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Febvre Lucien. De la théorie à la pratique de l'histoire. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 8e année, N. 3, 1953.
pp. 362-369.
doi : 10.3406/ahess.1953.2189
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1953_num_8_3_2189
DÉBATS ET COMBATS
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1. Son histoire n'est pas faite. Cf. ce que j'en dis incidemment dans Le problème de V incroyance ,
p. 450-455 : « la véracité au xvie siècle ». .
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Est-ce tout ? Mais dans ces pages initiales si pleines, Lucien Goldmann
se pose encore un problème qui me préoccupe personnellement depuis
longtemps. Un problème que ne sentirent pas le besoin de se poser les
historiens théoriciens de l'histoire : ce qui n'a rien d'étonnant — car, ou bien
s'aventurant sur le terrain difficile de la méthodologie pure, ils dérapent
aussitôt, faute de se maintenir en prise suffisante sur -les réalités de leur
labeur quotidien, et surtout d'être bien informés sur les conditions générales
d'existence des autres sciences ; ou bien, ils se bornent à, fournir aux apprentis
historiens quelques « Recettes de Tante Rosalie» pour bien réussir le civet
de lièvre, ou, plus modestement, les œufs à la coque. Mais," ce problème,
les théoriciens non historiens de l'histoire ne se le posent guère non plus :
c'est, tout simplement, le dominant problème de savoir « pourquoi l'homme
s'intéresse au passé » — et, surtout, « à quoi il s'intéresse dans le passé ».
Enfin, enfin, voilà, donc le problème formulé par un philosophe ! Et
voyez la rencontre. « Nous croyons, précise Goldmann, que l'histoire embrasse
des faits passés, présents et futurs. Mais, pour éviter une discussion qui nous
éloignerait trop du sujet qui nous préoccupe actuellement, nous nous
demandons pour l'instant, seulement, pourquoi l'homme s'intéresse au passé. »
II ajoute que la réponse vaudra, a fortiori, pour les faits historiques présents
ou futurs. Or, cette réponse, en ce qui me concerne, je l'ai formulée en deux
mots, plus que sommairement (car je me réserve d'y revenir), dans le dernier
de mes articles sur l'histoire : celui qu'à la demande d'Emile Bréhier j'ai
donné à la Revue de Métaphysique et de Morale dans l'été 1949. L'analogie
DE LA THÉORIE Л LA PRATIQUE DE L'HISTOIRE 365
entre deux pensées qui-se sont manifestées indépendamment l'une de l'autre,
dans le cerveau d'un philosophe et dans celui d'un historien, va-t-elle se
poursuivre sur ce nouveau terrain ?
Lucien Goldmann écarte d'abord une objection. Ou plutôt, passe outre
à la fin. de non-recevoir que les tenants de la Vulgate opposent à tous les
novateurs : «Vous demandez pourquoi? Mais il n'y a pas de- pourquoi.
L'historien est un savant qui cherche la vérité. Cette quête est une fin, non
pas un moyen. L'objet de l'histoire ? C'est la connaissance aussi précise que
possible des événements en ce qu'ils' ont de spécifique et de particulier;
cela, sans considération d'intérêt individuel ou" collectif, sans souci d'utilité
pratique. »
A cette affirmation, c'est à l'histoire que Lucien Goldmann demande la
substance d'une réponse. Plus précisément, c'est à l'histoire de la science, ou
des sciences. Au xvie, au xvne siècle, nous dit-il, les physiciens, redoutant
les immixtions de la théologie et de la politique dans leur travail, ont mis
■ vigoureusement l'accent sur le désintéressement nécessaire et obligatoire de
leur recherche. Ce faisant, ils contribuaient à créer une idéologie scientiste qui
attribuait à toute recherche, à toute connaissance des faits une valeur en
soi — et dès lors les conduisait à mépriser tout essai de rattacher, de relier
la pensée scientifique à l'utilité pratique, aux besoins de l'homme. De là,
dans les sciences humaines, ces générations « d'érudits purs » qui, passant
leur vie « à accumuler un maximum de connaissances dans un petit domaine
limité et partiel », se croient et se disent anthropologues, historiens, linguistes,
philosophes, etc.
Et certes, la recherche dans les sciences — celles du monde physique, celles
du monde « humain » — a besoin de liberté. Elle exige du chercheur un
constant effort pour subordonner à la réalité des faits qu'il observe son idéologie
particulière. Et ce chercheur est fondé à dire : «Attention ! Les faits que je
m'efforce de traiter scientifiquement peuvent nous réserver des surprises.
Nul ne sait d'avance quel sera peut-être, un jour, et leur intérêt scientifique
et leur utilité pratique. Chercher avec la hantise de résoudre quelque
problème utilitaire — bon moyen de ne pas trouver. Chercher de façon purement
désintéressée, meilleur moyen d'obtenir des résultats, et de grande importance
pratique. » ,
Tout cela se dit d'un mot. La pensée scientifique est une fin pour le
chercheur. Elle n'est qu'un moyen pour le groupe qui l'entoure et, par delà,
pour l'Humanité. Mais moyen de quoi?
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1. Vers une histoire nouvelle, dans Revue de Métaphysique et de Morale, 1949. « L'histoire, qui
est un moyen d'organiser le passé pour l'empêcher de trop peser sur les épaules des hommes....
Elle organise ces faits, elle les explique, elle en fait des séries ; qu'elle le veuille ou non, c'est en
fonction de ses besoins présents qu'elle récolte systématiquement et groupe des faits passés ;
c'est en fonction de la vie qu'elle recueille le témoignage des morts. »
2. Le passé : entendons tout le passé, tel que l'ont édifié et les forces collectives et les
puissances individuelles : je veux dire, celles des « grands hommes » agissant dans l'histoire. Celle-ci
s'intéresse en effet à tout ce qui a eu jadis, à tout ce qui maintenant s'efforce d'avoir une influence
notable sur la vie des communautés. Certains hommes ont exercé et exercent toujours cette
influence. Par là ils sont de l'histoire et dans l'histoire.
3. Il y a tout de même quelque chose qui manque à l'analyse de Lucien Goldmann. « Ce que
les hommes cherchent dans l'histoire.... » Quels hommes? Le goût, le besoin, le sens, la forme
même de l'histoire ne sont pas identiques dans tous les peuples. J'ai insisté souvent sur ce fait
important et déploré que nous manquions à peu près totalement des moyens de savoir ce que
représente l'histoire pour les Noirs du centre de l'Afrique, pour les Indiens, les Chinois, les
Japonais, etc.... Le problème étant toujours de savoir si une conversion de ces peuples à
l'histoire, à notre histoire, à celle que définit Goldmann, est possible, aisée et à quelles conditions elle
peut être obtenue.
DE LA THÉORIE A LA^ PRATIQUE DE L'HISTOIRE 367
dans les sciences humaines que dans les sciences physiques1; qu'il insiste
sur l'obligation pour le chercheur ne de pas séparer arbitrairement l'aspect
matériel. et l'aspect spirituel des activités humaines; qu'il adresse aux
méthodes d'enquête de maints sociologues contemporains des critiques
pertinentes, étayées de citations assez déconcertantes2 ; qu'il s'élève (p. 51) contre
le grief, cliché, des bonnes gens qui, au marxisme, reprochent de «nier les
idées », alors que ses auteurs, de toute leur énergie, proclament leur conviction*
qu'en étudiant sérieusement la réalité humaine on retrouvera toujours la
matériel,'
pensée si on est parti de son aspect et les faits sociaux et économiques
si on est parti de l'histoire des idées ; chemin faisant, qu'il consacre aux
rapports de Saint-Simon et de Marx une page pénétrante (p. 40), ou s'élève de
façon sarcastique (p. 38) contre les prétentions de tels intellectuels
spécialistes de sociologie à détenir spontanément « la vérité » ; qu'il dénonce les
tendances anti-historiques de tant de sociologies contemporaines, leur effort
pour remplacer la sociologie par une sorte de « pseudo-psychologie sociale »
qui élimine tout facteur historique et social de la vie psychique des individus,
et tente de faire de cette vie même la clef qui ouvre l'intelligence des
phénomènes globaux (p. 60) ; qu'il abonde enfin en formules comme : « Ne craindre
ni l'orthodoxie ni l'hérésie : les deux dangers sont aussi grands l'un que
l'autre » (p. 49) — Lucien Goldmann ne laisse pas un instant son lecteur
sans lui adresser de vivifiantes sommations, l'obliger à réfléchir et, bien
souvent, conquérir son adhésion plénière.
* *
1. Cf. dans la Revue de Synthèse, t. III, 1932, mon article intitulé Histoire sociale ou histoire
littéraire, et dans les Annales d'Histoire Économique et Sociale, ce que j'écrivais en 1934 (VI,
p. 369) du livre de Borkenau sur le passage de la conception féodale à la conception bourgeoise
du monde dans l'Europe du xvne siècle. Cf. également dans les mêmes Annales (VII, 1935,
p. 615) ma liste critique intitulée Techniques, Sciences et Marxisme.
2. Le mot, appliqué à Tartufe, est impensable.
AU PARLEMENT DES HISTORIENS 369
en reparlerons quand il aura publié les résultats, qu'il y a lieu de croire
intéressants, de ses recherches. Mais pourquoi faut-il, ou que les philosophes
traitant de l'histoire ignorent délibérément ce qu'est celle-ci — ou que,
voulant ne pas savoir qu'elle est un métier, et difficile, et long à apprendre — ils
s'improvisent historiens : disons, plus justement, qu'ils ratiocinent de haut
sur des problèmes à quoi ceux-là seuls peuvent s'attaquer qui, pendant des
années et des années, se sont demandés comment ils s'étaient posés dans la
réalité, pour les hommes d'une certaine époque et d'une certaine société. Et
qui n'ont point lié leur recherche aux postulats d'aucune doctrine, d'aucune
théorie, d'aucune philosophie de l'histoire.
Lucien Febvre
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