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Publications de l'École française

de Rome

Cicéron créateur du vocabulaire latin de la connaissance : essai de


synthèse
Carlos Lévy

Résumé
La création par Cicéron du vocabulaire philosophique latin a été un acte d'une grande audace intellectuelle, à l'égard duquel
Atticus et Varron ont d'abord été très réservés, pour des raisons à la fois culturelles et philosophiques. C'est l'élaboration dans
les Académiques d'une terminologie fort complexe, destinée à rendre les concepts gnoséologiques stoïciens et académiciens,
qui a renforcé la confiance que Cicéron a toujours eue dans les possibilités philosophiques de la langue latine. L'étude de ce
vocabulaire (έποχή, καταληπτόν, συγκατάθεσις, έννοια, πρόληψις) montre que, si le principal souci de Cicéron était de concilier
précision et uarietas, il a néanmoins exprimé, par son choix ou sa création de certains termes, une vision du monde qui ne
coïncidait pas nécessairement avec celle des philosophes grecs. La construction du concept de «probable» à partir du πιθανόν
et de l'εύλογον confirme à quel point cette démarche aura été féconde.

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Lévy Carlos. Cicéron créateur du vocabulaire latin de la connaissance : essai de synthèse. In: La langue latine, langue de la
philosophie. Actes du colloque de Rome (17-19 mai 1990) Rome : École Française de Rome, 1992. pp. 91-106. (Publications
de l'École française de Rome, 161);

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CARLOS LEVY

CICÉRON CRÉATEUR DU VOCABULAIRE LATIN


DE LA CONNAISSANCE : ESSAI DE SYNTHÈSE

L'examen des études consacrées à la traduction par Cicéron de


termes ou de textes philosophiques grecs est en lui-même
révélateur de la difficulté que les chercheurs éprouvent à appréhender
dans sa totalité cet aspect de l'œuvre de l'Arpinate. Sans entrer
dans le détail de ces travaux, il nous semble possible de distinguer
trois grands courants. Le premier s'intéresse essentiellement à la
traduction du Timée, et deux thèses s'affrontent : celle de R. Ponce-
let1, aussi sévère - et à notre avis injuste - pour Cicéron que pour
la langue latine, et celle de N. Lambardi, qui, en s'inspirant des
recherches d'A. Michel, a défini Cicéron comme un traducteur
artiste2. Le second courant s'attache à analyser la traduction cicéro-
nienne dans telle ou telle partie de la philosophie, et il peut être
illustré par l'ouvrage, devenu classique, que M. Liscu3 a consacré,
il y a plus d'un demi-siècle maintenant, au vocabulaire de l'éthique.
Rares sont les recherches qui ont eu pour fin d'analyser dans son
ensemble la traduction philosophique cicéronienne. Citons, à côté
de dissertations anciennes, comme celles de Fischer4 et de
Atzert5, la dissertation doctorale de H. J. Härtung6, qui constitue
selon nous le travail le plus complet sur ce problème, et l'article de

1 R. Poncelet, Cicéron traducteur de Platon. L'expression de la pensée


complexe en latin classique, Paris 1957.
2 N. Lambardi, // «Timaeus» ciceroniano. Arte e tecnica del vertere, Florence,
1982. Ν. Lambardi se réfère à la thèse d'A. Michel, Rhétorique et philosophie
chez Cicéron. Essai sur les fondements philosophiques de l'art de persuader,
Paris, 1960, et à l'article du même auteur, Rhétorique et philosophie chez
Cicéron, dans ANRW, I, 3, 1973, p. 139-208.
3 M. Liscu, Étude sur la langue de la philosophie morale chez Cicéron, Paris,
1930.
4 R. Fischer, De usu uocabulorum apud Ciceronem et Senecam Graecae phi-
losophiae interprètes, Diss. Fribourg, 1914.
5 C. Atzert, De Cicerone interprete Graecorum, Diss. Götttingen, 1908.
6 H. J. Härtung, Ciceros Methode bei der Übersetzung griechischer
philosophischer Termini, Hambourg, 1970.
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C. Moreschini, paru en 1979 dans les ASNP7. De par son sujet


même, notre étude se situe dans le second de ces courants, mais
nous tenterons de ne pas laisser de côté le problème général de
l'attitude de Cicéron à l'égard de la traduction. Nous aborderons
donc le problème de l'arrière-plan philosophique et national du
uertere; puis nous donnerons quelques exemples de la manière de
procéder de l'Arpinate, en nous attachant à mettre en évidence
cette capacité à créer qui fait que toute grande traduction est un
exercice poétique.
Parler de Cicéron comme du créateur du vocabulaire latin de
la connaissance, n'est-ce pas commettre à la fois une erreur et une
injustice, puisqu'une telle formulation semble réduire à néant le
travail et l'apport de Lucrèce? La justification de ce titre, nous
croyons pouvoir la trouver dans l'examen des conditions dans
lesquelles Cicéron a élaboré son œuvre philosophique. Pour cela nous
prendrons comme point de départ l'analyse de la relation qui
existe entre sa réflexion sur la langue latine et son appartenance
philosophique à la tradition platonicienne, à travers la Nouvelle
Académie.
C'est un thème bien connu des œuvres philosophiques de
Cicéron que le refus d'admettre une quelconque infériorité du latin par
rapport au grec. Dans le De oratore déjà8, il avait écrit : «je ne
prétends pas et je ne décide pas qu'il n'y a aucun espoir de vous
exposer en latin sous une forme parfaite les mots sur lequels nous
avons discuté. Ni le génie de notre langue ni la nature du sujet ne
s'opposent à ce que cette antique et excellente sagesse des Grecs
soit appropriée à notre usage et à notre génie. Mais il faut pour
cela des hommes instruits, et jusqu'à ce jour nous n'en avons pas
eu dans ce genre. Si jamais ils apparaissent, ils devront l'emporter
même sur les Grecs». Cette citation, qui a tout d'une déclaration
solennelle, n'est pas sans rappeler le fameux passage du livre V du
De republica, où Cicéron, comparant le mos maiorum à un tableau
dont les couleurs ont perdu leur éclat, attribue cette décadence à la
uirorum penuria9. Pour lui, il n'existe donc pas plus de fatalité lin-

7 C. Moreschini, Osservazioni sul lessico filosofico di Cicerone, dans ASNP,


19, 1979, p. 99-178.
8 Cicéron, De or., Ili, 24, 95 : Quamquam non haec ita statuo atque decer-
no, ut desperem latine ea de quibus disputauimus tradì ac perpoliri; patitur enim
et lingua nostra et natura rerum ueterem illam excellentemque prudentiam Grae-
corum ad nostrum usum moremque transferri; sed hominibus opus est eruditis,
qui adhuc in hoc quidem genere nostri nulli fuerunt; sin quando extiterint, etiam
Graecis erunt anteponendi. Trad. Courbaud-Bornecque modifiée.
9 Cicéron, Rep., V, 1, 2: Mores enim ipsi interierunt uirorum penuria,
cuius tanti mali non modo reddenda ratio nobis, sed etiam tamquam reis capitis
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guistique que de fatalité historique : tout est une question de


volonté humaine, et si le princeps a pour fonction de redonner vie à la
tradition politique et morale, Yeruditus homo accomplira dans son
domaine une tâche comparable, en ce sens qu'il rendra réel ce qui
dans le présent de l'Urbs n'existe que comme virtualité. On
remarquera aussi que dans ce passage du De oratore la formulation en ce
qui concerne les possibilités de la langue latine est prudente : pati-
tur lingua nostra. De même, dans le De republican la traduction de
Platon en latin est présentée comme une tâche risquée et difficile.
Cette prudence apparaît encore dans la préface du premier livre
des Academica posteriora, où le problème de la philosophie latine
est longuement abordé à travers un dialogue avec Varron, dans
lequel il n'est rien dit des possibilités de la langue elle-même11.
On est donc fondé à croire que ce sont la rédaction des
Académiques et le sentiment d'avoir surmonté les immenses difficultés
liées à une entreprise originale qui ont renforcé la confiance que
Cicéron a toujours eue dans la langue latine. Les œuvres
philosophiques suivantes exprimeront en effet de manière beaucoup plus
forte ce que disait déjà le De oratore. Contentons-nous d'évoquer ici
l'exclamation ironique de la seconde Tusculane n : ο uerborum
inops interdum, quibus abundare te semper putas, Graecial
L'originalité de cette position apparaît clairement si l'on se rappelle non
seulement les lamentations de Lucrèce sur Yegestas patrii sermo-
nisn, mais aussi ce qu'était la position de Varron et d'Atticus sur
cette question. On mesure ainsi l'incroyable audace intellectuelle
dont a fait preuve Cicéron pour vaincre les divers préjugés et
arguments à l'encontre desquels il a dû aller.
En ce qui concerne Varron, si l'on admet que les arguments
que Cicéron lui attribue dans le prologue des Académiques reflètent
bien sa position en 44 - et il n'y a pas de raison valable d'en douter
- ses réticences quant à l'expression en latin de la philosophie
étaient fondées moins sur une défiance à l'égard des possibilités de
cette langue dans ce domaine que sur un raisonnement qu'il résu-

quodam modo dicenda causa est. Nostris enim uitiis, non casu aliquo, rem publi-
cam nerbo retinemus, re ipsa uero iam pridem amisimus.
10 Ibid., I, 32, 65 : Turn fit illud quod apud Platonem est luculente dictum, si
modo id exprimere latine potuero : difficile factu est, sed conabor tarnen. Le texte
de Platon auquel il est fait allusion est Rep., VIII, 562c-563d.
11 Cicéron, Ac. post., I, 1, 3-3, 12.
12 Cicéron, Tusc, II, 15, 35.
13 Lucrèce, Re. not., I, 832; III, 260. Pour le point de vue d'un linguiste sur
cette egestas, cf. l'article de J. Marouzeau, Patrii sermonis egestas, dans Eranos,
1947, p. 22-24, où l'histoire de la langue latine est interprétée comme une
longue conquête de l'abstrait.
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mait ainsi14 : pourquoi fournir l'effort considérable que suppose la


traduction philosophique, alors que les illétrés ne s'intéresseront
jamais à ces textes, même écrits en latin, et que les gens cultivés
continueront à se référer aux sources grecques. La position d'Atti-
cus, en revanche, s'appuyait sur des considérations d'ordre
linguistique. S'il est vrai que dans les Académiques il affirme être
simplement dans l'expectative, désirant voir si la philosophie d'Antiochus
pourra être adéquatement exprimée en latin 15, dans le De finibus il
reconnaît son incrédulité initiale 16 : quae dici Latine posse non
arbitrabar, ea dicta sunt a te, nec minus plane quae dicuntur a Grae-
cis. La position d'Atticus et de Lucrèce n'était pas sans relation
avec la doctrine philosophique à laquelle ils adhéraient. En effet,
l'épicurisme prétendait ne pas avoir besoin de constituer un
langage propre à la philosophie, estimant que le point de départ de
celle-ci devait être le langage conventionnel. C'est ainsi que, dans sa
lettre à Hérodote, Epicure dit à propos de la réflexion sur le temps
que celle-ci doit se faire à partir des termes existants et non en
employant un langage technique17. Il est vrai que dans le livre
XXVIII de son ouvrage sur la Nature, il semble limiter cette
utilisation du langage courant aux φανερά, aux choses évidentes, ce qui
laisserait le champ libre à la création terminologique dans le
domaine des «choses invisibles»18. Il ne nous appartient pas d'entrer
ici dans l'interprétation de ce passage controversé et nous dirons
que pour Atticus, comme pour Lucrèce, le langage conventionnel
grec offrait immédiatement à la philosophie des ressources
absentes du langage conventionnel latin. En recherchant un peu le
paradoxe, on peut se demander si les fameux Amafinius et Rabirius, si
décriés par Cicéron pour leur incurie de l'expression19, n'étaient
pas plus proches de la pensée d'Épicure sur le langage, que
l'auteur du De rerum natura lorsqu'il déplore la patrii sermonis eges-
tas.
Bien qu'à peu près tout sépare Epicure et Platon, il y a
indiscutablement une certaine similitude entre leurs positions sur le
problème du vocabulaire spécifiquement philosophique. Platon, lui
aussi, répugne à créer des termes nouveaux, convaincu que cette

14 Cicéron, Ac. post., I, 2, 4.


15 Ibid., 4, 14 : «Mihi uero», tile, «quid est quod malim quant ex Antiocho
iam pridem audita recordari et simul uidere satisne ea commode dici possint
latine».
16 Cicéron, Fin., V, 32, 96.
17 Cf. DiOG. Laërce, X, 72.
18 Epicure, Περί φύσεως, XXVIII, 22-23. Cf. sur ce texte les remarques très
pertinentes d'E. Asmis, Epicurus' scientific method, Ithaca-Londres, 1984, p. 34.
19 Cf. Acad. Post., I, 2, 5; 6; Tusc, I, 3, 6; II, 3, 7; IV, 3, 6.
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création n'apporte par elle-même aucun savoir authentique.


Lorsque Socrate utilise dans le Théétète le terme ποιότης20, il le fait
presque à contrecœur, et il entreprend immédiatement d'en
détailler le contenu, persuadé, comme il dit dans le Cratyle, qu'«il faut et
apprendre et rechercher les choses en partant d'elles-mêmes plutôt
que des noms»21. Ailleurs, dans les Lois, Platon se justifie
longuement d'employer l'expression «serviteurs des lois» à la place du
terme «gouvernants», et il s'évertue à montrer qu'en procédant
ainsi il n'a pas cédé au plaisir, si condamnable pour lui, de «forger
des termes nouveaux»22. Cette position platonicienne se retrouve
selon nous dans la manière dont l'Académie a réagi à l'apparition
du stoïcisme. Dès la naissance même de la pensée stoïcienne,
l'école platonicienne accusa Zenon de n'avoir rien fait d'autre que de se
constituer un système à peu de frais en pillant le platonisme et en
l'habillant de termes nouveaux23. La Nouvelle Académie développa
ce thème en cherchant à montrer que l'éthique stoïcienne ne
différait que par son vocabulaire de la morale du Lycée24. Bien des
siècles plus tard, Galien s'indignera encore de la généralisation du
vocabulaire stoïcien et voudra revenir à la langue de Platon25.
Mais il est un domaine où l'originalité de Zenon n'a jamais été
contestée par la Nouvelle Académie, il s'agit du problème de la
connaissance. En effet, comment des Platoniciens auraient-ils pu
revendiquer un droit quelconque sur une doctrine qui donnait
comme point de départ à toute connaissance une confiance dans
les sens à peine inférieure à celle des Épicuriens? Antiochus lui-
même, qui avait fait du consensus entre l'Ancienne Académie, le
Lycée et le Portique le maître mot de sa philosophie, reconnaissait
de la manière la plus nette cette originalité stoïcienne. Varron, qui
exprime la pensée de l'Ascalonite dans le premier livre des Acade-
mica posteriora, ne concède à Zenon qu'une originalité formelle
dans le domaine de l'éthique, mais, en revanche, il affirme très
fortement la nouveauté du stoïcisme dans la troisième partie de la
philosophie, c'est à dire la logique : plurima autem in Ma tertia phi-
losophiae parte mutauit26. Cette logique stoïcienne, reconnue
comme neuve par ceux-là mêmes qui la combattaient, n'est pas une

20 Platon, Théétète, 182 a.


21 Platon, Cratyle, 439 b : ούκ έξ ονομάτων άλλα πολύ μάλλον αυτά έξ αυτών
και μαθητέον και ζητητέον ή έκ των ονομάτων.
22 Platon, Lois, 715 e.
23 Cf. sur ce point notre article La dialectique de Cicéron dans les livres II et
IV du «De finibus», dans REL, 62, 1984, (p. 111-127), p. 123-126.
24 Cf., en particulier, Cicéron, Fin., IV, 9, 21.
25 Galien, De optima doctrina, I, vol. I, p. 41 Κ = S.V.F., I, 57.
26 Cicéron, Ac. post., I, 11, 40.
96 CARLOS LEVY

théorie parmi d'autres. En faisant du sujet à la fois la source et le


juge de représentations dont l'évidence peut être parfois
trompeuse, et en élaborant de la manière la plus rigoureuse la
problématique de l'assentiment, elle a défini la question de la connaissance en
des termes qui sont encore les nôtres. Lorsque Descartes
entreprend de tout révoquer en doute pour tenter «d'établir quelque
chose de ferme et de constant dans les sciences», il reprend le
problème de la certitude, tel qu'il avait été défini dans les controverses
entre les Stoïciens et les Académiciens, et tel qu'il figurait dans le
Contra Academicos de Saint Augustin27. L'incompréhension
absolue dont fit preuve Gassendi à l'égard de Descartes, et qu'il
exprima dans ses fameuses Objections2*, atteste la permanence d'une
manière différente d'envisager le problème du savoir, née d'Epicu-
re et de Lucrèce, mais dont l'influence dans l'histoire de la
philosophie nous paraît avoir été marginale au regard de celle exprimée
par Cicéron dans les Académiques, puis enrichie de tout l'apport du
stoïcisme impérial, du néopyrrhonisme et du moyen platonisme.
Le Platonicien Cicéron ne rejette pas totalement l'idée que la
philosophie ait son langage, et il dit même au début du De finibus
III que Yars uitae ne peut aller prendre son vocabulaire dans le
forum29. Mais l'élaboration de ce vocabulaire doit obéir à deux
règles essentielles : la première est qu'une nouvelle expression
corresponde à une réalité nouvelle, d'où les sévères critiques contre le
vocabulaire de l'éthique stoïcienne, soupçonné d'être une
rénovation terminologique sans soubassement conceptuel original; la
seconde implique que l'on mette à contribution les ressources de la
langue latine, plutôt que de produire de simples calques. Tout cela
est dit explicitement dans ce même texte30: «il ne sera cependant
pas nécessaire de rendre le terme grec par un mot latin calqué sur
lui, comme ont coutume de le faire les traducteurs à court
d'expression, alors qu'il existe un mot plus usuel disant la même chose.

27 Cf. la position du problème en Contra Ac, II, 9, 23.


28 Gassendi reproche en particulier à Descartes d'avoir construit «un si
grand appareil» pour prouver ce dont il était déjà certain grâce à la «lumière
naturelle» (Contre la Seconde Méditation, t. II, p. 708 de l'édition F. Alquié des
Œuvres philosophiques de Descartes). Or cet «appareil» est fondée sur
l'argumentation sceptique que la Nouvelle Académie avait élaborée contre la logique
stoïcienne.
29 Cicéron, Fin., III, 2, 4 : Ars est enim philosophia uitae, de qua disserens
arripere uerba de foro non potest,
30 Ibid., 4, 15 : Nee tarnen exprimere uerbum e uerbo necesse erit, ut
interprètes indiserti soient, cum sit uerbum quod idem declaret magis usitatum. Equi-
dem soleo edam, quod uno Graeci, si aliter non possumus, idem pluribus uerbis
exponere. Et tarnen puto concedi nobis oportere si quando minus occurret lati-
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On peut même faire ce que j'ai coutume de faire : là où les Grecs


ont un mot, j'emploie, si je ne peux pas faire autrement, plusieurs
mots : cela n'empêche pas qu'on doive nous accorder le droit
d'user un terme grec toutes les fois que le latin ne nous offrira pas
d'équivalent». Cette doctrine cohérente, qui exprime à la fois la
confiance de Cicéron dans la langue latine et son appartenance à la
tradition platonicienne, avait trouvé un domaine d'application
particulièrement adéquat dans l'expression en latin de la théorie de
connaissance élaborée par le stoïcisme et critiquée par la Nouvelle
Académie.
Avant d'aborder le problème de la méthode, nous évoquerons
ici un texte dont H.-J. Härtung ajustement souligné l'importance31
et qui, mieux que tout autre, révèle avec quel soin Cicéron s'était
acquitté de cette tâche. Il s'agit d'une lettre à Atticus d'août 45, qui
est consacrée presque entièrement au problème de la traduction du
terme εποχή32. Atticus, consulté sur ce problème, avait proposé
inhibere, qui correspond littéralement au verbe grec, et dans un
premier temps cette suggestion avait séduit Cicéron. Il savait que le
terme était utilisé dans la marine, mais il croyait qu'il désignait le
fait pour le rameur de maintenir sa rame immobile. Or, voyant
qu'un navire avait accosté près de sa villa, il s'était informé et il
avait appris que tel n'était pas le sens véritable, puisque inhibere
désignait non pas l'action de retenir les avirons, mais une manière
différente de ramer33. Aussitôt Cicéron demande à Atticus, son
éditeur, de revenir à la première leçon du manuscrit, à savoir sustine-
re34, et il justifie définitivement ce choix en établissant un
rapprochement entre un vers de Lucilius - sustineas currum ut bonus sae-
pe agitator equosque35 - et l'utilisation par Camèade de la
métaphore de l'aurige36. Cette anecdote est exemplaire. Elle montre que
Cicéron rejette une correspondance entre les termes grecs et latins
qui serait seulement formelle et qui dépouillerait le mot latin de
son sens précis. Elle révèle aussi que dans la justification du choix

31 H. J. Härtung, op. cit., p. 110.


32 Cicéron, Au., XIII, 21, lettre du 27 ou du 28 août.
33 Ibid., 3 : arbitrabar sustineri remos, cum inhibere essent rémiges iussi. Id
non esse eius modi didici heri cum ad uillam nauis appelleretur : non enim susti-
nent, sed alto modo remigant. Id ab έποχη remotissimum est.
34 Ibid. : quare faciès ut ita sit in libro quem ad modum fuit ; dices hoc idem
Varroni, si forte mutauit.
35 Lucilius, frg. 1305 Marx.
36 Ibid. : Semperque Carneades προβολήν pugilis et retentionem aurigae si-
milem facit έποχη. Pour un exemple d'emploi de cette métaphore dans un
raisonnement néocadémicien, cf. Luc, 29, 94. J. S. Reid, dans son édition des Aca-
demica, remarque justement, ad loc, qu'Augustin, Contra Ac, II, 5, 12, rend
εποχή par refrenano et quasi suspensio adsensionis.
98 CARLOS LEVY

d'un terme par Cicéron, ce n'est pas seulement l'analyse de son


emploi courant qui entre en ligne de compte, mais aussi son
histoire littéraire. Le terme sustinere est pour lui le meilleur équivalent
ά'&πίχειν par son contenu propre et du fait de son utilisation par
Lucilius. Toutefois, le souci de la uarietas implique que le même
mot ne revienne pas d'une manière qui serait lassante pour le
lecteur. Une fois éliminé inhibere, d'autres possibilités subsistent, sans
doute moins appropriées que sustinere, mais que le traducteur peut
employer, précisément parce qu'il n'a pas conscience d'être en
contradiction avec le sens habituel du terme. En effet, outre
sustinere , qu'il utilise d'ailleurs avec deux constructions différentes37,
Cicéron emploie cohibere et retinere38.
L'une des règles que Cicéron se fixa à lui-même au moment de
l'élaboration des Académiques fut sans nul doute celle de ne jamais
renoncer à traduire. Il n'existe ni une expression, ni même un
terme philosophique, pour lesquels il se soit contenté de citer le grec,
et pratiquement à chaque page du texte, il fait découvrir, souvent
sur le mode de l'interrogation, une de ces traductions dont
certaines sont devenues la base même de notre vocabulaire
philosophique. Nous ne pouvons évidemment évoquer ici tous les aspects de
ce travail de traduction, et nous avons choisi d'analyser un certain
nombre de cas qui nous ont paru particulièrement aptes à mettre
en évidence la méthode cicéronienne.
Le premier texte que nous évoquerons se trouve dans la
description par Varron des innovations introduites par Zenon dans le
domaine de la connaissance : il est unanimement considéré comme
l'un des témoignages les plus importants sur cette théorie39.
Contrairement à Epicure, qui considérait toutes les sensations com-

37 La construction la plus fréquente est celle qui fait d'adsensus ou d'ad-


sensio le complément direct du verbe, mais on trouve aussi adsensus employé
comme complément d'éloignement, cf. Luc, 15, 48 : ... cum ipsi dicatis sapien-
tem in furore sustinere se ab omni adsensu, quia nulla in uisis distinctio appa-
reat.
38 Cf. Luc, 22, 68, où l'on trouve à quelques lignes d'intervalle sustinenda
est potius omnis adsensio et sapientem adsensus omnis cohibiturum. Pour cohi-
beo, cf. Luc, 39, 94; Nat. de., I, 1 ; pour retineo, cf. Luc, 18, 57.
39 Cicéron, Ac post., I, 11, 40-42. Sur ce texte, cf. les commentaires
d'A. Graeser, Zenon von Kition, Berlin-New York, 1975, p. 48 sq.; W. Görler,
'Ασθενής Συγκατάθεσις. Zur stoischen Erkenntnistheorie, dans WJA, N.F., III,
1977, p. 83-92; E. P. Arthur, Stoic analysis of the mind's reactions to
presentations, dans Hermes, 111, 1983, p. 69-78; A. M. Ioppolo, Opinione e scienza, Rome,
1986, p. 23-24; A.A. Long & D. Sedley, The Hellenistic philosophers, t. 1,
Cambridge, 1987, p. 249-253.
CICÉRON CRÉATEUR DU VOCABULAIRE LATIN DE LA CONNAISSANCE 99

me vraies40, Zenon admettait l'existence d'un certain nombre de


représentations erronées, qui n'ébranlaient nullement sa confiance
dans la sensation comme fondement de toute connaissance. Le
problème qui nous concerne plus précisément ici est celui de la
représentation porteuse de cette marque particulière d'évidence41
qui révèle qu'elle nous livre au moins une partie de la réalité de
l'objet. En grec, cette représentation est appelée φαντασία κα-
ταληπτική, et cet adjectif a été diversement interprété42 selon que
l'on considère que cette représentation s'empare de l'objet, ou du
sujet - c'est la métaphore rapportée par Sextus Empiricus de la
φαντασία qui nous tire par les cheveux par l'assentiment43 - ou
encore de l'un et de l'autre à la fois. Le problème en ce qui
concerne le texte de Cicéron est qu'il ne comporte pas l'adjectif καταληπ-
τικόν, mais bien καταληπτόν, que Cicéron traduit par comprehendi-
bile44. Il y a là une différence d'autant moins négligeable par
rapport à la tradition majoritaire que le comprehendibile n'est
nullement une occurrence isolée, mais qu'il est repris de manière péri-
phrastique par quod percipi et comprehendi possei45. La tentation
facile serait d'imaginer que Cicéron, gêné par l'adjectif καταληπτι-
κόν, lui a substitué de sa propre autorité κατάληπτον, plus facile à
traduire, mais un passage de Sextus Empiricus nous montre fort
opportunément que dans un contexte similaire certains Stoïciens
utilisaient κατάληπτον46. Cependant, si ce témoignage de Sextus
nous permet d'affirmer que Cicéron s'appuie directement ou
indirectement sur une source authentiquement stoïcienne, il ne
constitue pas une réponse suffisante. On peut d'abord se demander,
puisque ce texte cicéronien expose la logique de Zenon lui-même, si le
terme zénonien était καταληπτόν ou καταληπτικόν. Le doute est
permis, puisque le seul témoignage qui mentionne la φαντασία
καταληπτική à propos de Zenon nous vient de Numénius, source
assez discutable47. Il faut ensuite poser le problème d'une manière

40 Cf. Lettre à Hérodote, dans Diog. Laêrce, X, 50-51, et le commentaire qui


en est donné par E. Asmis, op. cit., p. 141sq.
41 Cf. Ac. Post., I, 11, 41 : Visis non omnibus adiungebat fidem sed eis solum
quae propriam quondam haberent declarationem earum rerum quae uiderentur.
42 On trouvera un état des différentes thèses défendues sur ce problème
dans A. Graeser, op. cit., p. 46-47.
43 Sext. Emp., Adu. math., VII, 257.
44 Cicéron, Ac. post., I, 11, 41 : «id autem uisum, cum ipsum per se cernere-
tur, comprehendibile -feretis haec?». «Nos uero», inquit. «Quonam enim modo
καταληπτόν diceres ? ».
45 Cf. Luc, 6, 17; 21, 67.
46 Sext. Emp., Adu. math., VIII, 167 : φασί γαρ το σημειωτόν άδηλον είναι
και μη έξ αύτοΰ καταληπτόν.
47 Numénius, ap. Eusèbe, Praep. ev., XIV, 6, 13 = SVF, I, 56.
100 CARLOS LEVY

plus générale et dire qu'il est pour le moins invraisemblable que


Cicéron n'ait jamais rencontré le terme καταληπτικόν dans les
témoignages qui lui ont servi à élaborer les Académiques. En effet,
on trouve dans cette œuvre une allusion à ce type de
représentation dans un contexte où il n'est plus question de Zenon, mais de
Camèade48, qui, en tant que réfutateur de Chrysippe, devait
employer l'expression φαντασία καταληπτική. Or Cicéron aurait fort
bien pu avoir recours à la solution uerbum e nerbo, et se contenter
de rendre καταληπτική par comprehensiua, par exemple, tout
comme nous-mêmes parlons de «représentation comprehensive»,
expression au demeurant parfaitement incompréhensible pour
quelqu'un qui n'est pas au fait de la philosophie stoïcienne. Le refus
par Cicéron de donner un équivalent littéral à καταληπτική
correspond sans doute à un désir de clarté, légitimé de surcroît par le
fait que καταληπτόν existait aussi dans le vocabulaire stoïcien. Mais
il est aussi l'expression d'une vision du monde ne coïncidant pas
exactement avec celle du stoïcisme. En utilisant καταληπτική, les
Stoïciens voulaient montrer que la représentation ne pouvait être
dissociée de l'activité du sujet, qu'elle était elle-même un élément
actif. La traduction cicéronienne porte la marque de quelqu'un
pour qui la distinction entre le sujet et l'objet, entre Yintestinum et
Yoblatum - pour reprendre les termes mêmes de Cicéron dans le
Lucullus49 - est plus tranchée que dans le stoïcisme. Le sujet
donne son assentiment à une représentation qui est faite pour le
recevoir, mais par rapport à laquelle il est en position de juge. Il lui
appartient de dire si ce qui est comprehendibile sera comprehen-
sum. Cet aspect est certes présent dans la théorie stoïcienne,
puisqu'il est dit dans le texte concernant Zenon que l'assentiment est in
nobis posita et uoluntaria50 , mais l'originalité de Cicéron est d'avoir
inscrit avec une netteté particulière à l'intérieur même de la
terminologie qu'il a créée la liberté du sujet par rapport aux
représentations.
Notre second exemple concerne un autre concept fondamental
de la logique stoïcienne, l'assentiment, συγκατάθεσις, terme qui ne
figure dans aucun texte philosophique avant Zenon. Ce néologisme
zénonien est lié à la métaphore des élections, συγκατατίθεσθαι την

48 Cf. Luc, 31, 99 (la source est Clitomaque) : Duo placet esse Cameadi
genera uisorum, in uno hanc diuisionem : «alia uisa esse quae percipi possinî,
alia quae non possint»; in altero autem : «alia uisa esse probabilia, alia non pro-
babilia».
49 Cf. Luc, 15, 48.
50 Cf. Ac post., I, 11, 40.
CICÉRON CRÉATEUR DU VOCABULAIRE LATIN DE LA CONNAISSANCE 101

ψηφον signifiant voter pour quelqu'un51. Si Cicéron avait voulu se


conformer totalement à la manière de s'exprimer de Zenon, il eût
dû, sans même recourir à un néologisme, utiliser suffragano, terme
qu'il emploie au sens propre dans la prose politique52. Or ce n'est
pas ainsi qu'il a procédé, alors que le sens littéral de συγκατατίθε-
σθαι ne pouvait lui échapper, puisque nous avons des inscriptions
d'époque impériale dans lesquelles ce verbe est encore utilisé au
sens d'approuver par un vote53. Mais le langage métaphorique
cicéronien a pour source le monde des tribunaux et l'activité des
orateurs, non le processus électoral, source de terribles conflits
dans les années qui précédèrent la fin de la République. Lorsque
Cicéron introduit donc συγκατάθεσις dans le Lucullus, il lui donne
comme équivalents latins adsensio et adprobatio^. Le premier mot
est utilisé dans les œuvres rhétoriques pour désigner l'approbation
qui est donnée par son public à un orateur : par exemple, il est dit
dans le Brutus que le genre d'éloquence du stoïcien Rutilius Rufus
était exile nee satis populari adsensioni accomodatum55. Quant à
adprobatio, que l'on trouve également dans ce sens, il est employé à
plusieurs reprises dans le De inuentione pour désigner non pas
l'assentiment à une proposition, mais le fait de démontrer celle-ci56.
Le choix même de ces équivalents suffit donc à montrer à quel
point la personnalité de Cicéron, orateur autant que philosophe,
est présente dans ces traduction. Mais le problème se complique
du fait que Cicéron ne s'en tient pas aux équivalents ainsi
annoncés. Deux paragraphes après avoir annoncé son intention d'utiliser
adsensio et adprobatio, il introduit sans crier gare le néologisme
adsensus S7. Pourquoi cette innovation ? Adsensus est-il un synonime

51 On ne trouve pas, semble-t-il, en grec classique l'expression συγκατατίθε-


σθαι τήν ψηφον. En revanche, ψηφον τίθεσθαι se trouve chez Hérodote, VIII,
12, et chez Thucydide, I, 40. Dans le Gorgias, 501 c, Platon utilise
métaphoriquement l'expression συγκατατίθεσθαι τήν δόξαν.
52 Cf. dans le Pro Murena, 38, la distinction entre suffragatio urbana et suf-
fragatio militaris.
53 Cf. L. Robert, Hellenica, I, Limoges, 1940, p. 47, cité par H. J. Härtung,
op. cit., p. 195.
54 Cicéron, Luc, 37 : nunc de adsensione atque adprobatione, quant Graeci
συγκατάθεσιν uocant, pauca dicemus.
55 Cicéron, Brutus, 30, 114. Cf. déjà la problématique de l'assentiment dans
Inu., I, 31, 51 : Inductio est oratio quae rebus non dubiis captât assensiones eius
quicum instituta est; quibus adsensionibus facit ut Uli dubia quaedam res propter
similitudinem earum rerum quibus assensit probetur.
56 Cf. Inu., I, 35, 60; 36, 62; et la définition de Y adprobatio, ibid., 37, 67:
adprobatio, per quant id quod breuiter expositum est rationibus firmatur.
Adprobatio a, en revanche, le sens d'approbation dans Inu., II, 13, 42; 17, 54.
57 Cicéron, Luc, 12, 39 : Quare qui aut uisum aut adsensum tollit, is omnent
actionem tollit e uita.
102 CARLOS LEVY

parfait de adsensio, auquel cas son emploi n'aurait d'autre raison


que le souci d'enrichissement de la langue, ou bien apporte-t-il une
nuance nouvelle? Les deux thèses ont été défendues de manière
assez dogmatique58, alors que l'analyse des textes nous paraît
conduire à des conclusions plus nuancées. Lorsque Cicéron écrit :
qui aut uisum aut adsensum tollit, is omnes actiones tollit e uita59,
la différence entre le substantif en -us et celui en -io est rendue
évidente par le fait que, pour l'équilibre sémantique de sa phrase,
Cicéron doit accompagner actio de omnis. Autrement dit, adsensus
n'a pas été employé à cet endroit par hasard, il apporte une
nuance importante par rapport à adsensio, puisqu'il désigne l'ensemble
des assentiments, l'assentiment comme fonction de l'esprit, alors
que X adsensio est un assentiment circonstanciel. Le langage cicéro-
nien tend ainsi à dissocier ce que le stoïcisme grec unifie dans le
terme de συγκατάθεσις. Mais cette dissociation n'est que partielle.
En effet, il arrive à Cicéron d'employer adsensus là où il eût fort
bien pu utiliser adsensio, par exemple lorsqu'il dit que le plus
important est de suspendre les assentiments «glissants»60. En
inventant adsensus, il a marqué la singularité de la langue latine par
rapport au grec; en utilisant parfois indifféremment adsensus et
adsensio, il évite cette dissociation totale de l'hégémonique et de
son activité qui eût été contraire à l'esprit du stoïcisme.
Curieusement Sénèque utilisera adsensio dans les Lettres à Lucilius, et
adsensus dans les traités moraux, sans que le pourquoi d'une telle
répartition apparaisse clairement61.
Jusqu'ici nous n'avons envisagé que des termes concernant la
représentation elle-même, ou l'attitude du sujet à l'égard de celle-
ci. L'expression de la notion de concept est, elle aussi, révélatrice
de la manière de procéder de Cicéron. H. J. Härtung a très
justement remarqué62 que, là où la philosophie hellénistique ne dispose
que de deux termes (έννοια et πρόληψις), Cicéron en utilise six.
Nous nous proposons ici de comprendre la logique de cette
multiplication, qui fait que des termes nouveaux apparaissent sans que
les anciens disparaissent totalement. Il faut pour cela partir du De

58 M. Liscu, op. cit., p. 122, affirme la parfaite synonimie des deux termes.
Pour H. J. Härtung, au contraire, op. cit., p. 76, adsensio serait uniquement actif
et adsensus purement duratif.
59 Cf. n. 57.
60 Cicéron, Luc, 34, 108.
61 Sénèque emploie adsensio dans Ep., 20, 2; 102, 16; 113, 18 et 19. Il
emploie adsensus dans De ira, II, 3, 4 et 5; Vit. be., 1, 3. La seule exception est
Br., 20, 2.
62 H. J. Härtung, op. cit., p. 80. Les termes cicéroniens sont : intellegentia,
notio, notitia, anticipatio, praenotio et praesensio.
CICÉRON CRÉATEUR DU VOCABULAIRE LATIN DE LA CONNAISSANCE 103

legibus, où pour traduire πρόληψις Cicéron utilise intellegentia, par


exemple quand il est dit que la nature a esquissé en l'homme des
intellegentias qui sont comme le fondement de la science63. Ce
terme a' intellegentia, si présent dans le De legibus, ne sera plus utilisé
dans cet emploi que dans le livre III du De finibus, où il n'est
mentionné que pour être aussitôt rejeté au profit de notio : intellegen-
tiam, uel notionem potius, quam appellant εννοιαν illiM. Pourquoi
dès Y Orator65 Cicéron a-t-il cessé d'employer intellegentia au sens
de concept, lui préférant notio? La réponse doit être selon nous
cherchée dans le fait qu' intellegentia, vieux terme déjà présent chez
Térence66, avait un autre sens, celui d'intelligence, humaine ou
divine. Dans le De inuentione, Y intellegentia avait été définie
comme ce par quoi l'âme discerne les réalités présentes : memoria est
per quam animus repetit illa quae fuerunt : intellegentia per quam ea
perspicit quae sunt67. Et dans la traduction du Timée, intellegentia
sert à traduire νους et νόησις68. Continuer à utiliser intellegentia au
sens de concept eût été pour Cicéron faire ce qu'il avait
précisément cherché à éviter en distinguant au moins partiellement adsen-
sus et adsensio, c'est-à-dire confondre en un même terme ce qui
concerne l'intellect tout entier et ce qui n'en est qu'un aspect. Mais
si l'on poursuit la recherche, il convient de se demander s'il y a
une différence entre les deux termes que Cicéron utilise à partir
des Académiques pour désigner le concept, à savoir notitia et notio.
Du point de vue de la traduction du grec ils sont interchangeables,
étant donné que Cicéron écrit dans les Topiques69 : notionem
appello quod Graeci turn εννοιαν turn πρόληψιν, et dans le Lucullus 70 :
notitiae rerum quas Graeci turn εννοίας turn προλήψεις uocant. Les
deux termes ont été utilisés dans ses œuvres rhétoriques avant de
l'être dans des textes philosophiques. Mais précisément, pourquoi
dans la définition, en quelque sorte officielle, du traité
philosophique a-t-il choisi notitia plutôt que notio ? Peut-être parce que notitia
avait été consacré comme terme philosophique par Lucrèce71 et
qu'il apparaissait comme plus technique que notio. Il n'est pas

63 Cicéron, Leg., I, 9, 26.


64 Cicéron, Fin., III, 6, 21.
65 Cicéron, Or., 33, 116 : inuolutatae rei notitia defintendo aperienda est. On
remarquera qu intellegentia est utilisé à plusieurs reprises dans ce traité avec le
sens d'« intelligence », cf. les § 10, 117, 162.
66 Térence, Héc, 31.
67 Cicéron, Inu., II, 53, 160.
68 Cicéron, Tim., 3, 10, 51.
69 Cicéron, Top., 6, 31.
70 Cicéron, Luc, 10, 30.
71 Cf. Lucrèce, Re. nat., II, 745; IV, 476; 854; V, 124.
104 CARLOS LEVY

indifférent à cet égard de remarquer que le mot notio apparaît une


fois dans la correspondance72, ce qui n'est pas le cas pour notitia.
Nous ferons une dernière remarque sur le problème du concept.
Dans les Académiques, il n'est établi aucune différence entre έννοια
et πρόληψις, alors qu'un texte d'Aetius explique que dans le
stoïcisme les προλήψεις sont acquises naturellement, tandis que les
εννοιαι sont acquises par l'enseignement73. Cela a été reproché à
Cicéron, mais injustement, car la lecture des témoignages grecs
montre que les philosophes stoïciens employaient parfois les deux
termes indifféremment74. Or, lorsque Cicéron aborde la physique
et qu'il travaille sur des textes grecs dans lesquels la différence
entre les deux termes est importante, alors il prend soin de rendre
le plus précisément possible πρόληψις en utilisant des termes qui,
par leur construction même, évoquent le terme grec : anticipaîio,
paesensio, praenotio75.
Nous prendrons comme dernier exemple de notre étude le
concept le plus important que Cicéron ait laissé à la philosophie de
la connaissance, celui de probabilité. Il y a quelques années un
grand historien de la philosophie ancienne, M. Burnyeat fit une
communication qui eut un retentissement important et dont le titre
était Carneades was no probabilist76. Par le titre même de cette
étude il attirait l'attention sur le fait que les historiens de la
philosophie ont interprété la pensée de Camèade en utilisant un concept
qui n'est pas carnéadien mais cicéronien. Nous tenterons donc de
préciser ici en quoi le probabile est différent des concepts grecs
dont il est la traduction. Disons d'abord que par ses deux sens,
démontrer et approuver, l'adjectif latin était en quelque sorte
prédestiné à servir de traduction à des concepts qui dans l'histoire de
la Nouvelle Académie ont été utilisés par des scholarques
différents : Γεύλογον d'Arcésilas et le πιθανόν de Camèade77. Lorsque
Cicéron écrit au début du De natura deorum™ : multa esse probabi-

72 Cf. Ait., X, 20, 2.


» Cf. Aetius, Plac, IV, 11 = SVF, II, 83.
74 Cela ressort, en particulier, de la comparaison entre Aetius, Plac, V, 23,
1 = SVF, 764, et Plutarque, Sto. rep., 17, 1041 e = SVF, III, 69. Dans un cas la
notion de bien est désignée par έννοια, dans l'autre par πρόληψις. Sur le
problème des prénotions stoïciennes, cf. F. H. Sandbach, Ennoia and prolepsis in the
Stoic theory of knowledge, dans Problems in stoicism, A. A. Long ed., Londres,
1971, p. 22-37.
75 Cf. sur ce sujet H. J. Härtung, op. cit., p. 81 sq.
76 M. Burnyeat, Carneades was no probabilist, texte non publié, et dont
nous sommes reconnaissant à l'auteur de nous avoir permis la lecture.
77 Sur la différence entre ces deux concepts, cf. notre article : Opinion et
certitude dans la philosophie de Camèade, dans RBPh, 58, 1980, p. 30-46.
78 Cicéron, Nat. de., I, 12.
CICÉRON CRÉATEUR DU VOCABULAIRE LATIN DE LA CONNAISSANCE 105

lia, quae, quamquam non perciperentur, tarnen, quia uisum quem-


dam haberent insignem et illustrem, his sapientis uita regeretur
haberent, probabilia correspond à πιθανά. En revanche, lorsqu'il
affirme dans le De officiis 79 : medium autem officium id esse
dicunt, quod cur factum sit, ratio probabilis reddi possit, il traduit
par probabile cet εΰλογον des Stoïciens dont on pense
généralement qu'il avait été repris dialectiquement par Arcésilas80. La
différence entre, d'une part, ce sentiment de vérité - fondé ou non -
qui caractérise le πιθανόν, et, d'autre part, la rationalité non
exempte d'incertitude qui définit Γεΰλογον, cette différence est
donc absente du vocabulaire cicéronien. Il serait cependant erroné
d'y voir le signe d'un quelconque relativisme. Pour Camèade, la
φαντασία πιθανή est celle qui donne l'impression d'être vraie, ή
φαινόμενη αληθής81, alors que pour Cicéron le probabile est quasi
uerisimile82. Il y a là beaucoup plus qu'une nuance, puisque dans
le cas du philosophe grec la probabilité est un sentiment subjectif,
alors que dans la traduction cicéronienne la référence est
objective : le probable est une image du vrai, ce qui nous situe
immédiatement dans la problématique platonicienne du vrai et de son image.
On peut dire que dans ce domaine Cicéron a précédé l'histoire de
la philosophie. Il a employé pour expliciter πιθανόν uerisimile,
dont l'équivalent exact en grec est εικός, terme qui ne réapparaît
que dans les textes du moyen platonisme83. Augustin ne s'y
trompera pas, qui critique le probabilisme cicéronien avec un argument
inspiré de la critique des Idées dans le Parménide : comment peut-
on prétendre qu'un fils ressemble à son père, alors qu'on ne
connaît pas celui-ci84? Ainsi, alors même qu'il exprime la théorie
du πιθανόν, Cicéron, de par le simple choix de ses mots, dessine
une orientation ontologique qui n'était pas explicite dans le texte
grec. Mais le probabile cicéronien n'est pas seulement un concept
néoacadémicien. Il avait déjà été utilisé par l'Arpinate dans le De

79 Off., I, 8.
80 Cette interprétation est majoritairement admise depuis l'article de
P. Couissin, Le stoïcisme de la Nouvelle Académie, dans Rev. hist, phil, 3, 1929,
p. 241-276. Elle a été combattue par A. M. Ioppolo, op. cit., p. 121-130.
81 Cf. Sext. Emp., Adu. math., VII, 173.
82 Cicéron, Luc, 10, 32.
83 K. F. Hermann, De Philone Larissaeo disputatio altera, Progr. Göttingen,
1855, a cru pouvoir affirmer que uerisimile correspondrait chez Cicéron au
concept ά'&χκός que Philon de Larissa aurait redécouvert, mais cette
affirmation ne repose sur aucun texte.
84 Augustin, Contra Ac, II, 7, 19.
106 CARLOS LEVY

inuentione*5 : «ce qui arrive presque toujours, ce qui réside dans


l'opinion, ou ce qui ressemble à tout cela». En choisissant probabile
pour traduire le πιθανόν carnéadien, Cicéron a apporté à la théorie
néoacadémicienne la notion de fréquence, qui - à en juger en tout
cas par les témoignages qui nous sont parvenus - en était
absente86. Il ne nous semble pas excessif de dire que la théorie moderne
du probable naît de la fusion entre, d'une part, la théorie carnéa-
dienne des degrés du πιθανόν et, d'autre part, la notion
aristotélicienne et rhétorique de fréquence, fusion dont Cicéron fut
l'artisan.
La création par Cicéron du vocabulaire latin de la
connais ance fut à bien des égards une entreprise exemplaire. Exemplaire
d'abord par son audace intellectuelle. Cicéron n'a certes pas vaincu
définitivement les préjugés concernant une supposée incapacité
philosophique de la langue latine - ils sont encore parfois présents
aujourd'hui -, mais il leur a opposé la plus efficace des réfutations,
celle de l'action. Exemplaire aussi par sa précision, par la rigueur
apportée au choix des termes. Exemplaire parce que Cicéron n'a
pas voulu constituer un jargon qui ne serait que la caricature du
grec : il est venu à la philosophie avec sa langue, dont il a su
admirablement exploiter les ressources, et avec sa propre vision du
monde, marquée par le mos maiorum, la rhétorique et le droit.
Exemplaire enfin par la grande confiance qu'elle suppose dans la
communication entre les hommes. En ce sens la création de la
langue philosophique latine est par elle-même un acte concret d'hu-
manitas.

Carlos Lévy

85 Cicéron, Inu., I, 19, 46 : Probabile est autem id quod fere solet fieri aut
quod in opinione positum est, aut quod habet in se ad haec quandam similitudi-
nem, siue id falsum est, siue uerum.
86 C'est un point sur lequel M. Burnyeat, op. cit., insiste beaucoup. On peut
néanmoins remarquer que dans le § 100 du Lucullus, dont la source est
néoacadémicienne, affleure quelque chose qui ressemble à la notion de fréquence.

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