notre monde est la preuve a posteriori qu’il est le meilleur. Ce
paragraphe doit être rapproché du § 35 du « Discours de la conformité… »
(La « permission » du mal était indispensable : nous ne pouvons pas l’établir
a priori (cad le démontrer) car cela excède les forces de l’entendement hu-
main, mais nous le jugeons par l’événement ou a posteriori, et ce « juger »
signifie ici « croire », au sens de la foi ; notre foi que la permission du mal
était indispensable résulte de deux prémisses, dont l’une est un fait : le mal
existe, et l’autre déjà une foi : rien n’arrive qui soit contraire à la bonté, à la
justice, à la sainteté de Dieu ; de ces deux prémisses résulte notre croyance
que la permission du mal est conforme à la bonté, à la justice, à la sainteté et
que, dans cette mesure, elle est indispensable). D’une manière générale, en
matière de vérité contingente, les preuves a posteriori se substituent aux
preuves a priori, qui nos sont inaccessibles.
§ 11. Le cardinal Sfondrate soutient que l’état des enfants morts sans
baptême est préférable au « règne des cieux », au sens où l’absence de péché
(de mal) serait préférable à la rédemption des péchés (à la compensation du
mal par un bien). La raison de ce jugement serait que le mal ne peut être
autorisé comme moyen d’un bien. Cet avis, ajoute Leibniz a été justement
critiqué. Ce qui est condamnable dans l’agir humain ne l’est pas dans l’agir
divin. Comment le comprendre ? Où est la différence ?
Le réponse constante de Leibniz est la suivante : les juristes distin-
guent la question quid facti et la question quid juris ; en matière de Théodi-
cée la question à résoudre, ce n’est pas la question quid juris ?, c’est la ques-
tion quid facti ? la justice de Dieu n’a pas d’autres règles que la justice des
hommes ; mais si les règles sont les mêmes, les cas auxquels les règles doi-
vent s’appliquer ne sont pas le même ; comme le dit « Discours », § 37, « le
cas dont il s’agit est tout différent de ceux qui sont ordinaires parmi les
hommes ».
peut surpasser l’autre], ce qui fait que X + dX est la même chose que X [« on
demande qu’on puisse prendre indifféremment l’une pour l’autre deux quan-
tités qui ne diffèrent entre elles que d’une quantité infiniment petite ou (ce
qui est la même chose) qu’une quantité qui n’est augmentée ou diminuée que
d’une autre, infiniment moindre qu’elle, puisse être considérée comme de-
meurant la même »].
§ 20. Inflexion de la question du mal. Les analyses précédentes ont
pris le tour d’arguments ad hominem (ou, pour reprendre une formule de
Kant, kath’anthrôpon) : la question du mal a été en quelque sorte dissoute
par des analyses montrant qu’elle ne doit sa substance qu’à une sorte
d’illusion de la finitude ; la solution a donc été cherchée a parte subjecti,
l’homme est invité à faire disparaître la question du mal en changeant sa
compréhension des choses. Mais cette perspective ne peut pas être défini-
tive : prise à la lettre, elle aboutirait à faire disparaître la différence entre le
bien et le mal (comme le 18e siècle accuse Spinoza de l’avoir fait). Or cette
différence est pour Leibniz essentielle en ce qu’elle est la condition de toute
discrimination juridique et morale entre le permis et le défendu, entre la
louange et le blâme. Donc après le mouvement de dissolution du mal se des-
sine un mouvement inverse de rétablissement de la réalité du mal, mais sous
certaines conditions qu’il faut à présent préciser.
Les textes à rapprocher de ce paragraphe sont : TH 30,153, 377 et sv,
Monadologie, § 47 (les monades sont des « fulgurations » « bornées par la
réceptivité de la créature à laquelle il est essentiel d’être limitée », avec réfé-
rence à TH 383-391, 395, 398), PNG, § 9, Dialogue sur la liberté.
« On demande d’abord d’où vient le mal… »
L’interrogation sur l’origine du mal est mythique avant d’être philo-
sophique. Elle est la trame de tous les “drames de création” où est mis en
scène l’affrontement d’un principe du bien et d’un principe du mal, elle est
aussi la trame de la grande tragédie grecque et de sa théologie de
l’aveuglement (le divin comme puissance de salut et de perdition). La philo-
sophie est une réponse, une réplique à la théologie tragique de
l’aveuglement, et c’est sans doute avec Platon que la philosophie devient
théodicée [Rép X 617 e : theos anantios (le dieu n’est pas responsable). Et
depuis Platon aussi, la question du mal reste une question-limite : elle est à la
frontière de la philosophie et de l’esprit de la religion (à la frontière de la
dialectique et du mythe, à la frontière du savoir et de l’opinion droite ou de
la foi). La raison de cette situation est que la question du mal ébranle la phi-
losophie au cœur même de ce qui en est le projet fondamental ou la possibi-
lité : le “rendre raison”, logon didonai ; si ce qui rend raison, par excellence,
c’est le bien, comment rendre raison de ce qui échappe par principe à la prise
du rendre raison ? La solution ne peut consister qu’à réintégrer le mal à
l’économie du bien, à montrer que le mal est exigé par le bien.
« Les anciens attribuaient la cause du mal à la matière… ».
Platon. Le Timée présente une cosmogonie qui montre que les choses
relèvent d’une double causalité : la causalité (lumineuse) des formes noé-
tiques et la causalité (ténébreuse) de la place (chôra), la causalité de
l’Intelligence et la causalité de la Nécessité. Le monde est ordonné ; cet
ordre appelle un principe d'ordre ; ce principe d'ordre est double : c'est l'idée
et sa causalité exemplaire (ou formelle) et c'est le démiurge et sa causalité
ouvrière. Entre la causalité ouvrière et la causalité exemplaire intervient ce
lera des lettres comme d’une matière pour les syllabes ou des parties du rai-
sonnement comme d’une matière dont la forme serait l’articulation. Voir
Physique, II, 3, 195 a 1
Conséquences :
1/ Quand on descend « physiquement » dans l’échelle de la détermina-
tion, on va jusqu’à l’élément, mais non au-delà. L’élément est lui aussi un
composé de forme et de matière. Si donc on parle de « matière première »,
ce ne peut être que par une analyse intellectuelle (non physique) et en vertu
d’une analogie: ce que l’airain est à la statue, ce que le bois est au lit, voilà
ce qu’est la matière première par rapport à l’élément, premier composé de
forme et de mantière.
2/ Matière et puissance sont des concepts corrélatifs. Si en effet la ma-
tière “résulte” d’un acte d’abstraction; elle n’est pas un in-déterminé absolu
ni un non-être absolu ; elle est seulement ce qui n’est pas déterminé par les
prédicats dont on a décidé de faire abstraction, mais dont on a d’abord cons-
taté la présence dans le composé qui est le point de départ de l’acte
d’abstraction.; ainsi, la matière de la statue, c’est le composé sans la forme,
c’est ce qui reste, quand, du composé, on ôte la forme par la pensée ; donc la
matière est puissance; le bois est en puissance la statue qu’on y sculptera; la
matière a ainsi une signification négative (elle n’est ni…ni…), mais aussi
positive, puisqu’elle est capable du composé qui en sortira.
« Mais nous qui dérivons tout de Dieu… » : cette dérivation doit être
comprise au sens de la création ex nihilo - en un double sens : non ex deo
(contre l’émanatisme ; le monde n’est pas une émanation nécessaire de la
nature divine) et non ex materia (contre les Anciens mais aussi contre la
Gnose ; Cause de Dieu, § 4 : tout ce qui n’est pas Dieu est dépendant de
Dieu ; même si on suppose la matière éternelle, elle reste contingente en tant
qu’elle n’a pas la raison de son existence en elle-même ; Dieu en est donc
l’auteur : « Dieu seul est au dessus de toute matière puisqu’il en est
l’auteur » [Considérations sur les principes de vie…, GF 3) ; en outre si le
monde dérive de Dieu, Dieu n’est pas l’âme du monde : non est anima mun-
di sed autor (à Des Bosses, 16 octobre 1706 ; voir aussi lettre à Hartsœcker,
GF 3 p. 176 : « il n’est pas permis de dire que l’Univers est comme un ani-
mal plein de vie et d’intelligence : car on serait porté à croire après cela que
Dieu est l’âme de cet animal, au lieu que Dieu est Intelligentia supramunda-
na, qui est la cause du monde… »). Dieu crée un monde contingent par un
acte de liberté, impliquant entendement et volonté
On ne peut donc pas reprendre à la lettre la cosmologie du Timée ; on
doit la transposer, la réinterpréter, en conservant ce qui en est le noyau,
c’est-à-dire l’idée de nécessité. Cette transposition consiste à substituer à la
matière platonicienne une « nature idéale de la créature… ». Idéal signifie :
existant dans l’entendement de Dieu. Dieu ne peut rien créer par sa volonté
sans penser d’abord (au sens d’une priorité de nature) en son entendement
l’essence ou la nature de ce qu’il crée, et en particulier, en cette essence, ce
qui appartient à toute créature en tant que telle, sa condition de créature. Or à
la condition même de créature appartient nécessairement, en tant qu’elle
n’est pas Dieu, une imperfection, originale, en tant qu’elle tient à son origine
même. L’idée de Leibniz est donc que les possibles sont antérieurs de nature
à l’acte créateur de la volonté, que toute créature possible est nécessairement
finie, que Dieu ne change rien de sa nature en la créant. Et c’est cette limita-
tion de son essence qui a pour conséquence son imperfection quand elle
existe28. Cette imperfection (qui est la source du mal) est antérieure au décret
de création et lui impose ses conditions dans la mesure où les vérités éter-
nelles sont indépendantes de la volonté de Dieu et s’imposent à elle.
L’imperfection de la créature est, comme dit Leibniz un « objet interne » :
objet, elle est dans une sorte de distance et de résistance vis-à-vis de Dieu
(elle est essentielle et nécessaire), interne, elle ne constitue pas une limita-
tion externe de la puissance divine : en produisant une créature imparfaite,
Dieu ne fait que se conformer, si l’on peut dire, à sa propre pensée.
Cette situation est illustrée par de multiples analogies mathématiques.
Dieu ne peut créer des nombres sans conformer sa volonté aux nécessités lé-
gales inhérentes à l’essence même du nombre ; créant des nombres, il crée
l’incommensurabilité de l’unité avec la racine de 2 ; créant des figures géo-
métriques, il crée la diagonale du carré incommensurable avec le côté du car-
ré : la limitation est aussi essentielle à la créature que l’incommensurabilité
de la diagonale et du côté est essentielle au carré.
« Cette région est la cause idéale du mal, aussi bien que du bien… ».
Le souci de Leibniz est ici de montrer en quel sens bien et mal ont et n’ont
pas, une même cause.
Bien et mal ont la même cause au sens d’une cause idéale : la constitu-
tion essentielle de ce monde que Dieu pense et crée.
Bien et mal n’ont pas la même cause au sens où le bien a une cause ef-
ficiente, tandis que le mal a une cause déficiente, ce terme désignant la limite
de l’opération de la cause efficiente. S’il existe une créature, cette créature
est essentiellement limitée ; donc Dieu, en faisant exister une créature, est la
cause matérielle de sa limitation (sans créature, pas de limitation de la créa-
ture, donc pas de mal) ; mais il n’est pas la cause formelle de sa limitation :
la cause formelle de sa limitation se trouve dans son essence même de créa-
ture, dans la limitation que cette essence implique.
Le mal n’est pas un principe positif mais une privation (voir aussi §
153 et 378)
Leibniz dit ainsi dans le Dialogue sur le liberté : la cause déficiente du
mal, c’est le néant.
La façon dont est introduite dans cet opuscule l’idée de Néant est si-
gnificative. Il y a deux interlocuteurs, A et B ; A dit à B : « pour rendre rai-
son du péché, il faudrait une cause infinie capable de contrebalancer
l’influence de la bonté divine » ; et B répond : cette cause infinie, c’est le
Néant. Deux remarques
1/ Leibniz ne parle pas d’une cause infinie s’opposant à la toute-
puissance, mais d’une cause infinie s’opposant à la bonté. La toute puissance
ad extra, c’est la puissance créatrice de Dieu, c’est-à-dire la puissance de
donner l’existence à ce qu’il conçoit comme possible et comme bon ; or rien
ne peut limiter cette puissance : ce qui pourrait la limiter, ce serait quelque
28
« Toute perfection <des créatures> découle immédiatement de Dieu [comme être,
force, réalité, grandeur, savoir, vouloir]
Les défauts [imperfections] adhérents découlent des créatures elles-mêmes et de leurs
bornes ou non plus ultra, que la limitation [finitude] amène avec soi [comme les limites de
l’être, la résistance à la force, la passivité dans le cas de la réalité, la réduction forcée de la
grandeur, l’obscurité dans le cas du savoir, le fléchissement dans le cas du vouloir » (Grua
147).
29
Confessions, VII, 12 et VII 16. Voir p. 50, où ces textes sont cités.
30
Pour trouver des antécédents de cette problématique, on peut remonter
1/ à la dialectique des grands genres de l’être du Sophiste. Le Sophiste reconnaît
contre Parménide qu’il y a une idée du non-être (idea tou mè ontos), dont le fondement onto-
logique est le genre de l’Autre : « autant de fois sont les autres, autant de fois l’être n’est pas »
(257 a), ce qui signifie : autant de fois est ce qui est autre que l’être, autant de fois l’être n’est
pas. Tout ce qui est autre que l’être (tout en participant à l’être pour être autre que l’être) par-
ticipe de l’idée du non-être. Cette participation à l’idée du non-être est positive et créatrice,
puisqu’elle permet à chaque idée de participer du genre de l’être sans l’être (et d’avoir ainsi
son identité distincte). On doit donc reconnaître au non-être une sorte de causalité, mais une
causalité seconde, dérivée. L’efficace du non-être est en vérité l’efficace de l’Autre dans la
dialectique des grands genres de l’être
2/ à l’atomisme. Il y a deux principes de tout ce qui existe, l’atome et le vide. Le vide,
considéré en lui-même, n’est “rien”, tout l’être est dans l’atome qui est seul “quelque chose”,
qui a seul des propriétés. Mais qu’il ne soit rien au sens où il est autre que le “quelque chose”
ne l’empêche pas d’être principe d’être : il est principe d’être dans la mesure où il offre
l’espace (diastèma) où ont lieu le déplacement et la composition des atomes, il permet ainsi
aux atomes de produire les êtres visibles de notre monde ; associé à l’Etre, il a vraiment rang
de principe.
31
« Aussi tiens-je que toute action d’une substance qui a de la perception emporte
quelque volupté et toute passion quelque douleur et vice versa ».
32
« C’est pourquoi j’estime qu’il y a dans tout corps un certain sens ou appétit ou en-
core une âme et que par conséquent attribuer au seul homme la forme substantielle et la per-
ception ou l’âme est aussi ridicule que de croire que toutes les choses ont été faites à cause de
l’homme et que la terre est le centre de l’univers » (Cogitationes de Physica Nova Instauranda
-1678-1682).
Celui qui aime sa vie la perd ; celui qui s'en détache la garde pour la vie
éternelle… » (Jean 12 , 24-26). 33.
§ 24. On distinguera les deux formules : « objet suffisant » et « objet
légitime ». Un mal peut produire un bien ou empêcher un autre mal. Cette
capacité du mal ne fait pas du mal un objet suffisant de la volonté divine (le
mal n’est un objet suffisant de la volonté divine que quand il entre dans la
formule du meilleur) ; et elle ne fait pas du mal un objet légitime de la volon-
té de la créature (le mal est permis seulement lorsqu’on manque en
l’empêchant à un « devoir indispensable » : le mal consistant à ne pas sépa-
rer deux soldats qui s’entretuent est permis à leur officier s’il doit manquer
en les séparant à une obligation inconditionnelle ou absolue (garder son
poste) ; aucun calcul d’avantages et d’inconvénients ne peut ici intervenir.
§ 25. Une reine [à qui Leibniz pense t-il ?] ne doit pas commettre ni
permette un mal moral (un crime) pour obtenir un bien physique (le salut de
l’Etat). La raison donnée n’est pas proprement morale (au sens où le bien
moral devrait inconditionnellement prévaloir sur le bien physique) mais
pragmatique : la cause risque de ne pas produire le résultat qu’on en attend
et même de produire un résultat inverse : un crime « politique » tendant à
écarter un danger est plus dangereux que ce danger.
Si une volonté humaine peut permettre un mal moral (qu’elle pourrait
empêcher, si certaines raisons ne s’y opposaient), c’est toujours au nom d’un
devoir et non par un calcul de maximis et minimis.
Avec Dieu nous sommes à la fois dans le même cas de figure et dans
un cas de figure tout différent : Dieu ne permet pas le mal en raison d’un
« devoir indispensable » mais en raison de ce qu’il « se doit » ou « doit à sa
sagesse, à sa bonté, à sa perfection » ; un devoir au sens étroit suppose deux
instances : celle qui oblige et celle qui est obligée, et une contrainte (Kant)
que la première exerce sur la seconde ; et cette dualité est présente même
dans le devoir envers soi-même ; en Dieu, le substitut du devoir est la rela-
33
Bref excursus pour tenter de donner sens à cette parole énigmatique. Dans le sillage
de Denis Vasse. Et de E. Lévinas. On peut lire la souffrance comme l’abandon de la toute-
puissance imaginaire de l’ego et la naissance de la socialité. La souffrance signe notre impuis-
sance, mais précisément pour cette raison elle peut nous délivrer de l’idole de l’ego, de sa
puissance, de sa suffisance, elle peut nous délivrer des idoles et nous ouvrir un passage de
l’imaginaire au symbolique : en brisant notre fantasme de puissance, elle nous livre à la Pa-
role qui est le fondement non imaginaire de notre être. Quand elle est comprise ainsi, « la
souffrance, alors, ne nous empêche pas d’être homme. C’est bien plutôt le contraire : nous ne
pouvons pas l’être sans elle, non qu’elle soit désirable en elle-même, mais parce qu’elle ja-
lonne le chemin de notre ex-sistence à nous-mêmes. De manière secrète, cachée, mystique, la
souffrance indique une ouverture à l’Autre, la blessure même de la soif et de l’amour au cœur
du corps et non plus dans la projection du même » (Denis Vasse, Le poids du réel, la souf-
france, Seuil). La souffrance nous délivre du fantasme de la puissance, de la projection du
même et elle crée ainsi un lien entre les humains qui serait impossible sans elle. La souffrance
est un isolement absolu, mais du fond de cet isolement, celui qui souffre appelle. Et si cet ap-
pel reçoit réponse, est écouté, alors naît ce que Levinas appelle la socialit (é et qui est atten-
tion à la souffrance de l’autre, hospitalité donnée à sa souffrance. La souffrance est le seuil
d’une relation inter-humaine éthique, elle rend possible la conscience que ce qui arrive aux
autres me regarde, que j’en suis, d’une façon ou d’une autre, responsable. La convivialité est
belle, mais peut-être la socialité est-elle plus haute que la convivialité (l’une entre dans
l’universel en neutralisant le pouvoir séparateur de la singularité, l’autre entre dans l’universel
en radicalisant et en renversant en son contraire le pouvoir séparateur de la singularité).
34
Leibniz écrit au sujet de la réflexion en Dieu : « … Ens necessarium agere in se ip-
sum sive cogitare. Nihil enim aliud cogitare quam se sentire. Ens necessarium agere per sim-
plicissima… » -
Et il ajoute, au sujet de l’unicité de Dieu dans les trois personnes : on ne trouve pas
dans la nature « une substance absolue qui en contienne plusieurs respectives. Cependant,
pour rendre ces notions plus aisées par quelque chose d’approchant, je ne trouve rien dans les
créatures de plus propre à illustrer ce sujet que la réflexion des esprits quand un même esprit
est son propre objet immédiat, et agit sur soi-même en pensant à soi-même et à ce qu’il fait,
car le redoublement donne une image ou ombre de deux substances respectives dans une
même substance absolue […] Je n’ose pourtant porter la comparaison assez loin et je
n’entreprends point d’avancer que la différence qui est entre les trois personnes divines n’est
plus grande que celle qui est entre ce qui entend et ce qui est entendu, lorsqu’un esprit fini
pense à soi, d’autant que ce qui est modal, accidentel, imparfait et mutable en nous, est réel,
essentiel, achevé et immuable en Dieu ».
35
« Le mot privation s’emploie, en un premier sens, pour dire d’une chose qu’elle n’a
pas les qualités qui lui seraient naturelles. Il y a aussi privation même quand la nature n’a pas
voulu qu’elle eût cette qualité ; et c’est ainsi qu’on peut dire d’une plante qu’elle est privée de
la vue. E, un autre sens, privation signifie que la chose n’a pas la qualité qu’elle devrait avoir,
soit qu’elle-même, ou au moins son genre, dût posséder cette qualité. Par exemple on dit d’un
homme aveugle qu’il est privé de la vue tout autrement qu’on ne le dit de la taupe ; car, pour
la taupe, c’est le genre qui est frappé de cette privation, pour l’homme, c’est l’individu pris en
lui seul… » (Métaphysique, Delta, 22, Tricot, I, p. 306La traduction citée est celle de Pascale
D. Nau).
une privation d’être ou de bien et non un être ou une substance est constante
chez les Pères de l’Eglise, grecs et latins.
§ 30. Pour justifier ce qu’il avance (dans le droit fil d’une longue tra-
dition), Leibniz va recourir à une analogie : l’inertie des corps est une image
et un échantillon de la limitation originale des créatures.
« … mais une chose est de garder son état jusqu'à ce qu'il y ait
quelque chose qui mette en mouvement, ce que fait aussi ce qui est par soi
indifférent au mouvement ou au repos, autre chose, et qui implique beaucoup
plus est de n'être pas indifférent au mouvement mais d'avoir une force et
comme une inclination à garder son état et par là de résister à ce qui meut
[…] j'ai reconnu que la matière avait été créée par Dieu d'une façon telle qu'il
a inclus en elle une certaine résistance au mouvement, et, en un mot, une ré-
sistance par laquelle le corps s'oppose de lui-même au mouvement, et ainsi le
corps au repos a de l'aversion pour tout mouvement, tandis que le corps en
mouvement en a pour un mouvement plus grand, quand, dans les deux cas, il
s'agit du choc, bien sûr, de telle sorte qu'il diminue la poussée de l'autre » (à
de Volder, 3 avril 1699)
« Garder son état », c’est l’inertie telle qu’elle se définit en PP, II, 37.
« Avoir une force et comme une inclination à garder son état », c’est l’inertie
au sens des deux lettres de Descartes et au sens que Leibniz souligne dans le
passage ci-dessus). Parfois, les deux formulations se réunissent comme dans
le De ipsa natura, Schrecker, § 11 (Sur le second sens de l’inertie, voir aussi
36
Il y a en fait une très grande proximité entre la conception de Leibniz et celle de
Malebranche, car ils excluent l’un et l’autre une définition de l’action comme influence phy-
sique d’une substance créée sur une autre substance créée : l’apparence de cette influence
n’est pour Malebranche que la manifestation phénoménale de la correspondance que Dieu
établit entre des événements physiques ou psychiques, chacun n’étant pour Dieu qu’une occa-
sion d’exercer sa causalité. Leibniz n’enseigne pas vraiment autre chose, si ce n’est qu’il
substitue l’harmonie préétablie à l’interventionnisme qu’il prête au Dieu de Malebranche.
Mais le mouvement physique et la causalité motrice n’ont pour lui aussi qu’une réalité phé-
noménale.
37
Leibniz se garde bien d’opposer d’un côté une supposée nécessité des processus na-
turels, et d’autre part la contingence que la liberté suppose. Cette dernière n’est possible que
parce qu’« il y a de la contingence dans mille actions de la nature ». Le Specimen scientiae
esprit créé quand la raison de ce qui a lieu se trouve en lui et dans sa volonté
du bien.
§ 35. La liberté ne consiste pas dans l’indifférence. Sur l’indifférence,
voir NE II, 1, § 15 p. 96-97 ; II, 21, § 25 p. 155 et § 47, p. 168, « Conversa-
tion sur la liberté et le destin, GF 3, p. 49, lettre à Coste, GF 3, p. 142-143 (et
les passages de la TH cités en GF 3 p. 60). L’indifférence se prend en deux
sens qui d’ailleurs se complètent : soit au sens de l’équilibre, soit au sens du
pouvoir de vouloir « non pas seulement ce qui plaît le plus mais encore tout
le contraire ». Leibniz traite ici de la 1e qu’il considère purement et simple-
ment comme fausse (la seconde doit être réinterprétée dans le sens de la
suspension du jugement38). L’indifférence d’équilibre est écartée par des ar-
guments logiques, métaphysiques et par l’expérience. Argument logique : la
liberté d’indifférence est auto-contradictoire (Supposons une inclination
égale pour A, B, C. l’inclination pour non A (qui rassemble B et C) est né-
cessairement double de l’inclination pour A, il n’y a donc pas indifférence).
Argument métaphysique : 1/ le principe des indiscernables (§ 49 ; voir aussi
Monadologie § 8 et NE, II, 27) ; un monde qui serait symétrique de par et
d’autre d’une ligne ou d’un plan (« tiré par le milieu de l’âne ») est une chi-
mère en raison du principe des indiscernables (Monadologie, § 8 et NE, II,
27) ; 2/ l’implication du prédicat dans la notion du sujet : l’esprit maintenant
n’est pas indifférent à sa notion perpétuelle » (RG p. 345) ; à relier à la théo-
rie des petites perceptions.
§§ 36-58. Liberté et détermination
generalis enseigne : « Toutes les actions des substances singulières sont contingentes. Car on
peut montrer qu’en cas que les choses se fissent autrement, il n’y aurait aucune contradiction
pour cela » (Gerhardt VII, p.110). Ce que nous appelons la nécessité naturelle n’est jamais
qu’une nécessité conditionnelle et non pas absolue, et elle est en cela même une forme de
contingence. La liberté de l’action volontaire n’est en fait rien d’autre que la conscience de
cette contingence, et par là même la conscience d’exercer une causalité qui n’est ni nécessité
ni nécessitante. On peut donc définir la liberté comme « une spontanéité jointe à
l’intelligence » (ibid., p.109), de sorte que, en l’absence d’intelligence, il n’y a pas de juge-
ment, et par suite pas de liberté alors même qu’il y a une contingence (MNL).
38
« Contra indifferentiam » : « L’esprit possède non seulement la faculté d’élire ceci
ou cela, mais également celle de suspendre son jugement. Il ne peut exister aucune apparence
du bien (si l’on excepte le souverain bien) qui soit si évidente que l’esprit ne puisse, s’il le
veut, à l’occasion d’une délibération, suspendre son jugement avant la décision ultime, ce qui
a lieu lorsque d’autres pensées s’offrent à lui et qu’il s’y accroche sans délibération, ou bien
lorsque, dans la délibération, il conclut qu’il doit davantage examiner certaines questions. Si
l’esprit ne se détourne pas de sa délibération, alors on peut savoir avec certitude ce qu’il choi-
sira : il est en effet certain qu’il choisira ce qui lui apparaîtra comme le meilleur, car il
n’existe aucun exemple du contraire. Mais qu’est-ce qui nous permet d’affirmer qu’il ne s’en
détournera pas ? ».
On retrouve la question de la suspension du jugement dans l’opuscule sans titre donné
par RG aux pages 339 et suivantes, particulièrement p. 344 : « Mais les substances libres ou
intelligentes ont quelque chose en plus et de plus admirable [que les corps], à l’imitation pour
ainsi dire de Dieu, qui fait qu’elles ne sont astreintes à aucune loi subalterne déterminée de
l’univers, mais qu’elles agissent spontanément à partir de leur seule puissance propre par une
sorte de miracle privé, et interrompent au vu d’une cause finale le lien et le cours des causes
efficientes sur leur volonté […] Et bien que ceci uniquement soit très véritable, que l’esprit ne
choisit jamais ce qui lui paraît le plus mauvais dans ce qui se présente à lui, toutefois il ne
choisit pas toujours ce qui lui paraît le meilleur, parce qu’il peut ajourner et suspendre le ju-
gement jusqu’à une délibération ultérieure en détournant l’âme vers d’autres pensées. Lequel
arrivera ne peut être assigné suffisamment par aucun indice ni par aucune loi prédéfinie… »
39
Aristote disait dans la Métaphysique que « l’être en puissance a beaucoup de la na-
ture de l’indéterminé », parce que c’est seulement à l’être actuel que s’applique le principe de
contradiction : sa discussion sur les futurs contingents le conduisait à exclure qu’il puisse faire
l’objet d’une vérité déterminée avant qu’ils se soient effectivement produits. L’affirmation
leibnizienne renverse cette position aristotélicienne : l’affirmation de l’événement futur est
déjà vraie à l’exclusion de son opposée avant l’événement lui-même.
comme l’être passe dans le non être. D’où la difficulté suivante : comment
ces deux plans peuvent-ils se correspondre (vérité comme adaquatio) et être
cependant aussi différents ?
Cette difficulté, c’est celle que Leibniz formule dans un passage diffi-
cile du « De la liberté » (GF 1, p. 328) : « si la notion du prédicat est conte-
nue pour un temps donné dans celle du sujet, comment sans contradiction et
impossibilité le prédicat peut-il alors quitter le sujet et celui-ci conserver sa
notion » ; je comprends ainsi : le prédicat « franchir le Rubicon » est, pour le
sujet César, essentiel et supra-temporel en ce qui concerne la vérité de la
proposition mais accidentel et contingent en ce qui concerne
l’événement, car le prédicat « franchir le Rubicon » n’appartient au sujet Cé-
sar, du point de vue de l’événement, que dans un moment précis de la ligne
du temps : il surgit dans l’être, et puis il disparaît… Comment accorder la
temporalité de l’événement et la supra-temporalité de la proposition vraie sur
l’événement40 ?
C’est à la résolution de cette difficulté que les §§ suivants sont consa-
crés, (voir § XIII du DM)
§ 37. Flux et reflux dans l’articulation des deux plans qui sont tantôt
plutôt ajointés, tantôt plutôt séparés.
1/ « Cette détermination vient de la nature même de la vérité… ». La
détermination de la vérité est fondée dans l’essence de la vérité (praedica-
tum inest subjecto) et cela n’a aucune incidence sur le plan de l’être : la véri-
té a sa propre nature, elle relève d’un autre ordre que celui des événements et
ne saurait donc nuire à la liberté.
2/ « … mais il y a d’autres déterminations qu’on prend d’ailleurs » :
certains fondent la détermination de la vérité sur la prescience divine, et sou-
tiennent que, sinon la détermination de la vérité, du moins la prescience di-
vine qui la fonde est « contraire à la liberté ». Leibniz esquisse ici une
double réponse.
La première se présente comme une concession limitée. Oui, si Dieu
prévoit que j’écrirai demain, comme Dieu est infaillible, cela ne peut man-
quer de se produire ; mais précise aussitôt Leibniz, il s’agit d’une nécessité
hypothétique ou conditionnelle (puisqu’elle est soumise à la condition de la
prévision divine) ; et cette nécessité conditionnelle n’exclut pas la contin-
gence de l’événement : un événement nécessaire en tant qu’il est l’objet de la
prescience divine peut être l’effet d’un choix libre (et en ce sens être contin-
gent). La formule « effet d’un choix libre » est équivoque et renvoie à la vo-
lonté de Dieu et à la volonté de l’homme (laquelle est la condition de
l’imputation). Les actions des esprits sont nécessaires (hypothétiquement) en
40
La fin du § comporte des définitions implicites qui précisent la notion de détermina-
tion en la distinguant de celle de certitude. Ce dernier terme a une connotation avant tout psy-
chologique : il qualifie l’état d’une conscience qui connaît le caractère déterminé de la vérité
qu’elle énonce. La détermination peut exister sans que telle ou telle conscience ait une certi-
tude à son sujet : c’est même la plupart du temps le cas, du moins si on considère la connais-
sance humaine, car seule la science divine connaît de façon certaine la totalité des vérités
énonçables. L’idée sous-jacente est que c’est le caractère déterminé de toute vérité en tant que
telle qui permet d’en avoir une connaissance certaine, et qui permet à Dieu d’avoir une certi-
tude intégrale. C’est pourquoi Leibniz trouve un bon sens à l’ignorance courante de la distinc-
tion philosophique entre détermination et certitude : il finit par dénommer la première « certi-
tude objective », parce qu’elle est ce qui rend un objet susceptible d’être connu de façon cer-
taine. On pourrait prolonger le propos en distinguant une certitude objective et une certitude
subjective.
tant qu’elles sont prévues mais non nécessaires absolument en tant qu’elles
sont voulues par Dieu (ce qui les rend contingentes) et par les agents spiri-
tuels (ce qui les rend imputables).
La seconde réponse revient un peu sur ce qui vient d’être accordé : la
prescience divine, considérée intrinsèquement n’exerce pas sur les événe-
ments une plus grande contrainte que la détermination de la vérité,
puisqu’elle n’en est rien d’autre que la connaissance. Reflux : autonomie des
deux ordres.
§ 38. Deux moments.
Le premier reformule la seconde réponse : la détermination de la véri-
té est la raison de la prescience et non pas la prescience la raison de la dé-
termination de la vérité ; et en cela « la connaissance du futur n’a rien qui ne
soit aussi dans la connaissance du passé et du présent » - entendons : concer-
nant le passé ou le présent, c’est la détermination de la vérité qui en rend
possible la connaissance ; la situation est la même concernant le futur et il
n’est pas question de renverser l’ordre des termes : ce n’est pas la prescience
de l’événement futur qui confère à l’événement une vérité déterminée, c’est
la vérité déterminée de l’événement futur qui en rend la prescience possible.
Le second est une objection : d’accord, ce n’est pas la prescience qui
rend la vérité déterminée, mais c’est la cause de la prescience ou le fonde-
ment de la prescience : il y a détermination de la vérité des événements fu-
turs parce qu’il y a prédétermination des événements futurs dans la nature
des choses (en DM XIII, le passage correspondant est : « on insistera que sa
nature ou forme répond à cette notion, et puisque Dieu lui a imposé ce per-
sonnage, il lui est désormais nécessaire d’y satisfaire ») ; et s’il y a pré-
détermination, alors il n’y a pas de vérité contingente et libre [exprimant une
action libre]
§ 39. Cette difficulté conduit à deux partis théologiques.
Les uns sont des pré-déterminateurs : si Dieu a une science certaine
des futurs contingents, alors il doit y avoir des prédéterminations nécessaires
dans les actions libres.
Les autres, les molinistes [Molina 1536-1600], cherchent à concilier la
prescience divine et la contingence, et à cette fin ils distinguent trois objets
de la science
1/ Les possibles sont l’objet de la science de simple intelligence (il
s’agit ici du possible considéré en soi, au sens de ce qui n’implique aucune
contradiction, abstraction faite de toute actualité et de toute compossibilité).
Leibniz accepte sans réserve ce concept d’une science de simple intelli-
gence : il le présente au § 14 de CD et l’illustre dans le mythe final de la
Théodicée par la figure de Pallas (§ 417). Voir aussi lettre à Jaquelot du 4
septembre 1704, qui montre bien le rôle que joue le concept dans la justifica-
tion de Dieu :
2/ pour une raison théologique, qu’il ne formule pas en son nom, mais
qu’il reconnaît certainement légitime : les molinistes n’est pas très éloigné
du pélagianisme.
§ 42. Comme toujours, Leibniz ne refuse pas une position sans en re-
tenir quelque chose à travers une réinterprétation. On peut donner à la
science moyenne des molinistes un bon sens. Soit on dira (CD 17) que la
science moyenne est la science des vérités contingentes41 (par contraste avec
la science de simple intelligence qui serait alors, non pas la science des pos-
sibles, mais celle des vérités nécessaires). Soit on dira que parmi l’infinité
des mondes possibles, il y en a un dans lequel David se réfugie à Kégila avec
tout ce qui s’ensuit : Saül fait le siège de la ville dont les habitants lui livrent
librement David ; et puis un autre, tout semblable sauf par l’hypothèse ini-
tiale et tout ce qui lui est lié (David ne se réfugie pas à Kégila, etc…). Il est
possible que David aille à Kégila (avec les conséquences qui en résultent) et
il est possible qu’il n’y aille pas, mais ces deux possibilités ne sont pas inté-
rieures à notre monde (dans lequel elles feraient apparaître un trou
d’indétermination), elles définissent deux mondes, dont l’un est devenu réel.
La conclusion du § reprend le fil des remarques du § 38 : il y a une
prescience des futurs contingents ; Dieu les connaît avec certitude ; le fon-
dement de cette certitude est la nature des choses ; mais cela ne nuit pas à la
liberté.
§ 43. De la position des molinistes, on peut retenir l’indépendance de
nos actions libres par rapport à la prescience divine, de celle des prédétermi-
nateurs, la dépendance des actions libres par rapport à la préordination de
Dieu, laquelle non pas détermine, mais « contribue à déterminer » la volonté
des êtres libres à vouloir ce qu’elle veut ; si Dieu déterminait la volonté des
êtres libres, ils n’auraient pas de volonté propre différente de celle de Dieu et
il n’y aurait pas de liberté ; s’il contribue seulement à la déterminer, c’est
que les créatures ont une volonté propre, qui peut s’opposer à la volonté de
Dieu. Quand la volonté d’un être raisonnable fait un choix, elle est plus in-
clinée à ce choix qu’à tout autre (et c’est pourquoi elle fait ce choix), mais
elle y est inclinée « par soi » et non par Dieu, elle y est inclinée par sa propre
essence, et elle est donc libre et responsable dans ce choix. Cette inclination,
cette détermination n’est pas une nécessité.
C’est pourquoi se propose une comparaison avec l’astrologie, mais
une comparaison bancale : quand on dit que la volonté est inclinée par
l’influence des astres mais sans que cette inclination soit nécessaire ou né-
cessitante, cela veut dire que leur influence est une partie des inclinations
dont la composition aboutit au choix ; quand on dit que la volonté est plus
inclinée au choix qu’elle fait mais sans que cette plus grande inclination soit
nécessitante, on veut dire que son inclination au choix qu’elle fait est déter-
minante mais qu’un autre choix serait possible, c’est-à-dire sans contradic-
tion, donc que le choix est contingent.
§ 44. « …Il y a deux grands principes de nos raisonnements ».
De ces deux principes, il existe différentes formulations.
Principe de contradiction. 1/ TH : « …le principe de contradiction qui
porte que, de deux propositions contradictoires, l’une est vraie, l’autre
fausse » ; 2/ Monadologie (§ 31) : « … celui de la contradiction, en vertu
41
Voir « De la liberté », GF 1 p. 333 : « Et ce que l’on nomme science moyenne n’est
rien d’autre que la science des possibles contingents »
duquel nous jugeons faux ce qui en enveloppe et vrai ce qui est opposé ou
contradictoire au faux ; 3/ « Sur la caractéristique et la science » (RG 161) :
« J’utilise deux principes dans mes démonstrations : selon le premier est
faux ce qui implique contradiction… » ; 4/ Echantillons de découvertes…,
GF 1, p. 289 : « …il y a deux principes premiers de tous les raisonnements, à
savoir le principe de contradiction : toute proposition identique est vraie et sa
contradictoire est fausse… » ; 5/ NE, IV, II, 1, p. 318-319 ; Leibniz montre
ici qu’il enveloppe deux énonciations vraies : a/ « le vrai et le faux ne sont
point compatibles dans une même proposition » ; b/ « il n’y a point de milieu
entre le vrai et le faux » ; Leibniz souligne aussi son rôle dans la démonstra-
tion : « les conséquences de logique se démontrent par les principes iden-
tiques et les géomètres ont besoin du principe de contradiction dans leurs
démonstrations qui réduisent à l’impossible ».
Principe de raison suffisante. 1/ TH : « l’autre principe est celui de rai-
son déterminante : c’est que jamais rien n’arrive, sans qu’il y ait une cause
ou du moins une raison déterminante, c’est-à-dire quelque chose qui puisse
servir à rendre raison a priori pourquoi cela est existant plutôt que de toute
autre façon… ». 2/ Monadologie : «… et celui de raison suffisante, en vertu
duquel nous considérons qu’aucun fait ne saurait se trouver vrai ou existant,
aucune énonciation véritable, sans qu’il y ait une raison suffisante pourquoi
il en est ainsi et non pas autrement ». 3/ « Sur la caractéristique et la
science » ((RG 161) : « …selon le second on peut rendre raison de toute vé-
rité qui n’est pas immédiate, c’est-à-dire identique, ou, en d’autres termes,
que la notion du prédicat est toujours dans la notion du sujet, que ce soit ex-
pressément ou implicitement, principe qui ne vaut pas moins pour les déno-
minations extrinsèques que pour les intrinsèques, pas moins pour les contin-
gentes que pour les nécessaires ». 4/ « 24 thèses métaphysiques » (RG, p.
467) : « Il y a dans la nature une raison pour laquelle quelque chose existe
plutôt que rien. C’est la conséquence de ce grand principe : rien ne se fait
sans raison… ».
Dans PNG, au § 11 (GF 3, p. 230), Leibniz distingue « principe de la
nécessité » et « principe de convenance ».
La dualité peut aussi s’estomper en faveur de l’unité, comme dans
l’opuscule « Sur la contingence » (GF 1, p. 317 et sv.).
Leibniz commence par distinguer vérités nécessaires et vérités contin-
gentes
Vérités nécessaires = propositions qui peuvent être démontrées par
l’analyse des termes, donc qui sont réductibles en identiques et dépendent du
principe de contradiction (GF 1 p. 317)
Vérités contingentes = propositions qui ne peuvent être ramenées au
principe de contradiction
Puis il ajoute : « il faut qu’il y ait quelque notion commune à
l’existence contingente et à la vérité essentielle » ; ce qui « est commun à
toute vérité », c’est « qu’on puisse toujours rendre raison d’une proposition
non identique, que cette raison est nécessitante pour les propositions néces-
saires et inclinante pour les propositions contingentes » (Id p. 317).
La comparaison de ces textes conduit aux remarques suivantes :
1/ Ce qui exige la distinction des deux principes, c’est la position
d’une différence entre deux ordres de vérité : les vérités nécessaires et les vé-
rités contingentes.
de ce qui est choisi soit possible ou qu’il y ait d’autres choix possibles que
celui qui est fait ; 2/ que ces raison inclinantes soient internes à l’esprit, au
sens où l’esprit incliné à agir par elles agit non par une cause étrangère mais
par soi et se détermine en vue d’un bien ou en vue de ce qu’il se représente
comme tel.
§ 46. L’idée de liberté d’indifférence est valable si elle veut dire que le
choix, dans l’être raisonnable, n’est pas nécessité par ses inclinations, mais
elle est fausse si elle signifie une indifférence d’équilibre, c’est-à-dire une
absence d’inclination : il n’y a jamais d’état de non inclination dans la volon-
té, la volonté est constamment mue ou portée de ce côté ci ou de ce côté là
par une infinité de grandes et de petites inclinations dont on ne connaît que
la résultante. Dans les êtres raisonnables, cette composition de petites incli-
nations agit comme une cause finale (bien que cette finalité s’inscrive elle
aussi dans une causalité « descendante » : la créature est « prédéterminée par
son état précédent ») : elle nous fait apparaître comme un bien un certain
mouvement, une certaine action à accomplir, vers laquelle nous nous portons
librement.
« Une cause ne saurait agir sans avoir une disposition à l’action … » :
l’action de la cause, la production de son effet est un événement qui exige
une raison suffisante ; cette raison suffisante se trouve soit dans la constitu-
tion « intérieure » de la cause, soit dans l’action d’une cause étrangère qui
détermine la première à la causalité.
Distance entre Spinoza et Leibniz : chez Spinoza, il y a là deux cas de
figure différents, et dont la différence est l’enjeu de l’éthique : ou bien je suis
déterminé à agir par l’ordre des rencontres, dont mon essence n’est pas la
cause adéquate, ou bien je suis déterminé à agir par ma propre essence ou
bien par ce qui est commun entre mon essence et celle des corps qui sont en
interaction avec le mien, et la sagesse est le passage de l’hétéro-
détermination à l’auto-détermination ; chez Leibniz, il n’y a pas à la rigueur
d’hétéro-détermination : tout ce qui survient à un être réel lui vient de son
propre fonds, spontanément, comme l’auto-développement temporel de sa
lex seriae, et cet auto-développement, dans les esprits, devient une causalité
par liberté.
§ 48. L’embarras des molinistes, leur difficulté à penser le passage de
l’indifférence (la pure et simple non détermination) à la détermination de la
volonté vient, pour Leibniz, de ce qu’ils manquent au principe de raison suf-
fisante.
Certains disent : c’est le privilège (la loi privée, particulière) de la
cause libre d’être capable de se déterminer ; Leibniz le refuse : « Je soutiens
qu’une puissance de se déterminer sans aucune cause , ou sans aucune racine
de la détermination, implique contradiction, comme l’implique une relation
sans fondement » (au P. Des Bosses) et même Leibniz se moque (« le privi-
lège d’être chimérique »), mais sa moquerie ne porte que si l’on valide la
portée universelle du principe de raison suffisante ; et dans cette moquerie, il
y a peut-être quelque chose qui se retourne contre Leibniz : une cause libre
pourrait bien être une chimère au sens où elle participe de l’être et du néant
(mais pour donner un sens à cette chimère, il faudrait renoncer à la convic-
tion (ou au préjugé ?) que partage Leibniz avec beaucoup d’autres, selon le-
quel le néant n’est rien… (Merleau-Ponty).
64, l’être vivant est présenté comme un automate naturel, dont les automates
artificiels sont des imitations très imparfaites ; la spiritualité de l’âme hu-
maine ne consiste pas seulement dans la non corporéité, elle consiste en ca-
pacités spécifiques (Voir Système nouveau, GF 2, p. 68 ; opuscule de mai
1702, GF 2, p. 177 ; PNG, § 14, GF 3, p. 231). L’idée d’automate spirituel
est reprise en TH III, § 403.
§ 53. Les contingents sont hypothétiquement nécessaires, nécessaires
sous la condition de la prévision et de la résolution de Dieu (« après la pré-
vision de Dieu ou après sa résolution, rien ne saurait être changé… ») ; les
actions libres le sont aussi, par rapport à Dieu ; mais, par rapport à l’agent
libre, on peut dire qu’elles ne le sont pas, au sens où la liaison causale ne fait
qu’incliner ; certes cette inclination vaut détermination, mais elle ne vaut dé-
termination qu’en vertu de « quelque chose de dehors » (« la maxime même
que l’inclination prévalente réussit toujours »). Le souci de Leibniz est de
focaliser l’attention sur ce moment d’inclination qui fonde la liberté et la
responsabilité.
§ 54. Les miracles et tout ce qui est censé y contribuer de la part de la
créature (comme la prière de l’aveugle-né : « Seigneur, fais que je voie ! »)
sont inclus dans l’ordre de ce monde, monde possible ou monde créé et exis-
tant. Dans notre monde en tant que possible, la prière est cause idéale ou la
condition idéale de son effet, la grâce de Dieu ; dans notre monde en tant que
créé, elle en est la cause réelle, non pas qu’elle agisse isolément sur la volon-
té du créateur : elle n’agit que comme élément différentiel du meilleur des
mondes possibles. Les miracles ne font pas exception à l’ordre de la nature,
ils ne dérogent qu’aux maximes subalternes de la nature (DM § 7)
§ 55. Doctrine stoïcienne des confatalia
Il n’y a pas d’incompatibilité entre la volonté et la causalité ; la volon-
té a besoin d’une cause pour pouvoir s’exercer, et c’est cette conception qui
libère du fatalisme, plutôt que la conception opposée de l’indifférence (début
du § 59).
« …qui ne doit pas être entendu de la réprobation, mais de la commi-
nation… ». Dieu ne change pas d’avis à la rigueur ; si cela a du sens de dire
que Dieu change d’avis si l’homme change d’avis, c’est kath’anthropon, au
regard de l’homme, avant l’action et comme une incitation à bien agir, et non
pas kath’aletheian ou au regard de Dieu, comme si Dieu se laissait sur-
prendre par l’homme et changeait d’avis après l’avoir vu agir.
Cette vérité kath’anthropon n’est d’ailleurs nullement négligeable :
elle définit notre situation ; nous ignorons si nous sommes prédestinés au sa-
lut ou non, donc nous n’avons qu’à agir comme nous le ferions si nous
l’étions ; l’homme ne peut pas se séparer de sa vie se faisant, il ne peut pas
prendre vis-à-vis d’elle une position de surplomb, il s’annonce donc à lui-
même ce qu’il est ou sera dans l’action, et l’ignorance de sa destination lui
est salutaire, car cela revient à dire qu’elle lui est confiée (Kant retrouvera
une idée analogue dans le primat de la raison pratique).
§ 57. Même idée au sujet du « terme péremptoire », c’est-à-dire du
terme après lequel le repentir n’est plus possible. Il est fixé dans les décrets
de Dieu, mais nous ne pouvons ni, ce qui est encore plus important, ne de-
vons le déterminer, car ce serait usurper un pouvoir qui n’est pas le nôtre et
ne pas estimer assez haut la liberté humaine42.
§ 59. Leibniz s’objecte une nouvelle difficulté, afin de montrer
l’aptitude de son système à y répondre.
La question est : comment ce qui permet d’échapper au fatalisme −
le fait que la volition soit hypothétiquement déterminée par l’apparence du
meilleur − peut-il ne pas supprimer la « spontanéité » de l’action ? Ou :
comment celle-ci peut-elle venir à la fois du sujet et des causes qui
l’expliquent ?
Pour établir que les actions volontaires sont dépendantes de leurs
causes et que cette dépendance est parfaitement compatible avec la liberté,
Leibniz doit préciser quelles sont les causes qui agissent sur la détermination
de la volonté sans contredire sa liberté. Sa thèse est que ce sont des causes
internes à l’agent considéré en tant qu’esprit et que par conséquent elles ne
relèvent ni de l’influence physique des autres créatures, ni de l’influence
physique du corps sur l’âme.
Sur l’harmonie préétablie, lire Système nouveau, GF 2, 72-75 + éclair-
cissements ; Considérations…, GF 3, 94-97.
« Les philosophes de l’Ecole croyaient… » (voir aussi GF 3, 94 : « les
péripatéticiens ont cru que les âmes avaient de l’influence sur les corps… » :
cette lecture est à la lettre fausse ; l’hylémorphisme, selon lequel l’âme est la
forme du corps, exclut une influence physique entre âme et corps.
« … depuis qu’on a bien considéré … ». La position cartésienne est
paradoxale ; Descartes soutient que l’âme n’est rien d’autre que res cogitans,
le corps rien d’autre que res extensa, donc qu’ils diffèrent toto genere (du
moins quand ils sont pensés selon leur notion primitive respective) et que
pourtant ils ont sont unis (ce dont nous avons une idée claire, à défaut d’être
distincte, dans la 3e notion primitive) ; Descartes disjoint les deux proposi-
tions que Leibniz présente comme inséparables. Mais les post-cartésiens cri-
tiquent la position cartésienne : si âme et corps diffèrent toto genere, toute
communication physique entre âme et corps est exclue. C’est la position de
Spinoza (Préface de la 5e partie de l’Ethique : « et certes n’y ayant aucune
commune mesure entre la volonté et le mouvement, il n’y aucune comparai-
son entre la puissance ou les forces de l’âme et celles du corps ») et c’est
aussi celle de Malebranche. Leibniz est d’accord avec la critique (bien que la
solution qu’il propose soit toute différente) : l’âme ne peut rien changer au
« degré de vitesse » et à la « ligne de direction » des mouvements du corps
comme le corps ne peut rien changer aux pensées de l’âme. Et on ne saurait
non plus invoquer une propriété inconnue de l’âme qui rendrait possible
l’influence physique (comme le suggère Elisabeth), car « rien ne nous [est]
mieux connue que l’âme » (cette proposition ne doit pas étonner chez un au-
42
On ne peut que penser ici à la célèbre formule ignatienne : « Haec prima sit agen-
dorum regula : sic Deo fide, quasi rerum successus omnis a te, nihil a Deo penderet ; ita ta-
men iis operam admove, quasi tu nihil, Deus omnia solus sit facturus » (MNL) [« Que la
première règle des hommes d’action soit la suivante : confie-toi à Dieu, comme si tout le
déroulement heureux des choses dépendait de toi, et aucunement de Dieu ; pourtant, applique
toute ton attention à ces choses (c.à.d. aux moyens), comme si tu ne faisais rien, et que Dieu
seul fît tout »].
».
teur qui pourtant admet qu’il y a des perceptions inconscientes : l’âme est
nécessairement consciente de sa nature représentative ou perceptive, bien
qu’elle ne soit pas consciente de toutes ses perceptions).
Mais si on refuse l’idée d’une communication physique (influence ré-
elle), on doit conserver l’idée d’une communication métaphysique : si l’âme
et le corps n’ont rien de commun, ne communiquent pas, l’unité de la per-
sonne disparaît (suppôt = suppositum = upokeimenon).
Pour penser cette communication, il faut renoncer aux prémisses car-
tésiennes et en particulier à l’identification du corps à la res extensa ou à ce
que Leibniz appelle « masse corporelle ».
§ 60. Leibniz fait valoir que Descartes a manqué à ses propres prin-
cipes en admettant, pour rendre compte du mouvement volontaire, d’une in-
fluence de l’âme sur les mouvements corporels.
Certes, Descartes avait vu la difficulté et avait cherché à y échapper
en restreignant le pouvoir de l’âme pour le rendre compatible avec les prin-
cipes de sa physique. Parmi ceux-ci il y avait une affirmation en fait erronée,
et dont Leibniz rappellera ensuite la réfutation : le principe de conservation
de la quantité de mouvement (soit du produit mv de la masse par la vitesse).
Descartes affirmait, par exemple dans les Passions de l’âme, que l’âme ne
modifie en rien la quantité du mouvement, mais seulement sa direction, opé-
ration qui s’effectue selon lui dans la trop fameuse glande pinéale, dont Spi-
noza se moque vivement au début de la 5ème partie de son Éthique.
À cette pseudo-explication, Leibniz oppose que tous les change-
ments de direction observables dans les mouvements corporels ont pour
cause l’influence mécanique de certains corps, telles les parties du harna-
chement d’un cheval. Pour rester fidèle à lui-même, Descartes aurait dû ad-
mettre que l’âme ne peut pas plus réorienter le mouvement d’un corps
qu’elle ne peut lui donner un surcroît de force : « outre que l’influence phy-
sique de l’une de ces substances sur l’autre est inexplicable, j’ai considéré
que, sans un dérangement entier des lois de la nature, l’âme ne pouvait agir
physiquement sur le corps » (§ 61). Cf. Spinoza, Éthique, III, prop. II). Ce
qui chez Descartes permettait de soustraire l’âme à l’influence du corps et de
sauver sa liberté a pour rançon que le corps doit être lui aussi soustrait au
pouvoir de l’âme, sauf à introduire une contradiction dans l’explication phy-
sique du monde corporel.
43
Brunschvicg écrit : « L’originalité de la physique cartésienne, qui la rendait incom-
parable à l’œuvre de ses émules, et qui contraignait un Leibniz au même aveu d’admiration
qu’un Pascal, c’est d’avoir considéré l’univers tout entier comme un système conservatif,
d’avoir osé en faire tenir l’équation en une formule simple : le mouvement – que mesure le
produit de la quantité de volume (ou masse) par la vitesse – demeure dans le monde en
somme constante » (L’expérience humaine…, p. 206)
« En cas qu’on suppose que toute la force d’un corps de quatre livres,
dont la vitesse (qu’il a par exemple en allant dans un plan horizontal, de
quelque manière qu’il l’ait acquise) est un degré doit être donnée à un corps
d’une livre, celui-ci recevra non pas une vitesse de quatre degrés suivant le
principe cartésien, mais de deux degrés seulement, parce qu’ainsi les corps
ou poids seront en raison réciproque des hauteurs auxquels ils peuvent mon-
ter en vertu des vitesses qu’ils ont ; or ces hauteurs sont comme le carré des
vitesses. Et si le corps de quatre livres avec sa vitesse d’un degré, qu’il a
dans un plan horizontal, allant s’engager par rencontre au bout d’un pendule
ou fil perpendiculaire, monte à une hauteur d’un pied, celui d’une livre aura
une vitesse de deux degrés afin de pouvoir (en cas d’un pareil engagement)
monter jusqu’à quatre pieds. Car il faut la même force pour élever quatre
livres à un pied et une livre à quatre pieds. Mais si ce corps d’une livre devait
recevoir quatre degrés de vitesse, suivant Descartes, il pourrait monter à la
hauteur de seize pieds. Et par conséquent la même force qui pouvait élever
quatre livres à un pied, transférés sur une livre, le pourrait élever à seize
pieds. Ce qui est impossible ; car l’effet est quadruple, ainsi on aurait gagné
et tiré de rien le triple de la force qu’il y avait auparavant ».
44
Le raisonnement de Leibniz s’appuie sur deux hypothèses (acquis scientifiques an-
térieurs). 1/ L’énergie cinétique acquise par un corps dans le mouvement de chute suffit à le
faire remonter jusqu’à l’altitude initiale. C’est ce que montre le pendule. Cette proposition a
été établie par Huygens dès 1669. 2/ La force est proportionnelle au produit de la masse par le
déplacement : il faut une force égale pour élever un corps de 1 livre à 4 toises que pour élever
un corps de 4 livres à 1 toise ; cette proposition est énoncée par Descartes en 1637. Pour la
déduction détaillée, on se reportera au commentaire de ce § 17 par Michel Nodé-Langlois
(Commentaire du Discours de métaphysique).
.
branche la comprend est donc, pour Leibniz, miraculeuse, même si elle est
parfaitement régulière : il s’agit d’un miracle perpétuel.
§ 62. Le principe de « l’harmonie en général » est celui de l’unité de
tout le divers : le monde est infiniment multiple et pourtant il est unité.
Le principe de la préformation est celui qui correspond, sur le plan de
l’être, à l’axiome praedicatum inest subjecto : tout moment ultérieur du de-
venir d’une substance est inscrit dans ses phases antérieures ; toute
l’humanité est préformée dans la semence d’Adam, tout le devenir du monde
est préformé dans l’instant initial de sa création.
Le principe de l’harmonie préétablie est celui de l’accord de toutes les
substances entre elles (ce qui survient à l’une est toujours dans un rapport
réglé avec ce qui survient à toutes les autres), et celui de l’accord entre les
ordres ou les plans de l’être : la nature et la grâce, les décrets de Dieu et les
actions humaines, entre les parties de la matière (qui ne sont métaphysique-
ment parlant que des monades)
L’harmonie préétablie entre l’âme et le corps en est une application
particulière. Elle se présente comme une correspondance entre deux séries
co-variantes : psychique et physique. Cette correspondance n’exclut pas la
prééminence d’une série sur l’autre : « Dieu a créé l’âme d’abord… ». On ne
doit pas imaginer ici une antériorité chronologique ; il s’agit d’une antériori-
té de raison : âme et corps sont inséparables ; ce qui a lieu dans l’âme dans
l’ordre des causes finales correspond exactement à ce qui a lieu dans le corps
dans l’ordre des causes efficientes ; mais le 1e ordre est la raison du 2e. Cette
antériorité logique des causes finales sur les causes efficientes rappelle en
outre que l’ordre dans lequel s’exerce la première (les substances et leurs
perceptions et appétitions) est plus réel que celui où s’exerce la seconde (les
corps qui ne sont, dans leur essence et leurs relations que des phénomènes
bien fondés), il est même en un sens seul réel45.
45
On a affaire ici à une sorte de parallélisme psychophysiologique très semblable à
celui qu’enseigne Spinoza dans la 3ème partie de l’Éthique. Ce parallélisme a toutefois une si-
gnification essentiellement différente de celui de Spinoza. Ce dernier tient en effet pour illu-
soire toute idée de détermination téléologique : l’âme est comme le corps déterminée selon
l’ordre d’une pure efficience dépourvue de finalité. Le parallélisme leibnizien consiste, lui, à
penser la coïncidence exacte du mécanisme corporel et de la finalité psychique : « Les âmes
agissent selon les lois des causes finales par appétitions, fins et moyens. Les corps agissent se-
lon les lois des causes efficientes ou des mouvements. Et ces deux règnes, celui des causes ef-
ficientes et celui des causes finales sont harmoniques entre eux » (Monadologie, § 79). Or la
téléologie psychique a évidemment une priorité ontologique, car elle concerne non seulement
l’âme, mais toute substance, que son appétit fait tendre et conspirer à la réalisation de l’ordre
du monde. En revanche, les mouvements corporels et leur explication mécanique sont seule-
ment d’ordre phénoménal et non pas substantiel. Le parallélisme leibnizien fait ainsi coexister
une ontologie de la substance, qui est une métaphysique de l’immatériel, et une physique mé-
caniste, et en outre il subordonne la seconde à la première. Ainsi, dans le Discours de méta-
physique, il reproche à Descartes d’avoir voulu éliminer les formes substantielles − « natures
incorporelles » (§ 22), comme les monades leibniziennes −, mais il précise que « ces formes
ne changent rien dans les phénomènes et ne doivent pas être employées pour expliquer les ef-
fets particuliers » (§ 10). Au § 18, il précise : « quoique tous les phénomènes particuliers de la
nature se puissent expliquer mathématiquement ou mécaniquement par ceux qui les enten-
dent, (...) néanmoins les principes généraux de la nature corporelle et de la mécanique même
sont plutôt métaphysiques que géométriques, et appartiennent plutôt à quelques formes ou na-
tures indivisibles comme causes des apparences qu’à la masse corporelle ou étendue ». Les
« principes généraux » dont il s’agit ici sont ceux de la métaphysique leibnizienne, sous ses
deux aspects d’ontologie monadologique et de théisme créationniste. Et l’expression « causes
des apparences » ne signifie aucunement que les substances simples − « natures indivisibles »
− influent sur les phénomènes physiques, mais plutôt qu’elles sont le fondement de leur appa-
rence phénoménale, c'est-à-dire de leur perception par l’âme (MNL).
46
Dans la créature, la volonté est soit puissance active ou faculté, soit activité ; cette
activité est elle-même soit effort (conatus) soit action. La volonté comme faculté correspond à
ce que la dynamique appelle force primitive ; elle est le pouvoir d’agir conformément aux re-
présentations du bien et du mal (elle n’est donc pas une puissance nue, elle est inclinée vers ce
que l’entendement représente comme bon) ; elle est une forme de la faculté appétitive : elle
est ce que devient dans un être capable d’intelligence et de réflexion l’appétit insensible des
simples monades. Cette faculté est une force qui produit les volitions successives, c’est-à-dire
« l’effort ou la tendance (conatus) d’aller vers ce qu’on trouve bon et contre ce qu’on trouve
mauvais » (NE II, XXI, 146).
47
Néanmoins la position de Luther est vraisemblablement plus nuancée (voir contri-
bution de Pierre Metzger sur le net) ; en outre Luther a besoin d’une base philosophique pour
l’enseignement et cette base, c’est Mélanchton qui la lui donne, dans une reprise de la tradi-
tion aristotélicienne.
qu’il n’a encore commis aucun péché actuel. Autrement dit : tout homme
naît privé de la grâce sans laquelle il ne pourrait éviter de pécher volontaire-
ment. Or cette privation laisse soupçonner « de l’injustice en Dieu », puisque
c’est elle qui expose l’homme au péché par lequel il risque de se damner.
Cet état natif de péché qu’est le péché originel est présenté ici
comme une infection de « l’âme », et l’explication de cette infection est la
source d’une controverse qui met en jeu trois thèses philosophiques sur
« l’origine de l’âme même ».
1/ La préexistence – c’est la position des platoniciens (le mythe
d’Er) et d’Origène : les âmes des hommes qui naissent viennent d’un autre
monde et d’une autre vie, et elles entrent dans leur nouvelle destinée par un
choix qui dépend de leur vie antérieure ; passage de l’âme par des enve-
loppes corporelles successives. Innocence de Dieu.
Origène a vécu de 185 à 253 (voir GF 3 note 16 p. 135)
2/ La traduction (tradux = le sarment qu’on fait passer d’une vigne à
l’autre pour opérer une greffe) : l’âme des enfants est engendrée de l’âme ou
des âmes de ceux « dont <à partir desquels> le corps est engendré ; donc
double génération, de l’âme et du corps ; l’âme hérite par génération d’un
état de péché contracté par l’humanité depuis son origine
3/ La création : l’âme de celui qui naît est créée par Dieu, mais cette
opinion « reçoit le plus de difficulté par rapport au péché originel », car il
s’agit de comprendre pourquoi l’âme est créée par Dieu infectée de péché
§ 87. La question de l’origine de l’âme fait partie d’une question plus
vaste et proprement philosophique, qui est celle de l’origine des formes. En
revenant de l’origine de l’âme à l’origine de la forme, Leibniz rappelle la fi-
liation aristotélicienne de sa doctrine.
Forme = principe interne ou immanent d’action
Un principe d’action est soit substantiel, inséparable de l’être dans le-
quel il agit, constituant son essence (l’humanité en Socrate), soit accidentel,
c’est-à-dire séparable et contingent (le courage de Socrate ou toute autre ver-
tu acquise par exercice)
Ce qui est principe substantiel d’action dans un organisme est appelée
âme.
L’âme dans la mesure où elle est principe d’action et actualise (ou
achève) les puissances de la matière qu’elle informe fait partie de ce
qu’Aristote appelle entéléchie (ou acte en latin).
Aristote distingue deux façons d’être entéléchie ou acte, qu’il appelle
première et seconde.
L’entéléchie première est permanente (soit, s’il s’agit de la forme
substantielle, tout à fait permanente, soit, s’il s’agit de la forme qualitative,
permanente pour un temps) : Callias est homme et médecin, qu’il veille ou
qu’il dorme)
L’entéléchie seconde est successive et inscrite dans le temps : Callias
n’actualise pas à chaque instant les pouvoirs inhérents à son humanité ou à
son art de médecin : quand il dort, son âme n’agit pas, au sens de l’acte se-
cond, ni comme âme raisonnable, ni comme âme de médecin).
« J’ai montré ailleurs que la notion de l’entéléchie n’est pas entière-
ment à mépriser… ». Leibniz réinterprète ici l’entelecheïa (en pensant sans
pas explicitement discutée) sans doute parce qu’elle donne trop au miracle et
pas assez au déroulement naturel des choses (cependant Leibniz en retiendra
quelque chose puisqu’il admet une transcréation miraculeuse) ; la 2e
(l’éduction) et la 4e (la traduction) parce qu’elles ne répondent pas aux don-
nées du problème ; l’éduction n’y répond pas pour la raison mentionnée ci
dessus : elle rend compte des modifications de la substance (par exemple
d’une variation de limite) mais non pas d’un pouvoir organisateur ; quant à
la raison de refuser la traduction, elle n’est pas explicitée ; on peut conjectu-
rer qu’elle s’énoncerait ainsi : la doctrine de la traduction attribue à la causa-
lité efficiente (§ 88) d’une forme le pouvoir de créer une autre forme, elle
prête à une créature un pouvoir dont nous n’avons aucun concept : notre
seule idée de la production est celle d’une information ou d’une composition
de matière et de forme ; or cette idée n’apporte aucune intelligibilité, elle n’a
aucun usage là où il s’agit de rendre compte de l’émergence d’une forme, en
tant que véritable unité (c’est en ce sens qu’il faut comprendre la formule :
« l’origine d’une substance » ; il ne s’agit pas de l’origine du composé, mais
de l’origine de la forme qui fait du composé ce qu’il est)
Reste une seule solution, celle dont Leibniz disait auparavant qu’elle
est enseignée dans la plupart des écoles chrétiennes : la création. Reste à
concevoir cette création de façon juste. « Quelques uns ont cru que les
formes étaient envoyées du ciel, et même crées exprès, lorsque les corps sont
produits ». La position de Leibniz est différente : les âmes ont été créées en
même temps que le monde et leur simplicité les rend indestructibles.
On résiste à cette solution, pense Leibniz, parce qu’elle paraît donner
une trop haute valeur à l’âme des bêtes ou aux autres formes primitives in-
formant les êtres naturels, elle paraît effacer la distance, la dénivellation,
entre les êtres raisonnables (réputés immortels) et les autres. Or il suffit, pour
que cette résistance disparaisse, de dissiper la confusion qui en est respon-
sable, de distinguer entre l’indestructible et l’immortel : toutes les formes
sont indestructibles mais seules les âmes raisonnables sont immortelles :
elles ont le sentiment réflexif interne de ce qu’elles sont, elles ont conscience
d’être une personne identique, un moi justiciable d’imputation, de récom-
pense et de blâme, et c’est cette permanence, cette indestructibilité de
l’identité personnelle qui constitue proprement l’immortalité.
Aristote était parfaitement conséquent en soutenant que ce qui rend
raison de la génération ne peut pas relever soi-même de la génération (donc
que la matière et la forme sont inengendrées) ou que ce qui rend raison de
l’unité du composé ne peut pas être soi-même composé. Et c’est cette « con-
séquence » aristotélicienne qu’il faut retrouver : l’indivisibilité des formes
implique l’indestructibilité comme elle implique l’ingénérabilité. Nier
l’indestructibilité de l’indivisible, c’est, contre sa propre intention, porter un
grand préjudice à la doctrine de l’immortalité de l’âme humaine.
§ 90. On doit donc distinguer deux types de « génération » et de « des-
truction » entièrement différents. Le premier est un véritable passage du non
être à l’être (une création) ou un passage inverse de l’être au non être (une
annihilation) ; ce passage est en dehors de l’ordre naturel : c’est la création
du monde et des substances simples qui y sont distribuées ou c’est la créa-
tion de l’âme raisonnable venant animer un corps humain quand il naît ; c’est
aussi la reversio ad nihil, l’inverse de la création. Le second est un passage
de l’être à l’être, soit au sens d’un développement ou d’une augmentation,
volutions après la mort, car ils ont un rapport tout particulier au souverain
être, un rapport, dis-je qu’ils doivent conserver ».
Pour conclure : le péché originel n’est, dans les descendants d’Adam
qu’une corruptibilité, une faillibilité, la possibilité du péché plutôt que
l’inclination à pécher. Cette faillibilité peut être comprise rationnellement :
elle relève de l’animalité de l’homme, elle résulte des limitations qui sont
mises dans l’âme par son union au corps. Pour que cette faillibilité devienne
péché actuel, l’homme doit être en état d’exercer la raison, il doit être deve-
nu capable de reconnaître les biens inhérents à l’exercice de la raison et de
les préférer à ceux de l’animalité, et il doit, malgré cela, préférer un bien in-
férieur (animal) à un bien supérieur (rationnel).
§§ 92-98. Questions théologiques consécutives à la doctrine du péché
originel
1/ Que deviennent ceux qui meurent avant d’avoir reçu le baptême et
qui n’ont commis aucun péché ? Les avis sont partagés parmi les Père de
l’Eglise et parmi les théologiens. Certains (comme St Augustin) les destinent
à la damnation (au motif sans doute que, sans baptême le péché est inévi-
table et qu’une faute inévitable mais non commise (faute de temps pour la
commettre…) n’est pas très différente d’une faute effectivement commise ;
mutatis mutandis on pourrait dire qu’une tentative de meurtre qui serait allée
jusqu’au meurtre si le cours des événements n’avait pas perturbé l’action est
aussi punissable que le meurtre) ; d’autres les envoient dans les limbes où ils
vivent sans souffrance mais privés de la béatitude réservée aux élus, d’autres
les destinent à une béatitude naturelle. Leibniz refuse le premier parti, qui est
« d’une dureté des plus choquantes » : « ce serait damner en effet des inno-
cents » et ne choisit pas entre les autres : le parti le plus raisonnable est de
s’en remettre au jugement et à la clémence du créateur
2/ Est-il juste que soient damnés des hommes qui sont parvenus à
l’âge de la discrétion et qui ont péché parce qu’ils n’ont pas reçu la grâce né-
cessaire « pour s’arrêter sur le penchant du précipice » ? Leibniz fait la sup-
position que tout homme reçoit la grâce suffisante à son salut et que ceux qui
n’ont pas la connaissance de Jésus Christ ont pu recevoir un secours qui nous
est inconnu.
Il est raisonnable de supposer qu’aujourd’hui « une connaissance de
Jésus Christ selon la chair est nécessaire au salut », mais en ajoutant que
cette connaissance ne se manifeste pas nécessairement par une profession de
foi explicite : au moment de la mort, celui qui sera sauvé peut entrer dans
une foi qui lui a manqué pendant sa vie.
§§ 99 et sv. Questions théologiques (suite) On suppose que tous les
hommes reçoivent une grâce suffisante pour le salut et on se demande pour-
quoi Dieu, qui tient entre ses mains le cœur des rois, « refuse » à certains la
volonté qui les aurait sauvés. Comment entendre ce « refus » de la volonté
qui les aurait sauvés ?
Ce que Leibniz exclut, c’est que ce refus soit une « anti-grâce » con-
sistant à endurcir délibérément le cœur du méchant ; ce qui apparaît comme
un refus doit s’entendre plutôt comme l’influence des circonstances qui in-
clinent l’un au bien, l’autre au mal : celui qui est destiné au salut rencontre
un enchaînement de circonstances où s’accroît sa volonté du bien, celui qui
va à la damnation rencontre un enchaînement de circonstances qui
l’éloignent du bien.
Leibniz illustre ce rôle des circonstances par des exemples, dont celui
de la conversion de St Augustin, rapportée dans les Confessions, VIII, 12.
Faut-il en conclure que ce sont les circonstances qui décident, à natu-
rel égal, du salut de l’un et de la damnation de l’autre ? C’est ce que donne à
entendre la fiction des deux jumeaux polonais : ils sont jumeaux, on suppose
donc qu’ils ont une même nature ; mais des circonstances où n’intervient en
rien leur volonté conduisent l’un à la damnation, l’autre au salut ; scandale :
ce seraient les circonstances qui décideraient du salut des âmes ?…
Le défenseur de la science moyenne tente d’échapper au scandale en
retrouvant la part de la nature : celui qui se perd dans certaines circonstances
n’est pas perdu par elles ; il se serait perdu dans des circonstances tout
autres, et c’est ce que Dieu a prévu.
Mais Leibniz n’accepte pas cette solution, qui donne trop à la nature
de l’homme et pas assez à la grâce divine : Dieu peut vaincre le plus grand
fond de malice.
Il n’accepte pas non plus que l’on réponde que Dieu n’est obligé à
rien, car cela manque encore au principe de raison suffisante.
La position de Leibniz se construit autour des propositions suivantes :
1/ Il y a des raisons qui empêchent Dieu de faire sentir toute sa bonté à
tous : le mal moral et le châtiment qui le frappe font partie du meilleur des
mondes.
2/ Donc « il faut qu’il y ait du choix », c’est-à-dire une discrimination
des élus et des damnés.
3/ Cette discrimination ne doit pas être sans raison (faute de raison le
choix de Dieu serait celui d’un despote).
4/ La raison de l’élection ou de la réprobation ne peut pas être étran-
gère à la nature de la créature (« la considération de l’objet, c’est-à-dire du
naturel de l’homme y entre ») mais ne peut pas non plus s’y réduire, car cela
reviendrait à supposer que la nature suffit au salut.
Si une concession à Pélage (à la doctrine selon laquelle l’homme con-
tribue lui-même à son salut) est nécessaire (pour que la volonté divine ne soit
pas arbitraire), elle doit être aussi limitée que possible ; on supposera
donc que Dieu envoie sa grâce à ceux qu’il prévoit moins résister, mais on
ne fera pas de cette supposition une règle, afin que nul ne se désespère et que
nul ne se glorifie.
Mais la solution de Leibniz est différente : 1/ elle est plutôt anti-
pélagienne et reprend les positions augustiniennes et luthériennes : lé péché
originel aurait corrompu tous les hommes, de telle sorte qu’aucun n’aurait un
bon naturel : « peut-être que dans le fond tous les hommes sont également
mauvais et par conséquent hors d’état de se distinguer eux-mêmes par leurs
bonnes ou leurs mauvaises actions » ; 2/ à ce point de vue « quantitatif »,
Leibniz superpose une estimation qualitative : les hommes sont tous diffé-
rents selon leurs dispositions naturelles, ils ne sont pas tous portés vers les
mêmes biens ou les mêmes maux, et se trouvent en outre dans des situations
différentes : leurs actions résultent indivisiblement de leurs dispositions na-
turelles et des circonstances de leur vie, ainsi que des « impressions de la
grâce interne que Dieu y joint » ; et on ne peut pas départager ces trois
sources de l’action (ni établir entre elles des relations de causalité), car elles
sont harmoniques entre elles. Chaque vecteur appelle les autres pour compo-
ser avec eux un élément différentiel du meilleur tout
Deuxième partie
Dialogue avec Bayle qui rappelle le dialogue avec Locke des Nou-
veaux Essais : dans un cas et dans l’autre, il s’agit de défendre les droits de
la raison.
Locke est empiriste et Leibniz veut établir que l’empirisme est impos-
sible ; Bayle se propose de « battre en ruine ceux qui soutiennent qu’il n’y a
rien dans la foi qu’on ne puisse accorder avec la raison » (§ 107), c’est-à-dire
ceux qui soutiennent la convergence de la foi et de la raison ; et Leibniz veut
établir qu’il n’y a rien d’incompatible entre ce que la foi révélée et la raison
enseignent (§ 108).
Les §§ 109 et 110 énoncent sur Dieu des propositions qui sont de
l’ordre de la théologie rationnelle (c’est-à-dire des propositions que la raison
peut établir par elle-même sans l’assistance de la foi) et ne se prêtent donc
pas au constat (et à la résolution) d’une contradiction entre la foi et la raison.
L’histoire d’Adam et du premier péché (§ 111) est dans une situation
différente : c’est une donnée irréductible à la raison au sens où la raison ne
peut pas l’établir à partir d’elle-même, mais non pas au sens où elle serait
opposée à la raison (ou même rationnellement incompréhensible) : la raison
peut l’admettre sans difficulté, à la condition que le franc arbitre soit entendu
comme il faut (il n’est pas une liberté d’indifférence).
Néanmoins la lecture rationnelle du récit de la Genèse exige, comme
le montre le § 112, la rectification des interprétations qui attribuent à Dieu
une volonté arbitraire.
1/ La défense initiale et la punition qui suit ne relèvent pas de deux
volontés détachées et également arbitraires, il y a une connexion entre elles :
les suites nuisibles de l’action défendue sont contenues en elles analytique-
ment et l’interdiction divine n’avait pas d’autre raison que de protéger
l’homme des conséquences en l’écartant des prémisses ; Dieu à interdit à
Adam de manger du fruit de l’arbre comme on interdit à l’enfant de toucher
aux couteaux et les misères d’Adam sont celles de l’enfant qui s’est coupé.
Si le défendu n’est rien d’autre que le nuisible, on comprend qu’il y ait
une connexion entre la désobéissance et les misères qui suivent ; reste à
comprendre pourquoi le mal généré par la désobéissance n’est pas seulement
un mal de peine (par ses conséquences) mais aussi un mal de coulpe (intrin-
sèquement) ; on peut supposer que le mal de coulpe est dans la séparation,
dont l’homme a l’initiative, entre volonté humaine et volonté divine et dans
l’inclination à réitérer cette séparation.
2/ Parmi les éléments constituant la punition, il y a l’inclination à de
nouveaux péchés ; Leibniz précise que cette inclination, c ‘est-à-dire la cor-
ruption, ne résulte pas d’une volonté expresse (punitive) de Dieu (comme si
la punition du rebelle consistait à le rendre encore plus rebelle), elle est à
nouveau une conséquence de la première faute, analytiquement contenue en
elle. La transmission de la corruption originelle d’Adam à ses descendants
est analogue (elle présente quelque chose d’approchant) à la transmission hé-
réditaire de certains caractères ou de certaines prédispositions corporels des
parents aux enfants : c’est l’effet d’une loi de la nature mais non pas l’effet
d’une volonté de Dieu
L’esprit de cette discussion consiste à rappeler que si Dieu est législa-
teur, il est aussi architecte, et que là où il y a une volonté de Dieu, il y a aussi
mis s’il ne peut être évité qu’au prix du renversement de tout l’ordre de la
nature. Comparer avec ce qui est dit dans l’opuscule sur « les secrets admi-
rables de la nature » (1688), GF 1 p. 299, dont l’orientation est un peu diffé-
rente : « …il est manifeste que les esprits sont la partie la plus importante de
l’univers, et que toutes choses sont été établies pour eux ».
Toutes les créatures sont donc rassemblées sous l’horizon commun de
leur perfection ou de leur prix : toutes les perfections ont leur prix et sont
donc comparables, la perfection de l’une peut compenser l’imperfection de
l’autre. Kant distingue dans les Fondements de la métaphysique des mœurs
ce qui a un prix et ce qui a une dignité : les choses [ = tout ce qui est dépour-
vu de raison] ont un prix au sens où elles sont des moyens pour les fins
qu’un être libre se propose et en dernier ressort pour la fin qu’il est à lui-
même ; les êtres libres ou les personnes ont une dignité au sens où elles sont
des fins intrinsèquement, par leur nature même, et cette dignité les soustrait à
l’ordre du prix ; prix et dignité sont deux « perfections » ou deux « ordres »
incommensurables entre lesquels ne peut venir aucune comparaison, aucune
compensation ; la différence entre le raisonnable et le non raisonnable intro-
duit une sorte de fracture dans l’être. L’orientation de Leibniz est différente :
toutes les perfections des créatures ont un prix au sens où elles contribuent à
leur rang à la perfection du tout ; et aucune perfection n’a, dans une créature,
un prix infini au sens où elle serait incommensurable aux autres et ferait en
quelque sorte disparaître dans le néant la contribution des autres à la perfec-
tion du tout.
§ 119. La question de la félicité est reprise et à nouveau, non pas écar-
tée mais resituée dans un ensemble plus vaste : c’est un des buts de Dieu
mais ce « n’est pas tout son but ni même son dernier but » ; le malheur de
quelques uns peut être la condition sine qua non d’autres biens plus grands.
Leibniz reprend la distinction entre volonté antécédente et volonté consé-
quente mais introduit la médiation de la volonté moyenne, intermédiaire
entre la volonté antécédente et la volonté conséquente. La volonté moyenne
se porte à des combinaisons partielles et la volonté conséquente à la combi-
naison totale. Dieu veut par sa volonté antécédente donner la raison à
quelques unes des créatures parce que c’est un grand bien et il veut écarter
d’elles tout le mal que peut produire le mauvais usage de cette raison. Si le
bien et le mal sont inséparables dans l’usage de la raison, et si le bien
l’emporte sur le mal dans la vie des créatures raisonnables, Dieu veut leur
donner la raison par une volonté moyenne. Et si le mal l’emporte sur le bien,
Dieu peut encore vouloir leur donner la raison si cela est exigé par la perfec-
tion du tout, et cette volonté, qui est décrétoire, est la volonté finale
§ 120. « S’il n’y avait que des esprits… » Dieu a donné le franc ar-
bitre aux créatures raisonnables que l’on appelle « esprits » mais sans les
soustraire pour autant à la loi universelle d’incarnation (il n’y a pas de corps
sans entéléchie ou d’entéléchie sans corps ; et cela vaut aussi pour les anges,
qui ont un corps plus subtil que le nôtre) ; et c’est cette incarnation qui leur
assigne leur point de vue sur le tout qui les lie au tout (des créatures affran-
chies de matière « seraient détachées en même temps de la liaison univer-
selle, et comme des déserteurs de l’ordre général », « Considérations sur mes
principes de vie… », GF 3, p. 102). Donc s’il n’y avait que des esprits, cad
des êtres détachés de toute matière, « ils seraient sans la liaison néces-
saire… », ils ne seraient pas unis avec toutes les autres créatures en un
monde. Ce qui permet aux esprits de s’unir en un monde, c’est donc aussi ce
qui les établit dans la faillibilité, dans la possibilité de pécher.
Si on objecte que Dieu aurait pu donner à tous les esprits ce qu’il n’a
donné qu’à certains d’entre eux, on répondra que le tout, qui veut la variété
en aurait été moins parfait.
§ 122. « Au reste on n’a aucun sujet de se plaindre de ce qu’on ne
parvient ordinairement au salut que par bien des souffrances et en portant la
croix de Jésus Christ… ». La croix du peut-elle relever d’une théologie ra-
tionnelle ? N’appartient-elle pas plutôt à la théologie révélée ?
§ 124. Dieu a permis le vice. On en conclut que son affection pour la
vertu n’est pas la plus grande qu’on puisse concevoir.
Leibniz répond : la conclusion, qui est fausse, est tirée d’une considé-
ration erronée et des choses créées et de la nature de Dieu. Cette considéra-
tion erronée consiste à dissocier ce qui est en vérité uni : le genre humain est
séparé de l’univers dont il n’est qu’une partie comme les perfections de Dieu
sont considérées isolément.
Nous nous étonnons que Dieu ait créé l’homme faillible, alors qu’il
pouvait le créer constamment vertueux. Leibniz répond : nous isolons le
genre humain de l’univers, nous supposons par fiction qu’il est le seul objet
de la volonté divine ; nous séparons la puissance de Dieu et la sagesse de
Dieu. L’étonnement, l’embarras vient d’une pensée abstraite, c’est-à-dire
d’une pensée qui sépare par fiction ce qui, dans l’être, est uni. Ce qui est re-
quis pour échapper aux fausses interrogations de ce genre, c’est une inver-
sion de la manière de penser. On s’obnubile sur une possibilité non réalisée :
un homme purement vertueux. Le remède est de revenir au réel : l’homme
réel est un homme faillible ; Dieu a donc permis le vice ; il a permis le vice
parce que l’ordre de l’univers exigeait l’homme faillible ou parce que
l’homme faillible fait partie du meilleur des mondes possibles. Il n’était pas
possible à Dieu (en vertu des vérités éternelles49 que connaît sa sagesse) de
créer par sa puissance un monde meilleur que celui dans lequel existent ces
homme faillibles que nous sommes ; donc il n’était pas permis à Dieu de
créer par sa volonté un autre monde que celui dans lequel nous sommes ces
hommes faillibles. La puissance de Dieu est liée par sa sagesse, mais ce lien
ne doit pas être compris comme une contrainte ; la création du meilleur
monde est certes nécessaire, mais cette nécessité n’est pas absolue (au sens
où une autre création serait contradictoire), elle est hypothétique, au sens où
elle n’est nécessaire que sous la condition de la volonté du plus grand bien,
et cette nécessité se confond avec la liberté.
Nous avons la certitude rationnelle que, à l’échelle du tout, s’il n’y
avait que vertu, ou s’il n’y avait que des créatures raisonnables, il y aurait
moins de bien. Mais quel est le statut de cette certitude ? Relève t-elle d’une
confiance en ce que nous ne voyons pas (selon la formule luthérienne) ou
peut-elle entrer aussi dans la lumière de la compréhension rationnelle ?
Leibniz s’y essaie sous plusieurs perspectives
1/ La perfection de l’univers exige de la variété : la répétition de
l’identique, même du plus haut prix, n’accroît pas la richesse, elle est plutôt
signe de pauvreté. Midas perd la vie, perd le monde au moment où tout ce
qu’il touche se change en or
49
Nombreuses occurrences de ce terme, par exemple TH, II, 149.
que 1/ l'espace et le temps ont une vérité qui n'est pas dépendante de l'existence des choses,
puisqu'ils désignent un ordre entre les possibles et relèvent à ce titre des idées ou de l'enten-
dement de Dieu (A Clarke, 2 juin 1716: « s'il n'y avait point de créatures, l'espace et le temps
ne seraient que dans les idées de Dieu ») ; 2/ il est cependant nécessaire que le possible soit
pensé sous le jour de l'existence pour que l'espace et le temps y apparaissent comme expri-
mant les relations des choses. espace et temps ne sont pas « produits » par l'existence ; ils sont
un ordre entre les choses en tant qu'elles sont pensées, mais pensées comme existantes.
posent l’être auquel ils sont attribués ; mais la puissance n’agit que selon le
vrai et le bien.
§ 153. Il n’y a pas de principe du mal, le mal n’est que privation, mais
il n’y en a pas moins du positif dans le mal, à savoir le pouvoir de produire
certains effets.
Pour faire comprendre qu’une privation ait des effets, Leibniz pro-
pose, après l’inertie, une seconde analogie physique : la congélation fait
éclater le canon du mousquet. Leibniz recourt dans le « Dialogue sur la liber-
té » à une analogie mathématique : « …dans l’arithmétique, les zéros joints
aux unités font des nombres différents comme 10, 100, 1000… » (GF 2, 52-
53)
§ 156. « Et quant à la cause du mal, il est vrai que le diable est l’auteur
du péché… » Cette proposition relève t-elle d’une théologie rationnelle ?
Dans la première partie, Leibniz rend compte du mal moral dans une déduc-
tion purement rationnelle, qui est ici brièvement évoquée et présentée
comme seule « fondamentale » (« … l’origine du péché vient de plus
loin… »). S’agit-il d’une simple concession de langage à une « connaissance
du premier genre » de vérités qui sont au fond rationnelles ?
§ 162. Ce paragraphe se réfère à la lettre de Descartes à Elisabeth de
janvier 164651.
51
Deux remarques.
1/ D’abord la comparaison de Dieu et d’un roi modifie très sensiblement les données
du problème. Si les deux gentilshommes dont le roi provoque la rencontre sont pourvus d’un
libre-arbitre rendant leurs actes imputables et punissables, alors leur duel, quelle que soit leur
hostilité initiale, n’est pas nécessaire. Il est contingent, il peut se produire ou non -même s’il
est très probable qu’il ait lieu. Et ce qui le décidera, ce n’est rien d’autre que la libre volonté
des protagonistes. Le roi qui les convoque en un même lieu rend leur rencontre, mais non leur
duel, nécessaire.
Mais supposons, comme Descartes, que le roi sache que les deux gentilshommes sont
tellement hostiles « que rien ne les saurait empêcher de se battre s’ils se rencontrent ». En
rendant leur rencontre nécessaire, ne rend-il pas aussi leur duel nécessaire, sans préjudice de
leur libre-arbitre ? Ici une distinction s’impose. Que sait au juste le roi, quand il sait qu’ils se
battront ? S’il sait que leur tempérament et leurs relations antérieures les prédisposent presque
invinciblement à se battre, il connaît une probabilité, une probabilité équivalant, si on veut, à
une certitude « morale », mais une simple probabilité. Il sait qu’il est très vraisemblable qu’ils
se battront, mais il ne sait pas s’ils se battront vraiment. Et cette différence veut simplement
dire que l’avenir n’est pas entièrement déterminé, justement parce que le libre-arbitre existe.
Et si le roi, seconde hypothèse, sait qu’ils se battront parce qu’il connaît l’avenir ou le déter-
mine par sa volonté, alors il n’y a plus de libre-arbitre. On voit ici que l’argumentation de
Descartes repose sur une équivoque présente dans l’idée : « le roi sait qu’ils se battront ». Ou
le savoir du roi porte en fait sur le passé et il s’y ajoute une conjecture sur l’avenir, mais alors
le futur est contingent et le libre-arbitre garde tous ses droits. Ou bien il porte sur l’avenir, qui
est connu par anticipation parce qu’il est déterminé, mais alors il n’y a plus de libre-arbitre.
2/ Dieu est-il savoir ou vouloir ? Parfois Descartes paraît donner une préséance au sa-
voir : Dieu a su que les inclinations de notre libre-arbitre seraient telles et telles, il a su par an-
ticipation ce que chaque volonté humaine se déterminerait à vouloir et ce qu’il savait qu’elle
voudrait, il l’a aussi voulu. Ici l’initiative revient pour ainsi dire à la volonté humaine, qui est
seulement “devinée” par anticipation et accompagnée par la volonté de Dieu. Mais par ail-
leurs, ce savoir de Dieu est immédiatement un vouloir, Dieu connaît toutes les inclinations de
notre vouloir, parce qu’il les a mises en nous. Dans ces conditions, la volonté humaine perd
son pouvoir d’initiative, et le libre-arbitre disparaît. Selon l’orientation générale de son argu-
mentation, Descartes paraît vouloir montrer que l’omniscience de Dieu ne porte aucun préju-
dice au libre-arbitre humain. Mais, en cours de route, cette omniscience se révèle être aussi la
puissance de déterminer toutes les inclinations du libre-arbitre, de telle sorte que la spontanéi-
té de la volonté humaine devint problématique].
§ 168. Une cause morale du mal moral, c’est toujours une volonté. Les
« raisons morales » intervenant dans la question reviennent toutes à savoir si
l’homme est innocent ou coupable, si Dieu est innocent ou coupable, bref,
elles reviennent à distribuer d’une façon ou d’une autre la responsabilité du
mal moral entre la volonté humaine et la volonté divine. Leibniz pense avoir
réglé la question en établissant que Dieu a fait le mieux, donc n’est pas res-
ponsable du mal moral, qu’il ne veut pas le mal moral, si ce n’est d’une vo-
lonté permissive et comme condition sine qua non de la plus grande perfec-
tion du tout. Cela implique que la responsabilité du mal moral retombe sur la
volonté humaine.
Mais la solution leibnizienne : c’est l’homme, et non Dieu, qui est res-
ponsable du mal moral a des prémisses métaphysiques : elle suppose que
Dieu ait choisi le meilleur monde, entre une infinité de mondes possibles,
donc que le possible (que pense l’entendement) soit plus vaste que le réel
(que décrète la volonté), et que le réel soit contingent ; elle suppose que si le
réel est pensé comme nécessaire ce soit, non pas au sens de la nécessité ab-
solue (qui exclut la contingence), mais au sens de la nécessité hypothétique
(« Conversation sur la liberté et le destin, GF 3, p. 48)
A ces prémisses métaphysiques, on peut vouloir substituer trois autres
solutions.
1/ Certains soutiennent que le possible et le réel sont exactement coex-
tensifs, donc que tout ce qui est ne pouvait pas ne pas être, est nécessaire ab-
solument, ce qui exclut toute idée d’un choix divin du meilleur. C’est, dit la
« Conversation… », « l’opinion de Hobbes, de Spinoza, de quelques anciens
et peut-être de Monsieur Descartes » (voir GF 3, p. 59, note 2) : tout est né-
cessaire au sens où il est nécessaire que les angles tracés des extrémités du
diamètre vers la circonférence soient des angles droits.
2/ D’autres refusent d’admettre que Dieu ne peut manquer de faire le
mieux ; si on le dit, observent-ils, on prive Dieu de liberté (et les choses de-
viennent nécessaires) ; Dieu n’est libre dans sa création que si cette liberté
est une liberté d’indifférence ; et si la volonté divine est indifférente, il n’y a
pas de raison de penser que notre monde est le meilleur. Réponse de Leib-
niz : ils confondent nécessité absolue et nécessité hypothétique ; mais ce ne
sont pas des adversaires irréductibles : s’ils accordent que Dieu fait le meil-
leur, ce ne sera pas difficile de leur montrer que ce choix du meilleur
n’implique pas une nécessité métaphysique mais seulement une nécessité
morale (ce qui fait disparaître leur motif de soutenir que la volonté de Dieu
est indifférente).
3/ D’autres enfin soutiennent que Dieu aurait pu mieux faire :
quelques scolastiques (thomistes) modernes et Malebranche (voir note 2 de
DM III, Vrin p. 211).
§§ 169-175. Examen de la première position : le nécessitarisme et ses
variations : Diodore, les stoïciens, Pierre Abélard, Hobbes, Spinoza
§ 169. Aristote soutient que les futurs contingents n’ont pas de vérité
déterminée (chapitre 9 de l’Hermeneia). Dans le § 331, Leibniz parle
d’« inadvertance » ! (Aristote « a fort bien reconnu la contingence et la liber-
té, et est même allé trop loin en disant (par inadvertance, comme je crois)
que les propositions sur les futurs contingents n’avaient pas de vérité déter-
minée »)
coup la possibilité de p1 est supprimée, puisque ce qui est arrivé ne peut être
changé (1e proposition) ; p1 est impossible ; si p1 est impossible (à la ferme-
ture des jeux), alors il n’était pas possible à l’ouverture, car si je l’admettais,
cela voudrait dire que l’impossible peut résulter du possible. Donc le pos-
sible qui ne se réalisera pas est impossible. La contingence que j’exprime en
disant : il est possible que… ou que… a une signification simplement sub-
jective.
On peut donc présenter l’argumentation de Diodore sous la forme sui-
vante :
1/ Si quelque chose était possible qui n’est ni ne sera, un impossible
résulterait d’un possible
2/ Or un impossible ne peut résulter d’un possible
3/ Donc rien n’est possible qui ne soit ou ne doive être (possible = né-
cessaire).
Le sophisme consiste à prendre le mot résulter en deux sens diffé-
rents : dans la première proposition, résulter = succéder au sens temporel :
quelque chose d’impossible (= à l’issue des jeux, il est impossible
qu’Athènes ait 12 médailles, puisqu’elle n’en a gagné par exemple que 8) a
succédé à quelque chose de possible (au début des jeux, il était possible
qu’Athènes gagne 12 médailles. Dans la 2e proposition, résulter = suivre lo-
giquement. Diodore confond la nécessité de fait (quelque chose qui était
possible est devenu impossible) et la nécessité de droit ( = on ne peut pas dé-
duire logiquement l’impossible du possible).
Et c’est bien en ce sens qu’Aristote réplique à Diodore : il faut distin-
guer une nécessité absolue ou aplôs, indépendante de la condition du temps
et une nécessité conditionnelle, soumise à la condition du temps (19 a 23 :
« il est nécessaire que ce qui est soit, tant qu’il est [c’est la condition de
temps] et que ce qui n’est pas ne soit pas tant qu’il n’est pas ») et corrélati-
vement les vérités qui peuvent être « rétrogradées » et « progradées » (si le
théorème de Pythagore est vrai aujourd’hui, il l’était aussi hier et le sera aus-
si demain) et celles qui ne le peuvent pas (que la proposition : il y a une ba-
taille navale soit vraie et nécessaire aujourd’hui (elle a lieu et ne peut pas ne
pas avoir lieu au moment où elle a lieu) n’implique pas qu’elle était vraie et
nécessaire (absolument) hier ; la nécessité conditionnelle étant inséparable
du contexte temporel est énoncée dans une proposition dont la vérité ne peut
pas être rétrogradée.
Cette critique aristotélicienne est sous-tendue par la distinction de
l’être en puissance et de l’être en acte.
Les stoïciens ne font pas la critique de l’argument dominateur : ils ac-
ceptent la contrainte de choisir deux d’entre les trois propositions proposées
mais retiennent la 3e (le possible est ce qui peut ne pas arriver) : « Je crois
que les stoïciens s’engagèrent à donner plus d’étendue aux choses possibles
qu’aux choses futures afin d’atténuer les conséquences odieuses et affreuses
que l’on tirait de leur dogme de la fatalité » (fin de la citation de Bayle).
Cléanthe rejette la première proposition (sur la nécessité des proposi-
tions relatives au passé : « il n’est pas exact de dire que toute proposition
vraie concernant le passé est nécessaire ; c’est là ce que paraît soutenir
l’école de Cléanthe… » : en vertu de l’éternel retour, le passé n’est pas irré-
vocable, il peut revenir) et conserve les deux dernières.
Eternité future : l’infini est plutôt ici a parte post (ou vers l’avenir)
que a parte ante (vers le passé) ; Leibniz paraît donc ici admettre que
l’univers ait eu un commencement, un premier instant
Remarque : ce qui est dit du monde, à savoir qu’il doit s’étendre par
toute l’éternité future et qu’il est infini, peut aussi se dire des substances qui
ont été créées avec le monde, qui dureront autant que le monde et envelop-
pent l’infini. Voir « Système nouveau… » (GF 2, p. 75) : « Tout esprit étant
comme un monde à part […] est aussi durable, aussi subsistant, et aussi ab-
solu que l’univers lui-même des créatures » ; Monadologie (GF 3, p. 265) :
« …chaque substance simple est un miroir du même univers, aussi durable et
aussi ample que lui… » ; « Sur le principe de raison » (RG p. 477) : « …et
puisque, par sa nature elle est un miroir52 de l’univers, elle ne cesse pas da-
vantage que l’univers lui-même ».
On peut donner à la formule « s’étendre par toute l’éternité future un
sens plus précis : aller vers une perfection croissante (en s’inspirant du §
202 : « il se pourrait que l’univers allât toujours de mieux en mieux, si telle
était la nature des choses qu’il ne fût point permis d’atteindre au meilleur
d’un seul coup »53) ; mais à nouveau cela ne distingue pas le monde et les
substances : chez les bienheureux, « le bien peut aller et va à l’infini », il en
va de même pour les autres substances : dans l’opuscule « Sur la doctrine
d’un esprit universel unique », évoquant la « géométrie variable » des orga-
nismes, Leibniz écrit : « l’ordre de la nature demande que tout se redéve-
loppe et retourne un jour à un état remarquable, et qu’il y ait dans ces vicissi-
tudes un certain progrès bien réglé, qui serve à faire mûrir et perfectionner
les choses » ; voir aussi lettre « sur ce qui est indépendant des sens », GF 2,
p. 245 : « …l’avancement ne laisse pas de prévaloir et de gagner ».
52
Voir aussi « Sur la doctrine d’un esprit universel unique », GF 2, p. 229. Leibniz
donne ailleurs une précision intéressante sur la façon dont il faut comprendre le terme miroir :
« Lorsque je dis un miroir, il ne faut pourtant pas penser que je conçois les choses extérieures
comme si elles étaient toujours peintes dans les organes ou dans l’âme même. Il suffit en ef-
fet, pour l’expression d’une chose dans une autre qu’il existe une loi constante des relations
par lesquels les éléments singuliers de la première pourraient être rapportés aux éléments sin-
guliers qui leur correspondent dans la seconde, tout comme un cercle peut être représenté par
une ellipse, c’est-à-dire par une courbe ovale dans une projection en perspective et même par
une hyperbole bien que cette courbe lui soit plus dissemblable et qu’elle ne revienne pas sur
elle-même, car à tout point de l’hyperbole peut être assigné par la même loi constante un
point correspondant du cercle dont elle est le projeté » [NB on obtient une hyperbole en
« tranchant » un cône posé sur sa base par un plan ayant un angle approprié et qui pourra être
par exemple vertical ou perpendiculaire à la base du cône] ; voir aussi RG p. 445-446. Le
concept d’expression est présenté en DM IX : De plus toute substance est comme un monde
entier et un miroir de Dieu ou bien de tout l’univers qu’elle exprime chacune à sa façon, à peu
près comme une même ville est diversement représentée selon les différentes situations de ce-
lui qui la regarde » ; voir aussi l’opuscule « Qu’est-ce que l’idée ? », GF 1, p. 113. Exprimant
l’univers entier selon sa perspective, chaque monade en est comme la concentration ; sur
l’idée de « concentration », voir « Eclaircissement… », GF 2, p. 139 : « … les unités des
substances n’étant autre chose que des différentes concentrations de l’univers, représenté se-
lon les différents points de vue qui les distinguent », et « Réponse aux réflexions de Bayle »,
GF 2, p. 200 : « Les raisons de mécanique qui sont développées dans les corps, sont réunies et
pour ainsi dire concentrées dans les âmes ou Entéléchies et y trouvent même leur source ».
53
Lettre à Morell de mai 1698 : « Je pense au reste que tout est animé, que tous les
esprits, excepté Dieu, sont incorporés, que l’univers va toujours en mieux, ou, s’il recule, c’est
pour mieux sauter ».
54
De nombreux textes s’y réfèrent : 1/ TH, Discours, § 70, qui traite du labyrinthe de
la composition du continu [NB. dans le raisonnement de « l’habile homme », le membre de
phrase « mais cette dernière moitié est absurde » paraît être une remarque incidente qui inter-
rompt la continuité du raisonnement, qui va de la phrase : « …donc il faut qu’il y ait une der-
nière moitié… » à la phrase : « …donc la division à l’infini ne saurait être admise »]. 2/ lettre
à Des Bosses, 14 février 1706 : « Le continu est divisible à l’infini. Ce qui, dans la ligne
droite, notamment, résulte de ce qu’une partie de la ligne est semblable au tout. C’est pour-
quoi puisque le tout peut être divisé, la partie aussi pourrait l’être, et, semblablement,
n’importe quelle partie de cette partie. Les points ne sont pas des parties du continu mais des
extrémités, et il n’y a pas plus de partie minimum de la ligne que de fraction minimum de
l’unité » ; 3/ la lettre à de Volder du 30 juin 1704 distingue le « corps mathématique » et les
corps qui sont des choses réelles. Le corps mathématique [ = l’étendue géométrique] est une
quantité continue, et il « ne peut être résolu en éléments constitutifs premiers », ce qui montre
qu’ « il n’est en aucune façon réel, mais est un quelque chose de mental qui ne désigne rien
d’autre que la possibilité des parties, et non quelque chose d’actuel. La ligne mathématique se
comporte comme l’unité arithmétique et, de part et d’autre, les parties ne sont que possibles et
par suite indéfinies ; et la ligne n’est pas plus un agrégat des lignes en lesquelles on peut la
couper que l’unité n’est un agrégat des fractions en lesquelles on peut la partager […] »
la raison et non pas seulement par le sens que nous jugeons qu’elle est divisée
ou plutôt qu’elle n’est autre chose originairement qu’une multitude. Je crois
qu’il est vrai que la matière (et même chaque partie de la matière) est divisée
en un plus grand nombre de parties qu’il n’est possible d’imaginer. C’est ce
qui me fait dire souvent que chaque corps, quelque petit qu’il soit, est un
monde de créatures infinies en nombre. Ainsi je ne crois pas qu’il y ait des
atomes, c’est-à-dire des parties de la matière parfaitement dures ou d’une
fermeté invincible… » ;
« Mais dans les choses réelles, à savoir les corps, les parties ne sont
pas indéfinies (comme dans l’espace, chose mentale) mais assignées en acte
d’une façon déterminée, dans la mesure où la nature ménage, selon les varié-
tés des mouvements, des divisions et des subdivisions en acte, et bien que ces
divisions procèdent à l’infini, cependant tout ne s’en ramène pas moins à des
éléments constitutifs premiers déterminés ou unités réelles, mais infinis en
nombre. Pour parler précisément, la matière n’est pas composée d’unités
constitutives mais elle en résulte puisque la matière ou masse étendue n’est
qu’un phénomène fondé dans les choses, comme l’arc en ciel ou le parhélie,
et toute réalité n’appartient qu’à des unités. Les phénomènes peuvent donc
toujours être divisés en phénomènes plus petits qui pourraient apparaître à
d’autres animaux plus petits, mais jamais on ne parviendra à des phénomènes
qui seraient les plus petits. En fait les Unités substantielles ne sont pas les
parties mais les fondements des phénomènes ».
« Que n’aurait-il [Pascal] dit, s’il avait su que toute la matière est or-
ganique et que la moindre portion contient, par l’infinité actuelle de ses par-
ties, d’une infinité de façons, un miroir vivant exprimant tout l’univers infini,
de sorte qu’on y pourrait lire, si l’on avait la vue assez perçante aussi bien
que l’esprit, non seulement le présent étendu à l’infini, mais encore le passé
et tout l’avenir infiniment infini, puisqu’il est infini par chaque moment et
qu’il y a une infinité de moments dans chaque partie du temps, et plus
d’infinité qu’on ne saurait dire dans toute l’éternité future ».
« Dans les choses actuelles, il n’y a qu’une quantité discrète, une mul-
titude de monades ou substances simples plus grande que n’importe quel
nombre […] Mais la quantité continue est quelque chose d’idéal qui appar-
tient aux possibles et aux actuelles prises comme possibles […] Les actuelles
sont composées comme les nombres qui sont composés d’unités, les idéales
comme les nombres qui sont composés de fractions : les parties sont en acte
dans le tout réel, non dans le tout idéal. En prenant les idéales pour des subs-
tances réelles, quand nous cherchons dans l’ordre des possibles des parties
actuelles et dans les agrégats des actuelles des parties indéterminées, nous
nous enfonçons nous-mêmes dans le labyrinthe du continu et dans des con-
tradictions inextricables ». [L’argumentation de ce texte se fonde sur la dis-
tinction entre quantité continue et quantité discrète : l’étendue géométrique
est divisible en parties mais elle n’est pas constituée de parties, car elle n’a
des parties qu’en puissance, comme la ligne ou l’unité, qui sont des « touts
intellectuels » ; en revanche la matière est divisée en parties et composée de
parties. NB. La lettre à de Volder du 30 juin 1704, citée ci-dessus, exprime
des réserves sur l’idée de composition : la matière n’est pas composée
d’unités constitutives, mais elle en résulte55]
« C’est comme l’unité dans l’arithmétique, qui est aussi un tout intel-
lectuel ou idéal divisible en parties, comme par exemple en fractions, non pas
actuellement en soi (autrement elle serait réduisible à des parties minimes qui
ne se trouvent point en nombres) mais selon qu’on aura des fractions assi-
gnées. Je dis donc que la matière, qui est quelque chose d’actuel, ne résulte
que des monades, c’est-à-dire de substances simples indivisibles, mais que
l’étendue ou la grandeur géométrique n’est point composée des parties pos-
sibles qu’on y peut seulement assigner, ni résoluble en points, et que les
points aussi ne sont que des extrémités et nullement des parties ou compo-
sants de la ligne ».
Pour résumer : que la matière soit composée d’une infinité d’êtres ré-
els ou qu’elle en résulte, cela n’implique pas que le continuum géométrique
soit composé de points. Le penser, ce serait confondre la matière [ = « les
corps qui sont des choses réelles »], laquelle « n’est qu’un phénomène réglé
et exact et qui ne trompe point » avec « l’étendue continuelle » [= le corps
mathématique], qui « n’est qu’une chose idéale ». Il y a quelque chose de
plus dans la matière que l’étendue continuelle, précisément ce que Leibniz
appelle to dunamikon.
55
Même idée dans le Pacidius Philalethi (1676), Fragments Couturat, 594-627 : « La
division du continu ne doit pas être considérée comme celle du sable en grains, mais comme
celle d’une feuille de papier ou d’une tunique en plis, de telle façon qu’il puisse y avoir une
infinité de plis, les uns plus petits que les autres sans que le corps se dissolve jamais en points
ou minima » ; substituer les plis au grain, c’est une façon de dire que les monades ne sont pas
exactement les composants de la matière.
56
Les trois principes (de raison, de continuité, des indiscernables) sont étroitement
liés ; dans la Préface des NE, le principe des indiscernables est dérivé de la loi de continuité :
« j’ai remarqué aussi qu’en vertu des variations insensibles, deux choses individuelles ne sau-
raient être parfaitement semblables » ; dans la correspondance avec Clarke, le principe des in-
discernables est dérivé du principe de raison suffisante : « J’en infère entre autres consé-
quences qu’il n’y a point dans la nature deux êtres réels absolus indiscernables : parce que,
s’il y en avait, Dieu et la Nature agiraient sans raison en traitant l’un autrement que l’autre et
qu’ainsi Dieu ne produit point deux portions de matière parfaitement égales et semblables ».
57
Cette question est discutée dans les NE, II, XXVII. La question initiale est la sui-
vante. Supposons deux feuilles ou deux gouttes d’eau. Qu’est-ce qui nous permet de dire
qu’elles sont « deux » ou que chacune a son identité numérique qui la distingue de l’autre ?
Philalèthe (Locke) répond : notre seule raison d’affirmer que chacune est même que soi et dif-
férente de l’autre, c’est la situation spatio-temporelle ; deux choses ne peuvent pas exister en
même temps dans un même lieu; il suffit que deux choses existent dans des lieux ou des
temps différents pour qu’elles soient (même si nous les supposons parfaitement identiques par
leurs caractères intrinsèques) deux choses différentes.
Théophile (Leibniz) accepte la proposition de Philalèthe au sens où il reconnaît que
c’est bien par la situation temporelle que nous distinguons communément les choses. Mais il
précise aussitôt qu’il existe dans les choses « un principe interne de distinction », qui n’est pas
en lui-même spatio-temporel mais qui, pour notre sensibilité, se manifeste sous la forme
d’une distinction spatio-temporelle. Ce principe est appelé principe des indiscernables ou de
l’identité des indiscernables: deux êtres réels diffèrent toujours par des caractères intrinsèques
ou par leur constitution interne et non pas seulement par leur position dans l’espace et le
temps57.
D’où vient le principe des indiscernables ?
1/ Le principe des indiscernables est dépendant de la conception leibnizienne de la
substance selon laquelle la substance est intelligible et entièrement déterminée jusque dans
son heccéité. Chez Arisyote et dans une part de sa postérité médiévale, la forme est spécifique
(elle représente la nature commune des individus d’une même espèce) et la matière individua-
lisante (elle distingue les individus à l’intérieur d’une même espèce). Cette matière est à la
fois un principe d’individualisation et un principe d’indétermination -au sens ontologique et
au sens gnoséologique: la forme, principe de détermination est aussi principe de connaissance
et ce qui excède la forme, excède la connaissance; donc ce qui constitue proprement
l’individualité d’un être excède la connaissance. Une telle limitation répugne au principe
d’intelligibilité intégrale de l’être, commun à Spinoza et à Leibniz. Il s’agit donc de rendre
l’individualité intelligible, d’étendre l’intelligibilité jusqu’au plus individuel. Tout être réel a
sa propre essence, et cette essence est à la fois individuelle, individualisante, et intelligible.
2/ Les essences individuelles se distribuent dans l’être selon un principe de continuité.
Chez Aristote, les espèces sont foncièrement discontinues. Aucune transition ne conduit de
l’une à l’autre. Or aux yeux de Leibniz, cette discontinuité répugne au principe
d’intelligibilité intégrale (la nature ne fait pas de saut), qui exige que les essences s’inscrivent
dans une série continue. Leibniz présente et justifie cette continuité des essences par une ana-
logie mathématique; cf lettre à Arnauld du 12 avril 1686: « par la notion individuelle d’Adam,
j’entends certes une parfaite représentation d’un tel Adam, qui a telles conditions indivi-
duelles et qui est distingué par là d’une infinité d’autres personnes possibles fort semblables,
mais pourtant différentes de lui (comme toute ellipse diffère du cercle, quelque approchante
qu’elle soit) ». Leibniz pense ici à la question des sections coniques. Soit un cône traversé par
un plan; si ce plan est perpendiculaire à l’axe du cône, la section conique est circulaire, s’il est
incliné par rapport à l’axe, la section conique est une ellipse ; supposons que l’angle
d’inclinaison varie d’une quantité infiniment petite, nous obtenons une série continue
d’ellipses différentes, chacune ayant sa propre essence (sa loi mathématique de construction)
qui la distingue des autres. C’est ainsi qu’il faut concevoir, pour Leibniz la différence entre
les essences ; il existe, dans l’entendement de Dieu une infinité d’Adam possibles tous diffé-
rents, mais d’une différence infiniment petite, et constituant une série continue, exactement
comme les sections coniques forment une série continue par leur différence infiniment petite.
Pour justifier sa position, Théophile fait remarquer deux choses à Philalèthe :
1/ La distinction des temps et des lieux ne suffit jamais à distinguer les choses : consi-
déré en lui-même, un lieu de l’espace est semblable à tout autre, un temps est semblable à tout
autre ; si l’espace et le temps n’ont pas de pouvoir différenciant sur eux-mêmes, il est impos-
sible qu’ils aient un pouvoir différenciant sur les choses (il faut donc finalement, pense Leib-
niz, inverser la position de Locke : ce n’est pas l’espace et le temps qui permet de distinguer
les choses dans l’espace et le temps, ce sont les choses dans l’espace et le temps qui permet-
tent de distinguer les espaces et les temps – ou, pour le dire autrement : l’espace et le temps ne
sont rien en dehors des choses spatio-temporelles; ils expriment les relations entre les choses
[« ce ne sont pas des substances ou des réalités complètes »] ; ils n’ont donc aucun pouvoir
différenciant propre et originaire; les différences qu’ils expriment viennent des choses elles-
mêmes.
2/ « La manière de distinguer que vous semblez proposer ici…… » : pour que la spa-
tialité soit discriminante, il faut supposer que les corps sont impénétrables et que par consé-
quent l’existence d’un corps dans un lieu exclut l’existence de tout autre corps en ce même
lieu. Cette supposition est raisonnable, commente Leibniz, mais l’expérience montre que
l’impénétrabilité n’est pas toujours la condition d’une distinction [« on n’y est point attaché
ici quand il s’agit de distinction »] : nous distinguons deux ombres ou deux rayons lumineux
qui se pénètrent au sens où il y a une portion de l’espace qui leur est commune. L. ne veut pas
dire que le principe d’impénétrabilité est sans valeur, mais simplement qu’il ne s’applique pas
à une certaine catégorie d’être spatiaux, que pourtant nous distinguons facilement et que par
conséquent le vrai principe de distinction des choses n’est pas la situation spatio-temporelle.
« …mon principe est que toute chose qui peut exister et qui est com-
patible avec les autres existe, parce que la raison pour laquelle existent tous
les possibles ne doit être limitée par aucune raison, si ce n’est qu’ils ne sont
pas tous compatibles. C’est pourquoi il n’y a pas d’autre raison déterminante
que celle selon laquelle existent plutôt les possibles qui enveloppent davan-
tage de réalité » ;
« (6) … on peut dire que tout possible est un existant futur, dans la
mesure naturellement où il est fondé dans l’Etre nécessaire existant en acte,
sans lequel il n’y aurait aucun moyen pour qu’un possible soit actualisé.
« (7) Mais il ne s’ensuit pas que tous les possibles existent ; cela ne
s’ensuivrait que si tous les possibles étaient compossibles.
« (8) Mais parce qu’ils sont incompatibles avec d’autres possibles,
certains possibles ne parviennent pas à l’existence ; et ils ne sont pas incom-
patibles les uns avec les autres seulement dans leur moment commun, mais
aussi de façon universelle, parce que les états futurs sont enveloppés dans les
états présents… ».
« J’ai des raisons pour croire que toutes les espèces possibles ne sont
point compossibles dans l’univers, tout grand qu’il est, et cela non seulement
par rapport aux choses qui sont ensemble en même temps, mais même par
rapport à toute la suite des choses ».
58
Grua 286 : « s’il y avait quelque puissance dans les choses possibles pour se mettre
en existence et pour se faire jour à travers des autres, alors […] dans ce combat, la nécessité
même ferait le meilleur choix possible […] Mais les choses possibles n’ayant point
d’existence n’ont point de puissance pour se faire exister, et par conséquent il faut chercher le
choix et la cause de leur existence dans un être dont l’existence est déjà nécessaire d’elle-
même ».
La réponse proposée est que le monde peut fort bien changer sans ces-
ser d’être le meilleur : il suffit d’admettre que, « par rapport au bien et au
mal », il ne change pas de « degré », mais seulement « d’espèce ».
Cette distinction est illustrée par deux exemples.
D’une part la diversité des plaisirs : un plaisir auditif peut être du
même degré qu’un plaisir visuel, l’un ne différant de l’autre que par
l’espèce. S’il y a une prime de plaisir accompagnant le passage à quelque
chose de nouveau, elle revient indifféremment à l’auditif et au visuel
Le deuxième exemple est emprunté à la géométrie. En supposant pos-
sible la quadrature du cercle, on peut l’envisager comme changement du
cercle en carré ou du carré en cercle, et il paraît impossible de dire si l’on y
gagne quelque chose, à moins que la chose ne présente une quelconque utili-
té. Cet exemple vise à faire voir un changement dans lequel il n’y a ni amé-
lioration ni péjoration décelable.
Leibniz en tire donc la conclusion qui infirme l’allégation de Diroys :
« le meilleur peut être changé en un autre qui ne lui cède point, et qui ne le
surpasse point ».
Il ajoute toutefois une précision que son propre système impose : « il y
aura toujours entre eux un ordre, et le meilleur ordre qui soit possible ».
L’ordre dont il est question ici doit être envisagé comme la succession tem-
porelle des états du monde, car le monde créé ne saurait être envisagé seu-
lement du point de vue synchronique de « l’ordre des simultanés » −
l’espace −, mais aussi du point de vue diachronique de « l’ordre des succes-
sifs » − le temps − : le monde, c’est toujours le cours du monde. Le cours du
monde, envisagé sous une perspective limitée, peut apparaître comme une
détérioration (par exemple l’écroulement d’une civilisation autrefois bril-
lante), mais, comme ensemble, le cours des choses est le meilleur qui soit
possible.
Cela ne veut pas dire que le monde ne peut aller qu’en s’améliorant :
ce n’est là qu’une interprétation possible, que Leibniz évoque à la fin du pa-
ragraphe, comme une hypothèse difficilement décidable.
Comment envisager l’hypothèse « qu’il ne fût point permis d’atteindre
le meilleur d’un seul coup » ? Il semble qu’il y ait là une nécessité, puisque
l’infinité temporelle − la perpétuité − fait partie de la perfection du meilleur
des mondes. Et d’un autre côté, ce monde doit pouvoir être considéré comme
étant toujours déjà le meilleur. Il est donc le meilleur de telle sorte que, du
point de vue de son existence, il n’en finisse jamais de le devenir.
§ 206. Contre Malebranche, Leibniz n’admet aucune dérogation aux
lois qui ordonnent la création. Il admet seulement que certains événements
exceptionnels relèvent de lois supérieures à celles qui n’ont pas d’autre fin
que d’assurer la conservation de l’univers : Dieu n’a pas de volontés « parti-
culières primitives » (§ 206) ; il n’a que des volontés premières générales,
dans lesquelles s’inscrivent les événements particuliers. C'est pourquoi « les
miracles n’ont rien (...) qui les distingue des autres événements », si ce n’est
« qu’on ne saurait les expliquer par la nature des choses créées » (§ 207).
§ 207. D’où critique de Newton : « … si Dieu faisait une loi générale,
qui portât que les corps s’attirassent les uns les autres, il n’en saurait obtenir
l’exécution que par des miracles perpétuels ». Ce que Leibniz refuse de la loi
de gravitation newtonienne, c’est l’idée d’une action à distance sans contact,
qui transgresse les principes du mécanisme (dont on ne peut pas se passer
§ 208. « … parmi les règles générales qui ne sont pas absolument né-
cessaires, Dieu choisit celles qui sont les plus naturelles… » : la nature obéit
à la fois à des principes mathématiques qui sont absolument nécessaires (et
relèvent du principe d’identité) et à des principes physiques qui ne sont pas
absolument nécessaires et relèvent du principe de raison suffisante. On ne
peut donc pas connaître les lois de la nature sans faire usage de ce dernier.
Archimède y recourt dans son traité « De l’équilibre » car « il prend pour ac-
cordé que, s’il y a une balance où tout soit de même de part et d’autre, et si
l’on suspend aussi des poids égaux de part et d’autre aux deux extrémités de
cette balance, le tout demeurera en repos. C’est parce qu’il n’y a aucune rai-
son pourquoi un côté descende plutôt que l’autre » ; et le principe
d’économie selon lequel « la nature suit toujours les voies les plus simples »
(non pas les plus courtes mais les plus déterminées, au sens du § 196) en est
une variation ; l’optique en montre la fécondité [réponse à Régis : « … pour-
vu qu’on se figure que la nature a eu pour but de conduire les rayons d’un
point donné à un autre point donné par le chemin le plus facile, on trouve
admirablement bien toutes ces lois, en employant seulement quelques lignes
d’analyse… »]59 ; mais également la dynamique : le principe cartésien de
conservation est en défaut par rapport à l’expérience mais aussi par rapport à
la raison (il manque au principe de l’égalité de la cause pleine et de l’effet
entier).
59
On peut le rapprocher d’un principe d’économie des principes qui a tendu à
s’imposer dans la science moderne sous le nom de rasoir d’Ockham : ne pas multiplier les
êtres sans nécessité, c'est-à-dire les réalités invoquées pour rendre compte des phénomènes
observés.
Dieu choisit des règles « qui se limitent le moins les unes les autres » ;
il choisit des règles qui sont sans exception : les lois du mécanisme ne sont
jamais violées ; la conservation de la quantité de force et de la direction ne
l’est jamais non plus (Descartes manque à ce principe, puisqu’il admet que
l’âme humaine, à défaut d’être une cause de mouvement, peut du moins
changer la direction du mouvement), les corps organiques ne sont jamais
sans âme comme les âmes ne sont jamais sans corps, etc.) de telle sorte qu’il
y a une uniformité de toute la nature (GF 3, p. 103 : « mon système gardant
une parfaite uniformité dans toute la nature ») et que, comme le dit Arlequin
empereur de la lune, « c’est tout comme ici ».
« On peut même réduire ces deux conditions, la simplicité et la fécon-
dité, à une seule… ». La perfection du monde doit être appréciée non seule-
ment du point de vue de la quantité de bien produit, mais du point de vue de
la qualité de l’agencement des moyens mis en œuvre pour le produire : si
une plus grande complication dans les causes était la rançon d’un surcroît de
bien dans les effets, il y aurait là une imperfection qui diminuerait en fait la
somme totale du bien : « le plus sage fait en sorte, le plus qu’il se peut, que
les moyens soient fins aussi en quelque façon, c'est-à-dire désirables, non
seulement par ce qu’ils font, mais encore par ce qu’ils sont ».
C'est pourquoi le § 209 réédite la thèse générale de la Théodicée, en la
rapprochant du stoïcisme à travers une longue citation de Bayle commentant
Chrysippe : « le bien métaphysique, qui comprend tout, est cause qu’il faut
donner place quelquefois au mal physique et au mal moral ».
§ 211. Le péché est une irrégularité, dans la mesure même où il en-
freint une règle morale, un commandement divin à l’endroit de la volonté
humaine. Mais d’un autre côté, le péché doit être considéré comme régulier
en tant qu’il découle des règles qui président à la création du monde : il fait
partie de l’ordre général de l’univers.
Plus précisément, le péché est dans l’ordre des choses dans la me-
sure où il est lié à ce qui assure la fécondité maximale à l’intérieur de
l’univers (la production de la plus grande richesse d’effets par le minimum
de moyens) : instituer des lois qui empêcheraient le péché donnerait « un
plan plus composé et moins fécond ». Tel ne serait pas le bon moyen de
« prévenir les irrégularités », puisque cette fécondité moindre ne répondrait
pas aux exigences de la sagesse divine.
Leibniz se heurte pourtant à l’objection qu’un univers aussi bien ré-
glé qu’il peut l’être serait par définition totalement régulier, « fort uni », et
ne saurait donc logiquement comporter d’irrégularité.
Il y répond d’une manière qui pourrait paraître sophistique, qui
trouve à se justifier par une métaphore musicale : « ce serait une irrégularité
d’être trop uni », car l’harmonie requiert la diversité des sons, et se contenter
d’un unisson serait à cet égard un manque fautif d’harmonie.
D’où la transposition métaphysique de la métaphore au plan créateur
de Dieu : « je ne crois pas que celui qui est le meilleur et le plus régulier soit
toujours commode en même temps à toutes les créatures ». La commodité se
rapporte sans doute proprement au mal physique, mais c’est du mal en géné-
ral, y compris du péché, qu’il faut dire qu’il s’inscrit dans l’ordre des choses
comme une dissonance dans une harmonie d’ensemble.
§ 212-213. Leibniz explique pourquoi cette compréhension du mal
est en général manquée : « on se trouve porté à croire que ce qui est le meil-
leur dans le tout est le meilleur aussi qui soit possible dans chaque partie ».
Leibniz voit là une application fautive d’un mode de raisonnement « de
maximis et minimis », qui consiste à déduire que la propriété d’un certain
tout doit appartenir à chacune de ces parties.
Ce mode est valide dans l’ordre quantitatif que les mathématiques
prennent pour objet : le « chemin » d’un point à un autre ne pourra être « le
plus court » − c’est la définition euclidienne de la droite, mais le raisonne-
ment s’appliquerait à n’importe quel parcours d’un point à un autre − que si
chacune de ses parties est elle-même le plus court chemin entre les extrémi-
tés et le point limite considéré.
Leibniz n’a rien à redire à ce raisonnement dans son ordre propre,
mais objecte que « la conséquence de la quantité à la qualité ne va pas tou-
jours bien ». On juge mal de l’univers parce qu’on adopte le point de vue de
la quantité (l’univers est le plus parfait qu’il puisse être, donc chacune de ses
parties doit l’être aussi), au lieu d’adopter le point de vue de la qualité (la
partie du meilleur tout n’est pas nécessairement la meilleure)60.
§ 217. Leibniz prend distance vis-à-vis de la sagesse stoïcienne à pro-
pos d’une pensée de Marc-Aurèle selon laquelle je dois aimer tout ce qui
m’arrive, même le négatif, même la souffrance, dans la pensée que cela con-
tribue à la prospérité, à la perfection, à la permanence de e Dieu. La distance
est double. D’abord Dieu, étant ens supramundanum n’est pas « sustenté »
par les événements du monde. . Ensuite et surtout, Dieu étant un entende-
ment et une volonté, je peux dans une certaine mesure entrer dans
l’intelligence de sa création et reconnaître dans le bien de l’univers mon
propre bien : « Ce qu’il y a de bon dans l’univers est, entre autres, que le
bien général devient effectivement le bien particulier de ceux qui aiment
l’auteur de tout bien ». Le bien particulier est subordonné au bien du tout et
le bien particulier peut paraître lésé par ce qui est dû à la perfection du tout ;
mais l’être raisonnable reconnaît son propre bien dans le bien dans du tout
(voir aussi § 243 : un désordre apparent cesse d’être un désordre pour celui
qui se met dans la voie de l’ordre).
§ 218 et sv. Leibniz en vient à ce qu’il reconnaît être « la principale
objection », laquelle vient d’Arnauld, sans doute son plus grand interlocu-
teur : « Dieu serait nécessité (...) s’il était obligé de créer le meilleur ». Elle a
été reprise par Bayle : « Il n’y a donc aucune liberté en Dieu, il est nécessité
par sa sagesse à créer, et puis à créer précisément un tel ouvrage, et enfin à
créer précisément par telles voies » (§ 227). Leibniz réplique : la nécessité
morale qui oblige Dieu à créer le meilleur des mondes n’entraîne pas la né-
cessité métaphysique de l’acte créateur, car celui-ci et son effet ne sont en
soi que des possibles, dont le contraire n’implique pas contradiction − « mé-
taphysiquement parlant, il pouvait choisir ou faire ce qui ne fût point le meil-
leur ; mais il ne le pouvait point moralement parlant » (§ 234, p.257).
§ 225. Ce § peut être rapproché du § 184.
Le § 184 a montré que l’entendement de Dieu n’est en un sens rien
d’autre que l’infinité des possibles qu’il pense, mais également qu’on ne
60
Dans le Tentamen anagogicum, GF 2 p. 96, Leibniz écrit : « c’est ainsi que les
moindres parties de l’univers sont réglées suivant l’ordre de la plus grande perfection ; autre-
ment le tout ne le serait pas ». Mais ce passage traite du mouvement, dont de quelque chose
qui relève de la quantité et non pas de la qualité
peut pourtant pas considérer ces possibles intrinsèquement (en faisant abs-
traction de l’entendement qui les pense), puisque seul l’entendement de Dieu
leur confère leur réalité de possible (la réalité objective des possibles sup-
pose la réalité formelle de l’entendement qui les pense). L’entendement de
Dieu est le fondement de leur réalité.
Ici Leibniz montre que, si la sagesse de Dieu et l’infinité des possibles
sont égales extensivement (il n’est aucun possible qui ne soit pensé par
Dieu), la sagesse surpasse les possibles intensivement au sens où elle les
compare, les pèse, les combine, et non pas seulement terme à terme (comme
s’il s’agissait de comparer le carré ou le rectangle ou un César franchissant le
Rubicon et un autre ne le franchissant pas), mais, si on peut dire, monde à
monde ; tous les possibles ne sont pas compossibles ; il ne suffit donc pas
d’évaluer leur perfection intrinsèque, il s’agit d’évaluer la perfection des
mondes dans lesquels ils sont susceptibles d’entrer à titre de compossibles ;
Dieu compare des mondes et non pas seulement des individus, il fait une in-
finité de combinaisons infinies (il y a une infinité d’univers possibles et cha-
cun englobe une infinité d’êtres compossibles).
§ 230. « Il n’est point vrai que Dieu aime sa gloire nécessairement, si
l’on entend par là qu’il est porté nécessairement à se procurer sa gloire par
ses créatures »
Comme le dit le § 233, ce qui est essentiel et nécessaire en Dieu, c’est
l’amour de soi, l’amour de ses propres perfections ainsi que la satisfaction de
les posséder. Mais la manifestation extérieure de sa gloire est contingente et
libre.
Le vice n’est pas moyen mais condition sine qua non ; voir aussi §
336 : « le mal que Dieu a permis n’était pas un objet de sa volonté comme
fin ou comme moyen, mais seulement comme condition ».
Troisième partie
La troisième partie porte plutôt sur les maux physiques ; mais comme
ceux-ci suivent le mal de coulpe (§ 265 : « nous sommes en droit de nous
borner au mal de coulpe, pour rendre raison du mal de peine »), on revient
vite à la question première du mal moral
§ 241-242. Leibniz soutient qu’il n’y a rien dans l’univers qui ne soit
« dans l’ordre », même ce qui nous paraît faire exception à l’ordre, comme
les souffrances de l’homme juste ou les monstres. Et c’est ce que les mathé-
matiques nous aident à comprendre, en nous montrant qu’il n’y a pas de dif-
férence de nature entre le simple et le complexe. Voir DM VI et « Sur les se-
crets admirables de la nature », GF 1, p. 293. Pour Leibniz, il n’y a pas de
désordre, le désordre est impensable, ce que nous appelons ainsi n’est que
l’absence de l’ordre que nous attendons et en particulier l’absence d’un ordre
simple qui serait à la portée de notre entendement ; ce que nous appelons dé-
sordre n’est en vérité qu’un ordre complexe ; supposons des points répartis
au hasard, sans intention, la ligne qui les relie peut être exprimée par une
fonction algébrique ; il y a donc une différence de degré, non de nature entre
le simple et le complexe.
§ 249. Sur le miracle, voir DM, VII, XVI et XVII. Leibniz distingue
(dans une modalité interrogative : « peut-être ») deux catégories de mi-
racles : les miracles relevant du « premier rang » sont censés excèder les lois
causales dont nous avons la connaissance sans excéder l’ordre de la nature ;
ils ne sont des miracles pour nous qu’à raison des limites de notre connais-
sance. Les miracles du « second rang » excèdent les forces des créatures
parce qu’ils ont lieu à la jointure du créateur et de la créature, comme la
création et l’incarnation (peut-être Leibniz pense t-il aussi à la transsubstan-
tiation). Dans quelle catégorie faut il ranger la transformation de l’eau en vin
à Cana ? On pourrait la ranger dans la première catégorie de miracles en
supposant l’action de certaines substances invisibles naturelles, excédant
notre sensibilité. Mais Leibniz donne à entendre que ce n’est pas possible :
de deux choses l’une : ou bien le miracle, en raison de la connexion des
choses, impacte tout l’univers et modifie le cours du monde (le monde
d’après ne serait donc pas identique au monde d’avant) ou bien Dieu doit
avoir « soustrait » miraculeusement les corps impliqué dans la transforma-
tion de l’eau en vin de la connexion universelle des choses avant de les y ré-
introduire (mais on passe alors dans le miracle du second rang). Le « mi-
racle » est un défi pour la pensée, et on ne peut sans doute pas s’en tenir à
dire qu’il excède les maximes subalternes de la nature. Il est à l’articulation
de l’ordre de la nature et de l’ordre de la grâce
§ 250. Chagrin et douleur, joie et plaisir : plaisir et douleur sont des
affects rapportés au corps, joie et chagrin sont des affects rapportés à
l’existence.
61
Descartes répond à une objection d’Elisabeth (16 nov. 1645, et qui se résume ainsi)
: dans une vie humaine le bien-être et le bien agir sont beaucoup moins probables que le mal-
être et le mal agir.
Elisabeth argumente ainsi : si, comme on doit l’admettre, le mal est une privatio boni,
alors la causalité dont le mal résulte - dans un certain ordre de l’être, par exemple le juste et
l’injuste, n’est pas hétérogène à la causalité dont le bien résulte : il n’en est qu’une partie. Et
c’est pourquoi la probabilité de la cause entière - ou du concours de toutes les causes, dont le
juste résulte - est moins grande que celle de la cause partielle, dont résulte l’injuste, ce qui fait
que le mal est plus probable que le bien.
La perspective de Descartes est différente; il envisage le bien et le mal, non distributi-
vement dans les différents plans de la vie, mais globalement et dans la vie humaine intégrale.
Et ainsi le bien et le mal prennent un autre sens. Le bien est tout ce « dont on peut avoir
quelque commodité », le mal tout « ce dont on peut recevoir de l’incommodité ». Cette pers-
pective autorise à mettre en balance les biens et les maux de la vie humaine, ce qui évidem-
ment n’aurait aucun sens, si l’on considérait le bien et le mal dans un même ordre de la vie. Et
quand cette comparaison a lieu, on s’aperçoit que les biens essentiels, ceux dont dépend la
béatitude, relèvent de nous, de notre initiative, tandis que les maux relèvent des choses qui
sont hors de nous. L’emprise de ces maux sur notre propre être dépend donc de l’estime, de la
valeur que nous accordons aux choses extérieures. Si nous reconnaissons que celles-ci ont
moins de valeur que les biens essentiels, alors la balance penchera en faveur du bonheur, nous
comprendrons qu’il y a en cette vie beaucoup plus de biens que de maux, les maux perdront
tout pouvoir de disposer de nous. Celui qui s’est installé dans la jouissance des biens que rien
ne peut lui enlever parvient à considérer les maux qui lui surviennent comme ceux qui sur-
viennent aux personnages imaginaires d’une pièce de théâtre.
tance par laquelle un corps résiste non seulement à la pénétration, mais aussi
au mouvement, et qui fait qu’un autre corps ne peut venir prendre sa place
sans que lui-même ne lui cède, mais que lui-même ne cède pas sans retarder
en quelque chose le mouvement de celui qui le pousse ; et qu’il s’efforce ain-
si de persévérer dans son état antérieur, en sorte que non seulement il ne le
quitte pas spontanément, mais résiste même à celui qui le change […] Or
cette force passive est partout la même dans le corps et proportionnelle à sa
grandeur ». V
Voir aussi lettre à Rémond de juillet 1714, GF 3 p. 264 : « Les assem-
blages sont ce que nous appelons corps. Dans cette masse on appelle matière
ou bien force passive ou résistance primitive ce qu’on considère dans les
corps comme le passif et comme uniforme partout … ».
Voir aussi la lettre à Des Bosses du 5 février 1712, GF 3, p. 185 : « …
de l’union de la puissance passive des monades naît la matière première,
c’est-à-dire l’exigence d’étendue et d’antitypie, ou de diffusion et de résis-
tance… »
62
Leibniz parle aussi d’Entéléchies primitives dans sa Réponse aux réflexions de
Bayle, GF 2, p. 195
63
Voir aussi lettre à Jacquelot, 9 février 1704 : « la nature de chaque substance con-
siste dans la force active, c’est-à-dire dans ce qui la fait produire des changements suivant des
lois ».
le reste n’est pour moi que purs agrégats de substances, que j’appelle subs-
tantiés (substantiata) ; l’agrégat n’est qu’un être par accident ».
Voir aussi lettre à des Bosses, GF 2 p. 187 : « en l’absence de ce lien
substantial des monades, tous les corps, avec toutes leurs qualités, ne seraient
que des phénomènes bien fondés, comme un arc-en-ciel, une image dans un
miroir , en un mot des songes qui se poursuivent de manière parfaitement
congruente à eux-mêmes ; et c’est en cela seulement que consisterait la réali-
té de ces phénomènes »
[Parmi les textes qui distinguent le corps comme agrégat et le corps
comme unité, on peut signaler : 1/ Sur les secrets admirables de la nature »,
GF 1, p. 296 : « Ou il n’y a pas de substances corporelles, et les corps ne
sont que des phénomènes véritables, c’est-à-dire s’accordant entre eux,
comme l’arc-en-ciel ou, mieux, comme un songe parfaitement cohérent, ou il
se trouve, dans les substances corporelles quelque chose d’analogue à l’âme,
que les anciens ont appelé forme ou espèce » ; 2/ NE, GF p. 285 : « Il est bon
cependant de reconnaître la différence entre les substances parfaites et entre
les assemblages de substances (aggregata) qui sont des êtres substan-
tiels » [« substance parfaite » = « substance accomplie » ; « êtres substan-
tiels » = substantiés ?] ; 3/ <Sur le principe de raison> (RG 474) : « De plus
toutes les créatures sont soit substantielles soit accidentelles. Les créatures
substantielles sont les substances ou les substantiés. J’appelle substantiés les
agrégats de substance, comme une armée d’hommes ou un troupeau de bre-
bis ; tous les corps sont de cette nature. La substance est soit simple, comme
l’âme qui n’a pas de parties, soit composée, comme l’animal qui consiste
dans une âme et un corps organique64. Mais comme le corps organique,
comme tous les autres corps, n’est rien d’autre qu’un agrégat d’animaux ou
d’autres êtres vivants, donc un agrégat de corps organiques ou tout au moins
de morceaux (c’est-à-dire de masses) qui sont eux-mêmes résolus finalement
en êtres vivants, on voit que tous les corps sont finalement résolus en êtres
vivants. Et ce qui vient en dernier, dans l’analyse des substances, ce sont les
substances simples, à savoir les âmes, ou si l’on préfère un nom plus général,
les monades, qui n’ont pas de parties ».
second de ces axiomes « suppose dans les choses une répugnance au chan-
gement externe », c’est-à-dire l’inertie, qui ne dérive pas de l’étendue et de
l’antitypie.
§ 348. La loi de continuité s’énonce ainsi dans sa formulation la plus
générale :
« Sans aucun doute quand deux cas supposés ou deux données diffé-
rentes se rapprochent continuellement l’une de l’autre jusqu’à ce qu’enfin
l’un se perde dans l’autre, il est nécessaire aussi que les suites recherchées ou
effets des deux cas se rapprochent continuellement l’un de l’autre et qu’enfin
l’un finisse par devenir l’autre et réciproquement » (« Remarques sur les
principes de Descartes », Sur l’art. 45, LP p. 310).
« Ce que dit Galilée, que les corps qui descendent passent par tous les
degrés de vitesse, je ne crois point qu’il arrive ainsi ordinairement, mais bien
qu’il n’est pas impossible qu’il arrive quelquefois ».
« Je juge que des termes sont égaux non seulement lorsque leur diffé-
rence est absolument nulle mais aussi lorsqu’elle est incomparablement plus
petite, et bien qu’on ne puisse dire en ce cas que cette différence soit absolu-
ment rien, elle n’est pourtant pas une quantité comparable à celles dont elle
est la différence » (Réponse à M Nieuwentijt au sujet de la méthode différen-
tielle ou infinitésimale).
§ 355-356-357.
Il y a miracle, pour Leibniz, lorsque se produit dans la nature un effet
qui dépasse les forces de la nature ; et que cet effet soit réitéré, qu’il soit
même constant, cela ne suspend pas son caractère de miracle (voir GF2 p.
256-257, 261). Si Dieu avait voulu que les corps dans l’univers se meuvent
en ligne circulaire, il aurait dû « y mettre la main » ou ordonner à des anges
d’y mettre la main, car cela ne peut pas se produire naturellement, c’est-à-
dire comme un effet de la nature des corps. Si Dieu avait voulu qu’une bles-
sure excite des sentiments agréables, soit il aurait dû donner au corps une
constitution telle que la blessure soit une augmentation de sa perfection, soit,
à nouveau, il aurait dû « y mettre la main ». La nature du corps étant ce que
nous connaissons, la blessure est une diminution de sa perfection, et il serait
contradictoire qu’il y corresponde dans l’âme un sentiment de plaisir, c’est-
à-dire un sentiment accompagnant un accroissement de perfection [« le plai-
sir est une connaissance ou un sentiment de la perfection ou ordre non seu-
lement en nous mais aussi en autrui, car alors on excite encore quelque per-
fection en nous »]
Descartes soutient (Dioptrique, IV, « Des sens en général, AT VI,
112-113), et Bayle est d’accord avec lui sur ce point, qu’il n’y aurait aucune
« convenance » entre les événements du corps et les événements de l’âme et
que cette liaison aurait aussi bien pu être toute différente. Leibniz soutient
qu’il existe un rapport réglé entre les deux séries d’événements.
elle n’était à chaque instant recréée par Dieu. Leibniz objecte : de ce que je
suis, il ne suit pas nécessairement que je serai, mais il en suit naturellement,
si aucune cause ne l’empêche. C’est une application de la loi d’inertie ou de
la loi de causalité : un mouvement se poursuit sans modification si aucune
cause n’arrête le mobile ou ne modifie son mouvement ; la créature continue
d’exister si aucune cause ne s’y oppose.
§ 384. Leibniz conteste la prémisse de la doctrine de la création conti-
nuée, c’est-à-dire la conception cartésienne du temps. Descartes résout le
temps en moments, alors que (en particulier déjà chez Aristote) les instants
ne sont pas des éléments du temps mais des limites.
§ 385. « La créature dépend continuellement de l’opération divine » :
cette dépendance peut être appelée si l’on veut « création continuée », mais
elle n’en est pas une en rigueur de termes : il y a dans la substance une per-
manence, qui est la permanence de sa puissance active primitive, qui produit
les accidents dans leur succession temporelle. Dieu ne recrée pas à chaque
instant sa créature, la création est un acte intemporel qui est coexistant à tous
les moments du devenir des êtres créés, et cet acte intemporel crée une subs-
tance qui est elle-même supra-temporelle. L’existence temporelle ne com-
mence qu’au niveau des accidents. On peut donc parler d’une conservation,
d’une création continuée, mais à la condition de comprendre que cette con-
servation n’est pas inscrite dans le temps comme le sont les modifications
des substances. Voir aussi DM XIV, GF 1 p. 220
§ 388. La doctrine de la création continuée ne fait pas obstacle à
l’action de la créature : le même instant insécable (et dans lequel par consé-
quent aucun ordre chronologique n’est concevable) peut accueillir des réali-
tés entre lesquelles il peut y avoir antériorité et postériorité logique ; ainsi
dans le même instant, il y a l’action par laquelle Dieu produit la créature, et
cette création est antérieure en nature à l’existence créée ; et il y a l’action
par laquelle la créature produit ses affections, production qui est elle-même
antérieure en nature à ce qu’elle produit.
Ame
Sur l’indestructibilité de toute âme, voir à Arnauld, 9 octobre 1687 et
Théodicée I, 89
Appétition
« l’action du principe interne qui fait le changement ou le passage
d’une perception à une autre peut être appelée appétition » (PNG)
Atome
La lettre à de Volder du 30 juin 1704 distingue le « corps mathéma-
tique » et les corps qui sont des choses réelles. Le corps mathématique est
une quantité continue ; il « ne peut être résolu en éléments constitutifs pre-
miers », ce qui montre qu’ « il n’est en aucune façon réel, mais est un
quelque chose de mental qui ne désigne rien d’autre que la possibilité des
parties, et non quelque chose d’actuel. La ligne mathématique se comporte
comme l’unité arithmétique et, de part et d’autre, les parties ne sont que pos-
sibles et par suite indéfinies ; et la ligne n’est pas plus un agrégat des lignes
en lesquelles on peut la couper que l’unité n’est un agrégat des fractions en
lesquelles on peut la partager […] Mais dans les choses réelles, à savoir les
corps, les parties ne sont pas indéfinies (comme dans l’espace, chose men-
tale) mais assignées en acte d’une façon déterminée, dans la mesure où la na-
ture ménage selon les variétés des mouvements des divisions et des subdivi-
sions en acte, et bien que ces divisions procèdent à l’infini, cependant tout ne
s’en ramène pas moins à des éléments constitutifs premiers déterminés ou
unités réelles, mais infinis en nombre. Pour parler précisément, la matière
n’est pas composée d’unités constitutives mais elle en résulte puisque la ma-
tière ou masse étendue n’est qu’un phénomène fondé dans les choses,
comme l’arc en ciel ou le parhélie, et toute réalité n’appartient qu’à des uni-
tés. Les phénomènes peuvent donc toujours être divisés en phénomènes plus
petits qui pourraient apparaître à d’autres animaux plus petits, mais jamais
on ne parviendra à des phénomènes qui seraient les plus petits. En fait les
Unités substantielles ne sont pas les parties mais les fondements des phéno-
mènes ».
« Le moindre corpuscule est actuellement subdivisé à l’infini, et con-
tient un monde de nouvelles créatures, dont l’Univers manquerait si ce cor-
puscule était un atome, c’est-à-dire un corps tout d’une pièce sans subdivi-
sion » (à la princesse de Galles, 12 mai 1716).
Connaissance
Leibniz distingue en Dieu la science de simple intelligence qui est la
connaissance des possibles et la science de vision par laquelle Dieu connaît
les existences et les actions de ses créatures.
Certains théologiens, partisans de la liberté d’indifférence, distinguent
en outre ce qu’ils appellent la science moyenne. Par sa science moyenne,
Dieu prévoirait les alternatives devant lesquelles se trouvera placée la volon-
té humaine ainsi que les conséquences résultant du choix qu’elle posera ; il
pourrait donc faire en sorte que, quelle que soit l’option choisie, elle con-
court à la réalisation du plan providentiel.
Cette science moyenne n’a pas de place dans le système de Leibniz.
Mais Leibniz accepte d’en garder la notion, en divisant alors la science de
simple intelligence en deux parts, l’une concernant les vérités universelles et
nécessaires, l’autre concernant les futurs contingents, ou plus précisément les
vérités possibles contingentes, la science de vision portant alors sur les véri-
tés contingentes actuelles.
Conservation
Ce qui se conserve dans la nature, c’est, non pas la quantité de mou-
vement mais la quantité de force : « il ne faut pas chercher [le fondement des
lois de la nature] dans la conservation de la même quantité de mouvement
[…] mais plutôt dans la nécessité de conserver la même quantité de puis-
sance active, et même (j’ai trouvé à cela de très belles raisons) la même
quantité d’action motrice… » (De ipsa natura). « Il est constant que la
quantité de mouvement est en proportion de la masse et de la vitesse, alors
que la quantité de la puissance, ainsi que nous l’avons montré, est en propor-
tion de la masse et de la hauteur à laquelle un grave peut être élevé par cette
puissance, et que les hauteurs sont comme les carrés des vitesses des corps
qui s’élèvent » (Animadversiones). « La sagesse suprême de Dieu lui a fait
choisir surtout les lois du mouvement les mieux ajustées et les plus conve-
nables aux raisons abstraites ou métaphysiques. Il s’y conserve la même
quantité de la force totale et absolue ou de l’action ; la même quantité de la
force respective ou de la réaction ; la même quantité enfin de la force direc-
tive » (PNG)
Continu
« Le continu est divisible à l’infini. Ce qui, dans la ligne droite, no-
tamment, résulte de ce qu’une partie de la ligne est semblable au tout. C’est
pourquoi puisque le tout peut être divisé, la partie aussi pourrait l’être, et,
semblablement, n’importe quelle partie de cette partie. Les points ne sont pas
des parties du continu mais des extrémités, et il n’y a pas plus de partie mi-
nimum de la ligne que de fraction minimum de l’unité » (à Des Bosses, 14
février 1706).
Différence de statut entre quantité continue et quantité discrète :
« dans les choses actuelles, il n’y a qu’une quantité discrète, une multitude
de monades ou substances simples plus grande que n’importe quel nombre
[…] Mais la quantité continue est quelque chose d’idéal qui appartient aux
possibles et aux actuelles prises comme possibles […] Les actuelles sont
composées comme les nombres qui sont composés d’unités, les idéales
comme les nombres qui sont composés de fractions : les parties sont en acte
dans le tout réel, non dans le tout idéal. En prenant les idéales pour des subs-
tances réelles, quand nous cherchons dans l’ordre des possibles des parties
actuelles et dans les agrégats des actuelles des parties indéterminées, nous
nous enfonçons nous-mêmes dans le labyrinthe du continu et dans des con-
tradictions inextricables » (à de Volder , 19 janvier 1706).
La lettre à Arnauld du 9 octobre 1687 montre qu’il est impossible de
sortir du labyrinthe de la composition du continu dès le moment où l’on fait
de l’étendue l’essence de la matière.
Définition
Sur les différents types de définitions, voir DM XXIV
Degrés de connaissance
DM, § XXIV distingue les connaissances confuses, distinctes, adé-
quates, intuitives
Dieu trinitaire
Chez Luther, les trois personnes divines correspondent à la création, la
rédemption et la sanctification.
Parfois la Trinité est comprise selon le paradigme sujet/objet/acte.
Leibniz écrit ainsi : On ne trouve pas dans la nature « une substance absolue
qui en contienne plusieurs respectives. Cependant, pour rendre ces notions
plus aisées par quelque chose d’approchant, je ne trouve rien dans les créa-
tures de plus propre à illustrer ce sujet que la réflexion des esprits quand un
même esprit est son propre objet immédiat, et agit sur soi-même en pensant à
soi-même et à ce qu’il fait, car le redoublement donne une image ou ombre
de deux substances respectives dans une même substance absolue […] Je
n’ose pourtant porter la comparaison assez loin et je n’entreprends point
d’avancer que la différence qui est entre les trois personnes divines n’est
plus grande que celle qui est entre ce qui entend et ce qui est entendu, lors-
qu’un esprit fini pense à soi, d’autant que ce qui est modal, accidentel, im-
parfait et mutable en nous, est réel, essentiel, achevé et immuable en Dieu »
Direction
« … la même direction ou détermination subsiste toujours en somme
dans la nature » (à Arnauld, 30 avril 1687)
Egalité
Redéfinition de l’égalité : « je juge que des termes sont égaux non
seulement lorsque leur différence est absolument nulle mais aussi lorsqu’elle
est incomparablement plus petite, et bien qu’on ne puisse dire en ce cas que
cette différence soit absolument rien, elle n’est pourtant pas une quantité
comparable à celles dont elle est la différence » (Réponse à M Nieuwentijt
au sujet de la méthode différentielle ou infinitésimale)
Esprit
Voir lettre à Jean-Frédéric de 1671, § 11, Œuvres publiées par Lucy
Prenant, p. 99.
Voir aussi lettre à Morell, mai 1698 : « comme tous les esprits sont
des unités, on peut dire que Dieu est l’unité primitive, exprimée par tous les
autres esprits suivant leur portée ».
Esprit incréé et esprit créé : les substances portent le caractère de
l’infinité divine par la complexité infinie de l’univers qu’elles expriment, de
sorte que leur perception ne diffère pas de celle de Dieu en étendue mais
seulement en distinction
Expression
« Une chose exprime une autre (dans mon langage) lorsqu’il y a un
rapport constant et réglé entre ce qui se peut dire de l’une et de l’autre. C’est
ainsi qu’une projection de perspective exprime son géométral » (A Arnauld,
9 octobre 1687, LP p. 261)
Perception et expression sont employés comme deux termes substi-
tuables dans lettre à Arnauld du 9 octobre 1687 : « … à qui j’attribue une
expression ou perception inférieure à la pensée ».
Finalité
« …la finalité sert dans la physique même à découvrir les vérités ca-
chées » (De ipsa natura) ; elle sert aussi à rendre raison des lois du mouve-
ment qui ne peuvent pas être découvertes « par la seule considération des
causes efficientes ou de la matière » : « ces lois ne dépendant point du prin-
cipe de la nécessité comme les vérités logiques, arithmétiques et géomé-
triques ; mais du principe de convenance, c’est-à-dire du choix de la sa-
gesse » (PNG) ; voir aussi DM XIX, XXI, XXII ; voir aussi Animadver-
siones et Grua, II, 486)
Foi
« Les récompenses et châtiments sont encore invisibles au dehors et
ne paraissent qu’aux yeux de notre raison ou foi, ce que je prends ici pour
une même chose, car la vraie foi est fondée en raison. Et puisque les mer-
veilles de la nature nous font trouver les opérations de Dieu admirablement
belles toutes les fois que nous pouvons envisager un tout dans son naturel,
quoi que cette beauté ne paraisse pas en regardant les choses détachées ou
arrachées de leur tout, nous pouvons juger par cela même que tout ce que
nous ne pouvons pas encore débrouiller ni envisager tout entier avec toutes
ses parties, ne doit pas moins avoir de la justesse et de la beauté. Et bien
connaître ce grand point, c’est avoir le fondement naturel de la foi, de
l’espérance et de l’amour de Dieu, puisque ces vertus sont fondées sur la
connaissance des perfections divines » (1703)
Voir aussi TH, Discours, § 44 : croire = « ce qu’on ne juge que par les
effets »
Force
Force primitive et force dérivative : Théodicée, première partie, § 87 ;
à de Volder, 21 janvier 1704 [« la force dérivative, c’est l’état présent en tant
qu’il tend au suivant ou enveloppe d’avance le suivant, en tant que tout ce
qui est présent est gros du futur. Mais la chose permanente elle-même, en
tant qu’elle enveloppe tous les cas, a une force primitive, de telle sorte que la
force primitive est comme la loi de la série et la force dérivative comme la
détermination qui assigne un terme quelconque dans la série »] ; à de Volder
30 juin 1704.
Il existe deux sortes d’action : « ou bien il s’agit du conflit de deux
corps, comme dans l’équilibre de la balance, ou bien il s’agit de la produc-
tion d’un certain effet, tel que élever un grave à une hauteur donnée, tendre
un élastique à tel degré de tension ». Et il existe deux sortes de forces : « et
pour les forces, celles-ci sont ou bien mortes, telles celles qu’a le premier
conatus d’un grave qui tombe ou celui qui est acquis à n’importe quel mo-
ment ; ou bien ce sont des forces vives, telles celles qui sont dans l’impetus
que le grave reçoit en tombant pendant une certaine durée. Et l’impetus de la
force vive est à l’égard de la sollicitation nue de la force morte comme
l’infini au fini, c’est-à-dire comme dans nos différentielles la ligne à ses
éléments. Car l’impetus est formé de l’accroissement continu des sollicita-
tions » (à de Volder, G II, 154) – «… à savoir que la vitesse croît uniformé-
ment selon le temps, mais que la force absolue elle-même croît selon
l’espace ou le carré des temps, c’est-à-dire selon l’effet. De telle sorte que,
Infini
Quelques jalons historiques (Leibniz : « Histoire et origine du calcul
infinitésimal »)
Leibniz étudie l’analyse cartésienne à partir de 1673
Sur l’infini qui est un infini d’infini, voir Grua, II, 553-555
Voir aussi NE, II, XVII
Cinq figures de l’infini
1/ L’infinité de Dieu, qui est l’infinité vraie, l’absolu (NE p. 133, fin),
l’absolument simple, mais qui se laisse pluraliser en absolus qui sont ses at-
tributs ; « puissance active ayant des quasi-parties, éminemment, mais ni
formellement ni en acte. Cet infini est Dieu lui-même » (à Des Bosses, 1e
septembre 1706).
2/ L’infinité des mondes possibles (Monadologie § 53 ; Théodicée §
225 [Leibniz distingue une modalité extensive et une modalité intensive de
l’infini, une infinité de premier degré et une infinité réfléchie par
l’intermédiaire d’un système combinatoire ; la formule ‘infiniment infini’
marque le moment où le jeu combinatoire transforme l’infini en objet de
connaissance
3/ L’infinité de la substance : être, c’est percevoir et exprimer l’infini,
sous un certain point de vue
4/ L’infinité de l’univers66. La multiplicité des substances est telle
qu’on ne peut lui assigner de limite : « A proprement parler, il est vrai qu’il y
a une infinité de choses, c’est-à-dire qu’il y en a toujours plus qu’on en
puisse assigner » (NE 132) ( = la multitude des choses de l’univers n’est pas
nombrable ; on ne peut pas associer à l’infinité des substances une quantité
66
« je tiens que le nombre des âmes , ou au moins des formes, est infini, et que, la ma-
tière étant divisible sans fin, on n’y peut assigner aucune partie si petite où il n’y ait dedans
des corps animés, ou au moins doués d’une entéléchie primitive ou (si vous permettez qu’on
se serve si généralement du nom de vie) d’un principe vital, cad des substances corporelles
dont on pourra dire en général de toutes qu’elles sont vivantes […] aussi les philosophes ont
reconnu que c’est la forme qui donne l’être déterminé à la matière, et ceux qui ne prennent
pas garde à cela ne sortiront jamais du labyrinthe de compositione continui, s’ils y entrent une
fois » (A Arnauld, 9 octobre 1687)
67
Leibniz distingue l’infini catégorématique et l’infini syncatégorématique. Le pre-
mier désigne une multitude composée d’une infinité nombrable de parties ; le second une
multitude infinie qui n’est pas dénombrable. Le premier n’existe pas, pour Leibniz, car son
idée enveloppe contradiction : « Il n’est pas donné d’infini catégorématique, c’est-à-dire ayant
en acte des parties infinies formellement » (à Des Bosses, 1e septembre 1706)
ni résoluble en points, et que les points aussi ne sont que des extrémités et
nullment des parties ou composants de la ligne » (à Dangicourt)
La conception leibnizienne de l’infini se rassemble autour des posi-
tions suivantes :
A/ L’esprit humain a une idée innée de l’infini : « l’idée de l’absolu
[qui est le véritable infini] est en nous intérieurement comme celle de l’être »
(NE, II, XVII, p. 133). Il ne peut donc être question de chercher, comme le
voudrait Locke, une genèse de l’idée d’infini : ni l’induction, ni l’expérience
interne ne sont en mesure de nous donner cette idée.
Contre Locke, on doit dire également que si l’augmentation à l’infini
des quantités nous donne l’idée de l’infini, ce n’est pas seulement au sens où
rien n’arrêterait notre esprit dans sa progression (cela signifierait infini = in-
défini), c’est au sens où il y a une raison de la progression interminable [« la
même raison subsiste toujours […] et la considération de l’infini vient de
celle de la similitude ou de la même raison » (idem)
B/ L’infini existe en acte et non pas seulement en puissance (lettre à
Foucher : « Je suis tellement pour l’infini actuel qu’au lieu d’admettre que la
nature l’abhorre comme on le dit vulgairement, je tiens qu’elle l’affiche par-
tout pour mieux marquer la perfection de son auteur ».
La question de savoir si l’infini est « en acte » ou seulement « en puis-
sance » remonte à Aristote. Voir Physique, III, 206a [« L’infini n’est donc
pas à considérer comme quelque chose de spécial et de précis, un homme,
par exemple, une maison ; mais il faut comprendre l’existence de l’infini
comme on dit que sont le jour ou l’Olympiade, auxquels l’être n’appartient
pas comme étant telle substance, mais qui sont toujours à devenir et à périr,
limité et fini, sans doute, mais étant toujours autre et toujours autre »]. Aris-
tote fait de l’infini quelque chose qui ne peut être qu’en puissance. Pour
Leibniz, il y a un infini en puissance (la matière est divisible à l’infini) mais
aussi un infini en acte. Innovation de grande importance : l’absence de li-
mites ne correspond pas à l’indéterminé mais au contraire au maximum de
détermination
Descartes refuse la possibilité d’une connaissance de l’infini : « la na-
ture de l’infini est telle que des pensées finies ne le sauraient comprendre »
(Principes, Première partie, § 19). Leibniz reprend la distinction cartésienne
entre connaître et comprendre mais écarte la restriction cartésienne : « Bien
que nous soyons des êtres finis, nous pouvons concevoir bien des choses
concernant l’infini… » (Réflexions sur la partie générale des Principes de
Descartes), par exemple sur les asymptotes, ligne infinie et dont nous con-
naissons la raison pourquoi elle est infinie.
C/ L’esprit humain est capable de calcul sur l’infini, calcul qui sera
appelé « calcul différentiel et intégral ». Descartes pensait que « trouver la
proportion entre les lignes droites et les lignes courbes [était] impossible
pour les hommes », et cela parce que l’algèbre cartésienne ne connaît que
des équations ayant un degré déterminé [une équation de degré n possède n
racines et peut se ramener à un produit de n facteurs de premier degré (x –
a). Leibniz fait sauter le verrou cartésien et propose une solution pour la
quadrature du cercle (= trouver un nombre exprimant le rapport du cercle au
carré circonscrit) ; si la surface du carré est égale à 1, celle du cercle est
égale à 1 – 1/3 /+ 1/5 – 1/7 + 1/9…… L’aire du cercle qui est finie est donc
égale à une série infinie de termes, une série qui n’échappe pas à la raison,
puisque la série « n’est constituée que par une loi de progression unique » et
que « l’esprit peut la concevoir convenablement tout entière ».
Leibniz est l’inventeur du calcul différentiel, qui porte sur les diffé-
rences infiniment petites entre deux valeurs d’une variable. Ces différences
sont à la fois l’objet et l’instrument d’un calcul dont Leibniz détermine les
règles et dont il met en évidence la portée générale [Marquis de l’Hospital :
« dans tout cela, il n’y a encore que la première partie du calcul de M. Leib-
niz, laquelle consiste à descendre des grandeurs entières à leurs différences
infiniment petites, et à comparer entre eux ces infiniment petits, de quelque
genre qu’ils soient ; c’est ce qu’on appelle calcul différentiel. Pour l’autre
partie, qu’on appelle calcul intégral, et qui consiste à remonter de ces infini-
ment petits aux grandeurs ou aux touts dont ils sont les différences, c’est-à-
dire à en trouver les sommes, j’avais aussi dessein de la donner…… »].
Origines du calcul différentiel
La première se trouve dans les calculs sur les suites de nombres. Par
exemple : « la somme des différences entre termes consécutifs (quel qu’en
soit le nombre) est égal à la différence entre les deux termes extrêmes »..
La deuxième source du calcul différentiel est géométrique et vient des
problèmes de quadrature.
Le concept central est celui de différence (dX) : concept général qui
n’est pas défini comme un concept représentant une grandeur de nature dé-
terminée mais une différence quelconque (entre deux valeurs d’une va-
riable), différence seulement déterminée dans son rapport avec une grandeur
arbitrairement choisie.
X et dX sont homogènes : la variable et sa différence sont de même
espèce, de même genre ou nature. Ce qui justifie qu’on leur applique les
mêmes opérations
X et dX sont incomparables [reprenant Euclide, Leibniz précise que
« seules sont comparables des grandeurs homogènes dont le produit de l’une
par un nombre fini peut surpasser l’autre], au sens où ils ne sont pas du
même ordre de grandeur. Ce qui fait que X + dX est la même chose que X
[« on demande qu’on puisse prendre indifféremment l’une pour l’autre deux
quantités qui ne diffèrent entre elles que d’une quantité infiniment petite ou
(ce qui est la même chose) qu’une quantité qui n’est augmentée ou diminuée
que d’une autre infiniment moindre qu’elle puisse être considérée comme
demeurant la même »].
Le calcul différentiel devient calcul infinitésimal (un calcul des infi-
niment petits) quand il est appliqué aux courbes : « on demande qu’une ligne
courbe puisse être considérée comme l’assemblage d’une infinité de lignes
droites, chacune infiniment petite ou, ce qui est la même chose, comme un
polygone à un nombre infini de côtés, chacun infiniment petit, lesquels dé-
terminent par les angles qu’ils font entre eux la courbure de la ligne ».
Même considération en ce qui concerne la tangente : « …dans son
principe, trouver la tangente consiste à tracer une droite figurant deux points
infiniment proches de la courbe, cad à tracer le côté d’un polygone infinitan-
gulaire qui, à mes yeux, équivaut à la courbe » [cette équivalence mathéma-
tique entre le polygone infinitangulaire et la courbe a une racine ontolo-
gique : la figure « n’est jamais exacte et déterminée à la rigueur dans la na-
ture à cause de la division actuelle à l’infini des parties de la matière (lettre
à Arnauld du 9 octobre 1687).
Mécanisme
« Il faut toujours expliquer la nature mathématiquement ou mécani-
quement, pourvu qu’on sache que les principes mêmes ou les lois de la mé-
canique ou de la force ne dépendent pas de la seule étendue mathématique
mais de quelques raisons métaphysiques » (à Arnauld, 4-14 juillet 1686)
« On peut expliquer machinalement, je l’avoue, les particularités de la
nature, mais c’est après avoir reconnu ou supposé les principes de la méca-
nique même, qu’on ne saurait établir a priori que par des raisonnements de
métaphysique » (à Arnauld, 30 avril 1687). Les principes de la mécanique
sont métaphysiques en ce qu’ils ne sont pas réductibles à la géométrie et re-
posent sur la notion de force ou puissance d’agir. Voir aussi DM XVIII
Mouvement
Perfection
« la perfection n’étant autre chose que la grandeur de la réalité posi-
tive prise précisément, en mettant à part les limites ou bornes dans les
choses qui en ont » (Monadologie, § 41)
Prédestination
Leibniz a tôt pensé que les controverses naissent de malentendus
Il existe plusieurs grandes orientations dans la question de la prédesti-
nation.
L’une d’entre elles, adoptée par Luther, Calvin, Bèze admet un décret
primitif d’élection ou de réprobation, parce qu’il a plu à Dieu de montrer
ainsi sa gloire. D’où le décret de rendre l’homme condamnable par sa chute
(thèse supralapsaire).
Leibniz leur accorde que Dieu agit pour manifester sa gloire, mais
précise que cette gloire consiste à agir par des raisons prévalentes ou aussi
sagement que possible.
Leibniz exclut la création pour le péché ou pour la gloire de punir
comme le pensaient certains supralapsaires, tout en reconnaissant qu’il faut,
avec Luther, avoir confiance dans le Dieu caché.
Selon l’opinion moyenne, reprise par les calvinistes Sohn et Zanchi et
le jésuite Bellarmin, Dieu choisit les élus dans la masse réprouvée en consé-
quence du péché originel et les dirige à la vie éternelle par des moyens in-
faillibles (thèse infralapsaire absolue).
Demeure inexpliquée, selon Leibniz, l’origine du péché d’Adam
comme de l’impénitence des damnés. Ce qui est en tout cas, exclu, dans
l’esprit de Leibniz, c’est que Dieu n’ait pas pu ou voulu leur donner des
forces pour ne pas pécher. La solution se trouve dans le choix divin de de la
meilleure des séries infinies. Le salut de tous ne fait pas partie de la série la
plus parfaite
Pour le jeune Augustin, suivi par Melanchton et d’autres, Dieu prédes-
tine ceux qu’il prévoit croire au Christ et réprouver les réfractaires (thèse in-
fralapsaire conditionnelle).
Leibniz répond : Foi, charité ou bonnes œuvres (qui sont indisso-
ciables : si la foi est pratique, on ne peut pas vraiment dissocier la foi et les
bonnes œuvres) sont prévues chez les élus mais comme dons de Dieu ; ces
dons de Dieu ne sont pas arbitraires : « il ne faut pas s’imaginer des décrets
absolus qui n’aient aucun motif raisonnable » (DM 31) – « J’ai trouvé avec
St Augustin, Thomas d’Aquin et Luther que Dieu est la dernière raison des
choses et que ceux qui parlent des bonnes qualités prévues, soit foi soit
Raison
« Et quoique la raison divine surpasse infiniment la nôtre, on peut dire
sans impiété que nous avons la raison commune avec Dieu, et qu’elle fait
non seulement les liens de toute la société et amitié des hommes, mais en-
core de Dieu et de l’homme » (après 1704)
Réflexion
« Les bêtes, autant qu’on en peut juger, manquent de cette réflexion
qui nous fait penser à nous-mêmes » (Considérations sur les principes de
vie, 97)
Substance
La proposition énonçant la convertibilité de l’un et de l’être se trouve
dans la lettre à Arnauld du 30 avril 1687 : « …que ce qui n’est pas vérita-
blement un être n’est pas non plus véritablement un être ».
Vérité
Les Animadversiones distinguent les vérités de fait et les vérités de
raison. La première des vérités de raison est le principe de contradiction, qui
revient au même que le principe d’identité. Quant aux vérités de fait, Leibniz
précise : « il y a autant de vérités de fait premières qu’il y a de perceptions
immédiates ou, si l’on peut dire, de consciences. Car je n’ai pas seulement
conscience de mon moi pensant, mais aussi de mes pensées, et il n’est pas
plus vrai ni plus certain que je pense qu’il n’est vrai et certain que je pense
telle ou telle chose.. Aussi est-on en droit de rapporter toutes les vérités de
fait premières à ces deux-ci : je pense et des choses diverses sont pensées
par moi. D’où il suit non pas seulement que je suis, mais encore que je suis
affecté de diverses manières ».
De nombreux textes distinguent les vérités nécessaires et les vérités
contingentes. Un texte, donné par Grua, I, 303 les distingue ainsi : « En fait
dans les propositions nécessaires on parvient par une analyse continuée
jusqu’au bout à une équation identique ; et c’est cela même démontrer une
vérité dans la rigueur géométrique ; dans les contingentes, les analyses pro-
gressent à l’infini par des raisons de raisons, de telle sorte qu’on n’a jamais
une démonstration complète, que cependant la raison de la vérité s’y trouve
toujours, et que Dieu seul la comprend parfaitement, lui qui seul pénètre la
série infinie d’un seul trait de son esprit ».
Une autre présentation de cette distinction énonce : « Il y a deux pro-
positions premières : la première est le principe des nécessaires, selon lequel
ce qui implique contradiction est faux ; la seconde le principe des contin-
gentes selon lequel ce qui est plus parfait ou a une plus grande raison est
vrai. Sur le premier s’appuient toutes les vérités métaphysiques, cad absolu-
ment nécessaires, telles que les vérités logiques, arithmétiques, géométriques
et autres semblables [à rapprocher de TH, DCFR, § 2]. En effet à celui qui
les nie on peut toujours montrer que le contraire implique contradiction. Sur
le second s’appuient toutes les vérités contingentes par leur nature, néces-
saires seulement à partir de l’hypothèse de la volonté de la divinité ou de la
volonté d’un autre » (Grua, I, 303).
Le principe des contingentes peut aussi être formulé ainsi : « Dieu
veut choisir le plus parfait » (Grua, I, 301-302). Ce principe est indémon-
trable : « c’est absolument la même chose de dire que Dieu est libre, et de
dire que cette proposition est un principe indémontrable. Car si on pouvait
rendre raison de ce premier décret divin, par cela même Dieu ne l’aurait pas
librement décrété ». Le principe des contingentes est aussi indémontrable
que le principe d’identité, principe des nécessaires.
Le partage entre vérités nécessaires et vérités contingentes correspond
aussi au partage entre l’ordre des essences et l’ordre des existences.
Première partie.
Question 22.
1. Rien de ce qui est prévu n’est fortuit. Si donc tout est prévu par
Dieu, il n’y aura rien de fortuit, ce qui fait disparaître le hasard et la chance,
contrairement à l’opinion commune.
2. Tout pourvoyeur sage exclut autant qu’il le peut tout défaut et tout
mal des choses dont il prend soin. Or nous voyons que les choses comportent
de nombreux maux. Ou bien par conséquent Dieu ne peut les empêcher, et il
n’est donc pas tout-puissant ; ou bien il n’a pas soin de toutes choses.
3.Les choses qui se produisent par nécessité ne requièrent ni provi-
dence ni prudence : aussi Aristote dit-il, au 6ème livre de l’Éthique à Nico-
maque, que la prudence est la droite règle des choses contingentes, les-
quelles relèvent du conseil et du choix. Puis donc que beaucoup de choses se
produisent par nécessité, toutes ne sont pas soumises à providence.
4. Ce qui est laissé à soi-même n’est pas soumis à la providence d’un
être qui le gouverne. Mais les hommes sont laissés par Dieu à eux-mêmes,
selon l’Ecclésiastique (15, 14) : au commencement Dieu a fait l’homme et
l’a laissé aux mains de son propre conseil ; et spécialement les méchants, se-
lon le Psaume 80 (13) : il les a abandonnés aux désirs de leur cœur. Tout
n’est donc pas soumis à la providence divine.
5. L’Apôtre Paul (Première épître aux Corinthiens, 9, 9) dit que Dieu
n’a pas souci des bœufs, ni pour autant des autres créatures dépourvues de
raison. Tout n’est donc pas soumis à la providence divine.
fets à la fin va aussi loin que la causalité de l’agent premier. Aussi arrive-t-il
que dans les œuvres d’un certain agent il advienne quelque chose qui n’est
pas ordonné à la fin, parce que cet effet s’ensuit de quelque autre cause,
étrangère à l’intention de l’agent. Or la causalité de Dieu, qui est l’agent
premier, s’étend à tous les êtres, corruptibles comme incorruptibles, non seu-
lement quant à leurs principes spécifiques, mais encore quant aux principes
individuels. Aussi faut-il que tout ce qui a l’être d’une quelconque manière
soit ordonné par Dieu à sa fin, conformément à ce mot de l’Apôtre Paul
(Romains, 13, 1) : ce que Dieu fait être, il l’ordonne. Puis donc que la pro-
vidence de Dieu n’est rien d’autre que la conception de l’ordination des
choses à leur fin (...), ils faut que toutes choses, pour autant qu’elles ont part
à l’être, soient soumises à la providence divine.
Pareillement (...), Dieu connaît tout, les particuliers autant que les
universels. Et comme sa connaissance a le même rapport aux choses que la
connaissance de l’art à ses produits (...), il faut que toutes choses soient sou-
mises à son ordination, de même que tous les produits le sont à celle de l’art.
les êtres corruptibles à la divine providence, parce qu’ils y trouvaient des ha-
sards et des maux.
3. L’homme n’est pas l’instituteur de la nature, mais il se sert des
choses naturelles, pour son propre usage, dans les œuvres de l’art et de la
vertu. C'est pourquoi la providence humaine ne s’étend pas aux choses né-
cessaires, qui se produisent par nature. Mais la providence de Dieu s’y étend,
parce qu'il est l’auteur de la nature. − C’est cette raison qui semble avoir mo-
tivé deux qui ont soustrait le cours des choses naturelles à la divine provi-
dence, le mettant au compte de la nécessité matérielle, tels Démocrite et les
anciens Naturalistes.
4. Que Dieu ait laissé l’homme à lui-même n’exclut pas celui-ci de la
providence divine, mais cela montre qu’il n’a pas été programmé avec une
puissance active déterminée à un seul effet, comme les choses naturelles :
celles-ci sont seulement agies, en ce sens qu’elles sont dirigées vers leur fin
par un autre, mais n’agissent pas elles-mêmes, au sens où elles se dirige-
raient elles-mêmes vers leur fin, comme les créatures rationnelles au moyen
du libre arbitre, par lequel elles délibèrent et choisissent. D’où l’expression :
aux mains de son propre conseil. Or comme même l’acte du libre arbitre
renvoie à Dieu comme à sa cause, ce qui provient du libre arbitre est néces-
sairement soumis à la providence divine : car la providence humaine est
contenue dans la providence divine, comme la cause particulière dans la
cause universelle. − Dieu cependant exerce sa providence sur les hommes
justes d’une manière plus excellente que sur les impies, en ce qu’il ne permet
pas qu’il se produise à leur encontre quoi que ce soit qui au bout du compte
empêcherait leur salut : car tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu
(Romains, 8, 28). Mais du fait qu’il n’exempte pas les impies du mal de
faute, on dit qu’il les abandonne. Non pas cependant au point de les exclure
totalement de sa providence : autrement, ils seraient anéantis, à moins que sa
providence ne les en préserve. − C’est cette raison qui semble avoir motivé
Cicéron, qui soustrait les affaires humaines à la divine providence, parce que
nous en délibérons.
5. Du fait que la créature rationnelle a par le libre arbitre la maîtrise de
son acte (...), c’est d’une manière spéciale qu’elle est soumise à la provi-
dence divine, à savoir en ce que quelque chose est imputé à sa faute ou à son
mérite, et qu’elle en retire une peine ou une récompense. Et c’est en ce sens
que l’Apôtre exclut les bœufs du soin de Dieu, ce qui ne veut pas dire que les
individus de l’ordre des créatures dépourvues de raison ne relèvent pas de la
providence divine, comme Rabbi Moïse l’a pensé.
pour certains effets des causes nécessaires, afin qu’ils adviennent nécessai-
rement ; mais pour certains des causes contingentes, pour qu’ils adviennent
en étant contingents, d’après la condition de leurs causes prochaines. (...)
Question 23.
1. Dieu aime tout homme, selon Sagesse, 11, 25 : Tu aimes tous les
êtres, et tu ne hais rien de ce que tu as fait. Dieu ne réprouve donc aucun
homme.
2. Si Dieu réprouve un homme, il faut que la réprobation ait le même
rapport aux réprouvés que la prédestination aux prédestinés. Or la prédesti-
nation est la cause du salut des prédestinés. La réprobation sera donc la
cause de la perdition des réprouvés. Mais cela est faux, car Osée dit (13, 9) :
Ta perdition, Israël, vient de toi ; de moi vient seulement ton secours. Dieu
ne réprouve donc personne.
3. On ne doit imputer à personne ce qu’il ne peut éviter. Mais si Dieu
réprouve quelqu'un, ce dernier ne peut éviter d’être perdu. L’Ecclésiaste (7,
13) dit en effet : Considère les œuvres de Dieu ; personne ne peut redresser
ce qu’il a dédaigné. Il ne faudrait donc pas imputer aux hommes leur perte.
Mais cela est faux. Dieu ne réprouve donc personne.
En sens contraire, Malachie dit (1, 2-3) : J’ai aimé Jacob, mais j’ai
pris Esaü en haine.
1. Dieu aime tous les hommes, et même toutes les créatures en ce qu’à
tous il veut du bien ; mais pour autant il ne veut pas tout bien à tous. Dans la
mesure donc où il ne veut pas pour certains ce bien qu’est la vie éternelle, il
est dit les avoir en haine, ou les réprouver.
2. Du point de vue causal, il en va autrement de la réprobation et de la
prédestination. Car la prédestination est cause à la fois de ce qui est attendu
dans la vie future, à savoir la gloire, et de ce qui est reçu dans la vie présente,
à savoir la grâce. La réprobation au contraire n’est pas cause de ce qui est
présentement, à savoir la faute, mais elle est la cause de l’abandon par
Dieu. Elle est cependant cause de ce qui est conféré dans la vie future, à sa-
voir la peine éternelle. Or la faute provient du libre arbitre de celui qui
est réprouvé et déserté par la grâce. C’est ce qui vérifie la parole du pro-
phète : Ta perdition, Israël, vient de toi.
3. La réprobation divine ne retire rien de la puissance du réprouvé.
C'est pourquoi, lorsque l’on dit que le réprouvé ne peut obtenir la grâce, il ne
faut pas l’entendre au sens d’une impossibilité absolue, mais au sens d’une
impossibilité conditionnelle, au même sens (...) où le prédestiné est néces-
sairement sauvé, d’une nécessité conditionnelle, qui ne supprime pas le
libre arbitre. C'est pourquoi, bien que personne ne puisse obtenir la grâce
s’il est réprouvé par Dieu, il dépend pourtant de son libre arbitre de tomber
dans tel ou tel péché. C’est donc aussi à juste titre (merito) qu’on le lui im-
pute comme une faute.
En sens contraire, l’Apôtre dit à Tite (3, 5) : ce n’est pas pour les
œuvres de justice que nous avons faites, mais d’après sa miséricorde, qu’il
nous a sauvés. Or c’est de la même façon qu’il nous a sauvés qu’il nous a
prédestinés à être sauvés. Ce n’est donc pas la prescience des mérites qui est
la cause ou la raison de la prédestination.
tant de ce point de vue, quant à son effet, une raison qui est la bonté divine, à
laquelle tout l’effet de la prédestination est ordonné comme à sa fin, et d’où
il procède comme de son premier principe moteur.
qui l’on veut, plus ou moins, pourvu que personne ne se voie retirer son dû,
sans préjudice de la justice. Et c’est ce que dit le chef de famille, en Mat-
thieu, 20, 14-15 : Prends ce qui est à toi, et va. N’ai-je pas le droit de faire
ce que je veux ?
Annexe 3 : Luther
nables, en sorte que, selon les propres paroles d’Érasme, il semblerait pren-
dre plaisir aux tourments des malheureux et serait plus digne de haine que
d’amour. Si je pouvais comprendre par la raison comment un Dieu qui mani-
feste tant de colère et d’injustice peut être juste et bon, qu’aurais-je besoin de
la foi ? Mais comme ceci ne peut être compris, c’est ici que ma foi a
l’occasion de s’exercer lorsque ces choses sont prêchées. (...) »
(...) Ceux qui veulent prouver par arguments aux incrédules que l'Écri-
ture est de Dieu, sont inconsidérés. (...) [Cela] ne se connaît que par foi. (...)
(...) Les événements quels qu’ils soient sont gouvernés par le Conseil
secret de Dieu. (...)
Quand on parle de la Providence de Dieu, ce mot ne signifie pas
qu’étant oisif au ciel, il spécule ce qui se fait en terre, mais plutôt qu’il est
comme un patron de navire qui tient le gouvernail, pour adresser tous évé-
nements. (...) Rien du tout ne se fait sans Dieu et sa prédestination. (...) Ceux
qui veulent rendre cette doctrine odieuse calomnient que c’est la fantaisie
des Stoïques que toute choses adviennent par nécessité. (...) Mais nous cons-
tituons Dieu maître et modérateur de toutes choses, lequel nous disons, dès
le commencement, avoir selon sa sagesse, déterminé ce qu’il devait faire et
maintenant exécute par sa puissance tout ce qu’il a délibéré. D’où nous con-
cluons que non seulement le ciel et la terre et toutes les créatures insensibles
sont gouvernées par sa Providence, mais aussi les conseils et les vouloirs de
hommes, tellement qu’il les adresse au but qu’il a proposé. (...)
(...) La volonté (...), selon qu’elle est liée et tenue captive en servitude
de péché, ne se peut aucunement remuer à Dieu, tant s’en faut qu’elle s’y
applique. (...) L’homme, après avoir été corrompu par sa chute, pèche volon-
tairement et non pas malgré son cœur, ni par contrainte ; il pèche, dis-je, par
une affection très entière et non pas étant contraint de violence (...) et néan-
moins sa nature est si perverse qu’il ne peut être ému, poussé ou mené sinon
au mal. Si cela est vrai, il est notoire qu’il est sujet à nécessité de pécher. (...)
[Dieu] émeut notre volonté, non pas comme on a longtemps imaginé
et enseigné, tellement qu’il soit, après, en notre élection d’obtempérer à son
mouvement ou résister ; mais il la meut avec telle efficace qu’il faut qu’elle
suive. (...)
(...) Il n’y a que les élus auxquels ils fasse ce bien d’enraciner la foi
vive en leur cœur, pour les y faire persévérer jusques à la fin. (...) Les ré-
prouvés ne parviennent jamais jusques à cette révélation secrète de leur sa-
lut, laquelle l'Écriture n’attribue sinon aux fidèles. (...) Nous avons une en-
tière définition de la foi si nous déterminons qu’elle est une ferme et certaine
connaissance de la bonne volonté de Dieu envers nous, laquelle étant fondée
sur la Promesse gratuite donnée en Jésus-christ, est révélée à notre entende-
ment et scellée en notre cœur par le Saint-Esprit. (...)
(...) Cela s’accorde bien que nous ne soyons pas sans bonnes œuvres
et que nous soyons réputés justes, sans bonnes œuvres. (...)
(...) C’est le principal article de la religion chrétienne. (...) Celui est dit
être justifié devant Dieu qui est réputé juste devant le jugement de Dieu et
est agréable pour sa justice. (...) Celui sera dit justifié par foi, lequel étant
exclu de la justice des œuvres, appréhende par foi la justice de Jésus-Christ,
de laquelle étant vêtu, il apparaît devant la justice de Dieu, non pas comme
pécheur, mais comme juste. (...) Ainsi nous disons en somme que notre jus-
tice devant Dieu est une acceptation, par laquelle nous recevant en sa grâce,
il nous tient pour justes. Et disons qu’icelle consiste en la rémission des pé-
chés et en ce que la justice de Jésus-Christ nous est imputée. (...)
(...) Dieu n’est point comptable envers nous, pour rendre raison de ce
qu’il fait. (...)
On ne peut nier que Dieu n’ait prévu devant que créer l’homme, à
quelle fin il devait venir, et ne l’ait pas prévu, pour ce qu’il l’avait ainsi or-
donné en son conseil. (...) Dieu non seulement a prévu la chute du premier
homme et en icelle la ruine de toute sa postérité, mais il l’a ainsi voulu. (...)
PREMIÈRE PARTIE
Article 1. - DE DIEU
Nos églises enseignent en parfaite unanimité la doctrine proclamée par
le Concile de Nicée : à savoir qu'il y a un seul Être divin, qui est appelé et
qui est réellement Dieu. Pourtant, il y a en lui trois Personnes, également
puissantes et éternelles : Dieu le Père, Dieu le Fils, Dieu le Saint-Esprit ;
tous les trois un seul Être divin, éternel, indivisible, infini, tout-puissant, in-
finiment sage et bon, créateur et conservateur de toutes choses visibles et in-
visibles. Par le terme de Personne, nous ne désignons pas une partie ni une
qualité inhérente à un être, mais ce qui subsiste par lui-même. C'est ainsi que
les Pères de l'Eglise ont entendu ce terme.
Nous rejetons donc toutes les hérésies contraires à cet article : nous
condamnons les Manichéens qui ont statué deux dieux, un bon et un mau-
vais, les Valentiniens, les Ariens, les Eunomiens, les Mahométans et autres.
Nous condamnons aussi les Samosaténiens, anciens et modernes, qui n'ad-
mettent qu'une seule Personne, et qui, en usant de sophismes impies et sub-
tils, prétendent que le Verbe et le Saint-Esprit ne sont pas des personnes dis-
tinctes, mais que le « Verbe » signifie une parole ou une voix, et que le «
Saint-Esprit » ne serait autre chose qu'un mouvement produit dans les créa-
tures.
le troisième jour, monté au ciel, assis à la droite de Dieu, afin qu'il étende
son règne et sa domination éternels sur toutes les créatures, qu'il sanctifie,
purifie, affermisse et console par le Saint-Esprit tous ceux qui croient en lui,
et afin qu'il leur donne en partage la vie et toutes sortes de dons, et qu'il les
protège contre le diable et le péché.
Ce même Seigneur Jésus-Christ reviendra enfin visiblement, pour ju-
ger les vivants et les morts, etc., - selon le Symbole des Apôtres.
Article 4 - DE LA JUSTIFICATION
Nous enseignons aussi que nous ne pouvons pas obtenir la rémission
des péchés et la Justice devant Dieu par notre propre mérite, par nos œuvres
ou par nos satisfactions, mais que nous obtenons la rémission des péchés et
que nous sommes justifiés devant Dieu par pure grâce, à cause de Jésus-
Christ et par la foi, - lorsque nous croyons que Christ a souffert pour nous, et
que, grâce à lui, le pardon des péchés, la Justice et la vie éternelle nous sont
accordés. Car Dieu veut que cette foi nous tienne lieu de justice devant lui, il
veut nous l'imputer à justice, comme l'explique saint Paul aux chapitres 3 et
4 de l'Epître aux Romains.
Article 7. - DE L'ÉGLISE
Nous enseignons aussi qu'il n'y a qu'une Sainte Eglise chrétienne et
qu'elle subsistera éternellement. Elle est l'Assemblée de tous les croyants
parmi lesquels l'Evangile est enseigné en pureté et où les Saints Sacrements
sont administrés conformément à l'Evangile.
Car pour qu'il y ait unité véritable de l'Eglise chrétienne, il suffit que
Article 9. - DU BAPTÊME
Nous enseignons que le baptême est nécessaire au salut, et que par le
Baptême la grâce divine nous est offerte. Nous enseignons aussi qu'on doit
baptiser les enfants, et que, par ce Baptême, ils sont offerts à Dieu et lui de-
viennent agréables.
C'est pourquoi nous condamnons les Anabaptistes, qui rejettent le
Baptême des enfants.
amender sa vie et renoncer au péché. Car tels doivent être les fruits de la Re-
pentance, comme le dit Jean-Baptiste, Matth. 3, 8 : « Faites les fruits dignes
de la 'repentance ».
Nous rejetons donc ceux qui enseignent qu'une fois converti, on ne
peut plus retomber dans le péché. D'autre part, nous condamnons aussi les
Novatiens, qui refusaient l'absolution à ceux qui avaient péché après le Bap-
tême.
Enfin, nous rejetons ceux qui enseignent qu'on obtient la rémission
des péchés, non par la foi, mais par nos satisfactions.
on ne saurait les faire sans l'aide de Christ, comme il le dit lui-même, Jean
15, 5 : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire ».
tient que les êtres réels diffèrent toujours par leur essence, plutôt par leur si-
tuation spatio-temporelle (ou s’il pense que la différence spatio-temporelle
est le phénomène d’une différence de nature ou d’essence), c’est parce qu’il
ne reconnaît pas la véritable nature de l’espace et du temps, c’est parce qu’il
réduit l’espace et le temps à des relations entre les choses et à des relations
« intelligibles », exprimables conceptuellement ; pour Leibniz, il n’y a pas
d’espace absolu ; la spatialité d’une chose, ce n’est donc pas son emplace-
ment dans l’espace absolu, mais l’ensemble de ses relations aux chose co-
existantes, lesquelles résultent de leur essence. Tous les caractères spatiaux
d’une chose étendue résultent de son concept ou de son essence.
Kant (inspiré d’ailleurs de Newton) refuse ce point de vue Dans Le
premier fondement de la différence des régions dans l’espace, Kant réfléchit
sur le paradoxe des objets symétriques: deux corps peuvent être tout à fait
égaux et semblables “sans toutefois pouvoir être enfermés dans les mêmes
limites”; il n’ont aucune différence conceptuellement exprimable et pourtant
aucun artifice ne permet de les faire coïncider. L’espace est donc intrinsè-
quement différentiant : il est impossible de soutenir que la différence spatiale
serait une représentation confuse d’une différence de nature conceptuelle.
§ 2. Distinguant trois sortes de substance, Locke se demande quelles
sont pour chacune, les conditions de son identité numérique (celle qui nous
fait dire : c’est bien le même être, le même individu, ce n’est pas un autre)
Dieu est nécessairement identique puisqu’il est par nature sans altéri-
té : il n’y a pas pour Dieu d’altérité temporelle (un temps d’avant ou d’après
son existence), ni d’altérité interne (il n’y a pas d’événement qui ferait cé-
sure dans la continuité divine et déterminerait un avant et un après) ni
d’altérité spatiale (Dieu est présent partout).
Pour les esprits, l’identité numérique paraît avoir une double condi-
tion : une date et un lieu de naissance, l’assignation à un temps et à un lieu
du commencement de l’existence et la relation subsistante à ce temps et à ce
lieu.
Pour les corps, à nouveau une double condition (dont l’articulation est
problématique) : l’invariance et l’occupation sans partage de son propre lieu.
Cette seconde condition vaut d’ailleurs pour les esprits : si les esprits,
comme les corps n’étaient pas impénétrables, les idées d’identité et de diver-
sité seraient entièrement sans objet.
§ 3: « ce qu’on nomme principe d’individuation… ». Dans la philoso-
phie scolastique, l’individuation désigne la réalisation de l’universel dans un
individu. Le principe d’individuation est ce qui fait qu’un être appartenant à
un type spécifique (à l’espèce ’canard’) est lui-même et se distingue de tout
autre (Donald n’est pas Picsou). On parle aussi dans le même sens d’eccéité
ou de differentia individuans. La question de l’individuation a été amplement
discutée dans la philosophie médiévale, sous deux angles : qu’est-ce qui in-
dividualise les membres d’une même espèce ? et : y a-t-il une connaissance
de ce qui individualise les membres d’une même espèce ? Dans la tradition
aristotélicienne, l’individuation vient de la matière et se dérobe à la connais-
sance ou à l’intelligence (elle se dérobe à l’intelligence parce qu’elle se pré-
sente comme une rhapsodie de propriétés multiples que l’intelligence ne peut
pas rassembler dans une forme unifiante). Duns Scot (1265-1308) refuse
cette position. Il veut donner à l’individu une intelligibilité analogue à celle
qu’Aristote donne à l’espèce : l’individualité d’un être (ce qui le distingue de
69
« Aucune force n’est capable de les détruire, car leur solidité triomphe finalement
de toute atteinte ».
70
« La qualité propre de la matière est de faire obstacle et d’offrir de la résistance ».
Etant individué dans l’instant, il l’est aussi dans la succession des ins-
tants pour autant qu’il continue d’exister, cad transfère d’un instant à l’autre
du temps sa constitution de pur grain d’être.
Ce qui est acquis pour les corps simples est transféré aux corps com-
posés : une même masse est celle qui est composée des mêmes atomes. Ré-
serve faite pour les êtres vivants.
Pour résumer : un être ne peut avoir une individualité que s’il est ca-
pable d’être même que soi, d’abord dans l’instant puis dans la succession des
instants. Or cette identité, un être paraît bien la devoir à sa constitution plu-
tôt qu’à son existence.
Leibniz critique la construction de Locke. Il critique à la fois (implici-
tement) l’individuation par l’existence et (explicitement) l’individuation par
l’identité à soi. L’opposition à Locke se présente sur ce second point comme
une véritable inversion. Locke cherche la condition de l’individuation dans
l’identité ; Leibniz la cherche dans la non identité
Précisons le sens de cette inversion.
Premier point : Leibniz a adhéré aux thèses atomistes quand il était,
dit-il, « petit garçon ». Puis il l’a abandonné pour des raisons qui tiennent en
particulier à son dynamisme. Mais quelque chose en subsiste : L. a toujours
le souci de remonter aux éléments des choses, cad au simple, qui est la raison
du composé. Ce souci n’est pas platonicien ou arist., mais bien conforme à
l’inspiration de l’atomisme antique. Et dans un opuscule tardif tel que la
Monadologie, le concept d’atome est explicitement mentionné (§ 3: “et ces
monades sont les véritables atomes de la nature et en un mot les éléments
des choses”). Ce qui veut dire que, si les premiers atomistes se sont trompés,
ce n’est pas en ce qu’ils ont compris la recherche des causes et des principes
premiers comme une recherche des éléments simples des choses, c’est en ce
qu’ils ont mal compris la nature de ces éléments simples. Pour les atomistes,
les éléments des choses sont des corps.
Second point : L’atomisme est, pour Leibniz, incapable de rendre
compte de l’individuation. 1/ L’atome étant un grain d’être pur et inaltérable,
les atomes ne peuvent différer entre eux que par le volume ou la figure. 2/
Rien n’interdit de concevoir des atomes qui auraient même figure et même
volume. 3/ Des atomes de même volume et de même forme ne peuvent diffé-
rer entre eux (et être individués) que par leur localisation spatio-temporelle
[« des dénominations extérieures sans fondement interne »]. 4/ La localisa-
tion spatio-temporelle est incapable de distinguer les êtres, c’est au contraire
la différence des êtres qui distingue les lieux de l’espace que ces êtres occu-
pent.
Troisième point. Locke dit : un être ne peut être individué (en diffé-
rant de tout autre être) que s’il est d’abord « même que soi ». Leibniz dit in-
versement : un être ne peut être individué en différant de tout autre qu’ s’il
diffère de soi. Reprenons l’argumentation de Leibniz
1/ « la vérité est que tout corps est altérable… ».
Dans l’atomisme traditionnel, cette proposition signifie : tout corps
composé (composé d’atomes et de vide) peut se décomposer. Cette possibili-
té est fondée dans la nature même du composé. Le simple est inaltérable
parce qu’il est même que soi. Le composé est altérable parce qu’il est un mé-
lange, parce qu’il n’est pas même que soi ou parce qu’il est à lui-même
autre : parce qu’il est autre que soi, il est exposé à l’altérité 71. Et la réalisa-
tion de cette possibilité relève de la contingence : quand la décomposition se
produira-t-elle ? ce sont les chocs innombrables des atomes dans l’univers
qui en décideront.
La proposition que nous examinons peut recevoir un sens comparable,
et tout à fait banal en physique aristotélicienne : tout être réel est un composé
de matière et de forme et la matière représente dans le composé, la possibili-
té permanente de l’altération et de la destruction. Et cette altération est le re-
tour de l’unité à la diversité
Ce n’est pas en ce sens que Leibniz entend la proposition, comme le
montre la précision qui suit : « et même altéré toujours actuellement… ». Al-
téré actuellement signifie : l’altération est en acte et non en puissance ; elle
relève de l’essence de l’être et non pas des accidents de l’ordre des ren-
contres. Leibniz présente ici une idée paradoxale. D’où vient l’altération ?
comme nous l’avons vu, elle vient de l’autre : un être s’altère pour autant
qu’il pâtit d’un autre être. Habituellement on distingue ce qu’un être est par
soi et ce qu’il est par un autre. Dans ce cas, ce qu’il est par soi est essentiel et
nécessaire et ce qu’il est par un autre est accidentel et contingent. Or avec
Leibniz, ce partage devient impossible : si les êtres sont non pas altérables
mais « altérés toujours actuellement », l’altération qui est la leur en vertu de
l’autre fait partie de leur essence. L’altération est donc indivisiblement « ex-
terne » (un être varie parce que les autres agissent sur lui) et interne (cette
variation constitue son essence). Il est devenu impossible de distinguer le
« par soi » et le « par un autre » : l’hétéro-altération (l’altération qu’un être
« subit » en raison de ce qui est autre que lui) est une auto-altération (une al-
tération qu’un être « agit » en vertu du dynamisme de son essence).
Comment des corps peuvent-ils différer les uns des autres, de telle
sorte que chacun soit « lui-même », ait son individualité numérique ?
L’atomisme répond : ils ne peuvent différer les uns des autres qu’à la condi-
tion que chacun soit même que soi (soit pure identité sans altérité) et trans-
fère cette identité à travers l’espace et le temps. Leibniz donne une réponse
inverse : ils ne peuvent différer les uns des autres qu’à la condition de diffé-
rer de soi. En effet : 1/ il ne peuvent différer les uns des autres qu’en se réfé-
rant les uns aux autres ; 2/ ils ne peuvent se référer les uns aux autres et dif-
férer les uns des autres qu’en agissant les uns sur les autres, en pâtissant les
uns des autres ; 3/ cet agir et ce pâtir relève de l’essence et non pas de
l’accident (s’il relevait de l’accident, on devrait à nouveau distinguer une in-
variance essentielle et une variation accidentelle, on reviendrait à
l’atomisme). Un corps diffère constamment de soi parce que la loi de son es-
sence, qui est une loi (invariante) de variation, n’est rien d’autre que la loi de
ses rapports avec les autres corps dans l’action et la passion. Les corps ont
une constitution différentielle comme les éléments d’une langue : chacun est
établi dans son identité non par fermeture mais par ouverture aux autres.
71
Pour le dire autrement : l’atome est inaltérable parce qu’il n’est en rapport avec rien
(il est, pour reprendre la formule de Leibniz, sans porte ni fenêtre). Le composé est altérable
parce qu’il est un nœud de rapports (il a des portes et des fenêtres).
L’atomisme tente donc de distinguer rigoureusement ce qui par constitution est
« même que soi » et « autre que soi » [la distinction n’est peut-être pas possible : comment ce
qui est autre soi pourrait-il avoir son fondement dans ce qui est même que soi ? La solution
consiste à donner aux atomes ou à certains atomes une forme qui leur permet de s’accrocher ;
le crochet, c’est la relation à l’autre qui s’annonce dans la relation à soi.
une configuration et qui sont une pure multiplicité, comme un tas de pierre,
et ceux dont la multiplicité est véritablement composée et organisée par une
« forme substantielle », le principe de vie dans la plante, l’âme dans l’animal
ou l’esprit dans l’être raisonnable (« être le même », cela n’a donc pas le
même sens pour ces deux types de composé : pour le tas de sable, cela signi-
fie l’invariance, pour l’organisme, cela signifie la permanence de la forme à
travers le renouvellement des parties composantes72. 3/ Malgré leur « prin-
cipe de vie », les êtres organisés (comme la plante) n’ont pas une véritable
identité numérique. « Aussi bien que d’autres » [= les corps inanimés] ils
n’ont finalement qu’une identité numérique apparente ; leur identité numé-
rique n’est pas différente de celle d’un fleuve ou de celle du navire de Thé-
sée ; le renouvellement constant de la matière exclut qu’il y ait en eux une
véritable identité numérique (si ce n’est dans notre façon de parler et pour les
commodités de la pratique). L’identité numérique ne peut appartenir qu’aux
« substances qui ont en elle une véritable et réelle unité substantielle » cad
au « principe de vie subsistant » : non pas à l’organisé mais à l’organisant.
Ces véritables substances sont les monades, au nombre desquelles il y a les
esprits qui disent « moi ».
On peut donc conclure que Locke et Leibniz ont en commun de cher-
cher l’identité numérique véritable dans l’élément. Mais ce n’est pas le
même : pour l’un, ce sont les atomes ; pour l’autre, ce sont les monades,
« l’organisant », le principe de l’organisation, substance absolument simple.
§§ 5 et 6. Ayant montré comment une plante peut être la même à tra-
vers la durée, Locke étend le résultat à la Brute, cad à l’animal, puis à
l’homme.
L’identité de la brute consiste dans la permanence d’une forme. Elle
est donc, précise Locke, tout à fait comparable à l’identité de la montre qui
consiste aussi dans la permanence d’une certaine « organisation ou construc-
tion ». Locke est tout à fait conscient de la distance qui sépare les effets de
l’organisation dans un organisme et les effets de l’organisation dans une ma-
chine : dans une machine, l’organisation n’a pas d’autre effet que la trans-
mission mécanique d’un mouvement reçu de l’extérieur ; dans un organisme,
le mouvement vient du dedans et produit des échanges métaboliques. Mais
cette différence n’est pas essentielle, du moins du point de vue de la question
présente. Quelle que soit la plus ou moins grande complexité des opérations,
un être organisé est le même à travers le temps par la permanence de sa
forme.
72
.A Arnauld, p. 225; Mon. , § 70; Principes de la nature et de la grâce, § 3, p. 390).
Un être vivant est une substance composée d’une multiplicité infinie de substances simples,
dont l’une (l’âme) est le centre et le principe de son unité. Comment faut-il se représenter le
pouvoir unifiant qui appartient à la monade centrale ou dominante ? Le concept d’expression
est ici fondamental. La monade se définit par une action interne, qui est la perception.; cette
perception est une représentation de la multiplicité dans l’unité (Mon., § 14: “l’état passager
qui enveloppe et représente une multitude dans l’unité ou dans la substance simple n’est autre
chose que ce qu’on appelle perception…”); cette représentation est plus ou moins distincte.
Dans un composé de substances simples, l’âme est celle de ces substances simples dans la-
quelle la représentation de la multiplicité (et de l’unité de la multiplicité) de l’être composé
est la plus claire et la plus distincte; du moment que les monades n’ont aucune influence réelle
les unes sur les autres, le pouvoir synthétique de l’âme sur le corps doit être compris comme
relevant de l’expression.
rait-il identité personnelle ? Kant répond non : « et pourtant elle n’aurait pas
été la même personne dans tous ces états ». Mais si Kant parle ainsi, c’est
peut-être parce que lui-même ne parvient pas à ébranler entièrement le privi-
lège du concept de substance; il ne peut pas concevoir une identité de la per-
sonne qui ne serait pas en même temps une identité de substance (l’âme); et
c’est pourquoi, proposant la fiction de la continuité d’une histoire person-
nelle sans identité de substance, il conclut que ce ne serait pas la même per-
sonne. Locke est sur ce point plus audacieux : il cherche à penser une identi-
té du moi, une identité de la personne qui serait indifférente à la question de
l’être, une identité qui se constituerait au niveau de l’attribut et non pas au
niveau de l’être qui est le sujet logique de cet attribut.
Le § 10 nous donne une raison de penser l’identité personnelle sans
recourir à l’idée de substance. Et cette raison, c’est qu’on ne peut pas con-
clure de l’identité personnelle à l’identité substantielle. Si on se souvenait de
tout son passé, s’il y avait une continuité de l’identité personnelle, cette iden-
tité personnelle continue serait un argument en faveur de l’identité de la
substance. Mais en fait, les souvenirs que nous gardons de notre vie sont dis-
continus et brouillés (et d’autant plus brouillés que nous nous enfonçons
dans notre passé) (p. 265: “Mais ce qui semble faire de la peine dans ce
point…”); donc la question de savoir si l’identité personnelle est aussi une
identité substantielle doit demeurer douteuse; on peut très bien penser
l’identité personnelle sans identité substantielle: de même que l’organisation
vitale demeure à travers le constant renouvellement des parties, on peut rai-
sonnablement supposer aussi que l’identité personnelle se continue « dans
différentes substances qui se succèdent l’une à l’autre ». Mais cette incerti-
tude n’a pas d’importance. Le problème de l’identité personnelle peut de-
meurer purement phénoménologique (il concerne ce que Leibniz appelle
dans sa réponse à Locke, l’identité apparente à nous-mêmes) et on n’a pas à
s’encombrer de décisions ontologiques.
La réponse de Théophile montre que Leibniz est en accord et en
désaccord avec Locke.
En accord : la conscienciosité, le sentiment du moi, prouve une
identité morale ou personnelle. En désaccord sur deux points fondamentaux :
A) L’identité de la personne n’est pas seulement une identité
apparente (l’identité dans l’apparaître), c’est aussi aussi une identité réelle
(l’identité d’un être ou d’une substance). L’identité personnelle est fondée
sur une identité substantielle (on distinguera ainsi l’incessabilité de l’âme
d’une bête (qui relève de l’identité réelle) et l’immortalité de l’âme humaine
(qui est une identité réelle jointe à une identité personnelle).
Leibniz invoque l’ « ordre des choses » : « une perception intime et
immédiate ne peut pas tromper naturellement », donc ce qui apparaît à une
telle perception intime et immédiate peut être considéré comme réel. « A
chaque passage prochain accompagné de conscience ou de sentiment du
moi » [à chaque passage d’un état de conscience à celui qui lui succède im-
médiatement - Leibniz parle ici des passages qui se font de proche en
proche, avec conscience de la continuité, par contraste avec ceux où une cé-
sure se produit, comme dans un évanouissement ou bien comme dans le pas-
sage d’un âge de la vie à un autre, sans véritable continuité du soi phénomé-
nal] nous avons la perception intime et immédiate d’une identité du soi appa-
rent ou phénoménal ; cette perception ne pouvant tromper, elle indique une
l’étendard et que celui qui a pris l’étendard est la même personne que celui
qui a été fait général. D’où il s’ensuit, s’il existe une vérié en logique, que le
général est la même personne que celui qui a été fouetté à l’école. Mas le gé-
néral n’a plus conscience d’avoir été fouetté ; par conséquent d’après la doc-
trine de M. Locke, il n’est pas la personne qui a été fouettée. D’où il s’ensuit
que le général est, et en même temps, n’est pas, la même personne que celui
qui a été fouetté à l’école ».
tices que nous avons commises involontairement), mais on peut douter qu’il
soit pénalement responsable (Locke exclut explicitement la responsabilité
pénale au § 19). Qu’est-ce qui perme à Leibniz de dire que le souvenir des
autres est un substitut valable de la mémoire personnelle ? C’est certaine-
ment la conviction que le souvenir de l’intention mauvaise est, chez celui qui
a perdu la mémoire, endormi plutôt qu’anéanti. Un peu avant, Leibniz avait
dit : quand un homme est aussi stupide qu’un orang-outang, il n’est pas dé-
pourvu de raison, mais la raison est en lui inactive [« l’intérieur de l’âme rai-
sonnable y demeurerait malgré la suspension de l’exercice de la raison »]. La
même idée se retrouve ici : si un homme perd la mémoire de ses fautes (au
point que l’intention de l’infracteur lui soit totalement étrangère), sa mé-
moire est inopérante mais non pas effacée : elle redeviendra active le jour du
jugement, et comme elle est toujours là, subsistante, inconsciente, cela ne
fait pas une grande différence, du point de vue du châtiment, que le souvenir
de l’intention coupable vienne des autres plutôt que de ma mémoire person-
nelle. Toute cette argumentation suppose que l’identité personnelle se dé-
termine sur un plan plus profond que celui de l’identité conscientielle.
Leibniz s’adresse à lui-même une objection : n’est-il pas dangereux de
s’identifier à une personne dont je ne me souviens pas mais que les autres
me disent que j’ai été ? Les autres ne peuvent-ils pas me tromper (on pensera
à la dimension « politique » que prend cette question, pour nous au-
jourd’hui : on pensera aux procès staliniens) ? A l’objection, Leibniz donne
une quadruple réponse.
1/ Les autres peuvent en certains cas me tromper, mais je peux me
tromper moi-même et croire que certains événements me sont arrivés, alors
que je les ai rêvés ou imaginés. Donc notre mémoire personnelle n’est pas
meilleure garantie de notre identité que la mémoire interpersonnelle
La remarque de Leibniz lève la question suivante : dans le tissu de
notre identité personnelle, qu’est-ce qui relève de ce que nous appelons « ré-
el », qu’est-ce qui relève de l’imaginaire ? Dans la mémoire des individus ou
des peuples, le réel et l’imaginaire se mêlent inextricablement dans le tissu
du passé. Et il peut arriver que l’imaginaire compte plus que tout événement
réel dans la constitution de l’identité personnelle. Dans Traum und Existenz,
Binswanger rapporte le rêve suivant :
personnelle à une très petite échelle, à une échelle où elle en peut pas être
trompeuse (celle de la réflexion présente et immédiate) et il observe qu’à
cette échelle elle prouve notre identité réelle : l’identité dans l’apparence du
soi prouve l’identité du soi ; 2/ puis il élargit le champ et considère l’identité
personnelle à une grande échelle ; à cette échelle, le tissu de l’identité
personnelle se déchire, se troue, au sens où notre mémoire personnelle ne
suffit plus à en assurer la continuité ; mais notre identité réelle et personnelle
n’est pas pour autant perdue, : notre « souvenir d’intervalle » (le souvenir
d’une continuité brouillée) et le « témoignage conspirant des autres » nous
en donne une preuve raisonnable.
En conclusion de cette analyse, Leibniz fait deux remarques.
1/ On peut contester l’identité réelle du soi (car une preuve de fait
n’est pas une démonstration), mais même si on la conteste, on n’est pas pour
autant contraint d’identifier identité personnelle et identité conscientielle :
notre identité personnelle (ou l’identité dans l’apparence du soi) est un tissu
où se mêlent les apparences internes (ce que nous nous souvenons avoir été
et avoir fait) et les apparences externes (ce que nous avons été ou ce que
nous avons fait au témoignage des autres) ou même « d’autres marques »
(nous sommes nos souvenirs conscients mais aussi nos souvenirs incons-
cients, souvenirs d’apprentissages devenus des habitudes, souvenirs brouillés
par leur éloignement mais qui contribuent à donner à notre vie son style per-
sonnel.
2/ S’il y avait contradiction entre les diverses apparences, si le témoi-
gnage des autres venait contredire ce que la conscience dit « clairement » on
serait dans la difficulté, l’identité personnelle deviendrait problématique.
Pour LE, cette contradiction est une fiction : l’identité réelle et la connais-
sance divine donnent la garantie que la contradiction est apparente, qu’elle
vient de la confusion de notre connaissance et non de la chose même. Mais si
nous supprimons les instruments métaphysique de cette garantie, s’il n’y a
plus de point de vue du Sirius où se résolvent les contradictions, l’identité
personnelle devient problématique.
§ 11 Locke donne ici une nouvelle raison d’affranchir l’identité de la
personne et l’identité de l’homme (ou d’affranchir l’identité personnelle de
tout ancrage ontologique). Toutes les particules de notre corps, dit Locke,
font partie de ce que nous appelons « nous-mêmes » (ce soi conscient qui se
reconnaît intérieurement le même), tant qu’elle sont vitalement unies à lui, et
tout ce qui leur arrive est sensible au « soi ». Quand une partie du corps n’est
plus intégrée à cette union vital, quand la main est coupée, elle cesse d’être
« nous-même », elle nous devient aussi étrangère que le corps le plus
éloigné. Locke en conclut que l’identité personnelle est bien indépendante de
l’identité réelle : quand la main est retranchée, ce n’est plus, « la substance
en laquelle consistait le Soi personnel en un temps » n’est plus la même,
mais la personne est la même (« car on ne doute point de la continuation de
la même personne »).
Le résumé de Leibniz est très libre; car Locke ne dit pas que « le corps
étant dans un flux perpétuel, l’homme ne saurait demeurer le même », il dit
seulement que la variation de l’identité réelle n’entraîne pas une variation de
l’identité personnelle.
Leibniz répond : « j’aimerais mieux dire que le moi et le lui sont sans
parties ». Il critique la prémisse de Locke selon laquelle la diversité
aurait une 3e voie, une façon d’être en continuité consciente avec soi-même
sans rétroréférence, sans représentation de soi dans le passé, une certaine fa-
çon d’être fidèle à soi qui ne serait ni l’aveugle persistance dans l’identité ni
le souvenir de soi. Mais Locke peut-il penser cette 3e voie ? Il est, semble-t-il
trop cartésien pour le pouvoir. Il ne reconnaît rien d’intermédiaire entre le
type d’identité qui est celui de la matière et le type d’identité qui est celui de
la pensée.
Locke ne croit pas impossible une transmigration des âmes : les âmes
sont « indifférentes à l’égard de quelque portion de matière que ce soit »
(souvenir du dualisme cartésien: l’étendue n’a aucune commensurabilité
avec les actes intellectuels), donc le passage d’une même âme en différents
corps ne renferme aucune absurdité. Mais la question n’a aucune impor-
tance : il n’y a pas d’autre mémoire que la mémoire consciente et celui qui
renaît sans mémoire consciente de son passé vient au monde pour la pre-
mière fois. La conviction de la transmigration des âmes ne présente aucune
incidence pratique
La réponse de Théophile met bien en évidence, à nouveau, ce que
Leibniz refuse dans la position de Locke : la séparation entre identité
personnelle et identité réelle. Locke pense qu’un esprit peut être dépouillé de
tout son passé, de tout sentiment de son existence passée (dans le cas d’une
amnésie accidentelle dans cette vie, mais aussi dans la supposition d’une
réincarnation « amnésique » ; si un esprit est ainsi dépouillé de son passé,
l’être demeure et la personne se brise : continuité de la substance,
discontinuité de la personne. Leibniz répond: tout dépend de ce qu’on entend
par sentiment :
1/ Si on entend par sentiment du passé le souvenir distinct, explicite,
personnel du passé, l’aperception du passé, alors la proposition est vraie; un
homme peut perdre le souvenir personnel d’une partie de son histoire, et
c’est ce que la clinique appelle l’amnésie et même nous perdons tous à un
degré ou à un autre le souvenir personnel de la plus grande partie de notre
passé, mais cela ne nous empêche pas d’être bien assuré de notre identité
personnelle.
2/ Si on entend par sentiment du passé toutes les petites perceptions
indistinctes qui entrent dans ce que nous sentons comme un poids de passé
derrière nous, alors la proposition est fausse : un être immatériel ne peut pas
être dépouillé de toute perception de son existence passée ; toute substance
rassemble et exprime dans sa perception présente la totalité de son passé et
même de son avenir, mais cette perception est confuse et comme
impersonnelle. Leibniz dit : « un être immatériel ne peut être dépouillé… ».
La proposition n’exprime pas un constat empirique (nous sentons en arrière
de nous un poids de passé ; les personnes en narco-analyse retrouvent le
souvenir d’événements qui paraissaient avoir entièrement disparus ; les
personnes qui sont plongées brutalement dans un grand danger voient parfois
défiler devant elles, comme un film en accéléré tous les événements de leur
vie) ; elle se présente comme une proposition métaphysique pouvant
recevoir une preuve rationnelle. Mais cela n’exclut naturellement pas qu’elle
puisse recevoir une confirmation de certains faits empiriques.
En distinguant la perception « sourde » du passé et la perception
distincte ou aperception, Leibniz justifie la distinction entre identité réelle et
identité personnelle : l’identité réelle consiste dans « la continuation et
si l’âme exprime son corps, ce corps est comme la masse inertielle de l’âme,
sa pesanteur, sa localité, sa finitude. On peut dire aussi : le corps est l’opacité
de l’âme, l’âme est la transparence du corps, ou encore : l’âme est la vie
éveillée et le corps est la vie dormante ; l’éveil et le sommeil ne sont pas ici
deux moments successifs, mais plutôt deux moments synchrones,
dialectiquement liés, d’une même vie : le corps vivant est le sommeil, l’âme
la vigilance de notre histoire ; et cette vigilance serait impossible sans le
sommeil qui en est le fond. Conséquence : tout ce qui survient à l’âme
survient au corps, tout ce qui survient au corps survient à l’âme : c’est une
seule et même série d’événements en deux langues différentes : la langue
d’une histoire personnelle (en éveil) et la langue d’une histoire
impersonnelle (l’articulation de ces deux langues est l’enjeu de la médecine
dite psychosomatique). Tout ce qu’une âme a vécu dans un certain corps
grossier lui appartient comme sa propre histoire ; et si elle revient dans un
nouveau corps grossier, comme ce corps grossier est dans une
correspondance réglée avec elle, il faudra qu’il se ressente de ce que l’âme a
vécu dans ses précédents corps grossiers et en témoigne comme le corps
grossier peut en témoigner, c’est-à-dire par des « marques réelles ». En un
sens, l’âme comme son corps grossier « sont » toute leur histoire passée
comme ils sont toute leur histoire à venir. Mais si l’âme est la part lucide,
vigilante de la vie, si l’âme est la vie se rassemblant à la pointe de la
conscience et de l’agir, alors que le corps est cette même vie mais comme en
sommeil, alors il se pourrait que notre histoire passée soit plus présente, plus
visible, plus manifeste dans la vie dormante du corps (ou dans la vie
dormante du corps du langage, dans ce qui, du corps du langage, échappe à
l’intention de dire ou à l’idée) que dans la vie vigile de l’âme : l’âme ne peut
éclairer le réel qu’en limitant son champ de conscience ; elle doit refouler
tout ce qui n’est pas nécessaire à la pertinence de son agir ; le corps lui peut
s’abandonner à l’inconscient, et comme il s’y abandonne, il peut en
témoigner, pour nous-mêmes et surtout pour les autres. Le corps est la trame
inconsciente de cette histoire que l’âme vit en première personne
Conséquence : s’il y a deux scènes pour une seule et même histoire,
alors il n’y a plus d’alternative; Socrate peut ne pas être conscient d’avoir été
Nestor, et pourtant l’avoir été, c’est-à-dire l’être au sens où cet « avoir été »
agit en son existence présente.
Leibniz conclut ainsi: « on voit par là comment les actions d’un
ancien… ». Importance du verbe appartenir. Ici encore, il s’agit d’échapper à
une alternative qui se formulerait ainsi: ou bien mes actions antérieures
m’appartiennent personnellement parce que j’en suis conscient comme des
miennes; ou bien elles m’appartiennent seulement réellement (c’est-à-dire
sans que j’en sois conscient) et alors elles sont comme si elles ne
m’appartenaient pas. Contre cette alternative, Leibniz montre que le réel et le
personnel ne sont finalement que des degrés unis par une transition
insensible, et il n’y a donc pas lieu de les opposer; on peut légitimement dire
que les actions d’un ancien m’appartiennent, si elles existent en moi en telle
façon qu’elles peuvent par développement devenir conscientes.
On voit donc bien où se situe la différence entre Locke et Leibniz. Le
souci de Locke est de dégager l’identité personnelle de toute interrogation
métaphysique sur la nature de son substrat réel, de penser la personne en
faisant abstraction de toute considération sur l’âme ou sur l’esprit qui serait
des animaux, âme et corps sont le même (en deux manières d’être
différentes).
§ 18. La réflexion de Locke s’oriente ici vers des questions d’ordre
juridique et moral. Si le soi abandonne le reste du corps et rejoint le petit
doigt, il reste responsable, après la séparation, de toutes les actions qu’il a
accomplies avec le corps entier. Supposons que ce corps, que le soi a
abandonné pour rejoindre le petit doigt, reçoive une âme ou une personnalité
nouvelles : toutes les actions accomplies par cette personne sont
indifférentes au soi qui est passé dans le petit doigt.
A travers ces fictions qui sont passablement arbitraires, Locke veut
établir que le droit et la morale ne s’embarrassent pas de questions
métaphysiques portant sur l’être sous-jacent à la personne : cet être peut être
matériel ou spirituel, un ou multiple ; du moment qu’il produit l’identité d’un
soi ou d’une personne, les conditions de l’imputation et de la responsabilité
sont pleinement réunies.
Leibniz ratifie en un sens la position de Locke : la condition de
l’imputation et de la responsabilité, c’est bien l’existence d’un soi conscient,
capable de s’attribuer à lui-même des actions. Si nous supposons que Dieu
transfère le soi conscient d’un âme à une autre, ces deux âmes doivent être
considérées du point de vue des notions morales comme la même : la
responsabilité suit la personne et est indifférente à l’être qui en est le
substrat. Mais à nouveau, il s’agit pour Leibniz d’une fiction arbitraire : si
cette supposition se réalisait, il y aurait divorce entre l’aperceptible (deux
êtres réels différents) et la vérité (une seule et même personne).
Le § 20 de l’Essai propose un nouvel argument pour établir la
différence entre l’identité de la personne et l’identité de l’homme, argument
emprunté lui aussi à une sorte de consensus sur ce qui est de droit.
Supposons qu’un homme ayant sa raison devienne fou ou qu’un homme fou
retrouve sa raison; selon le sentiment du genre humain, il ne faut pas punir
l’homme devenu fou pour les fautes commises par l’homme ayant sa raison
ni punir l’homme qui a retrouvé sa raison pour les fautes commises par
l’homme fou. Pourtant personne ne doute qu’il ne s’agisse du même homme;
il y a donc bien consensus pour dissocier l’identité de la personne et
l’identité de l’homme et pour diriger l’imputation vers la personne et non
vers l’homme.
Leibniz reconnaît la justesse de l’observation mais en donne une tout
autre analyse. Il commence par donner de la peine une lecture utilitariste ;
puis il montre que si l’homme devenu fou n’est pas puni pour les actions
accomplies quand il avait sa raison, ce n’est pas parce que l’homme fou et
l’homme ayant sa raison feraient deux personnes, c’est tout simplement
parce que le châtiment ne présente pas, pour le fou, la signification
rétributive qui le justifie; si un homme ayant sa raison commet des fautes
avant de devenir fou, la justice attendra un éventuel retour de sa raison pour
lui faire subir le châtiment. Et cela montre, contre Locke, qu’il y a consensus
pour admettre qu’un homme est une seule et même personne (et une
personne punissable), même s’il perd la mémoire de ses actions passées,
même s’il perd la raison (évidemment cela suppose que l’identité de la
personne ne se réduise pas à la conscienciosité et qu’il y ait une continuité
entre identité personnelle et identité réelle.
Le § 21 montre à nouveau que l’identité d’une personne est l’identité
d’une conscience et non pas l’identité d’un homme, et cela quelle que soit la
conception que l’on ait de ce qui fait l’identité d’un homme.
§ 22. Locke se fait à lui-même une objection. Un homme en état
d’ivresse, un somnambule (ou, comme dit Leibniz, un « noctambule ») font
un acte répréhensible dont ils disent ne plus se souvenir, l’un quand il est
dégrisé, l’autre quand il se réveille. Selon la théorie de Locke ils devraient
être absous par le défaut de conscience ou de souvenir. Or on admet
communément que les fautes commises dans ces circonstances sont
punissables. Faut-il en conclure que la punition frappe l’homme et non la
personne ? Non, répond Locke. C’est bien la personne qui est punie. On
présume simplement, par défaut de preuve du contraire, qu’elle était
consciente au moment de l’acte et que sa dénégation est de mauvaise foi. La
justice humaine ne peut pas sonder les reins et les cœurs, et elle n’en doit pas
moins séparer le coupable et le non coupable, les cas où l’altération de la
conscience est censée avoir brisé la continuité de la personne et les cas où
elle est censée l’avoir préservée ; la seule solution est de prendre en compte
non pas le facteur subjectif (ce que l’auteur de l’acte dit de son acte) mais les
facteurs objectifs (l’altération de la personnalité est manifestement plus
profonde dans la psychose que dans l’ivresse ou dans le somnambulisme).
Faillibilité de la justice humaine. Appel à la justice divine qui est seule juste.
On notera enfin que la proposition : « …étant accusé ou excusé par sa
propre conscience » se prête à deux lectures (conscience = souvenir et
conscience = conscience morale, aptitude à discriminer le bien et le mal) et
conduit à une difficulté : selon la pensée de Locke, l’innocent est excusé par
sa conscience comme le coupable est accusé par la sienne; mais on pourrait
objecter à Locke que l’innocent (qui développe une conscience scrupuleuse)
est toujours disposé à s’accuser tandis que le coupable (qui perd la
conscience de ses fautes par la répétition) est toujours porté à s’excuser ; et
si la conscience inverse ainsi la réalité, c’est toute la justification de la peine
par la conscience qui devient défaillante.
Leibniz déplace la question du plan juridique au plan pragmatique : le
but de la punition est d’empêcher la récidive. L’ivresse est punissable parce
que, même si elle brise la continuité de la personne, la volonté y intervient
assez pour que la punition ait un effet dissuasif et prévienne la récidive ; le
somnambulisme relève plutôt de la maladie, et cela le soustrait à la punition,
sauf s’il s’avérait que la punition est dans ce cas aussi dissuasive.
Leibniz évoque aussi la difficulté qui vient d’être mentionnée : celui
qui est innocent aux yeux de Dieu peut se considérer lui-même et être
considéré par les autres comme un coupable (et à l’inverse, celui qui est
coupable aux yeux de Dieu peut se considérer lui-même et être considéré par
les autres comme un homme de bien) ; si l’on suit le raisonnement de Locke,
l’innocent sera puni et le coupable sera récompensé. Les dispositions de la
conscience humaine ne peuvent donc pas être le critère ultime du jugement
(d’autant que les dispositions de la conscience peuvent être modifiées par le
jugement : la conscience de la faute peut non pas précéder mais suivre le
châtiment)
Le § 23 propose une fiction pour faire comprendre que l’identité
personnelle est l’identité d’une conscience et non pas l’identité d’un être.
Locke suppose qu’un même individu est visité successivement par deux
personnalités différentes, une pendant le jour, l’autre pendant la nuit, et
non pas deux personnes qui seraient une seule personne (car si on s’exprime
ainsi, la contradiction est inévitable), mais deux hommes (différents par le
lieu ou le temps) qui seraient une seule personne ; si nous supposons deux
mondes semblables, pourquoi une même personnalité ne serait-elle pas
partagée par plusieurs êtres réels ? Cela fait disparaître la contradiction.
Cette réponse est-elle suffisante ? Probablement non. Mais pour en
évaluer les limites, il serait nécessaire d’abord mieux distinguer, avec
Ricœur, l’identité au sens de l’idem et l’identité au sens de l’ipse.
§ 24. Locke établit à nouveau que le soi n’est rien d’autre que
conscience et qu’il n’y a pas d’autre façon d’être un seul et même soi qu’en
étant une seule et même conscience. Que nous donnions au soi un substrat
matériel ou immatériel ne change rien : le soi est le même par l’identité de la
conscience.
Je suis un soi qui se sent dans la substance dont il est présentement
composé (dans la totalité de son corps sensible). Je peux reporter au passé ce
lien entre le soi et la substance (matérielle) dans laquelle il se sent et prendre
ainsi conscience d’une certaine permanence de ce soi incarné. L’identité de
la personne que je suis n’est pas l’identité, le souvenir de soi d’une personne
désincarnée, c’est l’identité, le souvenir de soi d’une personne qui se sent
dans tout son corps ; mais que le soi soit incarné, que l’identité du soi soit
l’identité d’un soi incarné ne veut pas dire que l’identité de ce soi incarné lui
viendrait de l’incarnation, du corps et non de la conscience ; supposons que
nous privions de conscience soit une partie soit le tout du corps, ils ne font
plus partie du soi. Donc ils ne faisaient partie du soi que par la conscience ;
c’est donc la conscience qui fait l’identité du soi incarné.
De même si je suppose que je suis une substance spirituelle ayant
accompli des actes dont je ne me souviens plus, ces actes me sont aussi
étrangers que s’ils avaient été accomplis par une tout autre substance.
Ce qui confirme que la personne n’est rien d’autre que conscience.
§ 26. La notion de personne a, à l’origine, dans le droit romain, une
signification juridique; et cette signification est constamment présente dans
les réflexions de Locke et de Leibniz Si « le mot de personne est un terme de
Barreau qui approprie des actions et le mérite ou le démérite de ces
actions… », la question de la personne, c’est d’abord celle du rapport entre
l’agent et son action, la question des modalités de l’attribution d’une action à
un agent. A la question : qu’est-ce qu’on veut dire quand on dit que
quelqu’un est l’auteur d’une action ? Locke répond : ce n’est rien d’autre que
la reconnaissance par la conscience de l’agent de cette action comme sienne.
Conséquence pénale: pour qu’il y ait châtiment, il est nécessaire que le
coupable se souvienne de l’action qui est punie et la reconnaisse entièrement
comme sienne.
La réponse de Leibniz est dans le droit fil de ce qui précède. Leibniz
cherche constamment à limiter l’importance de la conscience de soi dans la
définition de la personne et des actions qui lui sont imputables ; il va donc ici
préciser que la reconnaissance ou l’aveu par une conscience de certaines
actions comme siennes ne doit pas être considéré comme le fondement de
l’imputation ; le témoignage d’autrui suffit, ou, en dernier ressort, la
connaissance qui sonde les reins et les cœurs et qui sait ce qui appartient à
l’un et ce qui appartient à l’autre. Locke suspend l’attribution, l’imputation à
la conscience de l’agent (ce qui m’appartient, c’est ce que je reconnais