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Sous la direction de
Didier Méhu,
Néri de Barros Almeida
et Marcelo Cândido da Silva
publications de la sorbonne
2012
ISBN : 978-2-85944-694-9
ISSN : 0290-4500
Les opinions exprimées dans cet ouvrage n’engagent que leurs auteurs.
« Aux termes du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction ou représentation, intégrale ou
partielle de la présente publication, faite par quelque procédé que ce soit (reprographie, microfilmage,
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est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la pro-
priété intellectuelle. Il est rappelé également que l’usage abusif et collectif de la photocopie met en danger
l’équilibre économique des circuits du livre. »
1. Le colloque a été financé conjointement par la Fundação de Amparo à Pesquisa do Estado de
São Paulo (Fondation de soutien à la recherche de l’État de São Paulo), la Coordenação de Aper-
feiçoamento de Pessoal de Nível Superior (Coordination pour le perfectionnement personnel
de niveau supérieur), le Fonds québécois de recherche sur la société et la culture et le consulat
de France au Brésil.
2. Marcelo Cândido da Silva, « Les études en Histoire médiévale au Brésil : bilan et pers-
pectives », http://ciham.ish-lyon.cnrs.fr/Brazil.html, http://ciham.ish-lyon.cnrs.fr/Brazil.
html, dernière mise à jour juin 2006 ; Wanessa Colares Asfora, Eduardo Henrik Aubert et
Gabriel de Carvalho Godoy Castanho, « L’histoire médiévale au Brésil. Structure d’un
champ disciplinaire », dans Le Moyen Âge vu d’ailleurs : voix croisées d’Amérique latine et d’Europe, dir.
E. Magnani, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2010, p. 53-113, et l’article de Néri de
Barros Almeida dans le présent volume.
3. Marc Potter et Yves Gingras, « Des “études” médiévales à “l’histoire” médiévale : l’essor
d’une spécialité dans les universités québécoises francophones », Historical Studies in Education /
Revue d’histoire de l’éducation, 18, 1 (2006), p. 27-49.
4. Sous le titre Le Moyen Âge vu d’ailleurs, Eliana Magnani a organisé quatre rencontres entre des
médiévistes européens et latino-américains entre 2002 et 2006. Eliana Magnani, « Le Moyen
Âge vu d’ailleurs », Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre [en ligne], 13, 2009, mis en ligne
le 15 septembre 2009, consulté le 20 avril 2010, http://cem.revues.org/index11247.html ; Le
Tous les chercheurs que nous avons sollicités n’ont pas répondu à l’appel
ou n’ont pas toujours pu se joindre à nous ; nous déplorons ainsi l’absence de
représentant de l’Argentine et des États-Unis. En outre, deux contributions
présentées à l’oral n’ont pas été retenues pour la publication car elles s’inté-
graient mal dans le questionnement soumis aux participants.
Le choix des collaborateurs a dépendu largement de leurs positionne-
ments respectifs dans le champ scientifique, en particulier des relations qu’ils
entretenaient ou avaient entretenu avec l’institution universitaire d’Amérique
latine6. Nous avons également souhaité rassembler des auteurs qui n’hési-
tent pas à placer leur réflexion, voire leur action, sur un plan résolument poli-
tique et non consensuel7. Cette condition indispensable à l’avancée du débat
Moyen Âge vu d’ailleurs : voix croisées d’Amérique latine et d’Europe, op. cit. On retiendra également
l’enquête collective initiée par E. Magnani, « Être historien du Moyen Âge en Amérique latine
au début du xxie siècle : enquête », dans Être historien du Moyen Âge au xxie siècle. XXXVIIIe congrès
de la SHMESP (Cergy-Pontoise, Évry, Marne-la-Vallée, Saint-Quentin-en-Yvelines, 3 1 mai-3 juin 2007),
Paris, Publications de la Sorbonne, 2008, p. 71-92.
5. Être historien du Moyen Âge au xxie siècle, op. cit.
6. C’est le cas d’Eliana Magnani qui, après une licence à l’université de São Paulo, a poursuivi
ses études de maîtrise, DEA et doctorat à l’université de Provence – Aix-Marseille I et a ensuite
intégré le CNRS, de Jérôme Baschet, qui alterne depuis 1997 son enseignement entre l’École
des hautes études en sciences sociales de Paris et l’Université autonome du Chiapas à San Cris-
tobal de Las Casas, et de Joseph Morsel, qui a enseigné comme coopérant français à Belém
(Brésil) de 1987 à 1989 et qui a régulièrement assuré des enseignements de master à l’université
de São Paulo.
7. Jérôme Baschet est l’auteur d’une œuvre abondante pour défendre l’insurrection zapatiste
au Chiapas et réfléchir aux alternatives possibles au néolibéralisme : J. Baschet, La rébellion
zapatiste. Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Flammarion, 2005 (réédition avec
une nouvelle postface de l’ouvrage paru sous le titre L’Étincelle zapatiste. Insurrection indienne et
résistance planétaire, Paris, Denoël, 2002) et plusieurs articles parus notamment dans les revues
Chiapas, Contretemps, Journal de la Société des américanistes, Problèmes d’Amérique latine, Actuel Marx,
Ojarasca, Éditions papiers ; références sur le site de l’auteur : http://gahom.ehess.fr/document.
php?id=505. Gadi Algazi est l’un des principaux activistes israéliens œuvrant pour la paix
entre Juifs et Arabes et contre la colonisation des territoires occupés par Israël. Il fut le pre-
mier refuznik. Son action écrite (notamment http://www.monde-diplomatique.fr/2003/07/
ALGAZI/10248, http://tarabut.info/en/articles/article/al-arakib-demolished/) et sur le terrain
lui a valu plusieurs emprisonnements et arrestations violentes, dont la dernière à l’heure où
nous achevons de rédiger cet avant-propos (août 2010) : http://tarabut.info/en/articles/article/
Third-destruction-of-al-Arakib/. Quant à l’engagement de Julien Demade, il se situe dans le
cadre de son milieu professionnel, à travers sa participation active aux réflexions et mobilisa-
tions relatives à la recherche et à l’enseignement supérieur, envisagés comme lieux de produc-
tion autogérés d’un bien commun.
8. Les deux seuls auteurs qui ne sont pas établis dans une institution universitaire française ou
brésilienne, à savoir Gadi Algazi et Didier Méhu, sont étroitement liés au monde intellectuel
franco-allemand. Gadi Algazi est docteur de l’université de Göttingen, Didier Méhu est docteur
de l’université Lyon II et a effectué une partie de son cheminement doctoral avec la Mission his-
torique française en Allemagne. En outre, Marcelo Cândido da Silva est docteur de l’université
Lyon II et Luiz Marques est docteur de l’École des hautes études en sciences sociales de Paris.
été envisagée ici puisque les textes n’ont pas la même nature et n’ont pas joué
le même rôle dans le déroulement de la réflexion collective.
Sous le titre Inutilité et légitimation des études de la société médiévale, la première
partie rassemble les trois contributions qui étaient placées en ouverture du
colloque et qui posent un faisceau de problèmes à partir desquels se sont
organisées l’ensemble des discussions. C’est la raison pour laquelle elles
sont nettement plus longues que les suivantes. Bien qu’empruntant des che-
minements différents, elles présentent une cohérence certaine qui se carac-
térise notamment par une position politique du problème et par une dette
à l’égard de l’œuvre épistémologique, critique et programmatique d’Alain
Guerreau9. En premier lieu, Julien Demade (chapitre 1) a eu le courage de
poser la question de la question du colloque en recherchant les motivations
et les implications non-conscientes qui conduisent des médiévistes à s’inter-
roger aujourd’hui sur la pertinence de leur métier et à apporter d’éventuelles
réponses qui tiennent à la spécificité de leur champ d’analyse. Poser une telle
question (« Pourquoi étudier le Moyen Âge au xxie siècle ? ») ne témoigne-t-il
pas de l’intériorisation d’une position sociale d’infériorité, celle-ci situant la
recherche de la pertinence de l’histoire (du Moyen Âge) dans la justification
(donc la réponse à des critiques ou des attaques) plutôt que dans la gratuité de
son exercice (comme de celui de toute activité intellectuelle) et la jouissance
qu’elle procure ? S’appliquant à lui-même la réflexion critique qui l’a conduit
en 2007, dans Le Moyen Âge est un sport de combat, à proposer une tentative de
légitimation sociale de l’histoire en général et de l’histoire du Moyen Âge en
particulier, Joseph Morsel a bien voulu revenir ici sur le sens de sa démarche,
l’évaluer, la critiquer et analyser le sens social des réactions suscitées par son
ouvrage. Il met également en question l’objet « Moyen Âge » en tant que tel, au
profit de l’objet « société médiévale », réclamant par conséquent une modifica-
tion de la question séminale du colloque (chapitre 2). Retournant sur le terrain
de l’adaptation des médiévistes à ce qu’il est convenu d’appeler la « demande
sociale », Didier Méhu a analysé plusieurs tentatives récentes de légitimation
de la pertinence des études médiévales et, à la lumière de son expérience des
systèmes universitaires canadien et français, s’est interrogé sur les modalités
pratiques et les positions critiques à adopter face aux sollicitations des médié-
vistes venues de l’extérieur du milieu universitaire (chapitre 3).
9. Alain Guerreau, L’avenir d’un passé incertain. Quelle histoire du Moyen Âge au xxie siècle ?, Paris,
Seuil, 2001, et les prolongements qu’il en a donnés à l’invitation de collègues de l’université de
Lisbonne en septembre 2008 : Id., « Situation de l’histoire médiévale (esquisse) », Medievalista
online, 5, 2008, http://www2.fcsh.unl.pt/iem/medievalista/MEDIEVALISTA5/PDF5/0 1-Alain-
Guerreau.pdf.
Julien Demade
«
P ourquoi étudier l’histoire du Moyen Âge au xxie siècle ? » Derrière son
apparente neutralité, la question posée implique une approche bien
déterminée, qui elle-même en exclut une autre. Pour s’en apercevoir, il n’est
pas de meilleur moyen que de se demander quelle autre formulation aurait
pu être donnée à la question, et quelles eussent été les conséquences d’une
telle tournure alternative. Cette autre formulation aurait pu être « Pourquoi
étudie-t-on l’histoire du Moyen Âge au xxie siècle ? », qui, au lieu d’appeler
une réponse de caractère normatif, relative aux raisons susceptibles de fonder
la légitimité d’une telle étude, aurait entraîné une enquête sociologique visant
à dégager empiriquement les raisons expliquant l’engagement (personnel et
collectif ) dans une telle étude. La question, telle que posée dans le cadre de
ce colloque, appelle donc prescription et non pas constat, prise de position
(raisonnée) plutôt qu’observation.
En cela, cette question est elle-même une prise de position, puisqu’elle
revient à postuler que notre agir peut être déterminé sur la base de notre
réflexion, peut être la conséquence du choix rationnel opéré entre différentes
possibilités ; au rebours d’une analyse qui considèrerait que nous sommes
bien plutôt agis par des déterminations sociologiques, et que cet être-agi
n’est jamais aussi sensible que lorsqu’il s’exerce au travers de l’idéologie qui
informe notre « réflexion ». Ce qui oppose ces deux approches n’étant pas
nécessairement le but qu’elles se proposent mais la manière dont elles cher-
chent à l’atteindre, puisque la seconde de ces approches ne doit nullement
être confondue avec un abandon de soi aux déterminations sociologiques
qui s’exercent sur nous, mais peut bien au contraire être comprise comme le
2. Je renvoie pour cela à la première partie de mon livre à paraître : Par-delà l’(in)utilité. Du sens
(de l’étude de l’histoire [médiévale]).
3. C’est en effet bien plutôt à la question empirique « Comment étudie-t-on l’histoire du
Moyen Âge » que j’ai jusqu’ici consacré une partie de mes recherches : cf. J. Demade, « The
medieval countryside in German-language historiography since the 1930s », dans I. Alfonso
(dir.), The Rural History of Medieval European Societies : Trends and Perspectives, Turnhout, 2007,
p. 173-252 ; J. Demade, « El mundo rural medieval en la historiografía en alemán desde 1930.
Compromiso político, permanencia de las interpretaciones y dispersión de las innovaciones »,
dans I. Alfonso (dir.), La historia rural de las sociedades medievales europeas : tendencias y perspectivas,
València, 2008, p. 175-246 ; J. Demade, « La méthodologie des sciences sociales entre struc-
tures académiques et enjeux intellectuels : la construction des prix historiques comme “faits”
scientifiques (1880-1950) », à paraître.
4. Tout au long de ce texte, je parlerai d’« histoire (médiévale) » lorsque mon propos sera
valable pour l’histoire médiévale dans la mesure où il sera valable pour l’histoire en général,
tandis que je parlerai d’« histoire médiévale » non pas nécessairement lorsque la pertinence
de mes développements lui sera strictement limitée (même si cela pourra être le cas) mais du
moins lorsque mon propos ne sera pas pertinent pour l’histoire en général.
5. On perçoit alors pourquoi un simple décalque empirique de l’interrogation normative n’au-
rait pas grand intérêt, puisqu’à la question « Pourquoi étudie-t-on l’histoire du Moyen Âge au
xxie siècle ? » les médiévistes apporteraient des réponses qui seraient informées moins par les
raisons réelles qui les poussent à l’effectuation de leurs recherches, que par leur perception
des menaces pesant sur leur profession – manière de dire à la fois qu’ils tairaient les doutes
qu’ils pourraient être susceptibles (par contamination de la délégitimation ambiante) d’entre-
tenir sur la justification de leur activité, et que des raisons la justifiant ils ne présenteraient que
celles qu’ils penseraient capables de convaincre ceux qui remettent en cause la légitimité de
leur existence. Pour le dire autrement, une telle enquête empirique serait confrontée à un biais
s’il s’agit bien ici, avec cette question qui n’en est plus une, de transformer un
virus en vaccin, on voit combien ladite question construit de façon strictement
bornée l’horizon de ses réponses possibles, nécessairement apologétiques6.
Le danger est donc réel de tomber dans un pur plaidoyer pro domo. Outre
qu’il ne convaincrait vraisemblablement que les résidents de ladite maison et
ne résoudrait donc en rien le problème qu’est la remise en cause, par l’exté-
rieur, de la légitimité de l’étude de l’histoire (médiévale), il nous ferait passer
à côté d’une véritable interrogation relative à la rationalité de nos pratiques
scientifiques. Par là, c’est à côté d’une possible réforme de nos manières
de faire que nous risquerions de passer, réforme susceptible de les rendre
intellectuellement plus pertinentes, dans la mesure où après tout rien ne
garantit qu’un champ né il y a environ un siècle et demi de la profession-
nalisation progressive des pratiques historiennes, et maintenu identique
ensuite en dépit des bouleversements qui affectèrent le champ plus large,
et qui le comprenait, des sciences sociales, ait encore une pleine pertinence
intellectuelle, alors même que ces bouleversements l’ont fait passer du sta-
tut de discipline centrale (l’histoire médiévale ayant été l’incarnation même
de cette « méthode historique » qui représentait alors pour l’ensemble des
déclaratif tel qu’elle en deviendrait inutilisable, sinon pour analyser les stratégies déployées par
les médiévistes pour tenter de regagner les bonnes grâces de qui les dénigre.
6. Précisons cependant que l’autre contexte social amenant une discipline à se poser la ques-
tion de sa légitimité, soit un contexte où cette légitimité, parce qu’elle lui est socialement
pleinement reconnue, lui permet de prétendre s’étendre au détriment d’autres disciplines,
provoque exactement le même type de réponse biaisée, quoique donc pour des raisons radi-
calement différentes puisqu’il s’agit ici de la rationalisation, de la justification intellectuelles
a posteriori d’une utilité sociale (et non pas intellectuelle), permettant de laisser cette dernière
dans l’ombre, alors que dans notre cas il s’agit au contraire de la production d’une utilité
intellectuelle visant à pallier la disparition de l’utilité sociale. Mais si donc les arguments jus-
tificateurs d’une utilité intellectuelle seront les mêmes dans ces deux contextes opposés, par
contre leur efficace sera sans commune mesure – pleine dans un cas, puisqu’elle permettra de
masquer une utilité sociale qui doit rester cachée, nulle dans l’autre –, les arguments intellec-
tuels devenant inaudibles dès qu’ils se retrouvent en porte-à-faux avec l’utilité sociale. Enfin,
de ce que les arguments justificateurs soient les mêmes dans ces deux contextes sociaux que
tout oppose ne se peut nullement déduire le caractère non contingent de ces arguments à ces
contextes, et donc leur pertinence intellectuelle ; tout au contraire, l’identité argumentative n’a
pour seule cause que l’identique emploi instrumental de la raison généré, quoique avec des
objectifs différents, par ces deux contextes ; on voit donc que la seule chance qui s’offre d’abou-
tir à des réponses véritablement différentes, parce qu’elles seraient de vraies réponses à une
vraie question, et non pas les réponses connues d’avance à une question qui n’est jamais posée
que parce qu’elle semble tactiquement utile, est de poser la question de la question, c’est-à-
dire de s’interroger sur les déterminations sociales qui rendent la question possible (ou plutôt
nécessaire), seul moyen de se déprendre de ces déterminations, et ainsi de rouvrir l’horizon des
possibles des réponses.
7. J’emprunte l’expression à M. Bloch, Apologie pour l’histoire ou : Métier d’historien, Paris, 1952
[1949], p. 7.
8. Il est toutefois possible que cette conséquence ne soit pas ressentie comme gênante par cer-
tains, dans la mesure où le caractère intellectuellement subordonné ne signifie pas nécessaire-
ment des capacités pratiques (entendons : un nombre de postes) réduites à la portion congrue
et dans la mesure où l’exécution peut requérir plus de moyens que la conception.
9. Et l’aliénation est d’autant plus forte que, concrètement, elle prend le plus souvent la
forme erratique de la commémoration, le hasard d’un anniversaire devenant prétexte à lancer
une enquête historique. Non seulement c’est la logique intellectuelle du développement de la
recherche qui par là disparaît, puisque ce n’est plus que le hasard du calendrier qui oriente cette
dernière, mais par ailleurs tendanciellement l’histoire (médiévale) se fait ainsi hagiographie,
car il serait bien sûr fort malvenu de mordre la main qui finance la commande.
10. À supposer même qu’une telle identification puisse être possible, dans la mesure où une
origine n’est jamais que relative (un élément B considéré comme l’origine d’un élément C ayant
lui-même pour origine un élément A), et où donc la décision d’arrêter le curseur ici plutôt que
là n’a de fondement qu’arbitraire.
11. Et l’on comprend alors pourquoi l’indécidabilité même du moment où arrêter le curseur de
la recherche des origines, indécidabilité qui fait toute l’absurdité intellectuelle de l’entreprise,
en faisait la pertinence idéologique, puisqu’il devenait par là toujours possible de trouver des
origines anciennes, et si nécessaire de les faire toutes remonter à la même période.
12. Par exemple, savoir que la Cour des comptes, l’une des pièces centrales du pouvoir techno
cratique en France aujourd’hui, descend d’une institution curiale royale apparue à la fin du
Moyen Âge n’a d’intérêt qu’antiquariste tant que l’on ne montre pas en quoi cette lointaine
« origine » influe aujourd’hui sur les pratiques, le rôle et la position de cette institution. S’il
ne s’agit que de retracer les « origines », l’histoire n’a pas plus d’intérêt que la généalogie, elle
est tout aussi artificielle, et fondée sur le même mythe sociologique de la continuité naturelle.
étudie non pas seulement l’origine (médiévale) de cet élément, mais bien plu-
tôt la chaîne de traditions (au sens philologique du terme) qui court de cette
origine à l’élément actuel, parce que cette chaîne de traditions, bien plus que
l’origine, importe pour comprendre le fonctionnement actuel de cet élément,
plus influencé par les reformulations successives qu’a subies cette origine,
que par cette origine même13. On le voit, la faiblesse de cette justification de
l’histoire par l’étude des origines tient en fait en ceci qu’une fois que l’on a pu
montrer que tel fait contemporain s’origine dans telle réalité passée, on n’a en
fait encore rien montré, sinon l’existence d’un problème : celui qui consiste
à rendre compte de la possibilité de cette perpétuation nécessairement trans-
formée. En effet, de même que dans le monde physique, au mouvement s’op-
pose une résistance qui finit par l’annihiler, de même dans le monde social
la perpétuation n’a rien de naturel, n’est que le produit d’une re-production
permanente de l’élément perpétué, re-production dont il convient donc de
dégager les modalités et les enjeux pour rendre compte de sa possibilité,
aussi bien que des transformations qu’elle fait subir à ce qu’elle re-produit.
Et précisément, dans le cadre d’une telle analyse, cette indécidabilité de l’ori-
gine qui en fait toute la vanité intellectuelle cesse d’être un problème puisque
l’accent cesse d’être mis sur l’identification d’un moment, pour devenir porté
sur la restitution d’un mouvement, qui au lieu de n’être que ce qui relierait
comme nécessairement deux points (le passé et le présent) qui seuls intéres-
seraient, au lieu d’être simple conséquence, deviendrait au contraire cause,
non pas seulement du présent (en tant que résultante d’une trajectoire) mais
aussi bien du passé, puisqu’en fonction même du mouvement analysé celui-ci
deviendra déterminé comme tel ou tel point antérieur14. Ainsi son « origine »
n’apparaît-elle finalement que comme une caractéristique aussi floue qu’ines-
sentielle d’un phénomène contemporain.
13. Étant entendu néanmoins que l’essentiel, pour comprendre le fonctionnement actuel
d’un élément particulier, est l’analyse du champ dans lequel il s’inscrit afin de reconstituer la
position qu’il y occupe, et les contraintes et opportunités qui en découlent. Par rapport à cette
analyse de la structure, l’étude du passé de cet élément (et non pas de sa seule « origine ») n’est
que le moyen de reconstituer la trajectoire par laquelle ledit élément en est venu à atteindre la
position qu’il occupe actuellement, sachant que cette trajectoire elle-même est un élément non
négligeable de définition des propriétés de ladite position.
14. Ainsi l’analyse du mouvement ayant mené à un même élément présent pourra y voir un
simple prolongement, et sera alors susceptible de déterminer comme proche le passé de cet
élément, tandis que si elle reconstitue ce mouvement comme un renversement il est plus vrai-
semblable qu’elle reculera l’« origine » dudit élément. La question par là cesse d’être aussi
ontologique qu’indécidable (quelle est l’Origine, la seule, la vraie, l’unique) pour devenir sca-
laire, et renvoyer au simple choix d’une échelle d’analyse plutôt que d’une autre, en fonction
d’objectifs heuristiques la requérant préférentiellement.
15. Et l’on saisit là, symétriquement, pourquoi inversement l’historien (médiéviste) ne peut
être susceptible de rendre compte de façon pertinente de phénomènes contemporains : parce
qu’il risque toujours d’inférer d’une simple similarité entre un élément passé (médiéval) et un
élément présent, une causalité, là où le champ contemporain, qu’il ignore, dans lequel se situe
l’élément présent serait vraisemblablement un principe explicatif beaucoup plus fort. Pour
reprendre l’exemple de la Cour des comptes, l’importance de son rôle aujourd’hui dans les
rouages de l’État français n’est pas due à sa médiévale ancienneté, mais s’explique fondamen-
talement par la nature spécifique de l’équilibre, caractéristique du fonctionnement dudit État,
entre légitimité démocratique et légitimité technocratique (la Cour étant une parfaite incarna-
tion de cette dernière), structure de longue durée à quoi s’est plus récemment ajouté le prestige
nouveau lié à l’assimilation possible avec une fonction prenant une place sans cesse croissante
dans la sphère des entreprises, l’audit ; or, comme ce qui fait fonction de modèle pour la tech-
nocratie s’est déplacé des structures étatiques aux structures entrepreneuriales, cette possibilité
de se rattacher à une fonction d’abord développée dans la sphère du privé assure à la Cour des
comptes un avantage décisif, notamment par rapport à cette autre institution-phare de la tech-
nocratie d’État, le Conseil d’État (lui aussi de médiévale « origine »), anciennement dominant
(son vice-président reste le premier des fonctionnaires), mais dont le lien consubstantiel avec
la plus régalienne des fonctions (dire la norme), nécessairement sans répondant dans l’univers
des entreprises, ne peut que signer l’inéluctable déclin.
Mais, pour qu’une telle approche analogique puisse être menée, encore
faut-il que les deux objets de la comparaison conservent une parenté certaine.
Or précisément, pour ce qui est de la justification de l’histoire médiévale par
l’analogie, notre siècle semble bien être celui d’un monde toujours plus radica-
lement étranger au Moyen Âge : un xxie siècle où, contrairement au xixe siècle
qui vit naître l’histoire scientifique, et qui fut le grand siècle de l’historiogra-
phie médiévale, les parallèles avec le Moyen Âge ne sont désormais plus que
ténus, et pour la plupart patrimonialisés, artificialisés. Un monde donc qui ne
pourrait nourrir d’intérêt direct pour un Moyen Âge qui lui est devenu radica-
lement étranger, un monde où l’intérêt pour le Moyen Âge ne pourrait avoir
de raison qu’antiquariste, ne pourrait se fonder en autre chose que l’amour de
l’ancien pour l’amour de l’ancien ; un monde donc que l’histoire médiévale ne
pourrait nous permettre de mieux connaître par analogie : un monde au sein
duquel l’intérêt pour l’histoire médiévale serait sans rapport avec la vie. Et
effectivement l’on voit bien quels arguments pourraient être avancés en sou-
tien de cette idée d’un Moyen Âge désormais définitivement étranger, autre,
du moins pour l’Occident européen16 :
• une économie désormais « de la connaissance » et donc sans plus grand
rapport avec cette production matérielle (essentiellement agricole)
qui représentait presque l’unique activité de l’économie médiévale, et
constituait la principale contrainte de la société féodale ;
• un monde toujours plus marchandisé et où, de ce fait, les logiques médié-
vales d’autoproduction/autoconsommation, de richesses collectives et
d’anti-utilitarisme sacré ne sont plus qu’un souvenir ;
• un monde définitivement sécularisé, où la pratique religieuse réelle ne
représente plus qu’une survivance minoritaire limitée à des groupes
sociaux très spécifiques (en France, en 1996, seuls 16 % des personnes
déclaraient avoir une pratique religieuse régulière)17 ;
• une classe dominante où la noblesse n’a plus aucune part ;
16. Ce qui suit n’est en effet souvent que d’une validité douteuse si on le rapporte au monde
américain (du nord comme du sud), ce qui produit ce paradoxe suivant lequel l’analogie médié-
vale n’est plus valable pour les pays occidentaux dont le lien direct avec le monde médiéval est
le plus fort, et reste au contraire plus pertinente pour les contrées dont le rapport au Moyen Âge
n’est que médiat.
17. X. Niel, « L’état de la pratique religieuse en France », Insee Première, 570, mars 1998,
tableau 1. Et l’abandon en 2007, par l’Église catholique, de la doctrine médiévale des limbes,
est l’indice le plus frappant de ce que l’anomie touche désormais non plus seulement la péri-
phérie des croyants mais aussi bien le cœur clérical du monde religieux, la religion se trouvant
de plus en plus réduite à une collection d’injonctions morales réactionnaires (par rapport aux
pratiques sociales effectivement observables), sans plus guère de cohérence doctrinale.
Or, sur tous ces plans, la rupture n’a souvent été que récente, dans les faits
et plus encore dans les représentations – ce n’est qu’en 1931 qu’en France
la population rurale a cessé d’être majoritaire et c’est jusqu’en l’an 2000
inclus que la « politique agricole commune » a représenté plus de la moitié
des dépenses des institutions communautaires européennes20. Jusqu’en 1918,
tous les États d’Europe de l’Ouest, à l’exception de la France et de la Suisse
(et encore pour cette dernière n’était-ce en rien la preuve d’un écart par rap-
port à ses structures médiévales), étaient des monarchies, où le souverain
gardait un pouvoir personnel généralement fort marqué ; la Première Guerre
mondiale peut être vue comme l’apogée des nationalismes et la seconde en est
encore largement le fruit. Ainsi, autant il pouvait sembler aisé, jusque dans un
xxe siècle avancé, de justifier l’étude de l’histoire médiévale par ses analogies
avec le présent, autant en ce début du xxie siècle l’argument peut désormais
paraître dépourvu de pertinence. On comprend alors toute l’urgence qu’il
pourrait y avoir à se demander « pourquoi étudier le Moyen Âge au xxie siècle ? »,
et combien la précision temporelle fait toute la pertinence de la question.
18. Les débats relatifs à la ratification de la Constitution européenne ont marqué l’installation
définitive de cette figure dans le discours dominant.
19. D’où la montée en puissance d’une global history où l’Occident médiéval n’est plus qu’un
objet parmi bien d’autres, et un objet d’importance plutôt secondaire dans la mesure où les
racines du système-monde actuel, et de ses déséquilibres économiques, sont vues désormais
comme remontant non tant à l’expansion maritime et coloniale de l’Europe (ibérique) du
xvie siècle et à ses immédiates racines médiévales, comme le voulait par exemple Immanuel
Wallerstein, qu’à la great divergence de la fin du xviiie et du début du xixe siècle, c’est-à-dire à
la révolution industrielle (cf. l’influent K. Pomeranz, The great divergence : China, Europe and the
Making of the Modern World Economy, Princeton, 2000).
20. Agriculture in the European Union : Statistical and economic information 2002, tableau 3.4.1
(http://ec.europa.eu/agriculture/agrista/2002/table_en/341.pdf ).
laquelle nous vivons, des forces qui, selon nous, la dominent, et du jugement,
positif ou négatif, que nous portons sur elles. L’analogie médiévale, ou la
dénégation de sa pertinence (et, par là, l’affirmation de la légitimité ou de
l’inintérêt de l’étude du Moyen Âge), ne sert qu’à exprimer indirectement ce
jugement de valeur sans avoir à l’expliciter21, de sorte que l’on peut reprocher
à la justification de l’histoire (médiévale) par l’analogie avec le présent ce que
Bloch reprochait au « démon des origines » : de n’être qu’« un avatar de cet
autre satanique ennemi de la véritable histoire : la manie du jugement22 ». À
vouloir fonder par le biais de l’analogie la pertinence scientifique de l’histoire
(médiévale), on ne fait donc finalement qu’exprimer un point de vue politique
sur notre société, ce à quoi l’intelligence de l’histoire (médiévale) n’a certes
rien à gagner23.
De tous les éléments de comparaison entre le Moyen Âge et nous dont est
ainsi disputée la pertinence, un seul me paraît faire consensus parmi les ana-
lystes, aussi divers et opposés qu’ils puissent être quant à l’impossibilité crois-
sante d’une analogie : quel que soit le jugement porté sur la société contem-
poraine, tous s’accordent à dire que les forces productives médiévales sont
incommensurables aux nôtres. Or il me semble précisément, au contraire,
que c’est sur ce point que la comparaison peut être la plus fructueuse, en ce
sens que l’étude du Moyen Âge a, quant à cette question, beaucoup à nous
24. Il n’est bien sûr pas question de dire que l’usage que je propose ici de l’analogie serait,
lui, comme par exception, dépourvu de tout lien avec un jugement, mais du moins n’est-ce pas
un jugement de valeur (c’est-à-dire dépendant d’un système, contingent, de valeurs), mais un
jugement de fait sur le caractère absurde de notre fonctionnement social présent, jugement
de fait reposant sur ce constat que l’objet de tout système social est sa reproduction (élargie
ou non), soit précisément ce que notre société devient toujours plus rapidement parfaitement
incapable d’atteindre.
25. Ce qui n’a rien d’étonnant puisque, comme on a déjà eu l’occasion de le dire, dans le capi-
talisme avancé l’idéologie coïncide avec ce qui pratiquement doit être reproduit.
26. Faut-il rappeler que, parmi les différents types de liberté, c’est-à-dire les sphères sur les-
quelles elle porte, c’est aujourd’hui le plus souvent la liberté économique (le marché libre) qui
est comprise comme la plus essentielle, parce que celle dont finiront comme nécessairement
par découler les autres (voir par exemple l’attitude occidentale à l’égard de la Chine depuis
Deng Xiaoping) ?
27. Logiquement, puisqu’elle en est la condition pratique de reproduction, la reproduction ne
pouvant dans le capitalisme prendre que la figure de la reproduction élargie.
28. Et, comme notre société est particulièrement prodigue de tératologie, aux classiques deux
faces de Janus il conviendrait de rajouter de multiples facettes ayant pour nom extinction des
espèces (et notamment des pollinisateurs), épuisement des ressources aquifères, etc.
29. Il est sans doute révélateur des liens entre existence matérielle et conceptualisation intel-
lectuelle que si les néo-malthusiens étaient européens (et dotés d’origines sociales les ancrant
dans un monde de villages et de petites villes encore profondément marqué par l’importance
d’une agriculture restée fortement dépendante de la nature), c’est aux États-Unis qu’apparut le
néo-institutionnalisme (chez des universitaires aux origines exclusivement urbaines), puisque
cadre que l’on peut comprendre le décalage qui s’est réalisé vers l’aval, c’est-
à-dire vers la révolution industrielle et la saga de la croissance libérée, des
travaux d’histoire économique, décalage dont on ne saurait trop souligner la
signification puisque, des fondateurs de l’approche historique de l’économie
(par exemple Schmoller) aux néo-malthusiens qui, après la Seconde Guerre
mondiale, assurèrent le triomphe académique de cette discipline, c’étaient au
contraire toujours les époques pré-industrielles qui avaient été privilégiées.
Dans ce contexte, sauver la légitimité de l’histoire économique médiévale et
moderne ne peut passer que par la démonstration de la fausseté des thèses
néo-malthusiennes, d’où la popularité, chez les historiens néo-institutionna-
listes actuels de l’économie médiévale et moderne, de cette approche, qui fait
que la périodicité de cette économie, due à l’existence de seuils écologiques,
est non plus seulement ignorée comme chez un Douglass C. North, mais bel
et bien déniée30.
En quoi peut-on au contraire considérer que l’étude du Moyen Âge (mais
en fait de n’importe quelle civilisation préindustrielle), et d’un Moyen Âge
à propos duquel on n’ignore ni ne dénie le rôle crucial qu’y jouait la nature
comme force productive, est susceptible d’être d’intérêt pour le présent ?
En ce qu’elle nous rappelle combien le monde dans lequel nous avons vécu
pendant un siècle et demi était étrange, combien sa croissance putativement
sans limite était improbable, et combien le degré de développement matériel
qui le caractérise était exceptionnel, et voué à le rester, et donc chimérique.
Insister sur l’analogie, au niveau des forces productives, entre le Moyen Âge
et notre monde revient alors à porter notre regard moins sur le passé, ni non
plus sur le présent, que sur notre futur. En faisant apparaître comme une très
temporaire illusion ce que nous avions pris pour les commencements d’une
nouvelle ère infinie (souvenons-nous des récentes vaticinations sur « la fin
de l’histoire »), l’analogie médiévale (ou moderne, ou extra-européenne :
comme l’on voudra ; mais préindustrielle en tout cas) permet de remettre
dans sa juste perspective historique notre société, et ainsi par exemple d’aper-
cevoir qu’à l’aune de leurs conséquences de très long terme les innovations
technologiques ayant permis l’utilisation des énergies fossiles (machine à
vapeur puis moteur à explosion) n’auront eu de réelle importance que par les
aussi bien c’est d’abord aux USA, pointe avancée de l’économie contemporaine, que se fit l’ap-
parent découplage entre économie et nature.
30. Cf. notamment S. R. Epstein, Freedom and Growth : the Rise of States and Markets in Europe,
1300-1750, Londres, 2000 ; J. Hatcher, M. Bailey, Modeling the Middle Ages. Economic Develop-
ment in Theory and Practice, Oxford, 2001.
31. Bouleversement climatique et disparition des ressources mêmes autour desquelles s’était
restructuré le système productif dans son ensemble (dans ses procédés techniques aussi bien
que dans la division du travail en multiples processus indépendants et que dans son organisa-
tion géographique, tous éléments entièrement déterminés par le coût quasiment nul de l’éner-
gie fossile).
32. À moins que l’on ne préfère l’image de ces poulets qui continuent à courir avec ardeur
quoiqu’on leur ait déjà coupé la tête.
33. Où l’on voit qu’à chercher à justifier par son utilité sociale (par l’entremise de son utilité
intellectuelle) l’étude de l’histoire (du Moyen Âge), on en empêche en fait la réalisation, et par
là l’utilité sociale.
que ce qui fait l’objet de mythes historiques (médiévalistes), mais par ailleurs
serait aussi bien, et par cette raison même, rendu impossible le but unique
assigné à l’étude de l’histoire (du Moyen Âge), soit la mise à bas des mythes
historiques (médiévalistes). Ceci parce que, puisque la compréhension réelle
de l’histoire (du Moyen Âge) serait impossible, aucun argument probant ne
pourrait donc être opposé auxdits mythes.
Mais, pour essentielle que soit ainsi la difficulté d’une justification de
l’étude de l’histoire (médiévale) par le déboulonnage des mythes historiques
(médiévalistes), elle semble cependant pouvoir être aisément tournée. Pour
cela, il suffit en effet de reconnaître que l’étude de l’histoire (médiévale)
ne peut assumer l’utilité visée que si la réalisation de cette étude n’est pas
directement subordonnée à l’atteinte de cette utilité : que si donc l’histoire
(médiévale) est étudiée en et pour elle-même et non pas uniquement pour
réfuter les mythes historiques (médiévalistes), parce que c’est ainsi seulement
qu’elle peut devenir capable d’assurer cette réfutation. Il apparaît donc essen-
tiel de distinguer nettement deux fonctions : d’une part l’étude de l’histoire
(médiévale) en elle-même et pour elle-même, et d’autre part l’usage du savoir
ainsi produit pour en faire un élément de compréhension du présent (étant
entendu que, comme je l’ai déjà dit, un tel usage ne peut être fait de façon
pertinente que par qui se spécialise dans l’étude du présent, et non dans celle
du passé). Une telle distinction se heurte certes à la compréhension usuelle
qu’ont les historiens (médiévistes) de leur activité, puisque non seulement
ils réclament un monopole sur l’interprétation historique du présent, dont
ils seraient seuls capables dans la mesure où toute analyse mettant en jeu le
passé (médiéval) devrait être leur exclusive, mais que par ailleurs ils reven-
diquent l’influence des questions que pose le présent sur la façon dont ils
formulent leurs enquêtes sur le passé (médiéval)34, en tant que cela permet
34. Essentielle dans cette double rupture qu’a représenté la monopolisation par les historiens
de l’analyse du passé (y compris lorsqu’elle n’avait pour objet que la compréhension du pré-
sent), et leur revendication d’une influence directe des problèmes du présent sur leur analyse
de l’histoire, a été la fondation par Marc Bloch et Lucien Febvre des Annales d’histoire économique
et sociale. En effet, il s’agissait par là, d’une part, d’occuper un champ d’investigation, celui de
l’histoire économique et sociale, qui jusque-là avait été couvert par une revue qui émanait non
pas des facultés d’histoire mais de celles de droit (la Revue d’histoire économique et sociale, fondée
en 1903), même s’il est vrai que cette monopolisation historienne du passé que porte la fon-
dation des Annales reste généralement inaperçue, ou plutôt apparaît renversée en son contraire
en raison du discours par ailleurs tenu par les mêmes Bloch et Febvre quant à la nécessité de
l’adoption par les historiens de méthodes économiques, sociologiques et anthropologiques
d’analyse du passé, ouverture des historiens sur les méthodes d’autres disciplines qui masque
que dans le même mouvement ils excluent ces autres disciplines de l’étude légitime du passé ;
en effet, le moindre des buts de cette ouverture méthodologique n’était pas de légitimer le
monopole des historiens sur le passé grâce à l’adoption de ces méthodes d’autres disciplines,
et par là de délégitimer l’intervention de ces disciplines dans l’analyse du passé. D’autre part,
si les fondateurs des Annales revendiquaient ainsi le monopole des historiens sur l’étude du
passé, ce n’était qu’en tant que pour eux ces derniers devaient représenter les intérêts cogni-
tifs du présent ; ainsi lorsqu’en 1930, Lucien Febvre veut justifier le lancement par les Annales
d’une enquête sur « le problème historique des prix », il commence par cette affirmation : « Le
problème des prix : quelle en est l’importance, aujourd’hui, dans tous les domaines de la vie
économique et sociale d’un univers profondément troublé ! », ce qui, après une décennie mar-
quée par la question de la « vie chère » et à l’orée d’une période où c’est au contraire la déflation
qui devient à l’ordre du jour, les deux par contraste avec la grande stabilité des prix qui prévalait
avant la Première Guerre mondiale, indique clairement où l’historien puisait l’inspiration de
ses thèmes (L. Febvre, « Le problème historique des prix », Annales d’histoire économique et sociale,
5, janvier 1930, p. 67).
35. Ce qui ne veut bien sûr nullement dire que serait par là éviter tout travestissement idéo-
logique de l’histoire (médiévale), ceux-ci pouvant emprunter des voies bien plus détournées
que celles, directes, de l’usage idéologique de l’histoire (médiévale) pour la compréhension
du présent.
36. Par ailleurs, le bénéfice d’une telle séparation stricte des fonctions ne se limiterait pas à la
capacité ainsi assurée de contre intellectuel, puisque aussi bien ce seraient les conditions d’un
usage pertinent du passé (médiéval) pour la compréhension du présent qui se verraient ainsi
assurées (cf. pages 8-9). Le gain serait donc non pas seulement négatif mais également positif.
37. Et un sens en tout cas sans rapport avec l’activité professionnalisée confiscatoire à quoi
renvoie ce terme dans lesdites démocraties représentatives.
qui caractérise notre société. Ainsi les débats publics relatifs à l’histoire, où
jamais sa fonction idéologique n’apparaît plus clairement, ne portent-ils
aujourd’hui généralement plus que sur l’histoire contemporaine (cf. récem-
ment en France la polémique autour du caractère « globalement positif » de la
colonisation, antérieurement en Allemagne celles relatives aux agissements
de la Wehrmacht pendant la Seconde Guerre mondiale ou à Goldhagen, et en
Israël les controverses autour de la relecture par les « nouveaux historiens »
de la fondation de l’État hébreu). Autant, dans ce passé pas si lointain où la
répartition des Reihengräber d’époque mérovingienne ou le partage de Verdun
de 843 étaient utilisés pour étayer des revendications territoriales, et où la rhé-
torique eschatologique et universaliste de l’empire ottonien était présentée
comme le fondement historique justifiant le millénarisme et les ambitions
européennes nazis, les médiévistes pouvaient avoir un rôle essentiel à jouer
pour replacer ces éléments historiques dans leur contexte réel, irréductible
aux phantasmes contemporains38, autant voir dans cette fonction la justifica-
tion aujourd’hui de l’histoire médiévale serait accepter pour cette dernière une
place qui ne saurait être que périphérique, marginale, et appelée à le devenir
toujours plus.
Que la fonction d’hygiène de l’intellect que peut assurer l’étude de l’his-
toire (médiévale) ne puisse suffire à fonder la légitimité d’une telle étude ne
signifie cependant en rien que cette fonction soit dépourvue d’importance et,
pour ne pouvoir être la justification de l’existence de l’historien (médiéviste),
elle n’en est pas moins son devoir (ou plutôt l’un de ses devoirs, civique et
non pas intellectuel). Elle représente en effet le rôle citoyen qui découle de
38. Même si concrètement leur rôle a bien plutôt consisté à conférer une dignité académique
à ces délires, ce qui amène à interroger la pertinence d’une justification de l’étude de l’histoire
(médiévale) par la fonction prophylactique des historiens (médiévistes), tant ceux-ci ont bien
plus souvent assumé le rôle de boutefeux idéologiques, du moins tant que l’histoire (médié-
vale) avait une importance idéologique réelle. On peut à cet égard émettre l’hypothèse que tant
qu’une fonction idéologique est essentielle, les dominants mettent tout en œuvre pour s’assu-
rer de son contrôle, à la fois en intégrant au groupe dominant ceux qui l’assument (car si les
universitaires appartiennent aujourd’hui à la fraction dominante du groupe dominé, c’est de la
fraction dominée du groupe dominant qu’ils relevaient hier) et en les soumettant à un contrôle
direct (ainsi les universités prussiennes de la fin du xixe siècle se trouvaient-elles sous la férule
étroite de Friedrich Althoff, directeur du ministère de l’Éducation, qui avait la haute main sur
les nominations de professeurs), tandis qu’à partir du moment où une telle fonction idéolo-
gique n’est plus que secondaire, ils ne cherchent plus à contrôler aussi étroitement un groupe
avec lequel ils ne se reconnaissent plus rien en commun. Ainsi la fonction prophylactique des
historiens (médiévistes) par rapport aux usages mythologiques de l’histoire (médiévale), loin
d’être pour eux le moyen de regagner leur importance perdue en excipant de leur utilité, n’est-
elle finalement que la conséquence de cette perte d’importance, en ce que seule celle-ci leur
confère l’autonomie qui leur permet d’exercer cette fonction.
39. Ainsi, face à l’usage idéologique (fondé sur la figure de l’origine) fait de l’histoire médié-
vale par S. Gouguenheim, Aristote au Mont-Saint-Michel : les racines grecques de l’Europe chrétienne,
Paris, 2008, usage idéologique correspondant en fait simplement à un discours sur notre pré-
sent, a été opposée une réaction à la fois publique (« Oui, l’Occident chrétien est redevable au
monde islamique », article publié par 56 chercheurs en histoire et philosophie médiévales dans
Libération, 30 avril 2008) et scientifique (P. Büttgen, A. de Libera, M. Rashed, I. Rosier-
Catach (dir.), Les Grecs, les Arabes et nous : enquête sur l’islamophobie savante, Paris, 2009).
40. Et c’est effectivement une raison de cet ordre qui m’a amené à chercher à redoubler l’al-
térité en travaillant non pas seulement sur la période médiévale, mais aussi sur un pays qui
n’était pas le mien, en l’occurrence l’Allemagne – excellent moyen d’éviter les présupposés
nationalistes qui ont si fortement structuré l’historiographie médiévale, et y persistent à l’état
d’héritage.
Moyen Âge, n’aurait été plus utile, parce que plus sereinement possible,
qu’aujourd’hui.
Mais dans ce cas, d’une part il est des objets sociaux qui nous sont encore
plus étrangers, et qui donc devraient être encore mieux à mêmes de nous
assurer les conditions d’une recherche fructueuse. Il s’agit, pour rester dans
le champ de l’histoire, de l’Antiquité, qui précisément a vu se développer des
approches aussi remarquablement novatrices que celles de Jean-Pierre Ver-
nant, Pierre Vidal-Naquet et Marcel Détienne. Et surtout, en sortant du champ
de la seule histoire, il s’agit de l’ensemble de l’anthropologie traditionnelle41
– ce terreau plus fertile que tout autre de la science sociale du xxe siècle –,
qui porte, elle, sur des civilisations dont les vestiges ne nous entourent pas,
dont les structures n’affleurent pas encore par endroits dans notre monde
contemporain, et dont les mots ne restent pas (quelques transformations fon-
damentales qu’ait pu connaître leur sémantique) pour partie les nôtres. Avec
par surcroît pour l’anthropologie cet avantage que l’expérience de l’altérité
s’y fait de manière on ne peut plus directe, et non comme pour l’historien
(médiéviste) par le truchement de vestiges textuels et matériels, toujours plus
faciles à plier apparemment à nos logiques interprétatives que l’irréductible
étrangeté d’un comportement vécu, et qui ne risquent pas, contrairement à
l’informateur, de s’élever contre, et de ruiner, l’interprétation que l’on en pro-
duit, si elle ramène l’altérité au connu.
D’autre part et surtout, ce serait se leurrer profondément que de croire
que la nature de l’objet d’étude pourrait suffire, à elle seule, à rendre notre
démarche objective, puisque cela seul qui disparaîtrait de notre idéologie n’en
serait précisément que l’écume, l’accessoire, la réalisation concrète dans des
intérêts sociaux directs, et non pas l’essentiel, la structure même, le prin-
cipe de production des réalisations idéologiques concrètes. Pour le dire plus
concrètement : si lorsque j’étudie, par exemple, la crise de 1929, viennent
polluer mon analyse des controverses actuelles sur le rôle de l’État dans la
conduite de l’économie, sur l’effet des politiques monétaires, etc., ce qui ainsi
vient s’enter sur l’analyse historique, ce ne sont que des débats à l’intérieur
d’un horizon idéologique donné, qui, lui, reste inaperçu (justement parce
que l’on se focalise sur ces débats), donc non soumis à controverse, et n’en
imprègne par là que plus fortement l’analyse historique ; or lorsque j’étudie
l’économie médiévale, si de tels débats disparaissent, par contre cet horizon
est toujours identiquement présent et incontesté, et d’abord dans la définition
41. Mais l’on pourrait en dire autant de l’histoire, en développement, des mondes non-
occidentaux.
même de mon objet, l’économie42, mais aussi dans les mécanismes interpré-
tatifs, les schèmes d’analyse utilitaristes fondés sur la valeur d’échange que je
mets en œuvre parce que je n’envisage même pas la possibilité de l’existence
d’autres schèmes interprétatifs. Non seulement il n’y a donc pas d’avantage,
sous cet aspect, à travailler sur une société définie (telle que peut l’être la
société médiévale) par son altérité, mais le risque est grand qu’un objet de
ce type, tant il permet de se sentir abstrait des débats explicites usuels, fer-
mement protégé par sa tour d’ivoire contre toute ingérence du présent, ne
procure un sentiment erroné de sécurité épistémologique, et amène à baisser
la garde de la réflexivité43. Au contraire, lorsque nous travaillons sur le plus
proche de nous, l’emprise sur nos analyses de réflexes intellectuels inculqués,
de présupposés, est si péniblement évidente pour qui ne se satisfait de n’être
que le fidèle perroquet des discours ambiants44 que, de proche en proche, en
les déconstruisant progressivement, on peut finir par devenir plus aisément
attentif à des schèmes plus profondément ancrés.
42. Pour une critique de l’importation irraisonnée de la notion d’économie dans l’étude du
Moyen Âge, cf. la première partie (« Wirtschaftsanthropologie als Chimäre ») de J. Demade,
« Grundrente, Jahreszyklus und monetarisierte Zirkulation. Zur Funktionsweise des spätmit-
telalterlichen Feudalismus », Historische Anthropologie, 17-2, 2009, p. 222-244, en l’occurrence
p. 222-227.
43. Combien de médiévistes ne s’estiment-ils pas quittes de toute réflexion quant au placage
qu’ils opèrent, sur les réalités médiévales qu’ils analysent, de notions contemporaines, et de
l’idéologie qu’elles véhiculent implicitement (en tant qu’elles sont le reflet biaisé des structures
concrètes contemporaines, dont elles ont pour objet d’assurer la reproduction) et en fonction
desquelles elles restructurent la réalité analysée, rendue ainsi non pas seulement incompréhen-
sible, mais transformée en moyen de la reproduction idéelle de notre propre société, dès lors
qu’ils ont, d’un geste d’une audace critique à nulle autre pareille, habillé ces notions de guille-
mets ? Guillemets qui, s’ils manifestent qu’ils perçoivent la difficulté inhérente à ce placage,
témoignent aussi bien de ce qu’ils ne la prennent pas au sérieux, parce qu’ils sont incapables
d’en mesurer toute l’ampleur, puisque la réponse qu’ils y apportent n’est qu’une pirouette qui
finalement ne change rien, fors le faux-semblant de réflexivité qu’elle placarde au vu et au su de
tous – et qui finalement n’en rend que plus aisée, puisque ainsi la conscience critique est à bon
compte apaisée, l’importation sauvage de conceptions anachroniques. Il y a là une attitude qui
est à la réflexion intellectuelle ce que, dans l’ordre de l’hygiène domestique, représente le fait de
balayer la poussière sous le tapis (précisons qu’un tel comportement n’est bien sûr nullement
l’apanage des seuls médiévistes, et peut aussi bien se retrouver chez tous les types d’analystes
de sociétés autres que la nôtre).
44. Ce qui n’est pas si aisé dans la mesure où, ces discours ayant pour caractéristique d’être
(apparemment) antagoniques (en ce sens où s’ils ont des structures identiques, ils les réalisent
différemment), ceux qui les reprennent ont l’impression d’exercer leur faculté de jugement
autonome en se décidant pour tel type d’argumentation commune plutôt que pour tel autre,
sans s’apercevoir que le choix auquel on les somme de procéder n’est qu’un leurre.
Ce n’est ainsi sans doute pas un hasard si l’un des analystes du monde
social qui a le plus fortement mis au centre de sa recherche le travail réflexif,
et l’a fait le plus progresser en mettant notamment au jour les schèmes inva-
riants inaperçus de l’analyse intellectuelle du monde social, Pierre Bourdieu45,
a très largement travaillé sur ses milieux même d’appartenance sociale (la
paysannerie béarnaise, les grandes écoles parisiennes et le monde acadé-
mique français). Et ce serait une profonde erreur que de croire que l’aspect
réflexif de son travail se serait limité à ce choix d’objets qui lui étaient si
proches, dans la mesure où ceux-ci ne lui étaient en fait qu’un moyen, par la
suppression qu’ils autorisaient de la distance entre l’observé et l’observateur
(distance constitutive de la relation usuelle d’analyse), de lui rendre saisis-
sables des modes de penser qui, pour lui être propres (c’est-à-dire propres à la
position sociale qu’il occupait et à la fonction qu’il remplissait), n’étaient pas
réductibles à son appartenance à ces milieux spécifiques, mais revêtaient bien
plutôt la valeur générique de l’habitus de l’intellectuel, du rapport intellectuel
au monde. Pour le dire autrement, ce n’est pas directement par le biais de son
travail sur les élèves des grandes écoles ou sur les universitaires français que
Pierre Bourdieu cherchait à reconstituer l’habitus intellectuel, puisque aussi
bien celui-ci est-il d’une valeur bien plus générale que ces deux objets (tandis
que réciproquement ces deux objets recouvrent un ensemble de probléma-
tiques irréductibles à la seule question de la nature de l’habitus intellectuel),
mais indirectement par l’entremise du rapport spécifique (d’identité) que
généraient pour lui ces objets entre l’observateur et l’observé, raison pour
laquelle un objet aussi différent que pouvait l’être la paysannerie béarnaise,
lui faisait dans cette quête aussi bien affaire. Que le travail réflexif de Pierre
Bourdieu ne se soit pas limité au choix, comme objet d’étude, de ses propres
milieux d’appartenance, preuve en est qu’il a identiquement mené ce travail
réflexif à travers l’observation de ce qui lui était au contraire le plus éloigné
(la société traditionnelle kabyle), l’extension et la réduction maximales de la
distance par rapport à l’objet de l’observation n’étant finalement pour lui que
deux techniques de mise à distance de soi-même (soi-même n’étant ici pas à
comprendre en un sens individuel mais social, c’est-à-dire comme l’incarna-
tion d’une position dans un champ).
45. P. Bourdieu, Le sens pratique, Paris, 1980, p. 22-41. Il n’est pas sans intérêt de rappeler
que la charge menée ici par Pierre Bourdieu vise Claude Lévi-Strauss, exemple paradigmatique
du chercheur qui s’est consacré à l’altérité sociale radicale, et dont Pierre Bourdieu montre
combien la théorie structuraliste doit à son habitus d’intellectuel, consiste en la rétroprojection
sur son objet d’étude de cet habitus, tant et si bien que la compréhension dudit objet en devient
profondément pervertie. Plus généralement (et sans qu’ici Claude Lévi-Strauss soit par contre
en rien concerné), on sait aujourd’hui combien l’anthropologie et l’ethnologie traditionnelles,
sciences par excellence de l’altérité, ont pu, en tant que sciences et technologies coloniales, être
des disciplines de part en part idéologiques.
46. L’idée de la rupture avec le présent, de la tour d’ivoire comme condition du travail intellec-
tuel, n’est qu’une autre manifestation, nullement propre au médiéviste, de cette forme d’erreur
qui produit aussi bien l’illusion de ce qu’en raison de l’altérité de son objet le médiéviste (ou
tout autre analyste de sociétés radicalement autres par rapport à la nôtre) n’est pas sujet à une
approche idéologique de son objet. Non seulement ce n’est pas du monde dans lequel on vit
qu’il faut s’abstraire (à supposer même qu’il n’y ait pas là une très pure contradiction dans les
termes, ou plus encore une forme spécifique d’engagement), mais de la façon dont ce monde
se vit, se pense ; par surcroît l’action dans son monde est nécessaire à tout analyste du social
de même que l’observation du contemporain est nécessaire à tout historien. Par là en effet,
c’est-à-dire par l’expérience de l’inverse de ce qui constitue son activité normale (l’observation,
et non l’action, du passé et non du contemporain), et par là seulement, le médiéviste (comme
n’importe quel autre historien) devient capable de prendre conscience des limites propres à
son approche, qui n’en restent pas moins bien sûr indépassables, puisqu’elles lui sont consti-
tutives (il est certes trivial de dire que l’historien ne peut agir sur le passé qu’il étudie, mais il
faut aussi bien l’affirmer de l’analyste du contemporain qui, s’il doit tout autant que l’histo-
rien faire l’expérience de l’action, et non pas seulement de l’observation, ne doit pas la faire
à propos de ce sur quoi porte son travail d’analyste, au risque de fausser celui-ci : de ne plus
être qu’un « expert », c’est-à-dire un technicien du contrôle social), mais dont la connaissance
ne peut que retentir sur la façon dont il comprend son observation du passé, c’est-à-dire tout
particulièrement lui faire éviter l’écueil du double intellectualisme qui guette l’historien (en
tant qu’analyste, et en tant qu’analyste d’une situation dont on sait déjà sur quoi elle déboucha,
ce qui renforce la tendance inhérente à l’analyste à surestimer l’importance des déterminations
nécessaires et/ou des stratégies volontaires). Observer son présent, et y agir, ne peut que rendre
le médiéviste conscient des biais qu’il introduit dans son analyse des actions du passé, et ainsi
lui permettre d’y remédier. Il faut avoir soi-même agi pour savoir que la position de l’acteur
n’est pas celle de l’observateur, et il faut avoir observé le présent pour savoir que celui-ci, pour
l’observateur pas plus que pour l’acteur, ne contient avec certitude son futur, et que celui-ci
donc ne peut déterminer ce qui le précède (illusion qui est pourtant la démarche inconsciente
de tout historien).
47. On remarquera que, si les modes de justification compatibles avec la coexistence par jux-
taposition permettaient la justification de l’étude d’une multitude d’objets, au contraire de la
justification concurrentielle, par contre ils ne permettaient pas de fonder en raison le choix,
nécessaire, d’un objet précis, puisque ces objets étaient comme interchangeables. Au contraire,
dans le type de justification lié à la complémentarité des justifications des objets, le choix d’un
objet peut être ramené rationnellement au choix de la justification spécifique qui est la sienne
– tout en gardant bien sûr toujours présent à l’esprit que « c’est ce qui justifie certaines spécia-
lisations […] dans le sens, infiniment modeste, où les spécialisations sont jamais légitimes,
c’est-à-dire comme remèdes contre le manque d’étendue de notre esprit et la brièveté de nos
destins » (M. Bloch, Apologie pour l’histoire, op. cit., p. 129).
48. J. Morsel, L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat… Réflexions sur les finalités de l’Histoire
du Moyen Âge destinées à une société dans laquelle même les étudiants s’interrogent, Paris, 2007 (http://
lamop.univ-paris1.fr/W3/JosephMorsel/index.htm), p. 28-32.
49. Précisons pour éviter toute mécompréhension : en aucun cas cet atout n’est une supériorité
du Moyen Âge par rapport aux autres, ou à d’autres objets de la science sociale. Dans la mesure,
en effet, où le raisonnement ici tourne autour de la notion de complémentarité, dans la mesure
donc où l’idée même de concurrence est contradictoire avec l’utilité telle qu’on l’approche ici,
les différents objets de la science sociale ont bien chacun leurs avantages comparatifs propres,
certes plus ou moins intéressants, mais néanmoins tous nécessaires pour la complétude de
la science sociale. Cette nécessité est toutefois de deux ordres : d’une part elle renvoie aux
objets sans lesquels la science sociale serait comme impossible, parce que les fonctions qu’ils
y assument sont comme les structures porteuses, les organes vitaux de la science sociale (et
certainement le Moyen Âge, en tant qu’il permet seul d’étudier l’ensemble de la dynamique
d’un système social, fait partie de ces objets) ; d’autre part, il s’agit de la nécessité de la com-
plétude, soit la nécessité d’objets sans lesquels la science sociale ne serait pas parfaite mais
dont l’absence pour autant ne l’empêcherait pas de se réaliser, soit parce que ces objets certes
assumeraient des fonctions vitales mais n’auraient aucun monopole sur elles, soit parce qu’ils
assumeraient des fonctions non vitales (qu’ils soient ou non les seuls à assumer ces fonctions
important alors peu).
50. Je ne prétends ce faisant en rien à l’exhaustivité, puisque je ne fais que souligner l’inté-
rêt heuristique comparatif de mon propre objet de recherche ; il est donc possible, ou plutôt
vraisemblable, que d’autres médiévistes, en fonction des directions spécifiques de leur travail,
pourront trouver d’autres avantages heuristiques comparatifs, d’ordre premier ou second, et
ne valant également pas nécessairement justification de l’étude de l’intégralité de la période
médiévale. Il y aurait là sans aucun doute une enquête à ouvrir, de réalisation nécessairement
collective.
51. Cf. J. Demade, Essai sur les modes de ponction féodaux. Du servitium aux transactions monétaires
sur les denrées, à paraître.
52. Certes il en allait sans doute de même (suivant des formes et des logiques toutefois radica-
lement différentes) dans l’Empire romain, mais l’avantage comparatif de l’étude du Moyen Âge
provient du caractère incomparablement plus riche de la documentation relative précisément
à cette monétarisation de la valeur ; au contraire, l’essentiel de la documentation antique, et la
partie en croissance de la documentation antique, est de nature archéologique, donc incapable
– même lorsqu’il s’agit de trouvailles de monnaies – de renseigner sur la monétarisation de la
valeur des choses et sur l’usage fait de cette valeur monétaire, puisque cette documentation
porte sur les choses mêmes – tant et si bien que l’on ne peut même pas être certain que cette
période connaissait elle aussi la forme de monétarisation partielle qui caractérisera les xive-
xviiie siècles.
53. Pour une analyse plus différenciée de ce phénomène : J. Demade, « Le paiement par
conversion des redevances seigneuriales dans un village franconien au xve siècle », dans
L. Feller (dir.), Calculs et rationalités dans la seigneurie médiévale : les conversions de redevances entre xie
et xve siècles, Paris, 2009, p. 27-54.
54. Et l’on voit donc tous les problèmes qui peuvent s’attacher au fait de rétrojeter sur des sys-
tèmes sociaux autres la notion d’économie, qui ne désigne alors plus qu’un ensemble de pra-
tiques qui n’est unifié ni par la monétarisation des valeurs ni par celle de la prise de décision.
Considérer comme homogènes des pratiques qui concrètement ne sont pas ainsi unifiées, uni-
quement parce que dans notre système elles le sont, est donc s’assurer de les mécomprendre.
55. Il est révélateur à cet égard de noter l’usage qui est fait, pour l’Antiquité, le Moyen Âge
ou l’époque moderne, de termes tels que « proto-capitalisme », « bourgeois » ou « entreprise »,
qui y servent toujours à désigner des réalités concrètement secondaires (mais rarement jugées
telles !), dont les analystes considèrent (comme le montre l’usage même de ces termes) qu’elles
réalisent déjà les logiques qui seront celles du capitalisme, dont elles constituent comme le
noyau au sein d’une société qu’elles n’ont pas encore gagnée.
les agents n’auraient généralisé un guide (la valeur monétaire) que pour ne
pas s’en servir, que si l’on admet, précisément, que la valeur monétaire n’est
pas un guide naturel des décisions « économiques », l’instrument progres-
sivement généralisé de la rationalisation de ces pratiques bien spécifiques
que seraient les pratiques substantiellement « économiques », mais assure
des fonctions réelles tout autres, qui tiennent bien plutôt à l’exercice de la
domination. En effet, en dernier ressort, la cécité nécessaire de l’idéologie
capitaliste quant à la possibilité même d’un décalage entre monétarisation
de l’expression de la valeur et monétarisation de la prise de décision, quant
au fait donc que la monétarisation de l’expression de la valeur n’est que la
condition et non pas la cause de la monétarisation de la prise de décision, et
une condition qui n’est que nécessaire et non pas suffisante56, tient en cela
56. Cette cécité ayant pris, dans l’historiographie médiévale, deux formes successives. L’his-
toriographie traditionnelle insistait sur l’arriération de l’économie médiévale (fors quelques
secteurs ou zones restreints, tels le grand commerce ou les cités italiennes ou flamandes),
et tout particulièrement sur la faiblesse de la pénétration monétaire dans ces campagnes qui
regroupaient la très grande majorité de la population, et où par voie de conséquence les déci-
sions d’allocation des ressources restaient dominées par le respect d’une inefficiente tradition.
Au contraire, progressivement depuis les années 1990, dans le sillage notamment des thèses
britanniques sur la commercialisation, on insiste à juste titre sur l’ampleur de l’usage monétaire
(notamment parce qu’on a su reconnaître qu’il n’était pas lié à la circulation d’espèces, ce qui
est lié à la découverte de l’importance des pratiques de crédit) –, mais c’est généralement pour
en déduire, chez les agents, des pratiques de maximisation du profit si poussées qu’on finit
par ne plus bien voir en quoi pourrait consister la différence entre un paysan du xve siècle et
un boursicoteur du xxie (un exemple parmi tant d’autres : S. Ogilvie, « Servage et marchés :
l’univers économique des serfs de Bohême dans le domaine de Friedland (1583-1692) », Histoire
et sociétés rurales, 14, 2000, p. 91-125). Il est curieux de constater que cette profonde transfor-
mation historiographique, si elle n’a eu en fait pour effet, dans la mesure où elle consistait en
une simple inversion, qu’une remarquable permanence du discours idéologique fondamen-
tal (représenté par le lien établi entre degré de monétarisation de la valeur et des pratiques),
s’est effectuée sous les auspices d’idéologies superficiellement contradictoires à la succession
rapide ; si en effet la présentation misérabiliste du monde rural (dont la faible monétarisation
était l’un des éléments constitutifs) était originellement « de gauche » (le sous-développement
étant vu comme l’effet de l’oppression), elle finit par se transformer en motif d’un mépris « de
droite » (parfaitement incarné par Emmanuel Le Roy Ladurie), le sous-développement n’étant
plus compris que comme la conséquence de l’incurie paysanne ; par réaction se développa alors
(avec notamment Giovanni Levi) un discours « gauchiste » sur l’agency paysanne, discours qui
finit vite par être récupéré par l’idéologie dominante, qui créa un lien (inexistant chez Levi)
entre autonomie paysanne et calcul capitaliste (parce que le « libre marché » est devenu la figure
paradigmatique de la liberté), pour aboutir à une présentation néolibérale du monde rural à la
fin du long Moyen Âge. À travers ses différents avatars politiquement motivés, l’ignorance du
décalage entre monétarisation de la valeur et monétarisation des décisions d’allocation des
ressources est donc restée identique, réalisée d’abord par le biais de l’ignorance d’une struc-
ture essentielle de la société seigneuriale (la monétarisation généralisée des valeurs) puis par
celui de l’ignorance des fonctions propres de cette structure (grâce au placage sur celle-ci des
fonctions qui sont les siennes dans le capitalisme) – l’ignorance quant aux composantes du
système social a cédé le pas à l’ignorance relative à sa logique. L’historiographie n’avait d’autre
choix, si elle voulait pouvoir reconnaître l’importance du degré de monétarisation de la valeur
dans le système seigneurial sans renoncer à l’idéologie du couplage entre monétarisation de
la valeur et monétarisation des pratiques, que de jeter le bébé avec l’eau du bain, la réalité de
l’influence centrale de la valeur d’usage sur les décisions d’allocation des ressources, avec l’il-
lusion d’une société non monétarisée.
57. À ces deux conditions concrètes s’en ajoute une troisième, d’ordre idéel, et qui, pour être
exact, est en fait la condition de la seconde condition concrète. En effet, pour que les agents
prennent leurs décisions en fonction de la valeur d’échange et non de la valeur d’usage, encore
faut-il qu’ils soient persuadés que c’est là une manière plus efficiente d’organiser l’allocation
des ressources : encore faut-il, donc, qu’ils soient persuadés que la mesure monétaire est la
figure unique de la rationalité, ce dont ils ne sont jamais finalement si intimement convaincus
que lorsqu’ils en arrivent à oublier la possibilité même d’une valeur autre que monétaire, que
lorsqu’ils en arrivent à considérer comme dépourvues de valeur les valeurs non monétaires, sur
le mode du « seul ce qui a un prix a une valeur ».
58. Une bonne illustration récente de ce phénomène est la création des « permis de pol-
luer » négociés sur le « marché du CO2 », où le prix du gaspillage de l’air que l’on respire n’a
explicitement été inventé que pour que les agents orientent en fonction de lui leurs actions,
prétendument pour les rendre « durables » mais en fait pour étendre le champ du profit en
étendant le champ des objets dont il peut tirer partie.
59. On pensera ici aussi bien à ce qui est appelé « piratage » (et qui n’est que le partage d’ob-
jets dont le partage n’amoindrit pas la valeur d’usage), qu’au logiciel libre, version légale de
ce phénomène (mais néanmoins combattue, notamment par le biais des brevets logiciels),
puisqu’il ne faut jamais oublier que les principaux contributeurs au développement des codes
source sont rémunérés, c’est-à-dire ont réglé leur activité productive en fonction de sa valeur
d’échange (pour une analyse des contributeurs au noyau Linux, qui démontre la prédominance
61. Sur l’ensemble de ces points, les formes de l’échec aussi bien que les signes de l’espoir,
cf. A. Gorz, « La sortie du capitalisme a déjà commencé », dans Id., Écologica, Paris, 2008,
p. 25-42. Pour une analyse rapide des effets pervers liés à la détermination des pratiques en
fonction de la valeur monétaire, cf. J. Demade, « Mesurer la science pour mieux la soumettre
– ou comment la ruiner », à paraître dans Actes de la recherche en sciences sociales, annexe 3 (« Les
effets de la mesure gestionnaire dans le monde économique : un modèle, vraiment ? »).
valeur qui caractérise notre société pourrait (afin de mettre par là fin à la moné-
tarisation des décisions) être effacée d’un trait de plume, ou même seulement
considérablement restreinte dans ses champs d’application, l’exemple du sys-
tème seigneurial montre que ce n’est pas forcément une condition nécessaire
pour parvenir à déprendre nos pratiques de l’obsession monétaire, et qu’il est
donc bien une voie de sortie possible, dont la monétarisation tardo-médié-
vale indique la forme si elle n’en renseigne pas les modalités (qui ne peuvent
bien sûr être celles du système seigneurial, ce qui ne serait ni possible ni, plus
encore, souhaitable).
Verrait-on alors, après l’avoir chassée par la porte, revenir par la fenêtre la
justification de l’histoire médiévale par son rapport avec le présent (sous la
forme en l’occurrence de l’analogie) ? Non, car il serait très erroné, et préten-
tieux, d’imaginer que la réflexion sur le monde médiéval pourrait avoir une
nécessité quelconque par rapport à l’émergence d’un monde postcapitaliste :
au mieux pourra-t-elle contribuer à un climat idéologique, à un réarmement
intellectuel, mais en aucun cas cette réflexion spécifiquement ne sera néces-
saire – contrairement à bien d’autres activités et réflexions directement entées
sur le problème même – car jamais les solutions du futur ne naîtront de l’imi-
tation du passé62. Serait-ce alors à dire au contraire que, face à l’urgence vitale
62. Au hasard des réflexions qui seraient ainsi nécessaires, parmi bien d’autres, et pour se limi-
ter donc aux seules réflexions : l’analyse sociologique du fonctionnement concret, des modes
de coordination, de l’ordre sans autorité, de la production de logiciels libres et autres produc-
tions immatérielles collaboratives (par exemple Wikipédia) ; l’invention de nouveaux modèles
de rétribution (« d’entretien » serait une expression plus pertinente) pour qui participe à la
production (collaborative ou pas) de biens immatériels distribués librement (c’est-à-dire, entre
autres, gratuitement) ; la mise au centre de la pensée économique de la question des externali-
tés ; la réflexion sur les conditions et les obstacles à une généralisation aux biens matériels et
aux services des nouveaux modes de production et distribution liés aux biens immatériels ; la
critique de la confusion entre consommation et existence, de l’obsession de la consommation
comme horizon unique de l’expérience humaine et condition nécessaire aussi bien que suffi-
sante de l’épanouissement, et des mécanismes de propagande (publicitaire) responsables de
cette confusion et de cette obsession ; la réflexion sur la notion d’autonomie sociale, sur son tra-
vestissement individualiste et le basculement de l’autonomie vers l’autarcie qu’il provoque, sur
les conséquences qu’elle entraîne quant aux formes techniques à privilégier (réseaux acentrés
comme peut par exemple l’être l’Internet du pair-à-pair – ce qui pose la question des conditions
de possibilité de la généralisation de ce type d’architecture à des réseaux actuellement organisés
selon des principes antagoniques, tels les réseaux électriques basés sur l’énergie nucléaire, où
par construction il est techniquement impossible au consommateur d’être en même temps pro-
ducteur) ; la réflexion sur le travail, afin de le repenser dans son contenu et son organisation pour
faire en sorte que le travail devienne fait pour l’homme, et non l’homme pour le travail. Loin de
devoir ne prendre qu’une forme hautement abstraite, comme il pourrait sembler à leur énoncé,
ces réflexions peuvent aussi bien prendre pour base de départ des formes très concrètes, qui
non seulement présentent le mérite, parce qu’elles permettent de déboucher sur une application
immédiate, sur une action, de montrer qu’en aucun cas ces réflexions nécessaires ne peuvent
être considérées comme d’arbitraires vaticinations irréalistes, mais qui permettent aussi de
relier entre eux les différents questionnements abstraits et par là de montrer que leurs enjeux
ne peuvent jamais être que globaux, et que donc toute action partielle et parcellaire ne pourrait
qu’être vouée à l’échec. Soit par exemple l’objet parfaitement concret, et à première vue aussi
trivial que peu chargé d’enjeux transformationnels, qu’est cette forme d’activité aujourd’hui
très largement disparue des sociétés occidentales (et par là même jugée indigne d’attention) : la
réparation ; il est parfaitement loisible de montrer comment sa disparition est liée à un ensemble
de caractéristiques fondamentales de nos sociétés, caractéristiques dont la suppression peut être
jugée comme nécessaire voire essentielle, suppression pour laquelle précisément la pratique de
la réparation constituerait un levier incontournable (je me permets de renvoyer à cet égard à mon
article à venir sur la réparation dans le système capitaliste).
serendipity, de son avancée même ; elle ne peut donc être constatée qu’a poste-
riori, mais jamais prévue a priori63. Il est ainsi impossible d’en faire un critère
discriminant entre les objets de recherche, l’avantage heuristique comparatif
n’étant finalement jamais fonction que de ce que le chercheur saura dégager
comme spécificités signifiantes de l’objet qu’il a fait sien, spécificités qui sont
moins de l’objet que du regard porté sur lui par le chercheur64. On se retrouve
donc, finalement, avec certes une utilité intellectuelle comparative de l’étude
du Moyen Âge, mais qui ne justifie rien, parce qu’elle ne discrédite rien non
plus, dans la mesure où elle ne peut être considérée comme acquise pour tou-
jours puisqu’elle relève du regard et non de l’objet. Et certes l’on pourrait dire
que la justification, pour n’être que temporaire, n’en serait pas moins suffi-
sante (notamment pour orienter l’activité de recherche vers ce qui présente la
plus grande utilité intellectuelle), puisque après tout c’est bien toujours hic et
nunc que l’on mène une recherche, mais ce serait là ignorer que ce qui est à la
fois le plus passionnant, et le plus utile, est bien l’utilité intellectuelle compa-
rative qui n’a pas encore été décelée, parce qu’elle seule véritablement ouvrira
de nouveaux horizons, et parce que rien ne permet de supposer que les utilités
intellectuelles comparatives principales aient déjà toutes été décelées65.
Ce n’est certainement pas un hasard si les initiateurs de ce colloque sont
tous les trois en poste aux Amériques, dans la mesure où le déficit de légi-
timité qui caractérise aujourd’hui l’histoire médiévale s’y fait sentir encore
plus fortement qu’en Europe – raison pour laquelle il leur a été possible
aussi bien qu’inévitable d’aborder de front une question autour de laquelle,
en Europe, leurs collègues se contentent encore de louvoyer66, feignant de
63. L’utilité heuristique comparative se comporte donc de la même manière que les applica-
tions pratiques d’une recherche fondamentale : elle est leur équivalent dans le domaine de la
recherche fondamentale.
64. On pourrait objecter que l’avantage heuristique mis en avant par Joseph Morsel à propos
du Moyen Âge relève bien de l’objet et non du regard porté sur ce dernier (contrairement à
la problématique de la monétarisation, qui n’est pertinente que dans le cadre d’une analyse
marxiste), mais ce serait ignorer, d’une part, qu’encore faut-il construire le Moyen Âge (ou
plutôt le « long Moyen Âge » – ce qui permet de voir à quel point il s’agit d’une construction
intellectuelle, et non d’un donné, puisque cette notion de long Moyen Âge n’est pas commu-
nément admise) comme système social unique (ce qui là encore renvoie à une notion, celle de
féodalisme, qui n’est pas la mieux partagée) et que, d’autre part, il faut être capable d’aperce-
voir qu’aucune des autres grandes civilisations historiques ne permet ainsi de saisir l’intégralité
de son développement.
65. Et ce d’autant moins que, en histoire comme dans les autres disciplines scientifiques, les
justifications auxquelles il est fait le plus fréquemment recours sont d’ordre exo-utilitariste (je
veux dire par là qu’elles n’utilisent pas l’argument de l’utilité proprement intellectuelle).
66. Pour une exception notable : A. Guerreau, « Situation de l’histoire médiévale », Medie-
valista online, 5, 2008 (http://www2.fcsh.unl.pt/iem/medievalista/MEDIEVALISTA5/PDF5/01-
Alain-Guerreau.pdf ).
67. On ne peut qu’être frappé par le contraste entre leur « Pourquoi étudier l’histoire du Moyen
Âge au xxie siècle ? » et le Mediävistik im 21. Jahrhundert : Stand und Perspektiven der internationalen
und interdisziplinären Mittelalterforschung des médiévistes allemands (H.-W. Goetz, J. Jarnut
(dir.), Munich, 2003) ainsi que le Être historien du Moyen Âge au xxie siècle (Paris, 2008), de la
Société des médiévistes français, qui font tous deux comme si ce n’était pas l’étude de l’histoire
médiévale elle-même qui se trouvait menacée, et comme si donc seules les modalités de l’être-
médiéviste pouvaient faire question.
68. On notera que cette réaction condescendante est plus forte à l’égard des médiévistes sud-
américains, ce qui est bien sûr particulièrement absurde s’agissant de régions telles que le
Mexique, le Brésil ou le Pérou, où l’empreinte européenne a été bien plus précoce, et donc bien
plus fortement informée par le Moyen Âge, qu’aux États-Unis et au Canada, où l’essentiel de
l’héritage médiéval n’est que néo-gothique. Ce qui permet de voir que cette réaction des médié-
vistes européens est le fruit non d’une réflexion, mais du simple sentiment d’une plus ou moins
grande proximité ou distance – l’Amérique du Nord paraissant plus proche qu’une Amérique
du Sud durablement ancrée, dans l’imaginaire européen, depuis les crises des deux derniers
tiers du xxe siècle, du côté du tiers-monde. À cette composante imaginaire essentielle, il faut
par ailleurs ajouter l’existence bien plus ancienne d’études d’histoire médiévale en Amérique
du Nord, qui a permis, en développant un milieu numériquement important, d’en mieux ancrer
la légitimité internationale.
70. Où l’on voit l’avantage heuristique qui a toujours été celui des médiévistes extra-euro-
péens, puisque le rôle social de l’histoire médiévale était dans leurs contrées sans commune
mesure avec ce qu’il a pu être en Europe.
71. On pourra ici penser aussi bien, par exemple, à la sociologie, utilisée comme technique
de contrôle social, qu’à la physique, à qui le capitalisme fait enfanter des chimères telles que
l’énergie atomique ou les nanotechnologies.
Et c’est précisément parce que dans notre société de telles questions repré-
sentent l’impensé même qu’elles sont particulièrement bonnes à penser, et
essentielles à résoudre, puisqu’elles représentent une ouverture possible vers
un monde radicalement autre. Leur résolution ne peut toutefois s’envisager
qu’à condition d’éviter au moins le piège le plus immédiat, qui serait de tom-
ber dans un anti-utilitarisme qui, n’étant que la figure inversée de l’utilita-
risme, n’en serait finalement que le rejeton, qui non seulement en conserve-
rait les logiques fondamentales (puisqu’il ne ferait que les retourner) mais qui
surtout ne parviendrait jamais à être aussi convaincant que ce dont il ne serait
que l’arbitraire épigone. S’il est certes absolument nécessaire de critiquer
l’utilitarisme, ce ne peut être que pour mieux pouvoir le dépasser, c’est-à-dire
non pas l’annihiler mais en faire une catégorie secondaire, une caractéristique
dépourvue d’importance et dont il n’est donc nul besoin de dénier l’existence
ni la pertinence, pourvu qu’elle se limite à cet horizon marginal. Et, s’il faut
nommer ce qui pourrait ainsi remplacer l’utilité comme guide de notre acti-
vité, on pourrait l’appeler le libre jeu des facultés, désaliénation de notre activité
désormais mue par un principe de plaisir dépouillant de sa pertinence la ques-
tion même de la justification. Ainsi n’est-il finalement possible de répondre à
la question « Pourquoi étudier l’histoire du Moyen Âge ? » qu’en passant à tout
autre chose : à un tout autre niveau de généralité, mais aussi à un horizon où et
la question même du pourquoi, et la spécification d’une activité particulière,
cessent de faire sens, ou plutôt, plus encore, empêchent l’atteinte du sens72.
Julien Demade
CNRS, LAMOP
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
72. On se reportera, pour un plus ample développement de ces idées, à mon ouvrage à paraître :
Par-delà l’(in)utilité. Du sens (de l’étude de l’histoire [médiévale]).
la légitimité sociale de notre profession (ce qui ne veut pas dire : de la science
historique !). Mais subjectivement, un collègue suisse évoquait tout récem-
ment le malaise qu’il ressent désormais lors de dîners on lui demande ce qu’il
fait et qu’il répond qu’il est médiéviste : ceci est alors perçu comme une manie
exotique, comme une sorte de maladie à la fois rare et, peut-être, distinguée3.
Ce qui est aussi visiblement plus fréquent, c’est la tentative de réponse des
médiévistes à ce qu’ils perçoivent comme une remise en cause de cette légi-
timité. Depuis les années 1990 se sont en effet multipliés, en France comme
en Allemagne – pour en rester aux espaces européens que je connais le moins
mal –, des ouvrages de réflexion, individuelle ou collective, sur comment ou
pourquoi étudier le Moyen Âge dans la situation actuelle (après la Wende, à
la fin du xxe siècle, au xxie siècle…). Sans prétendre le moins du monde à
l’exhaustivité, je mentionnerai ainsi, en allemand, les ouvrages collectifs diri-
gés respectivement par Gerd Althoff, Wilfried Hartmann, Joachim Heinzle,
Michael Borgolte, Hans-Werner Goetz, Jörg Jarnut, Peter Moraw et Rudolf
Schieffer, et les ouvrages personnels de Horst Fuhrmann sur l’ubiquité
actuelle de ce temps passé, de Johannes Fried sur l’actualité du Moyen Âge et
contre l’arrogance de notre société du savoir ou encore, tout dernièrement, de
Valentin Groebner sur le caractère incessant du Moyen Âge4.
Gegenwart einer vergangenen Zeit, Munich, Beck, 1996 ; J. Fried, Die Aktualität des Mittelalters. Gegen
die Überheblichkeit unserer Wissensgesellschaft, Stuttgart, Thorbecke, 2001 (3e éd. 2003) ; V. Groeb-
ner, Das Mittelalter hört nicht auf…, op. cit. On remarquera dans tous ces titres l’association
récurrente de Mittelalter avec l’adjectif modern (éventuellement neu) ou les substantifs Aktualität
ou Gegenwart, comme s’il s’agissait de conjurer la distance temporelle entre l’époque médiévale
et nous (ce que suggère le mot Annäherung)…
5. J. Le Goff, G. Lobrichon (dir.), Le Moyen Âge aujourd’hui. Trois regards contemporains sur le
Moyen Âge : histoire, théologie, cinéma (Actes de la rencontre de Cerisy-la-Salle), Paris, Le Léopard d’or,
1997 ; O. G. Oexle, J.-C. Schmitt (dir.), Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge en France
et en Allemagne, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002 ; SHMESP, Être historien du Moyen Âge au
xxie siècle (XXXVIIIe congrès de la SHMESP, 31 mai-3 juin 2007), Paris, Publications de la Sorbonne,
2008 (citation p. 7) ; R. Pernoud, Pour en finir avec le Moyen Âge, Paris, Seuil, 1979 ; C. Amalvi,
Le goût du Moyen Âge, Paris, Plon, 1996 (2e éd. augm. 2002) ; A. Guerreau, L’avenir d’un passé
incertain. Quelle histoire du Moyen Âge au xxie siècle ?, Paris, Le Seuil, 2001, et « Situation de l’histoire
médiévale », Medievalista online, 5 (2008), http://www2.fcsh.unl.pt/iem/medievalista/MEDIEVA-
LISTA5/PDF5/01-Alain-Guerreau.pdf ; J. Morsel, L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de com-
bat…, op. cit. D’une manière générale, il me semble que la question « pourquoi étudier le Moyen
Âge » est moins présente dans les volumes en question que celle du « comment l’étudier ? »,
comme si le sentiment de crise était moins marqué en France qu’en Allemagne – y aurait-il
alors un lien avec la situation plus menacée des médiévistes professionnels allemands ? Ou les
médiévistes français seraient-ils un peu plus aveugles (ou myopes) ? Ou tombent-ils de moins
haut, si l’on considère la place très importante que le Moyen Âge a occupée dans l’identité
allemande (cf. p. ex. V. Groebner, Das Mittelalter hört nicht auf…, op. cit., p. 75-97) ?
6. Je ne ferai que résumer les arguments que j’avais alors présentés ou avancés et renvoie
donc par principe à l’ouvrage en question. Seules les précisions supplémentaires, destinées à
clarifier ou nuancer les arguments initiaux, feront l’objet de justifications particulières en note.
échos qu’il a reçus et sur ses limites, afin de constater le bien-fondé ou l’inuti-
lité d’une telle expérience. C’est exactement dans cet ordre que je procéderai,
pour finir par envisager les enjeux qui devraient nous mobiliser.
Rappel de la démarche
Trois enjeux se sont combinés pour déterminer à la fois le fond et la forme
de l’ouvrage en question : sur un plan théorique, montrer la nécessité (et non
pas l’utilité) de l’Histoire du Moyen Âge ; sur un plan pratique, montrer que la
prise en compte de l’Histoire du Moyen Âge présente un avantage décisif dans
la compréhension du sens de la transformation des sociétés occidentales ; sur
un plan social, reconnaître les enjeux à la fois techniques, matériels, cognitifs
et sociologiques qui gouvernent l’usage de l’Internet et qui exercent une pres-
sion massive sur la production académique du savoir.
7. Sur les rapports complexes entre Histoire et mémoire, cf. entre autres Pierre Nora, « Entre
Mémoire et Histoire. La problématique des lieux », dans P. Nora (dir.), Les lieux de mémoire, I,
Paris, Gallimard, 1984, p. xv-xlii. Les rapports entre Histoire et passé sont en revanche plus
problématiques car, me semble-t-il, moins réfléchis : la définition de l’Histoire comme mode
d’explication du présent et donc sa transformation en un pur rapport passé/présent est une
« tarte à la crème » depuis au moins un siècle (cf. p. ex. Ernst Troeltsch, « Protestantisme et
modernité (1911) », dans Id., Protestantisme et modernité, trad. fr. Paris, Gallimard, 1991, p. 26,
qui considère comme « le but majeur que poursuit implicitement toute recherche historienne :
la compréhension du présent » et décrète, p. 24 : « les objets rebelles à un tel rapport [au passé]
sont relégués à titre de laissé-pour-compte, et les recherches qui fondamentalement le négli-
gent sont bonnes pour les amateurs et ne valent pas plus qu’un quelconque labeur » [NB : dans
la version originale, Die Bedeutung des Protestantismus für die Entstehung der modernen Welt, München/
Berlin, Oldenbourg (Historische Bibliothek, 24), 1911, p. 5, les objets sans rapport au passé,
dits ici « rebelles », gehören dem Antiquar, ne relèvent que de l’antiquaire !]) ; cf. aussi le cas de
Marc Bloch qui, dans son Apologie pour l’histoire, ou Métier d’historien (1941/42), éd. Étienne
Bloch, 2e éd. Paris, Colin, 1997, rejette la définition de l’Histoire par rapport au passé et pour-
tant retombe constamment dans le rapport passé/présent. Sur ce problème du rapport entre
Histoire et passé, cf. mon article à paraître « Traces ? Quelles traces ? Réflexions sur la nécessité
d’une histoire symptomatique ».
8. Cette perspective n’est pas neuve : déjà Marc Bloch, occupé à replacer l’Histoire dans le
concert des sciences sociales en regagnant le terrain perdu depuis la naissance des diverses
sciences sociales à la fin du xixe et au début du xxe siècle, avait défini l’Histoire en 1937 comme
« la science d’un changement et, à bien des égards, une science des différences » (« Que deman-
der à l’histoire ? », rééd. dans M. Bloch, Mélanges historiques, Paris, SEVPEN, 1963, t. 1, p. 3-15,
ici p. 8). Mais l’aspect du changement apparaît finalement assez peu dans son Apologie pour
l’histoire…, op. cit., où les catégories essentielles sont celle du « dans le temps » et le rapport
entre présent et passé. C’est à ma connaissance Alain Guerreau qui, dans L’avenir d’un passé
aisément combien l’étude du Moyen Âge (sous sa forme « longue », des iiie-
ive aux xviie-xviiie siècles, et donc au mépris de la prétendue rupture de la
Renaissance9) représente un laboratoire historique de première importance :
il s’agit en effet de la seule société « complète » dont nous disposons (nous en
connaissons le « début » et la « fin » – si de telles métaphores ont un sens pour
un système social) et elle est dotée de sources conséquentes (même si elles
sont très inégalement réparties)10. Je n’insiste pas ici sur cet aspect, mais je
tiens à signaler qu’il s’agit là à mon sens du seul critère (ou du critère essen-
tiel) sur lequel on pourrait éventuellement fonder, si besoin était, une justifi-
cation de l’étude historique spécifique du Moyen Âge.
Par ailleurs, le traitement usuel réservé au Moyen Âge11, le mépris ou la
fascination manifestés à son encontre (ce qui conduit Otto Gerhard Oexle
à parler d’un « Moyen Âge bifide12 »), le dédoublement terminologique en
français « médiéval/moyenâgeux », les multiples jeux (cinématographiques,
littéraires ou dessinés, musicaux, vestimentaires, etc.) sur le contraste entre
incertain…, op. cit., p. 252-256, a le plus clairement insisté sur ce caractère central de l’Histoire
comme science spécifique du changement social.
9. Non seulement le terme « Renaissance » est toujours un jugement de valeur sur ce qui
précède (considéré comme une période de mort cérébrale), mais en outre on voit bien que le
système social reste fondamentalement le même avant et après, avec un pouvoir de droit divin
et une domination seigneuriale sans partage, tandis que les institutions qui deviendront domi-
nantes ensuite (la ville, l’État, le commerce) ne sont en rien nées à l’époque dite moderne.
10. V. Groebner, Das Mittelalter hört nicht auf…, op. cit., p. 68-69, parle de 1 20 000 à
130 000 manuscrits pour le seul empire au nord des Alpes (dont la moitié du xve siècle), chiffre
qu’il faudrait à la fois compléter par les autres pays (dont certains beaucoup plus riches encore,
comme l’Italie, l’Angleterre ou la France) et qui laisse de côté des types de textes encore plus
nombreux (chartes, lettres, actes judiciaires, etc.), à quoi il faudrait ajouter des centaines de
milliers d’images et de monnaies, quelque trois millions de sceaux, des milliers de chantiers de
fouilles, tous les objets conservés dans les musées, etc. Bref, ce n’est pas le manque de docu-
ments qui caractérise le Moyen Âge, mais leur distribution temporelle inégale et, comme pour
les périodes plus tardives, le manque d’instruments de repérage, ainsi que, désormais, de tech-
niques d’exploitation efficaces pour traiter les données que l’informatique rend tout d’un coup
disponibles (textes numérisés, bases de données iconographiques, etc.) et qui rend brutalement
obsolète la technique ancienne de « lecture » : la révolution technique liée à l’ordinateur a en
effet été si rapide que les techniques anciennes, artisanales (d’où les expressions comme celles
de « métier » en France ou de Zunft en Allemagne), n’ont pas eu le temps de s’adapter – épis-
témologiquement, techniquement, académiquement, donc socialement. Il est d’ailleurs peu
probable que cette inadaptation technologique n’ait aucun rapport avec les inquiétudes d’une
partie des historiens.
11. Pour le détail de tout ce qui suit, je me permets de renvoyer à L’Histoire (du Moyen Âge) est un
sport de combat…, op. cit., p. 35-62.
12. O. G. Oexle, « Das entzweite Mittelalter », dans G. Althoff (dir.), Die Deutschen und ihr
Mittelalter…, op. cit., p. 7-28.
lui et nous, les enjeux identitaires qui s’y nouent montrent que le système
social occidental entretient un rapport trouble à cette période, globalement
instrumentalisée pour légitimer l’ordre social actuel (ou interdire sa remise en
cause dans un sens progressiste). Le Moyen Âge fonctionne de fait comme un
idéologème13, dont les deux traits principaux sont la barbarie médiévale (dite
aussi « gothique » au xviiie siècle)14 et son caractère strictement inverse par
rapport à nous (ce qui revient donc à faire de notre société l’aune à laquelle on
mesure l’autre, privé de sa spécificité).
Par conséquent, la mobilisation extrême, à l’heure actuelle, du Moyen
Âge à des fins de distraction (fêtes médiévales, cinéma, heroic fantasy, etc.)
en plus de son usage, encore et toujours, pour disqualifier un adversaire
13. Par là je n’entends pas seulement l’expression ou la traduction d’un système de pensée,
mais un foyer productif de ce système, par le répertoire des formes qu’il constitue et les rapports
sémantiques qu’il configure et reconfigure entre ces formes – bref, une unité signifiante consti-
tutive du système idéologique et un foyer de sa dynamique de reproduction et d’adaptation.
14. Par exemple chez Voltaire, dans son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, Paris, 1756,
p. 139-140 (« La France sous ce prince [= François Ier] commençait à sortir de la barbarie, &
la langue prenait un tour moins gothique. […] Il faut avouer que malgré l’instinct heureux
qui animait François I en faveur des arts, tout était barbare en France, comme tout était petit
en comparaison des Romains »). De nos jours, cette assimilation du médiéval et du barbare a
été spectaculairement manifestée par les discours dits neo-cons aux États-Unis à l’encontre des
« extrémistes » musulmans : le 11 décembre 2001, Timothy Lynch, membre influent du Cato Ins-
titute – un think tank néo-conservateur –, qualifie ainsi les auteurs des attentats du 11 septembre
de « bande technologiquement sophistiquée de barbares médiévaux » (a technologically sophisti-
cated band of medieval barbarians : http://www.cato.org/testimony/ct-tl120401.html). Par la suite,
l’un des plus proches conseillers de George W. Bush, le secrétaire à la Défense Paul Wolfowitz,
a plusieurs fois présenté les adversaires musulmans des États-Unis comme des partisans d’un
« mode de vie médiéval, intolérant et tyrannique » (p. ex. le 3 mai 2002, lors d’un discours
devant le World Affairs Council intitulé « Bridging the dangerous gap between the West and
the Muslim world » : To win the war against terrorism and, in so doing, help share a more peaceful world,
we must speak to the hundreds of millions of moderate and tolerant people in the Muslim world, regardless
of where they live, who aspire to enjoy the blessings of freedom and democracy and free enterprise. These are
sometimes described as « Western values », but, in fact, they are universal. We need to recognize that the terro-
rists target not only us but their fellow Muslims, upon whom they aim to impose a medieval, intolerant and
tyrannical way of life. Those hundreds of millions of Muslims who aspire to the freedom and prosperity that
Americans enjoy are, in many cases, on the frontlines of the struggle against terrorism : http://www.geoci-
ties.com/tom_slouck/iraq/wolfowitz_speaks.html). La même assimilation a été faite par Nico-
las Sarkozy le 25 août 2008, lors d’une évocation du « sacrifice de nos dix jeunes soldats face
à ces barbares moyenâgeux, terroristes, que nous combattons en Afghanistan » (http://www.
elysee.fr/documents/index.php?mode=cview&cat_id=7&press_id=1901&lang=fr). Comme le
suggère bien le texte cité de P. Wolfowitz (et d’autres encore : cf. son audition, le 1er mars 2005,
devant le Senate Budget Committee pour le budget de la Défense de 2006 : http://www.defense-
link.mil/speeches/speech.aspx ?speechid=59), cette barbarie se définit essentiellement comme
l’inverse de l’American Way of Life et du système dit « libéral ».
15. Un exemple (encore) récent : la chronique matinale de Stéphane Guillon du 19 mai 2009,
sur la radio généraliste France Inter, s’attaque à l’homme politique Philippe de Villiers en le
présentant sous un angle explicitement « moyenâgeux » (musique de fond, langage du chroni-
queur, représentations prêtées à l’homme politique) – alors que celui-ci est traditionnellement
plutôt associé avec la chouannerie…
16. J.-P. Genet, « Être médiéviste au xxie siècle », dans Être historien du Moyen Âge au xxie siècle…,
p. 9-33, ici p. 19-20.
17. http://shmesp.ish-lyon.cnrs.fr/lettres/lettre16.html (mars 2007).
Un rythme contrasté
Un relatif silence a régné pendant neuf mois, mis à part quelques réac-
tions isolées (j’y reviendrai plus loin) ; ce silence a également régné lors
du congrès de la SHMESP, trois mois plus tard, à une exception près. En
revanche, depuis janvier 2008 se multiplient les réactions, notamment hors
du monde académique. À l’intérieur de celui-ci ont cependant eu lieu des
discussions collectives de l’ouvrage à (à ma connaissance) Paris, Bielefeld et
Buenos Aires. Le résultat du travail collectif réalisé en Argentine a lui-même
été publié sur Internet : il s’agit d’un remarquable travail d’analyse critique
(avec lequel je ne suis pas toujours d’accord), assorti de remarques sur les
usages du Moyen Âge à Buenos Aires18. À cela s’ajoute le commentaire sur
19. [Anonyme], « Si en France l’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, en Italie c’est
une façon lente et chère de se suicider. Très brève réponse d’un doctorant italien en Histoire
du Moyen Âge aux réflexions du Professeur Joseph Morsel », en ligne : http://pdfcast.org/pdf/
reponse-a-morsel.
20. Historiens & Géographes, 403 (juillet-août 2008), p. 306-308 (première partie), et 404
(octobre-novembre 2008), p. 297-300 (deuxième partie). Version (identique) en ligne : http://
aphgcaen.free.fr/chronique/403/aphg403.pdf, p. 6-8 ; http://aphgcaen.free.fr/chronique/404/
aphg404.pdf, p. 5-8 ; http://aphgcaen.free.fr/chronique/402/morsel/morsel.doc ou http://
aphgcaen.free.fr/chronique/404/morsel.htm (entretien avec Daniel Letouzey).
21. http://www.nonfiction.fr/article-816-lhistoire_pour_quoi_faire_.htm (par Guillaume
Calafat).
22. http://www.mouvements.info/spip.php?article307 (par Fanny Madeline).
23. Cahiers d’Histoire. Revue d’Histoire critique, 104 (2008), p. 194-199 (par Antoine Destemberg).
24. http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/fabriquenew/fiche.
php?diffusion_id=60267.
25. http://www.amis.monde-diplomatique.fr/article2027.html.
26. http://www.medievizmes.net/document385.php ; http://www.clionautes.org/spip.
php?article1794 ; http://www.passion-histoire.net/phpBB3/viewtopic.php?f=85&t
plus nettement encore le massif silence des autres (qui ne révèle rien de leur opinion person-
nelle, je l’ai dit).
29. Dans ce cas également valent les remarques que j’ai faites à la note précédente : il ne saurait
pas davantage être question de prêter à ces agents une simple stratégie calculée de positionne-
ment, c’est la logique de fonctionnement du champ qui se dévoile à travers la somme des actes
individuels, et non pas la logique (im)morale au cœur de chacun des actes individuels. Par
ailleurs, cette hypothèse a été remarquablement confirmée par le commentaire du doctorant
italien, à la fois dans son contenu, dans la position marginale de son auteur et dans sa revendi-
cation d’anonymat afin de lui éviter de possibles mesures de rétorsion…
30. Je vois trois possibilités : il s’agit soit de la manifestation involontaire d’une position effec-
tivement marginale (parler sur l’Histoire faute d’être reconnu comme historien à part entière),
soit d’une réaction contre une telle position marginale (donc un moyen de se « recentrer »),
soit de la revendication symbolique d’une position marginale (en fait surplombante). D’autres
explications sont sans doute possibles – et je laisse à d’autres le soin de les trouver et/ou de
trancher entre les possibilités (en ce qui me concerne). Rappelons simplement que les effets de
champ ne sont pas absolument contradictoires avec ce qu’A. Guerreau appelle le « progrès des
connaissances rationnelles », c’est-à-dire « la dynamique scientifique stricto sensu » (L’Avenir
d’un passé incertain…, op. cit., p. 13), bien qu’ils les parasitent : étant donné que ce « progrès de
l’esprit humain » n’est concevable que dans un cadre social (ce qui exclut l’idée du génie inspiré
dans son coin : son savoir et son agilité d’esprit lui ont été transmis et ont été entretenus par
la confrontation, et ses résultats doivent être relayés et/ou publiés), et même si les formes qui
institutionnalisent ce cadre social étaient des plus transparentes (assurant ainsi l’autonomie
radicale des chercheurs vis-à-vis des « besoins sociaux »), « la communauté des historiens pro-
fessionnels n’en serait pas pour autant à l’écart des conditionnements et des déterminations.
[…] On ne peut pas imaginer de réduire à néant les contraintes sociales, mais on doit chercher
à en limiter le poids » (ibid., p. 14), ce qui impose précisément de prendre en compte, entre
autres, les effets de champ qui prédéterminent l’homo academicus.
31. Une contradiction du même ordre pourrait aussi être décelée dans le fait que la SHMESP
s’est elle-même saisie de cette thématique. Je suis cependant très frappé par deux choses :
d’une part, je l’ai dit, la tonalité du colloque (et des actes) est nettement orientée vers les défis
épistémologiques et pédagogiques que font surgir les nouvelles technologies et l’interdisci-
plinarité, la question de la « demande sociale » ayant été en fait très largement laissée de côté.
D’autre part et surtout, il me semble très symptomatique que « pour débattre de toutes ces
questions, de notre métier et de notre place dans la société du xxie siècle, nous avons choisi de
tenir ce congrès dans les quatre universités franciliennes, nées de la dernière vague de création
des universités françaises : Cergy-Pontoise, Évry, Paris-Est Marne-la-Vallée, Versailles-Saint-
Quentin-en-Yvelines, autant de villes nouvelles tournées vers le futur… » (Être historien du Moyen
Âge…, op. cit., p. 8) : est-ce vraiment un hasard s’il s’agit d’universités caractérisées comme péri-
phériques (il ne s’agit pas d’un jugement de valeur, mais d’un constat spatial, qu’a d’ailleurs
pu éprouver tout participant au congrès puisque celui-ci a été organisé non pas dans un seul
lieu par les membres des quatre équipes, mais sous la forme d’une pérégrination – donc de
manière à réaliser spatialement le positionnement périphérique) et comme des dernières arri-
vées (là encore sans jugement de valeur !), dans une position analogue à un nouveau venu mis
en demeure/qui se doit de prouver son appartenance réelle (et pas seulement institutionnelle)
au groupe ?
32. V. Groebner, Das Mittelalter hört nicht auf…, op. cit., p. 157, rapporte toutefois les propos
d’un professeur émérite qui déclare qu’en Allemagne, « dans notre spécialité proprement dite,
les études de réception et l’examen scientifique des images du Moyen Âge aux xviiie, xixe et
xxe siècles n’ont pas bonne presse. L’analyse de la transmission du Moyen Âge – on ne peut
pas se faire qualifier avec ça. Seul peut le pratiquer sans risque pour sa réputation celui qui a
déjà fait autre chose avant ». À première vue, ceci pourrait sembler contradictoire avec ce que
je viens de dire, à savoir que les réflexions sur l’Histoire du Moyen Âge (et non pas des travaux
en Histoire du Moyen Âge) caractériseraient une posture d’auto-affirmation, de lutte pour la
reconnaissance. Mais outre que cela confirme qu’outre-Rhin, l’historiographie est bien une
affaire de professeurs, le raisonnement en termes de « réputation » montre clairement que ce
qui est en jeu est une affaire de capital symbolique (donc d’appropriation concurrentielle), et
non pas un service rendu aux plus jeunes leur évitant de se salir les mains. Le biais dans l’ex-
plication, qui interdit de saisir le sens de l’interdiction faite plus ou moins implicitement aux
plus jeunes de s’approprier un champ réservé aux anciens, résulte à la fois du fait que les enjeux
des luttes internes sont rarement objectivés au-delà de leur forme immédiate (tel ou tel poste,
et non pas la position relative dans le champ qu’il signifie) et de l’adoption d’une échelle d’ana-
lyse (le Fach, la spécialité – ici d’Histoire médiévale) ici inadéquate pour comprendre pourquoi
les professeurs d’Histoire médiévale les plus en vue se livrent quand même à une activité a priori
déconsidérée chez eux…
33. Une illustration tout à fait remarquable est fournie par l’usage d’une citation de Balzac
que l’on trouve en exergue sur divers sites Internet consacrés aux cathares et/ou aux templiers
(deux figures clés des fantasmes pseudo-médiévaux depuis les années 1960) : « Il y a deux
histoires : l’histoire officielle, menteuse, puis l’histoire secrète, où sont les véritables causes
des événements. » Cette phrase sert à illustrer l’idée, très répandue à partir des mêmes années
1960, de l’existence ou de l’avènement d’une « cryptocratie » (cf. Louis Pauwels, Le matin des
magiciens, 1960), théorie du complot et du secret (ou des mondes parallèles) qui connaît depuis
les années 1980 un succès colossal dans le grand public. Or la phrase de Balzac, tirée des Illu-
sions perdues (1843), n’avait alors pas le sens qu’on lui donne désormais. La phrase, dans sa
forme complète (« Vous ne me paraissez pas fort en Histoire. Il y a deux Histoires : l’Histoire
officielle, menteuse, qu’on enseigne, l’Histoire ad usum delphini ; puis l’Histoire secrète, où sont
les véritables causes des événements, une Histoire honteuse »), renvoyait moins à l’opposition
d’une Histoire académique et d’une Histoire prétendument opprimée (d’où les attaques que
l’on a pu observer il y a peu, de la part d’auteurs plus ou moins marginaux dans le champ
historien, contre la parole universitaire et normalienne, disqualifiée à l’aide d’une assimila-
tion au « négationnisme » et au « révisionnisme » – malgré une note, p. 94, affirmant qu’il ne
s’agit que de termes techniques et non polémiques, ce que dément clairement le ton général :
« Deuxième table ronde : les origines », dans Martin Aurell (dir.), Les cathares devant l’histoire.
Mélanges offerts à Jean Duvernoy, Cahors, L’Hydre, 2005, p. 86-87, 94-103) qu’à une dénonciation
de l’Histoire des grands hommes et des événements politiques, qui plus est assimilée à Guizot
en qui les romantiques voyaient l’horreur du libéralisme. La réécriture de la phrase de Balzac
sert ainsi à justifier la production écrite (électronique) de fantasmes pseudo-historiques conçus
comme les éléments d’une vérité opprimée, au lieu de la lutte entre deux formes d’étude et de
diffusion de l’Histoire que présentait Balzac, et qui n’est pas étrangère aux débats entre histo-
riens à propos de leur épistémologie.
34. Cf. notamment A. Guerreau, L’Avenir d’un passé incertain…, op. cit.
35. Pour une première approche, voir la notice « Geschichtswerkstatt » sur le Wikipedia alle-
mand (http://de.wikipedia.org/wiki/Geschichtswerkstatt), ainsi que le travail de Frank Pfeif-
fer, Das Modell Geschichtswerkstatt – Genese, Leitgedanken, Entwicklungslinien und Zukunftsperspektiven
einer Erwachsenenbildungsbewegung, Munich/Ravensburg, Grin Verlag, 2008.
Accessibilité
De très nombreuses remarques ont été faites, dans les courriels (notam-
ment à la suite de l’émission de radio, donc provenant du « grand public »),
les forums et les discussions collectives, à propos de la forme électronique :
la satisfaction est unanime quant à la possibilité de téléchargement gratuit.
Toutefois, les échos venant des étudiants ou d’autres lecteurs montrent que
la forme PDF actuelle rend l’usage malaisé : étant donné la longueur du texte,
le va-et-vient entre texte et notes devient pénible, et le nombre des pages est
incompressible à l’impression. Le format HTML, envisagé dès le début mais
que, faute de temps, nous n’avons pas pu adopter, est donc vraiment souhai-
table – en plus du format PDF, à conserver pour des raisons de stabilité tech-
nique (le PDF étant actuellement considéré comme un format dont l’avenir est
plus assuré que celui de bien d’autres).
Par ailleurs, malgré mes efforts stylistiques, le niveau de langage pose par-
fois problème : sont alors critiqués soit le vocabulaire36, soit le niveau d’abs-
traction auquel reste l’ouvrage. Toutefois, comme je l’ai dit, ce dernier point
n’est pas susceptible d’être modifié, à l’opposé du style d’écriture. Le niveau
d’abstraction n’est en effet pas un aspect stylistique ou rhétorique, c’est un
mode de démonstration. La démonstration peut être éventuellement corrigée,
en modifiant les paramètres retenus, mais pas le mode de démonstration (un
peu comme si l’on cherchait à simplifier des équations en mettant des mots à
la place des signes mathématiques…).
et « charnelle » (qui signale que le principal enjeu est sans doute celui du clas-
sement – entre parents et non-parents) : employée de façon absolue (voire tra-
duite de façon absurde), la notion fait comme si la parenté était une instance
évidente, une constante anthropologique particulière, transhistorique, dont
seules changeraient, dans le temps ou dans l’espace, à la fois la place relative
des liens biologiques et les fonctions sociales qu’elle est censée garantir. On
retrouve là un paradigme central chez bien des anthropologues, qui postulent
l’existence d’un noyau biologique et/ou de besoins spécifiques à partir desquels
se seraient développés les divers systèmes de parenté et même, comme une
sorte de travestissement, des formes dites « pseudo-parentales40 ».
Pour une mise en perspective plus large des travaux fondamentaux de D. M. Schneider (ensuite
étendus à l’appartenance religieuse et nationale), cf. Sylvia J. Yanagisako, « Bringing it all
back home. Kinship theory in anthropology », dans David W. Sabean, Simon Teuscher, Jon
Mathieu (dir.), Kinship in Europe. Approaches to Long-Term Development ( 1300-1900), New York/
Oxford, Berghahn, 2007, p. 33-48.
41. Cf. A. Guerreau, L’Avenir d’un passé incertain…, op. cit., p. 23-54. Rappelons que cette
remise en cause ne consiste pas en une négation de l’existence de pratiques ou discours maté-
riels (productifs, commerciaux, etc.), ni de pratiques ou discours de pouvoir, ni de pratiques ou
discours centrés sur Dieu dans la société en question, mais en la négation de champs à la fois
spécifiques, autonomes et étanches leur correspondant. Par conséquent, la notion d’« écono-
mie encastrée » de Karl Polanyi peut également être contestée (cf. Alain Guerreau, Le féoda-
lisme. Un horizon théorique, Paris, Le Sycomore, 1980, p. 160) car, si elle reconnaît l’hétéronomie
des pratiques et discours matériels, elle sauve la notion d’« économie » en tant que type anhis-
torique d’activité humaine.
42. Cette question est justifiée non seulement par le fait que je m’interroge ici sur la parenté,
mais aussi et surtout parce que si les historiens découpent aisément leur réflexion de façon
ternaire (politique/économique/religieux ou culturel : cf. le plan adopté par Francis Rapp, Les
origines médiévales de l’Allemagne moderne. De Charles IV à Charles Quint (1346-1519), Paris, Aubier,
1989, où cette distinction donne naissance à trois parties puis réapparaît de nouveau à l’inté-
rieur d’une quatrième), les anthropologues la découpent en quatre (parental/économique/poli-
tique/religieux), comme le signale clairement D. M. Schneider, A Critique…, op. cit., p. 181.
Le statut scientifique du « parental » devrait donc être soumis à la même critique que celui des
trois autres concepts.
43. A. Guerreau-Jalabert, « Spiritus et caritas. Le baptême dans la société médiévale », dans
Françoise Héritier-Augé, Élisabeth Copet-Rougier (dir.), La parenté spirituelle, Paris, Édi-
tions des archives contemporaines, 1995. Il est essentiel de considérer que le « charnel » et le
« biologique » ne sont absolument pas équivalents : non seulement ils prennent leur sens au
sein de binômes distincts (spirituel/charnel, culturel/biologique), mais surtout le biologique
constitue une matrice essentielle de notre pensée du social, de plus en plus prégnante et modi-
fiant en profondeur le binôme nature/culture sur lequel reposait la définition de l’humain dans
l’esprit des Lumières (pour un exemple des effets intellectuels de cette naturalisation/biologisa-
tion du social, cf. J. Morsel, « Appropriation communautaire du territoire, ou appropriation
territoriale de la communauté ? Observations en guise de conclusion », Hypothèses 2005. Travaux
de l’École doctorale d’histoire de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris, Publications de la Sor-
bonne, 2006, p. 104).
44. Le basculement parental dans la seconde moitié du xviiie siècle a été souligné par David
W. Sabean, Simon Teuscher et Jon Mathieu, « Kinship in Europe. A new approach to long
term development », dans Id. (dir.), Kinship in Europe…, op. cit., p. 16-24, mais ramené à une
simple modification des usages de la parenté, liée à la mise en place du système capitaliste, et
non pas replacé dans une transformation d’ensemble des fondements du social, notamment
par une définition du « naturel » qui à la fois rompt avec les schémas antérieurs (notamment
divin/naturel) et ouvre les immenses horizons d’appropriation du monde qui caractérisent le
système industriel. L’absence de prise en compte de ce basculement, qui place le biologique au
cœur du parental (mais aussi, selon les moments, au cœur du national, du religieux, du social,
etc.), est d’autant plus étonnante qu’elle revient à négliger complètement la belle contribution
de S. J. Yanagisako, « Bringing it all back home… », op. cit., qui suit immédiatement dans le
volume et auquel les trois auteurs ne font strictement aucune référence (pas plus qu’aux travaux
de D. M. Schneider). La pente « objectiviste » semble d’ailleurs se poursuivre avec les travaux
qu’ils incitent actuellement sur l’histoire du sang dans la parenté, au sein desquels Anita Guer-
reau-Jalabert fait entendre une voix nettement discordante, fondée à la fois sur ses travaux sans
concession et sur la prise en compte du basculement biologiste au xviiie siècle. De ce point de
vue, on voit bien combien l’étude rationnelle de la société médiévale est susceptible de nous
contraindre à remettre en cause nos certitudes les plus solides.
45. Anita Guerreau-Jalabert, « Rome et l’Occident médiéval. Quelques propositions pour
une analyse comparée de deux sociétés à système de parenté complexe », dans Jean-Philippe
Genet (dir.), Rome et l’État moderne européen, Rome, École française de Rome, 2007, p. 197-198,
s’interroge clairement sur la légitimité d’étudier isolément le champ de la parenté. D’ailleurs,
S. J. Yanagisako, « Bringing it all back home… », op. cit., p. 36, signalant les travaux menés
sous l’égide de l’anthropologue Janet Carsten sur la « relation sociale » (relatedness), indique
comment le fait de ne plus isoler l’étude de la parenté du reste des rapports sociaux conduit
par exemple à une modification radicale de l’interprétation de la société Nuer, à l’encontre de
l’agnatisme qu’Evans-Pritchard y trouvait.
46. Cf. notamment le programme de recherche « La spatialisation du sacré dans l’Occident
médiéval (ve-xiiie siècles) », implanté au Centre d’études médiévales (CEM) d’Auxerre pendant
les années 1997-2006.
47. Conférence organisée à l’EHESS par le CIERA, le 14 décembre 2007, dans le cadre de la
série « Les mots de l’histoire » (thème : Gemeinde/communauté) et intitulée « La formation
des communautés d’habitants, ou comment la réunion ne fait pas la force », en présence
de P. Blickle. Depuis, j’ai retravaillé ce texte et en ai tiré une version allemande présentée au
Zentrum für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte de l’université de Vienne, le 14 janvier 2009,
sous le titre « Die Ausbildung der Einwohnerschaften im Mittelalter. Die Verräumlichung des
Gesellschaftlichen als Grundmerkmal der historischen Entwicklung im Mittelalter », transfor-
mée ensuite en un article à paraître sous ce titre dans la revue Historische Anthropologie, auquel je
renvoie pour les détails de la réflexion et les travaux de référence.
48. La réflexion la plus fine à ce sujet est, à ma connaissance, celle des collègues argentins
dont j’ai signalé plus haut (n. 18) le travail et qui soulignent la contradiction qu’il semble y
avoir entre la première et la seconde parties, puisque la première s’oppose à une Histoire du
passé pour le présent alors que la seconde semble légitimer l’Histoire médiévale par sa capa-
cité explicative du présent (« El sentido no está asignado de antemano, nos dice ; la historia
no es despliegue de potencialidades. ¿ Cómo combinar este principio con la idea general que
atraviesa el trabajo que apunta a buscar la legitimidad de los estudios sobre la Edad Media en
el sentido que el pasado medieval le imprimió a nuestro presente ? ¿ Cómo pensar por fuera de
un discurso de matriz ontológica la idea de que nuestro “ser actual” tiene una vinculación con
un “ser pasado”, aun tomando todas las precauciones posibles ? He aquí un interrogante clave :
¿ estudiamos, enseñamos, investigamos Historia Medieval porque nuestro presente guarda
alguna relación de identidad o de extrañeza con ese pasado ? »). Mais au lieu de référer cette
lecteurs de l’ouvrage (avant publication) m’a même fait observer que le pro-
blème majeur est de rester fidèle à une conception du Moyen Âge en tant que
période spécifique49, donc en privilégiant son altérité fondamentale50, alors
même que l’objectif de la seconde partie est de montrer à quel point il a servi
de « matrice »… Alors : rupture ou relative continuité ?
contradiction au lieu social d’où je parle ou à mes faiblesses spécifiques (mes croyances ou les
contradictions internes de mon modèle de pensée), ils la renvoient très justement à la logique
d’écriture qui gouverne le projet, au fait d’entreprendre d’écrire cet ouvrage au sein d’un rap-
port discursif – celui de l’autojustification – qui me contraint d’emblée au grand écart entre,
d’une part, faire œuvre de citoyen et, d’autre part, faire œuvre d’historien (je reviendrai plus loin
sur cette tension interne à l’ouvrage).
49. C’est d’ailleurs à cette notion de « Moyen Âge » que s’est attaqué, peu après, l’ouvrage de
V. Groebner, Das Mittelalter hört nicht auf…, op. cit., qui ne traite pour ainsi dire pas de l’His-
toire médiévale mais des rapports des Occidentaux à un objet fantasmatique nommé « Moyen
Âge » : la question n’est pas la-période-500-1500-dont-les-historiens-doivent-rendre-compte, mais « le
Moyen Âge » en tant qu’une certaine forme de passé (le terme de « passé » revient à presque
toutes les pages) qui est l’objet de discours variés, dont le discours historien n’est d’ailleurs
qu’une forme temporaire, concurrencée aujourd’hui par celui du tourisme temporel (heroic
fantasy et autres fictions romanesques ou cinématographiques) ; d’ailleurs, le discours histo-
rien n’est lui-même jamais véritablement parvenu à s’abstraire des usages non scientifiques,
comme le montre la manière dont les médiévistes se sont empressés, en 1914, puis de nouveau
dans les années 1930, voire après le 11 septembre 2001, de disqualifier « l’ennemi » à l’aide
de leur savoir. « Le Moyen Âge est incessant », parce qu’il n’a pas d’autre existence que le dis-
cours qui est tenu sur lui, et donc qu’il est sans cesse réinventé ; « le Moyen Âge » renvoie ainsi
moins à une période ou société historique qu’au positionnement (idéologico-politique) dans
son propre présent de celui qui l’évoque : « le Moyen Âge » ne sert qu’à dire le présent, chaque
présent l’un après l’autre.
50. Cette notion d’altérité est effectivement présente dans mon texte et impose donc quelque
précision. Deux raisons président à la réaffirmation de l’altérité médiévale : d’une part, il me
paraît peu contestable que la société médiévale puisse être considérée autrement que comme
radicalement autre (cf. L’Histoire (du Moyen Âge)…, p. 35) ; d’autre part, cette reconnaissance d’al-
térité est nécessaire contre l’affirmation, implicite ou explicite, du caractère inverse de la société
médiévale par rapport à la nôtre (ibid., p. 40-41). Je ne conçois ainsi pas l’altérité comme le
mobile de l’étude du Moyen Âge (en tout cas pas plus pour lui que pour n’importe quelle autre
société), mais sa reconnaissance comme une nécessaire condition d’étude – et je dirais même
qu’écarter le préjugé d’inversion impose de renoncer à faire de son altérité un mobile, car cela
sous-entendrait qu’on a affaire à une altérité d’une qualité particulière (puisqu’elle conduit à
se pencher en priorité sur le Moyen Âge), certainement nourrie du préjugé d’inversion que l’on
réintroduirait alors masqué dans le débat. Toutefois, si l’on considère que la valeur fondamen-
tale d’« autre » constitue pour V. Groebner, Das Mittelalter hört nicht auf…, op. cit., p. 148-153,
un caractère fondamental du Moyen Âge, on devrait sans doute considérer que la reconnais-
sance d’altérité – et donc opposer l’autre à l’inverse – n’est pas en soi la garantie d’une approche
scientifique – tout simplement parce que l’altérité n’a pas d’existence ontologique, qu’elle n’est
qu’une construction intellectuelle ou mentale (ce qui rend encore plus illégitime d’en faire un
mobile…). La reconnaissance d’altérité est donc une condition nécessaire mais non suffisante.
51. P. Bourdieu, La noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Minuit, 1989.
52. François Hartog, Régimes d’historicité : présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.
Sur le lien possible entre « présentisme » et libéralisme, cf. mes remarques dans Historiens &
Géographes, 403 (2008), p. 307 (ou http://aphgcaen.free.fr/chronique/403/aphg403.pdf, p. 7).
53. Je signale d’ailleurs ici un autre des avantages de l’édition électronique : alors que la
possibilité d’une mise à jour d’un ouvrage publié sur papier dépend de la décision d’un édi-
teur de lancer une réédition mise à jour, donc d’impératifs commerciaux, celle d’un ouvrage
électronique dépend avant tout de la volonté de l’auteur. L’éventualité d’une telle réédition,
tenant compte de tout ce qui est dit ici et ailleurs, a déjà été envisagée avec Christine Ducour-
tieux – sans que cela signifie la substitution de la deuxième version à la première : toutes deux
seraient également disponibles.
54. G. Noiriel, Sur la « crise » de l’histoire…, op. cit., p. 220-229.
55. Dans une telle optique, on devrait considérer que nous sommes dans une situation
de « chance historique » : d’un côté, beaucoup d’entre nous paraissent conscients qu’il faut
changer la manière de faire de l’Histoire (médiévale), en rompant clairement avec la fameuse
Il faudrait donc montrer que l’Histoire (du Moyen Âge) est utile pour
aujourd’hui – concession à l’utilitarisme ambiant particulièrement probléma-
tique, on l’a déjà signalé, parce qu’elle suppose et renforce l’idée que seules
les choses utiles (selon quels critères ?) méritent d’être cultivées (ce qui abou-
tit à ce que P. Bourdieu appelait un « enfermement symbolique » désastreux
du point de vue intellectuel) et que cette utilité est nécessairement relative.
Une solution plus efficace, mais plus exigeante, est de montrer la nécessité,
plutôt que l’utilité, de l’Histoire (du Moyen Âge), avec le risque téléologique
signalé, qu’on peut réduire en insistant sur l’effet d’historicisation du présent
plutôt que de son explication.
C’est par cette historicisation, et seulement par elle, que l’Histoire (du
Moyen Âge) peut être considérée comme un « sport de combat », comme
un moyen de contribuer à la prise de conscience du caractère historique-
ment construit (donc dépassable) des blocages idéologiques actuels, qui
soumettent notamment les pratiques scientifiques à de simples objectifs de
rentabilité et donc d’utilité. Dans cette perspective, il s’agirait donc moins
de défendre l’étude du Moyen Âge que de s’appuyer sur elle – non pas pour
l’instrumentaliser, mais parce que le fait même d’étudier rationnellement,
scientifiquement, gratuitement, la société médiévale ne peut pas ne pas avoir
de conséquences significatives sur le fonctionnement social. Mais cela revient
toujours à accepter l’idée que la science historique doit être légitimée (donc
qu’elle n’est pas en soi légitime, en tant que forme de connaissance ration-
nelle comme une autre).
On peut alors décider purement et simplement que l’on n’a pas à justifier
la pratique historienne56 – coup de force intéressant (et qui a ma faveur) mais,
on l’a dit, risqué dans le cadre des rapports de pouvoir qui encadrent l’acti-
vité scientifique (c’est l’État qui recrute et qui paie, et l’on voit actuellement
ce qui se passe lorsqu’il décide qu’il faut faire des économies : les Sciences
humaines et sociales sont sacrifiées sur l’autel de la rentabilité – et elles ont
aussi payé en Allemagne un lourd tribut à ces restructurations financières).
Une telle prise de position n’est dès lors possible, en pratique, que dans le cadre
d’une redéfinition des rapports entre l’Histoire médiévale et l’Histoire, entre
l’Histoire et les sciences sociales, entre les sciences sociales et la science et
« demande sociale » – et de l’autre, nous sommes encore assez nombreux pour le faire : il s’agi-
rait donc d’une certaine manière d’une situation dialectique, dans laquelle le nombre de postes
durables créés pour faire de l’histoire-mémoire pourrait être détourné pour faire, enfin, de la
science historique… Une chance historique à ne pas laisser passer.
56. C’est visiblement la position qu’adopte A. Guerreau, L’Avenir d’un passé incertain…,
op. cit., p. 13-14, et celle qu’avait adoptée Julien Demade lors du colloque (voir l’article de cet
auteur dans le présent ouvrage).
57. Je renvoie ici aux inquiétudes du journaliste américain Garry Will : « Un peuple qui croit
avec plus de ferveur en la conception virginale du Christ qu’en l’évolution des espèces peut-il
être encore qualifié de nation éclairée ? » (« The day the enlightenment went out », New York
Times, 4 novembre 2004).
Par conséquent, deux ans après, l’Histoire (médiévale) reste plus que jamais
un sport de combat, si l’on admet que son enjeu est moins de sauvegarder un
mode de réservation du Moyen Âge aux historiens estampillés comme tels que
d’affirmer l’appartenance de l’Histoire au champ de la recherche scientifique
dans son ensemble. Nous ne devons donc plus travailler sur le Moyen Âge
parce qu’il était autre (exotique), parce qu’il est une de nos racines, parce qu’il
a été une grande civilisation, parce qu’il était chrétien, etc. Surtout : nous ne
devons plus travailler sur le Moyen Âge en tant que tel, parce qu’il n’existe
pas en dehors d’une pensée du présent. Nous devons travailler sur la société
médiévale, parce qu’elle était une société humaine, parce que nous devons tra-
vailler sur toutes les sociétés humaines, parce qu’en tant que société humaine
passée, elle permet de comprendre à la fois ce qu’est une société (un système
social) et comment se transforme une société.
Ce n’est donc certainement pas l’adossement au Moyen Âge qui sauvera
l’Histoire médiévale, mais son insertion dans le champ scientifique : l’His-
toire du Moyen Âge est probablement un niveau inadéquat de mobilisation,
l’enjeu est celui de la recherche scientifique fondamentale dans son ensemble.
La production d’un discours de légitimation ne peut donc certainement être
considérée que comme un pis-aller, une solution temporaire, tactique, qui ne
doit en aucun cas risquer de détourner de la seule chose qui compte : cette
insertion dans le champ scientifique. La question qui se pose est non pas celle
de la valeur du travail du médiéviste, mais celle de son sens.
Par conséquent, il conviendrait de transformer d’une part la question posée
par le colloque (au lieu de « pourquoi étudier… ? », plutôt « quel est le sens
d’étudier… », d’où la question nécessaire du « comment ») et, d’autre part, à
la fois le titre de mon ouvrage et le titre du colloque : l’enjeu ne devrait plus
être, au xxie siècle, l’étude du Moyen Âge mais, enfin, de la société médiévale.
Joseph Morsel
LAMOP – université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
ou incompréhensible, son recrutement injuste et non scientifique et donc son usage illégitime
des deniers publics. Sans remettre le moins du monde en question cette analyse, je signale tou-
tefois (et j’ai fait observer à son auteur) que la responsabilité indéniable de l’establishment ne doit
pas occulter les rapports particuliers que l’idéologie dominante entretient globalement avec le
Moyen Âge et qui expliquent aussi la « médiévalgie ». Car tout indique que ce que dénonce le
commentaire italien n’est pas propre aux seuls médiévistes, ni d’ailleurs aux seuls historiens
(des échos identiques me sont parvenus à propos de la philosophie…) ; par conséquent, si le
moyenâgeux fait l’objet de telles dérives, c’est que la période elle-même jouit d’un statut parti-
culier dans nos sociétés… Mais cela ne dédouane pas les universitaires (au sens large) de leur
responsabilité dans la dégradation des choses, ce qui établit un pont vers les critiques plus
scientifico-académiques, du genre de celles présentées en France par Alain Guerreau.
D ans le cadre d’une crise du rôle social des sciences sociales et de l’ins-
titution universitaire, d’une demande croissante de sur-légitimation
des activités non rentables et d’un retour sur soi mû par le changement de
millénaire, on a vu récemment fleurir des réflexions individuelles ou collec-
tives sur l’état, l’organisation et le renouvellement des études médiévales. La
plupart demeurent dans un cadre classique, qui consiste à dresser le bilan des
tendances actuelles de l’historiographie sans véritablement penser la logique
interne de celles-ci au sein du développement de la société contemporaine,
ni véritablement poser la question de leur légitimité scientifique3. D’autres
1. Mes remerciements vont à Jérôme Baschet, Alain Guerreau, Anita Guerreau-Jalabert, Kouky
Fianu et Joseph Morsel, qui ont bien voulu me faire part de leurs remarques sur une version
préliminaire de cet article, et à mes collègues de l’université Laval, Aline Charles, Maxime Cou-
lombe, Donald Fyson et Talbot Imlay, qui ont accepté de discuter et de critiquer ce texte.
2. Traduit, présenté et annoté par Denis Roussel, édition publiée sous la direction de François
Hartog, Paris, Gallimard (Quarto), 2003, p. 837.
3. J’ai pris connaissance des ouvrages suivants, mais la liste pourrait être largement augmen-
tée, y compris dans les trois langues retenues ici, français, anglais et allemand. The Past and
sont plus audacieuses4. En 1999, Hanz Werner Goetz a introduit son bilan des
tendances actuelles de l’historiographie médiévale par une réflexion sur les
tâches (Aufgaben) de la médiévistique et par un panorama des grandes étapes
de la discipline et des lieux dans lesquels le savoir est aujourd’hui diffusé 5.
Future of Medieval Studies, dir. John van Engen, Notre-Dame, Notre-Dame University Press,
1994, dresse un bilan des principales tendances des études médiévales aux États-Unis à la fin
du xxe siècle (en intégrant la littérature et l’histoire de l’art). Stand und Perspektiven der Mittel
alterforschung am Ende des 20. Jahrhunderts, éd. Otto Gerhard Oexle, Göttingen, Wallstein, 1996
(Göttinger Gespräch zur Geschitswissenschaft, 2), est un petit ouvrage composé de trois
chapitres dus à Arnold Esch, qui dresse un bilan des tendances actuelles de la médiévistique,
principalement allemande et italienne, à l’aune des activités de l’Institut historique allemand
de Rome (« Beobachtungen zu Stand und Tendenzen der Mediävistik aus der Perspektive eines
Auslandsinstituts », p. 7-44), à Johannes Fried, qui évoque les changements dans les modèles
d’interprétation des sources depuis le début du xixe siècle jusqu’à nos jours en vue d’aboutir
à une réunification du savoir historique (« Vom Zerfall der Geschichte zur Wiedervereinigung.
Der Wandel der Interpretationsmuster », p. 47-72) et à Patrick J. Geary, qui présente les ten-
dances et les perspectives de la médiévistique états-unienne (« Mittelalterforschung heute und
Morgen. Eine amerikanische Perspektive », p. 75-97). Bilan et perspectives des études médiévales en
Europe. Actes du premier Congrès Européen d’Études Médiévales (Spoleto, 27-29 mai 1993) et Bilan et pers-
pectives des études médiévales (1993-1998). Euroconférence (Barcelone, 8-12 juin 1999). Actes du IIe Congrès
Européen d’Études Médiévales, éd. Jacqueline Hamesse, Turnhout, Brepols, 1995 et 2004. Ces deux
derniers ouvrages, malgré leur titre, sont avant tout des bilans sans réelle perspective, fondés
sur des secteurs très pointus et éclatés des études médiévales. Les tendances actuelles de l’histoire du
Moyen Âge en France et en Allemagne, dir. J.-C. Schmitt et O. G. Oexle, Paris, Publications de la
Sorbonne, 2002, est un ouvrage fort utile qui confronte pour chacun des thèmes abordés deux
historiographies nationales qui s’ignorent trop souvent. Mediävistik im 21. Jahrhundert. Stand
und Perspektiven der internationalen und interdisziplinären Mittelalterforschung, Munich, Wilhelm Fink
Verlag, 2003, dont le mérite principal est le bilan historiographique international qui intègre
l’Allemagne, la France, la Russie, l’Europe centrale, les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Italie.
Être historien du Moyen Âge au xxie siècle. XXXVIIIe Congrès de la SHMESP (Cergy-Pontoise, Évry, Marne-
la-Vallée, Saint-Quentin-en-Yvelines, 31 mai-3 juin 2007), Paris, Publications de la Sorbonne, 2008 ;
étant donné l’appel à contribution extrêmement large du programme du colloque dont il est
le résultat, ce dernier ouvrage manque sérieusement de cohérence et de ligne directrice pour
proposer à la fois des réflexions collectives sur les relations entre les historiens « des textes »
et les autres médiévistes ou chercheurs en sciences sociales, des enquêtes sur la médiévistique
hors de la France (en Amérique latine) ou sur des champs majoritairement extérieurs à l’Europe
médiévale (l’islam) et des réflexions sur la médiévistique et les nouvelles technologies informa-
tiques ou l’utilisation de certains concepts (l’Europe).
4. Si je m’en tiens ici à l’Histoire médiévale, il est clair que la réflexion doit se situer dans l’en-
semble du champ historique et des sciences sociales. Il existe plusieurs tentatives, individuelles
ou collectives, comme par exemple Gérard Noiriel, Sur la « crise » de l’histoire, Paris, Belin, 1996
(rééd. augmentée Gallimard, 2005) ou le réseau de réflexion Historia a debate, qui, en 1993, 1999
et 2004, a organisé trois congrès internationaux réunissant plusieurs centaines d’historiens du
monde entier pour mettre l’histoire en débat : http://www.h-debate.com/.
5. Hans-Werner Goetz, Moderne Mediävistik. Stand und Perspektiven der Mittelalterforschnung,
Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1999, p. 23-149. Après avoir évoqué, dans
Dans L’avenir d’un passé incertain publié en 2001, Alain Guerreau a articulé la
réflexion sur les pratiques actuelles des médiévistes avec l’histoire de la
médiévistique tout en formulant des propositions concrètes pour restructurer
le métier, redonner courage aux médiévistes (et au-delà aux historiens), leur
permettre de reprendre conscience de leur rôle et de se doter d’un nouveau
« système technique » pour étudier scientifiquement l’évolution de la société
médiévale6. En février 2007, Joseph Morsel publiait en ligne, en collaboration
avec Christine Ducourtieux, L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat…7.
Répondant à une demande de justification de son activité d’universitaire,
il soutint la « nécessité » d’une Histoire critique et rationnelle de la société
médiévale8 pour la formation du citoyen libre en articulant cette réflexion abs-
traite avec la présentation de résultats scientifiques.
Les lignes qui suivent doivent beaucoup à ces deux derniers ouvrages. J’ai-
merais d’abord revenir sur certaines justifications récentes de l’étude de la
société médiévale pour souligner les différences et la nouveauté des propo-
sitions d’Alain Guerreau et Joseph Morsel, tout en les situant dans les débats
actuels sur la nécessaire refondation du savoir universitaire. J’aimerais ensuite
revenir sur un sujet évoqué par les deux auteurs, mais à ma connaissance peu
discuté depuis, à savoir celui de l’attitude à adopter, en tant que médiéviste,
face à ce qu’il est convenu d’appeler la « demande sociale ». Pour ce faire, je
m’appuierai essentiellement sur mon expérience d’universitaire en France et
au Québec, mais sans vouloir en faire les cibles uniques de mes propos, car le
problème s’étend à l’ensemble du monde occidental.
une première partie, les tâches, le développement et la situation institutionnelle des études
médiévales (principalement en Allemagne), H. W. Goetz, en collaboration avec sept autres
médiévistes (S. Patzold, L. S. Benkmann, J.-M. Sawilla, H. Röckelein, A. Romeikat, M. Späth et
E. Peter), dresse un état des principales tendances actuelles de l’Histoire médiévale. Comme
dans les ouvrages cités à la note 2, cette deuxième partie est davantage un état qu’une présen-
tation critique.
6. Alain Guerreau, L’avenir d’un passé incertain. Quelle histoire du Moyen Âge au xxie siècle ?, Paris,
Seuil, 2001, dont les propos ont été précisés et approfondis dans un article aussi fondamen-
tal que l’ouvrage, publié dans la revue portugaise Medievalista online, 5, 2008, « Situation de
l’Histoire médiévale (esquisse) », http://www2.fcsh.unl.pt/iem/medievalista/MEDIEVALISTA5/
PDF5/01-Alain-Guerreau.pdf.
7. Joseph Morsel et Christine Ducourtieux (collab.), L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de
combat… Réflexions sur les finalités de l’Histoire du Moyen Âge destinées à une société dans laquelle même les
étudiants d’Histoire s’interrogent, LAMOP, Paris 1, 2007, http://lamop.univ-paris1.fr/W3/Joseph-
Morsel/Sportdecombat.pdf, que l’on complétera désormais avec l’article que Joseph Morsel a
bien voulu publier dans le présent volume.
8. Dans son ouvrage électronique, J. Morsel parle de la « nécessité de l’Histoire du Moyen
Âge », expression à laquelle il substitue ici celle de la « nécessité de l’étude de la société
médiévale ».
9. Johannes Fried, Die Aktualität des Mittelalters. Gegen die Überheblichkeit unserer Wissensgesellschaft,
Stuttgart, Thorbecke, 2002.
les croisades, a publié en 2005 une introduction à l’étude du Moyen Âge qu’il a
intitulée Thinking Medieval10. L’ouvrage, destiné principalement aux étudiants,
se compose de quatre chapitres :
1. Les images populaires du Moyen Âge depuis le xviiie siècle, principa-
lement négatives, qui constituent une bonne partie de notre imaginaire
médiéval.
2. La constitution de notre idée du Moyen Âge depuis les humanistes du
xve siècle.
3. La construction scientifique du Moyen Âge par les documents et le rôle,
au sein de celle-ci, des aléas de la conservation documentaire.
4. Et un quatrième chapitre qui nous intéressera particulièrement, consacré
à la « pertinence » des études médiévales au sein des cursus universitaires
actuels : Is Medieval History relevant, p. 99-136. Ce chapitre veut répondre
aux reproches d’inutilité (uselessness) faits aux études médiévales, tant
de l’extérieur (inutilité à l’égard des exigences de la société de consom-
mation) que de l’intérieur (pertinence moindre des études médiévales
au sein de l’enseignement de l’Histoire, au regard des périodes plus
contemporaines). L’auteur évacue volontairement le débat théorique
sur les notions de « relevance »/« irrelevance » pour aborder le problème de
manière pragmatique en examinant deux exemples : l’histoire de la lan-
gue anglaise et les croisades.
En premier lieu, les études médiévales seraient relevant parce qu’elles mon-
trent que la langue anglaise, élément clé de la société moderne mondialisée,
est née au Moyen Âge11. L’argument n’a aucune pertinence, parce qu’il n’est
nullement utile de savoir d’où vient la langue anglaise pour en faire un instru-
ment courant de la communication contemporaine. En outre, en usant d’un
tel argument, M. Bull manifeste son souci de répondre à une demande de légi-
timation des études médiévales et son incapacité à trouver en elles-mêmes la
réponse de leur pertinence. Il justifie la relevance des études médiévales par leur
capacité à s’adapter à la demande sociale actuelle, et donc à justifier dans le
passé un fait spécifique de la société occidentale mondialisée.
Le deuxième exemple opère un changement de perspective. La conjonc-
ture internationale issue du 11 septembre 2001 a conféré une résonance par-
ticulière aux croisades, ne serait-ce que parce que George W. Bush a utilisé
10. Marcus G. Bull, Thinking Medieval. An Introduction to the Study of the Middle Ages, Hound-
mills, Basingstoke, Hampshire / New York, Palgrave Macmillan, 2005.
11. « The Middle Ages are thus demonstrably relevant if one wishes to understand something
as fundamental to our current experience as the language we speak », ibid., p. 4.
selon eux fortement marquée par une vision linéaire de l’histoire, soucieuse
de la continuité entre certaines valeurs de la société médiévale et celles de la
société occidentale contemporaine (l’individu, le gouvernement, la loi… dont
des développements significatifs auraient été apportés par la « Renaissance du
xiie siècle ») ; en d’autres termes, une histoire de la modernité du Moyen Âge.
Une rupture se serait opérée à partir des années 1970, avec l’introduction des
analyses postmodernistes chez les médiévistes, le « postmodernisme » étant
ici conçu comme un éclatement des points de vue par rapport aux tendances
dominantes et unificatrices qui prévalaient dans l’historiographie antérieure.
On aurait alors assisté à un renouveau du thème de l’altérité du Moyen Âge,
fondé tant sur de nouvelles manières de lire les documents (notamment
l’analyse des discours, dans le sillage des travaux de Michel Foucault, Jacques
Derrida et du Linguistic turn), que sur l’émergence de nouveaux thèmes qui
accordent une large place à la « marginalité » médiévale, c’est-à-dire à des
comportements et des croyances jugés étranges au regard de nos conceptions
modernes : mysticisme, rapport au corps, démonologie, exclusions sociales,
persécutions, inquisition. Il s’agit donc d’une manière de « démoderniser » le
Moyen Âge et de comprendre son « otherness ».
Lee Patterson, « On the margin : Postmodernism, ironic history and medieval studies », Spe-
culum, 65, 1990, p. 87-108.
16. C’est précisément l’altérité de la société médiévale par rapport à la société contemporaine
qui fonde la Legitimation und Aufgabe der Mediävistik selon H. W. Goetz, Moderne Mediävistik,
op. cit., p. 27-35.
17. Jacques Le Goff, La civilisation de l’Occident médiéval, Paris, Arthaud (Les grandes civilisa-
tions), 1964, dont le chapitre IX : « Mentalités, sensibilités, attitudes (xe-xiiie siècles) », p. 397-
444, était alors tout à fait pionnier.
18. L’un des apports essentiels d’Alain Guerreau à l’intelligence de la dynamique de la société
occidentale est la « double fracture conceptuelle » du xviiie siècle, qui a vu se substituer aux deux
notions essentielles de dominium et d’ecclesia avec lesquels se pensait et s’organisait le social les
notions d’économie, de droit, de politique et de religion sur lesquelles se bâtissent les sociétés
occidentales modernes ; d’où la nécessité de se départir de ces notions pour penser l’altérité de
la société médiévale et écrire son Histoire. Alain Guerreau, « Politica / derecho / economía /
religión : ¿ cómo eleminar el obstáculo ? », dans Relaciones de poder, de producción y parentesco en
la edad media y moderna. Approximación a su estudio, dir. R. Pastor, Madrid, Consejo superior de
investigaciones científicas, 1990, p. 459-465 ; Id., « Fief, féodalité, féodalisme. Enjeux sociaux
et réflexion historienne », Annales E.S.C., 45/1, janv.-fév. 1990, p. 137-166 ; Id., « féodalité »,
dans Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, dir. J. Le Goff et J.-C. Schmitt, Paris, Fayard,
1999, p. 387-406 ; Id., « Avant le Marché, les marchés. En Europe, xiiie-xviiie siècle. Note cri-
tique », Annales H.S.S., 56, 2001, p. 1129-1175 ; Id., L’avenir d’un passé incertain, op. cit., p. 23-40 ;
Id., « À la recherche de la cohérence globale et de la logique dominante de l’Europe féodale »,
dans Die Gegenwart des Feudalismus / Présence du féodalisme / The Presence of Feudalism, dir. N. Fryde,
P. Monnet, O. G. Oexle, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 2003, p. 195-210.
19. Anita Guerreau-Jalabert, « Le temps des créations (xie-xiiie siècle) » dans Histoire
culturelle de la France, dir. Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli, tome I : Le Moyen Âge,
Paris, Le Seuil, 1997, p. 105-221, rééd. Paris, Seuil (Points Histoire), 2005, p. 115-258 ; Id.,
« L’ecclesia médiévale, une institution totale », dans Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge
en France et en Allemagne, op. cit., p. 219-226.
20. Jérôme Baschet, La civilisation féodale. De l’an mil à la colonisation de l’Amérique, Paris,
Aubier, 2004.
21. Joseph Morsel, « La construction sociale des identités dans l’aristocratie franconienne
aux xive et xve siècles. Individuation ou identification ? », dans L’individu au Moyen Âge. Indivi-
duation et individualisation avant la modernité, dir. B. M. Bedos-Rezak et D. Iogna-Prat, Paris,
Aubier, p. 79-99 ; Id., L’Histoire du Moyen Âge est un sport de combat, op. cit., p. 35-42.
22. L’idée du « long Moyen Âge », sous-jacente dans La civilisation de l’Occident médiéval publiée
en 1964, n’a été exprimée clairement par J. Le Goff qu’une dizaine d’années plus tard dans la
préface de Pour un autre Moyen Âge. Temps, travail et culture en Occident : 18 essais, Paris, Gallimard,
1977, p. 9-11, puis dans « Le Moyen Âge maintenant », Europe, no 604, oct. 1983, p. 19-24, repris
sous le titre « Pour un long Moyen Âge » dans L’imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985,
p. 7-13.
23. Ce point essentiel n’avait pas été perçu très clairement par Jacques Le Goff. Il revient à
Alain Guerreau de l’avoir formulé en premier dans A. Guerreau, Le féodalisme. Un horizon théo-
rique, Paris, Le Sycomore, 1980, p. 201-210, puis dans les travaux évoqués ci-dessus.
24. Dans un article encore malheureusement inédit, Jérôme Baschet a mené une réflexion
extrêmement stimulante sur la manière de construire, aujourd’hui, une histoire globale – en
l’occurrence celle du développement du système social occidental et de la place, en son sein, du
« long Moyen Âge » – tout en intégrant les multiplicités, les déphasages, les décalages chrono-
logiques, les comportements individuels, sans évidemment tomber dans l’atomisation sociale
prônée par le postmodernisme néolibéral : J. Baschet, « Unité, dualité, multiplicité. Pour une
histoire à la fois globale et plurielle », dans Historia a Debate III. Actas del Congreso de Santiago de
Compostela ( julio de 2004), dir. C. Barros, à paraître à Saint-Jacques-de-Compostelle.
25. La création de liens entre la société médiévale et la société contemporaine est d’ailleurs
clairement revendiquée par certains « historiens » américains, qui, par exemple, mettent Bède
le Vénérable en dialogue avec une féministe contemporaine : Kathleen Biddick, « Bede’s
blush : Postcards from Bali, Bombay and Palo Alto », dans The Past and Future of Medieval Studies,
op. cit., p. 16-44 ; Ead., The Shock of Medievalism, Durham, N.C., Duke University Press, 1998,
dont les propos sont vivement critiqués par G. Spiegel, « Épater les médiévistes », History and
Theory, 39/2, 2000, p. 243-250, et P. Freedman, « The medieval Other », art. cité, p. 23-24.
26. Sur les relations entre l’art posthumain, les manipulations du corps et le postmodernisme,
on se reportera au très bel ouvrage de Maxime Coulombe, Imaginer le posthumain : sociologie de
l’art et archéologie d’un vertige, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2009.
27. On se fera une idée des conjonctions étonnantes entre les études médiévales postmodernes,
qui insistent sur « l’altérité du Moyen Âge », et les gay et queer studies dans les articles du colloque
Cultural Frictions : Medieval Studies in Postmodern Contexts. A Local and World-Wide Interactive Conference
held at Georgetown University, October 27-28, 1995, http://www8.georgetown.edu/departments/
medieval/labyrinth/conf/cs95/papers/.
28. L’articulation entre la diffusion généralisée des règles du Marché et la conception de la
société comme une agrégation d’individus ou « communautés » dotés de droits respectifs est
un fondement de la société (néo)libérale. Cf. Jean-Claude Michéa, L’empire du moindre mal. Essai
sur la civilisation libérale, Paris, Flammarion (Climats), 2007, notamment p. 91-129 : « Tractatus
juridico-economicus ». Sur l’acception nouvelle de la notion de « communauté » dans la société
néolibérale marquée par l’absence de conscience collective générale, voir Reinhardt Kreissl,
« Community », dans Glossar der Gegenwart, éd. Ulrich Bröckling, Susanne Krasmann et
Thomas Lemke, Frankfurt-am-M., Suhrkamp, 2004, p. 37-41 (ouvrage fort utile pour penser
les concepts impensés et « normaux » de la société actuelle).
29. Dans un bel article qui étudie les liens historiques, méthodologiques et politiques entre les
démarches des études médiévales et celles des études postcoloniales, Bruce Holsinger plaide
pour un retour des médiévistes à une théorie de leur science, une nécessaire prise de conscience
du rôle qu’ils ont joué et qu’ils doivent jouer dans la conceptualisation et la théorisation de la
société contemporaine : Bruce Holsinger, « Medieval studies, postcolonial studies, and the
genealogies of critique », Speculum, 77/4, octobre 2002, p. 1195-1227.
30. J. Morsel, L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, op. cit., p. 9. Les italiques sont
donnés par l’auteur.
31. Ibid., p. 192.
32. Ibid., p. 20-23.
33. « La seule manière de lutter contre le détournement du Moyen Âge à des fins socialement
condamnables, c’est d’inciter à la connaissance rationnelle du Moyen Âge », ibid., p. 14.
34. Ibid., p. 11.
35. Ces arguments sont principalement développés dans le chapitre 2.
scientifique du Moyen Âge est donc posée comme une nécessité politique, un
moyen pour permettre le développement de la pensée libre, un outil pour la
construction et le maintien des sociétés démocratiques modernes.
36. Ces évolutions ont récemment donné lieu à de nombreuses analyses, notamment les
articles rassemblés dans L’Université en crise. Mort ou résurrection ?, Revue du MAUSS, 33, 1er semestre
2009, et De la destruction du savoir en temps de paix. École, université, patrimoine, recherche, dir. Corinne
Abensour et Bernard Sergent, Paris, Mille et une Nuits, 2009, notamment les chapitres sur
les universités, p. 309-334.
37. A. Guerreau, L’avenir d’un passé incertain, op. cit., p. 13-14. Après « la science ne sert rien
ni personne », A. Guerreau ajoute une note qui me paraît devoir être reproduite ici : « Même
en supposant une situation idéale (utopique ?) où elle serait institutionnellement entièrement
autonome, la communauté des historiens professionnels n’en serait pas pour autant à l’écart
des conditionnements et des déterminations. Mais ce serait malgré tout un progrès considé-
rable. On ne peut pas imaginer de réduire à néant les contraintes sociales, mais on doit cher-
cher à en limiter le poids. »
d’un tel rite de passage pour engager une réflexion sur le devenir d’institu-
tions comme Harvard au début du xxie siècle38. Elle le fit en proposant une
définition de l’Université et en défendant les valeurs de l’enseignement supé-
rieur face aux exigences croissantes du New Public Management, pour aller néces-
sairement au-delà des intérêts et des demandes du présent. Après avoir évoqué
les efforts à développer en vue d’intégrer davantage les étudiants issus des
couches sociales modestes, elle indiquait :
But American anxiety about higher education is about more than just cost. The deeper pro-
blem is a widespread lack of understanding and agreement about what universities ought
to do and be. Universities are curious institutions with varied purposes that they have nei-
ther clearly articulated nor adequately justified. Resulting public confusion, at a time when
higher education has come to seem an indispensable social resource, has produced a torrent
of demands for greater “accountability” from colleges and universities. […]
Let me venture a definition. The essence of a university is that it is uniquely accountable to
the past and to the future – not simply, or even primarily, to the present. A university is
not about results in the next quarter ; it is not even about who a student has become by gra-
duation. It is about learning that molds a lifetime, learning that transmits the heritage of
millennia, learning that shapes the future. A university looks both backwards and forwards
in ways that must – and even ought to – conflict with a public’s immediate concerns and
demands. Universities make commitments to the timeless, and these investments have yields
we cannot predict and often cannot measure. Universities are stewards of living tradition
[…]. We are uncomfortable with efforts to justify these endeavors by defining them as ins-
trumental, as measurably useful to particular contemporary needs. Instead we pursue them
in part “for their own sake”, because they define what has, over centuries, made us human,
not because they can enhance our global competitiveness.
We pursue them because they offer us as individuals and as societies a depth and breadth
of vision we cannot find in the inevitably myopic present. We pursue them too because just
as we need food and shelter to survive, just as we need jobs and seek education to better
our lot, so too we as human beings search for meaning. We strive to understand who we
are, where we came from, where we are going, and why. For many people, the four years
of undergraduate life offer the only interlude permitted for unfettered exploration of such
fundamental questions. But the search for meaning is a never-ending quest that is always
interpreting, always interrupting and redefining the status quo, always looking, never
content with what is found. An answer simply yields the next question. This is in fact true
38. If this is a day to transcend the ordinary, if it is a rare moment when we gather not just as Harvard,
but with a wider world of scholarship, teaching, and learning, it is a time to reflect on what Harvard and
institutions like it mean in this first decade of the twenty-first century. L’ensemble du discours est dis-
ponible sur le Harvard Magazine en ligne : http://harvardmagazine.com/breaking-news/installa-
tion-address. Une traduction partielle a été publiée dans la Revue du MAUSS, 33, 2009, p. 33-34 :
Drew G. Faust, « Le discours de Harvard », http://www.cairn.info/revue-du-mauss-2009-1-
page-33.htm.
of all learning, of the natural and social sciences as well as the humanities, and thus of the
very core of what universities are about.
By their nature, universities nurture a culture of restlessness and even unruliness. This lies
at the heart of their accountability to the future. […] The expansion of knowledge means
change. But change is often uncomfortable, for it always encompasses loss as well as gain,
disorientation as well as discovery. It has, as Machiavelli once wrote, no constituency. Yet
in facing the future, universities must embrace the unsettling change that is fundamental to
every advance in understanding. […]
Il n’est sans doute pas anodin que Mme Faust soit historienne, car on
remarque au cœur de son discours une articulation essentielle entre les exi-
gences du savoir scientifique libre et la construction d’un futur différent,
nourri par l’intelligence des expériences passées et le nécessaire dépassement
des contingences du présent ; cultiver la science libre pour redonner une
vision aux individus et aux sociétés, et dépasser la « myopie » de notre pré-
sent. En tant qu’historiens, dont l’objet est l’intelligence du fonctionnement
et du changement social, nous sommes spécifiquement concernés par une
telle articulation entre la culture de la science (en l’occurrence celle des socié-
tés passées), le dépassement du présent (dont nous montrons le caractère
contingent) et la pensée du futur. En tant qu’universitaires 39, c’est une telle
position que nous devons adopter, diffuser et défendre auprès de la société
tout entière. Face à la « commande sociale » qui exige la soumission de l’ac-
tivité scientifique aux critères de productivité et de rentabilité, il est essentiel
que nous sachions réagir et réaffirmer aux yeux de tous, administrateurs des
États et des universités, universitaires, étudiants, citoyens, la nécessité d’un
savoir libre, chronophage et indépendant.
40. Je tiens d’ailleurs à remercier Anita Guerreau-Jalabert d’avoir attiré mon attention sur les
enjeux d’une telle notion que j’avais, dans la version préliminaire de ce texte, tout simplement
« oublié » de critiquer. Encore faudrait-il aller beaucoup plus loin dans cette direction.
41. À titre indicatif, je renvoie à l’organigramme de la direction et aux orientations de dévelop-
pement de l’université Laval de Québec : http://www2.ulaval.ca/notre-universite/direction-et-
gouvernance.html.
42. 1 $ canadien vaut entre 0,7 et 0,8 €. Les frais d’inscription sont en augmentation constante
depuis 2008.
pas perdre la « clientèle43 ». L’usage d’un tel terme pour parler des étudiants
est devenu normal depuis plusieurs années44. Les étudiants eux-mêmes l’ont
intégré. Dans les évaluations des cours ou si jamais les professeurs se met-
tent en grève, ils n’hésitent pas à revendiquer leur statut de clients dès lors
que l’investissement financier et temporel qu’ils ont engagé dans leurs études
n’apparaît pas à la hauteur de leurs attentes45. Dans un tel contexte, il est
tout à fait logique que les étudiants se questionnent sur l’utilité pratique de
l’enseignement qu’on leur « donne » (vend ?), et il est essentiel que l’on soit
en mesure de proposer des réponses articulées. Les seules qui me paraissent
viables sont celles qui prennent le contre-pied de la logique marchande dans
laquelle la question est posée. À savoir ne céder en rien sur la scientificité de
l’enseignement, insister sur l’aspect non rentable des études, sur le plaisir
qu’elles procurent et la porte d’entrée qu’elles constituent pour devenir un
citoyen libre.
43. Alors même que je rédigeai ce texte, je reçus de la direction des programmes du 1er cycle
en Histoire un courriel me demandant d’ajuster à la baisse le niveau du cours d’introduction à
l’Histoire de la société médiévale, donné en 1re année, parce qu’« il est jugé très (trop) exigeant
pour ce niveau par les étudiants. Pour la direction de programmes, l’inquiétude est le taux élevé
d’abandons pendant la première année, alors que la clientèle étudiante baisse à vue d’œil ».
Courriel reçu le 30 juillet 2009.
44. Au moins depuis 2001, date à laquelle j’ai pris mes fonctions à l’université Laval. Je ne peux
donc pas juger de la situation antérieure. À l’université d’Ottawa, les instances universitaires
organisent annuellement depuis 2006 une « semaine du service à la clientèle », qui sollicite
le concours de « personnel de soutien » (soit notamment les secrétaires et les conseillers en
documentation, qui ont remplacé les bibliothécaires) et le « personnel enseignant », et à l’oc-
casion de laquelle le recteur attribue des prix pour l’excellence dans le domaine du service à
la clientèle : http://www.gazette.uottawa.ca/article_f_1247.html et http://web5.uottawa.ca/
vision2010/orientations-objectif_6.html (section « Culture d’accueil). Je remercie Kouky Fianu
de m’avoir signalé cette remarquable entreprise.
45. Lors d’une grève que nous avons menée en septembre et octobre 2001, il arrivait régulière-
ment que les étudiants, alors qu’ils traversaient les piquets de grève pour suivre les enseigne-
ments des chargés de cours qui n’étaient pas en grève, nous fassent part de leur mécontente-
ment, arguant du fait qu’ils avaient payé leurs droits d’inscription.
46. Reinhart Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, traduit
de l’allemand par J. et M.-C. Hoock, Paris, EHESS, 1990 (édition originale allemande 1979),
dont je retiens principalement trois articles : « Le futur passé des Temps modernes », p. 19-36
(éd. originale allemande 1968), « “Historia magistra vitae”. De la dissolution du “topos” dans
l’histoire moderne en mouvement », p. 37-62 (édition originale allemande 1967), « “Champ
d’expérience” et “horizon d’attente” : deux catégories historiques », p. 307-329 (édition origi-
nale allemande 1975).
47. A. Guerreau, L’avenir, op. cit., p. 19-39.
48. François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil (La
librairie du xxie siècle), 2003.
49. Le slogan TINA était l’un des mots récurrents de Margaret Thatcher pour justifier les poli-
tiques économiques et sociales qu’elle a menées en tant que Premier ministre du Royaume-Uni,
de 1979 à 1990.
50. L’articulation entre la « révolution libérale mondiale », l’idée, dévoyée de la pensée hégé-
lienne, de la « fin de l’Histoire » et l’avènement (redouté) de la posthumanité a été développée
par Francis Fukuyama, La fin de l’Histoire et le dernier homme, traduit de l’anglais par Denis-
Armand Canal, Paris, Flammarion, 1992 (édition originale américaine 1992, à partir d’un essai
publié en 1989 dans The National Interest). Sur le passage de la notion hégélienne de la « fin de
l’Histoire » (liée à la conception du Progrès moderne) à la « fin de l’Histoire » postmoderne (liée
à l’incapacité de penser un futur différent), Miguel Ángel Cabrera Acosta, « La historia y les
teorías del fin de la historia », dans Historia a debate I, op. cit., t. I : Pasado y futuro, p. 209-221.
51. C’est ce nouveau « régime d’historicité » que F. Hartog, op. cit., nomme le « présen-
tisme ». Jérôme Baschet a par ailleurs montré que l’un des fondements de la rébellion zapatiste
est un régime d’historicité en rupture avec le temps néolibéral, qui est à la fois une critique
non postmoderne de la modernité et une critique non moderniste de la tradition, soit une nou-
velle conjonction du passé et du futur afin de vaincre le Marché et de redonner consistance à
la dignité humaine : J. Baschet, « L’histoire face au présent perpétuel. Quelques remarques
sur la relation passé/futur », dans Les usages politiques du passé, dir. F. Hartog et J. Revel, Paris,
Éditions de l’EHESS, 2001, p. 55-74, repris dans Historia a Debate II. Actas del Congreso de Santiago
de Compostela ( julio de 1999), dir. C. Barros, Santiago de Compostela, 2000, vol. I, p. 305-316,
et en espagnol dans Relaciones, XXIV, 2003, 93, p. 213-239 ; Id., La rébellion zapatiste. Insurrection
indienne et résistance planétaire, Paris, Flammarion, 2005, p. 155-203 : « La révolte de la mémoire
(Vers une nouvelle grammaire des temps historiques ?) » ; également l’article collectif placé
sous le nom du Colectivo Neosaurios, « La rebelión de la historia. La historia en los textos del
zapatismo », Chiapas, 9, 2000, p. 7-33, http://www.revistachiapas.org/No9/ch9neosaurios.
html.
52. Ainsi peut-on lire sur le site de l’Institut d’histoire du temps présent, inauguré à Paris
en 1980, la présentation suivante, http://www.ihtp.cnrs.fr/ : « L’IHTP est une unité propre du
CNRS qui travaille sur l’histoire culturelle de la guerre au xxe siècle, les systèmes de domination
autoritaires, totalitaires ou coloniaux, l’histoire culturelle et l’histoire des cultures des sociétés
actuelles, et enfin l’épistémologie de l’histoire du temps présent, entendue comme approche
singulière des rapports entre passé et présent, sensible à la mémoire, au témoignage, au rôle
des historiens dans la cité. Il dépend de l’Institut des sciences de l’homme et de la société du
CNRS et comprend des personnels statutaires (chercheurs, ingénieurs, techniciens et adminis-
tratifs), des enseignants-chercheurs associés venus des universités, des doctorants associés,
ainsi que des chercheurs étrangers. Il possède un centre de documentation (bibliothèque,
archives écrites et orales) spécialisé sur la Seconde Guerre mondiale, la décolonisation, l’his-
toire orale. Il est le siège de plusieurs réseaux de recherche nationaux et internationaux. »
53. En France, l’une des initiatives privées les plus retentissantes pour convoquer les histo-
riens au prétoire fut celle du cardinal de Lyon, Albert Decourtray, qui, en 1990, institua une
commission d’historiens pour faire la lumière sur les relations entre Paul Touvier et l’Église de
Lyon pendant l’Occupation : François Bédarida, « L’affaire Touvier et l’Église, spectroscopie
d’un historien », Le débat, no 70, mai-août 1992, p. 209-221, repris dans F. Bédarida, Histoire,
critique et responsabilité, textes réunis par Gabrielle Muc et Michel Trebitsch, Bruxelles, Édi-
tions Complexe / Paris, IHTP-CNRS, 2003, p. 269-286.
54. Olivier Dumoulin, Le rôle social de l’historien. De la chaire au prétoire, Paris, Albin Michel, 2003.
55. Barbara Frale, Il papato e il processo ai templari : l’inedita assoluzione de Chinon alla luce della
diplomatica pontificia, Roma, Viella, 2003 ; l’auteur en a donné un bref résumé en anglais dans
« The Chinon Chart. Papal absolution to the last Templar, Master Jacques de Molay », Journal of
Medieval History, 30, no 2, juin 2004, p. 109-134.
56. Archivio segreto vaticano. (A.A., Arm. D. 208-210, 217-218). Processus contra templarios, Città del
Vaticano, Archivio segreto vaticano, 2007 (Exemplaria praetiosa, 3).
57. http://fr.wikipedia.org/wiki/Parchemin_de_Chinon.
58. Sur les transformations de la notion de « médiation » depuis les années 1990, de la sphère
judiciaire et militaire à celle de l’ensemble des relations sociales, perçues de plus en plus
comme un conflit entre des objectifs divergents irréconciliables par l’intelligence des parties,
voir Ulrich Bröckling, « Mediation », dans Glossar der Gegenwart, op. cit., p. 159-166.
59. Parmi de nombreux exemples québécois, on peut citer le Centre d’interprétation de la
Côte-de-Beaupré (l’un des plus anciens, ouvert en 1984), http://www.histoire-cotedebeaupre.
org/, le Centre d’interprétation du phoque aux Îles de la Madeleine, http://www.ilesdelama-
deleine.com/cip/index.htm, le Centre d’interprétation des battures et de réhabilitation des
oiseaux de Saint-Fulgence, http://cibro.ca/, le Centre d’interprétation de la courge du Québec :
http://www.courge-quebec.com, le Centre d’interprétation de la canneberge, http://www.
canneberge.qc.ca/, le Centre d’interprétation de la nature et de la ruralité, http://www.ciar-
lacalacroix.com/, le Centre d’interprétation de Place-Royale, à Québec, situé là où Samuel de
61. Didier Méhu, Gratia Dei. Les chemins du Moyen Âge, Montréal, Fides, 2003 ; traduction
anglaise par Geneviève Roquet, Gratia Dei. A Journey Through the Middle Ages, Montréal, Fides,
2003. La traduction allemande effectuée pour la présentation de l’exposition au Westfälisches
Landesmuseum de Münster fut diffusée par l’éditeur Herder sous deux titres différents, sans
que j’en sois averti, d’abord une version brochée qui reprenait le titre partiel de l’exposition :
Wege des Mittelalters, traduction Nikola von Merweldt avec la collaboration d’Annet Schütt, Frei-
burg-im-B., Herder, 2004, puis une version reliée destinée à la vente au-delà de l’événement,
intitulée Das Leben im Mittelalter. Une troisième édition, sous un titre encore différent pour lequel
je n’ai pas été consulté, a été diffusée par Herder en 2008 : Das Mittelalter : Von Fürsten und Kauf
leuten, Mönchen und Leibeigenen, Kreuzrittern und Minnesängern. Il n’y a aucune différence dans le
contenu des trois versions.
62. On peut encore la voir sur le site du musée de la Civilisation : http://maf.mcq.org/gratiadei/
fr/menu.html.
67. Christian Amalvi, Le goût du Moyen Âge, Paris, Plon (Civilisations et Mentalités), 1996.
68. Encore faudrait-il mener une enquête approfondie pour le montrer. Le seul exemple que
je connaisse concerne encore une fois Québec où, en 1993 et 1994, furent organisées les Médié-
vales, fêtes de rue autour d’une thématique moyenâgeuse, auxquelles fut associé un professeur
d’Histoire médiévale de l’université Laval.
69. Courriel reçu le 17 février 2009.
70. Christian Amalvi, « Le baptême de Clovis : heurs et malheurs d’un mythe fondateur de
la France contemporaine, 1814-1914 », Bibliothèque de l’École des chartes, 154, janvier-juin 1996,
p. 241-271. L’évolution de l’implication des médiévistes dans des activités commémoratives
reste à étudier. J’envisage d’analyser cette question à l’occasion de la célébration du 11e cente-
naire de la fondation de l’abbaye de Cluny, en mai 2010, au cours d’un colloque intitulé Construc-
tions, reconstructions et commémorations clunisiennes, 1790-1910.
71. Parmi de nombreuses autres célébrations de ce genre auxquelles ont participé des médié-
vistes, on peut signaler, en France, pour la seule année 2009 : le 6e centenaire du concile de
Perpignan, le 13e centenaire du Mont-Saint-Michel, le 780e anniversaire de la mort de saint
François, le 9e centenaire de la fondation de Saint-Victor, le 6e centenaire de l’université d’Aix,
le 8e centenaire de la fondation de l’ordre franciscain, le 8e centenaire du sac de Béziers, le
9e centenaire de la mort de saint Anselme, le 7e centenaire de l’ouverture du pont de Pont-Saint-
Esprit, le 11e centenaire de la mort de Géraud d’Aurillac, sans compter le 8e centenaire de la
fondation de l’ordre dominicain dont la commémoration s’échelonne entre 2006 et 2015.
72. À cet égard, le site qui présente l’ensemble des « activités » organisées en 2007 à l’oc-
casion de la commémoration du 12e centenaire de la bataille de Vouillé est remarquable :
http://www.507vouillelabataille.com/. Il place sur le même plan l’association « Vouillé et son
histoire » qui est à l’origine des manifestations, les circuits touristiques autour de Vouillé,
le colloque scientifique organisé par l’Association française d’archéologie mérovingienne
et le Centre d’études supérieures de civilisation médiévale de l’université de Poitiers, l’ate-
lier « danses médiévales et poitevines », « l’espace d’interprétation » de la bataille baptisé
« Espace 507 ».
73. C’est la réponse qui m’a été formulée par plusieurs collègues lorsque je leur ai signifié
mon refus d’organiser un colloque historique à l’occasion du 11e centenaire de la fondation de
l’abbaye de Cluny. L’argent public était là. Il convenait d’en profiter. Je proposais en revanche
d’engager une autoréflexion sur la célébration elle-même et l’objet de celle-ci, « Cluny » ; objec-
tiver ce que la demande sociale considère comme allant de soi : Cluny et son 11e centenaire. Il
en résulta une solution de compromis, puisqu’aux côtés de cette réflexion qui se tiendra en mai
2010, seront organisés par des médiévistes deux colloques « commémoratifs » autour du thème
« 910 : Cluny, le monachisme et la société au premier âge féodal (850-1050) ».
scientifiques. Le rôle des historiens n’est pas de restituer le passé mais de faire
prendre conscience que le monde change ; que l’on vivait différemment il y a
10 ans, 100 ans, 800 ans ; que les modes d’organisation sociale et les modes de
pensée sont variables et qu’il est impossible de se repositionner dans le passé.
L’historien, à partir des documents, monuments et traces des civilisations pas-
sées, établit un discours critique (qui n’est pas un récit, mais un questionne-
ment) afin de rendre intelligibles à l’esprit contemporain l’agencement et l’évo-
lution de faits sociaux. Il ne restitue rien ; il explique, ou s’efforce de le faire.
Les reconstitutions virtuelles, les fêtes médiévales, mais aussi les commé-
morations de toutes sortes suivent un cheminement radicalement opposé,
puisqu’elles reposent sur l’idée selon laquelle le passé est transposable et re-
constituable, et donc qu’il existe comme tel, indépendamment des personnes
qui l’ont constitué. En outre, ces manifestations contribuent à éloigner notre
sens critique à l’égard de notre époque et de nos propres constructions, qui
sont toujours empreintes de nos idéologies, sans nécessairement que l’on s’en
rende compte.
Le « royaume virtuel médiéval » ne peut en aucun cas être un outil pédagogique.
Reconstituer ce que l’on croit être le passé, le rendre présent et visible n’a rien
à voir avec la démarche critique de l’historien fondée sur l’étude rationnelle
des rapports sociaux, par définition invisibles et irreprésentables si ce n’est en
termes abstraits. La connaissance de la société médiévale est une démarche in-
tellectuelle qui ne peut être assimilée au théâtre, même si celui-ci prend pour
cadre un décor médiéval. Aucun acteur et aucun spectateur contemporain ne
peuvent se substituer aux agents des civilisations disparues. Notre objet n’est ni
la résurrection, ni le transfert psychologique, mais l’analyse critique et ration-
nelle du changement social, à partir des traces74 des sociétés disparues. C’est
là une démarche difficile, qui porte à l’humilité, car nous sommes contraints
très souvent de constater que nous n’y comprenons rien. La reconstitution vir-
tuelle ne nous apprendra rien que nous ne sachions déjà, puisque c’est nous
qui la construisons. Elle ne nous apprendra rien sur le passé, et ne nous per-
mettra jamais de comprendre ce que signifient ces documents étranges laissés
par les hommes du xiie siècle, ces images si différentes des nôtres, ces édifices
construits selon des principes et des choix totalement opposés aux nôtres.
Je terminai en déclinant l’offre de participer au projet, tout en soulignant
ce qui me paraissait être de mon devoir, à savoir de répondre de manière
sérieuse et développée à une telle sollicitation, parce que ce genre d’initiatives
74. Je n’avais pas alors mesuré que cette notion de trace, que j’ai utilisée dans la réponse à mon
interlocutrice, n’est pas du tout satisfaisante parce qu’elle implique la non-intentionnalité de
celui qui laisse une trace derrière lui. Je dois à Joseph Morsel d’avoir attiré mon attention sur les
implications non-conscientes de la notion de « trace » pour parler des productions sociales du
passé parvenues jusqu’à nous, dans un article à paraître : « Traces ? Quelles traces ? Réflexion
sur la nécessité d’une histoire symptomatique ».
75. Sur un plan général, A. Guerreau, L’avenir, op. cit. Sur la notion et les usages des
« sources » de l’historien, cf. la réflexion collective coordonnée par Joseph Morsel, « L’his-
torien et “ses” sources », dans Hypothèses 2003. Travaux de l’École doctorale d’Histoire de l’Université
Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris, Publications de la Sorbonne, p. 271-362, prolongée par J. Mor-
sel, « Du texte aux archives : le problème de la source », Bulletin du Centre d’études médiévales
d’Auxerre, Hors-série 2 (2009), « Le Moyen âge vu d’ailleurs », Eliana Magnani (dir.), http://
cem.revues.org/document4132.html, à laquelle je me permets d’ajouter D. Méhu, « Textes,
sources, lettres, monuments ? Réflexions sur les documents écrits clunisiens du Moyen Âge »,
Memini. Travaux et documents, 9-10 (2005-2006), p. 169-190. Sur les historiens et les archives,
cf. le dossier coordonné par Étienne Anheim et Olivier Poncet, « Fabrique des archives,
fabrique de l’Histoire », Revue de Synthèse, 125 (2004), p. 1-195. Sur les pratiques de l’écrit dans
les sociétés médiévales, cf. le numéro de la revue Médiévales, 56 (Printemps 2009) consacré à
Moyen Âge par des citoyens dont l’Histoire n’est pas le métier. Le fossé est
énorme entre les propos tenus par les deux personnes citées plus haut et ceux
que j’ai tenté de leur faire entendre. Le passé est devenu aujourd’hui un vaste
champ dans lequel chacun puise pour chercher la sérénité qui lui manque. Le
Moyen Âge fait rêver, car on le pense en contradiction totale avec nos modes
de fonctionnement, comme une sphère close, inerte, ayant existé, qu’il suffit
de faire revivre, en chair et en os ou par le biais de l’ordinateur, pour atteindre
Sérénicia. C’est là le discours dominant, réifié par une trentaine d’années de
postmodernisme, intégré au plus profond de la plupart d’entre nous. Aussi
la tâche est-elle lourde pour inverser la manœuvre. Elle ne se fera pas rapide-
ment, et elle rencontrera des échecs. Mais il me semble qu’il nous incombe de
prendre place sur ce terrain, pour faire venir à nous tous ces amateurs d’His-
toire et les initier au sens critique, non à la fuite dans le virtuel. Dans son dis-
cours d’intronisation à la présidence de Harvard, Mme Drew G. Faust insis-
tait à deux reprises sur cette nécessité des universitaires d’aller à l’encontre des
paradigmes dominants, et sur les efforts que nous devons fournir, sur tous
les plans, pour continuer de convaincre les gouvernements et les financeurs
de la nécessité, au sein de toute société démocratique, d’entretenir des activi-
tés qui mettent en cause ses propres paradigmes dominants 76. J’ajouterais
aujourd’hui, dans la société atomisée dans laquelle nous vivons, qu’il importe
de convaincre aussi le « grand public », acteur essentiel de la vie sociale. La
tâche dépasse très largement le seul champ de l’Histoire scientifique. Elle
relève de l’ensemble des combats pour inventer de nouvelles formes d’éman-
cipation et de vivre ensemble. L’historien, dès lors qu’il conçoit son activité
comme une réflexion sur le changement social, a un rôle essentiel à y jouer.
Didier Méhu
Université Laval, Québec, Canada
ce sujet, coordonné par Étienne Anheim et Pierre Chastang, et l’article de ce dernier dans le
présent ouvrage.
76. Outre le passage cité plus haut sur la nécessité d’aller au-delà de la demande sociale pré-
sente : A university looks both backwards and forwards in ways that must – and even ought to – conflict
with a public’s immediate concerns and demands, Mme Faust termine sa définition de l’Université
par un rappel de sa fonction nécessairement subversive et par le devoir de convaincre tout le
monde du nécessaire soutien d’une telle activité : It is not easy to convince a nation or a world to
respect, much less support, institutions committed to challenging society’s fundamental assumptions. But it is
our obligation to make that case : both to explain our purposes and to achieve them so well that these precious
institutions survive and prosper in this new century.
1. J’évoque ici la distinction entre l’Histoire des sociétés (ou Histoire sociale) et l’histoire de
domaines spécifiques, comme l’histoire des arts et des techniques (histoire de l’architecture,
histoire de la musique, histoire des arts culinaires, etc.). Ces domaines de recherche emprun-
tent à l’Histoire le cadre chronologique qui leur permet de se rationaliser et leur légitimité par
la présomption d’impartialité dans l’examen des sources. Ils entrent dans le domaine de l’His-
toire proprement dite uniquement lorsqu’ils deviennent une histoire sociale, comme l’« his-
toire sociale de la musique », l’« histoire sociale de l’architecture », etc.
2. Nous incluons dans ce texte des considérations publiées dans Néri de Barros Almeida,
« La formation des médiévistes dans le Brésil contemporain : bilans et perspectives (1985-
2007) », Bulletin du Centre d’études médiévales d’Auxerre, 2008, p. 145-160, et Ead., « Por uma
‘Europa cultural’. Cultura e política na obra de Jacques Le Goff », dans Ead. (dir.), A Idade Média
entre os séculos xix e xx. Estudos de historiografia, Campinas, Instituto de Filosofia e Ciências Huma-
nas, 2008, p. 101-128.
3. Le premier projet duquel résultera le CNPq (Conseil national de recherche) apparaît en 1936
sur l’initiative de l’Académie brésilienne des sciences (ABC), fondée en 1916, dans le contexte
où a aussi été créée la première université brésilienne, l’université de São Paulo (USP), en 1934.
4. Bien que la FAPESP soit une agence de l’État de São Paulo, son champ d’action va au-delà
du niveau régional. Étant donné que ses programmes de troisième cycle se développent à une
large échelle, d’abord liée à l’université de São Paulo, les ressources de cette agence ont fini par
bénéficier à une bonne partie des chercheurs établis dans des institutions d’autres États. Le
fait de compter avec un pourcentage des ressources de l’État le plus riche de la Fédération lui
confère aussi une importance qui justifie que nous la placions aux côtés des institutions fédé-
rales d’aide à la recherche, même si celles-ci sont liées à des sphères politico-administratives
de prise de décision d’un échelon supérieur.
5. L’un, coordonné par Vânia Leite Fróes (UFF), un deuxième par Andréa Cristina Lopes Frazão
da Silva (UERJ) et Rejane Barreto Jardim (université de Caxias do Sul) et un troisième coordonné
par moi-même (UNICAMP) et Marcelo Cândido da Silva (USP). L’ANPUH est aussi à l’origine
de la formation de groupes de recherche régionaux comme le groupe de travail d’études médié-
vales de l’université fédérale du Rio Grande do Sul, qui se réunit mensuellement pour discuter
des projets de recherche et des thèmes d’investigation, et réalise périodiquement des manifes-
tations académiques.
6. Parmi les groupes qui travaillent aujourd’hui au perfectionnement de la recherche en
histoire médiévale, soulignons le programme d’études médiévales (PEM) de l’université de
Brasília (UnB) et de l’université fédérale de Goiás (UFGO), existant depuis 1994, coordonné
par Maria Eurydice de Barros Ribeiro ; le scriptorium – Laboratoire d’études médiévales et ibé-
riques de l’université fédérale fluminense (UFF), coordonné par Vânia Leite Fróes ; le noyau
d’études méditerranéens (NEMEd) de l’université fédérale du Paraná, coordonné par Renan
Frighetto et Fátima Regina Fernandes ; le programme d’études médiévales (PEM) de l’univer-
sité fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ), coordonné par Andréia Cristina Frazão da Silva et Leila
Rodrigues da Silva ; le Translatio studii coordonné par Mário Jorge da Motta Bastos (UFF) et le
Laboratoire d’études médiévales (LEME) qui réunit les trois universités publiques de l’État de
São Paulo (USP, UNICAMP, UNIFESP) et l’université fédérale de Minas Gerais (UFMG), coor-
donné par Marcelo Cândido da Silva (USP). La plupart de ces groupes sont nés dans les années
1990, issus de la multiplication des centres de troisième cycle dans le pays. L’université de São
Paulo ne concentre donc plus la formation des docteurs en histoire médiévale. La formation de
professionnels hors de São Paulo a commencé dans les années 1990 avec les programmes de
troisième cycle de l’université fédérale Fluminense (UFF) et de l’université fédérale de Rio de
Janeiro (UFRJ). Pendant ces sept dernières années, les centres ont proliféré à l’intérieur de l’État
de São Paulo (Campinas, Franca, Assis) et dans d’autres États de la fédération : Goiás, Paraná,
Rio Grande do Sul, Minas Gerais, Espírito Santo, etc.
7. Marcelo Cândido da Silva, « Les études en histoire médiévale au Brésil : bilan et perspec-
tives », http://ciham.ish-lyon.cnrs.fr/Brazil.html.
8. Celui-ci est à la base de l’organisation du système de chaires établi en 1955-1956. Les chaires
en vigueur jusqu’à la réforme de 1968 étaient les suivantes : Histoire de la civilisation antique
et médiévale, Histoire de la civilisation moderne et contemporaine, Histoire de la civilisation
américaine et Histoire de la civilisation brésilienne. Maria Helena Rolim Capelato, Raquel
Glezer et Vera Lúcia Amaral Ferlini, « Escola uspiana de história », Estudos avançados, 8, 22,
1994, p. 349-358.
9. María Inés Carzolio, « L’histoire du Moyen Âge en Argentine : Claudio Sánchez Albornoz
et ses disciples », Bulletin du Centre d’études médiévales d’Auxerre, 2002-2003, p. 99-112.
10. Tandis que l’Université ne s’est développée au Brésil qu’à partir de 1934, elle est apparue
bien antérieurement dans l’Amérique de langue espagnole, où elle a accompagné le proces-
sus de la conquête européenne : université de Santo Domingo (Haïti) en 1538, université São
Marcos (Pérou) en 1551 et université du Mexique en 1553. Aux États-Unis, le développement
de l’Université s’est inscrit dans un processus politique opposé à celui qui a eu lieu dans l’Amé-
rique espagnole : c’est de l’indifférence de la Couronne anglaise pour ses colonies en Amérique
qu’a surgi, en 1636, l’université de Harvard.
11. On considère la Semaine d’art moderne qui a eu lieu du 11 au 18 février 1922 au Théâtre
municipal de São Paulo comme le point de départ du mouvement artistique moderniste au Bré-
sil. Celui-ci établissait fondamentalement la compréhension et l’incorporation de l’expérience
nationale en comme une condition de l’assimilation de la modernité venue de l’étranger. L’USP
peut être considérée comme l’une des conséquences de ce contexte idéologique, dans la mesure
où elle se proposait de former une élite capable de donner un sens à la modernisation du pays.
12. En évoquant ces critiques, nous n’avons aucune prétention de mettre en doute l’impor-
tance de la « Nouvelle Histoire ». Au contraire, il faut affirmer que l’émancipation et l’espace
qu’elle a légués aux études historiques sont responsables de la dynamique de rénovation,
aujourd’hui encore constatée dans le champ historiographique, et de ses entreprises les plus
créatives et importantes. Je cite juste un exemple : la pertinence des études sur l’« espace » au
Moyen Âge, parmi lesquelles on peut souligner, pour les trente dernières années, les œuvres de
Jacques Le Goff, Alain Guerreau, Barbara Rosenwein, Michel Lauwers, Dominique Iogna-Prat
et Didier Méhu.
critères avaient été bouleversés sous le coup d’un enthousiasme qui faisait de
tout un objet d’histoire. À ce propos, dans une critique implicite de la « Nou-
velle Histoire », Peter Brown argumentait déjà, en 1976, que les raisons de
l’éloignement des historiens par rapport à l’œuvre d’Edward Gibbon étaient
liées à la volonté de ce dernier d’effectuer des choix dans les problématiques et
la documentation en se basant sur un strict critère de « pertinence » ; il s’agis-
sait alors de mieux distinguer culture et société, dans la mesure où la culture
n’aurait d’expression historique significative que si ses produits étaient inté-
grés dans des cadres significatifs de l’expérience sociale et agissaient comme
des éléments de cohésion. Brown réalisait ainsi une critique subtile des abus
dans l’emploi des notions « d’histoire totale » et de ses champs de détermi-
nation indistincts, ainsi que de l’usage de « l’imagination » qui permettrait à
l’historien d’exploiter des situations particulières en tant que « symptômes »
de la totalité13.
La « Nouvelle Histoire » offrait des thématiques, des méthodes et des
documents semblant annuler les anciennes difficultés qui faisaient du Moyen
Âge un champ réservé aux Européens. En ce sens, les documents littéraires
revêtaient soudain un attrait tout particulier. L’enthousiasme pour ces docu-
ments avait pour contrepartie l’enfermement des thématiques sur une même
référence théorique, ce qui limitait l’insertion des travaux dans de plus larges
contextes de discussion. Demeuraient au second plan les nécessités relatives à
la formation et à la méthode, telles que les réelles difficultés à définir la perti-
nence de la documentation littéraire et ce que l’on pouvait y rechercher. Enfin,
la pression exercée par les schémas théoriques de la littérature sur les analyses
historiques ont trop souvent conduit celles-ci sur le chemin de considérations
structuralistes et folkloristes atemporelles. Ce cadre a affecté le cœur de notre
formation. L’étude de problématiques établies de manière originale avait
laissé place à l’application, à des fins confirmatives, de modèles explicatifs
empruntés à d’illustres représentants de la médiévistique internationale14. Par
conséquent, nous étions peu engagés dans le développement de nos propres
problématiques et dans le débat autour de la spécificité de nos recherches
13. Peter Brown, « Les idées de Gibbon sur la culture et la société du ve et du vie siècles »,
dans Id., La société et le sacré dans l’Antiquité tardive, Paris, Seuil, 1982, p. 31-57.
14. Parce qu’ils sont de grands historiens, mais aussi en raison de l’intérêt du marché édi-
torial pour des ouvrages à succès hors du Brésil, les auteurs les plus lus par le grand public,
Jacques Le Goff et Georges Duby, sont aussi ceux qui ont eu la plus grande influence sur la
formation, les thèmes et les méthodes de recherche. Tandis que l’édition s’intéresse à d’autres
auteurs, le lien des études médiévales brésiliennes à la « Nouvelle Histoire » a continué de
donner la priorité à l’édition d’ouvrages d’auteurs associés à ce milieu historiographique, tels
qu’Aaron Gurevitch, Jean-Claude Schmitt et Jerôme Baschet.
15. Il y a plusieurs exemples importants, mais je me limite à citer le travail fondamental pro-
duit autour du Centre d’études médiévales de Nice, sous la direction de Monique Zerner,
Inventer l’hérésie ? Discours polémiques et pouvoirs avant l’Inquisition, Turnhout, Brepols, 1998.
16. Je pense ici surtout aux recherches sur les élites dans le haut Moyen Âge menées au Labo-
ratoire de médiévistique occidentale de Paris (LAMOP).
interdisciplinaires, mais il souffre aussi des apories qui marquent notre iden-
tité nationale et scientifique. Qu’y a-t-il alors de si spécifique à l’étude du
Moyen Âge qui la rende indispensable ? Ce sont les difficultés inhérentes à
son étude. L’histoire n’est pas un musée de faits mais un pouvoir d’analyse
donné aux sociétés historiques17 face au présent.
Possibilités
La possibilité de l’expression démocratique de l’historien ne doit pas néces-
sairement découler de systèmes théoriques qui surdétermineraient le résultat
des analyses. Il y a pour cela le lien de l’historien avec son enseignement aussi
bien qu’avec les moyens de diffusion de son travail. Néanmoins, alors même
qu’elle a aujourd’hui accès aux moyens de communication de masse, la voix
de l’historien court le risque permanent de la distorsion, et ce en raison de
la place qu’on voudrait lui accorder, celle des exigences d’un goût collectif
supposé, identifié au Marché ou à une idée superficielle de démocratie scien-
tifique. Cet espace vaste et attrayant qui s’ouvre à nous met en valeur l’autorité
réservée à l’histoire, mais aussi son accointance avec le sens commun, parfois
exacerbée au point de constituer une menace permanente pour sa fonction
critique. La tyrannie du « populaire » et du « commun » cerne la contribution
culturelle et éducative de l’histoire et de l’historien dans le monde contempo-
rain. Cette pression des moyens de communication de masse, dont les impé-
ratifs se répercutent de façon négative sur la vulgarisation des recherches,
y compris en ce qui concerne la forme narrative et les choix thématiques, a
eu des répercussions au Brésil et ce malgré l’absence spécifique de pression.
Le Moyen Âge fantaisiste et commercial est devenu un courant des études
médiévales dans le champ universitaire, alors qu’il aurait dû être la cible de ses
critiques. Cela a contribué à son isolement au sein de l’histoire scientifique.
17. Nous touchons ici au difficile problème de l’existence des sociétés historiques et des socié-
tés sans histoire. Nous attirons l’attention sur le fait que, tout au long de ce texte, nous parlons
uniquement d’histoire scientifique, de connaissance historique produite par des historiens en
milieu scientifique et mise à l’épreuve face au jugement de leurs pairs et, dans le cadre de sa
circulation, à celui de non-spécialistes. Nous répétons aussi que la conception de l’histoire que
nous utilisons est essentiellement européenne et, comme telle, ne permet pas de définir toutes
les formes de rapport avec le passé. Lorsque les actes des sociétés sans histoire sont transfor-
més en documents historiques par la pratique de l’historien, le récit qui en résulte est toujours
formulé selon les critères de la science historique européenne, c’est-à-dire qu’il devient histoire
en fonction de son appropriation par l’historien et de sa soumission aux critères de celui-ci ;
mais ce récit ne rend pas pour autant les sociétés historiques, c’est-à-dire détentrices d’une
histoire institutionnalisée qui interfère dans les critères de jugement et de classification de son
présent et de son passé.
Les cours d’histoire au Brésil ont une forte tendance théorique, au sein
de laquelle sont valorisés l’exercice critique, la discussion conceptuelle et la
réflexion historiographique. Ce cadre constitue un élément important de notre
vocation de recherche. Étant donné que nous n’avons pas d’expérience directe
de la période que nous étudions, ni dans le temps ni dans l’espace, notre rôle
essentiel doit s’exercer dans le champ de l’analyse extérieure, de la critique
de la méthode et de l’historiographie, à mi-chemin entre la forte tendance
théorique et l’hyperspécialisation à laquelle bien peu d’entre nous peuvent
aujourd’hui prétendre. Cette orientation ne peut pas pour autant être enfer-
mée dans un carcan et doit concilier la posture critique avec la connaissance et
l’exploitation de corpus documentaires complexes. Le Brésil doit entrer dans
le débat méthodologique et conceptuel d’une histoire qui tend chaque fois
plus à se définir comme une histoire politique et sociale, construite selon des
critères de pertinence.
Il n’est que trop évident que cette position critique favorise aussi un res-
serrement des relations avec les autres sciences humaines, en particulier la
sociologie, l’anthropologie et le droit. La maturité de la discipline au Brésil
dépend de son acquisition d’une identité aussi bien théorique que méthodo-
logique, dans le but d’atteindre ce dialogue entre sciences humaines qui lui
donnera sa raison d’être. Pour autant, la discipline doit se reconnaître dans le
champ de l’histoire produite au Brésil et trouver sa place dans cette tradition.
L’histoire médiévale de ce début de xxie siècle, en tant qu’histoire politico-
sociale sachant emprunter les chemins tracés par la culture, se caractérise par
le retour au document, l’expérimentation mesurée et l’extrême valorisation de
l’historiographie. Au Brésil, une telle orientation n’est encore qu’une possi-
bilité, envisageable mais non réalisée. De par sa position extérieure aux enga-
gements européens mais à l’intérieur du champ de l’histoire européenne, le
Brésil peut être amené à occuper une place qui lui soit propre.
Il ne sera peut-être jamais remédié aux difficultés imposées par la distance
des archives, les déphasages de formation et d’actualisation. La recherche de
la précision dans des cadres chronologiques limités n’est peut-être pas notre
vocation, mais l’élaboration de synthèses établies à des niveaux d’érudition
et de préparation raisonnables nous sont tout autant nécessaires que pos-
sibles. La liberté intellectuelle et méthodologique, le pluralisme latent face
à une hégémonie historiographique qui ne s’est pas totalement installée et
une vocation hybride pour les études ibériques nous ouvrent un éventail de
possibilités. Un chapitre spécial de notre légitimité s’ouvre d’ailleurs avec les
études ibériques. Les relations historiques entre le Brésil et le Portugal font
des études médiévales portugaises un centre « naturel » de notre intérêt, qui
doit continuer à être exploité de manière profitable aux deux côtés. Il ne s’agit
pas d’écrire une histoire qui surestime l’importance des études portugaises,
ce qui serait absurde et contraire à ce que l’on cherche, mais une histoire
qui, au lieu d’être jumelle, soit partenaire d’un dialogue complémentaire.
On notera que le Brésil et le Portugal partagent tous deux une expérience de
discontinuité mémorielle. Alors que la mémoire collective n’a, au Brésil, pas
de lien avec le Moyen Âge, le Portugal naît en cherchant à se détacher de l’his-
toire « étrangère » qui lui préexiste et, si le Moyen Âge est pour lui une histoire
nationale, il l’est partiellement, en évacuant la mémoire de l’histoire « médié-
vale » antérieure à sa naissance.
Dans la phase actuelle du processus de mondialisation, l’histoire aide à
penser les identités. C’est là un problème amplement discuté, puisque les
identités sont le résultat d’une « fabrication » dont nous sommes le résultat
réel. Toujours est-il qu’il n’a perdu ni de son actualité ni de son sens, en par-
ticulier parce que aujourd’hui les identités passent par un processus encore
plus agressif de construction. L’histoire, c’est la mémoire face à de telles
constructions. Nous pouvons donc poser la question suivante : qu’est-ce que
la conscience de cette filiation nous amène à décider à propos de la part de nos
destinées collectives sur laquelle nous pouvons agir ?
L e propos de cet article n’est pas de faire le bilan des usages et des concep-
tions du Moyen Âge dans toute la littérature anthropologique, ce qui serait
trop vaste, mais de prendre une partie de la production de cette discipline, à
partir des années 1960, en particulier dans les milieux structuralistes français.
Il s’agit d’amorcer une réflexion sur les tendances de ces dernières décennies
et d’essayer de dégager des axes pour des enquêtes futures qui devront néces-
sairement remonter aux origines de la discipline, au xixe siècle, et pouvoir
proposer des développements constructifs pour l’avenir du dialogue entre les
disciplines. Le titre choisi, en forme d’interrogation, renvoie à la fois à cette
connaissance très partielle d’un supposé Moyen Âge (ou des Moyens Âges ?)
des anthropologues et au fait que, du moins jusqu’à récemment, le Moyen
Âge n’était pas sérieusement considéré comme une société bonne à penser
pour l’anthropologie. L’objectif n’est pas non plus de dresser une critique des
pratiques de cette discipline sœur de l’histoire, mais de reconnaître les dettes
et les travers respectifs, et les contextes dans lesquels s’élaborent les concepts
et les modèles d’analyse dans le domaine des sciences des sociétés.
En toile de fond des discussions entre disciplines se trouve la question
toujours d’actualité des façons de « classer » les sociétés et des moyens opé-
ratoires de les comparer en tant que démarche heuristique, voire comme prin-
cipe épistémologique d’une science sociale unifiée, tout en évitant le piège
de l’ethnocentrisme. À ce titre, on peut rappeler les mises en garde au sujet
de la « théorie du grand partage » lancées en 1977 par Jack Goody et qui ont
fait depuis couler beaucoup d’encre1, proposant une « anthropologie de la
cognition » à l’encontre du recours à une dichotomie généralisée du partage
entre sociétés primitives et civilisées, sans ou avec écriture, « intemporelles »
1. J. Goody, The Domestication of the Savage Mind, Cambridge, Cambridge University Press, 1977
(La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, trad. franç. et présentation par J. Bazin
et A. Bensa, Paris, Les Éditions de Minuit, « Le sens commun », 1979, chap. 8 : « Retour au
grand partage »). Voir le dossier « L’écriture, tremplin de la pensée », Sciences Humaines, no 83,
mai 1998, et plus récemment, F. Affergan, « L’anthropologie cognitive existe-t-elle ? »,
L’Homme, 184, oct.-déc. 2007, Ethnicités ?, http://lhomme.revues.org/document13502.html.
Les réflexions que je propose ici s’articulent autour de deux axes, la ques-
tion de l’absence/présence du Moyen Âge dans les études des anthropologues,
l’usage « ethnographique » de l’historiographie du Moyen Âge et les concepts
forgés à partir de son observation. Pour cela je m’appuie notamment sur une
2. À ce sujet voir aussi les développements de Bruno Latour sur une anthropologie symétrique
(B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes : essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Décou-
verte, 1991).
3. Voir la mise au point d’Étienne Anheim, Benoît Grévin, « “Choc des civilisations” ou
choc des disciplines ? Les sciences sociales et le comparatisme. À propos de Marcel Detienne,
Comparer l’incomparable, Paris, Seuil, 2000, et Jack Goody, L’Orient en Occident, Paris, Seuil, 1999
(1re éd. Cambridge, 1996), Revue d’histoire moderne et contemporaine, 49-4bis, 2002/5, p. 122-146
(http://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2002-5-page-122.htm).
4. J. Berlioz, J. Le Goff, A. Guerreau-Jalabert, « Anthropologie et histoire », L’Histoire
médiévale en France. Bilan et perspectives, Paris, Seuil, 1991, p. 269-304 ; A. Guerreau-Jalabert,
« Formes et conceptions du don : problèmes historiques, problèmes méthodologiques », dans
Don et sciences sociales. Théories et pratiques croisées, dir. E. Magnani, Dijon, EUD, 2007, p. 193-208.
5. Voir, par exemple, les hypothèses de Robert Cresswell sur le lien entre les différentes
théories anthropologiques du fonctionnement social et l’environnement sociopolitique (en
métropole et dans les colonies) dont elles sont issues (R. Cresswell, « Affrontements entre
culture et concepts ethnologiques », dans Id. (éd.), Éléments d’ethnologie, I : Huit terrains, chap. II :
« Concepts et cultures », Paris, Armand Colin, 1983, p. 39-45).
6. Voici comment la revue est présentée actuellement : « L’Homme. Revue française d’anthropolo-
gie est une revue trimestrielle fondée en 1961 par Émile Benveniste, Pierre Gourou et Claude
Lévi-Strauss. Elle se veut ouverte aux multiples courants et à l’évolution de la recherche
anthropologique entendue au sens large, dans une perspective interdisciplinaire. D’audience
internationale, la revue publie des travaux de chercheurs français et étrangers. Elle conjugue
textes théoriques et études ethnographiques, avec le souci d’appréhender le lointain comme
le proche. Elle offre, dans la rubrique “À Propos”, un lieu de débats et d’échange d’idées. » Sur
Émile Benveniste, voir G. Dessons, Émile Benveniste, l’invention du discours, Paris, In Press, 2006
(1993), C. Normand, M. Arrivé (dir.), Émile Benveniste, vingt ans après, colloque de Cerisy,
12-19 août 1995, numéro spécial de Lynx, 1997. Sur Pierre Gourou, voir M. Bruneau, « Pierre
Gourou (1900-1999). Géographie et civilisations », L’Homme, 153, Observer Nommer Classer,
2000, http://lhomme.revues.org/document1.html. La bibliographie sur Claude Lévi-Strauss est
abondante, voir, entre autres, M. Hénaff, Claude Lévi-Strauss, Paris, Belfond, 1991 ; M. Izard
(dir.), Claude Lévi-Strauss – L’Herne no 82, L’Herne, 2004 ; J.-P. Cazier (dir.), Abécédaire de Claude
Lévi-Strauss, Mons, Éditions Sils Maria, 2008.
7. Au moment de l’enquête, les numéros de L’Homme étaient partagés sur deux plates-formes
publiques de revues d’accès gratuit, Persée (de 1961 à 1999) et Revues.org (de 2000 à 2007),
mais qui disposaient de systèmes différents d’interrogation des contenus, ce qui n’est pas sans
conséquence sur l’efficacité et la fiabilité de la recherche. Pour faire vite, sur Persée (http://
www.persee.fr/), il était possible d’avoir une approche quantitative des occurrences plus pré-
cise, car les résultats étaient donnés par article et à l’intérieur de chaque article. Sur Revues.org
(http://www.revues.org/), cette approche était impossible car un article ne constituait pas une
unité et pouvait donc être comptabilisé plusieurs fois dans le résultat obtenu, ce qui obligeait
à vérifier et trier toutes les occurrences. Ce système avait cependant l’avantage de donner dans
l’immédiat le contexte dans lequel le mot ou l’expression recherché apparaissait. Après notre
enquête, le moteur de recherche de Persée a changé (le 29 avril 2008), et les résultats s’affichent
désormais avec leur contexte. Par ailleurs, les derniers numéros de la revue sont disponibles
désormais sur une troisième plate-forme, Cairn, dont l’accès est payant (http://www.cairn.info/
revue-l-homme.htm).
8. D’après les classements, souvent contestés, des revues en SHS par l’Europe Science Founda-
tion et son European Reference Index For the Humanities – ERIH (http://www.esf.org/research-areas/
humanities/research-infrastructures-including-erih.html).
9. Ces deux revues sont accessibles depuis la plate-forme JSTOR (http://www.jstor.org),
dont le principe d’interrogation est à peu près similaire à celui de Persée. J’ai pu les consulter
grâce à l’abonnement que le département SHS du CNRS met à la disposition de ses équipes de
recherche, à partir du portail BiblioSHS (http://biblioshs.inist.fr/).
10. http://dialnet.unirioja.es/servlet/revista?tipo_busqueda=CODIGO&clave_revista= 1517
(seuls les sommaires étaient accessibles en ligne en mars-avril 2008).
11. http://www.scielo.oces.mctes.pt/scielo.php/script_sci_serial/pid_0873-6561/lng_pt/nrm_
iso (le système d’interrogation ne marchait pas en mars-avril 2008 ; en [août 2009] on pouvait
effectuer la recherche sur des index mais pas sur le texte intégral des articles).
12. P. Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, p. 99. Ou encore « La Grèce
est l’origine de tout », comme j’ai pu l’entendre dire dans un séminaire d’un autre anthropo-
logue de la même génération. Voir M. Detienne, « Rentrer au village. Un tropisme de l’hel-
lénisme ? », L’Homme, 157, Représentations et temporalités, 2001, http://lhomme.revues.org/
document93.html : « Livre de prix [La Cité Antique, de Fustel de Coulanges, 1864] dans les lycées
et offert aux meilleurs élèves qui évidemment ne le lisent pas, mais n’oublient jamais que “l’his-
toire de la Grèce et de Rome, c’est déjà notre histoire”. C’est ce qu’ils ont appris à l’école, leurs
bons maîtres appliquant, sans plus le savoir, les Instructions d’Ernest Lavisse, celles de 1890. “Il
faut montrer à l’écolier ces origines et les lui expliquer, mais à peu près sans qu’il s’en doute.”
Très efficace. C’est pourquoi, aujourd’hui encore, il faut le redire et le montrer preuves à l’ap-
pui : nous ne sommes pas des Grecs. Si vous parlez de la radicale altérité des Anciens, disait
Finley, vous faites grincer des dents les classicistes. »
Entre 1961 et 2007, ont alterné deux modes de présentation des comptes ren-
dus, assemblés en sous-rubriques thématiques ou en liste continue suivant
malgré tout un regroupement thématique. Cette deuxième forme, non clas-
sée, prévaut de 1971 à 1998 (no 145). Avant et après, donc entre 1961 et 197013,
puis de 1998 (no 146) à 2007, les ouvrages recensés sont classés.
Dans la première période, 1961-1970, le classement de base, qui apparaît
dès le deuxième numéro de 1961, se fait par aire géographique (et alphabé-
tique) – Afrique, Amérique, Asie, Europe, Océanie. Ce classement est com-
plété par une rubrique « Divers », qui se transforme en « Général » en 1968
(no 1, vol. 8). À ces repères géographiques viennent s’ajouter des rubriques
« disciplinaires » : « Linguistique » en 1964 (no 2, vol. 4), « Préhistoire » en
1967 (no 3, vol. 7), « Ethnologie » et « Archéologie » en 1968 (no 4, vol. 8)14,
« Littérature orale » et « Anthropologie physique » en 1969 respectivement
(no 1, vol. 9 et no 3, vol. 9). Dans cette première phase, les ouvrages recensés
concernant des périodes historiques de l’Occident sont seulement des études
sur la Grèce ou sur la Rome antiques, classés dans la rubrique « Europe15 ».
Après presque trente années sans classification, depuis 1998 (no 146) les
comptes rendus sont à nouveau répartis en différentes catégories. C’est à ce
moment également que chaque numéro est doté systématiquement d’un titre
qui renvoie à un ou à des sujets traités dans les articles16. Pour les recensions le
classement géographique est repris, avec quelques variantes significatives (par
exemple, l’introduction du « Moyen-Orient » et de l’« Arctique »). Il est com-
plété par des rubriques disciplinaires – « Histoire et épistémologie » et « Anti-
quité et Archéologie » (no 147, vol. 38, 1998), « Anthropologie médicale » et
« Ethnomusicologie » (no 149, vol. 39, 1999), etc. – et thématiques qui met-
tent en évidence les tendances des recherches de ces dernières années : « Reli-
gion et rituel », « Écologie et économie », « Art et esthétique », « Voyage et tou-
risme » (no 148, vol. 38, 1998), « Villes et cités », « Famille » (no 149, vol. 39,
13. Dans le no 1 de 1961 (vol. 1) et le no 4 de 1969 (vol. 4), les comptes rendus ne sont pas
classés.
14. Ce numéro ne comporte pas de rubriques par aire géographique, celles-ci réapparaissent
dans le fascicule suivant (1969, no 1, vol. 9).
15. En 1964, no 3, vol. 4 ; en 1965, no 2, vol. 5. Il faut noter aussi, en 1964, la recension d’un
ouvrage sur la mythologie de la Suisse ancienne (N. Belmont, R. Christinger et W. Bor-
geaud, Mythologie de la Suisse ancienne, préface de E. Lot-Falk, Genève, Librairie de l’Université
Georg, 1963, 139 p., 20 ill., L’Homme, no 2, vol. 4, 1964, p. 138-140, http://www.persee.fr/show-
Page.do?urn=hom_0439-4216_1964_num_4_2_366660).
16. Des numéros thématiques sont organisés dès 1965 (« Études sur la parenté », vol. 5,
no 3-4), mais pas de manière systématique.
17. Une classification exclusivement thématique des recensions apparaît dans le numéro 146
(vol. 38, 1998) : Traditions, Colonialisme, Violence. Les comptes rendus des nos 153, 154-155
(2000) ne sont pas classés. Le no 171-172 (2004) ne contient pas de comptes rendus.
18. Voir nos 163 (2002), 169 (2004), 173 (2006).
19. Voir nos 147 (1998), 151 (1999), 161 (2002), 164 (2002), 165 (2002), 166 (2003), 169 (2004),
170 (2004), 174 (2005), 179 (2006), 180 (2006), 181 (2007), 182 (2007), 184 (2007).
20. M. Detienne, Les jardins d’Adonis : la mythologie des aromates en Grèce, Paris, Gallimard, 1972 ;
J.-P. Vernant, Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, Maspero, 1974. Voir la critique acerbe de
l’évolution des relations entre historiens et anthropologues de M. Detienne, « Rentrer au vil-
lage… », art. cité ; Id., Comparer l’incomparable, op. cit., ainsi que la mise au point d’É. Anheim,
B. Grévin, « “Choc des civilisations” ou choc des disciplines ?…, art. cité.
21. C. Masset, « Éric Crubézy, Louis Causse, Jean Delmas, Bertrand Ludes et al., Le Paysan
médiéval en Rouergue. Cimetière et église de Canac (Campagnac, Aveyron), Musée archéologique de
Montrozier, s. d., 263 p., annexes, bibl. (« Guide d’archéologie » 5) ; Éric Crubézy, Charles
Dieulefait et al., Le comte de l’An Mil, 1996, 205 p. (supplément 8 d’Aquitania) », L’Homme, 156,
Intellectuels en diaspora et théories nomades, 2000, http://lhomme.revues.org/document2785.
html. L’avis du recenseur est aussi très éclairant : « Œuvre d’une équipe, ce livre d’histoire
s’appuie sur des données essentiellement biologiques ; grâce à elles, il aboutit à la descrip-
tion d’une population et rejoint par là nos préoccupations d’ethnologues… Au même titre
que Le Paysan médiéval en Rouergue, Le Comte de l’An Mil illustre ce que les disciplines naturalistes
sont désormais en mesure d’apporter à notre connaissance des gens d’autrefois. » Voir aussi
C. Masset, « B. Kaufmann & M. Schoch, Ried/Mühlehölzli. Ein Gräberfeld mit frühmittelalterlichen
deux ouvrages traitant du Moyen Âge, ce qui dans un premier moment peut
sembler une erreur – ils seraient mieux placés en « Archéologie », « Anthro-
pologie physique » ou « Europe » – s’explique par la discipline étudiée par le
recenseur, l’ethnologie préhistorique. L’intérêt des ouvrages en question se
trouve donc, pour lui, dans l’apport des disciplines naturalistes, les données
biologiques servant à écrire l’histoire d’une population d’autrefois.
Si l’on considère l’ensemble des numéros, les recensions concernant
des ouvrages sur le Moyen Âge sont peu nombreuses et n’apparaissent que
ponctuellement à partir du milieu des années 1970. À ce groupe il faut ajouter
les entreprises trans-périodes, voire trans-continentales, dans lesquelles le
Moyen Âge est l’un des éléments d’un vaste panorama (Histoire de la famille,
Histoire des femmes)22, de même que les ouvrages associant le Moyen Âge à
l’Antiquité, dans le domaine aussi bien des discours et de la littérature23 que
des « mythes », comme le volume Ève et Pandora, la création de la première femme,
classé dans la rubrique « Antiquité » en 2003 (no 167-168)24. Le caractère
ethnographique ou sociologique de certains ouvrages (comme les études de
Kirsten Hastrup sur l’Islande depuis l’époque médiévale25, ou le Saint lévrier de
fût le véhicule de diffusion des travaux des historiens. D’autant plus qu’avec
les Annales, fondées en 1929 par Marc Bloch (1886-1944) et Lucien Febvre
(1878-1956), les historiens proches de l’anthropologie et ceux qui adhèrent
à « l’anthropologie historique », selon l’expression de Jacques Le Goff 30, ont
leur propre tribune. Mais quelles ont été et sont effectivement les passerelles
entre ces groupes, qui fréquentent les mêmes institutions et publient leurs
revues chez le même éditeur31 ?
Si l’on regarde les références bibliographiques citées dans les articles de
L’Homme, entre 1961 et 1999, on compte environ une cinquantaine de cita-
tions d’articles issus des Annales32. Si on vérifie les citations d’auteurs dans les
articles de L’Homme, à la même période, Marc Bloch est cité 8 fois, Georges
Duby (1919-1996) 11 fois et Jacques Le Goff (1924-) 13 fois, Jean-Claude
Schmitt (1946-) 8 fois, Fernand Braudel (1902-1985) 10 fois, Lucien Febvre
(1878-1956) 17 fois, Pierre Vidal-Naquet 11 fois, Paul Veyne (1930-) 6 fois (et
un article en 1990), Jean-Pierre Vernant 45 fois (2 articles en 1963 et 1985)
sur un total pour ces neuf historiens de 129 citations, d’où ressort l’hellé-
niste Jean-Pierre Vernant. Dans les Annales, Claude Lévi-Strauss est cité dans
175 articles entre 1961 et 1999. Il est aussi l’auteur de quatre articles publiés
dans les Annales en 1960, 1971, 1975 et 1983. Maurice Godelier (1934-) est
cité 20 fois, a écrit deux articles dans les Annales (1971, 1993) et participé à un
débat collectif (sur la réciprocité). Sans aller plus loin, ces chiffres montrent
bien le sens de l’influence : de l’anthropologie vers l’histoire et non l’inverse.
Même si on insiste depuis peu sur les apports des historiens, et en ce qui nous
concerne ici, des médiévistes, dans le domaine de la « théorie » en sciences
sociales, et qu’il est sain de « décomplexer » et de les reconnaître, il faut rester
sobre et prendre la mesure des proportions33.
34. Par exemple, Maurice Godelier, L’énigme du don, Paris, Fayard, 1996, p. 274-275 ; P. Des-
cola, Par-delà nature et culture, op. cit., p. 104-105, 284.
35. Après la constitution de l’Institut d’ethnologie de l’université de Paris, en 1925, des cer-
tificats d’ethnologie sont créés dans les facultés des lettres et des sciences (1926 et 1927). Ils
pouvaient servir d’épreuves optionnelles dans la licence de philosophie menant à l’agrégation.
À partir de 1958, ils pouvaient compléter la licence de sociologie, qui venait d’être constituée.
La première chaire universitaire d’ethnologie a été instituée seulement en 1943, à Paris, pour
Marcel Griaule [V. Karady, « Le problème de la légitimité dans l’organisation historique de
l’ethnologie française », Revue de sociologie française, 23/1, 1983, p. 17-35 (ici p. 17, n. 2). Voir
aussi V. Karady, « Durkheim et les débuts de l’ethnologie universitaire », Actes de la recherche en
sciences sociales, 74/1, 1988, p. 23-32 ; É. Jolly, « Marcel Griaule, ethnologue : La construction
d’une discipline (1925-1956) », Journal des africanistes, 71/1, p. 149-190].
36. F. Cannel, « The christianity of anthropology », Journal of the Royal Anthropological Institute,
11 (2), 2005, p. 335-356.
37. Par exemple dans L’idéel et le matériel, Paris, Fayard, 1984, « Introduction ».
38. Pour une mise en perspective de l’œuvre de Maurice Godelier, voir Éric Gagnon, « De
l’échange comme fondement des sociétés. Sur les travaux récents de Maurice Godelier »,
Anthropologie et Sociétés, vol. 21, no 1, 1997, p. 29-37. Je me réfère au titre de son livre paru en
2007, Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, Paris, Albin Michel,
2007.
39. Pour la confrontation avec un exemple plus récent, on peut voir Stéphane Breton, « Tuer,
manger, payer. L’alliance monétaire des Wodani de Papouasie occidentale », L’Homme, no 162,
2002, p. 197-232 (ici p. 197-198, 220, 224-225 n. 36), qui, étudiant la monnaie de coquillage
wodani, s’appuie sur les travaux d’Ernst Kantorowicz et sa description de l’institution fiscale
médiévale pour fonder l’idée « qu’une monnaie définit une société ». Selon S. Breton, la société
wodani pense la perpétuité et la reproduction sociale sous l’espèce de la monnaie, conçue
comme personne qui ne meurt pas, alors que la société médiévale les pense sous la forme de
l’immortalité corporative [E. Kantorowicz, « Christus-Fiscus », dans Pierre Legendre
(éd.), Mourir pour la patrie et autres textes, trad. franç., Paris, PUF, p. 59-73, 1984 (article de 1948) ;
Id., Les deux corps du roi : essai sur la théologie politique du Moyen Âge, trad. franç., Paris, Gallimard,
1989 (édition orig. 1957)].
Se fondant sur L’Économie rurale et la vie des campagnes dans l’Occident médié-
val (ixe-xve s.) de Georges Duby (1962)40, Godelier recourt à trois reprises au
Moyen Âge pour éclairer un passage de son raisonnement. Les formes de
rente foncière en travail, en nature, en argent, prélevées par le seigneur féodal,
ainsi que les formes de contrat de métayage et de fermage, sont des exemples
de répartition directement économique, à côté des Chimbu de Nouvelle Gui-
née et des Incas (p. 51-52). Les unités de mesure agraire, le « journal », la
« charrue », exprimant la surface labourable par une charrue attelée en une
journée, dépendantes des conditions du terrain et du sol, sont un exemple
de dépendance du système à des contraintes qui lui sont extérieures (p. 82,
sans renvoi en note à Duby). Enfin, le fait que les luttes entre les seigneurs
et les paysans – les paysans, libérés d’une partie des corvées et des rentes,
élargissent leurs propres ressources, s’enrichissent et, partant, enrichis-
sent aussi les seigneurs – aient pu être interprétées comme un facteur de la
croissance de l’Europe du xie au xiiie siècle est présenté comme l’illustration
d’une contradiction à l’intérieur d’un système qui ne signifie pas sa paralysie
mais, au contraire, est le moteur de sa dynamique (p. 86). La valeur d’exemple
du Moyen Âge est donc dans l’interprétation qu’en a donnée Georges Duby.
Godelier est cependant bien conscient, à l’inverse de certains, qu’historiens et
ethnologues dégagent des modèles et que c’est seulement après l’exercice de
la formalisation, sur une base comparatiste, que des théories générales doi-
vent être formulées (p. 42-43)41.
Plus marginales, car reléguées dans les notes, sont les références de Gode-
lier à la projection abusive de la notion de « féodalité » pour caractériser dif-
férentes sociétés42. Il évoque John V. Murra43 et son refus de l’interprétation
de l’empire inca comme « féodal » ou « socialiste » (p. 56-57, note 4) et Marc
Bloch, ainsi que Robert Boutruche, qui critiquent les prétendues féodalités
40. Traduction en italien en 1966, en anglais et en espagnol en 1968. Voir Dominique Iogna-
Prat, « L’atelier de l’historien », dans Georges Duby, Qu’est-ce que la société féodale ?, Paris, Flam-
marion, 2002, p. vii-xxxiii ; Laurent Feller, « Georges Duby et les Études d’histoire rurale »,
Bulletin du Centre d’études médiévales d’Auxerre, Hors-série no 1 (2008) : « Georges Duby », Domi-
nique Iogna-Prat (dir.), http://cem.revues.org/document4163.html.
41. On pourrait argumenter que l’une des faiblesses des analyses, très intéressantes par
ailleurs, de Bruce Holsinger est de ne pas distinguer « théorie » et « modèle » (B. Holsinger,
« Medieval studies, postcolonial studies and the genealogies of critique », art. cité ; Id., The Pre-
modern Condition. Medievalism and the Making of Theory, Chicago-Londres, University of Chicago
Press, 2005).
42. M. Godelier se réfère également aux catégories d’« esclavage » et de « capitalisme ».
43. J. Murra, « On Inca political structure », Systems of Political Control and Bureaucracy in Human
Societies, 1958.
Eliana Magnani
CNRS – ARTeHIS UMR 5594, Auxerre/Dijon
D ans ce qui suit, j’entends m’éloigner quelque peu des pratiques histo-
riennes convenues, en préférant à l’analyse détaillée d’un cas d’étude,
à partir de laquelle on peut éventuellement tirer quelques conclusions, une
présentation qui procède plutôt par mode déductif. Je proposerai une hypo-
thèse simple que j’étayerai ensuite à l’aide de quelques cas historiques. Dans
la mesure où plusieurs études sur le sujet sont d’ores et déjà disponibles, je ne
traiterai pas des représentations spécifiques du Moyen Âge1. J’aimerais plutôt
me concentrer sur les mécanismes de production de ces représentations et sur
les raisons pour lesquelles on construit des « âges moyens » (Middling Ages,
mittlere Alter). Dans ce sens, j’estime que notre propre Moyen Âge ne repré-
sente en définitive qu’une variante parmi plusieurs autres « âges moyens ».
Que « le passé » serve à construire, imaginer et légitimer des présents est
un lieu commun sans cesse redécouvert par les historiens. Et que le Passé soit
vénéré de sorte qu’on puisse assigner de l’autorité à certaines institutions
et pratiques en les présentant comme anciennes est bien connu ; ceci serait
particulièrement vrai pour les sociétés dites « traditionnelles », supposément
pénétrées de révérence pour le Passé. Il faut reconnaître cependant que cela
reste trop général pour faire avancer notre réflexion. De fait, les « sociétés tra-
ditionnelles » témoignent de tout un éventail d’attitudes à l’égard du passé.
De même, le Passé n’est jamais entièrement partagé 2, mais peut toujours
1. Paul Lehmann, Vom Mittelalter und von der lateinischen Philologie des Mittelalters, München,
Beck, 1914 ; George Gordon, Medium Aevum and the Middle Ages, Oxford, Clarendon Press,
1925 ; Horst Günther, « Neuzeit, Mittelalter, Altertum », dans Historisches Wörterbuch der Phi-
losophie, Joachim Ritter et Karl Gründer (dir.), vol. 6, Bâle/Stuttgart, 1984, col. 782-798 ; Uwe
Neddermeyer, Das Mittelalter in der deutschen Historiographie vom 15. bis zum 18. Jahrhundert :
Geschichtsgliederung und Epochenverständnis in der frühen Neuzeit, Cologne, Böhlau, 1995 ; sur l’in-
térêt récent pour le « médiévalisme » et ses déclinaisons nationales, voir la série d’ouvrages de
Boydell and Brewer, Studies in Medievalism.
2. Cf. E. R. Leach, Political Systems of Highland Burma : A Study of Kachin Social Structure, Londres,
London School of Economics and Political Science, 1954, p. 265-266, 277-278 ; Jack Goody,
« Against “ritual” : loosely structured thoughts on a loosely defined topic », dans Secular Ritual,
Sally F. Moore et Barbara G. Meyerhoff (dir.), Amsterdam, Van Gorcum, 1977, p. 25-35.
3. Pour une tentative de préciser quelques contraintes formelles pour évoquer le passé, cf.
Arjun Appadurai, « The past as a scarce resource », Man, 16 : 2 (1981), p. 201-219, surtout
p. 203.
4. Cf. J. G. A. Pocock, « The origins of the study of the past : a comparative approach », Com-
parative Studies in Society and History, 4 (1961-1962), p. 209-246, surtout p. 213-214.
Les âges moyens (« Middling Ages », Mittlere Alter) de toutes sortes ne sont pas
seulement des passés vénérables, mais des segments temporels spécifiques
qui sont considérés à la fois comme anciens et récents, honorables et récu-
pérables. Ce que l’époque moderne a désigné comme « Moyen Âge » n’en est
qu’une variante. De fait, la fascination exercée par le Moyen Âge ne peut se
réduire à l’autorité que l’on attribue aux choses anciennes. Elle est intime-
ment liée à son statut particulier, qui est à la fois vénérable et récupérable à dif-
férents degrés. Selon des contextes variés, différents âges moyens peuvent se
construire. Parfois, ce qui est souligné est leur distance, leur altérité ; d’autres
fois, c’est au contraire leur apparente proximité avec le présent ou le futur.
Cependant, leur attrait particulier dépend de leur position intermédiaire (mid-
dling) et des contradictions potentielles de celle-ci5.
Ainsi, la fascination exercée par le Moyen Âge ne trouverait pas son expli-
cation dans les limites chronologiques changeantes de la période, mais dans
sa position relative, à la fois révolue et actuelle. L’image contradictoire qui
est souvent évoquée à propos de l’époque médiévale – dépeinte tour à tour
comme sophistiquée et primitive, moderne et archaïque, méprisée et dési-
rée6 –, ne découlerait pas seulement de l’hétérogénéité de la culture médié-
vale, laquelle fut forgée à partir d’apports provenant d’une variété de civili-
sations et de modes d’organisation sociale, mais également des demandes
nécessairement contradictoires propres à tout âge moyen, à la fois lointain et
proche. En effet, on pourrait suggérer, non sans précaution, que l’illustre car-
rière du Moyen Âge en tant qu’objet d’étude serait due en partie à la rencontre
entre un segment hétérogène du passé et un regard académique disposé à
reconnaître cette hétérogénéité – bien que cette reconnaissance ait émergé
d’aigres débats entre écoles historiques et nationales, qui ont mis en évidence
5. Une observation similaire a été faite par Jeffrey Jerome Cohen, « Introduction : Midco-
lonial », dans Id. (dir.), The Postcolonial Middle Ages, Basingstoke, Macmillan, 2000, p. 1-18, ici
p. 5 (« interminable, difficult middle »).
6. Otto Gerhard Oexle, « Das entzweite Mittelalter, », dans Die Deutschen und ihr Mittelalter :
Themen und Funktionen moderner Geschichtsbilder vom Mittelalter, Gerd Althoff (dir.), Darmstadt,
Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1992, p. 7-28 ; Id., « Das Bild der Moderne vom Mittel
alter und die moderne Mittelalterforschung », Frühmittelalterliche Studien, 24 (1990), p. 1-22.
7. Anthony Grafton et Lisa Jardine, From Humanism to the Humanities : Education and the Libe-
ral Arts in Fifteenth and Sixteenth-Century Europe, Cambridge (Massachusetts), Harvard University
Press, 1986 ; Rebecca W. Bushnell, A Culture of Teaching : Early Modern Humanism in Theory and
Practice, Ithaca et Londres, Cornell University Press, 1996 ; Robert A. Kaster, Guardians of Lan-
guage : The Grammarian and Society in Late Antiquity, Berkeley, University of California Press, 1986.
8. Rappelons la conception qu’avait Émile Littré du Moyen Âge comme un « anneau philolo-
gique » faisant le lien entre les périodes classique et moderne et qui, de ce fait, plaçait le fran-
çais « à la fois comme la plus ancienne et la plus moderne des principales langues romanes » :
Stephen J. Nichols, « Modernism and the politics of medieval studies », dans Medievalism and
the Modern Temper, R. Howard Bloch et Stephen J. Nichols (dir.), Baltimore et Londres, John
Hopkins University Press, 1996, p. 25-56, notamment p. 34-40.
9. Après la Réforme, ce ne fut pas la simple présence des nombreux vestiges appartenant aux
monastères dissous mais le fait que le monachisme fut considéré comme une alternative viable
qui en fit un élément fondamental de la représentation du « Moyen Âge ». Cf. Keith Thomas,
The Perception of the Past in Early Modern England, Londres, University of London, 1983.
10. Plusieurs moyen-âges ont ainsi été construits, à l’instar par exemple du Moyen Âge indien.
Dans l’histoire juive, une perspective nationaliste influente a décrété de manière similaire que
la société juive « traditionnelle » d’Europe de l’Est a existé jusqu’à la fin du « Moyen Âge »,
soit jusqu’à la crise provoquée par les Lumières et la Révolution française. Pour ce qui est de
l’exemple japonais, cf. Tom Keirstead, « Medieval Japan : taking the Middle Ages outside
Europe », History Compass, 2 (2004), p. 1-14 ; sur l’Inde, cf. Ronald B. Inden, Imagining India,
Oxford, Basil Blackwell, 1990.
11. Dans ce sens, elles vont au-delà de la « théorie des survivances » de Tylor. Cf. Margaret
T. Hodgen, The Doctrine of Survivals : A Chapter in the History of Scientific Method in the Study of Man,
Londres, Allenson and Company, 1936.
vivante, mais ce rôle pouvait aussi être assumé par des populations entières.
De fait, l’entreprise qui guidait la construction de reliques historiques au sein
des sociétés européennes diffère en fait très peu de celle qui a servi à nier la
contemporanéité des sociétés coloniales en les reléguant dans un ordre tem-
porel différent12. Pour Henry Maine (1822-1888), l’Inde était ce que Ronald
Inden avait nommé un « musée vivant ». Les « dirigeants britanniques de
l’Inde », observait Maine dans une remarque célèbre, sont « des hommes qui
sont censés garder les montres à la bonne heure dans deux longitudes à la
fois13 ». D’où la nécessité d’intervenir, d’imposer un changement en prove-
nance de l’extérieur. Ceci s’applique tout autant aux perceptions sionistes de
la Palestine14. En même temps, les reliques vivantes ont souvent été évoquées
afin d’appuyer la pertinence d’un âge moyen plus ou moins imaginé. Ce lien
est particulièrement évident dans le cas où des communautés paysannes sont
décrites comme immuables, une opération qui doit d’ailleurs beaucoup à la
perception des Britanniques à l’égard de la société indienne15.
Ce ne sont pas seulement les groupes sociaux mais également la langue que
l’on peut présenter comme une relique vivante à revitaliser. Dans son ambi-
tieux Handbuch der allgemeinen Staatenkunde, publié à Winterthur en 180816, le
Suisse Carl Ludwig von Haller (1768-1854), un opposant avoué de la Révolu-
tion française et de la modernité, a voulu présenter son propre système alter-
natif. Ce dernier fut conçu comme une théorie politique non-théorique basée
sur ce qu’il nommait des principes divins et naturels, c’est-à-dire des prin-
cipes puisés dans le passé. Comme d’autres penseurs conservateurs, Haller
12. Johannes Fabian, Time and the Other : How Anthropology Makes its Object, New York, Colum-
bia University Press, 1983 ; Eric R. Wolf, Europe and the People without History, Berkeley, Univer-
sity of California Press, 1982. Voir aussi Ian J. McNiven et Lynette Russel, « Antiquation :
Aboriginal people as living fossils », dans Appropriated Pasts : Indigenous Peoples and the Colonial
Culture of Archaeology, Lanham, Altamira Press, 2005, p. 50-87.
13. Ronald B. Inden, Imagining India, Oxford, Blackwell, 1990, p. 138 ; Henry S. Maine,
« The effects of observation of India on modern European thought », dans The Rede Lecture,
Cambridge, 1875, réimp. dans Id., Village-communities in the East and West, New York, Holt and
Company, 1876, p. 203-239, ici p. 237. Voir aussi John M. Ganim, « Native studies : orienta-
lism and medievalism », dans The Post-Colonial Middle Ages, op. cit., p. 123-134.
14. Pour un compte-rendu récent et utile, cf. Haim Gerber, « Zionism, orientalism and the
Palestinians », Journal of Palestine Studies, 33 : 1 (2003), p. 23-41.
15. Clive Dewey, « Images of the village community : a study in Anglo-Indian ideology »,
Modern Asian Studies, 6 (1972), p. 291-328.
16. Carl Ludwig von Haller, Handbuch der allgemeinen Staatenkunde, des darauf gegründeten
allgemeinen Staatsrechts und der allgemeinen Staatsklugheit nach den Gesetzen der Natur, Winterthur,
Steinerischen Buchhandlung, 1808.
17. Hans Robert Jauss, « Modernity and literary tradition », Critical Inquiry, 31 : 2 (2005),
p. 329-364, surtout p. 360-363.
18. Haller, Handbuch der allgemeinen Staatenkunde, op. cit., p. 57, n. 4.
19. Gadi Algazi, « Otto Brunner : “Konkrete Ordnung” und Sprache der Zeit », dans Geschichte
als Legitimationswissenschaft, 1918-1945, Peter Schöttler (dir.), Frankfurt am Main, Suhrkamp,
1997, p. 166-203.
20. Je ne cherche pas à résumer l’ensemble des travaux de Riehl, qui sont un mélange fascinant
d’observations judicieuses et d’interprétations fautives ponctué d’intuitions remarquables,
mais à reconstruire la logique d’un de ses principaux arguments. Parmi les nombreuses et
riches études sur Riehl, cf. Mary Beth Stein, « Wilhelm Heinrich Riehl and the scientific-lite-
rary formation of “volkskunde” », German Studies Review, 24 : 3 (2001), p. 487-512.
21. Pour une tentative contemporaine de reprendre le défi de Riehl en cultivant la mémoire au
sein de familles nobles, cf. Susan A. Crane, « (Not) writing History : rethinking the intersec-
tions of personal history and collective memory with Hans von Aufsess », History and Memory,
8 : 1 (1996), p. 5-29.
22. Wilhelm Riehl, Naturgeschichte des Volks als Grundlage einer deutschen Social-Politik (1851-1869,
avec de nombreuses rééditions subséquentes) ; le second volume, Land und Leute, a paru en
1854. Toutes les références suivantes, sauf mention du contraire, sont de la première édition :
Die bürgerliche Gesellschaft, Stuttgart et Tübingen, Cotta, 1851, livre 1, 1re partie, p. 33-115.
C’est seulement dans l’état paysan que l’histoire de l’ancien Volk allemand se
prolonge encore incarné (leibhaftig) dans le monde moderne.
Tous les autres groupes sociaux, écrit Riehl, ont abandonné leur milieu
originel et échangé leurs anciennes singularités au profit du pouvoir unifor-
misant de la civilisation ; mais pas celui des paysans :
Étudier la condition paysanne, c’est étudier l’histoire. Les mœurs des paysans
sont des archives vivantes, un recueil de sources historiques d’une valeur ines-
timable23.
Les paysans incarnent la résilience et la ténacité (Zähigkeit). Même leur pas-
sivité notoire ou léthargie (Trägheit) devient une vertu, la manifestation spon-
tanée d’un conservatisme véritable, car « le paysan n’a pas appris l’histoire, il
est lui même historique24 » ; les « traditions obscures » préservées par les pay-
sans nous permettent d’avoir accès aux recoins les plus lointains du passé25.
Les paysans de Riehl ne sont pas des sujets conscients mais de vrais récep-
tacles de l’histoire. Un passage des Annales de Fulda rédigées au ixe siècle
peut ainsi être expliqué en faisant référence aux villages de Westerwald du
xixe siècle. De même, on peut étudier les expressions faciales des sculptures
du xiiie siècle à la Elisabethkirche de Marburg en les comparant aux faciès des
paysans contemporains de la Hesse26. En construisant de telles continuités,
Riehl ne manifeste pas un intérêt purement académique : le Moyen Âge est
toujours présent, non seulement récupérable mais souhaitable, parce que les
paysans possèdent toujours la fierté noble qui est propre à un véritable esprit
corporatif27.
23. In dem Bauernstande allein noch ragt die Geschichte alten deutschen Volksthums leibhaftig in die
moderne Welt herüber. Der Bauer hat keine Geschichte gelernt, aber er ist historisch. Alle anderen Stände
sind aus ihren ursprünglichen Kreisen herausgetreten, haben ihre uralten Besonderheiten gegen die Auseb-
nungen einer allgemeinen Zivilisation dahingegeben, die Bauernschaft allein existirt noch als unberührba-
rer, organisch selbstständiger Stand. Die bäuerlichen Zustände studiren, heißt Geschichte studiren, die Sitte
des Bauern ist ein lebendiges Archiv, eine historische Quellensammlung von unschätzbarem Wert, Riehl,
Naturgeschichte, op. cit., p. 35.
24. Riehl, Naturgeschichte, op. cit., p. 33, 35.
25. In Zeitläufe, zu welchen keine Geschichtsschreibung mehr hinausreicht nur noch die dunkle Tradition,
welche uns die Bauern bewahrt haben (Riehl, Naturgeschichte, op. cit., p. 39). Dans les éditions sui-
vantes, l’expression « dunkle Tradition » a été remplacée par « dunkle Kunde », connaissance
obscure.
26. Riehl, Naturgeschichte, op. cit., p. 35-36, 42.
27. Riehl, Naturgeschichte, op. cit., p. 51. Dans les éditions suivantes, « Corporationsgeist » a
été remplacé par « Standesgeist », esprit-état.
Ces prémisses ont permis à Riehl de discuter longuement de la vie des pay-
sans, engendrant un mélange d’observations perspicaces (par exemple, celles
concernant l’usage des noms ou celles portant sur la justice rurale) et d’absur-
dités évidentes. Pourtant, malgré son apparent caractère concret, le présent-
passé de Riehl tend à ressembler à une apparition fuyante, dans la mesure
où il se préoccupait davantage de l’esprit incarné d’un état (au sens d’ordo)
que des paysans réels. En fait, un processus de substitution est constamment
à l’œuvre chez Riehl : le peuple (Volk) est censé préserver les bonnes vieilles
traditions, mais les paysans incarnent le peuple encore plus que les autres.
Néanmoins lorsqu’on approche des paysans, il est nécessaire de prendre cer-
taines précautions, car il s’en trouve parmi eux qui ont échoué dans leur rôle
d’archives vivantes, ayant déjà été contaminés par la modernité. D’où l’émer-
gence d’une nouvelle figure dans l’ouvrage de Riehl, celle des Hofbauern qui,
vivant dans un relatif isolement au sein de leurs hameaux, auraient préservé
plus fidèlement que d’autres les mœurs de leurs ancêtres. Ces derniers repré-
sentent alors la figure « la plus authentique du paysan historique ».
Pour autant, ceci ne suffit pas pour produire des reliques vivantes placées
en sécurité à l’abri des tentations et des changements du présent. Les paysans
peuvent être contaminés par des prolétaires, des enseignants de village et,
plus généralement, par des citadins. Riehl identifie donc une couche de la
paysannerie plus profonde et plus fiable sur laquelle les anciennes traditions
peuvent être projetées et redécouvertes avec plus d’assurance : « Les épouses
et les mères chassent de la tête des hommes tout ce que les influences exté-
rieures ont pu y déposer28. » Autour du foyer de la maison, la femme peut
plus facilement préserver l’identité du « Volk » (Volkstum), alors que l’homme,
nécessairement en contact avec le monde extérieur, est obligé d’abandonner
ses traits revêches. En effet, les reliques vivantes sont des êtres fuyants ; elles
sont une projection sociale que l’on doit parfois maintenir par une rigoureuse
discipline. L’attention que Riehl porte aux femmes n’est guère fortuite, car
elle a beaucoup à voir avec l’image commune qu’on se faisait alors de celles-ci
en tant que dépositaires chéries de valeurs précieuses qui ont besoin d’être
protégées contre elles-mêmes29. D’ailleurs, l’analogie est parfois explicite : un
28. Allein, wie wir es bei Völkern, deren Stamm und Wesen bedrängt ist, häufig finden : die Frauen und
Mütter bringen den Männern wieder aus dem Sinn, was von fremden Einfluß sich festgesetzt hat. Daheim
am Herde mag die Frau leicht das ererbte Volksthum bewahren, während der Mann gezwungen ist, im Verkehr
und Wandel die schroffe Eigenthümlichkeit abzustreifen, Riehl, Naturgeschichte, op. cit., p. 38.
29. Sur les constructions de la sphère féminine en réaction au changement social, cf. Barbara
Welter, « The cult of true womanhood », American Quarterly, 18 (1966), p. 151-174 ; Nancy
Cott, The Bonds of Womenhood : « Woman’s Sphere » in New England, 1780-1835, New Haven, Yale
University Press, 1977.
paysan éclairé, explique Riehl, est comme une femme donnant dans la philo-
sophie, comme un bas-bleu en blouse de travail30.
De telles similitudes n’ont pas échappé aux historiens ; ce qui nous inté-
resse ici sont les opérations sous-jacentes à de telles affirmations. Le proces-
sus répété de substitution qui est à l’œuvre dans la caractérisation des reliques
vivantes est symptomatique des nécessaires contradictions qui sous-tendent
leur construction. Si l’évocation d’âges moyens se fait par un va-et-vient
constant entre l’effort de les représenter comme lointains et vénérables et
l’effort d’affirmer leur proximité et leur présence potentielle, des contradic-
tions analogues sont également impliquées dans la construction des reliques
vivantes. Les représenter comme des objets de musée nuirait à leurs préten-
dues pertinence et applicabilité. Les représenter de manière trop vivante ris-
querait de les rendre altérables, modernes, incapables d’incarner avec le plus
d’authenticité possible les modèles anciens. Les reliques vivantes sont-elles
vraiment fiables ? Jusqu’où peut-on insuffler la vie dans les vestiges du passé
sans courir de risques ? C’est ici qu’une vision romantique et idéalisée des
reliques vivantes peut s’inverser en son contraire ravageur.
Les paysans, explique Riehl, n’ont aucune conscience historique compa-
rable à celle des aristocrates. Les paysans sont eux-mêmes un élément du
passé. Ils ne connaissent rien de l’histoire de l’empire médiéval ou de l’his-
toire politique en général, mais des traces de la servitude médiévale sont tou-
jours présentes dans bon nombre de leurs coutumes et figures du langage :
« Le paysan n’a pas étudié l’histoire et n’a rien d’un antiquaire ; ses coutumes
seules sont son histoire et les antiquités qu’il prise sont sa propre personne
et son milieu31. » Les paysans ne possèdent pas le passé, c’est le passé qui les
possède. Mais alors, quand et comment les modèles que Riehl désire propa-
ger leur ont-ils été inculqués ? Si les paysans, inactifs et immobiles, ne sont
pas des sujets mais des objets, des archives vivantes, qui donc a construit ces
archives ? Les paysans n’ont pas pu eux-mêmes les construire, pas plus qu’ils
ne peuvent maintenant les gérer. Par ailleurs, si l’on accorde ce rôle à un agent
extérieur, on réintroduit les paysans dans la société et le temps historique ; ils
ne sont plus alors une essence isolée et intemporelle mais bien le produit de
relations sociales.
30. Ein Bauer, der im Sinne des rationalistischen Polizeistaates aufgeklärt geworden, ist gleich einem philo-
sophierenden Frauenzimmer, ein Blaustrumpf im Kittel, Riehl, Naturgeschichte, op. cit., p. 72.
31. Denn er hat ja keine Geschichte studirt, er ist überhaupt kein Geschichts- oder Alterthumsfreund, seine
Sitte nur ist seine Geschichte, und er selber und was an ihm hängt, das einzige Alterthum, welches er ästimirt,
Riehl, Naturgeschichte, op. cit., p. 44.
32. […] der Druck des Mittelalters ist für den deutschen Bauernstand eine Zuchtschule des Lebens geworden,
und eine seiner kostbarsten Tugenden, seine unendliche Zähigkeit, hat er dieser zu danken, Riehl, Natur-
geschichte, op. cit., p. 45.
33. Riehl, Naturgeschichte, op. cit., p. 46.
des mesures plus sévères. Pour l’essentiel, il propose une purification sociale
systématique qui consiste à « amputer » du corps social les membres dégéné-
rés en les poussant à émigrer :
D’abord, l’état paysan doit être purifié. Il existe deux types de paysans dégéné-
rés. Le premier regroupe les dégénérés que nous venons de décrire, chez qui
la ruine morale s’associe à une ruine économique. La société peut s’en débar-
rasser seulement d’une manière chirurgicale, c’est-à-dire en procédant à une
amputation complète. Il n’existe alors d’autre choix qu’inciter rapidement et
énergiquement l’émigration des communautés dégénérées tout entières de
même que ce type d’individus34.
Ce qui se présente ici comme une solution sévère que l’on doit imposer, à
savoir se débarrasser des paysans dégénérés, revient ailleurs dans son argu-
mentation sous la forme d’une vocation choisie. Le paysan allemand, dit
Riehl, est un colon dans l’âme. Sa ténacité et sa persévérance l’ont préparé
à sa vocation historique mondiale, celle de répandre l’esprit allemand et la
morale allemande aux quatre coins du monde. La colonisation est alors sur-
tout présentée comme un moyen pour régénérer les personnes de haut niveau
qui sont menacées d’être déclassées. Elle ouvre la voie à la transformation per-
sonnelle. En Allemagne, une personne respectée serait humiliée si elle devait
adopter un mode de vie rural, mais « de l’autre côté de l’océan, elle n’en aurait
guère honte ». La vie du colon, c’est-à-dire celle du paysan, est un véritable
remède, dit Riehl, une purge complète de l’organisme malade.
Dès lors, le mouvement imaginé au sein du paysage social se transforme
en retour vers le passé, révélant ainsi le lien entre la production des âges
moyens et le culte des reliques vivantes. Pour Riehl, la leçon que doivent
retenir les hommes politiques est que « c’est dans le mode de vie paysan et
dans la morale paysanne » – signifiant ici le colonialisme – « que les parties
corrompues de la société peuvent être régénérées35 ». Le colonialisme devient,
34. Es gilt vorab, den Bauernstand zu reinigen. Wir haben zwei Hauptarten von verdorbenen Bauern.
Die eine bilden jene von uns hinreichend gezeichneten Entarteten, bei welchen sich der sittliche Ruin zu dem
ökonomischen gesellt. Von ihnen kann die Gesellschaft nur auf chirurgischem Wege befreit werden, nämlich
durch eine möglichst umfassende Amputation. Hier kann es sich nur darum handeln, wie die Auswanderung
von ganzen derartigen verkommenen Gemeinden wie von Einzelnen möglichst rasch und kräftig befördert
werde, Riehl, Naturgeschichte, op. cit., p. 104.
35. Der zurückgekommene, zerfahrene, mit seinem Loose, seiner Heimath zerfallene Mann aus höheren
Gesellschaftsschichten findet zuletzt Rettung und Genesung nur noch darin, – daß er Bauer wird. Er besitzt
vielleicht noch Mittel genug, um sich in Deutschland ein Ackergut zu erwerben, aber so recht eigentlich Bauer
werden könnte er in Deutschland nicht, die Verhältnisse, in denen er aufgewachsen und welchen er entfliehen
will, würden ihn hier auch hinter dem Pfluge verfolgen, er würde sich hier des neuen Berufes schämen. Aber
jenseits des Oceans schämt er sich dessen nicht. So gestaltet sich hier das Colonistenleben – d. h. das Bauern-
leben – zu einer rechten Luft- und Wassercur, die den ganzen kranken Organismus gründlich ausfegt. Wer
dans ce contexte, un moyen par lequel peut s’opérer une transformation mira-
culeuse du présent en un passé imaginé. Il permet de se débarrasser des pay-
sans dégénérés, ces reliques vivantes peu fiables, mais aussi de régénérer, de
ressusciter les classes moyennes menacées. L’idéologie des survivances (sur-
vivalism), explique Michael Fotiadis, peut fonctionner comme une « machine
à remonter le temps puissante et extrêmement polyvalente36 ». L’affinité entre
le médiévalisme et le colonialisme ne s’épuise pas dans l’analogie entre la
construction des âges moyens et reliques vivantes et la dénégation de l’his-
toricité des peuples « sans histoire » ; elle consiste aussi dans l’opération de
surmonter ce décalage par la transformation brutale de l’espace à coloniser,
conçu comme existant en dehors du temps historique. La réalité coloniale
est imaginée chez Riehl comme l’équivalent moderne de cette « dure école
de la vie » du Moyen Âge qui a su inculquer de si vertueuses caractéristiques
aux vrais paysans37. Ainsi, en nous concentrant davantage sur la dimension
coloniale des mécanismes sociaux du Moyen Âge38, sommes-nous en mesure
de repenser le rôle du colonialisme et du modernisme dans la construction
historienne du Moyen Âge39.
Les paysans ou, mieux encore, die Bauernschaft ou das Bauerntum réifiés,
étaient, au même titre que les chancelleries et les actes légaux de Haller, des
nirgends mehr seinen Frieden mehr finden konnte, der findet ihn im Urwald – als Bauer, und zwar nicht als
faulenzer Oeconom, sondern als ein Bauer im Wortsinne, der Schwielen in den Händen hat und im Schweiße
seines Angesichts sein saures Brod ißt. Es liegt für den Staatsmann ein deutungsschwerer Fingerzeig in dieser
Thatsache, daß die abgestandenen Theile der Gesellschaft zuletzt in Bauernleben und Bauernsitte sich wieder
erfrischen, Riehl, Naturgeschichte, op. cit., p. 56.
36. Michael Fotiadis, « Modernity and the past-still-present : politics of time in the birth
of regional archaeological projects in Greece », American Journal of Archaeology, 99 : 1 (1995),
p. 59-78, ici p. 99.
37. Cf. Susanne Zantop, Colonial Fantasies : Conquest, Family, and Nation in Precolonial Germany,
1770-1870, Durham, N.C., Duke University Press, 1997. Le lien entre la construction de son
propre temps, révolu, et celle du temps d’un territoire colonial est suggéré par John Dagenais
et Margaret R. Greer, « Decolonizing the Middle Ages : Introduction », Journal of Medieval and
Early Modern Studies, 30 : 3 (2000), p. 431-448.
38. Pour une perspective coloniale des sociétés médiévales, cf. Robert Bartlett et Angus
McKay (dir.), Medieval Frontier Societies, Oxford, Clarendon Press, 1989 ; Robert Bartlett, The
Making of Europe : Conquest, Colonization and Cultural Change 950-1350, London, Penguin, 1994 ;
Michel Balard et Alain Ducellier (dir.), Coloniser au Moyen Âge, Paris, A. Colin, 1995 ;
Florence Bourgne, Leo M. Carruthers et Arlette Sancery (dir.), Un espace colonial et ses
avatars : naissance d’identités nationales : Angleterre, France, Irlande, ve-xve siècles, Paris, Presses de
l’université Paris-Sorbonne, 2008 ; Felipe Fernandez-Armesto et James Muldoon (dir.),
Internal Colonization in Medieval Europe, Burlington, VT, Ashgate, 2008.
39. Pour un cas d’étude exemplaire, cf. Roni Ellenblum, Crusader Castles and Modern Histories,
Cambridge, Cambridge University Press, 2007, deuxième partie.
Il est très tentant de considérer les figures des âges moyens et des reliques
vivantes comme des marques de la modernité. C’est en effet possible. Mais
alors, leur construction ne reposerait pas seulement sur la conscience d’une
rupture avec le passé, comme le veut par exemple Pocock, mais supposerait
une double opération, plus complexe, opposant la modernité à la fois à un
passé ancien et classique et à un temps intermédiaire, un medium aevum. Or,
ce qui m’intéresse davantage, c’est la figuration historique qui engendre ces
figures de pensée et, plus précisément, la relation au monde social qu’elles
expriment. Pour mieux l’illustrer, la brève présentation d’un troisième
exemple me paraît utile.
Les deux procédés, inventer un âge moyen et créer un univers social
hybride, sont déjà à l’œuvre chez Nicolas de Cues, l’un des plus influents
ecclésiastiques et philosophes du xve siècle, qui est aussi un avocat d’origine
rurale42. En effet, Nicolas de Cues utilise les deux procédés dans ses ouvrages.
Il invente un âge moyen, qu’il tend à situer au temps des empereurs ottoniens.
Contrairement à l’Antiquité classique, cette période était à la fois vénérable et
assez proche pour être récupérée par le biais d’une reformatio soutenue, une
reductio reformativa. C’est dans cette période qu’il identifie des sources perti-
nentes pour les réformes politiques de son époque. Par ailleurs, Nicolas de
Cues fait de la campagne un monde à l’abri des changements historiques, qui
a su conserver les anciennes institutions, afin d’étayer ses prétentions selon
lesquelles ces mêmes institutions, notamment les assemblées législatives,
peuvent être citées et exploitées pour mener à la réforme de l’empire. Déjà en
1429-1430, Nicolas de Cues prétend qu’en lisant le code des lois barbares du
haut Moyen Âge (leges Barbarorum) il reconnaît dans les institutions qui y sont
décrites celles qu’on retrouve dans la campagne de sa province natale43. Son
interprétation est donc liée à sa position sociale, soit celle d’un intellectuel
qui s’imagine comme l’incarnation de l’alliance du savoir et du pouvoir et qui
propose de réaménager le paysage social.
Une relique vivante doit être considérée comme soustraite aux changements
historiques et aux transformations de la société dans son ensemble, mais elle
doit en même temps se prêter entièrement à l’observation et à l’émulation.
En effet, ce n’est pas la reconnaissance tout à fait acceptable de différents
rythmes et directions du changement au sein de divers domaines sociaux qui
est la caractéristique distinctive de la construction des reliques vivantes, mais
bien une double action : l’insistance sur le fait qu’elles sont séparées et loin-
taines tout en affirmant qu’elles sont accessibles. La construction de reliques
vivantes et d’âges moyens n’est pas seulement une opération intellectuelle,
mais une stratégie sociale par laquelle les élites en général et les intellectuels
en particulier peuvent se positionner face aux conditions qui régissent leur
propre société, celles qu’ils cherchent à répudier, à éloigner, à réformer ou
à régénérer. On pourrait même parler de l’aspiration à coloniser le monde
social ordinaire. Dans ce sens, la question de savoir comment Le passé ou
43. Has [leges] ego vidi seriatim omnes collectas et expertus sum multas de illis, et maxime potiores, in
vulgari usu ex antiqua introductione cum suis formis maxime in iudiciis ruralibus potius quam in oppidis et
civitatibus propter forte supervenientia statuta municipalia haberi. Cusanus, Concordantia catholica catho-
lica libri tres, dans Opera omnia, Gerhard Kallen (éd.), vol. 14, Hamburg, 1964, lib. III, cap. 25,
par. 474 (p. 423). Peter Schaeffer, « The emergence of the concept “medieval” in Central
European humanism », The Sixteenth Century Journal, 7 : 2 (1976), p. 21-30, remarque qu’il ne faut
pas croire que les humanistes see the Middle Ages in their entirety as an historic period, perhaps because
the humanists of the sixteenth century as well as a number of generations still to come were too deeply immer-
sed in surviving medieval forms of institutions, social structures and literary conventions, customs of life and
habits of thought, to see the Middle Ages in our understanding of the word as definitively and irrevocably
past. Raison pour laquelle l’« âge moyen » de Nicolas de Cues ne peut être notre Moyen Âge.
des périodes historiques dans leur totalité deviennent pertinents peut être
momentanément écartée. Plutôt que de s’intéresser au passé, il serait alors
préférable d’observer des segments précis (et non seulement les classiques) ;
et en essayant de comprendre leurs usages sociaux, on pourrait étudier les
relations particulières entre les groupes sociaux qui projettent l’un sur l’autre
des segments du passé ou qui tentent de se débarrasser des images qui leur
sont imposées de la sorte. Ainsi, les contextes coloniaux et les représentations
du paysage social rural démontrent comment certains groupes cherchent à
produire le passé des autres, en leur niant souvent une historicité et la relation
sociale qui consiste précisément en la construction de leur passé.
Gadi Algazi
Université de Tel-Aviv, Israël
O n parle souvent de nos jours des craintes qui pèsent sur l’enseignement
de l’histoire médiévale. La question du sens actuel de cet enseignement
peut d’abord être définie comme étant de nature propédeutique. Elle invite
à une confrontation entre les diverses expériences concernant sa pratique et
son outillage méthodologique et mental, aussi bien dans le cadre du lycée
que dans celui de l’Université. Elle appelle aussi à une méditation sur ce que
le Moyen Âge peut enseigner aux sociétés contemporaines, qui sont à la fois
plongées dans un nouvel illettrisme et assoiffées d’images d’un Moyen Âge à
consommation rapide, doublé d’une irrationalité rassurante, puisque dépas-
sée… Posée de la sorte, notre question ne peut admettre que la forme d’une
adlocutio au « bon combat », à l’instar de celle que viennent de faire Joseph
Morsel et Christine Ducourtieux, contre l’obscurantisme et la sottise1. Plutôt
que d’un dialogue, il s’agit effectivement d’un combat, car il n’y a pas de débat
possible avec ceux qui croient nécessaire de faire disparaître de notre horizon
de réflexion des pans entiers du passé des sociétés, quelles qu’elles soient.
Mais s’il est évident que l’histoire médiévale reste citoyenne à part entière
dans toute éducation qui se prétend telle, l’unanimité disparaît dès que l’on
cherche à définir l’objet de cet enseignement. Disons tout de suite que cela
n’est pas bien grave : l’unanimité n’est pas nécessaire ni même souhaitable
dans les études historiques, qui, par ailleurs, peuvent aussi se passer des
définitions. Il faut simplement admettre que la question du sens actuel de
cet enseignement ne trouve pas de réponse satisfaisante dans son propre
domaine, c’est-à-dire dans celui de la propédeutique. Elle renvoie forcément
à la sphère de la recherche et tout particulièrement au débat sur la spécificité
1. J. Morsel, avec la collaboration de C. Ducourtieux, L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de
combat… Réflexions sur les finalités de l’Histoire du Moyen Âge destinées à une société dans laquelle même les
étudiants d’Histoire s’interrogent. LAMOP – Paris 1, 2007.
2. Une précision : on ne saurait réduire la notion de coordonnées mentales à celles de menta-
lités collectives. On parlera par la suite, par exemple, d’un nouveau sens de l’infini chez Plotin.
Cela ne veut pas dire qu’un quelconque « collectif » ait attendu la rédaction des Ennéades par
Porphyre pour se convertir au christianisme. Mais il se trouve que le processus historique de
constitution du christianisme comme doctrine présuppose logiquement la notion plotinienne
d’infini et, donc, il faudra que le chrétien, pour le devenir, adopte cette notion, même sans
l’avoir lue chez Plotin. Ce qui nous intéresse dans l’hypothèse en question, c’est la possibilité
de saisir l’histoire de la configuration interne d’un système de pensée à partir de prémisses plus
larges que celles de l’histoire des idées stricto sensu, car elles embrassent des pratiques funé-
raires comme l’inhumation, des catégories psychologiques comme les nouveaux attributs du
portrait depuis Hadrien et l’endon daimon de Marc Aurèle, des topiques comme le sublime, des
sentiments de la forme plastique comme ceux qui surviennent dans l’Arc de Constantin, etc.
Même si l’idée de « l’unité de toutes les manifestations de civilisation » (Burckhardt) n’est plus
de rigueur de nos jours, il est indéniable que tout cela semble se répondre et forme, à ce titre, ce
que nous appelons les coordonnées mentales d’une période historique.
Originalité et naissance
S’il faut, pour que le débat avance, partir de préalables communs, l’his-
torien du Moyen Âge doit, à notre sens, se garder d’une première tentation
dont il se défend parfois assez mal, celle de la genèse. L’idée surannée selon
laquelle le Moyen Âge est un âge d’attente après la catastrophe ne saurait être
remplacée par un Moyen Âge dans lequel on est censé entrevoir la « nais-
sance de l’Europe » ou les « genèses de la modernité3 ». Il est pour le moins
paradoxal que les médiévistes considèrent plus riche de futur que de passé la
période historique à laquelle ils se consacrent. Dans une interview accordée
en 1999 à L’Histoire, J. Le Goff affirmait : « Le Moyen Âge est notre jeunesse ;
peut-être notre enfance. » Il voit ensuite le Moyen Âge « émerger » de l’Anti-
quité pendant les ive et ve siècles4. Or, la notion d’émergence, née au début du
xxe siècle justement en opposition à celle de « résultante » et dans un contexte
intellectuel éloigné de l’histoire – celui de la « philosophy of mind5 » –, semble
ici particulièrement insuffisante, surtout parce qu’elle ne tient pas compte de
la fonction cruciale de la synthèse opérée par les années 130-300, qui fournira
le cadre mental à l’intérieur duquel les hommes du Moyen Âge bâtissent leur
interprétation du passé. Contre cette idée du Moyen Âge comme genèse, il
faudra se souvenir de la belle métaphore de Hegel selon laquelle « quand nous
désirons voir un chêne dans la robustesse de son tronc, l’expansion de ses
3. Voir, par exemple, R. Lopez, Naissance de l’Europe, Paris, 1962 ; M. de Gandillac, Genèses
de la modernité, Paris, 1991.
4. L’Histoire (236, octobre 1999, p. 80-86), republié dans Un long Moyen Âge, Paris, 2006.
5. Cf. C. Lloyd Morgan, « The case for emergent evolution », Journal of Philosophical Studies, 4,
13, 1929, p. 23-38, p. 28 : The word “emergent” was suggested by George Henry Lewes for specialized use in
contradistinction to “resultant”. Cf. C. Lloyd Morgan, « Mind and body in their relation to each
other and to external things », Scientia, 1915, cité aussi dans l’article « Émerger, emergence, un
émergent », dans A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la Philosophie, Paris, 1926.
branches et les masses de son feuillage, nous ne sommes pas satisfaits si l’on
nous montre à sa place un gland6 ».
On voit combien cette notion de genèse nuit aux études médiévales, car elle
paraît indissociable de la prétention à l’originalité. Comme tout historien, le
médiéviste s’évertue à mettre en valeur ce qu’il considère comme le caractère
particulier de la période qu’il étudie, en somme son originalité. Mais y a-t-il
un sens à rattacher la notion d’originalité à une période historique qui reste
parfaitement étrangère à la signification que nous accordons à ce terme ?
Certes, il serait absurde de prétendre que les sociétés médiévales furent
privées d’une perception complexe des différences (ou similitudes) existant
entre leur présent et leur passé. Mais cette perception ou ces perceptions, car
elles sont multiples7, n’ont en tout état de cause rien à voir avec notre notion
d’originalité, car la modernité a opéré un véritable renversement du sens pre-
mier de ce mot. Pour notre temps, l’originalité signifie grosso modo une nou-
veauté, c’est-à-dire, ce qui est inusité et sans précédent ; tout événement ou
énoncé n’est à l’heure actuelle « information » que parce qu’il est négation
de la redondance. Il puise sa raison d’être dans cette négativité par rapport au
modèle ou par rapport à la série, condition sine qua non de l’originalité, dans la
mesure où celle-ci s’affirme dans cette différence.
Or, personne n’ignore que l’adjectif originalis du latin impérial se trouve
aux antipodes de l’adjectif original, car il désigne justement ce qu’un événe-
ment ou énoncé conserve de son origo, de son origine. Être original signifiait
alors, donc, être originel : se définir par identification et par imprégnation, et
non pas par dépassement, du modèle, celui-ci n’étant à son tour pas encore
réduit à la condition de simple prototype d’une série8. L’hypostase d’original
en originalité et son renversement sémantique ne se consomment d’ailleurs
pas avant le xviiie siècle, et apparemment d’abord en Italie, avec Luigi Lanzi,
par exemple, qui décèle dans quelques œuvres de Lorenzo Credi, « certa origi-
nalità ». Aussi Plotin est-il fier de proclamer la non-originalité de sa pensée :
« Nos théories n’ont […] rien de nouveau, et elles ne sont pas d’aujourd’hui,
elles ont été énoncées il y a longtemps, mais sans être développées, et nous ne
6. Cf. G. W. F. Hegel, Phänomenologie des Geistes, Vorrede : Wo wir eine Eiche in der Kraft ihres
Stammes und in der Ausbreitung ihrer Äste und den Massen ihrer Belaubung zu sehen wünschen, sind wir
nicht zufrieden, wenn uns an dieser Stelle eine Eichel gezeigt wird, traduction française de J. Hyppolite,
Paris, 1939, p. 13.
7. Cf. Y. Hen, M. Innes (éd.), The Uses of the Past in the Early Middle Ages, Cambridge University
Press, 2000, notamment l’introduction par M. Innes, p. 1-8.
8. Rappelons que la notion moderne d’originalité est obtenue au prix de la réification de la
série, alors que celle-ci n’est elle-même qu’une succession d’événements plus ou moins divers
les uns par rapport aux autres, ainsi que par rapport à leur modèle commun.
9. Plotin, Ennéades, V, 1, 8 (Sur les trois hypostases), traduction d’Émile Bréhier (1931), Paris,
1999, p. 26. Toutes les citations successives de Plotin sont faites d’après cette traduction.
10. Cf. Porphyre, Vie de Plotin, traduction d’Émile Bréhier (1931), Paris, 1999, p. 4.
11. Cf. A. Ernout, A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine (1932), Paris, 2001,
ad vocem. Je remercie J. Angelo Oliva d’avoir attiré mon attention sur l’étymologie de auctor.
12. J. Le Goff, « Les Moyen Âge de Michelet », dans Id., Pour un autre Moyen Âge, Paris, 1977,
p. 19-45.
en veut et depuis Pétrarque on ne s’est pas lassé de le faire, souvent avec une
certaine logique, mais toujours avec des résultats restreints à une seule pers-
pective (économique, sociale, intellectuelle, religieuse, artistique, etc.) et à
une seule latitude de l’Europe.
Plus que de chronologie ou de périodisation, il faudrait parler de perma-
nence du monde antique au-delà des invasions germaniques et de l’expansion
de l’islam. Les thèses de Pirenne furent, à notre sens, plutôt déformées que
dépassées. Le grand historien ne parle jamais, par exemple, de la fermeture
économique de la Méditerranée après Mahomet et reconnaît que seule la mer
Tyrrhénienne s’était transformée en un lac musulman, cela n’étant pas du
tout le cas des mers Adriatique, Ionienne et Égée13. D’une façon générale, on
peut admettre que l’idée d’une longue permanence du monde antique s’est
grandement incorporée dans l’historiographie du dernier tiers du xxe siècle,
qui tend à inclure même le viie siècle dans la notion d’Antiquité tardive. Dans
une introduction à cette période publiée en 1992, Averil Cameron14 notait des
signes de cette progressive extension chronologique du monde antique dans
la décision du Cambridge Ancient History d’en fixer les limites autour de l’an
60015, dans celle prise par Andrea Giardina de les fixer au viie siècle16, ainsi
que dans l’inclusion en 1989 du volume consacré par Alexander Demandt
aux vie et viie siècles dans la série Müllers Handbuch der Altertumswissenschaft. Si
le continuum est la matière dont l’expérience historique est faite, alors notre
besoin intellectuel d’y établir des discontinuités – de faire de l’histoire l’étude
des discontinuités – entraîne des difficultés de principe sur lesquelles l’his-
torien butera toujours, quel que soit son domaine de recherche. C’est pour-
quoi on voit mal ce que des discussions trop poussées sur les limites géogra-
phiques et chronologiques d’une certaine période historique apportent à son
intelligibilité.
13. Cf. Histoire économique et sociale du Moyen Âge (1933), éd. revue et actualisée par H. van Wer-
veke, Paris, 1969 ; Mahomet et Charlemagne (1937), éd. J. Pirenne et F. Vercauteren, 2e éd.
avec préface de C. Picard, Paris, 2005. Les thèses de Pirenne font encore l’objet d’un dossier
qui est loin d’être clos. Cf. M. Lombard, Espaces et réseaux du haut Moyen Âge, Paris, 1973, et
son compte rendu par C. Cahen, dans Journal of the Economic and Social History of the Orient, 16,
2/3, 1973, p. 329-333 ; A. R. Lewis, compte rendu de A. F. Havighurst, The Pirenne Thesis :
Analysis, Criticism, and Revision, Boston, 1958, dans Speculum, 34, 2, 1959, p. 279-280 ; B. Lyon,
compte rendu de R. Hodges, D. Whitehouse, Mohammed, Charlemagne and the Origins of
Europe : Archaeology and the Pirenne Thesis, Londres, Cornell Univ. Press, 1983, dans Speculum, 60,
1985, p. 682-684.
14. A. Cameron, L’Antiquité tardive, trad. française, 1992, p. 7-8.
15. The Cambridge Ancient History, vol. XIV (425-600), Cambridge University Press, 2000.
16. A. Giardina (dir.), Società romana e impero tardoantico, vol. IV, Rome, 1986.
17. Cf. M. Cornelius Fronto, De nepote amisso, dans Fronton, Correspondance, P. Fleury,
S. Demougin (éd.), Paris, 2003, p. 371.
18. De Platone et eius dogmate, 199, 207, etc., et naturellement Les métamorphoses. Le De Platone est
considéré comme une paraphrase d’un manuel de Albinus. Cf. P. G. Walsh, « Apuleio », dans
The Cambridge History of Classical Literature (1982), traduction italienne La letteratura latina della
Cambridge University, Milan, 1988, vol. II, p. 588.
19. Par exemple, dans le De luctu.
20. Écrits pour lui-même, texte établi et traduit par P. Hadot. Introduction générale et Livre I,
Paris, 2002 ; P. Hadot, La citadelle intérieure. Introduction aux Pensées de Marc Aurèle (1992), Paris,
1997.
21. Cf. Alexandre d’Aphrodise, De anima, traduction italienne, Bari, 1996.
22. Cf. Tertullien, De anima, trad. angl., A Treatise on the Soul, Londres, 2004.
23. L’âme, une des trois hypostases, est, comme on le sait, un élément central de la pensée de
Plotin. Voir aussi Ennéades, I, i ; I, ix ; III, iv, etc.
24. Cf. Galien, On the Passions and Errors of the Soul, traduction anglaise par P. W. Harlins, avec
une introduction et interprétation par W. Riese, Ohio University Press, 1963.
25. Cf. G. Shaw, Theurgy and the Soul. The Neoplatonism of Iamblichus, Pennsylvania State Univ.
Press, 1995.
26. J. M. C. Toynbee, Death and Burial in the Roman World, Baltimore et Londres, The Johns
Hopkins University Press, 1971, surtout p. 39-42. La bibliographie moderne sur ce sujet peut
commencer avec E. Rohde, Psyché. Le culte de l’âme chez les Grecs et leur croyance à l’immortalité
(1893-1894), éd. française par A. Reymond, Paris, 1999, surtout le chapitre IX, et F. Cumont,
After Life in Roman Paganism, New Haven, Yale University Press, 1922. Voir, en outre, A. D. Nock,
« Cremation and burial in the Roman empire », Harvard Theological Review, xxv, 1932, p. 319
et suiv. ; N. Blanc (dir.), Au royaume des ombres. La peinture funéraire antique : ive siècle avant J.-C.,
ive siècle après J.-C. Catalogue d’exposition. Musée et sites archéologiques de Saint-Romain-en-Gal, Vienne,
8 oct. 1998-15 jan. 1999, Paris, Réunion des musées nationaux, 1999.
27. Tel que le propose, par exemple, M. Migliori, « La domanda sull’immortalità et la resur-
rezione. Paradigma greco e paradigma biblico », Hypnos, 14, 10, 2005, p. 1-23.
28. Cf. A. Ernout, A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine (1932), Paris, 2001,
article « Manes ».
29. Voir, par exemple, P. Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, Paris, 1997, p. 26.
30. Cf. De civitate dei, XXII, 26 : Emendet libros suos istorum omnium magister Plato (Que Platon,
maître de tous ceux-là, corrige ses ouvrages).
sur l’urgence du salut, qui « se disputent au milieu du iiie siècle la conquête
des âmes, l’hégémonie spirituelle du monde antique ». Et il conclut : « il est
donc inexact d’opposer les courants qui traversent le iiie siècle en les classant
sous des antithèses rigides : Foi contre Raison, Religion contre Philosophie,
ou même : Orient contre Occident, Mysticisme contre Intellectualisme ou
Rationalisme31 ». L’unité indissociable de l’âme et du corps postulée par le
christianisme n’est que l’image de synthèse de ces convergences et ne s’en
retrouvera que largement renforcée.
31. Cf. H.-C. Puech, « Position spirituelle et signification de Plotin » (1938), dans En quête de
la Gnose, I : La Gnose et le temps, Paris, 1978, p. 62-64.
32. P. Hadot, « Apophatisme et théologie négative », dans Exercices spirituels et philosophie antique
(1993), Paris, 2002, p. 239-253.
33. Cf. P. Aubenque, « Plotin et le Néoplatonisme », dans F. Châtelet, Histoire de la Philo-
sophie (1972), vol. I : La philosophie païenne. Du vie siècle av. J.-C. au iiie siècle ap. J.-C., Paris, 1999,
p. 228-246.
34. A. Momigliano, « Roman religion : the imperial period » (1986), dans On Pagans, Jews
and Christians, Wesleyan University Press, 1987, p. 178-201 (ici p. 201).
35. M. Fattal, Plotin chez Augustin, suivi de Plotin face aux Gnostiques, Paris, 2006.
36. P. Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, op. cit. (1997), p. 29.
37. Voir, par exemple, Ennéades, V, 5, 7 (Les intelligibles sont dans l’intelligence) : « Mais
comme l’intelligence ne doit pas voir cette lumière comme un être qui serait hors d’elle, il faut
revenir à la comparaison de l’œil. Lui non plus, ce n’est pas toujours une lumière extérieure
ne peut trouver Dieu en nous-mêmes que parce que Dieu se trouve présent
dans le monde : « Si Dieu était absent du monde, il ne serait pas non plus en
vous » (Enn II, 9, 16). C’est chez Plotin, en somme, que le christianisme pui-
sera non seulement sa méthode de méditation, mais aussi sa métaphysique,
l’argument décisif sur la permanence de l’être dans la matière sans lequel il se
serait probablement résorbé dans le dualisme gnostique.
et étrangère qu’il connaît ; avant elle, il a parfois une vision instantanée d’une lumière plus
brillante qui lui est propre […] En ce cas, il voit sans rien voir ; et c’est alors surtout qu’il voit. »
38. Cf. H. Chadwick, « Philosophical tradition and the Self », dans Late Antiquity. A Guide to the
Postclassical World, The Belknap Press of Harvard University Press, 1999, p. 60-81.
39. Cf. P. Hadot, La citadelle intérieure, op. cit. (1992), p. 131.
40. Edidit G. Hoffmann, « Polemonnis de physiognomia », dans Scriptores physiognomonici
Graeci et Latini, éd. R. Förster, Stuttgart et Leipzig, B. G. Teubner, 1894, repr. Stuttgart, 1994,
I, p. 93-294 ; L. F. Philostratus, « Polémon de Laodicée », éd. et trad. italienne M. Civi-
letti, Vite dei sofisti, Milan, 2002, p. 159-184 ; W. Stegemann, « Polemon », Pauly-Wissowa,
Real-Encyclopädie der classischen Altertumwissenschaft, 21, 1952, col. 1320-1357 ; W. W. Reader,
The Severed Hand and the Upright Corpse. The Declamations of Marcus Antonius Polemo, Atlanta, 1996,
p. 1-30 ; E. C. Evans, « Descriptions of personal appearance in Roman history and biogra-
phy », Harvard Studies in Classical Philology, 46, 1935, p. 43-84 ; Id., « The study of physiognomy
in the second century A.D. », dans Transactions of the American Philological Association, 72, 1941,
p. 287-298 ; Id., « Galen the physician as physiognomist », ibid., 76, 1945, p. 96-108 ; M.-H.
Quet, « Le sophiste M. Antonius Polémon de Laodicée, éminente personnalité politique de
l’Asie romaine du iie siècle », dans M. Cebeillac-Gervasoni, L. Lamoine (éd.), Les Élites et
leurs facettes. Les élites locales dans le monde hellénistique et romain. Actes du colloque de Clermont-Ferrand,
nov. 2000, École française de Rome, 2003 ; H. J. Mason, « Physiognomy in Apuleius Meta-
morphoses 2. 2 », Classical Philology, 79, 4, 1984, p. 307-309 ; S. Swain (éd.), Seeing the Face,
Seeing the Soul. Polemon’s Physiognomony from Classical Antiquity to Medieval Islam, Oxford, 2007 ;
L. Marques, « De Roma a Atenas. Os olhos de Adriano no Physiognomonia de Polemon », dans
L. Marques (dir.), A Fábrica do Antigo, Campinas, 2008, p. 59-83.
statut de l’œil comme fores animae41. C’est aussi l’âge d’or d’un nouveau genre
de biographie, non plus inspirée par les modèles de bios praktikos, comme
celles de Tacite, de Plutarque et de Suétone, mais par les exempla de bios theore-
tikos : la vie d’Apollonius de Tyane et les vies des sophistes de Philostrate, les
vies des philosophes de Diogène Laërce, les vies de Pythagore par Jamblique et
Porphyre42 et la vie de Plotin par Porphyre. Sous l’influence de ces biographies
de sages et d’« hommes divins », on verra évoluer la biographie chrétienne,
depuis la simple description apologétique des passions et des martyrs, telle
celle de l’évêque Cyprien (mort martyr en 258) par Pontius, diacre de Carthage,
jusqu’à ce modèle déjà accompli de l’hagiographie qu’est la Vie d’Antoine par
Athanase d’Alexandrie (vers 357-360)43, contemporaine des biographies des
philosophes néoplatoniciens par Eunapius.
Les nouveaux accents sur le portrait intérieur et sur la biographie de
l’homme spirituel doivent être mis en rapport avec le phénomène de l’hyper
esthésie vis-à-vis de la propre intériorité de chacun. On se trouve désormais
dans ce que Foucault a appelé une « culture du soi44 », dont l’exemple extrême
est la neurasthénie d’Aelius Aristides (117-181), décrite avec une sorte de
volupté dans le deuxième volume, mais aussi dans d’autres passages, de ses
Discours sacrés, et que Philostrate définit comme « un tremblement auxquels
ses nerfs étaient assujettis ». Étudiée déjà par Sopatres et par Galien dans son
siècle, l’infirmité nerveuse d’Aristides, qu’il désigne par le terme phriké neurôn
(frissonnement des nerfs), fut justement considérée par Paul Veyne comme
un paradigme de l’hypochondrie et de l’observation obsessionnelle de soi.
En effet, il faudra attendre le De propria vita du grand médecin hypochon-
driaque que fut Girolamo Cardano pour trouver quelque chose de compa-
rable à l’époque moderne. Le cas Aristides acquiert une signification générale
lorsque l’on se rend compte du fait que l’irascibilité, l’égotisme nerveux et la
susceptibilité extrême, étaient alors considérés comme des qualités typiques
de l’homme d’esprit, et à ce titre reviennent souvent dans les descriptions des
41. Cf. Polemo, De Physiognomonia liber, vol. 1, n. 10 : Potissima autem signa iudicabantur ocu-
lorum. Hos enim tanquam fores animae uideri uolunt. Le topos des yeux comme lumière ou comme
fenêtre de l’âme jouit d’un prestige comparable dans la littérature chrétienne et on le retrouve,
par exemple, chez Lactance, Op. dei, 8, 11 et aussi, le corps substitué à l’âme, dans Matthieu, VI,
22 : Lucerna corporis est oculus.
42. Cf. A. Hasnaoui, Pythagore. Un dieu parmi les hommes, Paris, 2002.
43. Cf. Athanase d’Alexandrie, Vie d’Antoine, texte, traduction française, introduction et
notes G. J. M. Bartelink, Paris, 2004, p. 47 ; M. Alexandre, « La construction du modèle
de sainteté dans la Vie d’Antoine par Athanase d’Alexandrie », dans P. Walter (éd.), Saint Antoine
entre mythe et légende, Paris, 1996, p. 68.
44. M. Foucault, Histoire de la sexualité, t. III : Le souci de soi, Paris, 1984.
45. Dans R. Turcan, Mithra et le Mithriacisme, Paris, 1993, p. 12, on trouve une bonne défini-
tion de ce concept si difficile à saisir : la fides est « l’accord qui consacre l’ordre du monde et de
la société, c’est-à-dire, aussi bien les rapports entre les dieux et les hommes que des hommes
entre eux ».
46. Cf. E. R. Dodds, Pagan and Christian in an Age of Anxiety : Some Aspects of Religious Experience
from Marcus Aurelius to Constantine, Oxford, 1991.
47. Cf. G. W. Bowersock, Martyrdom and Rome (1995), traduction française, Paris, 2002.
valeur de la notion d’infini. Aubenque semble avoir saisi mieux que quiconque
la portée de ce qui reste un des moments d’inflexion les plus importants de la
civilisation antique et médiévale : « Dans la tradition grecque, l’être apparais-
sait comme d’autant plus parfait qu’il était plus déterminé ; l’infini, ce à quoi
l’on peut toujours ajouter quelque chose, était donc signe d’incomplétude
et de manque ; Plotin découvre au contraire pour la première fois que “l’in-
fini n’est pas partout méprisable” (Enn. II, 4, 3) et il ne peut l’être, puisque le
Premier Principe, par opposition aux essences “finies” qui en dérivent, n’a
pas de limites ni de déterminations assignables, est donc au sens propre du
terme “in-fini”48. » Il n’est pas besoin d’insister sur le fait que ce renversement
hiérarchique entre finitude et infinitude est une condition sine qua non pour la
conception que les chrétiens se feront désormais de la fracture intervenant
entre la divinité et le monde créé.
À cette mutation immense de « conception du monde » correspondra
un changement de même envergure dans le domaine de l’interprétation du
signe. En effet, dans la tradition platonique, non seulement le fini jouissait
d’un statut supérieur à celui de l’infini, mais, de plus, il y avait entre ces deux
catégories une continuité ontologique : l’infini était encore in fieri, mais il ten-
dait au fini, de même que l’étant tendait logiquement à l’Être et que, dans la
physique d’Aristote, le mouvement tendait au repos. Avec Plotin un écart se
creuse entre l’infini et le fini, soit entre l’Un et les hypostases inférieures, que
l’engendrement dialectique du raisonnement ne suffit plus à franchir. Il fau-
dra dorénavant pour l’atteindre une conversion, par laquelle l’âme se départit
de tout ce qui l’attire et la retient hors d’elle-même. Il faudra que, au-delà de
sa conversion à l’Intelligible, « derechef elle enfante, bondissant vers Celui-là
dans les douleurs de l’accouchement ». L’accomplissement de ce saut sup-
pose de supprimer tous les modes de la finitude : Aphélé panta, « retranche,
supprime tout ». Voilà en définitive l’essence de la prédication de Plotin, son
leitmotiv, cette sorte de mélopée incantatoire (pour employer une expression
heureuse de Gandillac), à laquelle le philosophe alexandrin revient sans cesse
lorsqu’il partage avec ses disciples sa propre expérience d’illumination.
On voit sans peine comment cet appel à bondir vers l’infini sans aucune
médiation dialectique, cette anagogia comme l’appelle Plotin, justifie une
stratégie de l’exégèse des Écritures pour laquelle tout signe sensible est
susceptible d’être l’objet d’une transposition ascensionnelle jusqu’à la révéla-
tion du sens anagogique, ce super-sens qui prime sur les trois autres modes de
48. Aubenque, « Plotin et le Néoplatonisme », art. cité (1972), p. 230. Voir aussi M. de Gan-
dillac, Plotin, Paris, 1999, p. 85 : « Avec Plotin l’infini prend valeur positive comme désigna-
tion du Divin. »
49. Appelés le plus souvent littéral, allégorique et moral ou tropologique. Pour une approche
générale de la question des sens de l’Écriture, depuis Origène et les Alexandrins du iiie siècle
jusqu’à saint Thomas d’Aquin et Dante, cf. Henri de Lubac, L’Exégèse médiévale. Les quatre sens de
l’Écriture, 4 volumes, Paris, 1959-1964.
50. Traduction d’A. Michel, dans Théologiens et mystiques au Moyen Âge, Paris, 1997, p. 106.
51. Cf. M. Schapiro, Les Mots et les Images (1969), Paris, 2000, p. 36. Plotin se fait ici, en
réalité, le représentant d’une tendance qui se manifeste déjà dans les Allégories homériques du
Pseudo-Héraclite et qui continuera après Plotin, avec les Questions homériques de Porphyre et avec
l’approche de Proclus. Cf. M. Fernandez-Galiano, « La transmission del texto homérico »,
dans L. Gil (éd.), Introducción a Homero, vol. 1, Barcelona, 1984, p. 99-100.
52. Cf. R. Krautheimer, Rome, portrait d’une ville, 312-1308 (1980), Paris, 1999, surtout le
chapitre II : « La christianisation de Rome et la romanisation du christianisme », p. 89-158.
Luiz Marques
UNICAMP (université d’État de Campinas), Brésil
1. Ce débat a commencé avec les critiques de Paul Sweezy sur le livre de Maurice Dobb, Studies
in the Development of Capitalism, Londres, 1946, et il s’est déroulé pour l’essentiel dans la revue
Science and Society.
générales, la thèse des origines médiévales du Brésil n’a jamais été aussi bien
systématisée chez nous depuis les années 1990, qu’elle l’a été au Mexique sous
la plume de Luis Weckmann2. L’accueil de ce livre au Brésil a été pour le moins
tiède : cela est dû très probablement au souvenir encore vif dans nos milieux
universitaires de la polémique autour de la « féodalité brésilienne », qui s’était
terminée par la réfutation de l’idée d’un passé féodal du Nouveau Monde.
Le débat concernant le Moyen Âge au Brésil a été, au moins jusque dans
les années 1970, le fait des spécialistes de l’histoire coloniale : il s’agissait
de discuter le caractère féodal de la colonisation portugaise en Amérique.
L’« héritage féodal » portugais expliquerait le retard du Brésil à s’engager sur
le chemin de la modernisation, à la différence des États-Unis, par exemple.
Selon Nelson Werneck Sodré, la société brésilienne des années 1950 serait
encore marquée par le servage de la population paysanne, trace typique du
féodalisme qui subsistait aux marges du régime esclavagiste. L’abolition de
l’esclavage n’aurait pas altéré substantiellement le mode de possession de
la terre, mais, au contraire, renforcé et amplifié la domination féodale dans
les campagnes3. Alberto Passos Guimarães, dans son ouvrage intitulé Quatro
Séculos de Latifúndio4, soutenait que malgré le rôle important joué par le capital
commercial dans le processus de colonisation du Brésil, la société n’avait pas
intégré les caractéristiques de l’économie moderne. Le capital commercial
aurait été soumis à la structure nobiliaire et au pouvoir féodal instaurés dans
l’Amérique portugaise par des nobles sans fortune tentés de faire revivre au
Brésil les temps dorés de la « féodalité classique ». Ce point de vue a suscité
de nombreuses critiques, y compris au sein de l’historiographie marxiste.
Les travaux écrits depuis les années 1970 ont mis en doute le caractère soi-
disant « féodal » de la colonisation portugaise du Brésil, tout en soulignant
que celle-ci s’inscrivait entièrement dans le cadre du mercantilisme et de la
consolidation de l’« économie-monde » européenne.
En ce sens, les deux livres de Luis Weckmann, La herencia medieval del México
(publié en 1983)5 et La herencia medieval del Brasil (paru en 1993), ont tous
les atouts d’une formidable marche en arrière historiographique. Selon cet
auteur, il n’y aurait pas eu dans la péninsule Ibérique un « automne du Moyen
Nous ne pouvons pas sous-estimer le rôle joué par le Moyen Âge dans le
débat politique contemporain et dans la fabrication des identités, fussent-
elles nationales, régionales ou européennes. Certaines « continuités médié-
vales » ne sont que des discours destinés à légitimer des postures politiques.
En effet, l’interprétation de la période comprise entre la fin de l’Empire
romain d’Occident et la formation des royaumes barbares est devenue le pilier
du discours politique européen au moins depuis le xixe siècle. Le Moyen Âge
(plus particulièrement, le haut Moyen Âge) a été considéré comme une partie
constitutive essentielle de la construction des diverses identités nationales
européennes. En 1963, André Loyen publia un article intitulé « Résistants et
collaborateurs en Gaule à l’époque des grandes invasions9 » ; en 1989, le livre
de Patrick Geary intitulé Before France and Germany a été traduit en France sous le
titre Naissance de la France et cela contre l’avis de l’auteur10. Ces deux exemples
– et on pourrait en citer d’autres – montrent que les parallélismes avec le
Moyen Âge peuvent être aussi bien le produit de la décision d’un éditeur que
la projection sur l’histoire médiévale de l’idée de nation et des concepts qui
l’accompagnent. Les premiers siècles du Moyen Âge constituent aussi le pilier
d’un discours identitaire autour d’une idée de l’Europe et de la « civilisation
occidentale » qui est allé au-delà des frontières de l’Europe politique. Depuis
quelques années, aussi bien dans les ouvrages que dans les colloques consa-
crés au haut Moyen Âge, on peut remarquer la prééminence d’une perspective
européenne au détriment des perspectives nationales. Les origines de l’Eu-
rope occupent aujourd’hui davantage l’attention des historiens de ce conti-
nent que les origines de la France ou de l’Allemagne.
9. André Loyen, « Résistants et collaborateurs en Gaule à l’époque des grandes invasions »,
Bulletin de l’Association Guilaume Budé, IV/22, 1963, p. 437-450.
10. Patrick Geary, Naissance de la France : le monde mérovingien, Paris, Flammarion, 1989 (titre
original : Before France and Germany. The Creation and Transformation of the Merovingian World, Oxford
University Press, 1988).
11. Reinhard Wenskus, Stammesbildung und Verfassung : Das Werden der frühmittelalterlichen
Gentes, Cologne, 1961 ; Herwig Wolfram, The Roman Empire and its Germanic Peoples, Londres,
Berkeley, Los Angeles, 1997 ; Id., Die Germanen, Munich, 1995 ; Id., Die Goten. Von den Anfängen
bis zur Mitte des sechsten Jahrhunderts. Entwurf einer historischen Ethnographie, Munich, 2001 ; Wal-
ter Pöhl, Helmut Reimitz (éd.), Strategies of Distinction : The Construction of Ethnic Communities,
300-800, Leiden, 1998 ; Walter Goffart, Barbarians and Romans (A.D. 418-584) : the Techniques of
Accommodation, Princeton, 1980.
12. L’une des meilleures introductions à ce modèle se trouve dans l’article de Walter Pöhl :
« Aux origines d’une Europe ethnique. Transformations d’identité entre Antiquité et Moyen
Âge », Annales HSS, 60/1 (2005), p. 183-208.
13. Florin Curta, « Some remarks on ethnicity in medieval archaeology », Early Medieval
Europe, 15/2, 2007, p. 159-185.
14. À propos du rapport entre les histoires et la construction des identités barbares, voir le bel
ouvrage de Magali Coumert, Origines des Peuples. Les récits du haut Moyen âge occidental (550-850),
Paris, 2007.
15. Jérôme Baschet, La civilisation féodale. De l’an mil à la colonisation de l’Amérique, Paris, 2004.
16. Joseph Morsel, L’aristocratie médiévale, ve-xve siècle, Paris, Armand Colin, 2004 ; Joseph
Morsel et Christine Ducourtieux (collab.), L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat…
Réflexions sur les finalités de l’Histoire du Moyen Âge destinées à une société dans laquelle même les étudiants
d’Histoire s’interrogent, Paris, 2007, http://lamop.univ-paris1.fr/W3/JosephMorsel/index.htm.
clairement qu’au xe siècle, comme l’a bien montré Régine Le Jan17. Un bon
exemple dans ce sens est constitué par les bella civilia à Tours, décrites par
Grégoire dans les Histoires (VII, 47) : il n’est pas possible, à travers le récit de
l’évêque, d’établir des liens de parenté au sein de chaque groupe en conflit18.
Malgré le souci de J. Morsel d’intégrer le haut Moyen Âge dans sa réflexion,
le concept de « déparentalisation » paraît trop large et trop centré sur la dyna-
mique des xie-xiiie siècles pour être un instrument utile à la compréhension
des sociétés avant l’an mil.
Par ailleurs, je suis tout à fait d’accord avec Jérôme Baschet sur le fait
qu’il est indispensable de poser, entre le Moyen Âge et nous, un double rap-
port d’enchaînement dynamique et d’altérité19. Mais je crois aussi qu’il est
tout à fait nécessaire de poser la question des rapports entre le haut et le bas
Moyen Âge, en mettant l’accent sur l’altérité et la rupture. Voici le plus grand
défi des études sur cette période : se concentrer sur les éléments constitutifs
et originaux des ve-xie siècles, sans oublier pour autant la dynamique de cette
période.
Bien entendu, le travail a déjà été entamé depuis longtemps, surtout en ce
qui concerne les rapports avec l’Antiquité romaine20. À contre-courant des
notions de décadence du monde romain et de rupture avec l’Antiquité – syn-
thétisées par la notion de Bas-Empire –, on a formulé la notion d’« Antiquité
tardive ». Bien qu’elle se soit diffusée à la fin du xixe siècle dans les ouvrages
de l’historien de l’art viennois Alois Riegl (Spätantike), c’est avec Henri-Irénée
Marrou (Antiquité tardive) et, surtout, Peter Brown (Late Antiquity), dans la
deuxième moitié du xxe siècle, que le terme a conquis une position privilégiée
dans la réflexion historiographique. Paul Veyne, dans sa préface au livre de
P. Brown, affirme qu’une fois dissipés les « nuages fantasmagoriques » appa-
raît le vrai problème, qui n’a plus grand-chose à voir avec la chute de Rome :
les mutations et la créativité du monde romain pendant l’Antiquité tardive,
ses nouvelles structures sociales, mentales et religieuses 21. Ces lectures sur
17. Régine Le Jan, Famille et pouvoir dans le monde franc (viie-xe siècle). Essai d’anthropologie sociale,
Paris, 1995, p. 429 et suiv.
18. Voir notamment Philippe Depreux, « Une faide exemplaire ? À propos des aventures de
Sichaire. Vengeance et pacification aux temps mérovingiens », dans Dominique Barthélemy,
François Bougard, Régine Le Jan (dir.), La vengeance, 400-1200, Paris, 2006, p. 65-85 ; et aussi
Marcelo Cândido da Silva, « Autoridade pública e violência no período merovíngio : Gre-
gório de Tours e as Bella Civilia », dans Marcella Lopes Guimarães, Renan Frighetto (dir.),
Instituições, poderes e jurisdições, Curitiba, 2007, p. 181-195.
19. Voir l’article de cet auteur dans le présent volume.
20. Voir l’article de Luiz Marques dans ce volume.
21. Paul Veyne, « Préface », dans Peter Brown, Genèse de l’Antiquité tardive, Paris, 1983, p. xv.
Bien sûr, il y a eu avant eux Numa Denis Fustel de Coulanges, Histoire des institutions
l’originalité de l’Antiquité tardive concernent des thèmes aussi larges que les
croyances et le style de la domination22, l’art et l’idée de Dieu23. Bien que par-
fois remise en cause24 ou soumise à des interprétations radicalisées (comme
c’est le cas chez les « hyper-romanistes »), la notion d’Antiquité tardive a eu
le mérite d’avoir situé l’installation des Barbares en Occident moins comme
la fin du monde romain que comme une réorganisation de forces dans des
sociétés encore marquées par l’influence de l’Empire romain, mais profondé-
ment originales.
Les premiers siècles du Moyen Âge souffrent aussi de la comparaison avec
la période postérieure et sa double « renaissance », urbaine et commerciale,
même si l’idée d’une économie non monétarisée et renfermée a été remise
en question depuis longtemps. En ce sens, Jean-Pierre Devroey, dans deux
livres publiés en 2003 puis en 2006, a proposé une synthèse sur les fonde-
ments matériels, les échanges et le lien social dans l’Europe franque, tout en
intégrant les contributions de l’anthropologie et de l’archéologie25. En 2005,
Chris Wickham a publié une synthèse qui intègre les données archéologiques
et qui propose une analyse comparative des régions de l’Empire romain tardif
et du monde post-romain du Danemark à l’Égypte. Le livre se concentre sur
les thèmes socio-économiques classiques, les finances publiques, la richesse
et l’identité de l’aristocratie, l’administration d’État, la société paysanne,
les villes et l’échange26. En plus de ces synthèses, il faut aussi mentionner
les recherches menées au niveau européen, qui ont beaucoup contribué à la
consolidation des études sur le haut Moyen Âge. C’est le cas, notamment, du
programme Transformation of The Roman World de l’European Science Foun-
dation (1993-1998), auquel ont notamment participé Stefano Gasparri (uni-
versité Ca’Foscari de Venise), Hans-Werner Goetz (université de Hambourg),
Régine Le Jan (université Paris 1), Cristina La Rocca (université de Padoue)
et Rosamond McKitterick (université de Cambridge). Les participants de ce
programme ont ensuite élargi leur collaboration en s’engageant dans une
politiques de l’ancienne France, vol. 3 : La monarchie franque, Paris, 1888. Fustel de Coulanges est un
précurseur en plusieurs domaines, et on trouve chez lui un effort pour comprendre l’évolution
et la place spécifique du haut Moyen Âge.
22. Peter Brown, Genèse de l’Antiquité tardive, Paris, 1983.
23. Henri-Irénée Marrou, Décadence romaine ou Antiquité tardive ? (iiie-vie siècle), Paris, 1977.
24. Brian Ward-Perkins, The End of Rome and the Fall of Civilisation, New York, 2005.
25. Jean-Pierre Devroey, Économie rurale et société dans l’Europe franque (vie-ixe siècles), t. 1 (le
seul), Paris, 2003 ; Id., Puissants et misérables. Système social et monde paysan dans l’Europe des Francs
(vie-ixe siècles), Bruxelles, 2006.
26. Chris Wickham, Framing the Middle Ages. Europe and the Mediterranean, 400-800, Oxford,
Oxford University Press, 2005.
Pour mieux illustrer ce que j’entends par la spécificité du haut Moyen Âge,
j’aimerais m’attarder sur un « topos » historiographique spécifique : celui des
articulations étroites entre les domaines qui, selon nos divisions du champ
social, relèvent du « privé » et du « public ». Je commencerai cette exposition à
partir des réflexions de Michel Rouche contenues dans le premier volume de
l’Histoire de la vie privée. Le choix d’un livre publié il y a plus de vingt ans peut
paraître étonnant. Il est légitimé par le succès de cet ouvrage dans les biblio-
thèques universitaires brésiliennes, aussi bien que par le rôle que la collec-
tion dans laquelle il est publié joue encore aujourd’hui dans la formation des
étudiants brésiliens. Pour ne prendre que l’exemple de l’Universidade de São
Paulo (USP), nous possédons 135 exemplaires des volumes de cette collection
publiée au Brésil pour la première fois en 1991 et plusieurs fois rééditée par
la suite. Ces 135 exemplaires sont répartis dans les diverses bibliothèques des
campus de l’USP, de la capitale et de l’État de São Paulo – les éditions fran-
çaises ne sont pas prises en compte. Mais retournons au texte de M. Rouche.
Le titre du chapitre qu’il publie dans le premier volume de la collection résume
la thèse qu’il soutient tout au long de ses pages : « La vie privée à la conquête
de l’État et de la société ». D’après cet auteur, la privatisation de la vie sociale et
27. Sur la formation des médiévistes au Brésil, voir Néri de Barros Almeida, « La formation
des médiévistes dans le Brésil contemporain : bilan et perspectives (1985-2007) », Études et Tra-
vaux. Bulletin du Centre d’études médiévales d’Auxerre, 12 (2008), p. 145-159 ; et sur les études médié-
vales au Brésil, Marcelo Cândido da Silva, « Les études en Histoire médiévale au Brésil :
bilan et perspectives », http://ciham.ish-lyon.cnrs.fr/Brazil.html http://ciham.ish-lyon.cnrs.fr/
Brazil.html (dernière mise à jour, juin 2006).
28. Michel Rouche, « La vie privée à la conquête de l’État et de la société », dans P. Ariès,
G. Duby (dir.), Histoire de la vie privée, t. 1, De l’Empire romain à l’an mil, Paris, Seuil, 1999 [1985],
p. 423-454, ici p. 423.
29. C’est le cas notamment de Numa Denis Fustel de Coulanges, La monarchie franque,
op. cit. ; Ferdinand Lot, La fin du monde antique et le début du Moyen Âge, Paris, Albin Michel, 1989
[1927] ; et aussi Louis Halphen, « L’idée d’État sous les Carolingiens », dans Id., À travers
l’histoire du Moyen Âge, Paris, 1950, p. 92-104.
30. Nam si in dominica ambascia fuerit occupatus, manire non potest. (Pactus Legis Salicae, I, 1-5, éd.
Karl-August Eckhardt, MGH Legum, Sectio I : Leges Nationum Germanicarum, vol. IV/1, Hanovre,
1962, p. 18-20.)
claire par rapport à celui qui est occupé à traiter ses propres affaires, et qui
est contraint à comparaître31. Ceci crée une hiérarchie entre les « affaires per-
sonnelles » et les « affaires du roi », au bénéfice de ces dernières. Par ailleurs,
le Pactus pro tenore pacis (1re moitié du vie siècle) associait la victime à l’ac-
cusé qui acceptait de composer sans la présence d’un juge32. Le critère de la
« publicité » était donc fondamental pour instaurer la légitimité du règlement
des conflits.
Les juges du haut Moyen Âge ont été, de la même manière, contraints de
rendre publics le secret et l’occulte au long de la procédure judiciaire. Lors
de la procédure accusatoire, même si parfois la réconciliation était plus
importante que la recherche de la vérité ou que le triomphe d’une partie sur
l’autre33, la révélation dans l’espace judiciaire de l’intention occulte en amont
de l’action criminelle constituait une forme de « pénitence publique », qui
empêchait la désagrégation des liens sociaux et en même temps participait à
l’affirmation de l’autorité publique. On doit rappeler que toutes les parties en
litige étaient obligées de comparaître au locus du jugement, et ce à la vue du roi
ou de l’un de ses représentants (juge ou comte)34.
C’est bien la volonté de révéler le secret des actes criminels et l’occulte de
leurs intentions qui se trouvait alors dans les rapports entre l’autorité judiciaire
et la puissance divine. L’ordalie, ou iudicium Dei, consistait en des épreuves
physiques auxquelles se soumettaient les parties en litige, et dans lesquelles
Dieu lui-même était appelé à révéler l’innocent dans celui qui résistait à la
preuve, ou le coupable dans celui qui succombait à la preuve. Les ordalies
étaient une pratique exceptionnelle où le jugement de Dieu était exposé visi-
blement et publiquement. Le recours au iudicium Dei supposait l’élargissement
extraordinaire de la portée de la justice. Cependant le for interne des hommes
eux-mêmes ne se trouvait pas renforcé, mais au contraire amoindri. Toutes les
vérités occultes, celle des sujets et même celles détenues par Dieu lui-même,
devaient être impérativement révélées aux juges. La vérité de l’accusé et celle
de la souveraineté divine se trouvaient sur le même plan, elles étaient des mys-
tères que l’autorité publique essayait de percer en ayant recours à la procédure
exceptionnelle.
31. Si uero infra pago in sua ratione fuerit, sicut superius diximus manire potest (ibid., p. 20).
32. Occulte sine iudice conpositionem fecerit. (Pactus pro tenore pacis, 3, éd. Alfredus Borétius, MGH
Capitularia Regum Francorum, I, Hanovre, 1883, p. 5.)
33. Dominique Barthélemy, « La vengeance, le jugement et le compromis », dans Le règle-
ment des conflits au Moyen Âge, Actes du XXXIe congrès de la SHMESP, Paris, 2001, p. 11-20.
34. Grégoire de Tours, Historiarum libri decem, VII, 47, éd. B. Krusch et W. Levison,
MGH SS rer. Merov. 1/1, Hanovre, 1951 (réimpr. 1965), p. 366-368 ; Pactus legis Salicae, titre I,
op. cit., p. 18.
35. C’est ce qui est présenté dans l’article de Dominique Poirel, « Pénitence », dans Claude
Gauvard, Alain de Libera, Michel Zink (dir.), Dictionnaire du Moyen Âge, Paris, PUF, 2002,
p. 1071-1072.
36. Mayke de Jong, « What was public about public penance ? Paenitentia publica and justice in
the Carolingian world », dans La Giustizia nell’Alto Medioevo (secoli IX-XI). XLIV Settimane di Studio del
Centro Italiano di Studi sull’Alto Medioevo, Spoleto, 1997, p. 863-902, ici p. 865.
37. IVe concile de Tolède, c. 54, éd. Jose Vives, Concilios visigóticos e Hispano-Romanos, Madrid,
1963, p. 204.
38. Epistula synodi ad Theudorium Arelatensem episcopum, éd. Jean Gaudemet, Brigitte Bas-
devant, Les canons des conciles mérovingiens (vie-viie siècles), Paris, 1989, vol. 2, p. 564 : Nam et
scripta, qualiter uos constitit penitentiam fuisse professus, uestra manu uidemus e comprouincialium ues-
trorum manibus roborata. Vnde uos credimus etiam legisse nec nos paenitus ignoramus, quod, qui publice
penitentiam profitetur, episcopalem cathedram nec tenere nec regere potest. Propterea salutantes beatitudini
uestrae honorifique indicamus, ut usque ad allium sinodum de Arelatense sede, ubi uos constitit pontificalem
cathedram tenuisse, debeatis omnimodis abstinere nec de facultate ipsius ecclesiae nihil ad uestram domina-
tionem, dum in audientia ante fratres conueniatis, penitus presumatis.
39. Ier concile de Mâcon, éd. J. Gaudemet, B. Basdevant, Les canons des conciles mérovingiens,
op. cit., p. 428 : De his uero, qui innocentes aut principi aut iudicibus accusare conuicti fuerint […] si uero
secularis, communiones priuabitur, donec malum, quod admisit, per publicam penitentiam digna satisfac-
tione conponat.
40. Mayke De Jong, « What was public about public penance ? », art. cité, p. 863-902.
41. Jacques Chiffoleau, « Ecclesia de occultis non judicat ? L’Église, Le secret et l’occulte du xiie
au xve siècle », Il segreto. Micrologus. Nature, Sciences and Medieval Societies, 13 (2005), p. 359-481.
42. « Ces deux notions, le secret et l’occulte, dans la littérature juridique et dans les actes de la
pratique judiciaire comme dans la plupart des autres sources dont disposent les médiévistes,
sont tout à fait équivoques, ou au moins ambivalentes. Chargées à priori d’un sens négatif
très marqué – l’occulte a toujours quelques liens avec le Diable et le secret avec le complot –
elles servent aussi très souvent à désigner ou même à qualifier une sphère qui au contraire
n’a rien de négatif : celle de la connaissance réservée ou de l’inconnaissable. Une sphère qui
peut même devenir superlativement positive lorsqu’elle concerne la toute-puissance divine
et presque sacro-sainte lorsqu’elle touche au for interne de l’homme, accessible à Dieu seul,
à l’abri de toute incursion extérieure (ce qui, à nos yeux de modernes, pourrait – sans doute
un peu vite – en faire une préfiguration du sujet souverain contemporain) », J. Chiffoleau,
« Ecclesia de occultis non iudicat ? », art. cité, p. 359-360.
Âge, quand c’est bien l’espace public qui a envahi les domaines réservés du
secret et de l’occulte en exposant leurs contenus à la vue et à l’ouïe de tous.
C’est dans ce sens qu’il faut comprendre, par ailleurs, le fait qu’à partir du
viiie siècle, l’Église et les Carolingiens se sont efforcés d’imposer des noces
publiques. On trouve une telle prescription dans le concile de Ver, en 755 : Ut
omnes homines laici publicas nuptias faciant, tam nobiles quam innobiles43. Comme
l’a montré R. Le Jan, aux yeux des clercs et des rois carolingiens, fiançailles et
douaire garantissaient un mariage consensuel et public, c’est-à-dire légitime.
La diffusion du douaire accompagna donc la lutte des autorités contre toutes
les autres formes de mariage, légitimes ou non, qui n’étaient pas conclues
publiquement44. En plus des raisons avancées par R. Le Jan, qui expliqueraient
la disparition du « don du matin » et son remplacement par le douaire – le
fait que le douaire ne devenait effectif qu’après la consommation du mariage,
légitimant ainsi l’union sexuelle des deux époux, et le fait qu’il assurait égale-
ment la puissance domestique de l’épouse –, on peut penser aussi que le com-
bat pour imposer le mariage public allait dans le sens de cette hypertrophie de
l’espace public qui caractérise le haut Moyen Âge en Occident.
43. Concilium Vernense (755), éd. A. Borétius, MGH Capitularia Regum Francorum, I, op. cit., p. 36.
44. Régine Le Jan, « Aux origines du douaire médiéval », dans Ead., Famille et pouvoir dans le
monde franc (vie-xe siècle), Paris, 2003, p. 58.
45. Dhuoda, Manuel pour mon fils, Introduction, texte critique, notes par Pierre Riché, traduc-
tion par Bernard de Vrégille et Claude Mondésert, Paris, 1991 (Sources chrétiennes, 225 bis),
c. 12.
46. Dhuoda, Manuel pour mon fils, op. cit., c. 13 : Certa quidem et fixa manet conditio quod nullus,
nisi ex genitore procedit, non potest ad aliam et summam personam culmine pervenire senioratus. Ego autem
admoneo te, desideratissime fili, ut inprimis diligas Deum sicut supra habes conscriptum ; deinde ama, time,
et dilige patrem tuum, scitoque ex illo tuus in saeculo processit status…
47. Régine Le Jan, « Élites et révoltes à l’époque carolingienne : crise des élites ou crise des
modèles ? », dans F. Bougard, L. Feller et R. Le Jan (dir.), Les élites au haut Moyen Âge. Crises
et renouvellements, Turnhout, 2006, p. 403-423, ici p. 403.
Toujours est-il que nous, les Brésiliens, n’avons nullement besoin de nous
revendiquer du Moyen Âge pour faire de cette période un objet d’études.
Par ailleurs, il y a aussi le problème, plus général, des rapports entre le
monde médiéval et le monde contemporain. Ce n’est pas une démarche iden-
titaire que de reconnaître que l’État moderne trouve ses racines dans les édi-
fices politiques de la fin du Moyen Âge, ou encore que l’Église, monarchique
et centralisée, a pris forme à partir du xiiie siècle. Le problème est qu’une
telle démarche, en plus de ses risques téléologiques, risque de cantonner la
recherche aux seuls éléments qui se seraient prolongés au-delà de la période
médiévale. La question est encore plus complexe s’agissant des premiers
siècles du Moyen Âge. À ne pas vouloir reconnaître les spécificités de cette
période, on a cru pendant longtemps que le « privé » avait pris le dessus sur
le « public », quand c’est bien le « public » qui a envahi les domaines réservés
du secret et de l’occulte en exposant leurs contenus à la vue et à l’ouïe de tous.
Il faut en tout état de cause rompre avec cette perspective qui consiste à voir
dans les premiers siècles du Moyen Âge la préparation de la « féodalité » ou
de la « civilisation féodale ». Trop occupés à nier l’originalité de la modernité,
au détriment d’un Moyen Âge trop long, les historiens ont projeté sur le haut
Moyen Âge des catégories qui appartiennent à une amorce du processus de
modernisation, comme la dichotomie public/privé. Je n’ai pas eu la prétention
ici de proposer une autre périodisation pour le haut Moyen Âge, même s’il est
aisé de voir qu’une certaine constance se dégage dans les sociétés de l’Oc-
cident européen dès la formation des royaumes barbares jusqu’à la réforme
grégorienne (et cela malgré la césure marquée par l’éclatement de l’Empire
carolingien, à la fin du ixe siècle). Il n’a pas été question non plus au long de
ces pages de dire ce qu’« est » le haut Moyen Âge, mais plutôt de penser à des
éléments qui peuvent nous aider à comprendre la spécificité des liens sociaux
dans la partie occidentale du continent européen du ve au xiie siècle, plus pré-
cisément le monde franc. Parmi ces éléments, on pourrait mentionner le rap-
port au secret et à l’occulte et notamment la publicisation des liens sociaux.
Finalement, on peut se demander : « Pourquoi ne pas étudier le Moyen Âge au
Brésil, au xxie siècle ? »
P
« ourquoi étudier le Moyen Âge au xxie siècle ? » Quelle en est la « néces-
sité1 » ? Quelle en est l’inutile nécessité, la nécessité non-utilitariste ?
Comment concevoir l’actualité de cet inactuel qu’est le Moyen Âge ? Ces ques-
tions somme toute spécifiques ne sauraient être abordées hors d’un cadre de
réflexion plus général, car la connaissance historique ne se divise pas : aucune
réalité sociale, de n’importe quelle période ou partie du monde, ne saurait
être négligée sans affecter notre capacité de réflexion historique, c’est-à-dire
de compréhension des modes de fonctionnement et de transformation des
structures sociales2. C’est pour cette simple raison qu’il est fort peu probable
qu’un millénaire (et plus) d’histoire européenne puisse être tenu pour sans
importance. Par ailleurs, le savoir historique acquiert une nécessité d’autant
plus grande qu’il se heurte désormais à la menace, à la fois institutionnelle
et intellectuelle, d’une destruction systématique de ses conditions de possi-
bilité. L’offensive est caractéristique d’une époque qui s’emploie « à oublier
comment on pense historiquement3 », combinant les effets de la fragmenta-
tion postmoderne à une bureaucrato-marchandisation de l’éducation et de
la recherche. De quel espace peut encore disposer l’histoire-réflexion dans
un monde soumis à la tyrannie du présent perpétuel, régime d’historicité qui
constitue l’un des rouages de l’actuelle domination sociale4 ? Elle n’est sans
doute possible qu’à contre-courant, car en s’efforçant de rendre intelligibles
1. Au sens que Joseph Morsel donne à ce terme dans L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de
combat, Paris, LAMOP-Paris 1, 2007 (http://lamop.univ-paris1.fr/lamop/LAMOP/JosephMorsel/
index.htm).
2. Cette remarque peut être étendue à l’ensemble des sciences sociales ; elle englobe toutes les
sociétés humaines, y compris celles dont il revient traditionnellement à l’anthropologie et à la
sociologie de rendre compte.
3. Fredric Jameson, Teoría de la postmodernidad, Madrid, Trotta, 1996, p. 9.
4. Voir François Hartog, Régimes d’historicité, Paris, Seuil, 2004. Je me permets aussi de ren-
voyer à Jérôme Baschet, « L’histoire face au présent perpétuel. Quelques remarques sur la
relation passé/futur », dans François Hartog et Jacques Revel (éd.), Les usages politiques du
passé, Paris, Éd. de l’EHESS (« Enquête »), 2001, p. 55-74 (la notion de « présent perpétuel »
recoupe pour l’essentiel celle de « présentisme », avec quelques différences dans l’analyse).
6. Jack Goody s’est élevé contre le risque d’une surévaluation, voire d’une essentialisation,
des différences entre l’Occident et tous ses autres (voir en dernier lieu The Theft of History, Cam-
bridge, Cambridge UP, 2007). Mais restreindre outre mesure les spécificités de l’Occident tend
à faire de l’occidentalisation du monde un processus purement aléatoire, et à en minorer la
portée. L’enjeu consiste à produire une histoire non eurocentrique de la formation d’un monde
eurocentré (ce que la critique de l’ethnocentrisme paraît écarter, presque autant que l’ethno-
centrisme lui-même).
7. Walter Benjamin, « Thèses sur le concept d’histoire », dans Id., Essais 2. 1935-1940,
Paris, Denoël/Gonthier, 1983, p. 198-199.
8. Alain Guerreau, L’avenir d’un passé incertain. Quelle histoire du Moyen Âge au xxie siècle ?,
Paris, Seuil, 2001.
9. Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps,
Paris, Gallimard, 1983. Tout en critiquant l’œuvre de Polanyi, Maurice Godelier a souligné la
dominance des structures non économiques dans les sociétés précapitalistes (L’idéel et le matériel.
Pensée, économies, sociétés, Paris, Fayard, 1984).
10. Par exemple Jacques Le Goff, Pour un autre Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1978 ; Paul
Zumthor, Parler du Moyen Âge, Paris, Seuil, 1980 ; Michel Sot, Anita Guerreau-Jalabert
et Jean-Patrice Boudet, « L’étrangeté médiévale », dans Jean-Pierre Rioux et Jean-François
Sirinelli (dir.), Pour une histoire culturelle, Paris, Seuil, 1997, p. 167-182.
11. Notamment Louis Dumont, Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur
l’idéologie moderne, Paris, Seuil, 1985.
12. Je me permets de renvoyer à J. Baschet, La civilisation féodale. De l’an mil à la colonisation de
l’Amérique, 3e éd. augmentée, Paris, Champs-Flammarion, 2006 (édition brésilienne, São Paulo,
Globo, 2006), tout en précisant que la façon dont cet ouvrage esquisse l’articulation entre
Moyen Âge occidental et colonisation transatlantique repose sur une expérience du domaine
hispanique. L’expérience coloniale brésilienne présente des caractères propres et appelle des
analyses adaptées que mes compétences limitées m’interdisaient d’engager.
continent américain, mais aussi de façon plus générale, puisqu’on peut voir
là une étape déterminante dans le processus de conformation d’un monde
soumis à la domination occidentale. Faire place à la dynamique médiévale est
donc indispensable pour restituer convenablement l’ensemble des processus
ayant conduit à la configuration actuelle du monde. Cependant, il faudrait se
garder de fonder la nécessité de l’étude du Moyen Âge uniquement sur ce qui,
en lui, pointerait vers notre monde. On risquerait alors de se laisser piéger par
un retour de l’utilitarisme, reliant trop directement l’intérêt du Moyen Âge au
souci de notre présent. On risquerait de se contraindre à rapprocher le Moyen
Âge de nous afin de le rendre digne d’intérêt, et d’atténuer ainsi la coupure qui
nous sépare de lui (ou pire d’en isoler certains aspects, ce qui ruinerait toute
possibilité d’en saisir la logique globale).
C’est pourquoi il est indispensable de poser, entre le Moyen Âge et nous, un
double rapport d’enchaînement dynamique et d’altérité. On doit dire tout à la
fois du Moyen Âge qu’il est animé d’une dynamique conduisant à la moder-
nité dominatrice de l’Occident et qu’il est séparé de nous par une rupture radi-
cale (en conséquence, reconnaître la contribution de la dynamique médiévale
à l’occidentalisation du monde, voire à la constitution de la modernité, ne res-
treint en rien l’intensité de l’altérité médiévale)13. Tout l’enjeu consiste à pas-
ser de ces énoncés généraux à une analyse précise des processus historiques,
qui soit capable de combiner ces deux aspects et de penser une dynamique
conduisant vers l’ordre moderno-occidental du monde, quoique à travers le
bouleversement d’une reconfiguration radicale.
13. On peut dès lors s’interroger sur l’idée, exprimée par Paul Zumthor, selon laquelle l’al-
térité du Moyen Âge serait plus relative que celle de sociétés lointaines, au motif qu’il appartient
à notre histoire (Parler du Moyen Âge, op. cit.).
14. Ils sont plus amplement développés dans mon article « Os Modelos da Transição », Signum,
8, 2006, p. 9-31.
15. C. A. Bayly, La naissance du monde moderne (1780-1914), Paris, L’Atelier-Le monde diploma-
tique, 2007, p. 55-86.
16. Je remercie Joseph Morsel de m’avoir incité à intégrer la croisade dans cette esquisse histo-
rique des mondialisations. Notons que Serge Latouche fait commencer l’occidentalisation du
monde avec la croisade et indique que cette occidentalisation sous la forme de la chrétienté se
prolonge jusqu’au xvie siècle (Serge Latouche, L’occidentalisation du monde. Essai sur la signifi-
cation, la portée et les limites de l’uniformisation planétaire, Paris, La Découverte, 2005 (1989), p. 30).
17. C. A. Bayly, La naissance, op. cit. Voir aussi Kenneth Pomeranz, The Great Divergence : China,
Europa and the Making of the Modern World Economy, Princeton, Princeton University Press, 2000,
qui situe à la fin du xviiie siècle le point de divergence décisif entre Chine et Europe.
18. On pourrait distinguer dans cette troisième mondialisation une première phase correspon-
dant aux « Trente Glorieuses » (décolonisation, hégémonie absolue des États-Unis, émergence
des multinationales, rôle marqué des États-nations fondés sur des politiques keynésiennes de
contention des contradictions sociales) ; puis une seconde phase, à partir des années 1970,
de démantèlement néolibéral de ces mêmes composantes keynésiennes, de libéralisation des
mouvements de capitaux et de délocalisation des activités productives, ainsi que de diverses
autres formes de restructuration ayant également pour but principal une intensification de l’ex-
ploitation du travail et une restauration des taux de profit du capital.
et leur garantit 500 ans d’âge19. Ce schéma est du reste volontiers repris au
sein des études postcoloniales, sans doute parce qu’il permet de forger un
adversaire unique (et aisément essentialisable) : la colonisation imposée aux
populations amérindiennes s’y trouve intrinsèquement associée à la moder-
nité (capitaliste), de sorte que l’appel à la décolonisation culturelle et idéo-
logique est indissociablement conçu comme une rupture avec la modernité
occidentale20. Dès lors, il peut être utile de souligner que l’Amérique dite
latine a connu deux formes successives de subordination, radicalement dif-
férentes : une colonisation surgie de la dynamique féodo-ecclésiale, puis un
positionnement dépendant au sein du système-monde capitaliste.
24. On se contente ici, et pour ce qui suit, de références allégées, en renvoyant une fois pour
toutes aux chapitres de La civilisation féodale (ici, chap. II.4).
25. Voir les admirables textes commentés par Denis Crouzet dans Les guerriers de Dieu. La vio-
lence au temps des troubles de religion (vers 1525-vers 1610), Seyssel, Champ Vallon, 1990, p. 677.
34. Dominique Iogna-Prat, Ordonner et exclure. Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au
judaïsme et à l’islam (1000-1150), Paris, Aubier, 1998.
35. La civilisation féodale, op. cit., chap. I.4.
36. Nestor Capdevila, Las Casas. Une politique de l’humanité, Paris, Cerf, 1998.
couvert des vérités de l’au-delà, etc. Il s’agit donc d’une logique de valorisa-
tion expansive de l’élément dominé, étant entendu que le maintien de sa posi-
tion dominée est la condition de sa valorisation (laquelle peut, ultimement et
idéalement, aboutir à une égalisation avec l’élément dominant). Il est aisé de
voir dans ce dispositif un mode de légitimation des hiérarchies (et notamment
des hiérarchies sociales les plus massives) ; mais sans doute faut-il également
admettre que l’espace qu’il ouvre à la dynamique d’affirmation de l’élément
dominé n’est pas sans effets réels. Serait-il légitime de situer ce schème for-
mel au cœur des réalités idéelles qui accompagnent et relancent sans cesse la
dynamique du système féodo-ecclésial ? Du moins pourrait-elle nous aider à
saisir le double rapport, à la fois matriciel et de rupture radicale, entre la dyna-
mique féodo-ecclésiale et la modernité qui prend la relève lorsque, à force
de « faire place à… sous couvert de… », on bascule dans l’inédit : penser le
corps sans l’âme, l’homme sans Dieu, la création sans le Créateur, la société
sans l’Église.
De fait, tous les traits analysés précédemment n’ont de sens que parce
qu’ils renvoient à l’Église comme institution dominante-englobante. Et c’est
bien l’affirmation croissante de sa puissance qui constitue le principe des
plus remarquables singularités de l’Occident médiéval, à commencer par la
déparentalisation, mais sans oublier l’intensification de ses paradoxes doc-
trinaux (Incarnation, articulation spirituel/corporel) et l’activation pratique
de ses potentialités universalistes. Rappelons aussi que l’Église se débarrasse
de la forme-empire, qui continuera de caractériser tous les rivaux possibles
de l’Occident et dont on a souvent souligné les coûts (tendances expansives
toujours portées au-delà de ses capacités de cohésion) et les blocages (notam-
ment à l’égard des activités commerciales)40. Il est du reste particulièrement
remarquable que, dans le cas occidental, la puissance du projet universalisant
se combine avec une forme d’organisation non impériale. En lieu et place de
la forme-empire, le système féodo-ecclésial favorise des structures politiques
relativement faibles et de taille modérée (monarchiques essentiellement),
dont les rivalités aiguisent les compétences, notamment militaires, et qui
préparent parfois le terrain aux futurs États-nations. Quant à l’Église, elle a
le mérite d’articuler une structuration extrêmement forte des entités spatiales
locales et une unité continentale conçue comme corps homogène ayant pour
tête l’autorité centralisatrice du pape. De fait, c’est bien par la combinaison
des puissances monarchiques et de l’autorité de l’Église que se réalise la
forme coloniale de l’expansion universalisante de la chrétienté, c’est-à-dire la
première mondialisation féodo-ecclésiale.
Enfin, c’est parce que le clergé se constitue comme caste sursacralisée, tout
en revendiquant son emprise directe sur le monde social et sur ses biens les
plus matériels, que l’Église se doit d’intensifier la logique incarnationnelle et
les articulations paradoxales du spirituel et du corporel. Elle est en effet fon-
dée tout autant sur la dualité hiérarchique du spirituel et du charnel que sur la
transfiguration spirituelle du charnel ou sur le transitus des choses matérielles
aux choses immatérielles. De proche en proche, c’est l’ensemble des formes
du « faire place à… sous couvert de… » qui se trouvent activées, amorçant un
rapport au monde singulier et préparant la rupture du naturalisme.
Jérôme Baschet
École des hautes études en sciences sociales, Paris –
Université autonome du Chiapas, San Cristóbal de Las Casas, Mexique
1. Les apories de l’histoire sociale traditionnelle ont été l’objet d’une réflexion depuis les
années 1980 ; voir pour le versant francophone G. Noiriel, Sur la crise de l’histoire, Paris, 1996 ;
R. Chartier, Au bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et inquiétude, Paris, Albin Michel, 1998.
En ce qui concerne le développement du champ de la culture de l’écrit, voir en dernier lieu
R. Chartier, Écouter les morts avec les yeux, Paris, Collège de France/Fayard, 2008.
2. Texte disponible en ligne à l’adresse http://lamop.univ-paris1.fr/W3/JosephMorsel/
index.htm.
Projet
J’aimerais aborder un problème qui me semble ne pas avoir suffisamment
retenu l’attention des médiévistes jusqu’alors : celui des rapports qui peuvent
être construits entre le texte médiéval et l’hypertexte numérique.
Les possibilités offertes par le développement de l’outil informatique
depuis les années 1970, puis d’Internet depuis une quinzaine d’années ont
influé sur certaines pratiques de la recherche médiévale. La relecture rapide
d’une revue comme Le médiéviste et l’ordinateur, dont le premier numéro date de
1978, montre combien une fraction des chercheurs travaillant sur le Moyen
Âge – qu’il s’agisse de spécialistes de littérature ou d’historiens – ont tiré pro-
fit du développement des techniques numériques.
D’abord par l’usage accru de la statistique, qui a stimulé certains champs
de recherche. La lexicométrie a ainsi nourri le travail que Jean-Philippe Genet
a consacré, depuis le début des années 1980, à la genèse de l’État moderne3
qui repose à la fois sur l’apparition d’une fiscalité consentie et sur l’émer-
gence indissociable d’une société politique, dont la structuration a été mise en
évidence par l’étude de la reconfiguration des discours à partir du xive siècle
en Angleterre4. Cette technique statistique offrait, grâce à la constitution
d’une base de données alimentée par des milliers de textes, une puissance de
traitement statistique incomparable. Dans une thèse récente, Aude Mairey a
3. Voir pour la première série de publications collectives, L’État moderne : genèse, bilans et perspec-
tives, J.-P. Genet (éd.), Paris, CNRS, 1990.
4. Voir J.-P. Genet, La genèse de l’État moderne. Culture et société politique en Angleterre, Paris, PUF,
2003, et une présentation des enjeux du projet dans Id., « La genèse de l’État moderne. Les
enjeux d’un programme de recherche », Actes de la recherche en sciences sociales, 118/1, 1997, p. 3-18.
proposé, sur un corpus plus réduit – celui de poèmes allitératifs anglais du xive
siècle –, un usage convaincant de la lexicométrie et de l’analyse factorielle5.
On pourrait également mentionner le travail collectif sur l’anthroponymie
médiévale animé par Monique Bourin durant une dizaine d’années6. La col-
lecte de données étendues impliquait un travail de traitement qui a été assuré
par Pascal Chareille, auteur en 2003 d’une thèse de doctorat à l’université de
Paris 1 qui présente les acquis scientifiques en ce domaine7. Il s’agit là de deux
exemples parmi bien d’autres qui mériteraient d’être également exposés ; je
pense en particulier au redéploiement du questionnement de la codicologie
sous l’impulsion d’Ezio Ornato et de Carla Bozzolo8.
Dans le domaine plus spécifique de la philologie et de l’édition de textes
qui retiendra notre attention, l’informatique a permis, par l’automatisation
des procédures, de traiter de grands volumes de textes et de les exploiter de
manière intensive, en réalisant en particulier des index et des concordances
automatiques que Jacques Guilhaumon qualifie de scientifiques. On peut
citer quatre séries de travaux qui ont conduit, ces vingt dernières années, à la
constitution de métasources particulièrement utiles :
1. l’index thomisticus réalisé par Roberto Busa9 ;
5. A. Mairey, Une Angleterre entre rêve et réalité : littérature et société dans l’Angleterre du xive siècle,
Paris, Publications de la Sorbonne, 2007.
6. Voir la série de publications intitulée Genèse médiévale de l’anthroponymie moderne ainsi que
les quelques publications annexes issues de ce programme : Genèse médiévale de l’anthroponymie
moderne, t. I : Études d’anthroponymie médiévale, Ire et IIe rencontres, Azay-le-Ferron, 1986 et 1987, Tours,
Université François Rabelais, 1989 ; Genèse médiévale de l’anthroponymie moderne, t. II : Persistances
du nom unique. Études d’anthroponymie médiévale, IIIe et IVe rencontres, Azay-le-Ferron, 1989-1990,
vol. 1 : Le cas de la Bretagne, l’anthroponymie des clercs, vol. 2 : Désignation et anthroponymie des femmes,
méthodes statistiques pour l’anthroponymie, M. Bourin et P. Chareille (éd.), Tours, Publ. de
l’université de Tours, 1992 ; L’anthroponymie, document de l’histoire sociale des mondes méditerranéens
médiévaux : Actes du colloque international, Rome, 6-8 octobre 1994, M. Bourin, J.-M. Martin et
F. Menant (éd.), Rome, École française de Rome, 1996 ; Genèse médiévale de l’anthroponymie
moderne, t. III : Enquêtes généalogiques et données prosopographiques, M. Bourin et P. Chareille
(éd.), Tours, Publ. de l’université de Tours, 1995 ; Genèse médiévale de l’anthroponymie moderne,
t. IV : Discours sur le nom. Normes, usages, imaginaire, vie-xvie siècles, P. Beck (éd.), Tours, Publ. de
l’université de Tours, 1997 ; Genèse médiévale de l’anthroponymie moderne, t. V : Intégration et exclusion
sociale, lectures anthroponymiques : serfs et dépendants au Moyen Âge (viie-xiie siècle), 2 vol., M. Bourin
et P. Chareille (éd.), Tours, Publ. de l’université de Tours, 2002 ; Personal Names Studies of
Medieval Europe : Social Identity and Familial Structures, G. T. Beech, M. Bourin et P. Chareille
(éd.), Kalamazoo, Western Michigan University, 2002.
7. P. Chareille, Le nom, histoire et statistiques : quelles méthodes quantitatives pour une étude de l’an-
throponymie médiévale ?, thèse de doctorat sous la dir. de M. Bourin, Université Paris 1 Panthéon-
Sorbonne, 2003.
8. Voir par exemple La face cachée du livre médiéval, Ezio Ornato (dir.), Rome, Viella, 1997.
9. http://www.corpusthomisticus/org/it/index.age.
10. http://bcs.fltr.ucl.ac.be/DicLanD.html.
11. http://gahom.ehess.fr/thema/.
12. Présentation de la base, qui n’est pas consultable en ligne : http://www.univ-nancy2.fr/
MOYENAGE/Diplomatique/base-des-originaux.html.
13. F. Dolbeau, « Le repérage des sources assisté par ordinateur », Le médiéviste et l’ordinateur.
Actes de la table ronde Paris, CNRS, 17 décembre 1989, L. Fossier (éd.), Paris, Cnrs, 1990, p. 25-27.
14. http://www.menestrel.fr/.
15. http://www.dmgh.de/.
16. http://theleme.enc.sorbonne.fr/.
17. http://www.mshs.univ-poitiers.fr/cescm/lancelot/index.html. Il s’agit d’un projet de créa-
tion d’une archive électronique de la tradition manuscrite médiévale du Chevalier de la Charrette
(ou Lancelot, c.1180) de Chrétien de Troyes ; voir http://www.princeton.edu/~lancelot/ss/.
Pour les éditions papier mises en ligne, les chercheurs doivent se conten-
ter, dans certains cas, d’un format image qui interdit toute recherche lexico-
graphique et rend l’usage de ces livres virtuels assez décevant. Ce mouvement
a également conduit à l’apparition progressive de revues spécialisées qui
produisent une réflexion théorique sur les transformations induites par les
techniques numériques dans le travail du philologue. Citons deux exemples :
le Jahrbuch für Computerphilologie et Digital Medievalist. Il convient d’ajouter les
très nombreuses pages des sites d’édition en ligne consacrées aux techniques
de l’édition électronique.
Mais ce que j’aimerais proposer ici n’est pas une recension critique et
comparative des initiatives menées, pas plus qu’un inventaire des nombreux
domaines dans lesquels le numérique permet une automatisation des pro-
cédures traditionnelles d’édition et de recherche historique. En inversant en
quelque sorte la manière d’envisager la question, je souhaite partir d’un bilan
de l’avancée des travaux concernant la textualité médiévale pour tâcher de voir
dans quelle mesure l’hypertexte numérique instaure un dialogue renouvelé
entre le présent et la période médiévale, caractérisée par une culture écrite
fondée sur le manuscrit.
Ma présentation s’organisera en trois temps :
1. je tâcherai d’abord de dresser le bilan des tendances historiographiques
récentes concernant la textualité médiévale qui conduisent, en historici-
sant la notion de texte, à un retour réflexif sur certaines pratiques héri-
tées du xixe siècle, comme sur les partis pris communs aux disciplines
de l’érudition du texte18 ;
2. puis j’essaierai d’identifier les défis posés à la discipline philologique
comme au métier d’historien par l’hypertexte numérique, tant du point
de vue scientifique que dans les formes de légitimation sociale de l’acti-
vité scientifique ;
3. enfin, je présenterai un projet virtuel d’édition numérique du Registrum
Petri Diaconi, cartulaire rédigé au Mont-Cassin en 113319. Cet exemple
sera l’occasion de réfléchir sur les atouts que peut représenter, pour les
historiens, la mise en relation hypertextuelle d’un ensemble de manus-
crits produits ou utilisés lors de la rédaction d’un cartulaire par un scrip-
torium monastique au xiie siècle.
18. Sur les tendances récentes des sciences auxiliaires et les nouveaux rapports avec l’his-
toire, voir H. W. Goetz, « Hilfswissenschaft und Quellenkunde », dans Id., Moderne Mediävis-
tik. Stand und Perspektiven der Mittelalterforschung, Darmstadt, 1999, p. 153-173.
19. L’édition à laquelle travaillent J.-M. Martin, E. Cuozzo, L. Feller, G. Villani et moi-même
doit paraître, d’ici deux ou trois ans, sur papier dans une co-édition des Fonti per la storia d’Italia
et de l’École française de Rome.
23. Sur la critique de cette conception traditionnelle de la copie, voir les remarques suggestives
de C. Segre, « Les transcriptions en tant que diasystèmes », dans La pratique des ordinateurs dans
la critique des textes, J. Irigoin et G. P. Zarri (dir.), Paris, CNRS, 1979, p. 45-49.
24. Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum Magistri Petri Lombardi, dans Id.,
Opera Omnia, Florence, ex typogr. Collegii S. Bonaventurae, 1882, t. I, p. 14 ; sur ce texte, voir en
dernier lieu J.-P. Genet, La genèse de l’État moderne…, op. cit., p. 315.
25. Voir Pratiques de la lecture, R. Chartier (dir.), Paris, Payot, 2003 [1985], et Histoire de la
lecture dans le monde occidental, G. Cavallo et R. Chartier (dir.), Paris, Éd. du Seuil, 1997.
26. S. G. Nichols, « Introduction : Philology in a manuscript culture », Speculum, 65, 1990,
p. 1-10. Le volume spécial est intitulé The New Philology.
27. Sur l’auctoritas médiévale, voir la mise au point de G. Leclerc, Histoire de l’autorité.
L’assignation des énoncés culturels et de la généalogie de la croyance, Paris, PUF, 1996, p. 71-135 ; Autor
33. Voir en particulier J. Goody, La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris,
Éd. de Minuit, 1978, et l’essai bibliographique dans New Approaches to Medieval Communication,
M. Mostert (éd.), Turnhout, Brepols, 1999, p. 193-318.
34. D. F. McKenzie, La bibliographie et la sociologie des textes, Paris, Éd. du Cercle de la Librairie,
1991 ; le texte de la préface que R. Chartier a écrite pour la traduction française est repris sous
le titre « Bibliographie et histoire culturelle » dans Id., Au bord de la falaise, op. cit., p. 255-268.
35. Cette matérialité est réintroduite chez Gérard Genette avec la notion de paratexte, qu’il
définit de la manière suivante : « le seul fait de la transcription – mais aussi bien de la transmis-
sion orale apporte à l’idéalité du texte une part de matérialisation graphique ou phonétique, qui
peut induire […] des effets paratextuels. En ce sens on peut sans doute avancer qu’il n’existe
pas, qu’il n’a jamais existé, de texte sans paratexte » (G. Genette, Seuils, Paris, Éd. du Seuil,
1987, p. 9).
36. Voir les remarques suggestives développées par J. B. Given, Inquisition and Medieval Society :
Power, Discipline and Resistance in Languedoc, Ithaca-Londres, Cornell University Press, 1997, en
particulier dans le premier chapitre intitulé « The Technology of documentation », p. 25-51.
37. P. Bourdieu, « La lecture, une pratique culturelle (débat avec R. Chartier) », dans Pratiques
de la lecture…, op. cit., p. 277-306, ici p. 281.
38. Voir le désormais classique livre de B. Stock, The Implications of Literacy : Written Language
and Models of Interpretation in the 11th and 12th Centuries, Princeton, Princeton University Press, 1983.
39. Voir à ce sujet les travaux de l’école de Constance et en particulier H. R. Jauss, Pour une
esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, et W. Iser, L’acte de lecture : théorie de l’effet esthé-
tique, Bruxelles, P. Mardaga, 1985.
40. Voir A. Esch, « Überlieferungschance und Überlieferungszufall als methodisches Pro-
blem des Historickers », Historische Zeitschrift, 240, 1985, p. 529-570 ; H Schwarzmeier,
« Schriftlichkeit und Überlieferung. Zu den urkundlichen Quellen des Mittelalters aus Sicht des
Archivars », Heidelberger Jahrbücher, 36, 1992, p. 35-57 ; É. Anheim et O. Poncet (dir.), Fabrique
des archives, fabrique de l’histoire, Revue de synthèse, 125, 2004.
41. Voir les pistes suggestives proposées par P. J. Geary, La mémoire et l’oubli à la fin du premier
millénaire, Paris, Aubier, 1996 (éd. originale américaine, 1994) ; voir également pour les cartu-
laires, type de document particulier quoique très courant au Moyen Âge, P. Chastang, Lire,
écrire, transcrire. Le travail des rédacteurs de cartulaires en Bas-Languedoc (xie-xiiie siècles), Paris, CTHS,
2001.
42. W. J. Ong, Orality and Literacy : The Technologizing of the Word, Londres, 1982 ; dès l’introduc-
tion, l’auteur qualifie l’âge électronique d’« age of secondary orality ».
43. Sur le rôle du christianisme dans la diffusion du codex, voir A. Petrucci, « La conce-
zione cristina del libro », Studi medievali, 14-2, 1973, p. 961-984 ; Id., « Dal libro unitario al libro
miscellaneo », dans Società romana e impero tardoantico, vol. 4 : Tradizioni dei classici trasformazioni
della cultura, A. Giardina (éd.), Bari, Laterza, 1986, p. 173-187 et 271-274 ; A. Grafton et
principal de transmission du texte. Pour le propos qui nous intéresse ici, trois
dimensions du texte numérique vont retenir notre attention :
1. Le premier élément important réside dans la rupture que l’hypertexte
introduit par rapport à une conception linéaire du texte qui suppose
une continuité de lecture généralement associée au support livre44. Si,
depuis le Moyen Âge, des formes de tabularité spécifiques se sont pro-
gressivement développées afin de permettre des lectures discontinues45,
l’hypertexte les remplace par un arbre général qui relie entre eux des
archipels textuels46. Dans la longue histoire du développement pro-
gressif de la tabularité du texte, que la « pensée textuaire » a longtemps
recouverte, l’hypertexte numérique oblige à un salutaire retour réflexif
sur les formes non-linéaires d’engendrement du sens – investies par la
poésie dès le xixe siècle47.
2. L’hypertexte produit aussi un effet de décontextualisation et ce, d’un
double point de vue. D’une part, la rupture avec la linéarité de la lec-
ture rend contingente la saisie des données dans un contexte stable48 ;
d’autre part, l’autorité textuaire, reposant traditionnellement sur un
contexte d’énonciation et sur l’identité de l’énonciateur, se trouve
remise en cause. D’où la généralisation, par exemple, des pseudonymes
sur Internet.
3. Dernier point, l’écriture numérique restitue au scripteur la part
visuelle du texte que le développement de l’imprimerie, dans sa phase
M. Williams, Christianity and the Transformation of the Book : Origen, Eusebius, and the Library of
Caesarea, Cambridge-Londres, The Belknap Press of Harvard University Press, 2006.
44. Sur le lien entre la fin de la linéarité de l’écriture et la fin du livre, voir J. Derrida, De la
grammatologie, Paris, Éd. de Minuit, 1967, p. 129-130.
45. On peut schématiquement distinguer deux étapes ; une première, qui va du ive au xie siècle,
se caractérise par la diffusion du codex, qui offre avec la page un nouvel espace pour l’écriture ;
puis se développe à partir du xie siècle une « grammaire de la lisibilité » (M. B. Parkes, « The
Contribution of insular scribes of the seventh and the eighth centuries to the grammar of legi-
bility », dans Id., Scribes, Scripts, and Readers. Studies in the Communication, Presentation and Dissemi-
nation of Medieval Texts, Londres, Hambledon Press, 1991, p. 1-17).
46. L’hypertexte numérique s’apparente à ce que la critique nomme, depuis le début des
années 1970, l’intertextualité. Sur ces questions, voir C. Vandendorpe, Du papyrus à l’hyper-
texte : essai sur les mutations du texte littéraire et de la lecture, Paris, La Découverte, 1999.
47. Voir M. Simon-Oikawa, « Idéogrammes et calligramme : l’alphabet réinventé des poètes
visuels français », dans L’écriture réinventée. Formes visuelles de l’écriture en Occident et en Extrême-Orient,
M. Simon-Oikawa (dir.), Paris, Les Indes savantes, 2007, p. 107-126.
48. Voir les essais de récits interactifs comme Un conte à votre façon de R. Queneau tentés
dans le cadre de l’OuLiPo : http://www.oulipo.net/contraintes/document 19621.html.
49. D. Lett, Un procès de canonisation au Moyen Âge : essai d’histoire sociale, Paris, PUF, 2008.
50. Sur ces notions empruntées à G. Genette, voir M. Goullet, « Vers une typologie des
réécritures hagiographiques à partir de quelques exemples du nord-est de la France », dans La
réécriture hagiographique dans l’Occident médiéval. Transformations formelles et idéologiques, M. Goul-
let et M. Heinzelmann (dir.), Ostfildern, J. Thorbecke, 2003, p. 109-144. Ici hypertexte
désigne un texte qui procède d’un hypotexte préexistant.
Le miracle
Étapes de la
vie et
vertus
du saint
(grands caractères)
Les témoins
Témoins
(caractères
plus petits)
51. D. Lett, Un procès de canonisation…, op. cit., p. 161-183, ici p. 182 (« Les manuscrits rédigés
à Avignon dans les années 1330 ») et Id., « De la dissemblance à la ressemblance. Construction
sociale et métamorphoses des récits de miracles dans le procès de canonisation et l’abbrevatio
maior de Nicolas de Tolentino (1325-1328), dans Miracles, vies et réécritures dans l’Occident médiéval,
M. Goullet et M. Heinzelmann (dir.), Ostfildern, J. Thorbecke, 2006, p. 119-146.
52. Voir par exemple L. Febvre, « Sur cette forme d’histoire qui n’est pas la nôtre. L’histoire
historisante [compte rendu de Introduction à l’Histoire de L. Halphen] », dans Id., Combats pour
l’histoire, Paris, Armand Colin, 1992 [1953], p. 114-118 ; Id., « De 1892 à 1933. Examen de
conscience d’une histoire et d’un historien [leçon inaugurale au Collège de France] », ibid.,
p. 3-17. Sur ces questions, voir B. Müller, Lucien Febvre, lecteur et critique, Paris, Albin Michel,
2003.
53. Sur ces questions, voir A. Momigliano, « L’histoire ancienne et l’Antiquaire », dans Id.,
Problèmes d’historiographie ancienne et moderne, Paris, Gallimard, 1983, p. 244-293.
54. Voir, sur la notion de source, la réflexion critique menée par J. Morsel, en particulier dans
« Les sources sont-elles le “pain de l’historien” ? », Hypothèses 2003. Travaux de l’École doctorale de
l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004, p. 273-286.
55. L. Kuchenbuch, « Sources ou documents ? Contribution à l’histoire d’une évidence
méthodologique », Hypothèses 2003…, op. cit., p. 287-315 ; Id., « Sind mediävistische Quellen
60. Il s’agit de la partie postérieure à CMC IV, 95 qui concerne les années 1127-1138. Sur la
chronologie de la rédaction de la CMC, voir H. Hoffmann, « Studien zur Chronik von
Montecassino », Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, 29, 1973, p. 59-162. La partie III,
34 à IV, 95 est attribuée à Guido depuis l’article de W. Smidt, « Guido und die Fortsetzung
des Chronik Leos durch P. Diaconus », dans Festschrift Albert Brackmann, L. Santifaller (éd.),
Weimar, 1931, p. 293-323, ici p. 297.
61. H. Hoffmann, « Chronik und Urkunde in Montecassino », Quellen und Forschungen aus
italienischen Archiven und Bibliotheken, 51, 1971, p. 93-206.
62. Le V1 a été édité par M. Dell’omo, Il registrum di Pietro Diacono. Commentario codologico
paleografico, diplomatico, Mont-Cassin, 2000, p. 41-50 ; sur ce document, voir P. Chastang et
L. Feller, « Mise en liste et mise en codex des archives : l’exemple du Mont-Cassin », à paraître
dans Écritures de l’espace social. Mélanges d’histoire médiévale offerts à Monique Bourin par ses élèves et
ses amis, L. Feller et al. (dir.), Paris, Publications de la Sorbonne, 20 10. L’édition du V2 est
parue dans P. Chastang, L. Feller et J.-M. Martin, « Autour de l’édition du Registrum Petri
Diaconi. Problèmes de documentation cassinésienne : chartes, rouleaux, registre », Mélanges de
l’École française de Rome. Moyen Âge, 121/1 (2009), p. 99-135.
Archives Historiographie
Img
Img
Orig.
Txt Img
Txt 1
(transcription) RPD (transcription)
Ms. A, C, DMS
Txt 2 CMC
(analyse Txt 2 Txt
diplomatique) (appareil de (transcription)
notes)
Txt 3
(analyse
Img codicologique)
V1
Txt
(transcription)
Txt 2 Img
(analyse 1. Analyse de la tradition
codicologique) V2 manuscrite
Txt 2. Identification des lieux et
(transcription) des personnes
Txt 2
(analyse
codicologique)
63. Je remercie Alain Garnier pour ses conseils, en particulier en ce qui concerne les res-
sources offertes par le logiciel Wikimedia.
Un tel projet n’a de sens que s’il utilise un logiciel qui garanti l’ouverture des
données aux utilisateurs qui pourront, à partir de la base de textes et d’images
mis en ligne, modifier les données, voire ajouter de nouveaux manuscrits,
sous la forme de liens se conformant à un cahier des charges préalablement
défini. Dès lors, des formes de travail collectives en réseau et de collabora-
tion avec des médiévistes non-professionnels sont envisageables. Elles repré-
sentent une manière renouvelée de répondre à une demande sociale, sans se
conformer à la division entre producteurs et consommateurs qui constitue le
fondement des formes traditionnelles de vulgarisation du savoir.
Pierre Chastang
Université de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines
Avant-propos
Didier Méhu, Néri de Barros Almeida et Marcelo Cândido da Silva 5
(In)utilité et légitimation
des études de la société médiévale
L’histoire (médiévale) peut-elle exciper d’une utilité intellectuelle qui lui soit spécifique ?
Julien Demade 15
L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat… deux ans après :
retour sur une tentative de légitimation sociale
Joseph Morsel 61
Les âges moyens et les reliques vivantes : deux figures de l’imagination historique
Gadi Algazi 161