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RELIGIONS (sorcellerie)

RELIGIONS (catholicisme)

Urbain Grandier et Jeanne des Anges

Robert Mandrou

Jeanne de Belciel, mère Jeanne des Anges et Urbain Grandier : le plus célèbre procès de sorcellerie et de possession du
XVIIe siècle français, qui n'a cessé d'inspirer d'abord des polémistes, aujourd'hui romanciers et cinéastes et, en retrait, les
historiens qui s'acharnent à donner un sens à chaque démarche, depuis Legué, médecin et amateur d'érudition
rationaliste à la fin du XIXe siècle, jusqu'aujourd'hui le père Miche ! de Certeau, analyste d'ascèse et d'histoire spirituelle,
éditeur de correspondances mystiques et grand lecteur des plus lourds dossiers.

Michel de Certeau sorciers pour en avoir jugé quelques dizaines en Guyenne


La possession de Loudun peu auparavant.
Julliard (Archives) Le Parlement de Paris a été déssaisi dès le départ, et les
grands Jours de Poitiers, sa délégation non permanente
dans la région, ouvre une session quelques jours après
Celui de Loudun est énorme, constitué dès le temps du l'exécution du curé, à la fin de l'été 1634. Enfin, plus
drame par les partisans et adversaires de la possession, remarquable encore, et contraire à la " tradition " aixoise, le
auteurs de pamphlets, récits, lettres vengeresses ; et un peu théâtre des exorcismes publics n'a point cessé à Loudun
plus tard par des compilateurs bavards, comme Aubin avec l'exécution d'Urbain Grandier : pendant quatre ans, les
publiant au début du XVIIIe siècle une longue histoire des exorcistes ont dû poursuivre leur tâche, continuant à attirer
Diables poitevins. Michel de Certeau a tout lu ; il a des foules régionales, des curieux venus de loin, érudits
longuement pratiqué la correspondance du Père Surin, le sceptiques parisiens, beaux esprits et théologiens, anglais ou
confesseur jésuite de Jeanne ; il est allé à Loudun, autres. Jeanne des Anges " tête froide hors des tréteaux "
parcourant la petite ville encore recroquevillée au pied de fait ainsi carrière de missionnaire à sa manière, acquérant
son château aux trois-quarts démoli. et vu sur la seconde une réputation exceptionnelle qui s'exprime par des
porte de l'église de St-Pierre-du-Marché, la plaque où est déplacements de foule extraordinaires lors de son pèlerinage
mentionnée le passage du " détestable " Urbain Grandir, au tombeau de St François de Sales en passant par Tours,
inscription recouverte de graffiti polémiques : passions Paris, Moulins, Nevers, Lyon, Grenoble, Annecy. Dirigée
d'aujourd'hui et d'hier... pendant ces années difficiles par le père Surin, la supérieure
L'attention portée par Michel de Certeau au drame loudunais des Ursulines entraîne son confesseur dans une étrange
se justifie donc à maints titres : certes les Ursulines de aventure spirituelle, qui a fort inquiété les responsables de la
Loudun ne présentent pas le premier cas connu de Compagnie de Jésus.
possession urbaine ; avant elles, au XVIe siècle, Nicole De cette longue histoire, Michel de Certeau propose une
Obry, Jeanne Féry et surtout Marthe Brossier avaient fait interprétation globale qui fait la plus large part à l'analyse du
parler et écrire ; récemment les Ursulines d'Aix à la suite de discours tenu par les possédées, et surtout par les
Madeleine de la Palud avaient provoqué le procès et commentateurs, catholiques, protestants, et autres le
l'exécution du prêtre marseillais Louis Gaufridy, tragédie " discours véritable ", comme écrivent beaucoup de ces
provençale contée par le Dominicain Michaelis, dont Loudun pamphlétaires, qui veulent rendre compte de l'étrange, et à
répète bien des traits : dénonciation d'un prêtre, exorcismes leur façon, exorciser le mal exprimé dans cette lutte entre
publics à grand renfort d'exhibitions, procès en bonne et due Jeanne des Anges et Grandier. Celui-ci, coupable nécessaire
forme. Mais Loudun n'est pourtant pas Aix : ville divisée entre pour que le drame s'achève et que le discours des
protestants et catholiques, Loudun est toujours lieu de possédées acquière toute sa cohérence.
disputes théologiques ardentes, terre de reconquête, où les Par cet itinéraire tout cousu de citations pertinentes
Ursulines ont leur rôle à jouer, Jeanne des Anges en est la épinglées dans cette immense littérature judiciaire,
première persuadée. polémique et théologique, M. de Certeau retrouve à sa façon
La ville a été aussi affectée par la peste de 1632, créant l'affirmation de Michelet : à Loudun, le Diable triomphe, au
comme à l'habitude, cette atmosphère d'inquiétude propice à cour du XVIIe siècle, et en même temps consomme sa
toutes amplifications angoissantes ; surtout mère Jeanne des défaite dans l'inquiétude de tous ceux qui portent un savoir
Anges, jeune femme de bonne famille, s'attaque à ce curé, médical ou théologique - ébranlé pal cette présence
Urbain Grandier, qui a refusé d'assurer sa direction de satanique. En son fond, l'interprétation de Michel de Certeau
conscience, et qui est une des personnalités les plus est une présentation psychanalytique : rien ne le montre
discutées dans la ville : bon prédicateur, lettré qui sait écrire, mieux que les pages consacrées au théâtre d'exorcismes,
a fait imprimer un éloge funèbre du poète Scaevole de Ste cette purgation sociale et spirituelle de toute une société
Marthe, mais passe aussi pour s'intéresser trop à ses " pour les acteurs en scène, l'objectif est de contraindre le
paroissiennes, théoricien au demeurant du non-célibat des démon à se manifester comme rebelle vaincu et de
prêtres. Sur quoi s'ajoutent - ce que M. de Certeau n'a garde contraindre les démons à montrer les merveilles de
d'omettre - les interventions politiques : Richelieu s'intéresse Jésus-Christ. Ce théâtre consiste à démasquer les forces qui
à Urbain Grandier et le procès qui est mis en place contre le agissent derrière les apparences humaines, à créer des
curé accusé d'avoir maléficié Jeanne et tout son couvent masques pour démasquer ".
n'appartient pas à la juridiction ordinaire ; c'est une La mise en scène qui réduit 'lis exorcistes et les nonnes à
commission judiciaire extraordinaire composée de magistrats tenir des rôles, est une révélation tragique pour les assistants
appartenant aux sièges proches de Loudun, menée de main catholiques,' comique pour d'autres, protestants offusqués,
ferme par Laubardemont, commissaire envoyé de Paris, " libertins " qui crient à la fourberie. Cette exploration hardie
homme de confiance du cardinal, bon connaisseur de d'un discours toujours polysémique entend appréhender une
culture globale, une société dans son entier : l'auteur le dit

(c) Quinzaine Littéraire - Certeau Michel de "La possession de Loudun". Un article de Mandrou Robert "Urbain Grandier et
Jeanne des Anges" Religions (sorcellerie) — Religions (catholicisme) — Histoire périodes (17e). Revue n°120 parue le
16-06-1971
bien, dans sa présentation du livre, il entend reconnaître " la
guérison d'une société malade d'elle-même ".
La hardiesse est là, dans l'ambition de tenir en une seule
explication l'ensemble de ces discours inlassablement
bavards, incroyablement contradictoires et homologues en
même temps : l'accumulation de ces récits, la référence
incessante à tout un long passé encombré de
représentations imaginaires (au sens large du terme), la
création sur le champ d'un légendaire qui porte aussi bien
Urbain Grandier que Jeanne des Anges, toute cette
" littérature " peut-elle se réduire aux figures de l'altérité, où
Michel de Certeau arrête sou propre discours, point d'orgue
structuraliste de la dernière page ? La question vaut d'être
laissée ouverte jusqu'à la mise en question de nouveaux
dossiers.

Michel de Certeau. La possession de Loudun. Coll.


" Archives " Julliard éd., 350 p.

(c) Quinzaine Littéraire - Certeau Michel de "La possession de Loudun". Un article de Mandrou Robert "Urbain Grandier et
Jeanne des Anges" Religions (sorcellerie) — Religions (catholicisme) — Histoire périodes (17e). Revue n°120 parue le
16-06-1971

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