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Pourquoi étudier le Moyen Âge ?

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Histoire ancienne et médiévale – 114
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Pourquoi étudier le Moyen Âge ?


Les médiévistes face aux usages sociaux
du passé
Actes du colloque tenu à l’université
de São Paulo du 7 au 9 mai 2008

Sous la direction de
Didier Méhu,
Néri de Barros Almeida
et Marcelo Cândido da Silva

Ouvrage publié avec le concours du Conseil scientifique de l’université Paris 1

publications de la sorbonne
2012

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Couverture :

Composition typographique : Laurent Tournier

© Publications de la Sorbonne, 2012


212, rue Saint-Jacques, 75005 Paris
www.univ-paris1.fr – publisor@univ-paris1.fr

ISBN : 978-2-85944-694-9
ISSN : 0290-4500

Les opinions exprimées dans cet ouvrage n’engagent que leurs auteurs.
« Aux termes du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction ou représentation, intégrale ou
partielle de la présente publication, faite par quelque procédé que ce soit (reprographie, microfilmage,
scannérisation, numérisation…) sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause
est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la pro-
priété intellectuelle. Il est rappelé également que l’usage abusif et collectif de la photocopie met en danger
l’équilibre économique des circuits du livre. »

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Avant-propos
Didier Méhu, Néri de Barros Almeida et Marcelo Cândido da Silva

L e présent ouvrage est le résultat d’un colloque organisé par le Laboratório


de Estudos Medievais (LEME) à l’université de São Paulo du 7 au 9 mai
20081. À l’heure où un peu partout dans le monde les médiévistes s’interro-
gent sur le devenir de leur métier, cette rencontre pourra apparaître comme un
fait de mode. Bien conscients que nous participons d’un mouvement général,
nous avons souhaité donner à notre manifestation une orientation originale,
à savoir une réflexion transcontinentale dont le noyau provient de chercheurs
qui ne se trouvent pas dans des pays où les études médiévales constituent un
domaine essentiel et classique de la science historique. Les organisateurs de
la rencontre enseignent et mènent leurs recherches soit au Brésil, pour deux
d’entre eux, soit au Canada pour le troisième ; pays dans lesquels la médiévis-
tique est jeune – quarante ans tout au plus pour le Brésil2 – et somme toute peu
représentée parmi les disciplines enseignées au sein de l’Université malgré
l’existence, au Canada, de pôles reconnus internationalement, mais isolés3.
Le projet a été élaboré par les trois organisateurs à partir de la fin de l’année
2005 et il a véritablement été mis en forme à la fin de l’année 2006, date à
laquelle une lettre d’intention a été envoyée à une quinzaine de chercheurs

1.  Le colloque a été financé conjointement par la Fundação de Amparo à Pesquisa do Estado de
São Paulo (Fondation de soutien à la recherche de l’État de São Paulo), la Coordenação de Aper-
feiçoamento de Pessoal de Nível Superior (Coordination pour le perfectionnement personnel
de niveau supérieur), le Fonds québécois de recherche sur la société et la culture et le consulat
de France au Brésil.
2.  Marcelo Cândido da Silva, « Les études en Histoire médiévale au Brésil : bilan et pers-
pectives », http://ciham.ish-lyon.cnrs.fr/Brazil.html, http://ciham.ish-lyon.cnrs.fr/Brazil.
html, dernière mise à jour juin 2006 ; Wanessa Colares Asfora, Eduardo Henrik Aubert et
Gabriel de Carvalho Godoy Castanho, « L’histoire médiévale au Brésil. Structure d’un
champ disciplinaire », dans Le Moyen Âge vu d’ailleurs : voix croisées d’Amérique latine et d’Europe, dir.
E. Magnani, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2010, p. 53-113, et l’article de Néri de
Barros Almeida dans le présent volume.
3.  Marc Potter et Yves Gingras, « Des “études” médiévales à “l’histoire” médiévale : l’essor
d’une spécialité dans les universités québécoises francophones », Historical Studies in Education /
Revue d’histoire de l’éducation, 18, 1 (2006), p. 27-49.

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6 Didier Méhu, Néri de Barros Almeida et Marcelo Cândido da Silva

en Argentine, au Brésil, au Canada, aux États-Unis, en France et en Israël. La


teneur principale de la lettre était la suivante :
Pourquoi étudier le Moyen Âge au xxie siècle ? La question est délicate. Bien sûr,
il ne s’agit pas de l’entendre sur le mode de l’autoréflexion psychologique ou
psychanalytique qui consisterait à examiner les états d’âme des médiévistes (et
ils seraient sans doute nombreux). Il s’agit de poser la question en termes intel-
lectuels, institutionnels et sociaux, sachant que nous sommes des professeurs
et des fonctionnaires de l’État. Il importe alors de s’interroger sur les fonctions
des études médiévales dans l’éducation scolaire et universitaire, sur leur place
dans la dynamique des sciences sociales, et sur leur rôle dans la société occi-
dentale contemporaine.
La pertinence d’un tel questionnement nous semble justifiée par la situation ac-
tuelle. D’une part, en effet, le Moyen Âge est l’objet de très nombreuses célébra-
tions collectives dont les initiatives sont tout autant privées que publiques, et ce
à l’échelle du monde occidental : films, spectacles, romans, fêtes médiévales,
boutiques et restaurants, sites Internet et jeux de rôle… D’autre part, la pré-
sence des études médiévales au sein de la formation des enseignants, comme
l’existence d’un corps de médiévistes soigneusement formé font l’objet de re-
mises en cause qui sont fondées, de manière latente ou officielle, sur l’idée de
l’inutilité des études médiévales dans la société contemporaine. D’autre part
encore, et de manière apparemment contradictoire, l’étude de la civilisation
médiévale est considérée sous un angle utilitariste, pour préciser les racines de
la civilisation occidentale contemporaine.
À l’heure où ces attitudes sont admises au sein même du monde universitaire, il
est important d’y réfléchir, ne serait-ce que pour être conscient de leurs présup-
posés et de leurs conséquences intellectuelles, institutionnelles et sociales. Il
est clair, par exemple, que les célébrations médiévales ne sont jamais anodines.
Elles naviguent entre la relégation de la civilisation médiévale dans un au-delà
mythique et irrationnel, le positionnement de celle-ci dans la protohistoire de
la société capitaliste contemporaine ou dans un âge d’or du communautarisme
aux relents nostalgiques. Il est tout aussi frappant de constater que les idées de
l’inutilité des études médiévales ou de leur justification utilitariste vont de pair
avec les accélérations de l’uniformisation culturelle et sociale dans le monde
occidental depuis les années 1990. N’y aurait-il pas là des connexions qu’il se-
rait utile de mettre au jour ?
La collaboration entre les médiévistes français, brésiliens et argentins,
qui a été encouragée récemment par les initiatives d’Eliana Magnani4, était

4.  Sous le titre Le Moyen Âge vu d’ailleurs, Eliana Magnani a organisé quatre rencontres entre des
médiévistes européens et latino-américains entre 2002 et 2006. Eliana Magnani, « Le Moyen
Âge vu d’ailleurs », Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre [en ligne], 13, 2009, mis en ligne
le 15 septembre 2009, consulté le 20 avril 2010, http://cem.revues.org/index11247.html ; Le

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Avant-propos 7

en filigrane de nos travaux, même s’il ne s’agissait plus de faire connaître


des historiographies étrangères l’une à l’autre, mais d’entamer une réflexion
conjointe sur les enjeux du métier de médiéviste. En juin 2007, le 38e congrès
annuel de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur
public de France (SHMESP) a été intitulé Être historien du Moyen Âge au xxie siècle5.
Nos deux initiatives n’ont pas été concertées et si plusieurs d’entre nous ont
participé aux deux rencontres, les objectifs en étaient différents puisque notre
intention était moins de dresser un état des modalités du faire de l’histoire
médiévale aujourd’hui que de réfléchir à sa place dans la société actuelle. Le
choix que nous avons fait des Publications de la Sorbonne, qui accueillent les
Actes des congrès annuels de la SHMESP, souligne la complémentarité des
deux démarches.

Tous les chercheurs que nous avons sollicités n’ont pas répondu à l’appel
ou n’ont pas toujours pu se joindre à nous ; nous déplorons ainsi l’absence de
représentant de l’Argentine et des États-Unis. En outre, deux contributions
présentées à l’oral n’ont pas été retenues pour la publication car elles s’inté-
graient mal dans le questionnement soumis aux participants.
Le choix des collaborateurs a dépendu largement de leurs positionne-
ments respectifs dans le champ scientifique, en particulier des relations qu’ils
entretenaient ou avaient entretenu avec l’institution universitaire d’Amérique
latine6. Nous avons également souhaité rassembler des auteurs qui n’hési-
tent pas à placer leur réflexion, voire leur action, sur un plan résolument poli-
tique et non consensuel7. Cette condition indispensable à l’avancée du débat

Moyen Âge vu d’ailleurs : voix croisées d’Amérique latine et d’Europe, op. cit. On retiendra également
l’enquête collective initiée par E. Magnani, « Être historien du Moyen Âge en Amérique latine
au début du xxie siècle : enquête », dans Être historien du Moyen Âge au xxie siècle. XXXVIIIe congrès
de la SHMESP (Cergy-Pontoise, Évry, Marne-la-Vallée, Saint-Quentin-en-Yvelines, 3 1 mai-3 juin 2007),
Paris, Publications de la Sorbonne, 2008, p. 71-92.
5.  Être historien du Moyen Âge au xxie siècle, op. cit.
6.  C’est le cas d’Eliana Magnani qui, après une licence à l’université de São Paulo, a poursuivi
ses études de maîtrise, DEA et doctorat à l’université de Provence – Aix-Marseille I et a ensuite
intégré le CNRS, de Jérôme Baschet, qui alterne depuis 1997 son enseignement entre l’École
des hautes études en sciences sociales de Paris et l’Université autonome du Chiapas à San Cris-
tobal de Las Casas, et de Joseph Morsel, qui a enseigné comme coopérant français à Belém
(Brésil) de 1987 à 1989 et qui a régulièrement assuré des enseignements de master à l’université
de São Paulo.
7.  Jérôme Baschet est l’auteur d’une œuvre abondante pour défendre l’insurrection zapatiste
au Chiapas et réfléchir aux alternatives possibles au néolibéralisme : J. Baschet, La rébellion
zapatiste. Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Flammarion, 2005 (réédition avec
une nouvelle postface de l’ouvrage paru sous le titre L’Étincelle zapatiste. Insurrection indienne et

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8 Didier Méhu, Néri de Barros Almeida et Marcelo Cândido da Silva

scientifique manque cruellement à la plupart des ouvrages publiés ces der-


nières années ; nous tenions à la placer au cœur de notre entreprise. La teneur
théorique et la difficulté de la langue de certaines contributions sont tout à fait
assumées et nous semblent relever de l’exigence intellectuelle nécessaire pour
soutenir la réflexion que nous souhaitons mener.
On pourra aisément reprocher le recrutement très partial des auteurs qui,
au final, sont avant tout français et brésiliens, et le soubassement historio-
graphique qui est très franco-allemand. Cela tient évidemment à l’origine des
auteurs, aux lieux de leur formation et à leur ancrage institutionnel8.
Le Moyen Âge dont il est question ici est chrétien et occidental, il ne saurait
en être autrement au risque de faire preuve d’européo-centrisme. Ses balises
chronologiques ne sont évidemment pas réductibles à deux dates fixes et les
variantes de la construction/destruction de la civilisation médiévale à travers
l’Europe occidentale ne sont pas ignorées. Mais là n’est pas notre propos.
Nous ne cherchons pas ici à caractériser le Moyen Âge, mais nous souhaitons
interroger les modalités et les implications sociales de l’activité intellectuelle
qui consiste à le penser.

Notre ouvrage est constitué de trois parties rassemblant dix chapitres de


longueur inégale. Aucune balise n’a été donnée aux auteurs, de telle sorte que
chacun puisse développer sa réflexion à son aise, de la manière la plus libre
possible. L’homogénéité de la longueur des contributions, courante dans les
ouvrages collectifs bien qu’elle n’ait pas de fondement scientifique, n’a pas

résistance planétaire, Paris, Denoël, 2002) et plusieurs articles parus notamment dans les revues
Chiapas, Contretemps, Journal de la Société des américanistes, Problèmes d’Amérique latine, Actuel Marx,
Ojarasca, Éditions papiers ; références sur le site de l’auteur : http://gahom.ehess.fr/document.
php?id=505. Gadi Algazi est l’un des principaux activistes israéliens œuvrant pour la paix
entre Juifs et Arabes et contre la colonisation des territoires occupés par Israël. Il fut le pre-
mier refuznik. Son action écrite (notamment http://www.monde-diplomatique.fr/2003/07/
ALGAZI/10248, http://tarabut.info/en/articles/article/al-arakib-demolished/) et sur le terrain
lui a valu plusieurs emprisonnements et arrestations violentes, dont la dernière à l’heure où
nous achevons de rédiger cet avant-propos (août 2010) : http://tarabut.info/en/articles/article/
Third-destruction-of-al-Arakib/. Quant à l’engagement de Julien Demade, il se situe dans le
cadre de son milieu professionnel, à travers sa participation active aux réflexions et mobilisa-
tions relatives à la recherche et à l’enseignement supérieur, envisagés comme lieux de produc-
tion autogérés d’un bien commun.
8.  Les deux seuls auteurs qui ne sont pas établis dans une institution universitaire française ou
brésilienne, à savoir Gadi Algazi et Didier Méhu, sont étroitement liés au monde intellectuel
franco-allemand. Gadi Algazi est docteur de l’université de Göttingen, Didier Méhu est docteur
de l’université Lyon II et a effectué une partie de son cheminement doctoral avec la Mission his-
torique française en Allemagne. En outre, Marcelo Cândido da Silva est docteur de l’université
Lyon II et Luiz Marques est docteur de l’École des hautes études en sciences sociales de Paris.

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Avant-propos 9

été envisagée ici puisque les textes n’ont pas la même nature et n’ont pas joué
le même rôle dans le déroulement de la réflexion collective.
Sous le titre Inutilité et légitimation des études de la société médiévale, la première
partie rassemble les trois contributions qui étaient placées en ouverture du
colloque et qui posent un faisceau de problèmes à partir desquels se sont
organisées l’ensemble des discussions. C’est la raison pour laquelle elles
sont nettement plus longues que les suivantes. Bien qu’empruntant des che-
minements différents, elles présentent une cohérence certaine qui se carac-
térise notamment par une position politique du problème et par une dette
à l’égard de l’œuvre épistémologique, critique et programmatique d’Alain
Guerreau9. En premier lieu, Julien Demade (chapitre 1) a eu le courage de
poser la question de la question du colloque en recherchant les motivations
et les implications non-conscientes qui conduisent des médiévistes à s’inter-
roger aujourd’hui sur la pertinence de leur métier et à apporter d’éventuelles
réponses qui tiennent à la spécificité de leur champ d’analyse. Poser une telle
question (« Pourquoi étudier le Moyen Âge au xxie siècle ? ») ne témoigne-t-il
pas de l’intériorisation d’une position sociale d’infériorité, celle-ci situant la
recherche de la pertinence de l’histoire (du Moyen Âge) dans la justification
(donc la réponse à des critiques ou des attaques) plutôt que dans la gratuité de
son exercice (comme de celui de toute activité intellectuelle) et la jouissance
qu’elle procure ? S’appliquant à lui-même la réflexion critique qui l’a conduit
en 2007, dans Le Moyen Âge est un sport de combat, à proposer une tentative de
légitimation sociale de l’histoire en général et de l’histoire du Moyen Âge en
particulier, Joseph Morsel a bien voulu revenir ici sur le sens de sa démarche,
l’évaluer, la critiquer et analyser le sens social des réactions suscitées par son
ouvrage. Il met également en question l’objet « Moyen Âge » en tant que tel, au
profit de l’objet « société médiévale », réclamant par conséquent une modifica-
tion de la question séminale du colloque (chapitre 2). Retournant sur le terrain
de l’adaptation des médiévistes à ce qu’il est convenu d’appeler la « demande
sociale », Didier Méhu a analysé plusieurs tentatives récentes de légitimation
de la pertinence des études médiévales et, à la lumière de son expérience des
systèmes universitaires canadien et français, s’est interrogé sur les modalités
pratiques et les positions critiques à adopter face aux sollicitations des médié-
vistes venues de l’extérieur du milieu universitaire (chapitre 3).

9.  Alain Guerreau, L’avenir d’un passé incertain. Quelle histoire du Moyen Âge au xxie siècle ?, Paris,
Seuil, 2001, et les prolongements qu’il en a donnés à l’invitation de collègues de l’université de
Lisbonne en septembre 2008 : Id., « Situation de l’histoire médiévale (esquisse) », Medievalista
online, 5, 2008, http://www2.fcsh.unl.pt/iem/medievalista/MEDIEVALISTA5/PDF5/0 1-Alain-
Guerreau.pdf.

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La seconde partie rassemble deux contributions qui traitent des rela-


tions entre histoire médiévale et sciences sociales. L’articulation entre la réflexion
sur le positionnement social de l’histoire (médiévale) et son inclusion dans
le champ des sciences humaines et l’analyse rétro- et introspective de sa
propre expérience au sein de l’université brésilienne est au cœur du chapitre
rédigé par Néri de Barros Almeida, afin d’en tirer des enseignements pour
la construction d’une histoire médiévale émancipée et consciente de ses
présupposés méthodologiques. Loin de la position suiviste qui fut celle de
beaucoup de chercheurs brésiliens à l’égard notamment de l’historiographie
française et d’une démarche mal émancipée de la Nouvelle Histoire qui se
proclamait outre-atlantique, il s’agit alors de poser les bases d’un renouvel-
lement historiographique qui pense ses objets et sa méthodologie dans un
dialogue constant et percutant avec les autres sciences sociales (chapitre 4). À
la lumière des livraisons de la revue L’homme des cinquante dernières années,
Eliana Magnani poursuit ce dialogue interdisciplinaire en explorant les rela-
tions impensées des anthropologues avec la médiévistique et la manière dont
ces relations ont pu contribuer à construire certains concepts des sciences
sociales. Il en ressort clairement le constat d’un désintérêt massif des anthro-
pologues, du moins jusqu’à une période très récente, à l’égard de la civilisa-
tion médiévale, alors même que les médiévistes français, notamment marqués
par le structuralisme, tentaient d’emprunter des schémas d’interprétation à
l’anthropologie pour construire leur propre objet (chapitre 5).
Le Moyen Âge occidental constitue une figure de la pensée historique
dont il importe de comprendre les mécanismes de production afin d’être en
mesure d’en faire un objet de la connaissance rationnelle. L’un des nœuds
de la science historique réside dans la pensée de la dynamique de la société
et dans le changement social, dont les grandes périodes historiques consti-
tuent des cristallisations intellectuelles, plusieurs fois discutées depuis la
naissance de la science historique à la fin du xviiie siècle. Mais en amont de
la périodisation et de la signification de celle-ci, il importe de s’interroger sur
les mécanismes intellectuels de production des représentations qui induisent
la construction de certaines périodes, et donc des rapports au passé que nous
entretenons avec ces segments réifiés de l’histoire. Aussi, sous le titre Champs,
coordonnées et usages des « âges moyens », la troisième section de l’ouvrage consti-
tue-t-elle une tentative d’analyse de la pratique du métier de médiéviste en
interrogeant plus spécifiquement les relations entre les structures de la société
contemporaine et les modalités de l’écriture de l’histoire du Moyen Âge. Gadi
Algazi (chapitre 6) propose de voir dans notre « Moyen Âge » une variante
parmi d’autres d’un processus de l’imagination historique qui consiste à pro-
duire des « âges moyens » et des « reliques vivantes », soit des segments du

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Avant-propos 11

passé qui sont à la fois révolus mais présents, vénérables et éventuellement


récupérables pour construire la pensée du présent, de nos valeurs, du sens
de l’histoire. Il reconnaît ces deux figures de l’imagination historique à tra-
vers l’écriture de l’histoire du Moyen Âge depuis les humanistes jusqu’à nos
jours, en passant par les ruralistes allemands de la première moitié du xixe
siècle. S’agissant de la construction chronologique du « Moyen Âge » et de
ses relations avec les modes d’organisation sociale qui l’ont précédé ou suivi
dans l’histoire occidentale, Luiz Marques (chapitre 7) propose une réflexion
renouvelée sur les transformations qui ont affecté l’Empire romain entre le
milieu du iie et le début du ive siècle et sur les incidences qu’elles ont eues
sur la formation d’un nouveau type d’organisation sociale. Revenant au titre
du colloque, Pourquoi étudier le Moyen Âge au xxie siècle ?, Marcelo Cândido da
Silva (chapitre 8) effectue un déplacement chronologique et géographique qui
consiste à s’interroger sur la pertinence de l’étude du haut Moyen Âge au Brésil
au xxie siècle. Il part d’une réflexion sur les mésusages de certains segments
de l’histoire médiévale, qu’il s’agisse de construire une continuité discutable
entre la civilisation tardo-médiévale et les sociétés coloniales d’Amérique,
ou d’établir les racines des nations contemporaines dans les faits politiques
des rois francs, pour proposer une révision de certaines considérations clas-
siques relatives à la société occidentale du haut Moyen Âge (à l’exemple des
Francs), remettre en question certains concepts selon lesquels ces sociétés
sont perçues (notamment la dichotomie public-privé) et réarticuler les modes
d’appréhension des relations sociales de cette période. La distance géogra-
phique et historiographique de l’historien brésilien apparaît alors comme
un avantage potentiel pour se détacher des constructions impensées bâties
par les historiens-héritiers des hommes du Moyen Âge. S’attardant sur l’aval
de la période médiévale, Jérôme Baschet (chapitre 9) prolonge ensuite les
réflexions qu’il avait entamées ailleurs sur les relations entre la dynamique de
la civilisation médiévale, son expansion en dehors de l’Europe et la construc-
tion de la modernité. « Entre le Moyen Âge et nous » existe une double rela-
tion d’engendrement et de rupture sur laquelle il nous invite à nous pencher,
afin de mieux comprendre la constitution et la dynamique propre de la société
occidentale, et donc d’être davantage en mesure de penser le dépassement
des modes d’organisation sociale qui sont les nôtres. Enfin, la contribution
de Pierre Chastang (chapitre 10) peut se concevoir comme une ouverture vers
le futur des études médiévales, dans la mesure où il examine les modalités
nouvelles et les implications scientifiques et heuristiques de l’étude des docu-
ments écrits du Moyen Âge à l’ère des technologies informatiques et des pos-
sibles mises en relation virtuelle des objets originaux, de leur contenu textuel,
visuel, matériel et hypertextuel.

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12 Didier Méhu, Néri de Barros Almeida et Marcelo Cândido da Silva

Au-delà d’un projet commun et des cohérences que cet avant-propos


entend souligner, il convient évidemment de ne pas masquer les divergences
inévitables, voire les contradictions qui relèvent de l’écriture d’un livre col-
lectif. Le lecteur attentif saura les reconnaître. Nous n’avons jamais voulu les
nier ni les mettre au second plan, mais au contraire en faire un point de départ
pour la discussion ; celle-ci fut tonique et constructive lors de la rencontre de
São Paulo ; elle devra se poursuivre au-delà de cet ouvrage. Le débat que nous
ouvrons ici se veut critique, autoréflexif et dynamique. Nous souhaitons que
les critiques et prolongements qu’il suscitera se situent sur ce même terrain et
pas seulement dans le champ autodéterminé de la « médiévistique ». La ques-
tion que nous posons ne se situe évidemment pas en dehors de l’espace public
mais au cœur de la réflexion sur les manières de construire une société libre
qui assume pleinement les déstabilisations nécessaires produites par l’activité
intellectuelle.

Didier Méhu, Néri de Barros Almeida


et Marcelo Cândido da Silva
Québec, Campinas et São Paulo, août 2010.

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(In)utilité et légitimation
des études de la société médiévale

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L’histoire (médiévale) peut-elle exciper
d’une utilité intellectuelle qui lui soit spécifique ?

Julien Demade

« L’histoire qui sert est une histoire serve. »


Lucien Febvre, « L’histoire dans le monde en ruines1 »

«
P ourquoi étudier l’histoire du Moyen Âge au xxie siècle ? » Derrière son
apparente neutralité, la question posée implique une approche bien
déterminée, qui elle-même en exclut une autre. Pour s’en apercevoir, il n’est
pas de meilleur moyen que de se demander quelle autre formulation aurait
pu être donnée à la question, et quelles eussent été les conséquences d’une
telle tournure alternative. Cette autre formulation aurait pu être « Pourquoi
étudie-t-on l’histoire du Moyen Âge au xxie siècle ? », qui, au lieu d’appeler
une réponse de caractère normatif, relative aux raisons susceptibles de fonder
la légitimité d’une telle étude, aurait entraîné une enquête sociologique visant
à dégager empiriquement les raisons expliquant l’engagement (personnel et
collectif ) dans une telle étude. La question, telle que posée dans le cadre de
ce colloque, appelle donc prescription et non pas constat, prise de position
(raisonnée) plutôt qu’observation.
En cela, cette question est elle-même une prise de position, puisqu’elle
revient à postuler que notre agir peut être déterminé sur la base de notre
réflexion, peut être la conséquence du choix rationnel opéré entre différentes
possibilités ; au rebours d’une analyse qui considèrerait que nous sommes
bien plutôt agis par des déterminations sociologiques, et que cet être-agi
n’est jamais aussi sensible que lorsqu’il s’exerce au travers de l’idéologie qui
informe notre « réflexion ». Ce qui oppose ces deux approches n’étant pas
nécessairement le but qu’elles se proposent mais la manière dont elles cher-
chent à l’atteindre, puisque la seconde de ces approches ne doit nullement
être confondue avec un abandon de soi aux déterminations sociologiques
qui s’exercent sur nous, mais peut bien au contraire être comprise comme le

1.  Revue de synthèse historique, 30-1, 1920, page 4.

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16 Julien Demade

moyen absolument nécessaire pour se rendre capable d’identifier ces détermi-


nations afin de mieux pouvoir en contrôler les effets. Tandis que la première
approche, pour postuler haut et fort notre autonomie, serait par contre inca-
pable de la réaliser dans la mesure où elle ignorerait le risque que l’exercice
de notre « raison » ne soit en fait que la rationalisation a posteriori, le masque
idéologique de logiques sociales dont la nécessité de la reproduction s’im-
pose à nous.
Il me semble que ces deux approches, bien plus qu’opposées, sont com-
plémentaires, et que, si à vouloir à tout prix choisir l’une au détriment de
l’autre on les condamne toutes deux à l’échec, par contre leur exercice lié est,
lui, susceptible, et est seul susceptible, de nous redonner la maîtrise de notre
agir, ou du moins une certaine maîtrise de notre agir. En effet, si l’analyse
des déterminations sociologiques qui s’exercent à notre encontre est le seul
moyen pour nous d’éviter d’être agis par l’idéologie qui informe notre pensée
(parce que nous devenons par là conscients des fondements sociologiques de
certaines de nos idées, c’est-à-dire du fait qu’elles sont non une analyse de ce
qui existe mais un simple moyen de le reproduire), en rester à ce simple stade
de l’observation, et du détachement de soi par rapport à soi, revient à n’adop-
ter qu’une posture strictement négative, de déconstruction, sans donc se
donner la capacité de remplacer l’idéologie que l’on s’est ainsi rendu capable
de mettre à bas, par un ensemble rationnel d’idées librement construites. Or
déconstruire ne suffit jamais pour mettre véritablement à bas, parce que si l’on
ne substitue pas, à ce que l’on désire voir disparaître, un nouvel ensemble, ce
que l’on a déconstruit mais pas véritablement détruit réapparaîtra toujours, la
nature, et notre esprit plus encore, ayant horreur du vide. Ainsi donc, quelque
réticence que puisse avoir, à l’égard de l’exercice pur, normatif, de la réflexion,
une pensée formée à l’analyse du conditionnement social par l’idéologie, tant
elle sait combien cet exercice n’est souvent qu’une illusion dont l’idéologie
tire toute sa force, il n’en reste pas moins qu’il est inévitable de finir par
prendre le risque d’un tel exercice, si véritablement l’on veut pouvoir dépasser
notre aliénation par l’idéologie – même s’il convient de toujours rester bien
conscients que cet exercice risque de nous faire relaps, et idéologues d’autant
plus acharnés que nous serons persuadés de ne l’être plus.
Si donc je tenterai ici de donner une réponse à la question normative posée
par le colloque, c’est tout à la fois parce que ce type de questionnement finit
toujours par devenir inévitable, et parce que préalablement je me suis posé
la même question, mais de façon cette fois empirico-constatative. Ce n’est
pas ici le lieu de développer cette approche2, dont je dirai seulement qu’elle

2.  Je renvoie pour cela à la première partie de mon livre à paraître : Par-delà l’(in)utilité. Du sens
(de l’étude de l’histoire [médiévale]).

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L’histoire (médiévale) peut-elle exciper d’une utilité intellectuelle qui lui soit spécifique ? 17

a moins consisté en un simple décalque empirique de la question normative


(soit « Pourquoi étudie-t-on l’histoire du Moyen Âge ? »)3 qu’en une recherche
empirique sur les causes qui nous amènent hic et nunc à nous poser la ques-
tion normative. Or, si une discipline académique peut se poser la question de
sa légitimité lorsqu’elle tend à s’étendre aux dépens de ses voisines, afin de
justifier cette extension même, il semble évident que si aujourd’hui l’histoire
(médiévale)4 se pose cette même question, c’est en raison de l’autre contexte,
strictement inverse, qui pousse les disciplines à faire ainsi retour sur elles-
mêmes – soit un contexte de perte de légitimité sociale, et donc de réduction
de leur surface sociale. La question posée aujourd’hui l’est donc avant tout
depuis l’extérieur, comme un moyen d’accroître en la soulignant la crise de
légitimité de l’histoire (médiévale), et sa reprise par le milieu des historiens
(médiévistes) n’est qu’une tentative de parer à cette délégitimation croissante
en retournant contre nos accusateurs leur arme même : en faisant de leur
« Mais à quoi pouvez-vous donc bien servir ? » un « Pourquoi étudier l’histoire
médiévale » dont la vérité est dans l’absence d’un point d’interrogation qui
n’est que rhétorique, manière de captatio benevolentiae destinée à ceux qui nous
dénigrent, et représentant la seule concession qui leur soit consentie5. Mais

3.  C’est en effet bien plutôt à la question empirique « Comment étudie-t-on l’histoire du
Moyen Âge » que j’ai jusqu’ici consacré une partie de mes recherches : cf. J. Demade, « The
medieval countryside in German-language historiography since the 1930s », dans I. Alfonso
(dir.), The Rural History of Medieval European Societies : Trends and Perspectives, Turnhout, 2007,
p. 173-252 ; J. Demade, « El mundo rural medieval en la historiografía en alemán desde 1930.
Compromiso político, permanencia de las interpretaciones y dispersión de las innovaciones »,
dans I. Alfonso (dir.), La historia rural de las sociedades medievales europeas : tendencias y perspectivas,
València, 2008, p. 175-246 ; J. Demade, « La méthodologie des sciences sociales entre struc-
tures académiques et enjeux intellectuels : la construction des prix historiques comme “faits”
scientifiques (1880-1950) », à paraître.
4.  Tout au long de ce texte, je parlerai d’« histoire (médiévale) » lorsque mon propos sera
valable pour l’histoire médiévale dans la mesure où il sera valable pour l’histoire en général,
tandis que je parlerai d’« histoire médiévale » non pas nécessairement lorsque la pertinence
de mes développements lui sera strictement limitée (même si cela pourra être le cas) mais du
moins lorsque mon propos ne sera pas pertinent pour l’histoire en général.
5.  On perçoit alors pourquoi un simple décalque empirique de l’interrogation normative n’au-
rait pas grand intérêt, puisqu’à la question « Pourquoi étudie-t-on l’histoire du Moyen Âge au
xxie siècle ? » les médiévistes apporteraient des réponses qui seraient informées moins par les
raisons réelles qui les poussent à l’effectuation de leurs recherches, que par leur perception
des menaces pesant sur leur profession – manière de dire à la fois qu’ils tairaient les doutes
qu’ils pourraient être susceptibles (par contamination de la délégitimation ambiante) d’entre-
tenir sur la justification de leur activité, et que des raisons la justifiant ils ne présenteraient que
celles qu’ils penseraient capables de convaincre ceux qui remettent en cause la légitimité de
leur existence. Pour le dire autrement, une telle enquête empirique serait confrontée à un biais

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18 Julien Demade

s’il s’agit bien ici, avec cette question qui n’en est plus une, de transformer un
virus en vaccin, on voit combien ladite question construit de façon strictement
bornée l’horizon de ses réponses possibles, nécessairement apologétiques6.
Le danger est donc réel de tomber dans un pur plaidoyer pro domo. Outre
qu’il ne convaincrait vraisemblablement que les résidents de ladite maison et
ne résoudrait donc en rien le problème qu’est la remise en cause, par l’exté-
rieur, de la légitimité de l’étude de l’histoire (médiévale), il nous ferait passer
à côté d’une véritable interrogation relative à la rationalité de nos pratiques
scientifiques. Par là, c’est à côté d’une possible réforme de nos manières
de faire que nous risquerions de passer, réforme susceptible de les rendre
intellectuellement plus pertinentes, dans la mesure où après tout rien ne
garantit qu’un champ né il y a environ un siècle et demi de la profession-
nalisation progressive des pratiques historiennes, et maintenu identique
ensuite en dépit des bouleversements qui affectèrent le champ plus large,
et qui le comprenait, des sciences sociales, ait encore une pleine pertinence
intellectuelle, alors même que ces bouleversements l’ont fait passer du sta-
tut de discipline centrale (l’histoire médiévale ayant été l’incarnation même
de cette « méthode historique » qui représentait alors pour l’ensemble des

déclaratif tel qu’elle en deviendrait inutilisable, sinon pour analyser les stratégies déployées par
les médiévistes pour tenter de regagner les bonnes grâces de qui les dénigre.
6.  Précisons cependant que l’autre contexte social amenant une discipline à se poser la ques-
tion de sa légitimité, soit un contexte où cette légitimité, parce qu’elle lui est socialement
pleinement reconnue, lui permet de prétendre s’étendre au détriment d’autres disciplines,
provoque exactement le même type de réponse biaisée, quoique donc pour des raisons radi-
calement différentes puisqu’il s’agit ici de la rationalisation, de la justification intellectuelles
a posteriori d’une utilité sociale (et non pas intellectuelle), permettant de laisser cette dernière
dans l’ombre, alors que dans notre cas il s’agit au contraire de la production d’une utilité
intellectuelle visant à pallier la disparition de l’utilité sociale. Mais si donc les arguments jus-
tificateurs d’une utilité intellectuelle seront les mêmes dans ces deux contextes opposés, par
contre leur efficace sera sans commune mesure – pleine dans un cas, puisqu’elle permettra de
masquer une utilité sociale qui doit rester cachée, nulle dans l’autre –, les arguments intellec-
tuels devenant inaudibles dès qu’ils se retrouvent en porte-à-faux avec l’utilité sociale. Enfin,
de ce que les arguments justificateurs soient les mêmes dans ces deux contextes sociaux que
tout oppose ne se peut nullement déduire le caractère non contingent de ces arguments à ces
contextes, et donc leur pertinence intellectuelle ; tout au contraire, l’identité argumentative n’a
pour seule cause que l’identique emploi instrumental de la raison généré, quoique avec des
objectifs différents, par ces deux contextes ; on voit donc que la seule chance qui s’offre d’abou-
tir à des réponses véritablement différentes, parce qu’elles seraient de vraies réponses à une
vraie question, et non pas les réponses connues d’avance à une question qui n’est jamais posée
que parce qu’elle semble tactiquement utile, est de poser la question de la question, c’est-à-
dire de s’interroger sur les déterminations sociales qui rendent la question possible (ou plutôt
nécessaire), seul moyen de se déprendre de ces déterminations, et ainsi de rouvrir l’horizon des
possibles des réponses.

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L’histoire (médiévale) peut-elle exciper d’une utilité intellectuelle qui lui soit spécifique ? 19

« humanités » le vecteur de la scientifisation de leurs pratiques) à celui de spé-


cialité plaisamment exotique.
Si je me poserai donc la question des raisons de l’étude de l’histoire (médié-
vale) de façon normative, abstraite du contexte social qui informe aujourd’hui
le sens de cette question, ce n’est donc qu’en étant néanmoins bien conscient
de ce contexte, et du réflexe qu’il provoque chez moi, médiéviste soucieux de
défendre non pas seulement ma position sociale mais bien ce qui a fini par
devenir, par la socialisation dans ma profession, constitutif de mon identité
subjective même, de ne me poser la question que pour lister les réponses
positives qu’il est possible de lui apporter. J’essaierai donc de prendre véri-
tablement au sérieux la question normative, c’est-à-dire d’en considérer les
réponses comme pleinement ouvertes, comme si je n’étais pas moi-même
intimement engagé par la nature de ces réponses.
Et l’on verra effectivement, chemin faisant, que des deux réponses classi-
quement avancées pour justifier l’étude de l’histoire médiévale en arguant de
son utilité intellectuelle – soit d’une part, ce lieu commun de l’avantage heu-
ristique que présenterait le rapport qui existerait entre l’histoire (médiévale) et
notre présent, en ce qu’il nous permettrait de mieux comprendre ce dernier, et
d’autre part, de manière complètement opposée, l’insistance, plus rarement
mise en avant, sur l’altérité radicale de l’histoire médiévale par rapport à notre
présent comme condition de possibilité de l’étude rationnelle des fonction-
nements sociaux –, aucune ne paraît pertinente, non pas seulement parce
que leur validité n’est en rien spécifique à la seule histoire médiévale, mais
bien parce qu’elles reposent sur des conceptions erronées de la méthodologie
des sciences sociales (dont l’histoire [médiévale] n’est que l’une des compo-
santes). Si, par contre, une réponse d’un ordre plus inusuel, fondée non pas
sur l’affirmation ou la dénégation du rapport entre passé médiéval et présent
mais sur les avantages comparatifs de l’histoire médiévale au sein du champ
des sciences sociales, fournit bien, pour sa part, une raison valable à l’étude
de l’histoire médiévale, et une raison qui lui soit strictement spécifique, par
contre, à elle seule, cette raison ne peut suffire à fonder l’utilité de l’étude de
l’histoire médiévale, et donc sa légitimité. Constatation inattendue du médié-
viste, qui amènera pour finir à se demander si l’utilitarisme sous-jacent à la
question normative posée, si la sommation à se légitimer soi-même spécifi-
quement que représente cette question (parce qu’elle n’est que la reprise d’une
remise en cause qui nous est adressée de l’extérieur), ne sont pas finalement
l’obstacle même à toute compréhension des raisons pertinentes susceptibles
de pousser à, par exemple, étudier l’histoire médiévale – mais étudier l’histoire
médiévale simplement comme l’on pourrait faire n’importe quoi d’autre. Où
l’on voit donc, finalement, que c’est peut-être le caractère spécifique même de

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la question posée – « Pourquoi étudier l’histoire du Moyen Âge ? » – qui inter-


dit d’y répondre de façon pertinente, et qu’une réponse valable ne pourra être
apportée à la question qu’à condition de la reformuler radicalement.

Comprendre le passé pour comprendre le présent ?


Le « démon des origines7 »
À la question « Pourquoi étudier le Moyen Âge ? », la réponse la plus clas-
sique des médiévistes consiste à mettre en avant l’exhumation des origines
médiévales du contemporain. Bien sûr, cette réponse n’est la plus classique
que parce qu’elle est celle à laquelle leur rôle idéologique (de justification du
présent par son ancienneté) a si longtemps habitué les médiévistes ; admet-
tons toutefois qu’une telle réponse puisse également renvoyer à des préoccu-
pations d’ordre intellectuel et demandons-nous quels problèmes elle est alors
susceptible de poser.
La première difficulté que pose une telle justification, difficulté qui me
semble inaperçue des collègues qui mettent cette justification en avant, est
qu’elle ne peut fonctionner comme justification que pour une discipline-
croupion, une discipline dont la fonction intellectuelle ne pourra jamais être
que seconde et secondaire8. La subordination intellectuelle nécessairement
engendrée par une telle justification provient de ce que cette justification
implique qu’il n’y ait d’autre intérêt dans l’étude du passé que le présent, que
l’on n’étudie le passé que pour comprendre le présent. La conséquence en
est alors nécessairement que seul le présent forme le véritable objet d’étude,
et que le passé n’est analysé que dans la mesure où il s’avère nécessaire pour
le rendre intelligible. L’activité de l’historien (médiéviste) ne prend plus son
sens que par le biais d’une division du travail intellectuel au sein de laquelle
son rôle ne peut qu’être marginal, adventice, par rapport aux spécialistes du
contemporain, et surtout cette activité devient réglée par une logique qui est
étrangère à celle de l’objet de l’historien (médiéviste), puisqu’elle est dictée
par le présent. L’historien (médiéviste), qui ne détermine plus en fonction
de son objet propre ni ce qu’il doit chercher, ni l’utilisation qui est faite de
ce qu’il a trouvé, voit ainsi son activité lui être doublement aliénée, dans ses

7.  J’emprunte l’expression à M. Bloch, Apologie pour l’histoire ou : Métier d’historien, Paris, 1952
[1949], p. 7.
8.  Il est toutefois possible que cette conséquence ne soit pas ressentie comme gênante par cer-
tains, dans la mesure où le caractère intellectuellement subordonné ne signifie pas nécessaire-
ment des capacités pratiques (entendons : un nombre de postes) réduites à la portion congrue
et dans la mesure où l’exécution peut requérir plus de moyens que la conception.

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L’histoire (médiévale) peut-elle exciper d’une utilité intellectuelle qui lui soit spécifique ? 21

causes comme dans ses conséquences9. Mais que l’historien (médiéviste), si


du moins il daigne être lucide et ne se satisfait pas de tout ce qui ressemble,
de près ou de loin, à ce qui constituait sa légitimation idéologique perdue, ne
puisse que se retrouver fort marri d’une telle division du travail intellectuel, ne
saurait certes être raison suffisante pour condamner cette dernière si celle-ci
était effectivement capable de produire une intelligibilité qu’à lui seul l’histo-
rien (médiéviste) serait incapable d’atteindre.
Or il n’en est rien, car ce n’est pas seulement qu’en subordonnant l’étude
du passé à la recherche des origines du présent on abandonne toute perspec-
tive de compréhension du passé en tant que tel (et qu’ainsi on se condamne
à l’incompréhension d’une part essentielle de l’expérience humaine), mais
aussi que par là on ne fait en rien progresser l’intelligence du présent. En
effet, il est vain d’imaginer que l’identification des origines d’un élément
contemporain10 puisse avoir d’intérêt autre qu’idéologique, ou plus exacte-
ment ait pu avoir d’intérêt autre qu’idéologique, en une période, désormais
essentiellement disparue, où l’idéologie valorisait l’ancienneté11. Ceci parce
que si l’objectif est la compréhension (et non la valorisation par apport de
la preuve de l’ancienneté) du présent, il ne peut y avoir d’intérêt à étudier les
origines (médiévales) de tel ou tel élément que si cette étude permet de mieux
comprendre le fonctionnement concret actuel de cet élément, faute de quoi
le gain de connaissance procuré par l’étude du passé (médiéval) n’aurait de
caractère qu’anecdotique12. Mais ceci ne peut être mené à bien que si l’on

9.  Et l’aliénation est d’autant plus forte que, concrètement, elle prend le plus souvent la
forme erratique de la commémoration, le hasard d’un anniversaire devenant prétexte à lancer
une enquête historique. Non seulement c’est la logique intellectuelle du développement de la
recherche qui par là disparaît, puisque ce n’est plus que le hasard du calendrier qui oriente cette
dernière, mais par ailleurs tendanciellement l’histoire (médiévale) se fait ainsi hagiographie,
car il serait bien sûr fort malvenu de mordre la main qui finance la commande.
10.  À supposer même qu’une telle identification puisse être possible, dans la mesure où une
origine n’est jamais que relative (un élément B considéré comme l’origine d’un élément C ayant
lui-même pour origine un élément A), et où donc la décision d’arrêter le curseur ici plutôt que
là n’a de fondement qu’arbitraire.
11.  Et l’on comprend alors pourquoi l’indécidabilité même du moment où arrêter le curseur de
la recherche des origines, indécidabilité qui fait toute l’absurdité intellectuelle de l’entreprise,
en faisait la pertinence idéologique, puisqu’il devenait par là toujours possible de trouver des
origines anciennes, et si nécessaire de les faire toutes remonter à la même période.
12.  Par exemple, savoir que la Cour des comptes, l’une des pièces centrales du pouvoir techno­
cratique en France aujourd’hui, descend d’une institution curiale royale apparue à la fin du
Moyen Âge n’a d’intérêt qu’antiquariste tant que l’on ne montre pas en quoi cette lointaine
« origine » influe aujourd’hui sur les pratiques, le rôle et la position de cette institution. S’il
ne s’agit que de retracer les « origines », l’histoire n’a pas plus d’intérêt que la généalogie, elle
est tout aussi artificielle, et fondée sur le même mythe sociologique de la continuité naturelle.

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22 Julien Demade

étudie non pas seulement l’origine (médiévale) de cet élément, mais bien plu-
tôt la chaîne de traditions (au sens philologique du terme) qui court de cette
origine à l’élément actuel, parce que cette chaîne de traditions, bien plus que
l’origine, importe pour comprendre le fonctionnement actuel de cet élément,
plus influencé par les reformulations successives qu’a subies cette origine,
que par cette origine même13. On le voit, la faiblesse de cette justification de
l’histoire par l’étude des origines tient en fait en ceci qu’une fois que l’on a pu
montrer que tel fait contemporain s’origine dans telle réalité passée, on n’a en
fait encore rien montré, sinon l’existence d’un problème : celui qui consiste
à rendre compte de la possibilité de cette perpétuation nécessairement trans-
formée. En effet, de même que dans le monde physique, au mouvement s’op-
pose une résistance qui finit par l’annihiler, de même dans le monde social
la perpétuation n’a rien de naturel, n’est que le produit d’une re-production
permanente de l’élément perpétué, re-production dont il convient donc de
dégager les modalités et les enjeux pour rendre compte de sa possibilité,
aussi bien que des transformations qu’elle fait subir à ce qu’elle re-produit.
Et précisément, dans le cadre d’une telle analyse, cette indécidabilité de l’ori-
gine qui en fait toute la vanité intellectuelle cesse d’être un problème puisque
l’accent cesse d’être mis sur l’identification d’un moment, pour devenir porté
sur la restitution d’un mouvement, qui au lieu de n’être que ce qui relierait
comme nécessairement deux points (le passé et le présent) qui seuls intéres-
seraient, au lieu d’être simple conséquence, deviendrait au contraire cause,
non pas seulement du présent (en tant que résultante d’une trajectoire) mais
aussi bien du passé, puisqu’en fonction même du mouvement analysé celui-ci
deviendra déterminé comme tel ou tel point antérieur14. Ainsi son « origine »
n’apparaît-elle finalement que comme une caractéristique aussi floue qu’ines-
sentielle d’un phénomène contemporain.

13.  Étant entendu néanmoins que l’essentiel, pour comprendre le fonctionnement actuel
d’un élément particulier, est l’analyse du champ dans lequel il s’inscrit afin de reconstituer la
position qu’il y occupe, et les contraintes et opportunités qui en découlent. Par rapport à cette
analyse de la structure, l’étude du passé de cet élément (et non pas de sa seule « origine ») n’est
que le moyen de reconstituer la trajectoire par laquelle ledit élément en est venu à atteindre la
position qu’il occupe actuellement, sachant que cette trajectoire elle-même est un élément non
négligeable de définition des propriétés de ladite position.
14.  Ainsi l’analyse du mouvement ayant mené à un même élément présent pourra y voir un
simple prolongement, et sera alors susceptible de déterminer comme proche le passé de cet
élément, tandis que si elle reconstitue ce mouvement comme un renversement il est plus vrai-
semblable qu’elle reculera l’« origine » dudit élément. La question par là cesse d’être aussi
ontologique qu’indécidable (quelle est l’Origine, la seule, la vraie, l’unique) pour devenir sca-
laire, et renvoyer au simple choix d’une échelle d’analyse plutôt que d’une autre, en fonction
d’objectifs heuristiques la requérant préférentiellement.

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L’histoire (médiévale) peut-elle exciper d’une utilité intellectuelle qui lui soit spécifique ? 23

Finalement, la difficulté dirimante que présente la justification de l’histoire


(médiévale) en tant qu’étude des « origines » du monde contemporain, diffi-
culté qui subsume les deux critiques que je viens d’énoncer (quant au carac-
tère intellectuellement subordonné que prendrait nécessairement l’histoire
[médiévale], et quant au fait que l’exhumation de l’« origine » [médiévale]
d’un phénomène contemporain est douée d’une capacité heuristique à peu
près nulle), se résume en ce qu’une telle étude des « origines » du monde
contemporain ignore le seul sujet qui fasse sens : la logique d’ensemble
d’un système social. En effet, du passé (médiéval) elle n’analyse que ce qui a
encore une influence (par le seul biais de toute une chaîne de traditions) sur
le présent, et dans le présent elle ne s’intéresse qu’à ce qui s’origine dans le
passé (médiéval). Ne se peuvent donc comprendre ni le passé (médiéval), ni
le présent. De cette absence de légitimité de l’étude des « origines » (médié-
vales) il ne faudrait toutefois nullement conclure à l’absence de légitimité
d’une analyse des contraintes qui pèsent sur un système social présent par
l’entremise de ce dont il est issu ; en effet, l’approche est ici fondamentale-
ment différente, et tout d’abord parce que, au lieu de mettre en rapport, de
façon largement arbitraire, et de ne mettre en rapport le présent qu’avec un
point quelconque du passé (médiéval), c’est avec une série de transformations qui
aboutissent à lui qu’elle met en relation le présent. Une telle analyse du jeu
entre les forces issues du passé (médiéval) et celles contemporaines, parce
qu’elle ne peut qu’aboutir à donner aux premières leur signification réelle, qui
ne saurait être que relative, doit être faite par un spécialiste du contemporain
en raison même du primat explicatif des forces contemporaines ; par contre,
pour cette analyse il doit nécessairement s’appuyer sur les travaux d’histo-
riens (médiévistes) vrais, c’est-à-dire n’ayant pas le présent comme horizon
intellectuel et comme but de leur recherche, parce que seuls leurs travaux don-
neront au spécialiste du contemporain une compréhension exacte des forces
du passé (médiéval) encore actives (quoique reformulées) dans le présent,
dans la mesure où ils les expliqueront en rapport avec d’autres forces pas-
sées, elles désormais disparues, et par là même invisibles à l’observateur du
contemporain15. Si pour comprendre le présent il faut donc, souvent, faire un

15.  Et l’on saisit là, symétriquement, pourquoi inversement l’historien (médiéviste) ne peut
être susceptible de rendre compte de façon pertinente de phénomènes contemporains : parce
qu’il risque toujours d’inférer d’une simple similarité entre un élément passé (médiéval) et un
élément présent, une causalité, là où le champ contemporain, qu’il ignore, dans lequel se situe
l’élément présent serait vraisemblablement un principe explicatif beaucoup plus fort. Pour
reprendre l’exemple de la Cour des comptes, l’importance de son rôle aujourd’hui dans les
rouages de l’État français n’est pas due à sa médiévale ancienneté, mais s’explique fondamen-
talement par la nature spécifique de l’équilibre, caractéristique du fonctionnement dudit État,

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détour par le passé (médiéval), le spécialiste du contemporain, seul capable


de faire ce détour en tant que ce détour est certes nécessaire mais jamais suffi-
sant, pour l’effectuer toutefois a besoin de l’historien (médiéviste), mais d’un
historien (médiéviste) qui ne cherche nullement à comprendre le passé pour
comprendre le présent. Si l’histoire (médiévale) peut donc bien avoir une uti-
lité pour la compréhension du monde contemporain, cette utilité ne peut être
que médiate, et n’être atteinte que si l’histoire (médiévale) se désintéresse de
la compréhension du monde contemporain.

Les paradoxes de l’analogie


En l’absence de légitimité d’une justification de l’histoire (médiévale) par
l’étude des origines du monde contemporain, peut-on alors se rabattre sur
une justification de l’étude de l’histoire (du Moyen Âge) en raison de ses ana-
logies avec le présent ? Une telle justification paraît en effet intellectuellement
plus défendable dans la mesure où elle ne présuppose aucun lien direct entre
le passé (médiéval) et le présent, qui les relierait comme miraculeusement par-
delà les temps intermédiaires et finalement ignorerait le temps même, mais
s’appuie au contraire sur les effets heuristiques d’une comparaison menée
explicitement mutatis mutandis, l’idée étant que, par-delà les différences qui
interdisent bien sûr une projection directe d’une période sur l’autre, c’est
précisément le décalage par rapport à la situation contemporaine, mais sur
des points jugés non essentiels, qui permettra à l’analyse du contemporain
de retrouver un regard neuf, abstrait des enjeux immédiats, et ainsi capable
d’aller plus directement à la structure. Il s’agit, finalement, en se donnant un
objet qui n’est que similaire, de se déprendre des habitudes de pensée, pour
pouvoir ensuite mieux faire retour à l’objet usuel, mais désormais en appli-
quant à son analyse ce décalage, ce pas de côté, ce changement de perspective
donc, qu’a entraîné le changement d’objet.

entre légitimité démocratique et légitimité technocratique (la Cour étant une parfaite incarna-
tion de cette dernière), structure de longue durée à quoi s’est plus récemment ajouté le prestige
nouveau lié à l’assimilation possible avec une fonction prenant une place sans cesse croissante
dans la sphère des entreprises, l’audit ; or, comme ce qui fait fonction de modèle pour la tech-
nocratie s’est déplacé des structures étatiques aux structures entrepreneuriales, cette possibilité
de se rattacher à une fonction d’abord développée dans la sphère du privé assure à la Cour des
comptes un avantage décisif, notamment par rapport à cette autre institution-phare de la tech-
nocratie d’État, le Conseil d’État (lui aussi de médiévale « origine »), anciennement dominant
(son vice-président reste le premier des fonctionnaires), mais dont le lien consubstantiel avec
la plus régalienne des fonctions (dire la norme), nécessairement sans répondant dans l’univers
des entreprises, ne peut que signer l’inéluctable déclin.

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L’histoire (médiévale) peut-elle exciper d’une utilité intellectuelle qui lui soit spécifique ? 25

Mais, pour qu’une telle approche analogique puisse être menée, encore
faut-il que les deux objets de la comparaison conservent une parenté certaine.
Or précisément, pour ce qui est de la justification de l’histoire médiévale par
l’analogie, notre siècle semble bien être celui d’un monde toujours plus radica-
lement étranger au Moyen Âge : un xxie siècle où, contrairement au xixe siècle
qui vit naître l’histoire scientifique, et qui fut le grand siècle de l’historiogra-
phie médiévale, les parallèles avec le Moyen Âge ne sont désormais plus que
ténus, et pour la plupart patrimonialisés, artificialisés. Un monde donc qui ne
pourrait nourrir d’intérêt direct pour un Moyen Âge qui lui est devenu radica-
lement étranger, un monde où l’intérêt pour le Moyen Âge ne pourrait avoir
de raison qu’antiquariste, ne pourrait se fonder en autre chose que l’amour de
l’ancien pour l’amour de l’ancien ; un monde donc que l’histoire médiévale ne
pourrait nous permettre de mieux connaître par analogie : un monde au sein
duquel l’intérêt pour l’histoire médiévale serait sans rapport avec la vie. Et
effectivement l’on voit bien quels arguments pourraient être avancés en sou-
tien de cette idée d’un Moyen Âge désormais définitivement étranger, autre,
du moins pour l’Occident européen16 :
• une économie désormais « de la connaissance » et donc sans plus grand
rapport avec cette production matérielle (essentiellement agricole)
qui représentait presque l’unique activité de l’économie médiévale, et
constituait la principale contrainte de la société féodale ;
• un monde toujours plus marchandisé et où, de ce fait, les logiques médié-
vales d’autoproduction/autoconsommation, de richesses collectives et
d’anti-utilitarisme sacré ne sont plus qu’un souvenir ;
• un monde définitivement sécularisé, où la pratique religieuse réelle ne
représente plus qu’une survivance minoritaire limitée à des groupes
sociaux très spécifiques (en France, en 1996, seuls 16 % des personnes
déclaraient avoir une pratique religieuse régulière)17 ;
• une classe dominante où la noblesse n’a plus aucune part ;

16.  Ce qui suit n’est en effet souvent que d’une validité douteuse si on le rapporte au monde
américain (du nord comme du sud), ce qui produit ce paradoxe suivant lequel l’analogie médié-
vale n’est plus valable pour les pays occidentaux dont le lien direct avec le monde médiéval est
le plus fort, et reste au contraire plus pertinente pour les contrées dont le rapport au Moyen Âge
n’est que médiat.
17.  X. Niel, « L’état de la pratique religieuse en France », Insee Première, 570, mars 1998,
tableau 1. Et l’abandon en 2007, par l’Église catholique, de la doctrine médiévale des limbes,
est l’indice le plus frappant de ce que l’anomie touche désormais non plus seulement la péri-
phérie des croyants mais aussi bien le cœur clérical du monde religieux, la religion se trouvant
de plus en plus réduite à une collection d’injonctions morales réactionnaires (par rapport aux
pratiques sociales effectivement observables), sans plus guère de cohérence doctrinale.

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26 Julien Demade

• des structures politiques d’où les modèles autoritaires-héréditaires ont


définitivement disparu (sinon sous formes de reliquats « touristiques »,
sans importance pratique aucune, tels que la monarchie anglaise) ;
• une disparition progressive de ces États-nations dont l’historiographie
médiévale a si longtemps considéré comme sa tâche principale et la plus
noble de retracer la genèse au détriment de féodalités égoïstes, alors
même qu’aujourd’hui ce sont ces États toujours plus évanescents qui
sont vus comme l’incarnation des égoïsmes particularistes bornés18 ;
• un monde globalisé où les horizons ne peuvent plus se limiter au seul
« Occident19 ».

Or, sur tous ces plans, la rupture n’a souvent été que récente, dans les faits
et plus encore dans les représentations – ce n’est qu’en 1931 qu’en France
la population rurale a cessé d’être majoritaire et c’est jusqu’en l’an 2000
inclus que la « politique agricole commune » a représenté plus de la moitié
des dépenses des institutions communautaires européennes20. Jusqu’en 1918,
tous les États d’Europe de l’Ouest, à l’exception de la France et de la Suisse
(et encore pour cette dernière n’était-ce en rien la preuve d’un écart par rap-
port à ses structures médiévales), étaient des monarchies, où le souverain
gardait un pouvoir personnel généralement fort marqué ; la Première Guerre
mondiale peut être vue comme l’apogée des nationalismes et la seconde en est
encore largement le fruit. Ainsi, autant il pouvait sembler aisé, jusque dans un
xxe siècle avancé, de justifier l’étude de l’histoire médiévale par ses analogies
avec le présent, autant en ce début du xxie siècle l’argument peut désormais
paraître dépourvu de pertinence. On comprend alors toute l’urgence qu’il
pourrait y avoir à se demander « pourquoi étudier le Moyen Âge au xxie siècle ? »,
et combien la précision temporelle fait toute la pertinence de la question.

18.  Les débats relatifs à la ratification de la Constitution européenne ont marqué l’installation
définitive de cette figure dans le discours dominant.
19.  D’où la montée en puissance d’une global history où l’Occident médiéval n’est plus qu’un
objet parmi bien d’autres, et un objet d’importance plutôt secondaire dans la mesure où les
racines du système-monde actuel, et de ses déséquilibres économiques, sont vues désormais
comme remontant non tant à l’expansion maritime et coloniale de l’Europe (ibérique) du
xvie siècle et à ses immédiates racines médiévales, comme le voulait par exemple Immanuel
Wallerstein, qu’à la great divergence de la fin du xviiie et du début du xixe siècle, c’est-à-dire à
la révolution industrielle (cf. l’influent K. Pomeranz, The great divergence : China, Europe and the
Making of the Modern World Economy, Princeton, 2000).
20.  Agriculture in the European Union : Statistical and economic information 2002, tableau 3.4.1
(http://ec.europa.eu/agriculture/agrista/2002/table_en/341.pdf ).

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L’histoire (médiévale) peut-elle exciper d’une utilité intellectuelle qui lui soit spécifique ? 27

Mais tous ces arguments invoqués pour prouver l’impossibilité, nouvelle,


d’une analogie entre le monde contemporain et le monde médiéval, peuvent
être, de façon aussi, ou aussi peu, convaincante, renversés, pour aboutir à la
conclusion, inverse, suivant laquelle si l’analogie médiévale avait perdu de
sa pertinence avec la modernité, par contre elle n’a, dans notre monde post-
moderne, jamais été aussi d’actualité. On pourrait ainsi renvoyer à :
• la réapparition, au sein même de l’ultra-moderne « économie de la
connaissance », sous la forme des creative commons et autres logiciels
libres, de biens communautaires, collectivement produits, partagés et
appropriés par leurs utilisateurs mêmes, et gratuits. Par là, la sphère du
non-marchand reprend une figure médiévale qu’elle avait complètement
perdue au xxe siècle avec l’essor des services dits publics, et qu’il serait
plus juste de qualifier d’étatiques ;
• un xxie siècle décidément religieux comme il avait été annoncé, et pré-
cisément sur un mode très médiéval de croisade/jihad et d’affrontement
pour la domination de l’œkoumène ;
• la création d’une nouvelle noblesse issue de l’abandon du welfare state
redistributeur ;
• née de l’effacement de l’État, la nouvelle féodalité corporate (et justement
l’idée de corporation est parfaitement médiévale), avec ses cascades
de filiales et de sous-traitants rappelant la pyramide féodale, son accès
privilégié à et ses moyens de pression sur un pouvoir central affaibli, et
jusqu’à la privatisation de l’exercice légitime de la violence (vigiles en
interne, mercenaires en externe) ;
• la résurgence d’entités régionales d’origine médiévale (Catalogne,
Écosse, Flandre, etc.) sur les débris de nations auxquelles les gens
s’identifient de moins en moins ;
• une Europe en construction ayant sa préfiguration dans une christianitas
catholique où les nations, qui n’existaient encore qu’à l’état de linéa-
ments, ne jouaient aucun rôle structurant ;
• un monde polycentrique que l’Occident ne domine plus sans partage
(Chine, Inde) et qui même le menace, comme au Moyen Âge avant que
l’Occident ne se fût lancé à la conquête du monde.
Le renversement est donc particulièrement aisé entre les analogies ser-
vant à justifier l’étude du Moyen Âge au xxie siècle, et la dénégation de leur
pertinence aboutissant à la délégitimation de l’étude de l’histoire médiévale
aujourd’hui. Les unes comme l’autre représentent cependant, malgré les
apparences, moins une prise de position relative à la pertinence de l’étude du
Moyen Âge que l’expression de l’analyse que nous faisons de la société dans

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28 Julien Demade

laquelle nous vivons, des forces qui, selon nous, la dominent, et du jugement,
positif ou négatif, que nous portons sur elles. L’analogie médiévale, ou la
dénégation de sa pertinence (et, par là, l’affirmation de la légitimité ou de
l’inintérêt de l’étude du Moyen Âge), ne sert qu’à exprimer indirectement ce
jugement de valeur sans avoir à l’expliciter21, de sorte que l’on peut reprocher
à la justification de l’histoire (médiévale) par l’analogie avec le présent ce que
Bloch reprochait au « démon des origines » : de n’être qu’« un avatar de cet
autre satanique ennemi de la véritable histoire : la manie du jugement22 ». À
vouloir fonder par le biais de l’analogie la pertinence scientifique de l’histoire
(médiévale), on ne fait donc finalement qu’exprimer un point de vue politique
sur notre société, ce à quoi l’intelligence de l’histoire (médiévale) n’a certes
rien à gagner23.
De tous les éléments de comparaison entre le Moyen Âge et nous dont est
ainsi disputée la pertinence, un seul me paraît faire consensus parmi les ana-
lystes, aussi divers et opposés qu’ils puissent être quant à l’impossibilité crois-
sante d’une analogie : quel que soit le jugement porté sur la société contem-
poraine, tous s’accordent à dire que les forces productives médiévales sont
incommensurables aux nôtres. Or il me semble précisément, au contraire,
que c’est sur ce point que la comparaison peut être la plus fructueuse, en ce
sens que l’étude du Moyen Âge a, quant à cette question, beaucoup à nous

21.  On pourrait s’étonner de ce que l’affirmation (ou la dénégation) de l’analogie puisse


identiquement, en fonction de ce sur quoi porte l’analogie, servir à exprimer deux jugements
de valeur opposés. Ce n’est là cependant que le reflet de la position profondément ambiguë
occupée par le Moyen Âge dans les représentations contemporaines, où il incarne l’origine
(avec tout ce qui s’attache de valeur à ce qui ainsi fonde l’identité, sans parler des connotations
positives qui apparaissent lorsque l’origine est pensée par surcroît dans les termes de l’onto-
genèse – le Moyen Âge comme « enfance de l’Europe », selon l’expression de Robert Fossier)
aussi bien que l’inversion du contemporain – dualité dont témoigne l’existence des deux adjec-
tifs « médiéval » et « moyenâgeux », le premier réservé aux réalités du Moyen Âge tandis que
le second sert à désigner toute pratique contemporaine réprouvée. Toutefois, si le Moyen Âge
peut parfaitement être affecté d’une valeur positive, néanmoins en dernier ressort il est du côté
du négatif, parce que notre société continue à se penser dans le cadre de l’imaginaire téléolo-
gique du progrès, où le dernier stade atteint est nécessairement supérieur aux précédents, qui
sont ainsi négatifs relativement – plutôt que de valoriser par-dessus tout l’origine, comprise
comme passé inégalable (ainsi que c’était le cas dans l’anthropologie chrétienne).
22.  M. Bloch, Apologie pour l’histoire, op. cit., p. 7.
23.  Ceci sans même parler de cette autre utilisation encore de l’analogie comme justification
de l’histoire médiévale, utilisation à fronts renversés, qui tire argument de l’écart même entre
notre société et la société médiévale, de l’impossibilité de toute analogie donc, pour justifier la
pertinence de l’étude du Moyen Âge, dans la mesure où il est posé en modèle perdu du fonc-
tionnement social. Cette utilisation explicitement idéologique de l’analogie est toutefois extrê-
mement minoritaire.

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L’histoire (médiévale) peut-elle exciper d’une utilité intellectuelle qui lui soit spécifique ? 29

apprendre sur notre société, et ce de façon relativement désidéologisée24.


En effet, le consensus même qui règne sur l’impossible analogie est un bon
indice de ce que, touchant ce domaine, on aborde au cœur de l’idéologie de
notre société25, ce cœur qui justement s’impose à tous, aussi opposées que
puissent être par ailleurs leurs positions ; et, dans la mesure où fondamen-
talement le Moyen Âge reste une figure dépréciative, il était nécessaire qu’à
propos de l’élément central, invariant, de l’idéologie de notre société, soit
affirmée l’altérité radicale du Moyen Âge. Le consensus usuel est le suivant :
l’économie contemporaine serait chose strictement humaine, tandis que
l’économie médiévale était caractérisée par l’importance en son sein de la
nature comme force productive, comme contrainte structurante ; l’économie
contemporaine représenterait donc comme la libération de l’économie par
rapport à la nature, son humanisation de part en part, sa prise de contrôle par
les hommes, la société, dont elle deviendrait par là le vecteur d’autonomie26.
Désormais affranchie de limitations extérieures, l’économie pourrait se déve-
lopper sans entraves, faisant de la croissance la figure idéologique fondamen-
tale de notre société27, symbole de notre libération même. Or précisément, ce
que nous commençons à apercevoir est l’exact contraire : la nature, par le biais
de ce Janus que sont la déplétion énergétique et le réchauffement climatique
(dont nous serions trop heureux qu’ils fussent une Charybde et une Scylla
entre lesquelles il fût possible de choisir)28, se rappelle à notre mauvais sou-
venir comme fondement de la dialectique sociale, remettant ainsi en question

24.  Il n’est bien sûr pas question de dire que l’usage que je propose ici de l’analogie serait,
lui, comme par exception, dépourvu de tout lien avec un jugement, mais du moins n’est-ce pas
un jugement de valeur (c’est-à-dire dépendant d’un système, contingent, de valeurs), mais un
jugement de fait sur le caractère absurde de notre fonctionnement social présent, jugement
de fait reposant sur ce constat que l’objet de tout système social est sa reproduction (élargie
ou non), soit précisément ce que notre société devient toujours plus rapidement parfaitement
incapable d’atteindre.
25.  Ce qui n’a rien d’étonnant puisque, comme on a déjà eu l’occasion de le dire, dans le capi-
talisme avancé l’idéologie coïncide avec ce qui pratiquement doit être reproduit.
26.  Faut-il rappeler que, parmi les différents types de liberté, c’est-à-dire les sphères sur les-
quelles elle porte, c’est aujourd’hui le plus souvent la liberté économique (le marché libre) qui
est comprise comme la plus essentielle, parce que celle dont finiront comme nécessairement
par découler les autres (voir par exemple l’attitude occidentale à l’égard de la Chine depuis
Deng Xiaoping) ?
27.  Logiquement, puisqu’elle en est la condition pratique de reproduction, la reproduction ne
pouvant dans le capitalisme prendre que la figure de la reproduction élargie.
28.  Et, comme notre société est particulièrement prodigue de tératologie, aux classiques deux
faces de Janus il conviendrait de rajouter de multiples facettes ayant pour nom extinction des
espèces (et notamment des pollinisateurs), épuisement des ressources aquifères, etc.

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30 Julien Demade

la possibilité d’une croissance infinie, et réinstaurant comme horizon non


pas seulement la stase mais bien la décroissance. Nous commençons à nous
éprouver à nouveau comme une société limitée, caractérisée par ses seuils, ce
que nous avions complètement non pas seulement oublié mais dénié.
Alors que la fascination d’un Abel, d’un Postan ou d’un Le Roy Ladurie
pour l’éternel retour qu’étaient les cycles longs de l’économie médiévale
et moderne renvoyait à la découverte, par la société qui était la leur, du fait
qu’elle s’était libérée (croyait-elle) des seuils physiques entraînant une telle
cyclicité sans tendance, une périodicité donc, le désintérêt subséquent pour
ces phénomènes, et plus largement pour les économies préindustrielles,
désintérêt aussi vif que la fascination avait été marquée, correspond au fait
que l’on s’est accoutumé à cette nature nouvelle de notre économie, que l’on
n’apercevait même plus. La croissance infinie dans un monde fini, crois-
sance exponentielle qui plus est (puisque jamais mesurée autrement qu’en
valeur relative), était désormais considérée comme parfaitement naturelle,
tant et si bien que l’on n’éprouvait même plus le besoin de s’émerveiller par
contraste de la différence avec la stationnarité des économies périodiques pré-
industrielles, qui au contraire, par leur incapacité à réaliser cette « nature »
(contre-nature), ne nous apparaissaient plus que comme un immense dys-
fonctionnement inutile à étudier (sauf à décidément s’intéresser aux curiosae),
sinon pour savoir comment avait été mis fin à cette hétéronomie aliénante
de l’économie. La figure paradigmatique de ce retournement par rapport aux
néo-malthusiens est Douglass C. North, fondateur d’une new economic history
néo-institutionnaliste qui établit un lien d’airain entre la croissance de l’éco-
nomie, sa libération institutionnelle (c’est-à-dire l’avènement du libre mar-
ché) et l’avènement de la free society (soit bien sûr la nôtre), tandis que disparaît
totalement de sa problématique la question de la nature comme force pro-
ductive et comme contrainte. Ainsi la société apparaît-elle comme n’ayant eu
à libérer son économie que de limites qu’elle, et elle seule, lui avait imposée,
d’où une image profondément négative des sociétés préindustrielles puisque,
leurs limites n’ayant plus de raison véritable (comme c’était le cas chez les
néo-malthusiens), elles ne peuvent s’originer que dans l’irrationalité, qui en
dernière analyse apparaît aux yeux de ce courant seule capable d’« expliquer »
que l’économie ne jouisse pas d’une complète autonomie 29. C’est dans ce

29.  Il est sans doute révélateur des liens entre existence matérielle et conceptualisation intel-
lectuelle que si les néo-malthusiens étaient européens (et dotés d’origines sociales les ancrant
dans un monde de villages et de petites villes encore profondément marqué par l’importance
d’une agriculture restée fortement dépendante de la nature), c’est aux États-Unis qu’apparut le
néo-institutionnalisme (chez des universitaires aux origines exclusivement urbaines), puisque

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L’histoire (médiévale) peut-elle exciper d’une utilité intellectuelle qui lui soit spécifique ? 31

cadre que l’on peut comprendre le décalage qui s’est réalisé vers l’aval, c’est-
à-dire vers la révolution industrielle et la saga de la croissance libérée, des
travaux d’histoire économique, décalage dont on ne saurait trop souligner la
signification puisque, des fondateurs de l’approche historique de l’économie
(par exemple Schmoller) aux néo-malthusiens qui, après la Seconde Guerre
mondiale, assurèrent le triomphe académique de cette discipline, c’étaient au
contraire toujours les époques pré-industrielles qui avaient été privilégiées.
Dans ce contexte, sauver la légitimité de l’histoire économique médiévale et
moderne ne peut passer que par la démonstration de la fausseté des thèses
néo-malthusiennes, d’où la popularité, chez les historiens néo-institutionna-
listes actuels de l’économie médiévale et moderne, de cette approche, qui fait
que la périodicité de cette économie, due à l’existence de seuils écologiques,
est non plus seulement ignorée comme chez un Douglass C. North, mais bel
et bien déniée30.
En quoi peut-on au contraire considérer que l’étude du Moyen Âge (mais
en fait de n’importe quelle civilisation préindustrielle), et d’un Moyen Âge
à propos duquel on n’ignore ni ne dénie le rôle crucial qu’y jouait la nature
comme force productive, est susceptible d’être d’intérêt pour le présent ?
En ce qu’elle nous rappelle combien le monde dans lequel nous avons vécu
pendant un siècle et demi était étrange, combien sa croissance putativement
sans limite était improbable, et combien le degré de développement matériel
qui le caractérise était exceptionnel, et voué à le rester, et donc chimérique.
Insister sur l’analogie, au niveau des forces productives, entre le Moyen Âge
et notre monde revient alors à porter notre regard moins sur le passé, ni non
plus sur le présent, que sur notre futur. En faisant apparaître comme une très
temporaire illusion ce que nous avions pris pour les commencements d’une
nouvelle ère infinie (souvenons-nous des récentes vaticinations sur « la fin
de l’histoire »), l’analogie médiévale (ou moderne, ou extra-européenne :
comme l’on voudra ; mais préindustrielle en tout cas) permet de remettre
dans sa juste perspective historique notre société, et ainsi par exemple d’aper-
cevoir qu’à l’aune de leurs conséquences de très long terme les innovations
technologiques ayant permis l’utilisation des énergies fossiles (machine à
vapeur puis moteur à explosion) n’auront eu de réelle importance que par les

aussi bien c’est d’abord aux USA, pointe avancée de l’économie contemporaine, que se fit l’ap-
parent découplage entre économie et nature.
30.  Cf. notamment S. R. Epstein, Freedom and Growth : the Rise of States and Markets in Europe,
1300-1750, Londres, 2000 ; J. Hatcher, M. Bailey, Modeling the Middle Ages. Economic Develop-
ment in Theory and Practice, Oxford, 2001.

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32 Julien Demade

catastrophes qu’elles engendrèrent31 – catastrophes dues non à ces techniques


elles-mêmes mais à l’utilisation insensée qui en fut faite par le capitalisme.
Finalement, et fondamentalement, ce que permet l’analogie avec les sociétés
préindustrielles, c’est de s’apercevoir qu’assurer durablement la reproduction
au moins à l’identique d’un système social n’a rien d’une question triviale, et
qu’à l’avoir considérée comme telle, à l’avoir ignorée donc, nous ne sommes
parvenus qu’à la rendre immaîtrisable. C’est s’apercevoir aussi, corrélative-
ment, qu’au contraire la notion de développement durable, pour ne pas être
un franc oxymore, néanmoins joint deux termes largement contradictoires, et
ne peut donc être simple adjonction d’un adjectif à une logique pour l’essen-
tiel conservée mais au contraire renversement des priorités. L’analogie, alors,
parce qu’elle sert aussi à pointer les différences entre ce que l’on compare,
permet de s’interroger sur ce qui, des transformations extraordinaires qui
caractérisent le monde contemporain, à la fois peut et doit être conservé, et
comment : au hasard, la différence radicale, positive, et sustainable, entre le
Moyen Âge et nous tient-elle à notre capacité à nous déplacer comme d’ultra-
rapides totons (voiture, avion, etc.)32, ou à nos moyens de traiter l’information
(i. e. l’informatique) ? On le voit, la réflexion sur l’analogie médiévale pourrait
nous aider à éviter, parce que nous l’anticiperions et le gèrerions en fonction
d’objectifs moins absurdes que la reproduction d’une civilisation qui n’est pas
viable, que le brutal retour de bâton d’une nature trop longtemps oubliée ne
se transforme en avènement d’un monde moins médiéval que moyenâgeux,
madmaxien.

L’histoire (médiévale) comme prophylaxie intellectuelle ?


Que ce soit par le recours à la figure des origines, comprises comme fon-
datrices par leur ancienneté d’une valeur, ou par le biais de l’analogie, vec-
trice de discours beaucoup plus divers, l’histoire (médiévale), lorsqu’elle est
mobilisée pour comprendre le présent, fait généralement l’objet d’usages
idéologiques qui pervertissent profondément la compréhension et du passé
et du présent. Encore une fois, cela ne signifie nullement que tout usage fait
de l’histoire pour comprendre le présent soit nécessairement idéologique
(et l’on pourrait aussi bien argumenter que toute compréhension du présent

31.  Bouleversement climatique et disparition des ressources mêmes autour desquelles s’était
restructuré le système productif dans son ensemble (dans ses procédés techniques aussi bien
que dans la division du travail en multiples processus indépendants et que dans son organisa-
tion géographique, tous éléments entièrement déterminés par le coût quasiment nul de l’éner-
gie fossile).
32.  À moins que l’on ne préfère l’image de ces poulets qui continuent à courir avec ardeur
quoiqu’on leur ait déjà coupé la tête.

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L’histoire (médiévale) peut-elle exciper d’une utilité intellectuelle qui lui soit spécifique ? 33

qui ne se fonderait pas, entre autres, sur l’analyse du rapport de ce dernier au


passé courrait le risque d’être idéologique), mais que le danger toujours est
présent. On pourrait donc voir la justification, sociale aussi bien qu’intellec-
tuelle, sociale parce qu’intellectuelle, de l’étude de l’histoire (médiévale) dans
la nécessité de s’opposer à ses travestissements idéologiques en donnant les
moyens intellectuels de les réfuter.
À l’entendre strictement, l’argument présente toutefois une difficulté diri-
mante. Il signifierait en effet que l’étude de l’histoire (médiévale) n’aurait de
justification que lorsqu’il s’agirait de se donner les moyens de déconstruire
les mythes historiques (médiévalistes). Or d’une part, l’on voit alors mal com-
ment pourrait être a priori distingué ce qui est mythe historique (médiévaliste)
de ce qui ne l’est pas, puisque si, dans cette optique, seule l’étude objective
de l’histoire (du Moyen Âge) serait susceptible de dire ce qu’était réellement
cette histoire (par opposition aux mythes qui en sont véhiculés), cependant
une telle étude ne serait justifiée, donc rendue possible, que par réaction à la
propagation de mythes historiques (médiévalistes) ; l’identification du pro-
blème ne serait donc possible que grâce à une étude qui ne serait pourtant
justifiée que par l’existence même du problème, dans la mesure où elle en
serait la résolution – soit le problème classique de la poule et de l’œuf, mais
où il ne pourrait y avoir ni poule ni œuf33… D’autre part et surtout, rien ne
permet d’apercevoir en quoi serait garantie la nature objective de cette étude
de l’histoire (du Moyen Âge), c’est-à-dire en quoi la différence par rapport
au mythe historique (médiévaliste) auquel elle s’opposerait ne serait pas une
simple différence de positionnement idéologique plutôt que la différence,
fondamentale, entre une approche instrumentaliste de l’étude de l’histoire
(médiévale) et une approche scientifique. En effet, alors que cette dernière se
définit par la recherche de la logique d’ensemble de son objet (dans la mesure
où elle seule permet d’en rendre compte adéquatement), limiter l’étude de
l’histoire (du Moyen Âge) à une fonction d’hygiène rationaliste signifierait
qu’elle n’envisagerait de son objet que ce qui sert de support à une élabora-
tion idéologique, ce qui suffirait à en faire elle-même une activité irrationnelle
(à supposer même que soient résolus – ce qui est pourtant impossible – et le
problème de l’identification a priori de ce caractère idéologique, et celui des
garanties qui pourraient être apportées quant à la nature non idéologique de
l’étude subséquente). En effet, non seulement par là serait rendue impossible
la compréhension de l’histoire (du Moyen Âge), puisque n’en serait étudié

33.  Où l’on voit qu’à chercher à justifier par son utilité sociale (par l’entremise de son utilité
intellectuelle) l’étude de l’histoire (du Moyen Âge), on en empêche en fait la réalisation, et par
là l’utilité sociale.

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34 Julien Demade

que ce qui fait l’objet de mythes historiques (médiévalistes), mais par ailleurs
serait aussi bien, et par cette raison même, rendu impossible le but unique
assigné à l’étude de l’histoire (du Moyen Âge), soit la mise à bas des mythes
historiques (médiévalistes). Ceci parce que, puisque la compréhension réelle
de l’histoire (du Moyen Âge) serait impossible, aucun argument probant ne
pourrait donc être opposé auxdits mythes.
Mais, pour essentielle que soit ainsi la difficulté d’une justification de
l’étude de l’histoire (médiévale) par le déboulonnage des mythes historiques
(médiévalistes), elle semble cependant pouvoir être aisément tournée. Pour
cela, il suffit en effet de reconnaître que l’étude de l’histoire (médiévale)
ne peut assumer l’utilité visée que si la réalisation de cette étude n’est pas
directement subordonnée à l’atteinte de cette utilité : que si donc l’histoire
(médiévale) est étudiée en et pour elle-même et non pas uniquement pour
réfuter les mythes historiques (médiévalistes), parce que c’est ainsi seulement
qu’elle peut devenir capable d’assurer cette réfutation. Il apparaît donc essen-
tiel de distinguer nettement deux fonctions : d’une part l’étude de l’histoire
(médiévale) en elle-même et pour elle-même, et d’autre part l’usage du savoir
ainsi produit pour en faire un élément de compréhension du présent (étant
entendu que, comme je l’ai déjà dit, un tel usage ne peut être fait de façon
pertinente que par qui se spécialise dans l’étude du présent, et non dans celle
du passé). Une telle distinction se heurte certes à la compréhension usuelle
qu’ont les historiens (médiévistes) de leur activité, puisque non seulement
ils réclament un monopole sur l’interprétation historique du présent, dont
ils seraient seuls capables dans la mesure où toute analyse mettant en jeu le
passé (médiéval) devrait être leur exclusive, mais que par ailleurs ils reven-
diquent l’influence des questions que pose le présent sur la façon dont ils
formulent leurs enquêtes sur le passé (médiéval)34, en tant que cela permet

34.  Essentielle dans cette double rupture qu’a représenté la monopolisation par les historiens
de l’analyse du passé (y compris lorsqu’elle n’avait pour objet que la compréhension du pré-
sent), et leur revendication d’une influence directe des problèmes du présent sur leur analyse
de l’histoire, a été la fondation par Marc Bloch et Lucien Febvre des Annales d’histoire économique
et sociale. En effet, il s’agissait par là, d’une part, d’occuper un champ d’investigation, celui de
l’histoire économique et sociale, qui jusque-là avait été couvert par une revue qui émanait non
pas des facultés d’histoire mais de celles de droit (la Revue d’histoire économique et sociale, fondée
en 1903), même s’il est vrai que cette monopolisation historienne du passé que porte la fon-
dation des Annales reste généralement inaperçue, ou plutôt apparaît renversée en son contraire
en raison du discours par ailleurs tenu par les mêmes Bloch et Febvre quant à la nécessité de
l’adoption par les historiens de méthodes économiques, sociologiques et anthropologiques
d’analyse du passé, ouverture des historiens sur les méthodes d’autres disciplines qui masque
que dans le même mouvement ils excluent ces autres disciplines de l’étude légitime du passé ;
en effet, le moindre des buts de cette ouverture méthodologique n’était pas de légitimer le
monopole des historiens sur le passé grâce à l’adoption de ces méthodes d’autres disciplines,

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L’histoire (médiévale) peut-elle exciper d’une utilité intellectuelle qui lui soit spécifique ? 35

directement de poser l’activité historienne comme mode de compréhension


du présent (puisque l’activité historienne porte ainsi sur des thèmes qui sont
ceux posés par le présent même, par les problèmes qu’il fait surgir), et par
là de la justifier (aux yeux, du moins, de ceux que ne préoccupe que le pré-
sent). Par rapport donc à la distinction que je propose entre deux fonctions
nettement séparées, et dont l’une (l’usage, pour la compréhension du pré-
sent, de l’analyse du passé [médiéval]) est nécessairement subordonnée à
l’autre (parce qu’elle y trouve sa condition de possibilité), la compréhension
usuelle par les historiens (médiévistes) de leur activité non seulement refuse
cette stricte distinction (pour n’y voir que deux facettes d’une seule et même
activité, la leur), mais par ailleurs renverse le rapport de subordination, non
bien sûr parce que l’analyse du présent serait comprise comme la condition
de possibilité de l’étude du passé (médiéval), mais parce qu’elle est perçue
comme ce qui en détermine les formes concrètes. Il n’en reste pas moins
que seule une telle distinction entre d’une part la production de la compré-
hension du passé, et d’autre part son usage pour l’analyse du présent, per-
mettrait d’éviter les travestissements idéologiques de l’histoire (médiévale)
issus de son utilisation pour la compréhension du présent 35 dans la mesure
où, à l’histoire (médiévale) écrite uniquement en fonction d’enjeux de pré-
sentation idéologique du présent, pourrait être opposée l’histoire (médiévale)
écrite dans l’abstraction des enjeux (idéologiques comme non idéologiques)
de compréhension du présent. Ainsi se trouveraient résolus les deux pro-
blèmes précédemment pointés, puisque l’existence d’un discours historien
(médiéviste) autonome permettrait d’aisément repérer, par leurs différences
avec ce dernier, les mythes historiques (médiévalistes), et puisque par ailleurs
le fait que ce discours serait analyse de la logique d’ensemble des sociétés

et par là de délégitimer l’intervention de ces disciplines dans l’analyse du passé. D’autre part,
si les fondateurs des Annales revendiquaient ainsi le monopole des historiens sur l’étude du
passé, ce n’était qu’en tant que pour eux ces derniers devaient représenter les intérêts cogni-
tifs du présent ; ainsi lorsqu’en 1930, Lucien Febvre veut justifier le lancement par les Annales
d’une enquête sur « le problème historique des prix », il commence par cette affirmation : « Le
problème des prix : quelle en est l’importance, aujourd’hui, dans tous les domaines de la vie
économique et sociale d’un univers profondément troublé ! », ce qui, après une décennie mar-
quée par la question de la « vie chère » et à l’orée d’une période où c’est au contraire la déflation
qui devient à l’ordre du jour, les deux par contraste avec la grande stabilité des prix qui prévalait
avant la Première Guerre mondiale, indique clairement où l’historien puisait l’inspiration de
ses thèmes (L. Febvre, « Le problème historique des prix », Annales d’histoire économique et sociale,
5, janvier 1930, p. 67).
35.  Ce qui ne veut bien sûr nullement dire que serait par là éviter tout travestissement idéo-
logique de l’histoire (médiévale), ceux-ci pouvant emprunter des voies bien plus détournées
que celles, directes, de l’usage idéologique de l’histoire (médiévale) pour la compréhension
du présent.

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36 Julien Demade

historiques (médiévales) rendrait possible d’opposer des arguments objectifs


à ces mêmes mythes, et par là de dévoiler la rationalité exclusivement idéolo-
gique de ces derniers36.
Mais de ce que l’étude de l’histoire (médiévale) soit ainsi en mesure, pour
autant qu’on la laisse se développer par et pour elle-même, d’assurer sa fonc-
tion intellectuelle de réfutation des mythes historiques (médiévalistes), on ne
peut pour autant inférer qu’elle serait ipso facto capable d’assumer la fonction
sociale correspondante, soit la mise à bas desdits mythes. En effet, pour être
capable de démonter ces mythes un par un, elle n’en reste pas moins bien
en peine d’empêcher ceux qu’elle a ainsi invalidés d’être aussitôt remplacés
par d’autres. Ceci parce que la stratégie qui consiste, pour contrer les mythes
historiques (médiévalistes), à n’étudier que l’histoire (médiévale) revient à ne
se pencher, pour les pallier, que sur les effets, et non sur leur cause (qui est
en l’occurrence la société qui produit ces mythes) ; autant vaut de dire que la
fonction qui serait ainsi assignée à l’historien (médiéviste), et qui serait pré-
sumée fonder son utilité, reviendrait à contrer au coup par coup des mani-
festations contingentes sans être capable de porter atteinte à leur principe de
production – et ainsi les mythologies historiques (médiévalistes) ne seraient,
face aux historiens (médiévistes) se dédiant à leur destruction, que comme
l’hydre de Lerne : invincibles. Or que pourrait valoir la justification par une
fonction que l’on serait incapable de remplir réellement ?
Est-ce alors à dire que et la lutte contre les mythes historiques (médiéva-
listes), et la justification de l’étude de l’histoire (médiévale) par sa fonction de
prophylaxie intellectuelle, seraient vaines ? Non pas, mais pour leur conférer
une efficace il convient de s’apercevoir que cette justification n’a de portée que
très limitée, parce que cette lutte se fait essentiellement autrement que par
l’entremise de cette étude. En effet, l’étude de l’histoire (médiévale) ne per-
met que de produire le constat de l’existence de mythes historiques (médié-
valistes), de dévoiler la nature idéologique de certains discours sur l’histoire
(médiévale) : elle révèle l’existence d’un problème intellectuel (pourquoi
est-il nécessaire de travestir telle réalité passée ?), mais seul un spécialiste du
contemporain est capable d’en trouver la solution, c’est-à-dire de mettre au
jour les structures actuelles qui rendent nécessaires la présentation idéolo-
gique de telle réalité passée. Cela encore toutefois ne peut suffire à assurer la
fonction de prophylaxie intellectuelle (qui ne se trouve donc pas simplement

36.  Par ailleurs, le bénéfice d’une telle séparation stricte des fonctions ne se limiterait pas à la
capacité ainsi assurée de contre intellectuel, puisque aussi bien ce seraient les conditions d’un
usage pertinent du passé (médiéval) pour la compréhension du présent qui se verraient ainsi
assurées (cf. pages 8-9). Le gain serait donc non pas seulement négatif mais également positif.

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L’histoire (médiévale) peut-elle exciper d’une utilité intellectuelle qui lui soit spécifique ? 37

reportée, pour l’essentiel, de l’historien [médiéviste] sur le spécialiste du


contemporain), dans la mesure où ni l’identification d’un phénomène ni le
dévoilement de ses causes ne suffisent jamais à eux seuls à supprimer ledit
phénomène – le diagnostic n’est jamais que la condition de la thérapeutique,
de même que l’identification de manifestations comme étant symptoma-
tiques n’est que la condition du diagnostic. Ce qui en effet est requis, une fois
identifiées les causes du mythe historique (médiévaliste), c’est l’action, poli-
tique nécessairement (en un sens très large de cet adjectif37), sur ces causes.
Ce n’est donc pas tant l’étude de l’histoire (médiévale) qui est insuffisante
pour assurer la fonction qu’on lui assigne, que l’étude elle-même, qui doit se
résoudre à l’action et en l’action.
La justification de l’étude de l’histoire (médiévale) par sa fonction de pro-
phylaxie intellectuelle relative aux mythes historiques (médiévalistes) apparaît
donc finalement comme de portée et de valeur bien moindres qu’initialement
envisagées, puisque l’étude de l’histoire (médiévale) ne se trouve plus assurer,
dans l’effectuation de cette fonction, que le rôle d’une condition, certes néces-
saire, mais en aucun cas suffisante, et qui ne fait qu’enclencher un processus
dont les étapes essentielles se situent ailleurs. Là cependant n’est pas le seul
bémol à apporter à la pertinence d’une telle justification – ce qui ne doit pas
être confondu avec la dénégation de cette justification, mais signifie simple-
ment qu’elle ne peut à elle seule prétendre fonder la légitimité de l’étude de
l’histoire (médiévale). En effet, dans la mesure où le rôle idéologique direct
de l’histoire (médiévale) a, on l’a déjà vu, considérablement décru, autant
dire que si l’on veut justifier l’histoire (médiévale) par sa contribution à cet
enjeu idéologique (c’est-à-dire par sa capacité à le désamorcer), ce n’est pas
seulement que celle-ci est, on vient de le dire, relativement mince, mais que
celui-ci aussi bien est faible, et avec lui cette justification, puisque le médié-
viste n’a aujourd’hui plus à lutter que contre des mensonges d’une médiocre
efficace dans le corps social, sans commune mesure avec les productions
idéologiques véritablement influentes, et qui pourraient donc légitimement
sembler requérir l’emploi de forces que l’étude de l’histoire (médiévale) ne
ferait, elle, que gaspiller. Et si la relativisation de l’importance de la fonc-
tion prophylactique de l’étude de l’histoire vaut pour celle-ci en général, elle
concerne plus encore l’histoire médiévale dans la mesure où la centralité du
Moyen Âge dans la justification historique de la société contemporaine (jus-
tification historique elle-même en perte de vitesse), et donc dans la produc-
tion de mythes historiques, ne cesse de décroître, en lien avec le présentisme

37.  Et un sens en tout cas sans rapport avec l’activité professionnalisée confiscatoire à quoi
renvoie ce terme dans lesdites démocraties représentatives.

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38 Julien Demade

qui caractérise notre société. Ainsi les débats publics relatifs à l’histoire, où
jamais sa fonction idéologique n’apparaît plus clairement, ne portent-ils
aujourd’hui généralement plus que sur l’histoire contemporaine (cf. récem-
ment en France la polémique autour du caractère « globalement positif » de la
colonisation, antérieurement en Allemagne celles relatives aux agissements
de la Wehrmacht pendant la Seconde Guerre mondiale ou à Goldhagen, et en
Israël les controverses autour de la relecture par les « nouveaux historiens »
de la fondation de l’État hébreu). Autant, dans ce passé pas si lointain où la
répartition des Reihengräber d’époque mérovingienne ou le partage de Verdun
de 843 étaient utilisés pour étayer des revendications territoriales, et où la rhé-
torique eschatologique et universaliste de l’empire ottonien était présentée
comme le fondement historique justifiant le millénarisme et les ambitions
européennes nazis, les médiévistes pouvaient avoir un rôle essentiel à jouer
pour replacer ces éléments historiques dans leur contexte réel, irréductible
aux phantasmes contemporains38, autant voir dans cette fonction la justifica-
tion aujourd’hui de l’histoire médiévale serait accepter pour cette dernière une
place qui ne saurait être que périphérique, marginale, et appelée à le devenir
toujours plus.
Que la fonction d’hygiène de l’intellect que peut assurer l’étude de l’his-
toire (médiévale) ne puisse suffire à fonder la légitimité d’une telle étude ne
signifie cependant en rien que cette fonction soit dépourvue d’importance et,
pour ne pouvoir être la justification de l’existence de l’historien (médiéviste),
elle n’en est pas moins son devoir (ou plutôt l’un de ses devoirs, civique et
non pas intellectuel). Elle représente en effet le rôle citoyen qui découle de

38.  Même si concrètement leur rôle a bien plutôt consisté à conférer une dignité académique
à ces délires, ce qui amène à interroger la pertinence d’une justification de l’étude de l’histoire
(médiévale) par la fonction prophylactique des historiens (médiévistes), tant ceux-ci ont bien
plus souvent assumé le rôle de boutefeux idéologiques, du moins tant que l’histoire (médié-
vale) avait une importance idéologique réelle. On peut à cet égard émettre l’hypothèse que tant
qu’une fonction idéologique est essentielle, les dominants mettent tout en œuvre pour s’assu-
rer de son contrôle, à la fois en intégrant au groupe dominant ceux qui l’assument (car si les
universitaires appartiennent aujourd’hui à la fraction dominante du groupe dominé, c’est de la
fraction dominée du groupe dominant qu’ils relevaient hier) et en les soumettant à un contrôle
direct (ainsi les universités prussiennes de la fin du xixe siècle se trouvaient-elles sous la férule
étroite de Friedrich Althoff, directeur du ministère de l’Éducation, qui avait la haute main sur
les nominations de professeurs), tandis qu’à partir du moment où une telle fonction idéolo-
gique n’est plus que secondaire, ils ne cherchent plus à contrôler aussi étroitement un groupe
avec lequel ils ne se reconnaissent plus rien en commun. Ainsi la fonction prophylactique des
historiens (médiévistes) par rapport aux usages mythologiques de l’histoire (médiévale), loin
d’être pour eux le moyen de regagner leur importance perdue en excipant de leur utilité, n’est-
elle finalement que la conséquence de cette perte d’importance, en ce que seule celle-ci leur
confère l’autonomie qui leur permet d’exercer cette fonction.

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L’histoire (médiévale) peut-elle exciper d’une utilité intellectuelle qui lui soit spécifique ? 39

son activité, comme une conséquence certes secondaire mais néanmoins


nécessaire – mais nullement comme une cause suffisante, comme une fin.
Si la fonction de rappel public à l’objectivité ne peut à elle seule permettre de
justifier l’activité de l’historien (médiéviste), par contre la non-utilisation par
ce dernier de son savoir spécifique, dans la sphère publique, contre les usages
idéologiques faits de l’histoire (du Moyen Âge) serait, elle, injustifiable39.

L’altérité comme atout ?


Dans la mesure où la construction d’un rapport entre le Moyen Âge et le
présent (que ce rapport soit de procession ou d’analogie, et que l’on envi-
sage la contribution active du médiéviste à sa construction, ou au contraire le
combat contre les usages idéologiques qui en seraient faits) ne peut suffire à
justifier intellectuellement l’étude du Moyen Âge, et au contraire le plus sou-
vent la disqualifie (intellectuellement, sinon socialement) en la transformant
en simple vecteur d’enjeux contemporains qu’elle ne sert qu’à masquer pour
mieux les servir, il peut paraître tentant de renverser l’argumentation justifi-
catrice. La raison pour laquelle étudier le Moyen Âge serait donc que c’est un
objet qui nous est étranger, et qui de ce fait nous autorise plus facilement une
approche abstraite de nos intérêts et enjeux immédiats, ce qui donc nous rend
plus aisée la compréhension, à travers lui, de cet objet plus général, et qui est
le seul véritable pour tout praticien des sciences sociales, qu’est le fonctionne-
ment d’une société humaine40. Dans ce cadre, et l’éloignement toujours plus
grand de notre monde d’avec le Moyen Âge, et la perte de vigueur du recours
idéologique à l’histoire en général et au Moyen Âge en particulier, soit préci-
sément ce qui semblait saper l’utilité intellectuelle aussi bien qu’idéologique
de l’étude du Moyen Âge, et par là sa justification, apparaissent au contraire
comme les conditions nécessaires d’une utilité intellectuelle bien comprise ;
ainsi, jamais l’étude de l’histoire, et tout particulièrement de l’histoire du

39.  Ainsi, face à l’usage idéologique (fondé sur la figure de l’origine) fait de l’histoire médié-
vale par S. Gouguenheim, Aristote au Mont-Saint-Michel : les racines grecques de l’Europe chrétienne,
Paris, 2008, usage idéologique correspondant en fait simplement à un discours sur notre pré-
sent, a été opposée une réaction à la fois publique (« Oui, l’Occident chrétien est redevable au
monde islamique », article publié par 56 chercheurs en histoire et philosophie médiévales dans
Libération, 30 avril 2008) et scientifique (P. Büttgen, A. de Libera, M. Rashed, I. Rosier-
Catach (dir.), Les Grecs, les Arabes et nous : enquête sur l’islamophobie savante, Paris, 2009).
40.  Et c’est effectivement une raison de cet ordre qui m’a amené à chercher à redoubler l’al-
térité en travaillant non pas seulement sur la période médiévale, mais aussi sur un pays qui
n’était pas le mien, en l’occurrence l’Allemagne – excellent moyen d’éviter les présupposés
nationalistes qui ont si fortement structuré l’historiographie médiévale, et y persistent à l’état
d’héritage.

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40 Julien Demade

Moyen Âge, n’aurait été plus utile, parce que plus sereinement possible,
qu’aujourd’hui.
Mais dans ce cas, d’une part il est des objets sociaux qui nous sont encore
plus étrangers, et qui donc devraient être encore mieux à mêmes de nous
assurer les conditions d’une recherche fructueuse. Il s’agit, pour rester dans
le champ de l’histoire, de l’Antiquité, qui précisément a vu se développer des
approches aussi remarquablement novatrices que celles de Jean-Pierre Ver-
nant, Pierre Vidal-Naquet et Marcel Détienne. Et surtout, en sortant du champ
de la seule histoire, il s’agit de l’ensemble de l’anthropologie traditionnelle41
– ce terreau plus fertile que tout autre de la science sociale du xxe siècle –,
qui porte, elle, sur des civilisations dont les vestiges ne nous entourent pas,
dont les structures n’affleurent pas encore par endroits dans notre monde
contemporain, et dont les mots ne restent pas (quelques transformations fon-
damentales qu’ait pu connaître leur sémantique) pour partie les nôtres. Avec
par surcroît pour l’anthropologie cet avantage que l’expérience de l’altérité
s’y fait de manière on ne peut plus directe, et non comme pour l’historien
(médiéviste) par le truchement de vestiges textuels et matériels, toujours plus
faciles à plier apparemment à nos logiques interprétatives que l’irréductible
étrangeté d’un comportement vécu, et qui ne risquent pas, contrairement à
l’informateur, de s’élever contre, et de ruiner, l’interprétation que l’on en pro-
duit, si elle ramène l’altérité au connu.
D’autre part et surtout, ce serait se leurrer profondément que de croire
que la nature de l’objet d’étude pourrait suffire, à elle seule, à rendre notre
démarche objective, puisque cela seul qui disparaîtrait de notre idéologie n’en
serait précisément que l’écume, l’accessoire, la réalisation concrète dans des
intérêts sociaux directs, et non pas l’essentiel, la structure même, le prin-
cipe de production des réalisations idéologiques concrètes. Pour le dire plus
concrètement : si lorsque j’étudie, par exemple, la crise de 1929, viennent
polluer mon analyse des controverses actuelles sur le rôle de l’État dans la
conduite de l’économie, sur l’effet des politiques monétaires, etc., ce qui ainsi
vient s’enter sur l’analyse historique, ce ne sont que des débats à l’intérieur
d’un horizon idéologique donné, qui, lui, reste inaperçu (justement parce
que l’on se focalise sur ces débats), donc non soumis à controverse, et n’en
imprègne par là que plus fortement l’analyse historique ; or lorsque j’étudie
l’économie médiévale, si de tels débats disparaissent, par contre cet horizon
est toujours identiquement présent et incontesté, et d’abord dans la définition

41.  Mais l’on pourrait en dire autant de l’histoire, en développement, des mondes non-­
occidentaux.

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L’histoire (médiévale) peut-elle exciper d’une utilité intellectuelle qui lui soit spécifique ? 41

même de mon objet, l’économie42, mais aussi dans les mécanismes interpré-
tatifs, les schèmes d’analyse utilitaristes fondés sur la valeur d’échange que je
mets en œuvre parce que je n’envisage même pas la possibilité de l’existence
d’autres schèmes interprétatifs. Non seulement il n’y a donc pas d’avantage,
sous cet aspect, à travailler sur une société définie (telle que peut l’être la
société médiévale) par son altérité, mais le risque est grand qu’un objet de
ce type, tant il permet de se sentir abstrait des débats explicites usuels, fer-
mement protégé par sa tour d’ivoire contre toute ingérence du présent, ne
procure un sentiment erroné de sécurité épistémologique, et amène à baisser
la garde de la réflexivité43. Au contraire, lorsque nous travaillons sur le plus
proche de nous, l’emprise sur nos analyses de réflexes intellectuels inculqués,
de présupposés, est si péniblement évidente pour qui ne se satisfait de n’être
que le fidèle perroquet des discours ambiants44 que, de proche en proche, en
les déconstruisant progressivement, on peut finir par devenir plus aisément
attentif à des schèmes plus profondément ancrés.

42.  Pour une critique de l’importation irraisonnée de la notion d’économie dans l’étude du
Moyen Âge, cf. la première partie (« Wirtschaftsanthropologie als Chimäre ») de J. Demade,
« Grundrente, Jahreszyklus und monetarisierte Zirkulation. Zur Funktionsweise des spätmit-
telalterlichen Feudalismus », Historische Anthropologie, 17-2, 2009, p. 222-244, en l’occurrence
p. 222-227.
43.  Combien de médiévistes ne s’estiment-ils pas quittes de toute réflexion quant au placage
qu’ils opèrent, sur les réalités médiévales qu’ils analysent, de notions contemporaines, et de
l’idéologie qu’elles véhiculent implicitement (en tant qu’elles sont le reflet biaisé des structures
concrètes contemporaines, dont elles ont pour objet d’assurer la reproduction) et en fonction
desquelles elles restructurent la réalité analysée, rendue ainsi non pas seulement incompréhen-
sible, mais transformée en moyen de la reproduction idéelle de notre propre société, dès lors
qu’ils ont, d’un geste d’une audace critique à nulle autre pareille, habillé ces notions de guille-
mets ? Guillemets qui, s’ils manifestent qu’ils perçoivent la difficulté inhérente à ce placage,
témoignent aussi bien de ce qu’ils ne la prennent pas au sérieux, parce qu’ils sont incapables
d’en mesurer toute l’ampleur, puisque la réponse qu’ils y apportent n’est qu’une pirouette qui
finalement ne change rien, fors le faux-semblant de réflexivité qu’elle placarde au vu et au su de
tous – et qui finalement n’en rend que plus aisée, puisque ainsi la conscience critique est à bon
compte apaisée, l’importation sauvage de conceptions anachroniques. Il y a là une attitude qui
est à la réflexion intellectuelle ce que, dans l’ordre de l’hygiène domestique, représente le fait de
balayer la poussière sous le tapis (précisons qu’un tel comportement n’est bien sûr nullement
l’apanage des seuls médiévistes, et peut aussi bien se retrouver chez tous les types d’analystes
de sociétés autres que la nôtre).
44.  Ce qui n’est pas si aisé dans la mesure où, ces discours ayant pour caractéristique d’être
(apparemment) antagoniques (en ce sens où s’ils ont des structures identiques, ils les réalisent
différemment), ceux qui les reprennent ont l’impression d’exercer leur faculté de jugement
autonome en se décidant pour tel type d’argumentation commune plutôt que pour tel autre,
sans s’apercevoir que le choix auquel on les somme de procéder n’est qu’un leurre.

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42 Julien Demade

Ce n’est ainsi sans doute pas un hasard si l’un des analystes du monde
social qui a le plus fortement mis au centre de sa recherche le travail réflexif,
et l’a fait le plus progresser en mettant notamment au jour les schèmes inva-
riants inaperçus de l’analyse intellectuelle du monde social, Pierre Bourdieu45,
a très largement travaillé sur ses milieux même d’appartenance sociale (la
paysannerie béarnaise, les grandes écoles parisiennes et le monde acadé-
mique français). Et ce serait une profonde erreur que de croire que l’aspect
réflexif de son travail se serait limité à ce choix d’objets qui lui étaient si
proches, dans la mesure où ceux-ci ne lui étaient en fait qu’un moyen, par la
suppression qu’ils autorisaient de la distance entre l’observé et l’observateur
(distance constitutive de la relation usuelle d’analyse), de lui rendre saisis-
sables des modes de penser qui, pour lui être propres (c’est-à-dire propres à la
position sociale qu’il occupait et à la fonction qu’il remplissait), n’étaient pas
réductibles à son appartenance à ces milieux spécifiques, mais revêtaient bien
plutôt la valeur générique de l’habitus de l’intellectuel, du rapport intellectuel
au monde. Pour le dire autrement, ce n’est pas directement par le biais de son
travail sur les élèves des grandes écoles ou sur les universitaires français que
Pierre Bourdieu cherchait à reconstituer l’habitus intellectuel, puisque aussi
bien celui-ci est-il d’une valeur bien plus générale que ces deux objets (tandis
que réciproquement ces deux objets recouvrent un ensemble de probléma-
tiques irréductibles à la seule question de la nature de l’habitus intellectuel),
mais indirectement par l’entremise du rapport spécifique (d’identité) que
généraient pour lui ces objets entre l’observateur et l’observé, raison pour
laquelle un objet aussi différent que pouvait l’être la paysannerie béarnaise,
lui faisait dans cette quête aussi bien affaire. Que le travail réflexif de Pierre
Bourdieu ne se soit pas limité au choix, comme objet d’étude, de ses propres
milieux d’appartenance, preuve en est qu’il a identiquement mené ce travail
réflexif à travers l’observation de ce qui lui était au contraire le plus éloigné
(la société traditionnelle kabyle), l’extension et la réduction maximales de la
distance par rapport à l’objet de l’observation n’étant finalement pour lui que
deux techniques de mise à distance de soi-même (soi-même n’étant ici pas à
comprendre en un sens individuel mais social, c’est-à-dire comme l’incarna-
tion d’une position dans un champ).

45.  P. Bourdieu, Le sens pratique, Paris, 1980, p. 22-41. Il n’est pas sans intérêt de rappeler
que la charge menée ici par Pierre Bourdieu vise Claude Lévi-Strauss, exemple paradigmatique
du chercheur qui s’est consacré à l’altérité sociale radicale, et dont Pierre Bourdieu montre
combien la théorie structuraliste doit à son habitus d’intellectuel, consiste en la rétroprojection
sur son objet d’étude de cet habitus, tant et si bien que la compréhension dudit objet en devient
profondément pervertie. Plus généralement (et sans qu’ici Claude Lévi-Strauss soit par contre
en rien concerné), on sait aujourd’hui combien l’anthropologie et l’ethnologie traditionnelles,
sciences par excellence de l’altérité, ont pu, en tant que sciences et technologies coloniales, être
des disciplines de part en part idéologiques.

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L’histoire (médiévale) peut-elle exciper d’une utilité intellectuelle qui lui soit spécifique ? 43

L’avantage qu’apporte au médiéviste l’altérité (relative) de son objet n’est


finalement que ténu puisque si, contrairement à l’analyste du présent, ce
n’est pas l’intégralité de sa pensée qui se retrouve agrippée par les discours
ambiants, cela tient simplement à ce qu’une partie de ses questionnements,
purement contingente historiquement (c’est-à-dire n’ayant de signification
que rapportée à la période étudiée, et non pas également pour cet objet plus
général qu’est le fonctionnement social), n’offre aucun point d’accroche aux
discours contemporains, qui ne les considèrent que comme véniels ; l’autono-
mie intellectuelle « naturelle » du médiéviste n’a donc d’origine que négative,
et ne porte que sur des questions qui n’attendent de réponse qu’érudite, tan-
dis que pour toutes celles qui importent vraiment il n’est pas moins soumis
que l’analyste du présent à l’hétéronomie de l’idéologie dans laquelle il ne
baigne pas moins que ce dernier. Or non seulement l’avantage n’est donc
que bien ténu, mais par ailleurs il peut aisément se renverser en son contraire
puisque, si l’analyste du présent court le risque de n’avoir de pensée qu’hé-
téronome tandis que par construction le médiéviste conserve une part (pas-
sivement acquise) d’autonomie intellectuelle (ne portant toutefois que sur
l’anecdotique), par contre celui qui travaille sur le contemporain a de plus
grandes chances de se départir d’une portion plus conséquente de la pensée
qui s’impose à lui, parce qu’il est plus susceptible que le médiéviste d’enga-
ger ce mouvement de déprise dans la mesure où c’est pour lui le seul moyen
d’accéder à quelque autonomie intellectuelle que ce soit – or, une fois engagé
ce mouvement, rien ne permet de prévoir jusqu’où il pourra être mené, mais
rien, en tout cas, dans sa cause initiale, n’implique qu’il resterait, comme l’au-
tonomie « naturelle » du médiéviste, cantonné au véniel.
Mais au-delà de ces différences, l’essentiel n’en reste pas moins que l’al-
térité n’est pas un donné mais un construit, n’est pas de l’objet mais de l’ap-
proche, vient tout entière de la capacité de l’analyste à se déprendre en pro-
fondeur de l’idéologie qui le conditionne. Et si c’est bien là ce qui peut fonder
une utilité intellectuelle puisque c’est la condition d’une approche objective,
on voit que l’étude du Moyen Âge ne peut revendiquer pour elle-même aucune
utilité spécifique, aucune distinction par rapport aux autres objets d’étude du
social, rien qui la justifierait en particulier. En tout cas, bien loin de résider
dans le lien que le médiéviste pourrait établir entre le Moyen Âge et le présent,
par le biais des origines ou de l’analogie, son utilité intellectuelle ne lui peut
venir que de sa capacité à rompre, non pas avec son présent mais avec les
discours de son présent46.

46.  L’idée de la rupture avec le présent, de la tour d’ivoire comme condition du travail intellec-
tuel, n’est qu’une autre manifestation, nullement propre au médiéviste, de cette forme d’erreur
qui produit aussi bien l’illusion de ce qu’en raison de l’altérité de son objet le médiéviste (ou
tout autre analyste de sociétés radicalement autres par rapport à la nôtre) n’est pas sujet à une

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44 Julien Demade

Les avantages comparatifs pour la science sociale


On voit donc que la justification spécifique de l’étude du Moyen Âge ne
peut se chercher qu’ailleurs que dans le rapport au présent (qu’il soit affirmé
– origines et analogie – ou dénié – altérité). Cet ailleurs se détermine par un
triple décalage ; d’une part, là où jusqu’ici je me suis borné à raisonner dans
les termes d’une dialectique simple passé-présent, il convient de passer à
l’analyse d’une multitude de rapports, dont la détermination chronologique
(par surcroît non simplement bipolaire) ne soit qu’une détermination parmi
d’autres ; d’autre part, alors que l’analyse s’est pour l’instant toujours centrée
sur la réalité (en l’occurrence ses qualités intrinsèques d’origine, d’analogie
ou d’altérité), c’est désormais sur les usages intellectuels qui en sont faits qu’il
faut se concentrer ; enfin, alors que la justification de l’utilité intellectuelle
de l’étude du Moyen Âge par rapport à celle des autres objets de la science
sociale prenait jusqu’ici la forme soit de la coexistence par juxtaposition (dans
le cas de l’origine et de l’analogie, puisque la validation de ces justifications
de l’étude du Moyen Âge n’aurait en rien interdit de les appliquer aussi bien à
l’étude d’autres périodes), soit de la concurrence (avec la justification par l’al-
térité, puisque dans ce cas ce serait forcément l’objet le plus autre qui devrait

approche idéologique de son objet. Non seulement ce n’est pas du monde dans lequel on vit
qu’il faut s’abstraire (à supposer même qu’il n’y ait pas là une très pure contradiction dans les
termes, ou plus encore une forme spécifique d’engagement), mais de la façon dont ce monde
se vit, se pense ; par surcroît l’action dans son monde est nécessaire à tout analyste du social
de même que l’observation du contemporain est nécessaire à tout historien. Par là en effet,
c’est-à-dire par l’expérience de l’inverse de ce qui constitue son activité normale (l’observation,
et non l’action, du passé et non du contemporain), et par là seulement, le médiéviste (comme
n’importe quel autre historien) devient capable de prendre conscience des limites propres à
son approche, qui n’en restent pas moins bien sûr indépassables, puisqu’elles lui sont consti-
tutives (il est certes trivial de dire que l’historien ne peut agir sur le passé qu’il étudie, mais il
faut aussi bien l’affirmer de l’analyste du contemporain qui, s’il doit tout autant que l’histo-
rien faire l’expérience de l’action, et non pas seulement de l’observation, ne doit pas la faire
à propos de ce sur quoi porte son travail d’analyste, au risque de fausser celui-ci : de ne plus
être qu’un « expert », c’est-à-dire un technicien du contrôle social), mais dont la connaissance
ne peut que retentir sur la façon dont il comprend son observation du passé, c’est-à-dire tout
particulièrement lui faire éviter l’écueil du double intellectualisme qui guette l’historien (en
tant qu’analyste, et en tant qu’analyste d’une situation dont on sait déjà sur quoi elle déboucha,
ce qui renforce la tendance inhérente à l’analyste à surestimer l’importance des déterminations
nécessaires et/ou des stratégies volontaires). Observer son présent, et y agir, ne peut que rendre
le médiéviste conscient des biais qu’il introduit dans son analyse des actions du passé, et ainsi
lui permettre d’y remédier. Il faut avoir soi-même agi pour savoir que la position de l’acteur
n’est pas celle de l’observateur, et il faut avoir observé le présent pour savoir que celui-ci, pour
l’observateur pas plus que pour l’acteur, ne contient avec certitude son futur, et que celui-ci
donc ne peut déterminer ce qui le précède (illusion qui est pourtant la démarche inconsciente
de tout historien).

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L’histoire (médiévale) peut-elle exciper d’une utilité intellectuelle qui lui soit spécifique ? 45

être privilégié), il faut maintenant l’envisager dans les termes de la complé-


mentarité47. Concrètement, ce n’est plus sur les propriétés intrinsèques de
l’objet « Moyen Âge » qu’il convient de s’interroger, ce n’est pas non plus sur
les spécificités de ces propriétés par rapport à celles des autres objets de la
science sociale, mais sur ces spécificités en tant qu’elles permettent, et elles
seules, d’aborder des problèmes cruciaux pour la science sociale, problèmes
qu’aucun des autres objets de celle-ci ne permettrait de poser correctement.
On voit donc que l’objet « Moyen Âge » est désormais considéré dans ses
rapports avec l’ensemble des autres objets possibles de la science sociale (et
non plus le seul présent en tant qu’entité indistincte), que tous ces objets (le
Moyen Âge y compris) sont analysés non pour eux-mêmes mais pour leur
seule valeur heuristique (c’est-à-dire la réfraction que subissent leurs carac-
téristiques intrinsèques au prisme d’un questionnement intellectuel général
quant au fonctionnement des sociétés humaines), et plus exactement leur
seule valeur heuristique différentielle (c’est-à-dire leur capacité à fournir des
éléments qu’aucun autre objet ne pourrait procurer).
Dans ce cadre, Joseph Morsel a déjà attiré l’attention sur ce qui est sans
aucun doute l’essentiel mais que, puisqu’il en a déjà longuement traité, je ne
développerai pas : la possibilité qu’offre le « long Moyen Âge » (c’est-à-dire le
système féodal des ve-xviiie siècles), et que lui seul offre, d’étudier l’ensemble
de la dynamique d’une formation sociale48 ; il s’agit bien sûr pour le Moyen
Âge d’un atout décisif par rapport aux autres objets de la science sociale,
puisque lui seul permet d’aborder une question parmi les plus fondamentales
et les plus générales que cette dernière puisse se poser49. Je voudrais pour ma

47.  On remarquera que, si les modes de justification compatibles avec la coexistence par jux-
taposition permettaient la justification de l’étude d’une multitude d’objets, au contraire de la
justification concurrentielle, par contre ils ne permettaient pas de fonder en raison le choix,
nécessaire, d’un objet précis, puisque ces objets étaient comme interchangeables. Au contraire,
dans le type de justification lié à la complémentarité des justifications des objets, le choix d’un
objet peut être ramené rationnellement au choix de la justification spécifique qui est la sienne
– tout en gardant bien sûr toujours présent à l’esprit que « c’est ce qui justifie certaines spécia-
lisations […] dans le sens, infiniment modeste, où les spécialisations sont jamais légitimes,
c’est-à-dire comme remèdes contre le manque d’étendue de notre esprit et la brièveté de nos
destins » (M. Bloch, Apologie pour l’histoire, op. cit., p. 129).
48.  J. Morsel, L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat… Réflexions sur les finalités de l’Histoire
du Moyen Âge destinées à une société dans laquelle même les étudiants s’interrogent, Paris, 2007 (http://
lamop.univ-paris1.fr/W3/JosephMorsel/index.htm), p. 28-32.
49.  Précisons pour éviter toute mécompréhension : en aucun cas cet atout n’est une supériorité
du Moyen Âge par rapport aux autres, ou à d’autres objets de la science sociale. Dans la mesure,
en effet, où le raisonnement ici tourne autour de la notion de complémentarité, dans la mesure
donc où l’idée même de concurrence est contradictoire avec l’utilité telle qu’on l’approche ici,
les différents objets de la science sociale ont bien chacun leurs avantages comparatifs propres,

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46 Julien Demade

part, toujours dans ce cadre des avantages heuristiques comparatifs, pointer


une autre caractéristique, tout en reconnaissant par avance qu’à la fois elle est
moins complètement centrale par rapport aux questionnements de la science
sociale (mais n’en renvoie pas moins à ce que j’ai défini comme nécessité de
premier ordre à la note 48), et que par ailleurs elle ne permet pas de justifier
l’étude du Moyen Âge en tant que tel, mais seulement d’une partie de cette
période50. Cette caractéristique réside dans la nature particulière de la moné-
tarisation partielle qui prévaut à l’époque tardo-médiévale et moderne (ce que
j’ai appelé, dans le cadre de l’analyse de la formation sociale féodale, le système
seigneurial51, qui correspond à la fin du « long Moyen Âge »), soit l’omnipré-
sence d’une valeur monétaire (la monnaie comme équivalent général, si l’on
préfère) qui n’est pourtant pas la déterminante essentielle des mécanismes de
production, circulation et consommation52 ; ou, pour le dire autrement, le fait
que si tous les objets ont une valeur d’échange, ils ne fonctionnent pas pour

certes plus ou moins intéressants, mais néanmoins tous nécessaires pour la complétude de
la science sociale. Cette nécessité est toutefois de deux ordres : d’une part elle renvoie aux
objets sans lesquels la science sociale serait comme impossible, parce que les fonctions qu’ils
y assument sont comme les structures porteuses, les organes vitaux de la science sociale (et
certainement le Moyen Âge, en tant qu’il permet seul d’étudier l’ensemble de la dynamique
d’un système social, fait partie de ces objets) ; d’autre part, il s’agit de la nécessité de la com-
plétude, soit la nécessité d’objets sans lesquels la science sociale ne serait pas parfaite mais
dont l’absence pour autant ne l’empêcherait pas de se réaliser, soit parce que ces objets certes
assumeraient des fonctions vitales mais n’auraient aucun monopole sur elles, soit parce qu’ils
assumeraient des fonctions non vitales (qu’ils soient ou non les seuls à assumer ces fonctions
important alors peu).
50.  Je ne prétends ce faisant en rien à l’exhaustivité, puisque je ne fais que souligner l’inté-
rêt heuristique comparatif de mon propre objet de recherche ; il est donc possible, ou plutôt
vraisemblable, que d’autres médiévistes, en fonction des directions spécifiques de leur travail,
pourront trouver d’autres avantages heuristiques comparatifs, d’ordre premier ou second, et
ne valant également pas nécessairement justification de l’étude de l’intégralité de la période
médiévale. Il y aurait là sans aucun doute une enquête à ouvrir, de réalisation nécessairement
collective.
51.  Cf. J. Demade, Essai sur les modes de ponction féodaux. Du servitium aux transactions monétaires
sur les denrées, à paraître.
52.  Certes il en allait sans doute de même (suivant des formes et des logiques toutefois radica-
lement différentes) dans l’Empire romain, mais l’avantage comparatif de l’étude du Moyen Âge
provient du caractère incomparablement plus riche de la documentation relative précisément
à cette monétarisation de la valeur ; au contraire, l’essentiel de la documentation antique, et la
partie en croissance de la documentation antique, est de nature archéologique, donc incapable
– même lorsqu’il s’agit de trouvailles de monnaies – de renseigner sur la monétarisation de la
valeur des choses et sur l’usage fait de cette valeur monétaire, puisque cette documentation
porte sur les choses mêmes – tant et si bien que l’on ne peut même pas être certain que cette
période connaissait elle aussi la forme de monétarisation partielle qui caractérisera les xive-
xviiie siècles.

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L’histoire (médiévale) peut-elle exciper d’une utilité intellectuelle qui lui soit spécifique ? 47

autant, le plus souvent, comme marchandises, c’est-à-dire que les arbitrages


des agents relatifs à leur production, leur circulation ou leur consommation
ne sont pas effectués en fonction de cette valeur d’échange mais en fonction
de leur valeur d’usage. Pour le dire plus concrètement, il s’agit d’une société
où tout, des moyens de production aux objets de consommation, mais aussi
bien les objets sacrés et même le salut (les reliques comme les indulgences se
vendent), peut être ramené à sa valeur monétaire53, mais où pourtant restent
dominantes les logiques d’autoproduction, d’autoconsommation et de circu-
lation non vénale (le modèle de circulation étant la caritas).
Pourquoi y a-t-il là plus qu’une curiosité passablement étrange, plus même
que l’une des multiples figures possibles aux hommes pour régler leur rapport
aux choses (et par là entre eux), mais bien une réalité dont la compréhension
est essentielle à la science sociale ? Parce que cette science sociale n’est pas
abstraite, mais est le fait, dans un temps et un lieu précis, de personnes dont
l’horizon de compréhension est déterminé par ces temps et lieu : parce que la
science sociale est née et s’est développée au sein du système capitaliste, soit le
système où non seulement tendanciellement tout est doté d’une valeur moné-
taire, mais où par ailleurs celle-ci, et celle-ci seulement, oriente l’ensemble
des décisions dites économiques (et qui sont définies comme telles précisé-
ment en raison de ce qu’elles s’opèrent en fonction de la valeur monétaire)54.
L’idéologie du capitalisme (de même que celle de tout autre système social)
conçoit le système social dont elle est issue comme le meilleur possible, et
pense les autres systèmes sociaux non comme des réalités sui generis, avec leurs
logiques, leurs contraintes et leurs objectifs propres, mais sur le mode du
manque par rapport à ce qui caractérise le capitalisme : comme des systèmes
n’ayant pas encore atteint ce qu’atteindra le capitalisme. La science sociale
(qui est l’une des facettes de l’idéologie du capitalisme – une de ses facettes
qui n’est que potentiellement et non pas substantivement celle qui peut s’en
tenir le plus éloignée) est donc parfaitement capable de penser des systèmes
sociaux non ou seulement partiellement monétarisés, mais elle ne les pensera
normalement que sur le mode du déficit, du non-encore-réalisé, de l’encore-

53.  Pour une analyse plus différenciée de ce phénomène : J. Demade, « Le paiement par
conversion des redevances seigneuriales dans un village franconien au xve siècle », dans
L. Feller (dir.), Calculs et rationalités dans la seigneurie médiévale : les conversions de redevances entre xie
et xve siècles, Paris, 2009, p. 27-54.
54.  Et l’on voit donc tous les problèmes qui peuvent s’attacher au fait de rétrojeter sur des sys-
tèmes sociaux autres la notion d’économie, qui ne désigne alors plus qu’un ensemble de pra-
tiques qui n’est unifié ni par la monétarisation des valeurs ni par celle de la prise de décision.
Considérer comme homogènes des pratiques qui concrètement ne sont pas ainsi unifiées, uni-
quement parce que dans notre système elles le sont, est donc s’assurer de les mécomprendre.

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48 Julien Demade

imparfait, comme représentant un gradient sur l’évolution vers l’aboutisse-


ment que représente le capitalisme moderne ; plutôt que d’y voir des sociétés
où l’argent joue un rôle inassimilable à celui qui est le sien dans le système
capitaliste, assure une fonction propre55. Par conséquent, quelque partielle
qu’elle puisse être, la monétarisation ne sera pensée que sous les espèces qui
sont les siennes dans le capitalisme ; ainsi notamment, le degré de monétari-
sation de l’expression de la valeur et le degré de détermination des pratiques
dites économiques par la valeur monétaire seront considérés comme allant
de pair, puisque dans le capitalisme la monétarisation des deux est identi-
quement intégrale. Ceci d’autant plus que, la détermination des décisions
d’allocation des ressources (dans la production, la circulation et la consom-
mation) n’étant considérée comme rationnelle par l’idéologie capitaliste que
lorsqu’elle s’effectue sur la base de la valeur monétaire (puisqu’elle seule per-
met, en assurant leur commensurabilité, de comparer des objets différents de
manière à pouvoir arbitrer entre eux sur la base d’un calcul), le degré selon
lequel les décisions « économiques » se règlent sur la valeur monétaire doit
nécessairement être identique au degré de monétarisation de l’expression de
la valeur – puisque comment supposer que l’on ait assuré la généralisation
progressive d’un outil (la valeur monétaire étant comprise comme le moyen
du calcul économique rationnel) sans que l’on se soit en même temps servi de
cet outil ? Ainsi la science sociale, partant de son propre milieu, où valeur et
décisions sont identiquement intégralement monétarisées, si elle est parfaite-
ment capable d’envisager (sinon, le plus souvent, de réellement comprendre)
des sociétés intégralement non monétarisées, ainsi que toutes les gradations
entre ces deux états extrêmes, ne l’est toutefois qu’en tant qu’elle suppose que
la gradation serait de façon identique celle de la monétarisation de la valeur
et de ses répercussions sur les décisions d’allocation des ressources, parce
que le décalage entre ces deux termes serait pour elle comme une impossi-
bilité logique.
Or ce sont précisément ces certitudes apparemment logiques de l’idéologie
capitaliste que le cas de la monétarisation spécifique à la fin du long Moyen
Âge vient mettre à mal, puisque si elle est monétarisation généralisée de l’ex-
pression de la valeur, elle n’est par contre pas monétarisation généralisée des
décisions « économiques ». On ne peut alors comprendre cette situation, où

55.  Il est révélateur à cet égard de noter l’usage qui est fait, pour l’Antiquité, le Moyen Âge
ou l’époque moderne, de termes tels que « proto-capitalisme », « bourgeois » ou « entreprise »,
qui y servent toujours à désigner des réalités concrètement secondaires (mais rarement jugées
telles !), dont les analystes considèrent (comme le montre l’usage même de ces termes) qu’elles
réalisent déjà les logiques qui seront celles du capitalisme, dont elles constituent comme le
noyau au sein d’une société qu’elles n’ont pas encore gagnée.

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L’histoire (médiévale) peut-elle exciper d’une utilité intellectuelle qui lui soit spécifique ? 49

les agents n’auraient généralisé un guide (la valeur monétaire) que pour ne
pas s’en servir, que si l’on admet, précisément, que la valeur monétaire n’est
pas un guide naturel des décisions « économiques », l’instrument progres-
sivement généralisé de la rationalisation de ces pratiques bien spécifiques
que seraient les pratiques substantiellement « économiques », mais assure
des fonctions réelles tout autres, qui tiennent bien plutôt à l’exercice de la
domination. En effet, en dernier ressort, la cécité nécessaire de l’idéologie
capitaliste quant à la possibilité même d’un décalage entre monétarisation
de l’expression de la valeur et monétarisation de la prise de décision, quant
au fait donc que la monétarisation de l’expression de la valeur n’est que la
condition et non pas la cause de la monétarisation de la prise de décision, et
une condition qui n’est que nécessaire et non pas suffisante56, tient en cela

56.  Cette cécité ayant pris, dans l’historiographie médiévale, deux formes successives. L’his-
toriographie traditionnelle insistait sur l’arriération de l’économie médiévale (fors quelques
secteurs ou zones restreints, tels le grand commerce ou les cités italiennes ou flamandes),
et tout particulièrement sur la faiblesse de la pénétration monétaire dans ces campagnes qui
regroupaient la très grande majorité de la population, et où par voie de conséquence les déci-
sions d’allocation des ressources restaient dominées par le respect d’une inefficiente tradition.
Au contraire, progressivement depuis les années 1990, dans le sillage notamment des thèses
britanniques sur la commercialisation, on insiste à juste titre sur l’ampleur de l’usage monétaire
(notamment parce qu’on a su reconnaître qu’il n’était pas lié à la circulation d’espèces, ce qui
est lié à la découverte de l’importance des pratiques de crédit) –, mais c’est généralement pour
en déduire, chez les agents, des pratiques de maximisation du profit si poussées qu’on finit
par ne plus bien voir en quoi pourrait consister la différence entre un paysan du xve siècle et
un boursicoteur du xxie (un exemple parmi tant d’autres : S. Ogilvie, « Servage et marchés :
l’univers économique des serfs de Bohême dans le domaine de Friedland (1583-1692) », Histoire
et sociétés rurales, 14, 2000, p. 91-125). Il est curieux de constater que cette profonde transfor-
mation historiographique, si elle n’a eu en fait pour effet, dans la mesure où elle consistait en
une simple inversion, qu’une remarquable permanence du discours idéologique fondamen-
tal (représenté par le lien établi entre degré de monétarisation de la valeur et des pratiques),
s’est effectuée sous les auspices d’idéologies superficiellement contradictoires à la succession
rapide ; si en effet la présentation misérabiliste du monde rural (dont la faible monétarisation
était l’un des éléments constitutifs) était originellement « de gauche » (le sous-développement
étant vu comme l’effet de l’oppression), elle finit par se transformer en motif d’un mépris « de
droite » (parfaitement incarné par Emmanuel Le Roy Ladurie), le sous-développement n’étant
plus compris que comme la conséquence de l’incurie paysanne ; par réaction se développa alors
(avec notamment Giovanni Levi) un discours « gauchiste » sur l’agency paysanne, discours qui
finit vite par être récupéré par l’idéologie dominante, qui créa un lien (inexistant chez Levi)
entre autonomie paysanne et calcul capitaliste (parce que le « libre marché » est devenu la figure
paradigmatique de la liberté), pour aboutir à une présentation néolibérale du monde rural à la
fin du long Moyen Âge. À travers ses différents avatars politiquement motivés, l’ignorance du
décalage entre monétarisation de la valeur et monétarisation des décisions d’allocation des
ressources est donc restée identique, réalisée d’abord par le biais de l’ignorance d’une struc-
ture essentielle de la société seigneuriale (la monétarisation généralisée des valeurs) puis par
celui de l’ignorance des fonctions propres de cette structure (grâce au placage sur celle-ci des

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50 Julien Demade

que l’adéquation même de ces deux termes est au principe et du mécanisme


de la ponction propre au capitalisme, et d’une partie de la dynamique de cette
ponction. En effet, la ponction capitaliste s’opérant comme survaleur, c’est-à-
dire comme rapport entre deux valeurs d’échange, il est nécessaire à la fois que
le plus grand nombre d’objets voient leur valeur exprimée monétairement, et
que les décisions relatives à ces objets se fassent en fonction de cette valeur
d’échange et non de leur valeur d’usage57 ; il est donc nécessaire que la valeur
monétaire des objets soit concrètement mise en œuvre dans les décisions qui
se rapportent à eux, afin par ce biais de créer de la survaleur par la confronta-
tion de décisions relatives à la valeur d’échange d’objets distincts. Qu’il y ait
là une dimension fondamentale pour le capitalisme, et pour sa dynamique,
se peut voir à travers deux exemples inverses, soit d’une part l’extension per-
manente que connaît la sphère de l’expression monétaire de la valeur, exten-
sion qui ne vise qu’à une extension du champ des décisions prises en fonction
de la valeur d’échange des choses58, et d’autre part la lutte farouche menée
contre les pratiques qui utilisent en fonction de leur valeur d’usage des objets
créés en fonction de leur valeur d’échange59. Or c’est précisément ce lien entre

fonctions qui sont les siennes dans le capitalisme) – l’ignorance quant aux composantes du
système social a cédé le pas à l’ignorance relative à sa logique. L’historiographie n’avait d’autre
choix, si elle voulait pouvoir reconnaître l’importance du degré de monétarisation de la valeur
dans le système seigneurial sans renoncer à l’idéologie du couplage entre monétarisation de
la valeur et monétarisation des pratiques, que de jeter le bébé avec l’eau du bain, la réalité de
l’influence centrale de la valeur d’usage sur les décisions d’allocation des ressources, avec l’il-
lusion d’une société non monétarisée.
57.  À ces deux conditions concrètes s’en ajoute une troisième, d’ordre idéel, et qui, pour être
exact, est en fait la condition de la seconde condition concrète. En effet, pour que les agents
prennent leurs décisions en fonction de la valeur d’échange et non de la valeur d’usage, encore
faut-il qu’ils soient persuadés que c’est là une manière plus efficiente d’organiser l’allocation
des ressources : encore faut-il, donc, qu’ils soient persuadés que la mesure monétaire est la
figure unique de la rationalité, ce dont ils ne sont jamais finalement si intimement convaincus
que lorsqu’ils en arrivent à oublier la possibilité même d’une valeur autre que monétaire, que
lorsqu’ils en arrivent à considérer comme dépourvues de valeur les valeurs non monétaires, sur
le mode du « seul ce qui a un prix a une valeur ».
58.  Une bonne illustration récente de ce phénomène est la création des « permis de pol-
luer » négociés sur le « marché du CO2 », où le prix du gaspillage de l’air que l’on respire n’a
explicitement été inventé que pour que les agents orientent en fonction de lui leurs actions,
prétendument pour les rendre « durables » mais en fait pour étendre le champ du profit en
étendant le champ des objets dont il peut tirer partie.
59.  On pensera ici aussi bien à ce qui est appelé « piratage » (et qui n’est que le partage d’ob-
jets dont le partage n’amoindrit pas la valeur d’usage), qu’au logiciel libre, version légale de
ce phénomène (mais néanmoins combattue, notamment par le biais des brevets logiciels),
puisqu’il ne faut jamais oublier que les principaux contributeurs au développement des codes
source sont rémunérés, c’est-à-dire ont réglé leur activité productive en fonction de sa valeur
d’échange (pour une analyse des contributeurs au noyau Linux, qui démontre la prédominance

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L’histoire (médiévale) peut-elle exciper d’une utilité intellectuelle qui lui soit spécifique ? 51

monétarisation de l’expression de la valeur et monétarisation des décisions


dont la monétarisation spécifique à la fin du long Moyen Âge vient montrer le
caractère contingent ; par là se retrouve dévoilée la fonction de la valeur moné-
taire dans le système capitaliste, le fait qu’elle a pour objet de rendre possible
la ponction mais de telle façon que celle-ci soit masquée (puisque le rapport
entre les êtres qu’est la ponction se trouve transformé en rapport entre des
valeurs d’échange), et c’est donc précisément ce masque qui tombe puisque
le lien entre monétarisation de l’expression de la valeur et monétarisation
des décisions n’apparaît plus comme nécessaire, mais comme socialement
produit. La capacité de la monétarisation spécifique à la fin du Moyen Âge et
à l’époque moderne à dévoiler un mécanisme fondamental de la logique capi-
taliste ne se borne par ailleurs pas à être négative, c’est-à-dire à montrer par
le simple fait qu’elle existe le caractère contingent de la logique de la moné-
tarisation capitaliste ; en effet, la monétarisation que j’appelle seigneuriale
permet aussi bien directement de montrer que la monétarisation, derrière la
diversité des formes sous lesquelles elle se réalise dans le féodalisme et dans
le capitalisme, identiquement a pour fonction d’assurer la ponction puisque,
si dans le capitalisme la ponction passe par le rapport entre deux valeurs
d’échange, par contre dans le système seigneurial elle naît de la confrontation
d’une valeur d’échange et d’une valeur d’usage (plus exactement, d’une pro-
duction effectuée comme valeur d’usage et d’une circulation réalisée en fonc-
tion de la valeur d’échange). Et c’est précisément ce nécessaire décalage dans
le mode d’existence des objets (c’est-à-dire dans le type de valeur qui guide les
décisions relatives à ces objets) qui permet de comprendre les caractéristiques
propres de la monétarisation seigneuriale, soit le fait que tout ait une valeur
monétaire, mais que celle-ci ne guide qu’une partie des pratiques60.
On le voit, les caractéristiques spécifiques prises par la monétarisation
dans le système seigneurial permettent, au-delà de l’intérêt propre que pré-
sente leur compréhension, d’une part de renforcer les analyses relatives au
mécanisme fondamental du capitalisme, et d’autre part de les généraliser
en hypothèses relatives aux fonctions de la monnaie qui soient valides pour
une pluralité de systèmes sociaux ; par là, on atteint un degré réel de généra-
lité, au rebours de cette fausse généralisation, idéologique, que représente la
rétroprojection des logiques propres au capitalisme sur des systèmes autres,

des employés de grandes multinationales : G. Kroah-Hartman, J. Corbet, A. McPher-


son, « Linux Kernel Development (April 2008) : How Fast it is Going, Who is Doing It, What
They are Doing, and Who is Sponsoring It » (http://www.linuxfoundation.org/publications/
linuxkerneldevelopment.php).
60.  Cf. pour tout ceci J. Demade, Essai sur les modes de ponction féodaux. Du servitium aux transac-
tions monétaires sur les denrées, à paraître, 2e partie.

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52 Julien Demade

rétroprojection où l’histoire se rabaisse au rang d’une téléologie à visée natu-


ralisante, qui, au déploiement progressif de l’Idée hégélienne, substitue celui
du profit capitaliste, dont la perfection même se prouve par la force des obs-
tacles dont il a dû triompher. L’étude de la fin du long Moyen Âge présente
donc, sous cet aspect de la monétarisation, un double avantage heuristique
comparatif : elle permet, à propos d’une réalité essentielle, de déprendre la
science sociale de l’idéologie de son milieu, et par là lui rend possible une
approche objective aussi bien de son propre milieu, que de ses autres objets.
À cette utilité de nature intellectuelle, la référence faite en passant, au cours de
l’analyse, à deux phénomènes contemporains (le réchauffement climatique
et le mouvement libriste) semble autoriser d’y ajouter une utilité de nature
politique. En effet, réfléchir sur le monde de la fin du long Moyen Âge, où
les logiques de production, de distribution et de consommation ne sont pas
essentiellement orientées en fonction de la valeur monétaire, ne manque pas
de faire écho avec ce que nous commençons à voir réapparaître (sous des
formes concrètes complètement différentes, celles de l’anti-économie du
savoir), et avec ce dont nous avons de toute urgence besoin. En effet, il n’est
désormais plus possible d’ignorer que l’omnipotence de la valeur monétaire
sur nos décisions, le capitalisme donc, mène à la catastrophe, comme le
montre la triple crise, financière, écologique et énergétique, dont nous com-
mençons à ressentir les effets, triple crise qui peut finalement se résumer à la
nécessaire remise en cause radicale de la « croissance » monétairement com-
prise (soit la tendance caractéristique, et inévitable, du capitalisme, dont la
reproduction ne peut s’opérer que comme reproduction élargie), croissance
qui n’apparaît ainsi plus que comme un mécanisme de destruction de valeur
non monétaire, et comme un mécanisme de destruction tout court (jusques et
y compris, à terme, de la valeur monétaire)61. Mais il s’agit là plus que d’une
vague analogie, dans la mesure où la monétarisation propre au système sei-
gneurial montre qu’il est parfaitement possible de vivre dans un monde, tel
que le nôtre, où toute valeur a tendanciellement une expression monétaire,
et où pourtant cette valeur monétaire ne soit pas déterminante, où elle ne soit
qu’un mode parmi d’autres d’expression de la valeur et donc de régulation
des pratiques, parce qu’elle n’est correctement adaptée qu’à certaines d’entre
elles ; s’il serait sans doute illusoire de supposer que la monétarisation de la

61.  Sur l’ensemble de ces points, les formes de l’échec aussi bien que les signes de l’espoir,
cf. A. Gorz, « La sortie du capitalisme a déjà commencé », dans Id., Écologica, Paris, 2008,
p. 25-42. Pour une analyse rapide des effets pervers liés à la détermination des pratiques en
fonction de la valeur monétaire, cf. J. Demade, « Mesurer la science pour mieux la soumettre
– ou comment la ruiner », à paraître dans Actes de la recherche en sciences sociales, annexe 3 (« Les
effets de la mesure gestionnaire dans le monde économique : un modèle, vraiment ? »).

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L’histoire (médiévale) peut-elle exciper d’une utilité intellectuelle qui lui soit spécifique ? 53

valeur qui caractérise notre société pourrait (afin de mettre par là fin à la moné-
tarisation des décisions) être effacée d’un trait de plume, ou même seulement
considérablement restreinte dans ses champs d’application, l’exemple du sys-
tème seigneurial montre que ce n’est pas forcément une condition nécessaire
pour parvenir à déprendre nos pratiques de l’obsession monétaire, et qu’il est
donc bien une voie de sortie possible, dont la monétarisation tardo-médié-
vale indique la forme si elle n’en renseigne pas les modalités (qui ne peuvent
bien sûr être celles du système seigneurial, ce qui ne serait ni possible ni, plus
encore, souhaitable).
Verrait-on alors, après l’avoir chassée par la porte, revenir par la fenêtre la
justification de l’histoire médiévale par son rapport avec le présent (sous la
forme en l’occurrence de l’analogie) ? Non, car il serait très erroné, et préten-
tieux, d’imaginer que la réflexion sur le monde médiéval pourrait avoir une
nécessité quelconque par rapport à l’émergence d’un monde postcapitaliste :
au mieux pourra-t-elle contribuer à un climat idéologique, à un réarmement
intellectuel, mais en aucun cas cette réflexion spécifiquement ne sera néces-
saire – contrairement à bien d’autres activités et réflexions directement entées
sur le problème même – car jamais les solutions du futur ne naîtront de l’imi-
tation du passé62. Serait-ce alors à dire au contraire que, face à l’urgence vitale

62.  Au hasard des réflexions qui seraient ainsi nécessaires, parmi bien d’autres, et pour se limi-
ter donc aux seules réflexions : l’analyse sociologique du fonctionnement concret, des modes
de coordination, de l’ordre sans autorité, de la production de logiciels libres et autres produc-
tions immatérielles collaboratives (par exemple Wikipédia) ; l’invention de nouveaux modèles
de rétribution (« d’entretien » serait une expression plus pertinente) pour qui participe à la
production (collaborative ou pas) de biens immatériels distribués librement (c’est-à-dire, entre
autres, gratuitement) ; la mise au centre de la pensée économique de la question des externali-
tés ; la réflexion sur les conditions et les obstacles à une généralisation aux biens matériels et
aux services des nouveaux modes de production et distribution liés aux biens immatériels ; la
critique de la confusion entre consommation et existence, de l’obsession de la consommation
comme horizon unique de l’expérience humaine et condition nécessaire aussi bien que suffi-
sante de l’épanouissement, et des mécanismes de propagande (publicitaire) responsables de
cette confusion et de cette obsession ; la réflexion sur la notion d’autonomie sociale, sur son tra-
vestissement individualiste et le basculement de l’autonomie vers l’autarcie qu’il provoque, sur
les conséquences qu’elle entraîne quant aux formes techniques à privilégier (réseaux acentrés
comme peut par exemple l’être l’Internet du pair-à-pair – ce qui pose la question des conditions
de possibilité de la généralisation de ce type d’architecture à des réseaux actuellement organisés
selon des principes antagoniques, tels les réseaux électriques basés sur l’énergie nucléaire, où
par construction il est techniquement impossible au consommateur d’être en même temps pro-
ducteur) ; la réflexion sur le travail, afin de le repenser dans son contenu et son organisation pour
faire en sorte que le travail devienne fait pour l’homme, et non l’homme pour le travail. Loin de
devoir ne prendre qu’une forme hautement abstraite, comme il pourrait sembler à leur énoncé,
ces réflexions peuvent aussi bien prendre pour base de départ des formes très concrètes, qui
non seulement présentent le mérite, parce qu’elles permettent de déboucher sur une application
immédiate, sur une action, de montrer qu’en aucun cas ces réflexions nécessaires ne peuvent

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54 Julien Demade

des transformations possibles qui se dessinent sous nos yeux, et précisément


en raison de cette possibilité qui s’ouvre désormais devant nous, l’histoire
médiévale serait aujourd’hui devenue chose futile (contrairement à hier, où
elle n’avait à se mesurer ni à une telle urgence ni à une telle possibilité) ? Que
donc, pour n’être pas dépourvue d’utilité politique en soi, celle-ci toutefois
comparativement (parce qu’il ne s’agirait que d’une utilité et non d’une néces-
sité politique) ne ferait pas le poids, et se révélerait ainsi n’être qu’un leurre ?
Il ne me semble pas, dans la mesure où précisément il s’agit de faire advenir
un monde où l’inutilité aussi bien que la gratuité aient une valeur. On peut
donc considérer que, par notre activité de médiévistes (si toutefois nous ne la
mettons pas au service de la société actuelle en recherchant dans le quitus de
celle-ci notre justification), nous sommes déjà un peu demain en acte.
Mais si l’étude du Moyen Âge n’est donc pas politiquement néfaste, en
aucun cas elle ne peut exciper d’une suffisante utilité politique pour se justi-
fier – et il ne reste donc plus, à nouveau, que la justification intellectuelle par
les avantages comparatifs pour la science sociale. Encore faut-il bien s’en-
tendre sur la nature de cette justification : si effectivement les spécificités de
la société féodale permettent seules d’éclairer certains des questionnements
de la science sociale, si par exemple l’utilité intellectuelle d’ordre général que
je vois à mon travail sur les logiques de production, circulation et distribu-
tion dans les sociétés rurales de la fin du Moyen Âge tient bien à la lumière
qu’elles seules peuvent jeter sur les fonctions de la marchandise, en aucun
cas toutefois ce n’est cela qui, à l’origine, a motivé mes recherches. En effet,
cette utilité intellectuelle comparative ne s’est que progressivement dégagée
et de l’évolution du monde dans lequel je vis ainsi que de l’analyse que j’en
fais, et surtout de l’avancement même de ces recherches. C’est donc dire
que, si l’on peut bien arguer d’une utilité intellectuelle de l’étude du Moyen
Âge (aussi bien que de l’étude de n’importe quel objet présentant un avan-
tage heuristique comparatif ), cette utilité n’est jamais que la conséquence,
et non la cause, de l’étude, parce qu’elle découle, sur le mode hasardeux de la

être considérées comme d’arbitraires vaticinations irréalistes, mais qui permettent aussi de
relier entre eux les différents questionnements abstraits et par là de montrer que leurs enjeux
ne peuvent jamais être que globaux, et que donc toute action partielle et parcellaire ne pourrait
qu’être vouée à l’échec. Soit par exemple l’objet parfaitement concret, et à première vue aussi
trivial que peu chargé d’enjeux transformationnels, qu’est cette forme d’activité aujourd’hui
très largement disparue des sociétés occidentales (et par là même jugée indigne d’attention) : la
réparation ; il est parfaitement loisible de montrer comment sa disparition est liée à un ensemble
de caractéristiques fondamentales de nos sociétés, caractéristiques dont la suppression peut être
jugée comme nécessaire voire essentielle, suppression pour laquelle précisément la pratique de
la réparation constituerait un levier incontournable (je me permets de renvoyer à cet égard à mon
article à venir sur la réparation dans le système capitaliste).

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L’histoire (médiévale) peut-elle exciper d’une utilité intellectuelle qui lui soit spécifique ? 55

serendipity, de son avancée même ; elle ne peut donc être constatée qu’a poste-
riori, mais jamais prévue a priori63. Il est ainsi impossible d’en faire un critère
discriminant entre les objets de recherche, l’avantage heuristique comparatif
n’étant finalement jamais fonction que de ce que le chercheur saura dégager
comme spécificités signifiantes de l’objet qu’il a fait sien, spécificités qui sont
moins de l’objet que du regard porté sur lui par le chercheur64. On se retrouve
donc, finalement, avec certes une utilité intellectuelle comparative de l’étude
du Moyen Âge, mais qui ne justifie rien, parce qu’elle ne discrédite rien non
plus, dans la mesure où elle ne peut être considérée comme acquise pour tou-
jours puisqu’elle relève du regard et non de l’objet. Et certes l’on pourrait dire
que la justification, pour n’être que temporaire, n’en serait pas moins suffi-
sante (notamment pour orienter l’activité de recherche vers ce qui présente la
plus grande utilité intellectuelle), puisque après tout c’est bien toujours hic et
nunc que l’on mène une recherche, mais ce serait là ignorer que ce qui est à la
fois le plus passionnant, et le plus utile, est bien l’utilité intellectuelle compa-
rative qui n’a pas encore été décelée, parce qu’elle seule véritablement ouvrira
de nouveaux horizons, et parce que rien ne permet de supposer que les utilités
intellectuelles comparatives principales aient déjà toutes été décelées65.
Ce n’est certainement pas un hasard si les initiateurs de ce colloque sont
tous les trois en poste aux Amériques, dans la mesure où le déficit de légi-
timité qui caractérise aujourd’hui l’histoire médiévale s’y fait sentir encore
plus fortement qu’en Europe – raison pour laquelle il leur a été possible
aussi bien qu’inévitable d’aborder de front une question autour de laquelle,
en Europe, leurs collègues se contentent encore de louvoyer66, feignant de

63.  L’utilité heuristique comparative se comporte donc de la même manière que les applica-
tions pratiques d’une recherche fondamentale : elle est leur équivalent dans le domaine de la
recherche fondamentale.
64.  On pourrait objecter que l’avantage heuristique mis en avant par Joseph Morsel à propos
du Moyen Âge relève bien de l’objet et non du regard porté sur ce dernier (contrairement à
la problématique de la monétarisation, qui n’est pertinente que dans le cadre d’une analyse
marxiste), mais ce serait ignorer, d’une part, qu’encore faut-il construire le Moyen Âge (ou
plutôt le « long Moyen Âge » – ce qui permet de voir à quel point il s’agit d’une construction
intellectuelle, et non d’un donné, puisque cette notion de long Moyen Âge n’est pas commu-
nément admise) comme système social unique (ce qui là encore renvoie à une notion, celle de
féodalisme, qui n’est pas la mieux partagée) et que, d’autre part, il faut être capable d’aperce-
voir qu’aucune des autres grandes civilisations historiques ne permet ainsi de saisir l’intégralité
de son développement.
65.  Et ce d’autant moins que, en histoire comme dans les autres disciplines scientifiques, les
justifications auxquelles il est fait le plus fréquemment recours sont d’ordre exo-utilitariste (je
veux dire par là qu’elles n’utilisent pas l’argument de l’utilité proprement intellectuelle).
66.  Pour une exception notable : A. Guerreau, « Situation de l’histoire médiévale », Medie-
valista online, 5, 2008 (http://www2.fcsh.unl.pt/iem/medievalista/MEDIEVALISTA5/PDF5/01-
Alain-Guerreau.pdf ).

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56 Julien Demade

l’ignorer tout en se donnant quand même beaucoup de mal pour y apporter


des réponses, tant plus personne ne peut ignorer la gravité de la menace67. En
effet, d’une part, les médiévistes américains ne peuvent que difficilement faire
valoir auprès de leurs compatriotes la justification qui a toujours été celle des
médiévistes européens, soit l’étude des « origines », non pas tant parce que les
sociétés américaines contemporaines auraient moins leurs « origines » dans
le passé médiéval que les sociétés européennes d’aujourd’hui, que parce que
les nations américaines, nées de l’indépendance difficilement conquise face
à des métropoles plus que rétives, ont eu à cœur de mettre au centre de leur
mythographie propre moins leur rapport à l’histoire (qui aurait nécessaire-
ment renvoyé à leurs origines exogènes, sauf à se concentrer, comme c’est
d’ailleurs le cas, sur la période contemporaine) que leur rapport à l’espace,
avec cet imaginaire de la frontière que l’on retrouve aussi bien aux États-Unis
que chez les Paulistes, là où au contraire les nations européennes fondaient
leur discours identitaire sur leurs « origines » médiévales. D’autre part, l’ac-
tivité des médiévistes américains n’est le plus souvent considérée par leurs
collègues européens qu’avec étonnement et dédain, dans la mesure où elle
leur paraît dépourvue de cette légitimité qui, pour eux, fonde leur propre
recherche, et qu’ils situent identiquement dans le rapport entre leur présent
et « leur » passé68. Ainsi les médiévistes américains cumulent-ils une double
dénégation de la justification de leurs recherches – dénégation externe au
milieu des médiévistes, mais aussi délégitimation interne – qui rend pour eux
particulièrement urgente la question de la légitimité de leur activité.

67.  On ne peut qu’être frappé par le contraste entre leur « Pourquoi étudier l’histoire du Moyen
Âge au xxie siècle ? » et le Mediävistik im 21. Jahrhundert : Stand und Perspektiven der internationalen
und interdisziplinären Mittelalterforschung des médiévistes allemands (H.-W. Goetz, J. Jarnut
(dir.), Munich, 2003) ainsi que le Être historien du Moyen Âge au xxie siècle (Paris, 2008), de la
Société des médiévistes français, qui font tous deux comme si ce n’était pas l’étude de l’histoire
médiévale elle-même qui se trouvait menacée, et comme si donc seules les modalités de l’être-
médiéviste pouvaient faire question.
68.  On notera que cette réaction condescendante est plus forte à l’égard des médiévistes sud-
américains, ce qui est bien sûr particulièrement absurde s’agissant de régions telles que le
Mexique, le Brésil ou le Pérou, où l’empreinte européenne a été bien plus précoce, et donc bien
plus fortement informée par le Moyen Âge, qu’aux États-Unis et au Canada, où l’essentiel de
l’héritage médiéval n’est que néo-gothique. Ce qui permet de voir que cette réaction des médié-
vistes européens est le fruit non d’une réflexion, mais du simple sentiment d’une plus ou moins
grande proximité ou distance – l’Amérique du Nord paraissant plus proche qu’une Amérique
du Sud durablement ancrée, dans l’imaginaire européen, depuis les crises des deux derniers
tiers du xxe siècle, du côté du tiers-monde. À cette composante imaginaire essentielle, il faut
par ailleurs ajouter l’existence bien plus ancienne d’études d’histoire médiévale en Amérique
du Nord, qui a permis, en développant un milieu numériquement important, d’en mieux ancrer
la légitimité internationale.

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L’histoire (médiévale) peut-elle exciper d’une utilité intellectuelle qui lui soit spécifique ? 57

Il ne me semble toutefois pas que, fondamentalement, la question se pose


de façon réellement différente pour eux et pour les médiévistes européens, ce
qui signifie que nous aurions grand tort d’ignorer la façon dont ils osent la
prendre de front. Ceci d’une part parce que la pointe particulière qui fait toute
l’efficace de la double délégitimation (externe et interne au milieu) dont ils
font l’objet est intellectuellement dépourvue de fondement. En effet, même
si l’on n’acceptait pas la pertinence de mes arguments relatifs à l’impossi-
bilité d’une justification par le rapport d’origine qui relierait le passé au pré-
sent (impossibilité qui ruinerait toute prétention des médiévistes européens
à un statut particulier), il n’en reste pas moins qu’une bonne part du monde
extra-européen, le continent américain en l’occurrence, a subi une influence
médiévale aussi forte et aussi directe que l’Europe même, puisque les struc-
tures coloniales qui lui ont été imposées au xvie siècle dérivaient directement
des formes d’organisation existant alors en Europe, et ne peuvent donc être
comprises sans étudier ces dernières ni ce dont elles découlaient. L’exemple
le plus parlant que je connaisse à cet égard, parce qu’il permet d’aller jusqu’au
renversement du rapport heuristique en faisant de la connaissance des socié-
tés américaines contemporaines la condition d’une bonne compréhension
du Moyen Âge européen, est d’ordre musicologique, touche donc à ce que
l’on considère volontiers aujourd’hui comme le plus fondateur de l’identité,
la culture : pour reconstituer les modalités d’exécution concrète de partitions
tardo-médiévales trop laconiques pour permettre de savoir à quelle musique
effective elles correspondaient, c’est à la musique populaire du Nordeste bré-
silien d’aujourd’hui, conservatoire de pratiques ailleurs (et notamment en
Europe) disparues, que se sont intéressés les musicologues de l’Universidade
Federal Fluminense de Rio69. Mais il y a plus encore, car si l’on accepte que la
seule notion de Moyen Âge qui fasse sens est celle de long Moyen Âge, alors
il n’est pas plus de raison de dénier aux Américains la légitimité de l’étude du
Moyen Âge qu’il n’en est de la dénier aux Européens de l’Est, puisque si ni
l’une ni l’autre de ces deux sphères géographiques n’ont fait d’emblée par-
tie du système féodaliste, elles l’ont bien toutes deux intégré au cours de son
développement, et ce par l’effet même de sa dynamique, respectivement du
ixe au xiiie siècle et au xvie siècle ; l’histoire du long Moyen Âge est donc aussi
bien la leur que la nôtre – pour autant, bien entendu, qu’une telle appropria-
tion généalogique puisse avoir un quelconque sens.
D’autre part, et plus fondamentalement, comme le rapport au présent,
qu’il fût d’origine, d’analogie (déniées ou affirmées) ou d’altérité, ne peut
jamais fournir le critère pertinent de la légitimitation de l’étude du Moyen

69.  Cf. le CD Mùsica Antiga da UFF, Medievo-Nordeste. Cantigas e Romances, 2004.

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58 Julien Demade

Âge (puisque la légitimité de celle-ci ne peut être recherchée, sinon trouvée,


que dans des questionnements abstraits relatifs au fonctionnement social en
général), la question de cette légitimité ne peut en aucun cas se poser dans
des termes différents en Europe et en dehors d’elle. Par voie de conséquence,
c’est peut-être d’abord et avant tout aux médiévistes européens que profite le
développement des études médiévales hors d’Europe, dans la mesure où il les
oblige – sauf à vouloir dénier toute pertinence à ces études extra-européennes,
mais vouloir ne pourrait de toute façon pas ici rimer avec pouvoir – à prendre
conscience de ce que leur travail n’a rien de naturel, n’est pas comme une
simple conséquence de leur identité : à, donc, se déprendre d’un rapport ima-
giné au passé qui n’est qu’idéologique de part en part, à dépouiller l’histoire
qu’ils écrivent de cette tunique de Nessus qu’est la prétendument justificatrice
« mémoire », pour n’y plus voir qu’une modalité de la science sociale, présen-
tant certains avantages heuristiques (et dépourvue de bien d’autres, réservés
à d’autres disciplines).
Mais accepter cela signifie aussi nécessairement reconnaître que l’histoire
médiévale ne peut exciper, pour justifier son étude, d’une utilité intellectuelle
spécifique suffisante pour la légitimer. On pourrait être tenté d’en inférer
qu’il serait donc inévitable, pour les médiévistes, de rechercher leur justifi-
cation dans leur utilité sociale. Mais outre que celle-ci disparaît toujours plus
– et c’est précisément cette disparition qui entraîne les questionnements tels
que celui poursuivi par ce colloque – et qu’il serait donc d’une insigne mala-
dresse tactique de se rabattre sur elle, plus fondamentalement c’est tout au
contraire cette perte même d’utilité sociale qui est pour l’étude de l’histoire
médiévale une chance, puisqu’elle en signifie la désidéologisation – l’utilité
sociale de l’histoire médiévale n’ayant jamais résidé que dans sa place dans
les mécanismes idéologiques de reproduction de notre société70. Mais alors
on se retrouve nécessairement confronté à ce paradoxe (qui n’en est d’ailleurs
un que pour les médiévistes) que l’histoire médiévale, n’ayant ni utilité intel-
lectuelle suffisante, ni utilité sociale désirable, paraît dépourvue de toute
légitimité.
Pour comprendre pleinement les implications d’un tel constat, il est impé-
ratif de se rendre compte qu’il pourrait aussi bien être énoncé à propos de
toutes les disciplines scientifiques, dont l’utilité intellectuelle spécifique ne
peut servir de légitimation suffisante puisqu’elle ne peut jamais être établie
qu’a posteriori, et dont l’utilité sociale n’est jamais désirable puisqu’elle ne

70.  Où l’on voit l’avantage heuristique qui a toujours été celui des médiévistes extra-euro-
péens, puisque le rôle social de l’histoire médiévale était dans leurs contrées sans commune
mesure avec ce qu’il a pu être en Europe.

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L’histoire (médiévale) peut-elle exciper d’une utilité intellectuelle qui lui soit spécifique ? 59

sert qu’à conforter la reproduction d’un système non viable71. S’aperçoit de ce


fait que le problème posé à propos de l’histoire médiévale ne peut trouver sa
réponse tel qu’il est ainsi formulé spécifiquement, puisqu’il vaut d’identique
manière pour un ensemble bien plus vaste de domaines ; mais ainsi s’aperçoit
aussi que, même une fois opéré ce nécessaire élargissement, la question de
l’utilité (non spécifique, donc) susceptible de justifier l’étude ne débouche
jamais que sur un paradoxe, puisque l’étude paraît finalement toujours
dépourvue de légitimité. Il convient alors de se demander si ce n’est pas la
façon même de poser le problème qui fait problème, se demander donc si la
question de la légitimation par l’utilité est pertinente. Mais là encore, c’est un
nouvel élargissement de la problématique qui s’avère nécessaire, puisqu’une
telle interrogation est loin de valoir seulement pour la légitimité de l’étude
(de quoi que ce fût) et peut potentiellement s’appliquer à n’importe quel type
d’activité.
Ce qu’il faudrait donc, finalement, interroger, est la raison pour laquelle
nous rabattons si automatiquement la question de la justification sur celle de
l’utilité : la raison pour laquelle nous ne voyons de justification que dans l’uti-
lité, tant et si bien que nous ne sommes plus réellement capables de distin-
guer ces deux ordres de fait. Il conviendrait donc de se demander d’une part
si des justifications autres que l’utilité sont susceptibles d’être pertinentes, et
d’autre part de remettre en question la capacité justificatrice de l’utilité ; de
disjoindre, donc, utilité et justification, non seulement en faisant de la justi-
fication un ensemble plus grand que ne l’est l’utilité, mais aussi en faisant de
l’utilité un ensemble qui n’est pas intégralement compris dans cet ensemble
plus grand que serait la justification. Finalement, il s’agirait de se poser rien
moins que ces questions, qui dans notre société sont de l’ordre du tabou :
Pourquoi notre activité devrait-elle être utile ? Pourquoi dire d’une activité
qu’elle est utile est-il supposé aussi nécessaire que suffisant pour la justifier ?
Quelles valeurs autres que l’utilité pourraient lui être substituées, ou plutôt
quelles valeurs autres que l’utilité pourraient être mobilisées pour réellement
fonder le sens de notre activité ? Il convient, donc, en quelque sorte, de som-
mer l’évidence (de l’identité entre utilité et justification) de rendre compte
d’elle-même, parce que l’évidence n’est jamais ce pour quoi elle se donne,
mais toujours une construction sociale, en tant que telle questionnable parce
que contingente.

71.  On pourra ici penser aussi bien, par exemple, à la sociologie, utilisée comme technique
de contrôle social, qu’à la physique, à qui le capitalisme fait enfanter des chimères telles que
l’énergie atomique ou les nanotechnologies.

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60 Julien Demade

Et c’est précisément parce que dans notre société de telles questions repré-
sentent l’impensé même qu’elles sont particulièrement bonnes à penser, et
essentielles à résoudre, puisqu’elles représentent une ouverture possible vers
un monde radicalement autre. Leur résolution ne peut toutefois s’envisager
qu’à condition d’éviter au moins le piège le plus immédiat, qui serait de tom-
ber dans un anti-utilitarisme qui, n’étant que la figure inversée de l’utilita-
risme, n’en serait finalement que le rejeton, qui non seulement en conserve-
rait les logiques fondamentales (puisqu’il ne ferait que les retourner) mais qui
surtout ne parviendrait jamais à être aussi convaincant que ce dont il ne serait
que l’arbitraire épigone. S’il est certes absolument nécessaire de critiquer
l’utilitarisme, ce ne peut être que pour mieux pouvoir le dépasser, c’est-à-dire
non pas l’annihiler mais en faire une catégorie secondaire, une caractéristique
dépourvue d’importance et dont il n’est donc nul besoin de dénier l’existence
ni la pertinence, pourvu qu’elle se limite à cet horizon marginal. Et, s’il faut
nommer ce qui pourrait ainsi remplacer l’utilité comme guide de notre acti-
vité, on pourrait l’appeler le libre jeu des facultés, désaliénation de notre activité
désormais mue par un principe de plaisir dépouillant de sa pertinence la ques-
tion même de la justification. Ainsi n’est-il finalement possible de répondre à
la question « Pourquoi étudier l’histoire du Moyen Âge ? » qu’en passant à tout
autre chose : à un tout autre niveau de généralité, mais aussi à un horizon où et
la question même du pourquoi, et la spécification d’une activité particulière,
cessent de faire sens, ou plutôt, plus encore, empêchent l’atteinte du sens72.

Julien Demade
CNRS, LAMOP
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

72.  On se reportera, pour un plus ample développement de ces idées, à mon ouvrage à paraître :
Par-delà l’(in)utilité. Du sens (de l’étude de l’histoire [médiévale]).

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L’Histoire (du Moyen Âge)
est un sport de combat… deux ans après :
retour sur une tentative de légitimation sociale
Joseph Morsel

« Il pleut – une obscurité médiévale. […] Une atmos-


phère qu’on ne retrouve nulle part. Nulle part !… Gott
sei dank, la Roumanie est restée loin en arrière dans la
course au capitalisme. Gott sei dank ! »
(Norman Manea, Întoarcerea huliganului
[Le retour du hooligan], 2003).

« À Paul – parce qu’il n’y a pas de fatalité, mais seu-


lement des priorités de recherche qui négligent les
hommes. »

E n février 2007, un ouvrage électronique intitulé L’Histoire (du Moyen Âge) est


un sport de combat… Réflexions sur les finalités de l’Histoire du Moyen Âge destinées
à une société dans laquelle même les étudiants d’Histoire s’interrogent a été mis en ligne
sur le site du LAMOP (Université Paris 1)1. Le titre se présente explicitement

1.  http://lamop.univ-paris1.fr/IMG/pdf/SportdecombatMac/pdf, ainsi que http://hal-paris1.


archives-ouvertes.fr/halshs-00290183/fr/ (à l’exception de ces deux liens, mis à jour lors de la
correction des épreuves, tous les autres ont comme date de consultation : mai 2009). L’ou-
vrage n’est toujours disponible que sous un format PDF et approche les 200 pages. Je précise
d’emblée que j’emploierai systématiquement la même convention d’écriture que dans cet
ouvrage (op. cit., p. 15) en ce qui concerne l’usage ou non d’une majuscule à Histoire/histoire :
« histoire » désigne le passé et « Histoire » la science historique, avec pour adjectifs respec-
tifs « historique » et « historien ». Je maintiendrai également scrupuleusement la distinction
entre « médiéval(e) » et « moyenâgeux(se) », le premier renvoyant à ce qui relève proprement
du Moyen Âge et sur quoi travaillent les médiévistes, tandis que le second correspond systé-
matiquement à un jugement de valeur, soit positif (telle « rue moyenâgeuse » signalée par un
office du tourisme – bref du pittoresque), soit le plus souvent négatif (synonyme de barbare,
inculte, tyrannique, anarchique) ; dans le sens commun et dans le langage quotidien français,
les termes « Histoire » et « histoire », d’une part, et « médiéval » et « moyenâgeux », d’autre part,
sont le plus souvent confondus, ce qui en dit long sur le flou qui entoure le travail du médié-
viste. Cette distinction correspond à celle qui s’impose de plus en plus en Amérique du Nord
entre les Medieval Studies (la recherche sur la période médiévale) et le Medievalism (le goût/dégoût
pour le pittoresque moyenâgeux) ; elle n’a inversement pas d’équivalent en allemand (cf. la

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62 Joseph Morsel

comme une référence à ce que Pierre Bourdieu disait de la sociologie ; il


conviendra en revanche de revenir sur la présence des parenthèses (non
explicitée dans l’ouvrage). Comme l’évoque enfin le sous-titre (les étudiants
d’Histoire s’interrogent), il s’agissait initialement de répondre à une question qui
m’avait été posée par une étudiante en Histoire : « à quoi ça sert d’étudier le
Moyen Âge ? »
Mais le mot « même » également présent dans le sous-titre sous-entend
clairement qu’ils ne sont pas les seuls à avoir des doutes : tous, sans doute,
nous avons été (ou nous serons) un jour confrontés à une telle question de la
part de nos congénères. Je ne sais pas dans quelle mesure cette question est
plus fréquente de nos jours qu’il y a quelques décennies : à ma connaissance,
il n’existe pas de moyen de mesurer objectivement une éventuelle fréquence
accrue de cette question, sinon par l’examen de diverses grandeurs (budgets,
nombre de postes2, etc.) susceptibles de signifier plus ou moins directement

suggestion de Ludolf Kuchenbuch, http://hsozkult.geschichte.hu-berlin.de/rezensionen/typ


e=rezbuecher&id=7270&verlage=1474, de la germaniser en mittelalterlich vs. mediävali(sti)sch –
mais on pourrait tout aussi bien ressusciter le terme mittelaltrig, courant au xixe siècle, et lui
attribuer la valeur « moyenâgeuse »), ni en portugais (je proposerais alors idademedioso pour
« moyenâgeux » à côté du seul medieval), etc.
2.  En ce qui concerne le nombre de postes de médiévistes professionnels en France, c’est-
à-dire de titulaires de postes d’Histoire, d’Histoire de l’art et/ou d’archéologie médiévales
dans les établissements d’enseignement supérieur (universités, ENS, EHESS, EPHE, École des
chartes) et au CNRS, il semble difficile de parler d’une contraction. À titre purement indicatif,
le nombre de membres titulaires non retraités de la Société des historiens médiévistes de l’en-
seignement supérieur public en poste en France a augmenté de près de 70 % entre 1988 et 2008
si l’on en croit les annuaires de ces deux années (à supposer que le mode d’enregistrement
et le « taux de couverture » de la profession aient été constants). Dans le détail, l’augmenta-
tion en 20 ans atteindrait (toujours d’après les deux annuaires consultés) environ 28,5 % pour
les professeurs et les chargés de recherche du CNRS, 74 % pour les maîtres de conférence et
185 % pour les directeurs de recherche du CNRS. L’augmentation du nombre des seuls ensei-
gnants-chercheurs (+ 54 %) entre ces deux dates devrait évidemment être rapportée à celle du
nombre des étudiants (qui a quadruplé, toutes disciplines confondues, en France depuis 1980).
Par ailleurs, si l’on tient compte du fait que le nombre des enseignants-chercheurs d’Histoire
(toutes périodes confondues) aurait augmenté de 140 % entre 1968 et 1983 et que le nombre
des enseignants des facultés de lettres (toutes disciplines confondues) aurait crû de plus de
1000 % entre 1949 et 1969 (chiffres fournis par Gérard Noiriel, Sur la « crise » de l’histoire, 2e éd.
Paris, Gallimard, 2005, p. 24), on devrait probablement considérer que les médiévistes profes-
sionnels au début du xxie siècle n’ont jamais été aussi nombreux – mais aussi que la croissance
1988-2008 évoquée correspond à un ralentissement des créations de postes, qui ne signifie
en aucun cas que les besoins sont désormais satisfaits comme le montre bien l’explosion du
nombre des chargés de cours statutaires (AND puis AMN, ATER, PRAG, PRCE, etc.) de plus de
350 % durant les vingt dernière années, soit une multiplication équivalente à celle du nombre
des étudiants. Bref, un ralentissement et une précarisation des recrutements qui pourraient
bien conduire à ne voir dans la croissance des vingt dernières années qu’un effet de la force
d’inertie engendrée par la formidable croissance académique de l’après-guerre. Le tableau est

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L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat… deux ans après 63

la légitimité sociale de notre profession (ce qui ne veut pas dire : de la science
historique !). Mais subjectivement, un collègue suisse évoquait tout récem-
ment le malaise qu’il ressent désormais lors de dîners on lui demande ce qu’il
fait et qu’il répond qu’il est médiéviste : ceci est alors perçu comme une manie
exotique, comme une sorte de maladie à la fois rare et, peut-être, distinguée3.
Ce qui est aussi visiblement plus fréquent, c’est la tentative de réponse des
médiévistes à ce qu’ils perçoivent comme une remise en cause de cette légi-
timité. Depuis les années 1990 se sont en effet multipliés, en France comme
en Allemagne – pour en rester aux espaces européens que je connais le moins
mal –, des ouvrages de réflexion, individuelle ou collective, sur comment ou
pourquoi étudier le Moyen Âge dans la situation actuelle (après la Wende, à
la fin du xxe siècle, au xxie siècle…). Sans prétendre le moins du monde à
l’exhaustivité, je mentionnerai ainsi, en allemand, les ouvrages collectifs diri-
gés respectivement par Gerd Althoff, Wilfried Hartmann, Joachim Heinzle,
Michael Borgolte, Hans-Werner Goetz, Jörg Jarnut, Peter Moraw et Rudolf
Schieffer, et les ouvrages personnels de Horst Fuhrmann sur l’ubiquité
actuelle de ce temps passé, de Johannes Fried sur l’actualité du Moyen Âge et
contre l’arrogance de notre société du savoir ou encore, tout dernièrement, de
Valentin Groebner sur le caractère incessant du Moyen Âge4.

semblable en Allemagne, où le nombre des chaires professorales spécialisées dans le Moyen


Âge a été multiplié par plus de deux entre la fin des années 1960 et le milieu des années 1990
(Valentin Groebner, Das Mittelalter hört nicht auf. Über historisches Erzählen, Munich, Beck, 2008,
p. 133, 161). Mais depuis, on observe un même phénomène de précarisation qu’en France : en
Histoire (toutes périodes confondues), le nombre de ceux qui composent le personnel scien-
tifique qualifié des universités (professeurs, assistants, ingénieurs de recherche, chargés de
cours) a stagné (légère baisse de – 0,5 %) entre 1995 et 2005, alors que baissait significative-
ment le nombre de professeurs (– 10 %) pendant cette période, ce qui ne peut pas être renvoyé
à une baisse des candidatures comme le montre la hausse du nombre des habilitations (+ 20 %)
pendant ce temps-là, ni à une baisse du nombre des étudiants (qui s’est accru de 5 à 10 %) :
Statistisches Bundesamt, Fachserie 11 (Bildung und Kultur), Reihe 4.1 (Studentenzahlen) et 4.4 (Personal an
Hochschulen), Wiesbaden, Statistisches Bundesamt, 2005, tableaux 5 et 8.
3.  V. Groebner, Das Mittelalter hört nicht auf…, op. cit., p. 16-17.
4.  G. Althoff (dir.), Die Deutschen und ihr Mittelalter. Themen und Funktionen moderner Geschichts-
bilder vom Mittelalter, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1992 ; W. Hartmann
(dir.), Mittelalter. Annäherungen an eine fremde Zeit, Regensburg, Universitätsverlag, 1993 ;
J. Heinzle (dir.), Modernes Mittelalter. Neue Bilder einer populären Epoche, Frankfurt a.M./Leipzig,
Insel, 1994 ; M. Borgolte (dir.), Mittelalterforschung nach der Wende 1989, München, Olden-
bourg, 1995 ; H. W. Goetz, Moderne Mediävistik : Stand und Perspektiven der Mittelalterforschung,
Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1999 ; H. W. Goetz (dir.), Die Aktualität des
Mittelalters, Bochum, Winkler, 2000 ; H. W. Goetz et J. Jarnut (dir.), Mediävistik im 21. Jahr-
hundert. Stand und Perspektiven der internationalen und interdisziplinären Mittelalterforschung, Munich/
Paderborn, Fink, 2003 ; P. Moraw et R. Schieffer (dir.), Die deutschsprachige Mediävistik im
20. Jahrhundert, Ostfildern, Thorbecke, 2005 ; H. Fuhrmann, Überall ist Mittelalter. Von der

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64 Joseph Morsel

En français, les publications sont, semble-t-il, moins nombreuses et, peut-


être, moins préoccupées par les problèmes de légitimation que de modalités
de travail. On peut citer les ouvrages collectifs dirigés par Jacques Le Goff et
Guy Lobrichon, ou encore par Otto Gerhard Oexle et Jean-Claude Schmitt, et
surtout le congrès annuel de la Société des historiens médiévistes de l’ensei-
gnement supérieur consacré en 2007 au thème Être historien du Moyen Âge au
xxie siècle, que l’avant-propos de ses actes place dans la perspective de « relever
les défis qui se posent à nous en nous interrogeant sur notre métier et sur
notre place dans la société ». Quant aux travaux personnels, on pourra men-
tionner, après l’essai précoce de Régine Pernoud « Pour en finir avec le Moyen
Âge », ceux de Christian Amalvi et d’Alain Guerreau – et bien évidemment
l’ouvrage dont je parle ici5.
Le colloque de São Paulo se replaçait donc dans un contexte large de ques-
tionnement scientifique, académique, sociologique ou autre sur la pertinence
de la recherche historique sur le Moyen Âge – mais un questionnement qui
provient justement des rangs médiévistes, comme s’il s’agissait de répondre à
une perte de légitimité. Un peu plus de deux ans après que l’ouvrage a été mis
en ligne, il peut être utile de revenir sur la démarche qui y a présidé6, sur les

Gegenwart einer vergangenen Zeit, Munich, Beck, 1996 ; J. Fried, Die Aktualität des Mittelalters. Gegen
die Überheblichkeit unserer Wissensgesellschaft, Stuttgart, Thorbecke, 2001 (3e éd. 2003) ; V. Groeb-
ner, Das Mittelalter hört nicht auf…, op. cit. On remarquera dans tous ces titres l’association
récurrente de Mittelalter avec l’adjectif modern (éventuellement neu) ou les substantifs Aktualität
ou Gegenwart, comme s’il s’agissait de conjurer la distance temporelle entre l’époque médiévale
et nous (ce que suggère le mot Annäherung)…
5.  J. Le Goff, G. Lobrichon (dir.), Le Moyen Âge aujourd’hui. Trois regards contemporains sur le
Moyen Âge : histoire, théologie, cinéma (Actes de la rencontre de Cerisy-la-Salle), Paris, Le Léopard d’or,
1997 ; O. G. Oexle, J.-C. Schmitt (dir.), Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge en France
et en Allemagne, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002 ; SHMESP, Être historien du Moyen Âge au
xxie siècle (XXXVIIIe congrès de la SHMESP, 31 mai-3 juin 2007), Paris, Publications de la Sorbonne,
2008 (citation p. 7) ; R. Pernoud, Pour en finir avec le Moyen Âge, Paris, Seuil, 1979 ; C. Amalvi,
Le goût du Moyen Âge, Paris, Plon, 1996 (2e éd. augm. 2002) ; A. Guerreau, L’avenir d’un passé
incertain. Quelle histoire du Moyen Âge au xxie siècle ?, Paris, Le Seuil, 2001, et « Situation de l’histoire
médiévale », Medievalista online, 5 (2008), http://www2.fcsh.unl.pt/iem/medievalista/MEDIEVA-
LISTA5/PDF5/01-Alain-Guerreau.pdf ; J. Morsel, L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de com-
bat…, op. cit. D’une manière générale, il me semble que la question « pourquoi étudier le Moyen
Âge » est moins présente dans les volumes en question que celle du « comment l’étudier ? »,
comme si le sentiment de crise était moins marqué en France qu’en Allemagne – y aurait-il
alors un lien avec la situation plus menacée des médiévistes professionnels allemands ? Ou les
médiévistes français seraient-ils un peu plus aveugles (ou myopes) ? Ou tombent-ils de moins
haut, si l’on considère la place très importante que le Moyen Âge a occupée dans l’identité
allemande (cf. p. ex. V. Groebner, Das Mittelalter hört nicht auf…, op. cit., p. 75-97) ?
6.  Je ne ferai que résumer les arguments que j’avais alors présentés ou avancés et renvoie
donc par principe à l’ouvrage en question. Seules les précisions supplémentaires, destinées à
clarifier ou nuancer les arguments initiaux, feront l’objet de justifications particulières en note.

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L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat… deux ans après 65

échos qu’il a reçus et sur ses limites, afin de constater le bien-fondé ou l’inuti-
lité d’une telle expérience. C’est exactement dans cet ordre que je procéderai,
pour finir par envisager les enjeux qui devraient nous mobiliser.

Rappel de la démarche
Trois enjeux se sont combinés pour déterminer à la fois le fond et la forme
de l’ouvrage en question : sur un plan théorique, montrer la nécessité (et non
pas l’utilité) de l’Histoire du Moyen Âge ; sur un plan pratique, montrer que la
prise en compte de l’Histoire du Moyen Âge présente un avantage décisif dans
la compréhension du sens de la transformation des sociétés occidentales ; sur
un plan social, reconnaître les enjeux à la fois techniques, matériels, cognitifs
et sociologiques qui gouvernent l’usage de l’Internet et qui exercent une pres-
sion massive sur la production académique du savoir.

Montrer la nécessité (et non pas l’utilité) de l’Histoire du Moyen Âge


La perspective utilitariste prend des formes variables, qui ne sont pas
nécessairement limitées à l’Histoire du Moyen Âge. L’histoire peut être consi-
dérée comme un répertoire de recettes ou au contraire d’erreurs, dans la pers-
pective d’une Histoire destinée à nourrir les choix au-delà de l’expérience per-
sonnelle des gouvernants ou de leurs opposants. L’histoire en tant que passé
est également censée permettre un discours commun des origines, destiné à
souder une communauté (locale, nationale ou autre), dans une perspective
mémorielle dans laquelle le Moyen Âge ne pourrait alors pas être mis de côté
sous peine d’ouvrir la voie à une amnésie plus vaste. L’Histoire assimilée à une
quête de la vérité similaire à une enquête policière peut également conduire à
faire considérer les historiens comme des experts ès vérité du passé (c’est-à-
dire des événements ou plus exactement des participations individuelles à tel
ou tel événement – mais des événements dont les historiens n’ont pas été les
témoins directs, qu’ils connaissent donc à distance et dont ils sont justement
censés être capables de nier la distance). On peut également considérer que
l’Histoire, en tant que science du passé et de la causalité, devrait jouer un rôle
clé dans l’évolution de l’épistémologie de l’ensemble des sciences – puisque
tout processus cognitif repose sur une actualisation de l’expérience (néces-
sairement passée). L’Histoire du Moyen Âge jouerait alors un rôle particulier
dans ce scénario en tant que mise au jour de ce qui a été une véritable société
du savoir, période origine du développement intellectuel, technique et social
de l’Occident et durant laquelle l’homme n’était pas l’objet éclaté qu’en a fait
le xixe siècle…

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66 Joseph Morsel

Le point commun de toutes ces considérations, et qui transparaît remar-


quablement bien à travers les titres de la plupart des ouvrages (notamment
allemands) signalés, est l’affirmation non pas de l’intérêt en soi de l’Histoire
médiévale, mais de l’intérêt du Moyen Âge pour le présent. C’est parce que le
Moyen Âge est « actuel », « moderne », « présent », « proche » de nous tout en
étant passé (et donc d’une certaine manière rassurant) qu’il doit être étudié.
Bref, penser l’utilité (de l’Histoire) du Moyen Âge, c’est purement et simple-
ment l’instrumentaliser à des fins soit de légitimation sociale globale (contre
la disparition pure et simple : perspective mémorielle) soit de légitimation
académique (contre d’autres filières : les historiens comme conseillers – du
prince, du juge ou du PDG). Car l’utilité ne peut jamais être autre chose que
contingente, contextuelle, conjoncturelle, définie en fonction des intérêts
particuliers de tel ou tel groupe à un moment donné.
Si l’on admet cependant que l’Histoire n’est pas légitimable comme dis-
cipline mémorielle ou prétendue « science du passé7 », mais comme science
sociale spécifique dont l’objet est le changement social 8, on observe alors

7.  Sur les rapports complexes entre Histoire et mémoire, cf. entre autres Pierre Nora, « Entre
Mémoire et Histoire. La problématique des lieux », dans P. Nora (dir.), Les lieux de mémoire, I,
Paris, Gallimard, 1984, p. xv-xlii. Les rapports entre Histoire et passé sont en revanche plus
problématiques car, me semble-t-il, moins réfléchis : la définition de l’Histoire comme mode
d’explication du présent et donc sa transformation en un pur rapport passé/présent est une
« tarte à la crème » depuis au moins un siècle (cf. p. ex. Ernst Troeltsch, « Protestantisme et
modernité (1911) », dans Id., Protestantisme et modernité, trad. fr. Paris, Gallimard, 1991, p. 26,
qui considère comme « le but majeur que poursuit implicitement toute recherche historienne :
la compréhension du présent » et décrète, p. 24 : « les objets rebelles à un tel rapport [au passé]
sont relégués à titre de laissé-pour-compte, et les recherches qui fondamentalement le négli-
gent sont bonnes pour les amateurs et ne valent pas plus qu’un quelconque labeur » [NB : dans
la version originale, Die Bedeutung des Protestantismus für die Entstehung der modernen Welt, München/
Berlin, Oldenbourg (Historische Bibliothek, 24), 1911, p. 5, les objets sans rapport au passé,
dits ici « rebelles », gehören dem Antiquar, ne relèvent que de l’antiquaire !]) ; cf. aussi le cas de
Marc Bloch qui, dans son Apologie pour l’histoire, ou Métier d’historien (1941/42), éd. Étienne
Bloch, 2e éd. Paris, Colin, 1997, rejette la définition de l’Histoire par rapport au passé et pour-
tant retombe constamment dans le rapport passé/présent. Sur ce problème du rapport entre
Histoire et passé, cf. mon article à paraître « Traces ? Quelles traces ? Réflexions sur la nécessité
d’une histoire symptomatique ».
8.  Cette perspective n’est pas neuve : déjà Marc Bloch, occupé à replacer l’Histoire dans le
concert des sciences sociales en regagnant le terrain perdu depuis la naissance des diverses
sciences sociales à la fin du xixe et au début du xxe siècle, avait défini l’Histoire en 1937 comme
« la science d’un changement et, à bien des égards, une science des différences » (« Que deman-
der à l’histoire ? », rééd. dans M. Bloch, Mélanges historiques, Paris, SEVPEN, 1963, t. 1, p. 3-15,
ici p. 8). Mais l’aspect du changement apparaît finalement assez peu dans son Apologie pour
l’histoire…, op. cit., où les catégories essentielles sont celle du « dans le temps » et le rapport
entre présent et passé. C’est à ma connaissance Alain Guerreau qui, dans L’avenir d’un passé

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L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat… deux ans après 67

aisément combien l’étude du Moyen Âge (sous sa forme « longue », des iiie-
ive aux xviie-xviiie siècles, et donc au mépris de la prétendue rupture de la
Renaissance9) représente un laboratoire historique de première importance :
il s’agit en effet de la seule société « complète » dont nous disposons (nous en
connaissons le « début » et la « fin » – si de telles métaphores ont un sens pour
un système social) et elle est dotée de sources conséquentes (même si elles
sont très inégalement réparties)10. Je n’insiste pas ici sur cet aspect, mais je
tiens à signaler qu’il s’agit là à mon sens du seul critère (ou du critère essen-
tiel) sur lequel on pourrait éventuellement fonder, si besoin était, une justifi-
cation de l’étude historique spécifique du Moyen Âge.
Par ailleurs, le traitement usuel réservé au Moyen Âge11, le mépris ou la
fascination manifestés à son encontre (ce qui conduit Otto Gerhard Oexle
à parler d’un « Moyen Âge bifide12 »), le dédoublement terminologique en
français « médiéval/moyenâgeux », les multiples jeux (cinématographiques,
littéraires ou dessinés, musicaux, vestimentaires, etc.) sur le contraste entre

incertain…, op. cit., p. 252-256, a le plus clairement insisté sur ce caractère central de l’Histoire
comme science spécifique du changement social.
9.  Non seulement le terme « Renaissance » est toujours un jugement de valeur sur ce qui
précède (considéré comme une période de mort cérébrale), mais en outre on voit bien que le
système social reste fondamentalement le même avant et après, avec un pouvoir de droit divin
et une domination seigneuriale sans partage, tandis que les institutions qui deviendront domi-
nantes ensuite (la ville, l’État, le commerce) ne sont en rien nées à l’époque dite moderne.
10.  V. Groebner, Das Mittelalter hört nicht auf…, op. cit., p. 68-69, parle de 1 20 000 à
130 000 manuscrits pour le seul empire au nord des Alpes (dont la moitié du xve siècle), chiffre
qu’il faudrait à la fois compléter par les autres pays (dont certains beaucoup plus riches encore,
comme l’Italie, l’Angleterre ou la France) et qui laisse de côté des types de textes encore plus
nombreux (chartes, lettres, actes judiciaires, etc.), à quoi il faudrait ajouter des centaines de
milliers d’images et de monnaies, quelque trois millions de sceaux, des milliers de chantiers de
fouilles, tous les objets conservés dans les musées, etc. Bref, ce n’est pas le manque de docu-
ments qui caractérise le Moyen Âge, mais leur distribution temporelle inégale et, comme pour
les périodes plus tardives, le manque d’instruments de repérage, ainsi que, désormais, de tech-
niques d’exploitation efficaces pour traiter les données que l’informatique rend tout d’un coup
disponibles (textes numérisés, bases de données iconographiques, etc.) et qui rend brutalement
obsolète la technique ancienne de « lecture » : la révolution technique liée à l’ordinateur a en
effet été si rapide que les techniques anciennes, artisanales (d’où les expressions comme celles
de « métier » en France ou de Zunft en Allemagne), n’ont pas eu le temps de s’adapter – épis-
témologiquement, techniquement, académiquement, donc socialement. Il est d’ailleurs peu
probable que cette inadaptation technologique n’ait aucun rapport avec les inquiétudes d’une
partie des historiens.
11.  Pour le détail de tout ce qui suit, je me permets de renvoyer à L’Histoire (du Moyen Âge) est un
sport de combat…, op. cit., p. 35-62.
12.  O. G. Oexle, « Das entzweite Mittelalter », dans G. Althoff (dir.), Die Deutschen und ihr
Mittelalter…, op. cit., p. 7-28.

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68 Joseph Morsel

lui et nous, les enjeux identitaires qui s’y nouent montrent que le système
social occidental entretient un rapport trouble à cette période, globalement
instrumentalisée pour légitimer l’ordre social actuel (ou interdire sa remise en
cause dans un sens progressiste). Le Moyen Âge fonctionne de fait comme un
idéologème13, dont les deux traits principaux sont la barbarie médiévale (dite
aussi « gothique » au xviiie siècle)14 et son caractère strictement inverse par
rapport à nous (ce qui revient donc à faire de notre société l’aune à laquelle on
mesure l’autre, privé de sa spécificité).
Par conséquent, la mobilisation extrême, à l’heure actuelle, du Moyen
Âge à des fins de distraction (fêtes médiévales, cinéma, heroic fantasy, etc.)
en plus de son usage, encore et toujours, pour disqualifier un adversaire

13.  Par là je n’entends pas seulement l’expression ou la traduction d’un système de pensée,
mais un foyer productif de ce système, par le répertoire des formes qu’il constitue et les rapports
sémantiques qu’il configure et reconfigure entre ces formes – bref, une unité signifiante consti-
tutive du système idéologique et un foyer de sa dynamique de reproduction et d’adaptation.
14.  Par exemple chez Voltaire, dans son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, Paris, 1756,
p. 139-140 (« La France sous ce prince [= François Ier] commençait à sortir de la barbarie, &
la langue prenait un tour moins gothique. […] Il faut avouer que malgré l’instinct heureux
qui animait François I en faveur des arts, tout était barbare en France, comme tout était petit
en comparaison des Romains »). De nos jours, cette assimilation du médiéval et du barbare a
été spectaculairement manifestée par les discours dits neo-cons aux États-Unis à l’encontre des
« extrémistes » musulmans : le 11 décembre 2001, Timothy Lynch, membre influent du Cato Ins-
titute – un think tank néo-conservateur –, qualifie ainsi les auteurs des attentats du 11 septembre
de « bande technologiquement sophistiquée de barbares médiévaux » (a technologically sophisti-
cated band of medieval barbarians : http://www.cato.org/testimony/ct-tl120401.html). Par la suite,
l’un des plus proches conseillers de George W. Bush, le secrétaire à la Défense Paul Wolfowitz,
a plusieurs fois présenté les adversaires musulmans des États-Unis comme des partisans d’un
« mode de vie médiéval, intolérant et tyrannique » (p. ex. le 3 mai 2002, lors d’un discours
devant le World Affairs Council intitulé « Bridging the dangerous gap between the West and
the Muslim world » : To win the war against terrorism and, in so doing, help share a more peaceful world,
we must speak to the hundreds of millions of moderate and tolerant people in the Muslim world, regardless
of where they live, who aspire to enjoy the blessings of freedom and democracy and free enterprise. These are
sometimes described as « Western values », but, in fact, they are universal. We need to recognize that the terro-
rists target not only us but their fellow Muslims, upon whom they aim to impose a medieval, intolerant and
tyrannical way of life. Those hundreds of millions of Muslims who aspire to the freedom and prosperity that
Americans enjoy are, in many cases, on the frontlines of the struggle against terrorism : http://www.geoci-
ties.com/tom_slouck/iraq/wolfowitz_speaks.html). La même assimilation a été faite par Nico-
las Sarkozy le 25 août 2008, lors d’une évocation du « sacrifice de nos dix jeunes soldats face
à ces barbares moyenâgeux, terroristes, que nous combattons en Afghanistan » (http://www.
elysee.fr/documents/index.php?mode=cview&cat_id=7&press_id=1901&lang=fr). Comme le
suggère bien le texte cité de P. Wolfowitz (et d’autres encore : cf. son audition, le 1er mars 2005,
devant le Senate Budget Committee pour le budget de la Défense de 2006 : http://www.defense-
link.mil/speeches/speech.aspx ?speechid=59), cette barbarie se définit essentiellement comme
l’inverse de l’American Way of Life et du système dit « libéral ».

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L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat… deux ans après 69

politique15 pourrait être considérée comme le symptôme d’une crise des


représentations démocratiques. Cette instrumentalisation idéologique
aboutit en tout cas à un ensemble de croyances généralisées sur le Moyen
Âge qui n’ont pas grand-chose à voir avec ce que le discours scientifique est
susceptible de produire – discours scientifique qui, inversement, rend seul
possible de qualifier ces croyances en tant que telles, par l’écart qu’il rend
visible entre ce que l’historien est capable d’établir et, justement, le sens
commun sur le Moyen Âge.

Montrer l’importance historique du Moyen Âge


Considérant que le discours scientifique lui-même doit participer à la
démonstration de sa propre nécessité, au lieu de la désarticulation habituelle
entre, d’un côté, des réflexions abstraites, épistémologiques ou historiogra-
phiques et, de l’autre, des présentations de résultats, il a été décidé d’emblée
d’intégrer des résultats historiques à la démonstration de la nécessité d’étu-
dier le Moyen Âge – ou, plus exactement, la société médiévale. En l’occur-
rence, il s’est agi de montrer à quel point la formation du système social occi-
dental est incompréhensible si l’on n’intègre pas des facteurs spécifiquement
médiévaux.
Deux phénomènes fondamentaux articulent un modèle proposé d’expli-
cation du Sonderweg européen au plus tard à partir des xe-xiie siècles. Il s’agit
d’une part de ce qu’on appelle « déparentalisation », en l’occurrence la relative
marginalisation des rapports de parenté charnelle dans les rapports sociaux,
et plus particulièrement l’instrumentalisation des discours et des pratiques
parentaux dans le cadre de logiques sociales qui n’ont rien de parental. Consé-
quemment, des phénomènes sociaux qui ont une forme parentale n’en ont
pas forcément le sens. L’autre phénomène, appelé « spatialisation du social »,
assure à la société médiévale une cohésion que la déparentalisation aurait pu
fragiliser et se traduit par la formation d’unités sociales et d’identités référées
à un espace commun (communautés d’habitants, royaumes et nations, noms
de famille toponymiques, etc.).
Ce faisant, ce double phénomène en aurait enclenché un troisième, à savoir
la valorisation du principe méritocratique par rapport au principe paren-
tal, dont le premier cadre d’épanouissement est l’Église, qui assure ainsi la

15.  Un exemple (encore) récent : la chronique matinale de Stéphane Guillon du 19 mai 2009,
sur la radio généraliste France Inter, s’attaque à l’homme politique Philippe de Villiers en le
présentant sous un angle explicitement « moyenâgeux » (musique de fond, langage du chroni-
queur, représentations prêtées à l’homme politique) – alors que celui-ci est traditionnellement
plutôt associé avec la chouannerie…

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70 Joseph Morsel

reproduction de sa position dominante. J’ai en effet attribué à ce principe


méritocratique une efficacité sociale particulière, à savoir d’assurer à terme
la domination des unités sociales ainsi structurées sur celles fondées priori-
tairement sur les rapports de parenté. La situation de domination de l’Église
au sein de la société médiévale aurait ainsi été l’équivalent homologique de
la domination de l’Occident à l’échelle planétaire (tout comme de la Chine
mandarinale à l’échelle de l’Asie, ou du monde musulman dans ses phases
déparentalisées à l’échelle eurasiatique).
Le brain drain qui s’effectue au profit des États-Unis prend alors un autre
sens que le simple résultat de la somme des choix individuels de savants tentés
par de meilleures conditions de travail et de salaire, pour devenir une forme de
ponction sur le capital intellectuel mondial grâce à laquelle le système écono-
mique états-unien reproduit sa position dominante. Et la comparaison avec
Byzance et avec l’Islam montre clairement que le Sonderweg européen n’a rien
à voir avec de putatives propriétés ontologiques de l’homo europaeus ni avec de
prétendues qualités propres au christianisme, mais qu’il dérive d’une orga-
nisation historique contingente de l’Occident médiéval, en l’occurrence la
constitution de l’Église en tant que structure dominante. Il est donc erroné
d’évoquer des « racines chrétiennes » de l’Europe : c’est de « racines cléri-
cales » qu’il faudrait bien plutôt parler – si tant est que la notion de « racines »
ait vraiment un sens.

Rendre l’Histoire du Moyen Âge accessible


D’emblée avait été envisagée une publication sous forme électronique et
gratuite, à la fois pour aller à la rencontre d’autres publics que les seuls cher-
cheurs, pour éviter corollairement le frein matériel de l’achat pour une bonne
part du public visé (notamment les étudiants), enfin pour être présent sur un
espace numérique dont Christine Ducourtieux et moi-même entendions jus-
tement dénoncer l’occupation par des usages détournés du Moyen Âge. Selon
Jean-Philippe Genet, bon connaisseur des usages informatiques, il s’agissait
d’une innovation en la matière16. La diffusion publique en a été amorcée par
l’intermédiaire du portail Ménestrel, de la Lettre électronique de la SHMESP17,
de l’envoi d’une annonce à la revue professionnelle Historiens & Géographes et,
bien sûr, de l’envoi direct à un certain nombre de collègues.
Corrélativement avait aussi été adopté initialement le principe de l’absence
de notes en bas de page, pour une lecture plus fluide et plus adaptée au public

16.  J.-P. Genet, « Être médiéviste au xxie siècle », dans Être historien du Moyen Âge au xxie siècle…,
p. 9-33, ici p. 19-20.
17.  http://shmesp.ish-lyon.cnrs.fr/lettres/lettre16.html (mars 2007).

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L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat… deux ans après 71

visé. Ce principe a cependant été abandonné sur les conseils de collègues


qui considéraient soit que le meilleur moyen de lutter contre les mésusages
du Moyen Âge sur Internet n’était pas de singer formellement les verbiages
(dotés d’un appareil de notes et de bibliographies indigents) sur le Moyen
Âge qui encombrent la Toile, soit que la diffusion électronique n’était pas
vraiment un moyen de toucher directement des lecteurs « vierges » : on ne
trouve sur Internet que ce que l’on cherche, donc les destinataires de l’ouvrage
doivent être guidés vers lui par des intermédiaires (en particuliers les ensei-
gnants ou enseignants-chercheurs), pour lesquels le texte doit alors présenter
les caractères extérieurs de scientificité (notes en bas de page, bibliographie
abondante, etc.).
Afin de compenser au plan de l’intelligibilité du langage ce que je perdais à
celui de la lisibilité (avec l’introduction des notes), j’avais contacté deux non-
médiévistes professionnels (un enseignant du secondaire et l’étudiante qui
avait posé la question séminale), qui s’étaient engagés à lire le livre pour m’en
signaler les passages obscurs ou trop abstraits. Malheureusement, aucun des
deux n’a rendu son verdict…

Formes et sens social des réactions


La manière dont l’ouvrage a été reçu visiblement (c’est-à-dire non pas ce
que les gens en ont pensé, mais ce qu’ils en ont dit, c’est-à-dire en l’inscrivant
dans des rapports sociaux) en dit tout autant sur le contenu que sur ceux qui
l’ont reçu – non pas individuellement, on va le voir, mais, semble-t-il, avec de
forts effets de champ.

Un rythme contrasté
Un relatif silence a régné pendant neuf mois, mis à part quelques réac-
tions isolées (j’y reviendrai plus loin) ; ce silence a également régné lors
du congrès de la SHMESP, trois mois plus tard, à une exception près. En
revanche, depuis janvier 2008 se multiplient les réactions, notamment hors
du monde académique. À l’intérieur de celui-ci ont cependant eu lieu des
discussions collectives de l’ouvrage à (à ma connaissance) Paris, Bielefeld et
Buenos Aires. Le résultat du travail collectif réalisé en Argentine a lui-même
été publié sur Internet : il s’agit d’un remarquable travail d’analyse critique
(avec lequel je ne suis pas toujours d’accord), assorti de remarques sur les
usages du Moyen Âge à Buenos Aires18. À cela s’ajoute le commentaire sur

18.  http://www.edadmedia.net/textos/001.pdf (par Eleonora Dell’Elicine, Paola Miceli,


Santiago Barreiro, Pablo Pryluka, Alejandro Morin, Constanza Cavallero, Ismael Del Olmo).
Reflexiones grupales en torno al trabaio de Joseph Morsel, « L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat ».

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72 Joseph Morsel

Internet d’un doctorant italien à propos de la situation italienne, dont la cri-


tique impose qu’il conserve l’anonymat19…
Une partie très importante des réactions a eu lieu en dehors du monde uni-
versitaire, ce qui montre qu’il est possible d’en sortir. Toutefois, il importe de
signaler que si la forme électronique a facilité la réception de l’ouvrage, elle
n’en a en aucun cas provoqué ladite réception : « l’amorçage » a été réalisé
systématiquement par des intermédiaires, en lien plus ou moins direct avec le
monde universitaire. Ainsi, les publications de comptes rendus de l’ouvrage
dans des revues en ligne ou sur papier (Historiens & Géographes20, Nonfiction.fr21,
Mouvements22, Cahiers d’Histoire. Revue d’Histoire critique23) ont été réalisées par
ou par l’intermédiaire des participants à la discussion collective de Paris sus-
mentionnée, ou à la suite d’une émission de radio elle-même indirectement
provoquée par l’un de ces participants. Ceci valide par conséquent l’objection
qui m’avait été faite à propos de l’absence de notes et qui prévoyait le rôle
déterminant d’intermédiaires devant, eux, être convaincus du caractère scien-
tifique de la démarche.
L’émission de radio (sur la station France Culture, assez faiblement écoutée
en dépit – ou à cause – de sa bonne tenue) d’une heure sur l’ouvrage24 a pro-
voqué une petite avalanche de courriels de réaction (exclusivement positifs)
et des invitations à des conférences locales (Versailles25, Clermont-Ferrand).
Hors du monde académique et de ses relais susmentionnés, on peut égale-
ment signaler, pour finir, les commentaires plus ou moins développés qui ont
été faits de l’ouvrage sur des blogs, des forums ou des sites pédagogiques 26,

19.  [Anonyme], « Si en France l’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, en Italie c’est
une façon lente et chère de se suicider. Très brève réponse d’un doctorant italien en Histoire
du Moyen Âge aux réflexions du Professeur Joseph Morsel », en ligne : http://pdfcast.org/pdf/
reponse-a-morsel.
20.  Historiens & Géographes, 403 (juillet-août 2008), p. 306-308 (première partie), et 404
(octobre-novembre 2008), p. 297-300 (deuxième partie). Version (identique) en ligne : http://
aphgcaen.free.fr/chronique/403/aphg403.pdf, p. 6-8 ; http://aphgcaen.free.fr/chronique/404/
aphg404.pdf, p. 5-8 ; http://aphgcaen.free.fr/chronique/402/morsel/morsel.doc ou http://
aphgcaen.free.fr/chronique/404/morsel.htm (entretien avec Daniel Letouzey).
21.  http://www.nonfiction.fr/article-816-lhistoire_pour_quoi_faire_.htm (par Guillaume
Calafat).
22.  http://www.mouvements.info/spip.php?article307 (par Fanny Madeline).
23.  Cahiers d’Histoire. Revue d’Histoire critique, 104 (2008), p. 194-199 (par Antoine Destemberg).
24.  http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/fabriquenew/fiche.
php?diffusion_id=60267.
25.  http://www.amis.monde-diplomatique.fr/article2027.html.
26.  http://www.medievizmes.net/document385.php ; http://www.clionautes.org/spip.
php?article1794 ; http://www.passion-histoire.net/phpBB3/viewtopic.php?f=85&t

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L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat… deux ans après 73

ainsi que l’entrée de certains termes de l’ouvrage dans le Wiktionnaire de


Wikipédia27.

Éléments d’analyse sociologique


Les réactions isolées durant les neuf premiers mois présentent, me semble-
t-il, de forts effets de champ, si l’on considère la corrélation à peu près systé-
matique entre les modes de réaction et la position des agents dans le champ
académique. Le phénomène le plus spectaculaire en est l’absence quasiment
complète de toute réaction de collègues maîtres de conférence français (mis
à part, évidemment, ceux à qui j’avais fait lire le manuscrit avant publication)
– silence qui dure toujours, y compris de la part de collègues par ailleurs enga-
gés dans la lutte contre les mésusages de l’Histoire28… Ce silence est d’au-
tant plus perceptible qu’il contraste avec les réactions positives et rapides de

=14812&p=209957 ; http://phnk.com/blog/petites-choses/76/ ; http://presquehistorien.canal-


blog.com/archives/2008/04/index.html ; http://profile.myspace.com/index.cfm?fuseaction=user.
viewprofile&friendid=189228645 ; http://forum.aceboard.net/111935-533-6880-0-histoire-
Moyen-sport-combat.htm ; http://forum.ucpa.com/showthread.php?p=582185 ; http://beta.
bloglines.com/b/preview?siteid=12932041 ; http://www.sculfort.fr/blogue_files/histmoyenage.
php ; http://www.histoire.ac-versailles.fr/IMG/pdf/DOCUMENTHISTOIRE.pdf ; http://devoirs.
lyceedaudet.fr/index.php?option=com_docman&task=doc_view&gid=84.
27.  Entre autres : http://fr.wiktionary.org/wiki/blog ; http://fr.wiktionary.org/wiki/ethno-
centrisme ; http://fr.wiktionary.org/wiki/hégémonie ; http://fr.wiktionary.org/wiki/histo-
rien ; http://fr.wiktionary.org/wiki/matrice ; http://fr.wiktionary.org/wiki/médiéval ; http://
fr.wiktionary.org/wiki/médiévalgie ; http://fr.wiktionary.org/wiki/moyenâgeux ; http://
fr.wiktionary.org/wiki/parental ; en tout, 158 mots de l’ouvrage ont été retenus pour le wiktion-
naire (situation en mai 2009).
28.  Que les choses soient claires : il ne s’agit là en aucun cas d’une remarque amère, ou d’un
règlement de comptes, etc. – on voudra bien me créditer d’un autre objectif que celui de la
simple reconnaissance académique. Je n’avais d’ailleurs pas pris conscience de tout ceci avant
de préparer ma communication pour le colloque, et les observations que je fais ici n’ont pas
d’autre fin que d’être une contribution à la compréhension du fonctionnement du champ aca-
démique – et donc également, on va le voir, à la compréhension d’une partie du sens de mon
action. Je convoque par conséquent ici la distinction que Pierre Bourdieu, dans Homo acade-
micus, Paris, Minuit, 1984, p. 34-40, établissait entre individus empiriques et individus épis-
témiques, destinée à écarter les dérives polémiques liées à une lecture directe et performative
de simples constats fondés sur l’isolement et la combinaison de variables pertinentes dans
le champ d’analyse choisi – ici la position dans le champ académique et le type de réaction
adoptée, qui ne résument en rien l’ensemble des « propriétés » (i. e. les qualités et les défauts)
des individus empiriques. Et pour être tout à fait précis : un maître de conférence a tout de suite
réagi (positivement) auprès de Christine Ducourtieux (qui avait diffusé l’ouvrage aux membres
de notre laboratoire, le LAMOP), deux autres se sont déclarés prêts à en discuter avec moi
quelques semaines plus tard lorsque j’ai posé la question, deux autres ont dernièrement men-
tionné publiquement cet ouvrage en tant que référence devant être connue des étudiants… Mais
comme toujours, ces quelques exceptions ne font que confirmer la règle, en faisant apparaître

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74 Joseph Morsel

plusieurs chercheurs du CNRS et de plusieurs collègues étrangers (allemands,


canadiens, états-uniens, portugais, brésiliens, argentins, italien) ; le fait que
ceux-ci soient du même âge ou un peu plus jeunes que moi exclut par ailleurs
toute explication (?) en termes de classe d’âge. D’ailleurs, dans le monde uni-
versitaire, j’ai reçu rapidement l’approbation (parfois purement formelle, en
général sans observation de fond) de quelques professeurs – notamment les
plus âgés –, tout comme de vives manifestations d’intérêt et de lecture assidue
de la part de doctorants, notamment des chargés de cours (ATER, AMN…) de
Paris 1 – donc les plus jeunes du champ.
La réaction des collègues étrangers ou de certains collègues français me
semblant permettre d’écarter l’argument de l’inintérêt du texte (et, je l’ai
dit, tout raisonnement en termes de classe d’âge), la remarquable concor-
dance des formes de réaction et la position occupée dans le champ univer-
sitaire (position d’entrant, de sortant, d’extérieur ou d’intérieur) me semble
contraindre à envisager que le type de questionnement qui est le nôtre soit
en partie déterminé par les règles de fonctionnement du champ académique.
On pourrait alors faire l’hypothèse que s’interroger sur la légitimité de
l’Histoire (médiévale) et/ou prétendre y apporter une réponse est une manière
de s’auto-légitimer au sein du champ historien. Cette perspective rendrait intel-
ligible (ou en tout cas donnerait un sens particulier) à la fois (à) l’intérêt
rapide et profond des « jeunes » pour l’ouvrage en question, puisqu’ils sont
des « entrants29 » ; (à) l’intérêt poli des « sortants », pour qui il n’y a pas ou
plus d’enjeu ; enfin (au) silence « instinctif » (en tant que manifestation d’un
habitus) de ceux qui sont structurellement en course pour l’obtention de la forme
dominante de capital : les postes de professeur… Cela devrait alors inviter à
s’interroger sur ma position particulière au sein du champ académique fran-
çais, ainsi que sur celle des organisateurs du présent colloque au sein de leurs
champs académiques respectifs30…

plus nettement encore le massif silence des autres (qui ne révèle rien de leur opinion person-
nelle, je l’ai dit).
29.  Dans ce cas également valent les remarques que j’ai faites à la note précédente : il ne saurait
pas davantage être question de prêter à ces agents une simple stratégie calculée de positionne-
ment, c’est la logique de fonctionnement du champ qui se dévoile à travers la somme des actes
individuels, et non pas la logique (im)morale au cœur de chacun des actes individuels. Par
ailleurs, cette hypothèse a été remarquablement confirmée par le commentaire du doctorant
italien, à la fois dans son contenu, dans la position marginale de son auteur et dans sa revendi-
cation d’anonymat afin de lui éviter de possibles mesures de rétorsion…
30.  Je vois trois possibilités : il s’agit soit de la manifestation involontaire d’une position effec-
tivement marginale (parler sur l’Histoire faute d’être reconnu comme historien à part entière),
soit d’une réaction contre une telle position marginale (donc un moyen de se « recentrer »),
soit de la revendication symbolique d’une position marginale (en fait surplombante). D’autres

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L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat… deux ans après 75

Certes, on observera qu’en Allemagne, c’est très clairement le milieu


professoral (et notamment les professeurs les plus réputés) qui, depuis le
milieu des années 1990, est porteur des inquiétudes et réflexions sur l’ave-
nir de la profession31. Mais ceci n’est pas contradictoire avec ce que je viens
de dire si l’on considère qu’on y a affaire à une structuration distincte du
champ académique, et donc à un autre enjeu de légitimité – sans se limiter
au simple constat qu’en Allemagne, il y a réellement eu une réduction du
nombre des chaires d’Histoire médiévale. En effet, le point crucial réside
dans le fait que les médiévistes allemands sont organisés non pas autour de
la discipline historique mais de l’objet « Moyen Âge », tandis que c’est l’in-
verse en France – donc que le Mediävistenverband n’est que superficiellement
l’équivalent de la SHMESP. Alors qu’en France seuls les historiens travaillant

explications sont sans doute possibles – et je laisse à d’autres le soin de les trouver et/ou de
trancher entre les possibilités (en ce qui me concerne). Rappelons simplement que les effets de
champ ne sont pas absolument contradictoires avec ce qu’A. Guerreau appelle le « progrès des
connaissances rationnelles », c’est-à-dire « la dynamique scientifique stricto sensu » (L’Avenir
d’un passé incertain…, op. cit., p. 13), bien qu’ils les parasitent : étant donné que ce « progrès de
l’esprit humain » n’est concevable que dans un cadre social (ce qui exclut l’idée du génie inspiré
dans son coin : son savoir et son agilité d’esprit lui ont été transmis et ont été entretenus par
la confrontation, et ses résultats doivent être relayés et/ou publiés), et même si les formes qui
institutionnalisent ce cadre social étaient des plus transparentes (assurant ainsi l’autonomie
radicale des chercheurs vis-à-vis des « besoins sociaux »), « la communauté des historiens pro-
fessionnels n’en serait pas pour autant à l’écart des conditionnements et des déterminations.
[…] On ne peut pas imaginer de réduire à néant les contraintes sociales, mais on doit chercher
à en limiter le poids » (ibid., p. 14), ce qui impose précisément de prendre en compte, entre
autres, les effets de champ qui prédéterminent l’homo academicus.
31.  Une contradiction du même ordre pourrait aussi être décelée dans le fait que la SHMESP
s’est elle-même saisie de cette thématique. Je suis cependant très frappé par deux choses :
d’une part, je l’ai dit, la tonalité du colloque (et des actes) est nettement orientée vers les défis
épistémologiques et pédagogiques que font surgir les nouvelles technologies et l’interdisci-
plinarité, la question de la « demande sociale » ayant été en fait très largement laissée de côté.
D’autre part et surtout, il me semble très symptomatique que « pour débattre de toutes ces
questions, de notre métier et de notre place dans la société du xxie siècle, nous avons choisi de
tenir ce congrès dans les quatre universités franciliennes, nées de la dernière vague de création
des universités françaises : Cergy-Pontoise, Évry, Paris-Est Marne-la-Vallée, Versailles-Saint-
Quentin-en-Yvelines, autant de villes nouvelles tournées vers le futur… » (Être historien du Moyen
Âge…, op. cit., p. 8) : est-ce vraiment un hasard s’il s’agit d’universités caractérisées comme péri-
phériques (il ne s’agit pas d’un jugement de valeur, mais d’un constat spatial, qu’a d’ailleurs
pu éprouver tout participant au congrès puisque celui-ci a été organisé non pas dans un seul
lieu par les membres des quatre équipes, mais sous la forme d’une pérégrination – donc de
manière à réaliser spatialement le positionnement périphérique) et comme des dernières arri-
vées (là encore sans jugement de valeur !), dans une position analogue à un nouveau venu mis
en demeure/qui se doit de prouver son appartenance réelle (et pas seulement institutionnelle)
au groupe ?

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76 Joseph Morsel

dans l’enseignement supérieur et au CNRS sur le Moyen Âge sont membres


de plein droit (« sociétaires », tandis que les historiens d’art, de la littérature,
du droit, les conservateurs, médecins et autres personnes travaillant sur le
Moyen Âge en dehors des facultés d’Histoire sont « membres associés »), en
Allemagne les historiens ne sont qu’une fraction des sociétaires du Mediävis-
tenverband, à côté des historiens d’art, germanistes, romanistes, anglicistes,
historiens du droit, etc.
On peut donc se demander dans quelle mesure la mobilisation des profes-
seurs d’Histoire médiévale allemands n’est pas liée à la nécessité d’affirmer
(ou de réaffirmer) une légitimité particulière des historiens médiévistes au
sein d’un champ académique plus large, face aux non-historiens, au moment
où s’annonçait la disparition ou surtout la conversion de nombreuses chaires
d’Histoire du Moyen Âge en chaires de Kulturwissenschaft (« sciences cultu-
relles »), accessibles évidemment à d’autres que les seuls historiens médié-
vistes32. En ce cas, se confirmerait d’une autre manière la corrélation entre le
fait de se saisir de la thématique de l’avenir de l’Histoire du Moyen Âge et la
lutte pour passer d’une position marginale à une position centrale au sein du
(ou pour démontrer l’appartenance au) champ considéré.

32.  V. Groebner, Das Mittelalter hört nicht auf…, op. cit., p. 157, rapporte toutefois les propos
d’un professeur émérite qui déclare qu’en Allemagne, « dans notre spécialité proprement dite,
les études de réception et l’examen scientifique des images du Moyen Âge aux xviiie, xixe et
xxe siècles n’ont pas bonne presse. L’analyse de la transmission du Moyen Âge – on ne peut
pas se faire qualifier avec ça. Seul peut le pratiquer sans risque pour sa réputation celui qui a
déjà fait autre chose avant ». À première vue, ceci pourrait sembler contradictoire avec ce que
je viens de dire, à savoir que les réflexions sur l’Histoire du Moyen Âge (et non pas des travaux
en Histoire du Moyen Âge) caractériseraient une posture d’auto-affirmation, de lutte pour la
reconnaissance. Mais outre que cela confirme qu’outre-Rhin, l’historiographie est bien une
affaire de professeurs, le raisonnement en termes de « réputation » montre clairement que ce
qui est en jeu est une affaire de capital symbolique (donc d’appropriation concurrentielle), et
non pas un service rendu aux plus jeunes leur évitant de se salir les mains. Le biais dans l’ex-
plication, qui interdit de saisir le sens de l’interdiction faite plus ou moins implicitement aux
plus jeunes de s’approprier un champ réservé aux anciens, résulte à la fois du fait que les enjeux
des luttes internes sont rarement objectivés au-delà de leur forme immédiate (tel ou tel poste,
et non pas la position relative dans le champ qu’il signifie) et de l’adoption d’une échelle d’ana-
lyse (le Fach, la spécialité – ici d’Histoire médiévale) ici inadéquate pour comprendre pourquoi
les professeurs d’Histoire médiévale les plus en vue se livrent quand même à une activité a priori
déconsidérée chez eux…

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L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat… deux ans après 77

La place des amateurs


La petite avalanche de courriels reçus après l’émission de radio (dont
l’audience, je le rappelle, était nécessairement limitée), certains émanant de
médiévistes amateurs, montre qu’il existe sans doute dans la société fran-
çaise un intérêt sincère (i. e. non folklorique) pour le Moyen Âge (identique
à celui qui nous a conduits nous-mêmes à devenir médiévistes ?) en dehors
des cadres académiques (universités, EHESS, CNRS), avec même parfois une
réelle volonté de travailler sur le Moyen Âge en dehors desdits cadres (publi-
cations à compte d’auteur, sites Web, etc.) – mais avec un désir de recon-
naissance académique. Or nous ne reconnaissons pas ces bonnes volontés,
nous ne leur proposons rien, ils se perdent dans la généalogie ou autres récits
identitaires fantasmatiques (cf. le « pays cathare ») qui se retournent parfois
contre la parole académique33…
Étudier le Moyen Âge au xxie siècle (qui est l’objet de notre colloque) ne
pourrait-il alors pas signifier – puisque les formes actuelles d’organisation
du travail font l’objet de vives critiques internes34 – l’intégration de ces bonnes
volontés (doublées, dans certains cas, de réelles capacités) dans des projets

33.  Une illustration tout à fait remarquable est fournie par l’usage d’une citation de Balzac
que l’on trouve en exergue sur divers sites Internet consacrés aux cathares et/ou aux templiers
(deux figures clés des fantasmes pseudo-médiévaux depuis les années 1960) : « Il y a deux
histoires : l’histoire officielle, menteuse, puis l’histoire secrète, où sont les véritables causes
des événements. » Cette phrase sert à illustrer l’idée, très répandue à partir des mêmes années
1960, de l’existence ou de l’avènement d’une « cryptocratie » (cf. Louis Pauwels, Le matin des
magiciens, 1960), théorie du complot et du secret (ou des mondes parallèles) qui connaît depuis
les années 1980 un succès colossal dans le grand public. Or la phrase de Balzac, tirée des Illu-
sions perdues (1843), n’avait alors pas le sens qu’on lui donne désormais. La phrase, dans sa
forme complète (« Vous ne me paraissez pas fort en Histoire. Il y a deux Histoires : l’Histoire
officielle, menteuse, qu’on enseigne, l’Histoire ad usum delphini ; puis l’Histoire secrète, où sont
les véritables causes des événements, une Histoire honteuse »), renvoyait moins à l’opposition
d’une Histoire académique et d’une Histoire prétendument opprimée (d’où les attaques que
l’on a pu observer il y a peu, de la part d’auteurs plus ou moins marginaux dans le champ
historien, contre la parole universitaire et normalienne, disqualifiée à l’aide d’une assimila-
tion au « négationnisme » et au « révisionnisme » – malgré une note, p. 94, affirmant qu’il ne
s’agit que de termes techniques et non polémiques, ce que dément clairement le ton général :
« Deuxième table ronde : les origines », dans Martin Aurell (dir.), Les cathares devant l’histoire.
Mélanges offerts à Jean Duvernoy, Cahors, L’Hydre, 2005, p. 86-87, 94-103) qu’à une dénonciation
de l’Histoire des grands hommes et des événements politiques, qui plus est assimilée à Guizot
en qui les romantiques voyaient l’horreur du libéralisme. La réécriture de la phrase de Balzac
sert ainsi à justifier la production écrite (électronique) de fantasmes pseudo-historiques conçus
comme les éléments d’une vérité opprimée, au lieu de la lutte entre deux formes d’étude et de
diffusion de l’Histoire que présentait Balzac, et qui n’est pas étrangère aux débats entre histo-
riens à propos de leur épistémologie.
34.  Cf. notamment A. Guerreau, L’Avenir d’un passé incertain…, op. cit.

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78 Joseph Morsel

collectifs, sur le modèle par exemple des History Workshops et Geschichtswerks-


tätte35 ? Il me semble que le cas de l’astronomie pourrait être envisagé dans ce
type de réflexion, s’il est vrai que les amateurs ont joué un rôle clé avant que
le saut technique et financier dans l’instrumentation d’observation ne réduise
de facto leur possibilité de contribution ; mais pour ce qui est des historiens,
leur équipement matériel ne me semble guère se distinguer de celui des
amateurs…
Dans quelle mesure « être médiéviste » légitime signifie-t-il alors nécessai-
rement et exclusivement être médiéviste professionnel ? Il ne s’agit pas de se pla-
cer dans une perspective « wikipédiesque » du « chacun détient une parcelle
de vérité », ou relativiste du « tout se vaut », mais de prendre en compte le fait
que la délimitation professionnelle du champ n’a visiblement aucune perti-
nence vers l’extérieur : n’importe qui peut se prétendre « historien »ou être
qualifié ainsi (par exemple en quatrième de couverture) dès lors qu’il écrit des
choses sur le passé, même lorsqu’il est journaliste, licencié en philosophie et
sans aucun diplôme d’histoire, à l’opposé de ce qui se fait en médecine, en
droit et, probablement, dans les sciences de la nature. Par conséquent, le seul
moyen de faire reconnaître qu’on ne peut impunément se dire historien sans
maîtriser un certain nombre de compétences n’est-il pas plutôt de faire venir
les gens intéressés à soi – une démarche en fin de compte inverse à la vulgari-
sation courante, qui fait croire que tout est à portée de main parce que ce sont
les résultats qui sont vulgarisés et non pas la manière dont ils sont obtenus.
C’est en montrant justement la difficulté du travail historique, loin de la
production d’un récit du passé prétendument véridique, c’est-à-dire loin de ce
qu’on entend usuellement sous le terme de « vulgarisation », que l’on pourra
à la fois convaincre de la scientificité de la démarche et bénéficier de la bonne
volonté de ceux qui s’intéressent quand même à l’Histoire. Dans notre cas, le
meilleur moyen ne serait-il alors pas d’articuler l’Histoire non pas à un objet
prétendument substantiel (le passé, le Moyen Âge), mais à une démarche scienti-
fique ? C’est pour cela que la seconde partie de l’ouvrage dont il est ici question,
consacrée à des hypothèses susceptibles d’éclairer l’Histoire de la transfor-
mation du système social européen, devait rester problématique (c’est-à-dire
ne pas cacher les difficultés) et conserver un certain niveau d’abstraction, la
facilité de lecture devant être garantie par le style.

35.  Pour une première approche, voir la notice « Geschichtswerkstatt » sur le Wikipedia alle-
mand (http://de.wikipedia.org/wiki/Geschichtswerkstatt), ainsi que le travail de Frank Pfeif-
fer, Das Modell Geschichtswerkstatt – Genese, Leitgedanken, Entwicklungslinien und Zukunftsperspektiven
einer Erwachsenenbildungsbewegung, Munich/Ravensburg, Grin Verlag, 2008.

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L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat… deux ans après 79

Évaluation et critique de la démarche


Après avoir envisagé la forme des réactions et leur possible sens social, il
convient de s’interroger sur le fond des réactions, et notamment des critiques,
puisqu’elles sont susceptibles d’être significatives des difficultés auxquelles
nous sommes confrontés – ou bien sûr des failles de ma démarche. Afin de
terminer sur ce qui est au cœur du colloque, j’adopterai un ordre d’exposition
inverse à celui de la première partie.

Accessibilité
De très nombreuses remarques ont été faites, dans les courriels (notam-
ment à la suite de l’émission de radio, donc provenant du « grand public »),
les forums et les discussions collectives, à propos de la forme électronique :
la satisfaction est unanime quant à la possibilité de téléchargement gratuit.
Toutefois, les échos venant des étudiants ou d’autres lecteurs montrent que
la forme PDF actuelle rend l’usage malaisé : étant donné la longueur du texte,
le va-et-vient entre texte et notes devient pénible, et le nombre des pages est
incompressible à l’impression. Le format HTML, envisagé dès le début mais
que, faute de temps, nous n’avons pas pu adopter, est donc vraiment souhai-
table – en plus du format PDF, à conserver pour des raisons de stabilité tech-
nique (le PDF étant actuellement considéré comme un format dont l’avenir est
plus assuré que celui de bien d’autres).
Par ailleurs, malgré mes efforts stylistiques, le niveau de langage pose par-
fois problème : sont alors critiqués soit le vocabulaire36, soit le niveau d’abs-
traction auquel reste l’ouvrage. Toutefois, comme je l’ai dit, ce dernier point
n’est pas susceptible d’être modifié, à l’opposé du style d’écriture. Le niveau
d’abstraction n’est en effet pas un aspect stylistique ou rhétorique, c’est un
mode de démonstration. La démonstration peut être éventuellement corrigée,
en modifiant les paramètres retenus, mais pas le mode de démonstration (un
peu comme si l’on cherchait à simplifier des équations en mettant des mots à
la place des signes mathématiques…).

36.  Remarques sur un forum (http://forum.aceboard.net/111935-533-6880-0-histoire-Moyen-


sport-combat.htm) : « il y a moyen de dire les mêmes choses sans se la péter abscon [sic] »…
Réaction d’un internaute : « Ben en même temps, j’ai trouvé que c’était plus facile d’accès que
la plupart de ses ouvrages. Et puis après tout, si le sujet est intéressant, c’est le minimum que
de faire un effort de compréhension… Ras-le-bol du nivellement par le bas. » À quoi le pre-
mier répond : « Moi, c’est juste qu’il y a moyen de dire la même chose avec des mots très fran-
çais, synonymes, et plus “courants”… Cette “mode” des termes alambiqués exprès pour faire
sérieux… un poil agaçant, c’est tout ! Dans d’autres domaines, cela “fait sérieux” et si on décor-
tique, en fait le mec cause pour ne rien dire… (pas dit que c’était le cas de l’article !). » Ce que
suggère ce passage est qu’il faut comparer mon niveau d’écriture non pas avec le tout-venant,
mais avec celui des travaux habituels des médiévistes (ce que souligne d’ailleurs explicitement
le commentaire italien, « Si en France… », p. 1).

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80 Joseph Morsel

Modèle d’explication du Sonderweg


Le principe méritocratique instillé par l’Église n’a à ma connaissance pas
encore été critiqué. La seule observation qui a été faite est de ne pas considérer
que ce principe est en place dès la période médiévale, mais qu’il s’agit d’une
tendance lourde, dominante et pourtant jamais absolue, également suscep-
tible de régressions – comme en a connu l’Islam et comme en a connu l’Eu-
rope en des moments de crise.
Le modèle de la « déparentalisation » a en revanche été mis en doute à deux
niveaux temporels : à l’amont, certains doutent de ce que la société du haut
Moyen Âge (voire celle de Rome) ait été « parentalisée » – mais en ce cas, contre
quels moulins parentaux a lutté l’Église ? Doit-on réduire les efforts cléricaux
autour du mariage ou de la parenté spirituelle à de simples enjeux théolo-
giques ? Et comment comprendre le « flou » qui s’instaure effectivement, dans
la terminologie, au plan des limites entre parents et non-parents charnels37 ?
À l’aval, certains doutent de ce que la société occidentale ait fonctionné sur
une base « déparentalisée » puisque la famille joue visiblement un rôle clé dans
l’organisation sociale. Le problème qui se pose alors ici est celui de la nature
sociale de la famille, et notamment de ses rapports avec le système de parenté
– l’articulation entre famille et parenté constituant l’un des grands problèmes
théoriques auxquels sont confrontés les médiévistes (comme d’autres). L’in-
compréhension du problème a ainsi pu conduire à une traduction de « dépa-
rentalisation » par Entfamilialisierung38 – qui est tout autant un néologisme que
celui, plus exact, que j’utilise usuellement (Entverwandtschaftlichung).
Plus cruciale en revanche est la critique faite à l’idée que véhicule impli-
citement la notion de « déparentalisation » dès lors qu’elle est employée de
façon absolue, c’est-à-dire sans ses compléments « du social » (qui signale
bien qu’il ne s’agit pas d’un processus en quelque sorte substantiel – la dispa-
rition des parents – mais de la marginalisation de la référence à la parenté39),

37.  Cf. dernièrement J. Morsel, « Ehe und Herrschaftsreproduktion zwischen Geschlecht


und Adel (Franken, 14.-15. Jahrhundert) », dans Andreas Holzem, Ines Weber (dir.), Ehe
– Familie – Verwandtschaft. Vergesellschaftung in Religion und sozialer Lebenswelt, Paderborn/Munich/
Vienne/Zürich, Ferdinand Schöningh, 2008, p. 191-224, ici 195-198.
38.  Bernhard Jussen, « Verwandtschaftssysteme », dans Gerd Melville, Martial Staub
(dir.), Enzyklopädie des Mittelalters, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2008, t. 1,
p. 170.
39.  « Déparentalisation du social » est constitutif d’un binôme avec « spatialisation du
social », dont la définition (L’Histoire (du Moyen Âge)…, op. cit., p. 139 : « Par “spatialisation”, on
n’entend évidemment pas le fait que le système social médiéval présente désormais une dimen-
sion spatiale : toute société se réalise dans un espace particulier, le sien, celui qu’elle produit
elle-même, et qui n’a rien à voir avec notre conception triviale de l’espace en tant qu’étendue

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L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat… deux ans après 81

et « charnelle » (qui signale que le principal enjeu est sans doute celui du clas-
sement – entre parents et non-parents) : employée de façon absolue (voire tra-
duite de façon absurde), la notion fait comme si la parenté était une instance
évidente, une constante anthropologique particulière, transhistorique, dont
seules changeraient, dans le temps ou dans l’espace, à la fois la place relative
des liens biologiques et les fonctions sociales qu’elle est censée garantir. On
retrouve là un paradigme central chez bien des anthropologues, qui postulent
l’existence d’un noyau biologique et/ou de besoins spécifiques à partir desquels
se seraient développés les divers systèmes de parenté et même, comme une
sorte de travestissement, des formes dites « pseudo-parentales40 ».

continue, neutre et préexistante à sa socialisation. Ce qu’on veut dire par “spatialisation” du


social, c’est que désormais la référence à l’espace devient un facteur essentiel de la description
et de l’identification sociale, bref des discours sociaux ») éclaire celle que je donne de la dépa-
rentalisation (ibid., p. 110-111 : « Il ne s’agit pas de la disparition des rapports de parenté, mais
de leur soumission progressive à des logiques sociales extérieures au champ de la parenté : au
lieu de déterminer l’ensemble du social, les rapports de parenté sont peu à peu déterminés au
sein du social, et notamment instrumentalisés par d’autres logiques et pour d’autres impératifs
sociaux. Les rapports de parenté ne sont désormais plus primo-structurants mais exostructurés, et
ils perdent même une partie de leur spécificité : sont exprimés dans le langage de la parenté des
pratiques qui n’ont rien de parental, si bien que les limites du champ du parental deviennent
floues »), qui présente effectivement une faiblesse remarquable : les précisions « extérieures au
champ de la parenté » et « qui n’ont rien de parental » supposent en effet l’existence principielle
de ce champ et du parental… Par précaution, il conviendrait donc de modaliser ceci en ajoutant
« selon nos conceptions ».
40.  Cf. par exemple ce que Françoise Héritier, L’exercice de la parenté, Paris, Seuil, 1981,
p. 16-17, appelle le « donné biologique de base […] que manipule en tout temps et en tout
lieu le travail symbolique de la parenté » : on notera ici le binôme biologique/symbolique, le
verbe « manipuler » et l’universalisation « en tout temps et en tout lieu », qui font selon moi
de cet énoncé un remarquable condensé du discours anthropologique courant sur la parenté.
Quant au fonctionnalisme de certains anthropologues, on pourra se reporter à l’ensemble
des « fonctions positives et négatives que doivent ou peuvent assumer vis-à-vis d’enfants des
individus considérés comme faisant partie de leurs « parents » [au sens de père/mère] », que
Maurice Godelier, Métamorphoses de la parenté, Paris, Fayard, 2004, p. 242, présente comme
constitutives du champ de la « parentalité », à propos desquelles il poursuit qu’« il est clair que
ces fonctions sont pour la plupart divisibles et partageables et peuvent donc être redistribuées de
façons très diverses, mais toujours selon les normes socialement et culturellement justifiées
entre le père et les parents du côté du père, la mère et les parents du côté de la mère, les alliés,
etc., et ce selon le sexe, l’âge de ces individus et leur distance en termes de parenté par rapport
à lui » (p. 242-243) : on ne saurait mieux dire l’universalité et l’anhistoricité des fonctions de
base, dont seule change la combinatoire (avec le retour, parmi les critères, de la plus grande
partie du donné biologique de base de F. Héritier). La meilleure mise au point (critique) que je
connaisse sur le paradigme « objectiviste » de l’anthropologie de la parenté est celle de David
M. Schneider, A Critique of the Study of Kinship, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1984.

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82 Joseph Morsel

Or, si l’on peut contester la pertinence de l’usage de notions comme l’éco-


nomie, la politique ou la religion pour la société médiévale 41, pourquoi ne
pas en faire autant avec celle de la parenté42 ? C’est, semble-t-il, ce qui est à
l’arrière-plan du refus d’Anita Guerreau-Jalabert de considérer la parenté
baptismale médiévale comme une pseudo-parenté : il s’agirait d’un pan de la
parenté tout aussi réel que les liens charnels43, et l’on devrait alors au moins
faire l’hypothèse que le système de parenté de l’Europe occidentale antérieur
au xviiie siècle ne peut pas être analysé à partir de nos représentations de
ce qui constitue fondamentalement le parental (on l’a dit : le biologique et

Pour une mise en perspective plus large des travaux fondamentaux de D. M. Schneider (ensuite
étendus à l’appartenance religieuse et nationale), cf. Sylvia J. Yanagisako, « Bringing it all
back home. Kinship theory in anthropology », dans David W. Sabean, Simon Teuscher, Jon
Mathieu (dir.), Kinship in Europe. Approaches to Long-Term Development ( 1300-1900), New York/
Oxford, Berghahn, 2007, p. 33-48.
41.  Cf. A. Guerreau, L’Avenir d’un passé incertain…, op. cit., p. 23-54. Rappelons que cette
remise en cause ne consiste pas en une négation de l’existence de pratiques ou discours maté-
riels (productifs, commerciaux, etc.), ni de pratiques ou discours de pouvoir, ni de pratiques ou
discours centrés sur Dieu dans la société en question, mais en la négation de champs à la fois
spécifiques, autonomes et étanches leur correspondant. Par conséquent, la notion d’« écono-
mie encastrée » de Karl Polanyi peut également être contestée (cf. Alain Guerreau, Le féoda-
lisme. Un horizon théorique, Paris, Le Sycomore, 1980, p. 160) car, si elle reconnaît l’hétéronomie
des pratiques et discours matériels, elle sauve la notion d’« économie » en tant que type anhis-
torique d’activité humaine.
42.  Cette question est justifiée non seulement par le fait que je m’interroge ici sur la parenté,
mais aussi et surtout parce que si les historiens découpent aisément leur réflexion de façon
ternaire (politique/économique/religieux ou culturel : cf. le plan adopté par Francis Rapp, Les
origines médiévales de l’Allemagne moderne. De Charles IV à Charles Quint (1346-1519), Paris, Aubier,
1989, où cette distinction donne naissance à trois parties puis réapparaît de nouveau à l’inté-
rieur d’une quatrième), les anthropologues la découpent en quatre (parental/économique/poli-
tique/religieux), comme le signale clairement D. M. Schneider, A Critique…, op. cit., p. 181.
Le statut scientifique du « parental » devrait donc être soumis à la même critique que celui des
trois autres concepts.
43.  A. Guerreau-Jalabert, « Spiritus et caritas. Le baptême dans la société médiévale », dans
Françoise Héritier-Augé, Élisabeth Copet-Rougier (dir.), La parenté spirituelle, Paris, Édi-
tions des archives contemporaines, 1995. Il est essentiel de considérer que le « charnel » et le
« biologique » ne sont absolument pas équivalents : non seulement ils prennent leur sens au
sein de binômes distincts (spirituel/charnel, culturel/biologique), mais surtout le biologique
constitue une matrice essentielle de notre pensée du social, de plus en plus prégnante et modi-
fiant en profondeur le binôme nature/culture sur lequel reposait la définition de l’humain dans
l’esprit des Lumières (pour un exemple des effets intellectuels de cette naturalisation/biologisa-
tion du social, cf. J. Morsel, « Appropriation communautaire du territoire, ou appropriation
territoriale de la communauté ? Observations en guise de conclusion », Hypothèses 2005. Travaux
de l’École doctorale d’histoire de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris, Publications de la Sor-
bonne, 2006, p. 104).

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L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat… deux ans après 83

le fonctionnel)44. Le problème posé par la notion de « déparentalisation »


est ainsi moins celui du taux de parentalisation des systèmes sociaux anté-
rieurs ou postérieurs que le fait que la notion suggère l’existence d’un paren-
tal plus ou moins prégnant selon les époques mais néanmoins là, comme
une constante anthropologique dont seuls les usages sociaux changeraient.
Peut-être faudrait-il alors construire une notion qui suggérerait une trans-
formation dans la nature de la parenté plutôt que dans son intensité ou son
ampleur (Umverwandtschaftlichung, méta-parentalisation, etc.)… Mais surtout,
il importe de ne pas isoler le parental du reste du social45 : les transformations
qu’on peut y observer ne font sens que par rapport à celles qu’on observe dans
les autres champs sociaux – par exemple la « spatialisation du social ».
Le modèle de la « spatialisation du social », lui, était déjà globalement
accepté par divers médiévistes français, qui le déclinaient sous diverses formes
(notamment celle de la spatialisation du sacré, etc.)46. Toutefois, à la suite

44.  Le basculement parental dans la seconde moitié du xviiie siècle a été souligné par David
W. Sabean, Simon Teuscher et Jon Mathieu, « Kinship in Europe. A new approach to long
term development », dans Id. (dir.), Kinship in Europe…, op. cit., p. 16-24, mais ramené à une
simple modification des usages de la parenté, liée à la mise en place du système capitaliste, et
non pas replacé dans une transformation d’ensemble des fondements du social, notamment
par une définition du « naturel » qui à la fois rompt avec les schémas antérieurs (notamment
divin/naturel) et ouvre les immenses horizons d’appropriation du monde qui caractérisent le
système industriel. L’absence de prise en compte de ce basculement, qui place le biologique au
cœur du parental (mais aussi, selon les moments, au cœur du national, du religieux, du social,
etc.), est d’autant plus étonnante qu’elle revient à négliger complètement la belle contribution
de S. J. Yanagisako, « Bringing it all back home… », op. cit., qui suit immédiatement dans le
volume et auquel les trois auteurs ne font strictement aucune référence (pas plus qu’aux travaux
de D. M. Schneider). La pente « objectiviste » semble d’ailleurs se poursuivre avec les travaux
qu’ils incitent actuellement sur l’histoire du sang dans la parenté, au sein desquels Anita Guer-
reau-Jalabert fait entendre une voix nettement discordante, fondée à la fois sur ses travaux sans
concession et sur la prise en compte du basculement biologiste au xviiie siècle. De ce point de
vue, on voit bien combien l’étude rationnelle de la société médiévale est susceptible de nous
contraindre à remettre en cause nos certitudes les plus solides.
45.  Anita Guerreau-Jalabert, « Rome et l’Occident médiéval. Quelques propositions pour
une analyse comparée de deux sociétés à système de parenté complexe », dans Jean-Philippe
Genet (dir.), Rome et l’État moderne européen, Rome, École française de Rome, 2007, p. 197-198,
s’interroge clairement sur la légitimité d’étudier isolément le champ de la parenté. D’ailleurs,
S. J. Yanagisako, « Bringing it all back home… », op. cit., p. 36, signalant les travaux menés
sous l’égide de l’anthropologue Janet Carsten sur la « relation sociale » (relatedness), indique
comment le fait de ne plus isoler l’étude de la parenté du reste des rapports sociaux conduit
par exemple à une modification radicale de l’interprétation de la société Nuer, à l’encontre de
l’agnatisme qu’Evans-Pritchard y trouvait.
46.  Cf. notamment le programme de recherche « La spatialisation du sacré dans l’Occident
médiéval (ve-xiiie siècles) », implanté au Centre d’études médiévales (CEM) d’Auxerre pendant
les années 1997-2006.

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84 Joseph Morsel

de discussions avec divers collègues autour du problème de l’encellulement


comme mode de fixation des populations et à l’occasion de conférences sur la
« formation des communautés d’habitants », notamment dans une confron-
tation avec le modèle du « communalisme » de Peter Blickle47, j’ai été amené à
modifier le sens logique du rapport entre déparentalisation et spatialisation :
alors que dans l’ouvrage présenté, la spatialisation était conçue comme le
moyen (ou la condition nécessaire) d’une déparentalisation promue par l’Église
afin de s’imposer face aux laïcs (à la fois pour en perturber les stratégies de
reproduction et assurer la reproduction de sa domination sur l’aristocratie
laïque), donc de manière intentionnaliste, j’aurais plutôt tendance désormais
à considérer que c’est la déparentalisation qui a permis la spatialisation, elle-
même conçue comme moyen systémique d’assurer la reproduction locale de la
domination seigneuriale – et que c’est parce que la déparentalisation rendait
possible la spatialisation qu’elle a pu s’imposer, et avec elle l’encadrement
clérical des rapports de parenté…

Le Moyen Âge d’aujourd’hui


Autant dire que le modèle explicatif du Sonderweg européen reste à l’heure
actuelle instable. Mais qui plus est, il échappe assez mal – malgré les précau-
tions oratoires et les critiques exercées à l’encontre d’autres modèles – au
risque téléologique, signalé par certains commentateurs48. Un des premiers

47.  Conférence organisée à l’EHESS par le CIERA, le 14 décembre 2007, dans le cadre de la
série « Les mots de l’histoire » (thème : Gemeinde/communauté) et intitulée « La formation
des communautés d’habitants, ou comment la réunion ne fait pas la force », en présence
de P. Blickle. Depuis, j’ai retravaillé ce texte et en ai tiré une version allemande présentée au
Zentrum für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte de l’université de Vienne, le 14 janvier 2009,
sous le titre « Die Ausbildung der Einwohnerschaften im Mittelalter. Die Verräumlichung des
Gesellschaftlichen als Grundmerkmal der historischen Entwicklung im Mittelalter », transfor-
mée ensuite en un article à paraître sous ce titre dans la revue Historische Anthropologie, auquel je
renvoie pour les détails de la réflexion et les travaux de référence.
48.  La réflexion la plus fine à ce sujet est, à ma connaissance, celle des collègues argentins
dont j’ai signalé plus haut (n. 18) le travail et qui soulignent la contradiction qu’il semble y
avoir entre la première et la seconde parties, puisque la première s’oppose à une Histoire du
passé pour le présent alors que la seconde semble légitimer l’Histoire médiévale par sa capa-
cité explicative du présent (« El sentido no está asignado de antemano, nos dice ; la historia
no es despliegue de potencialidades. ¿ Cómo combinar este principio con la idea general que
atraviesa el trabajo que apunta a buscar la legitimidad de los estudios sobre la Edad Media en
el sentido que el pasado medieval le imprimió a nuestro presente ? ¿ Cómo pensar por fuera de
un discurso de matriz ontológica la idea de que nuestro “ser actual” tiene una vinculación con
un “ser pasado”, aun tomando todas las precauciones posibles ? He aquí un interrogante clave :
¿ estudiamos, enseñamos, investigamos Historia Medieval porque nuestro presente guarda
alguna relación de identidad o de extrañeza con ese pasado ? »). Mais au lieu de référer cette

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L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat… deux ans après 85

lecteurs de l’ouvrage (avant publication) m’a même fait observer que le pro-
blème majeur est de rester fidèle à une conception du Moyen Âge en tant que
période spécifique49, donc en privilégiant son altérité fondamentale50, alors
même que l’objectif de la seconde partie est de montrer à quel point il a servi
de « matrice »… Alors : rupture ou relative continuité ?

contradiction au lieu social d’où je parle ou à mes faiblesses spécifiques (mes croyances ou les
contradictions internes de mon modèle de pensée), ils la renvoient très justement à la logique
d’écriture qui gouverne le projet, au fait d’entreprendre d’écrire cet ouvrage au sein d’un rap-
port discursif – celui de l’autojustification – qui me contraint d’emblée au grand écart entre,
d’une part, faire œuvre de citoyen et, d’autre part, faire œuvre d’historien (je reviendrai plus loin
sur cette tension interne à l’ouvrage).
49.  C’est d’ailleurs à cette notion de « Moyen Âge » que s’est attaqué, peu après, l’ouvrage de
V. Groebner, Das Mittelalter hört nicht auf…, op. cit., qui ne traite pour ainsi dire pas de l’His-
toire médiévale mais des rapports des Occidentaux à un objet fantasmatique nommé « Moyen
Âge » : la question n’est pas la-période-500-1500-dont-les-historiens-doivent-rendre-compte, mais « le
Moyen Âge » en tant qu’une certaine forme de passé (le terme de « passé » revient à presque
toutes les pages) qui est l’objet de discours variés, dont le discours historien n’est d’ailleurs
qu’une forme temporaire, concurrencée aujourd’hui par celui du tourisme temporel (heroic
fantasy et autres fictions romanesques ou cinématographiques) ; d’ailleurs, le discours histo-
rien n’est lui-même jamais véritablement parvenu à s’abstraire des usages non scientifiques,
comme le montre la manière dont les médiévistes se sont empressés, en 1914, puis de nouveau
dans les années 1930, voire après le 11 septembre 2001, de disqualifier « l’ennemi » à l’aide
de leur savoir. « Le Moyen Âge est incessant », parce qu’il n’a pas d’autre existence que le dis-
cours qui est tenu sur lui, et donc qu’il est sans cesse réinventé ; « le Moyen Âge » renvoie ainsi
moins à une période ou société historique qu’au positionnement (idéologico-politique) dans
son propre présent de celui qui l’évoque : « le Moyen Âge » ne sert qu’à dire le présent, chaque
présent l’un après l’autre.
50.  Cette notion d’altérité est effectivement présente dans mon texte et impose donc quelque
précision. Deux raisons président à la réaffirmation de l’altérité médiévale : d’une part, il me
paraît peu contestable que la société médiévale puisse être considérée autrement que comme
radicalement autre (cf. L’Histoire (du Moyen Âge)…, p. 35) ; d’autre part, cette reconnaissance d’al-
térité est nécessaire contre l’affirmation, implicite ou explicite, du caractère inverse de la société
médiévale par rapport à la nôtre (ibid., p. 40-41). Je ne conçois ainsi pas l’altérité comme le
mobile de l’étude du Moyen Âge (en tout cas pas plus pour lui que pour n’importe quelle autre
société), mais sa reconnaissance comme une nécessaire condition d’étude – et je dirais même
qu’écarter le préjugé d’inversion impose de renoncer à faire de son altérité un mobile, car cela
sous-entendrait qu’on a affaire à une altérité d’une qualité particulière (puisqu’elle conduit à
se pencher en priorité sur le Moyen Âge), certainement nourrie du préjugé d’inversion que l’on
réintroduirait alors masqué dans le débat. Toutefois, si l’on considère que la valeur fondamen-
tale d’« autre » constitue pour V. Groebner, Das Mittelalter hört nicht auf…, op. cit., p. 148-153,
un caractère fondamental du Moyen Âge, on devrait sans doute considérer que la reconnais-
sance d’altérité – et donc opposer l’autre à l’inverse – n’est pas en soi la garantie d’une approche
scientifique – tout simplement parce que l’altérité n’a pas d’existence ontologique, qu’elle n’est
qu’une construction intellectuelle ou mentale (ce qui rend encore plus illégitime d’en faire un
mobile…). La reconnaissance d’altérité est donc une condition nécessaire mais non suffisante.

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86 Joseph Morsel

Prendre en compte les phénomènes de « déparentalisation » et de « spa-


tialisation du social » rend cohérentes diverses observations faites par des
sociologues ou des politologues à propos du fonctionnement social actuel.
La déparentalisation est en effet relayée par le développement de tout le dis-
cours biologiste, qui a pour conséquence de réduire le parental au génétique
et à l’engendrement – une situation idéologique qui correspond de plus en
plus à une situation réelle puisque les sociétés modernes deviennent, d’elles-
mêmes (dans la plupart des pays d’Europe par exemple) ou par la contrainte
(en Chine), des sociétés à enfants uniques, dans lesquelles la consanguinité
se réduira en quelques générations à la seule filiation (comme c’est déjà le cas
dans une bonne partie de la Chine actuelle) : la disparition des frères et sœurs
entraînera nécessairement celle des oncles et tantes, donc des cousins.
Or la déparentalisation n’est plus le fondement de la méritocratie : avec
la mise en place de l’institution scolaire moderne, fondée sur l’octroi de
diplômes garantis par les États, la méritocratie est devenue la domination des
plus diplômés. P. Bourdieu a bien montré comment l’institution scolaire s’est
muée en France, à l’aide du système des grandes écoles, en mode de repro-
duction invisible de réseaux parentaux51. Cela ne signifie pas qu’il y ait « repa-
rentalisation » du social, mais que la domination méritocratique n’est plus
contradictoire avec la domination parentale. On peut alors même se deman-
der dans quelle mesure la déparentalisation « démographique » dont j’ai parlé,
aboutissant à la disparition pratique des oncles et cousins, ne devient pas un
facteur supplémentaire de reproduction des dominants qui, eux, ne se privent
pas d’avoir plusieurs enfants et donc de reproduire des réseaux d’appui…
Moyennant quoi l’obtention de diplômes, si elle reste une nécessité pratique
et idéologique, n’est plus une garantie d’accès à la classe dominante – ce qui
évidemment rend possible (parce que sans véritable conséquence) l’ouverture
la plus large d’un certain nombre de filières d’enseignement supérieur. La
réduction tendancielle du nombre d’enfants dans les classes moyennes et infé-
rieures serait peut-être même à concevoir comme une autre de ces logiques
d’auto-élimination qui assurent largement la reproduction de la domination
sociale. Qu’en France, ce phénomène démographique s’observe moins (avec
le maintien d’un taux de fécondité conséquent) pourrait sans doute être consi-
déré non comme un contre-exemple mais comme un autre exemple de la (très)
relative aberration du cas français par rapport au système social libéral.
Quant à la spatialisation du social comme caractère central de l’évolu-
tion historique de l’Occident médiéval et moderne, on observe sans diffi-
culté qu’elle a justement disparu dans le système social contemporain, qui
repose sur la négation de l’espace, tant du point de vue de sa nature sociale

51.  P. Bourdieu, La noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Minuit, 1989.

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L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat… deux ans après 87

(la géométrie, l’économie, la cartographie, la géographie vidalienne, etc.


ont transformé l’espace soit en donnée naturelle, soit en donnée purement
abstraite, dans tous les cas en donnée non sociale) que de la généralisation
de pratiques spatiales entièrement fondées sur l’accélération de la vitesse de
déplacement et la négation idéelle de la distance (dont la conquête spatiale
et Internet sont les réalisations les plus spectaculaires). La société actuelle
se caractérise donc par un phénomène de déspatialisation, dont on voit bien
qu’elle entraîne avec elle la désocialisation (puisque les sociétés occidentales
préindustrielles se pensaient comme des sociétés spatialisées) et l’individuali-
sation (accentuée par la rupture entre lieu de travail et lieu de résidence).
Ainsi, ce n’est pas uniquement parce que l’examen de la société médiévale
permet d’identifier des clés de lecture (déparentalisation, spatialisation) que
cet examen du Moyen Âge est nécessaire : si ce n’était qu’une affaire de clé de
lecture, l’Histoire du Moyen Âge serait simplement utile. En fait, c’est parce
que l’évolution historique médiévale a donné naissance à des modes de struc-
turation sociale particuliers (méritocratie, spatialisation) que l’évolution his-
torique post-médiévale, c’est-à-dire actuelle, a pris la forme qui est la sienne,
à savoir celle d’une société de l’apprentissage scolaire et d’une société de la
négation de la distance. Ces deux aspects ont pour nous une apparence d’évi-
dence telle que nous n’imaginons pas qu’un autre développement social que
celui fondé sur l’accès à l’école, à la voiture et aux télécommunications aurait
été possible : les sociétés dépourvues d’un tel accès ne peuvent être que des
sociétés arriérées.
Je ne suis évidemment pas en train de prôner un retour en arrière, mais
simplement d’évoquer l’historicité fondamentale non seulement des niveaux
mais aussi et surtout des modes de développement (à l’encontre du dogme
des « lois naturelles »), donc leur caractère nécessairement contingent – donc
le caractère toujours ouvert de l’avenir. Souligner l’importance historique du
Moyen Âge revient ainsi moins à expliquer le présent qu’à restituer à la période
actuelle sa dimension historique, et donc nécessairement transitoire, à l’opposé
tant du « présentisme » en tant que négation de l’historicité du présent52 que
de l’affirmation néo-conservatrice de la « fin de l’histoire ». C’est dans cette
perspective qu’il faut lire la seconde partie de l’ouvrage, en dépit des affleure-
ments téléologiques ici ou là, qui devraient être corrigés en cas de réédition53.

52.  François Hartog, Régimes d’historicité : présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.
Sur le lien possible entre « présentisme » et libéralisme, cf. mes remarques dans Historiens &
Géographes, 403 (2008), p. 307 (ou http://aphgcaen.free.fr/chronique/403/aphg403.pdf, p. 7).
53.  Je signale d’ailleurs ici un autre des avantages de l’édition électronique : alors que la
possibilité d’une mise à jour d’un ouvrage publié sur papier dépend de la décision d’un édi-
teur de lancer une réédition mise à jour, donc d’impératifs commerciaux, celle d’un ouvrage

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88 Joseph Morsel

Le Moyen Âge doit-il être défendu ?


Cela ne doit cependant pas conduire à évacuer l’interrogation suivante :
téléologie, « pégomanie » (quête des origines), contradiction interne – et si
ces défauts de l’ouvrage étaient liés à l’absurdité de son projet ? Je rappelle que
l’ouvrage est né d’une situation contingente : la demande de justification pré-
sentée par une non-médiéviste. Cet ouvrage doit ainsi être considéré comme
la présentation de la manière dont on pourrait (le moins mal, me semble-t-il
– compte tenu néanmoins des critiques formulées) procéder à une telle justi-
fication – ce qui ne signifie en aucun cas qu’une telle justification soit néces-
sairement légitime en soi (c’est-à-dire non pas dans son contenu, mais dans
son existence même). Tout bien pesé, il me semble même qu’un tel type de
discours est un pis-aller (éventuellement motivé, je l’ai dit, par des logiques
de champ), parce qu’il nous conduit à soumettre nos propos à une exigence
argumentative qui n’a rien de scientifique : dès lors que nous prétendons
répondre à une mise en demeure de répondre, nous nous soumettons à un acte
de violence symbolique – quelle que soit la manière dont nous répondons.
On m’a ainsi fait observer à propos de l’argumentation « l’Histoire est un
bloc » que, bien que je récuse l’approche mémorielle, je semble néanmoins
faire une concession inadmissible à celle-ci en la mentionnant sans la cri-
tiquer franchement (par un simple « s’agit-il bien d’Histoire ? »). C’est vrai,
mais c’est volontaire – et j’ai été ici guidé par des raisons tactiques, dans la
mesure où le « devoir de mémoire » est à l’heure actuelle la seule fonction
légitime officiellement reconnue à l’Histoire dans nos sociétés. Or on ne peut
pas raisonner sur l’Histoire, comme le rappelait Gérard Noiriel54, sans tenir
compte de son inscription institutionnelle dans la société : l’activité scien-
tifique n’est pas seulement une activité intellectuelle, elle a aussi une base
humaine et matérielle, largement déterminée par les modes de financement
dominants – qui sont la contrepartie de la « demande sociale ». Devons-nous
alors agir de façon « schizophrénique », avec un double langage – mémoriel
face à nos financeurs, scientifique entre nous – tant que la nécessité de l’His-
toire en dehors de tout intérêt idéologique n’aura pas été garantie55 ? Chacun
peut percevoir la difficulté pratique, sinon absurde de cette hypothèse.

électronique dépend avant tout de la volonté de l’auteur. L’éventualité d’une telle réédition,
tenant compte de tout ce qui est dit ici et ailleurs, a déjà été envisagée avec Christine Ducour-
tieux – sans que cela signifie la substitution de la deuxième version à la première : toutes deux
seraient également disponibles.
54.  G. Noiriel, Sur la « crise » de l’histoire…, op. cit., p. 220-229.
55.  Dans une telle optique, on devrait considérer que nous sommes dans une situation
de « chance historique » : d’un côté, beaucoup d’entre nous paraissent conscients qu’il faut
changer la manière de faire de l’Histoire (médiévale), en rompant clairement avec la fameuse

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L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat… deux ans après 89

Il faudrait donc montrer que l’Histoire (du Moyen Âge) est utile pour
aujourd’hui – concession à l’utilitarisme ambiant particulièrement probléma-
tique, on l’a déjà signalé, parce qu’elle suppose et renforce l’idée que seules
les choses utiles (selon quels critères ?) méritent d’être cultivées (ce qui abou-
tit à ce que P. Bourdieu appelait un « enfermement symbolique » désastreux
du point de vue intellectuel) et que cette utilité est nécessairement relative.
Une solution plus efficace, mais plus exigeante, est de montrer la nécessité,
plutôt que l’utilité, de l’Histoire (du Moyen Âge), avec le risque téléologique
signalé, qu’on peut réduire en insistant sur l’effet d’historicisation du présent
plutôt que de son explication.
C’est par cette historicisation, et seulement par elle, que l’Histoire (du
Moyen Âge) peut être considérée comme un « sport de combat », comme
un moyen de contribuer à la prise de conscience du caractère historique-
ment construit (donc dépassable) des blocages idéologiques actuels, qui
soumettent notamment les pratiques scientifiques à de simples objectifs de
rentabilité et donc d’utilité. Dans cette perspective, il s’agirait donc moins
de défendre l’étude du Moyen Âge que de s’appuyer sur elle – non pas pour
l’instrumentaliser, mais parce que le fait même d’étudier rationnellement,
scientifiquement, gratuitement, la société médiévale ne peut pas ne pas avoir
de conséquences significatives sur le fonctionnement social. Mais cela revient
toujours à accepter l’idée que la science historique doit être légitimée (donc
qu’elle n’est pas en soi légitime, en tant que forme de connaissance ration-
nelle comme une autre).
On peut alors décider purement et simplement que l’on n’a pas à justifier
la pratique historienne56 – coup de force intéressant (et qui a ma faveur) mais,
on l’a dit, risqué dans le cadre des rapports de pouvoir qui encadrent l’acti-
vité scientifique (c’est l’État qui recrute et qui paie, et l’on voit actuellement
ce qui se passe lorsqu’il décide qu’il faut faire des économies : les Sciences
humaines et sociales sont sacrifiées sur l’autel de la rentabilité – et elles ont
aussi payé en Allemagne un lourd tribut à ces restructurations financières).
Une telle prise de position n’est dès lors possible, en pratique, que dans le cadre
d’une redéfinition des rapports entre l’Histoire médiévale et l’Histoire, entre
l’Histoire et les sciences sociales, entre les sciences sociales et la science et

« demande sociale » – et de l’autre, nous sommes encore assez nombreux pour le faire : il s’agi-
rait donc d’une certaine manière d’une situation dialectique, dans laquelle le nombre de postes
durables créés pour faire de l’histoire-mémoire pourrait être détourné pour faire, enfin, de la
science historique… Une chance historique à ne pas laisser passer.
56.  C’est visiblement la position qu’adopte A. Guerreau, L’Avenir d’un passé incertain…,
op. cit., p. 13-14, et celle qu’avait adoptée Julien Demade lors du colloque (voir l’article de cet
auteur dans le présent ouvrage).

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90 Joseph Morsel

entre la science et l’humanité. C’est-à-dire qu’il convient tout simplement (!)


d’adosser la légitimité de l’Histoire médiévale à celle de la science – et à se
battre pour cette dernière.
L’Histoire (du Moyen Âge) serait ainsi légitime au même titre que la science
qu’elle doit prétendre être, pour autant que la science elle-même soit encore
(dans la plupart des sociétés occidentalisées – même si des doutes sont émis
à propos des États-Unis57…) légitime. Spontanément en effet, dans une pers-
pective rationaliste encore dominante (pour combien de temps ?), la plu-
part des gens répondraient que la science n’a pas besoin d’être justifiée ou
de se justifier. Au pire il faut prévoir des garde-fous éthiques pour certains
domaines de recherche (comme pour le génie génétique), mais sans que cela
remette en cause le principe même de la recherche. Il n’est en effet pas dans la
nature d’une science de devoir se justifier : la seule chose qu’elle doit justifier,
ce sont ses postulats, ses méthodes et ses résultats.
Le problème auquel les médiévistes sont confrontés conjoint donc deux
niveaux d’interrogation : il s’agit d’une part de la légitimité de l’Histoire dans
son ensemble (raison pour laquelle « (du Moyen Âge) » est entre parenthèses
dans le titre de l’ouvrage) et, au-delà, des sciences sociales par rapport au
socle de la science ; d’autre part du rapport des médiévistes au Moyen Âge.
Pour ce qui est du premier point, il ne s’agit pas de s’interroger sur le fait de
savoir si l’Histoire est une science mais de partir de cet état de fait (puisqu’elle
est susceptible de rendre compte de manière rationnelle et convaincante, à
partir d’un ensemble d’hypothèses et de modes de validation transparents, de
la manière dont une société humaine s’est transformée dans le temps).
On observe alors aisément que l’Histoire se trouve rigoureusement dans
la même situation que les autres pratiques scientifiques qui reposent pour
l’essentiel (du moins dans divers pays d’Europe – et il faudrait donc voir ce
qui se passe dans les pays organisés autrement) sur le financement public,
de moins en moins perçu comme une forme de contribution solidaire mais
de plus en plus comme une forme d’investissement, qui impose de rendre
des comptes à la communauté et de montrer l’utilité sociale de ce qui est fait.
Avec le développement de l’antifiscalisme au cours des dernières décennies, la
justification du travail de l’historien est devenue de plus en plus difficile, non
parce qu’il est en soi peu justifiable, mais parce qu’il est désormais soumis à
des critères de rentabilité de plus en plus étrangers au fonctionnement de la
recherche fondamentale.

57.  Je renvoie ici aux inquiétudes du journaliste américain Garry Will : « Un peuple qui croit
avec plus de ferveur en la conception virginale du Christ qu’en l’évolution des espèces peut-il
être encore qualifié de nation éclairée ? » (« The day the enlightenment went out », New York
Times, 4 novembre 2004).

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L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat… deux ans après 91

L’Histoire relève en effet, comme l’ensemble des sciences sociales, de la


recherche fondamentale (leur objet est la mise au jour des règles du fonc-
tionnement et/ou du changement des sociétés), même s’il existe parfois des
secteurs d’application pratique, comme en économie, en sociologie ou en
psychologie – mais que pourrait bien être une recherche appliquée en His-
toire ? La « crise » de l’Histoire professionnelle n’est donc qu’un aspect de la
crise des sciences sociales et même, au-delà, de la crise des sciences organi-
sées dans un cadre public (ce que montre bien l’existence d’une organisation
comme Sauvons la Recherche, dans laquelle les sciences de la nature sont tout
aussi présentes, sinon plus, que les sciences sociales).
Le second point est indissociable du premier. Ce qui caractérise l’Histoire
médiévale, c’est moins le Moyen Âge que l’Histoire : le fait qu’elle se réalise
à propos du Moyen Âge a d’indéniables effets pratiques spécifiques (nature
et forme de la documentation, etc.), mais faut-il transformer ces spécificités
en propriétés intrinsèques de l’Histoire médiévale, dont la seule conséquence
est de souligner l’écart par rapport aux autres sciences sociales ? S’il me paraît
essentiel, comme je l’ai signalé plus haut, de faire comprendre l’écart qui
existe entre le travail scientifique de l’historien et le « goût » pour le passé
(non pour écarter les amateurs mais pour pouvoir intégrer au moins une par-
tie de leur activité), n’évoquons-nous pas en fait le plus souvent les spécificités
du travail historique afin de borner académiquement le champ des historiens
médiévistes, à la fois face aux autres historiens, face aux autres médiévistes
et face aux autres scientifiques, en particulier pour défendre le contingent de
postes d’historiens médiévistes dans l’enseignement supérieur et au CNRS et
disqualifier une partie des concurrents potentiels ?
Accepter de ne pas nous crisper sur le Moyen Âge en tant que tel au détri-
ment de la logique scientifique globale peut alors permettre d’adosser auto-
matiquement la légitimité de l’Histoire à celle de la science. Cela impose alors
quatre choses : 1) défendre les sciences sociales en-dehors de tout critère
d’utilité pratique et donc de rentabilité (enjeu crucial actuellement) ; 2) réaf-
firmer l’appartenance de l’Histoire aux sciences sociales (ce qui ne va pas de
soi, notamment face au discours des « humanités »), dotées d’une légitimité
sociale globale supérieure à celle de chaque discipline ; 3) abandonner par
conséquent la définition implicite de l’Histoire en tant que discipline dont
l’objet est le passé et la mémoire – et, pour ce qui est de l’Histoire médiévale,
du Moyen Âge ; 4) ne plus fermer les yeux sur les dérives non-scientifiques qui
minent le métier (colloquite, luttes de clans, etc.)58.

58.  La particularité remarquable du commentaire du doctorant anonyme italien est de souli-


gner la co-responsabilité du milieu académique italien dans la dégradation de la situation de
l’Histoire du Moyen Âge en Italie. La responsabilité du monde académique repose notamment
sur son autisme, son autoréférentialité, son opacité, qui rend à la fois sa production invisible

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92 Joseph Morsel

Par conséquent, deux ans après, l’Histoire (médiévale) reste plus que jamais
un sport de combat, si l’on admet que son enjeu est moins de sauvegarder un
mode de réservation du Moyen Âge aux historiens estampillés comme tels que
d’affirmer l’appartenance de l’Histoire au champ de la recherche scientifique
dans son ensemble. Nous ne devons donc plus travailler sur le Moyen Âge
parce qu’il était autre (exotique), parce qu’il est une de nos racines, parce qu’il
a été une grande civilisation, parce qu’il était chrétien, etc. Surtout : nous ne
devons plus travailler sur le Moyen Âge en tant que tel, parce qu’il n’existe
pas en dehors d’une pensée du présent. Nous devons travailler sur la société
médiévale, parce qu’elle était une société humaine, parce que nous devons tra-
vailler sur toutes les sociétés humaines, parce qu’en tant que société humaine
passée, elle permet de comprendre à la fois ce qu’est une société (un système
social) et comment se transforme une société.
Ce n’est donc certainement pas l’adossement au Moyen Âge qui sauvera
l’Histoire médiévale, mais son insertion dans le champ scientifique : l’His-
toire du Moyen Âge est probablement un niveau inadéquat de mobilisation,
l’enjeu est celui de la recherche scientifique fondamentale dans son ensemble.
La production d’un discours de légitimation ne peut donc certainement être
considérée que comme un pis-aller, une solution temporaire, tactique, qui ne
doit en aucun cas risquer de détourner de la seule chose qui compte : cette
insertion dans le champ scientifique. La question qui se pose est non pas celle
de la valeur du travail du médiéviste, mais celle de son sens.
Par conséquent, il conviendrait de transformer d’une part la question posée
par le colloque (au lieu de « pourquoi étudier… ? », plutôt « quel est le sens
d’étudier… », d’où la question nécessaire du « comment ») et, d’autre part, à
la fois le titre de mon ouvrage et le titre du colloque : l’enjeu ne devrait plus
être, au xxie siècle, l’étude du Moyen Âge mais, enfin, de la société médiévale.

Joseph Morsel
LAMOP – université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

ou incompréhensible, son recrutement injuste et non scientifique et donc son usage illégitime
des deniers publics. Sans remettre le moins du monde en question cette analyse, je signale tou-
tefois (et j’ai fait observer à son auteur) que la responsabilité indéniable de l’establishment ne doit
pas occulter les rapports particuliers que l’idéologie dominante entretient globalement avec le
Moyen Âge et qui expliquent aussi la « médiévalgie ». Car tout indique que ce que dénonce le
commentaire italien n’est pas propre aux seuls médiévistes, ni d’ailleurs aux seuls historiens
(des échos identiques me sont parvenus à propos de la philosophie…) ; par conséquent, si le
moyenâgeux fait l’objet de telles dérives, c’est que la période elle-même jouit d’un statut parti-
culier dans nos sociétés… Mais cela ne dédouane pas les universitaires (au sens large) de leur
responsabilité dans la dégradation des choses, ce qui établit un pont vers les critiques plus
scientifico-académiques, du genre de celles présentées en France par Alain Guerreau.

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L’historien médiéviste
face à la « demande sociale1 »
Didier Méhu

« Platon dit que les sociétés humaines ne seront


saines que lorsque les philosophes seront rois ou les
rois philosophes. Et moi je serais tenté de dire que
l’histoire n’ira bien que lorsque les hommes d’État
entreprendront de l’écrire, non pas, comme au-
jourd’hui, en la considérant comme une occupation
accessoire, mais avec l’idée qu’il s’agit de la plus belle
et de la plus nécessaire des tâches […] en lui consa-
crant le temps voulu au cours de leur vie, ou lorsque
les hommes qui se destinent à cette tâche songeront
que la formation acquise dans l’action politique est
pour cela indispensable. En attendant, les historiens
ne cesseront pas de s’égarer par ignorance. »
Polybe (v. 210/08-v. 126), Histoire, livre XII, 282.

D ans le cadre d’une crise du rôle social des sciences sociales et de l’ins-
titution universitaire, d’une demande croissante de sur-légitimation
des activités non rentables et d’un retour sur soi mû par le changement de
millénaire, on a vu récemment fleurir des réflexions individuelles ou collec-
tives sur l’état, l’organisation et le renouvellement des études médiévales. La
plupart demeurent dans un cadre classique, qui consiste à dresser le bilan des
tendances actuelles de l’historiographie sans véritablement penser la logique
interne de celles-ci au sein du développement de la société contemporaine,
ni véritablement poser la question de leur légitimité scientifique3. D’autres

1.  Mes remerciements vont à Jérôme Baschet, Alain Guerreau, Anita Guerreau-Jalabert, Kouky
Fianu et Joseph Morsel, qui ont bien voulu me faire part de leurs remarques sur une version
préliminaire de cet article, et à mes collègues de l’université Laval, Aline Charles, Maxime Cou-
lombe, Donald Fyson et Talbot Imlay, qui ont accepté de discuter et de critiquer ce texte.
2.  Traduit, présenté et annoté par Denis Roussel, édition publiée sous la direction de François
Hartog, Paris, Gallimard (Quarto), 2003, p. 837.
3.  J’ai pris connaissance des ouvrages suivants, mais la liste pourrait être largement augmen-
tée, y compris dans les trois langues retenues ici, français, anglais et allemand. The Past and

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94 Didier Méhu

sont plus audacieuses4. En 1999, Hanz Werner Goetz a introduit son bilan des
tendances actuelles de l’historiographie médiévale par une réflexion sur les
tâches (Aufgaben) de la médiévistique et par un panorama des grandes étapes
de la discipline et des lieux dans lesquels le savoir est aujourd’hui diffusé 5.

Future of Medieval Studies, dir. John van Engen, Notre-Dame, Notre-Dame University Press,
1994, dresse un bilan des principales tendances des études médiévales aux États-Unis à la fin
du xxe siècle (en intégrant la littérature et l’histoire de l’art). Stand und Perspektiven der Mittel­
alterforschung am Ende des 20. Jahrhunderts, éd. Otto Gerhard Oexle, Göttingen, Wallstein, 1996
(Göttinger Gespräch zur Geschitswissenschaft, 2), est un petit ouvrage composé de trois
chapitres dus à Arnold Esch, qui dresse un bilan des tendances actuelles de la médiévistique,
principalement allemande et italienne, à l’aune des activités de l’Institut historique allemand
de Rome (« Beobachtungen zu Stand und Tendenzen der Mediävistik aus der Perspektive eines
Auslandsinstituts », p. 7-44), à Johannes Fried, qui évoque les changements dans les modèles
d’interprétation des sources depuis le début du xixe siècle jusqu’à nos jours en vue d’aboutir
à une réunification du savoir historique (« Vom Zerfall der Geschichte zur Wiedervereinigung.
Der Wandel der Interpretationsmuster », p. 47-72) et à Patrick J. Geary, qui présente les ten-
dances et les perspectives de la médiévistique états-unienne (« Mittelalterforschung heute und
Morgen. Eine amerikanische Perspektive », p. 75-97). Bilan et perspectives des études médiévales en
Europe. Actes du premier Congrès Européen d’Études Médiévales (Spoleto, 27-29 mai 1993) et Bilan et pers-
pectives des études médiévales (1993-1998). Euroconférence (Barcelone, 8-12 juin 1999). Actes du IIe Congrès
Européen d’Études Médiévales, éd. Jacqueline Hamesse, Turnhout, Brepols, 1995 et 2004. Ces deux
derniers ouvrages, malgré leur titre, sont avant tout des bilans sans réelle perspective, fondés
sur des secteurs très pointus et éclatés des études médiévales. Les tendances actuelles de l’histoire du
Moyen Âge en France et en Allemagne, dir. J.-C. Schmitt et O. G. Oexle, Paris, Publications de la
Sorbonne, 2002, est un ouvrage fort utile qui confronte pour chacun des thèmes abordés deux
historiographies nationales qui s’ignorent trop souvent. Mediävistik im 21. Jahrhundert. Stand
und Perspektiven der internationalen und interdisziplinären Mittelalterforschung, Munich, Wilhelm Fink
Verlag, 2003, dont le mérite principal est le bilan historiographique international qui intègre
l’Allemagne, la France, la Russie, l’Europe centrale, les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Italie.
Être historien du Moyen Âge au xxie siècle. XXXVIIIe Congrès de la SHMESP (Cergy-Pontoise, Évry, Marne-
la-Vallée, Saint-Quentin-en-Yvelines, 31 mai-3 juin 2007), Paris, Publications de la Sorbonne, 2008 ;
étant donné l’appel à contribution extrêmement large du programme du colloque dont il est
le résultat, ce dernier ouvrage manque sérieusement de cohérence et de ligne directrice pour
proposer à la fois des réflexions collectives sur les relations entre les historiens « des textes »
et les autres médiévistes ou chercheurs en sciences sociales, des enquêtes sur la médiévistique
hors de la France (en Amérique latine) ou sur des champs majoritairement extérieurs à l’Europe
médiévale (l’islam) et des réflexions sur la médiévistique et les nouvelles technologies informa-
tiques ou l’utilisation de certains concepts (l’Europe).
4.  Si je m’en tiens ici à l’Histoire médiévale, il est clair que la réflexion doit se situer dans l’en-
semble du champ historique et des sciences sociales. Il existe plusieurs tentatives, individuelles
ou collectives, comme par exemple Gérard Noiriel, Sur la « crise » de l’histoire, Paris, Belin, 1996
(rééd. augmentée Gallimard, 2005) ou le réseau de réflexion Historia a debate, qui, en 1993, 1999
et 2004, a organisé trois congrès internationaux réunissant plusieurs centaines d’historiens du
monde entier pour mettre l’histoire en débat : http://www.h-debate.com/.
5.  Hans-Werner Goetz, Moderne Mediävistik. Stand und Perspektiven der Mittelalterforschnung,
Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1999, p. 23-149. Après avoir évoqué, dans

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L’historien médiéviste face à la « demande sociale » 95

Dans L’avenir d’un passé incertain publié en 2001, Alain Guerreau a articulé la
réflexion sur les pratiques actuelles des médiévistes avec l’histoire de la
médiévistique tout en formulant des propositions concrètes pour restructurer
le métier, redonner courage aux médiévistes (et au-delà aux historiens), leur
permettre de reprendre conscience de leur rôle et de se doter d’un nouveau
« système technique » pour étudier scientifiquement l’évolution de la société
médiévale6. En février 2007, Joseph Morsel publiait en ligne, en collaboration
avec Christine Ducourtieux, L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat…7.
Répondant à une demande de justification de son activité d’universitaire,
il soutint la « nécessité » d’une Histoire critique et rationnelle de la société
médiévale8 pour la formation du citoyen libre en articulant cette réflexion abs-
traite avec la présentation de résultats scientifiques.
Les lignes qui suivent doivent beaucoup à ces deux derniers ouvrages. J’ai-
merais d’abord revenir sur certaines justifications récentes de l’étude de la
société médiévale pour souligner les différences et la nouveauté des propo-
sitions d’Alain Guerreau et Joseph Morsel, tout en les situant dans les débats
actuels sur la nécessaire refondation du savoir universitaire. J’aimerais ensuite
revenir sur un sujet évoqué par les deux auteurs, mais à ma connaissance peu
discuté depuis, à savoir celui de l’attitude à adopter, en tant que médiéviste,
face à ce qu’il est convenu d’appeler la « demande sociale ». Pour ce faire, je
m’appuierai essentiellement sur mon expérience d’universitaire en France et
au Québec, mais sans vouloir en faire les cibles uniques de mes propos, car le
problème s’étend à l’ensemble du monde occidental.

une première partie, les tâches, le développement et la situation institutionnelle des études
médiévales (principalement en Allemagne), H. W. Goetz, en collaboration avec sept autres
médiévistes (S. Patzold, L. S. Benkmann, J.-M. Sawilla, H. Röckelein, A. Romeikat, M. Späth et
E. Peter), dresse un état des principales tendances actuelles de l’Histoire médiévale. Comme
dans les ouvrages cités à la note 2, cette deuxième partie est davantage un état qu’une présen-
tation critique.
6.  Alain Guerreau, L’avenir d’un passé incertain. Quelle histoire du Moyen Âge au xxie siècle ?, Paris,
Seuil, 2001, dont les propos ont été précisés et approfondis dans un article aussi fondamen-
tal que l’ouvrage, publié dans la revue portugaise Medievalista online, 5, 2008, « Situation de
l’Histoire médiévale (esquisse) », http://www2.fcsh.unl.pt/iem/medievalista/MEDIEVALISTA5/
PDF5/01-Alain-Guerreau.pdf.
7.  Joseph Morsel et Christine Ducourtieux (collab.), L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de
combat… Réflexions sur les finalités de l’Histoire du Moyen Âge destinées à une société dans laquelle même les
étudiants d’Histoire s’interrogent, LAMOP, Paris 1, 2007, http://lamop.univ-paris1.fr/W3/Joseph-
Morsel/Sportdecombat.pdf, que l’on complétera désormais avec l’article que Joseph Morsel a
bien voulu publier dans le présent volume.
8.  Dans son ouvrage électronique, J. Morsel parle de la « nécessité de l’Histoire du Moyen
Âge », expression à laquelle il substitue ici celle de la « nécessité de l’étude de la société
médiévale ».

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96 Didier Méhu

« Actualité », « pertinence », « altérité » :


trois justifications récentes de l’Histoire médiévale
Les travaux récents qui ont tenté de justifier l’intérêt présent des études
médiévales l’ont fait en regard des trois notions d’actualité, de pertinence et
d’altérité. Prenons quelques exemples, puisés dans trois pays différents, l’Al-
lemagne, l’Angleterre et les États-Unis.

Le premier exemple a été évoqué par Joseph Morsel et je reprends partiel-


lement son analyse. Il s’agit du bref essai de Johannes Fried sur l’actualité du
Moyen Âge, paru en 20029. Johannes Fried, né en 1942, est professeur d’His-
toire médiévale à l’université de Franfcfort-sur-le-Main, spécialiste des insti-
tutions du haut Moyen Âge. Son livre s’efforce de montrer l’actualité du Moyen
Âge et de prouver à notre « arrogante et prétendue société du savoir » à quel
point la connaissance du Moyen Âge peut lui être utile. La société médiévale
fut, selon lui, une véritable société du savoir fondée sur une unité des connais-
sances. Le développement intellectuel, technique et social du Moyen Âge est
à l’origine du développement des sociétés modernes. On doit non seulement
s’en souvenir mais aussi réévaluer l’importance des savoirs du Moyen Âge,
car ils forment un contrepoint à nos savoirs éclatés qui empêchent de saisir
l’homme dans sa globalité.
Il me semble que la réflexion de Johannes Fried vise à justifier l’enseigne-
ment des études médiévales auprès d’un public qui n’y croit plus et de déci-
deurs dont les actes sont principalement motivés par la quête de réponses
pragmatiques et rapides aux préoccupations économiques du temps. La valo-
risation de la société médiévale du savoir, si elle a le mérite de situer l’origine
du développement de l’Occident au Moyen Âge, est aussi une riposte quasi
désespérée à l’arrogance des décideurs d’aujourd’hui, qui marginalisent les
études historiques et qui, implicitement, sont considérés par J. Fried comme
des imposteurs. La rédaction d’un tel ouvrage, de la part d’un brillant his-
torien en fin de carrière, travaillant dans un pays où l’Histoire médiévale a
été récemment très marginalisée au sein de l’Université, apparaît comme un
réflexe de survie… ou la chronique d’une mort annoncée.

Le second exemple vient de l’Angleterre. Marcus Bull, Senior Lecturer en His-


toire médiévale à l’université de Bristol, spécialiste de l’Histoire de l’Église et
de l’aristocratie en France aux xe-xiie siècles, auteur de plusieurs travaux sur

9.  Johannes Fried, Die Aktualität des Mittelalters. Gegen die Überheblichkeit unserer Wissensgesellschaft,
Stuttgart, Thorbecke, 2002.

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L’historien médiéviste face à la « demande sociale » 97

les croisades, a publié en 2005 une introduction à l’étude du Moyen Âge qu’il a
intitulée Thinking Medieval10. L’ouvrage, destiné principalement aux étudiants,
se compose de quatre chapitres :
1. Les images populaires du Moyen Âge depuis le xviiie siècle, principa-
lement négatives, qui constituent une bonne partie de notre imaginaire
médiéval.
2. La constitution de notre idée du Moyen Âge depuis les humanistes du
xve siècle.
3. La construction scientifique du Moyen Âge par les documents et le rôle,
au sein de celle-ci, des aléas de la conservation documentaire.
4. Et un quatrième chapitre qui nous intéressera particulièrement, consacré
à la « pertinence » des études médiévales au sein des cursus universitaires
actuels : Is Medieval History relevant, p. 99-136. Ce chapitre veut répondre
aux reproches d’inutilité (uselessness) faits aux études médiévales, tant
de l’extérieur (inutilité à l’égard des exigences de la société de consom-
mation) que de l’intérieur (pertinence moindre des études médiévales
au sein de l’enseignement de l’Histoire, au regard des périodes plus
contemporaines). L’auteur évacue volontairement le débat théorique
sur les notions de « relevance »/« irrelevance » pour aborder le problème de
manière pragmatique en examinant deux exemples : l’histoire de la lan-
gue anglaise et les croisades.

En premier lieu, les études médiévales seraient relevant parce qu’elles mon-
trent que la langue anglaise, élément clé de la société moderne mondialisée,
est née au Moyen Âge11. L’argument n’a aucune pertinence, parce qu’il n’est
nullement utile de savoir d’où vient la langue anglaise pour en faire un instru-
ment courant de la communication contemporaine. En outre, en usant d’un
tel argument, M. Bull manifeste son souci de répondre à une demande de légi-
timation des études médiévales et son incapacité à trouver en elles-mêmes la
réponse de leur pertinence. Il justifie la relevance des études médiévales par leur
capacité à s’adapter à la demande sociale actuelle, et donc à justifier dans le
passé un fait spécifique de la société occidentale mondialisée.
Le deuxième exemple opère un changement de perspective. La conjonc-
ture internationale issue du 11 septembre 2001 a conféré une résonance par-
ticulière aux croisades, ne serait-ce que parce que George W. Bush a utilisé

10.  Marcus G. Bull, Thinking Medieval. An Introduction to the Study of the Middle Ages, Hound-
mills, Basingstoke, Hampshire / New York, Palgrave Macmillan, 2005.
11.  « The Middle Ages are thus demonstrably relevant if one wishes to understand something
as fundamental to our current experience as the language we speak », ibid., p. 4.

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98 Didier Méhu

le concept de crusade pour justifier sa politique antiterroriste12. Selon Mar-


cus Bull, ce « retour aux croisades » confère une relevance plus grande à leur
étude historique, et cette pertinence est accrue par le fait que les croisades
des xie-xiiie siècles n’ont rien à voir avec celles du xxie. La relevance d’un fait
historique ne tient donc pas seulement, comme il l’a montré avec l’histoire de
l’anglais, à l’existence d’une continuité entre le fait et l’actualité, mais aussi
à la différence profonde entre des faits en apparence semblables. Arguant
du fait que les motivations des croisés sont profondément différentes de ce
qui motive la guerre antiterroriste actuelle (thème auquel il a consacré plu-
sieurs recherches), M. Bull justifie la relevance de la société médiévale par son
« altérité » :
In fact, the relevance of medieval people is precisely the fact that they were not like us at all,
however many superficial similarities might emerge in some of the evidence. In other words,
the value of studying medieval history, its relevance if you like, is not about making facile
causal connections over long reaches of time, but about getting to grips with the fact of dif-
ference, or ‘alterity’ to give it a technical quality13.
L’idée, fort ancienne, de l’altérité du Moyen Âge s’est trouvée au cœur
d’un certain nombre d’études menées aux États-Unis depuis le début des
années 1990. Le Moyen Âge y est vu comme une période « autre », c’est-à-dire
étrange, insolite ou, pour reprendre le qualificatif de Paul Freedman, gro-
tesque14. En 1998, dans un article consacré à l’évolution de la médiévistique
américaine au cours du xxe siècle, Paul Freedman et Gabrielle Spiegel ont
tenté de contextualiser cette redécouverte de l’altérité du Moyen Âge15. Depuis
ses origines au début du xxe siècle, la médiévistique américaine aurait été

12.  L’utilisation de la rhétorique moyenâgeuse dans le discours de George W. Bush et des


néoconservateurs américains a été bien étudié par Bruce Holsinger, Neomedievalism, Neocon-
servatism, and the War on Terror, Chicago, Prickly Paradigm, 2007.
13.  M. Bull, op. cit., p. 5.
14.  Paul Freedman, « The Return of the grotesque in medieval historiography », dans Historia
a debate I. Actas del Congreso de Santiago de Compostela ( julio de 1993), éd. Carlos Barros, San-
tiago de Compostela, Historia a debate, 1995, vol. Medieval, p. 9-19, dont les réflexions sont
prolongées dans P. Freedman, « The medieval Other : The Middle Ages as Other », dans
Marvels, Monsters, and Miracles. Studies in the Medieval and Early Modern Imaginations, éd. T. Jones
et D. Sprunger, Kalamazoo, Medieval Institute Publications (Studies in Medieval Culture,
XLII), 2002, p. 1-24.
15.  Paul Freedman et Gabrielle Spiegel, « Medievalisms old and new : The redisco-
very of alterity in North American medieval studies », American Historical Review, 103/3, 1998,
p. 677-704, et G. Spiegel, « L’itinéraire postmoderniste du médiévisme américain : l’altérité
médiévale redécouverte », trad. C. Soudan, Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 22,
1999, [En ligne], mis en ligne le 17 janvier 2009 : http://ccrh.revues.org/index2462.html. Les
réflexions de P. Freedman et G. Spiegel prolongent celles menées quelques années plus tôt par

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L’historien médiéviste face à la « demande sociale » 99

selon eux fortement marquée par une vision linéaire de l’histoire, soucieuse
de la continuité entre certaines valeurs de la société médiévale et celles de la
société occidentale contemporaine (l’individu, le gouvernement, la loi… dont
des développements significatifs auraient été apportés par la « Renaissance du
xiie siècle ») ; en d’autres termes, une histoire de la modernité du Moyen Âge.
Une rupture se serait opérée à partir des années 1970, avec l’introduction des
analyses postmodernistes chez les médiévistes, le « postmodernisme » étant
ici conçu comme un éclatement des points de vue par rapport aux tendances
dominantes et unificatrices qui prévalaient dans l’historiographie antérieure.
On aurait alors assisté à un renouveau du thème de l’altérité du Moyen Âge,
fondé tant sur de nouvelles manières de lire les documents (notamment
l’analyse des discours, dans le sillage des travaux de Michel Foucault, Jacques
Derrida et du Linguistic turn), que sur l’émergence de nouveaux thèmes qui
accordent une large place à la « marginalité » médiévale, c’est-à-dire à des
comportements et des croyances jugés étranges au regard de nos conceptions
modernes : mysticisme, rapport au corps, démonologie, exclusions sociales,
persécutions, inquisition. Il s’agit donc d’une manière de « démoderniser » le
Moyen Âge et de comprendre son « otherness ».

Cette revendication de l’étrangeté et de l’altérité du Moyen Âge (ou de


l’altérité des médiévaux) n’est pas propre à Marcus Bull et aux médiévistes
américains. Elle tend au contraire à devenir une justification courante des
études médiévales qui s’accorde bien avec la valorisation politiquement
correcte de la différence dans les sociétés libérales16. Aussi, il me semble
qu’une telle valorisation de l’altérité du Moyen Âge n’a ni les mêmes res-
sorts ni les mêmes implications que la réflexion sur l’altérité de la société
médiévale qui a été engagée par plusieurs médiévistes français à la suite
de Jacques Le Goff 17, je pense particulièrement à Alain Guerreau 18 puis

Lee Patterson, « On the margin : Postmodernism, ironic history and medieval studies », Spe-
culum, 65, 1990, p. 87-108.
16.  C’est précisément l’altérité de la société médiévale par rapport à la société contemporaine
qui fonde la Legitimation und Aufgabe der Mediävistik selon H. W. Goetz, Moderne Mediävistik,
op. cit., p. 27-35.
17.  Jacques Le Goff, La civilisation de l’Occident médiéval, Paris, Arthaud (Les grandes civilisa-
tions), 1964, dont le chapitre IX : « Mentalités, sensibilités, attitudes (xe-xiiie siècles) », p. 397-
444, était alors tout à fait pionnier.
18.  L’un des apports essentiels d’Alain Guerreau à l’intelligence de la dynamique de la société
occidentale est la « double fracture conceptuelle » du xviiie siècle, qui a vu se substituer aux deux
notions essentielles de dominium et d’ecclesia avec lesquels se pensait et s’organisait le social les
notions d’économie, de droit, de politique et de religion sur lesquelles se bâtissent les sociétés

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100 Didier Méhu

Anita Guerreau-Jalabert19, Jérôme Baschet20 et Joseph Morsel21. Chez ces


historiens, auxquels je m’associe, l’appréhension de l’altérité de la société
médiévale s’apparente à une démarche anthropologique qui consiste à com-
prendre les raisons et le sens de ce qui nous apparaît irrationnel et étrange
chez ces autres que sont les hommes du Moyen Âge. Cette démarche s’ar-
ticule à une conception d’un « long Moyen Âge », soit une civilisation qui
prend ses racines dans les déstructurations de la civilisation romaine aux ive
et ve siècles et dure jusqu’aux transformations sociales et intellectuelles des
xviie et xviiie siècles22. En outre, penser l’altérité de la civilisation de l’Oc-
cident médiéval par rapport à ce qui l’a précédé et à ce vers quoi elle a abouti
ne revient pas à réifier le « Moyen Âge » comme un bloc monolithique, mais
à penser la dynamique de l’histoire de l’Occident, la perpétuelle transforma-
tion des modes de relation sociale, sans pour autant négliger les structures
durables qui marquent le caractère d’une période (en l’occurrence l’Ecclesia

occidentales modernes ; d’où la nécessité de se départir de ces notions pour penser l’altérité de
la société médiévale et écrire son Histoire. Alain Guerreau, « Politica / derecho / economía /
religión : ¿ cómo eleminar el obstáculo ? », dans Relaciones de poder, de producción y parentesco en
la edad media y moderna. Approximación a su estudio, dir. R. Pastor, Madrid, Consejo superior de
investigaciones científicas, 1990, p. 459-465 ; Id., « Fief, féodalité, féodalisme. Enjeux sociaux
et réflexion historienne », Annales E.S.C., 45/1, janv.-fév. 1990, p. 137-166 ; Id., « féodalité »,
dans Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, dir. J. Le Goff et J.-C. Schmitt, Paris, Fayard,
1999, p. 387-406 ; Id., « Avant le Marché, les marchés. En Europe, xiiie-xviiie siècle. Note cri-
tique », Annales H.S.S., 56, 2001, p. 1129-1175 ; Id., L’avenir d’un passé incertain, op. cit., p. 23-40 ;
Id., « À la recherche de la cohérence globale et de la logique dominante de l’Europe féodale »,
dans Die Gegenwart des Feudalismus / Présence du féodalisme / The Presence of Feudalism, dir. N. Fryde,
P. Monnet, O. G. Oexle, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 2003, p. 195-210.
19.  Anita Guerreau-Jalabert, « Le temps des créations (xie-xiiie siècle) » dans Histoire
culturelle de la France, dir. Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli, tome I : Le Moyen Âge,
Paris, Le Seuil, 1997, p. 105-221, rééd. Paris, Seuil (Points Histoire), 2005, p. 115-258 ; Id.,
« L’ecclesia médiévale, une institution totale », dans Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge
en France et en Allemagne, op. cit., p. 219-226.
20.  Jérôme Baschet, La civilisation féodale. De l’an mil à la colonisation de l’Amérique, Paris,
Aubier, 2004.
21.  Joseph Morsel, « La construction sociale des identités dans l’aristocratie franconienne
aux xive et xve siècles. Individuation ou identification ? », dans L’individu au Moyen Âge. Indivi-
duation et individualisation avant la modernité, dir. B. M. Bedos-Rezak et D. Iogna-Prat, Paris,
Aubier, p. 79-99 ; Id., L’Histoire du Moyen Âge est un sport de combat, op. cit., p. 35-42.
22.  L’idée du « long Moyen Âge », sous-jacente dans La civilisation de l’Occident médiéval publiée
en 1964, n’a été exprimée clairement par J. Le Goff qu’une dizaine d’années plus tard dans la
préface de Pour un autre Moyen Âge. Temps, travail et culture en Occident : 18 essais, Paris, Gallimard,
1977, p. 9-11, puis dans « Le Moyen Âge maintenant », Europe, no 604, oct. 1983, p. 19-24, repris
sous le titre « Pour un long Moyen Âge » dans L’imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985,
p. 7-13.

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L’historien médiéviste face à la « demande sociale » 101

et le dominium dans la société médiévale23). Dans le Sport de combat de Joseph


Morsel, l’un des arguments de la « nécessité » de l’étude de la société médié-
vale réside dans une articulation originale entre sa profonde altérité par
rapport aux sociétés occidentales modernes et le fait qu’elle soit la matrice
de celles-ci. C’est également une telle dialectique qui structure la Civilisation
féodale de Jérôme Baschet, avec un regard particulier vers les sociétés d’Amé-
rique latine nées de la colonisation occidentale, cette dernière étant l’un des
fruits de la profonde dynamique expansionniste de la civilisation européenne
qui commence au xie siècle24.
À l’inverse de cette perspective, l’altérité postmoderne états-unienne me
semble, sur bien des points, un moyen de penser – et de justifier – les formes
multiples d’existence dans la société américaine d’aujourd’hui25. Les thèmes
majeurs du return of the grotesque, tels que définis par P. Freedman, sont en effet
étroitement liés aux choix culturels et aux valeurs de la société nord-améri-
caine des années 1970-2000 : légitimation et valorisation de choix spirituels
quels qu’ils soient, acceptation des pratiques corporelles les plus extrêmes
dont le body art puis l’art posthumain sont la vitrine26, communautarisation
extrême de la société accompagnée d’une légitimation juridique des choix
existentiels desdites communautés (le développement des gender studies, des
gays puis des queer studies allant de pair avec les revendications sociales desdites

23.  Ce point essentiel n’avait pas été perçu très clairement par Jacques Le Goff. Il revient à
Alain Guerreau de l’avoir formulé en premier dans A. Guerreau, Le féodalisme. Un horizon théo-
rique, Paris, Le Sycomore, 1980, p. 201-210, puis dans les travaux évoqués ci-dessus.
24.  Dans un article encore malheureusement inédit, Jérôme Baschet a mené une réflexion
extrêmement stimulante sur la manière de construire, aujourd’hui, une histoire globale – en
l’occurrence celle du développement du système social occidental et de la place, en son sein, du
« long Moyen Âge » – tout en intégrant les multiplicités, les déphasages, les décalages chrono-
logiques, les comportements individuels, sans évidemment tomber dans l’atomisation sociale
prônée par le postmodernisme néolibéral : J. Baschet, « Unité, dualité, multiplicité. Pour une
histoire à la fois globale et plurielle », dans Historia a Debate III. Actas del Congreso de Santiago de
Compostela ( julio de 2004), dir. C. Barros, à paraître à Saint-Jacques-de-Compostelle.
25.  La création de liens entre la société médiévale et la société contemporaine est d’ailleurs
clairement revendiquée par certains « historiens » américains, qui, par exemple, mettent Bède
le Vénérable en dialogue avec une féministe contemporaine : Kathleen Biddick, « Bede’s
blush : Postcards from Bali, Bombay and Palo Alto », dans The Past and Future of Medieval Studies,
op. cit., p. 16-44 ; Ead., The Shock of Medievalism, Durham, N.C., Duke University Press, 1998,
dont les propos sont vivement critiqués par G. Spiegel, « Épater les médiévistes », History and
Theory, 39/2, 2000, p. 243-250, et P. Freedman, « The medieval Other », art. cité, p. 23-24.
26.  Sur les relations entre l’art posthumain, les manipulations du corps et le postmodernisme,
on se reportera au très bel ouvrage de Maxime Coulombe, Imaginer le posthumain : sociologie de
l’art et archéologie d’un vertige, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2009.

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102 Didier Méhu

« communautés sexuelles »)27… En fin de compte, l’altérité du Moyen Âge


postmoderne américain paraît justifier l’atomisation de la société contem-
poraine, où l’autre est notre voisin et la société un agrégat de communau-
tés et d’individus détenteurs de droits, dont il importe de garantir la liberté
et de respecter les choix de vie (l’otherness) dès lors qu’ils émanent d’adultes
consentants28. La notion d’altérité n’est pas, dans ce cas, un moyen de penser
la dynamique de l’Histoire ; elle tend au contraire à la figer dans une optique
légitimiste de la société libérale actuelle. On est donc là dans une démarche
contradictoire à celle qui entend lier la pensée de l’altérité de la société médié-
vale à une réflexion sur la transformation possible du social ; qui entend faire
de la pensée de l’altérité du Moyen Âge une raison de la nécessité sociale des
études médiévales en vue de développer, non la liberté d’agir individuelle-
ment, mais un esprit critique pour penser le présent et construire le futur
collectivement29.

Nécessité et exigences de la science


C’est une telle démarche qui a été suivie par Joseph Morsel. Dans L’Histoire
(du Moyen Âge) est un sport de combat, il emploie deux fois le mot « nécessité »
appliqué à l’Histoire du Moyen Âge. C’est peu, mais ces occurrences sont
placées en des lieux stratégiques de l’argumentation. En avant-propos, tout
d’abord, il oppose la démarche qu’il va suivre à celle de Johannes Fried :

27.  On se fera une idée des conjonctions étonnantes entre les études médiévales post­modernes,
qui insistent sur « l’altérité du Moyen Âge », et les gay et queer studies dans les articles du colloque
Cultural Frictions : Medieval Studies in Postmodern Contexts. A Local and World-Wide Interactive Conference
held at Georgetown University, October 27-28, 1995, http://www8.georgetown.edu/departments/
medieval/labyrinth/conf/cs95/papers/.
28.  L’articulation entre la diffusion généralisée des règles du Marché et la conception de la
société comme une agrégation d’individus ou « communautés » dotés de droits respectifs est
un fondement de la société (néo)libérale. Cf. Jean-Claude Michéa, L’empire du moindre mal. Essai
sur la civilisation libérale, Paris, Flammarion (Climats), 2007, notamment p. 91-129 : « Tractatus
juridico-economicus ». Sur l’acception nouvelle de la notion de « communauté » dans la société
néolibérale marquée par l’absence de conscience collective générale, voir Reinhardt Kreissl,
« Community », dans Glossar der Gegenwart, éd. Ulrich Bröckling, Susanne Krasmann et
Thomas Lemke, Frankfurt-am-M., Suhrkamp, 2004, p. 37-41 (ouvrage fort utile pour penser
les concepts impensés et « normaux » de la société actuelle).
29.  Dans un bel article qui étudie les liens historiques, méthodologiques et politiques entre les
démarches des études médiévales et celles des études postcoloniales, Bruce Holsinger plaide
pour un retour des médiévistes à une théorie de leur science, une nécessaire prise de conscience
du rôle qu’ils ont joué et qu’ils doivent jouer dans la conceptualisation et la théorisation de la
société contemporaine : Bruce Holsinger, « Medieval studies, postcolonial studies, and the
genealogies of critique », Speculum, 77/4, octobre 2002, p. 1195-1227.

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L’historien médiéviste face à la « demande sociale » 103

Le lecteur constatera aisément la différence entre ma réponse et l’approche de


J. Fried : en aucun cas je n’entends faire de concession à l’utilitarisme ambiant
– et l’on tentera de montrer non pas l’utilité de l’Histoire du Moyen âge mais sa
nécessité30.
En conclusion, dans ce qui reste la dernière phrase du livre, J. Morsel réaf-
firme la nécessité d’une étude scientifique de l’Histoire (du Moyen Âge), pour
laquelle l’ensemble de son ouvrage a plaidé :
Affirmer et défendre le caractère scientifique de l’Histoire (du Moyen Âge) sont
ainsi une nécessité absolue – sursum corda31 !
Si le mot nécessité n’apparaît pas ailleurs pour parler de l’étude de la société
médiévale, l’idée structure la première partie du livre à partir d’arguments qui
se situent à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du champ historique. L’histoire
de l’Occident (de l’Antiquité à nos jours) doit être considéré comme un bloc et
le Moyen Âge occupe une place essentielle dans son intelligibilité (c’est-à-dire
pour comprendre le déroulement de l’histoire de l’Occident et son chemine-
ment spécifique – Sonderweg – au sein de l’histoire mondiale)32. La place prise
par le Moyen Âge dans la communication culturelle depuis les années 1980 et
a fortiori sur l’Internet noie son étude scientifique dans un ensemble de mes-
sages diffus, contradictoires et potentiellement condamnables. D’où la néces-
sité de diffuser les connaissances rationnelles sur le Moyen Âge et de donner
les moyens de développer un esprit critique à l’égard des détournements dont
il est l’objet33 ; la publication en ligne étant vue comme une « contribution à
une appropriation critique et rationnelle de l’espace électrographique34 ». Plus
globalement, l’étude scientifique du Moyen Âge et son enseignement sont
considérés comme des agents de la construction de la liberté démocratique,
et ce non seulement parce que « c’est la connaissance qui rend libre » (p. 14),
mais plus encore parce que l’Histoire du Moyen Âge nous incite à exercer
un regard critique sur la société occidentale contemporaine (dont la société
médiévale est radicalement différente tout en étant sa « matrice »), sur la
dynamique dominatrice de l’Occident (qui prend racine dans la société médié-
vale) et donc sur nos propres pratiques sociales35. La nécessité de l’Histoire

30.  J. Morsel, L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, op. cit., p. 9. Les italiques sont
donnés par l’auteur.
31.  Ibid., p. 192.
32.  Ibid., p. 20-23.
33.  « La seule manière de lutter contre le détournement du Moyen Âge à des fins socialement
condamnables, c’est d’inciter à la connaissance rationnelle du Moyen Âge », ibid., p. 14.
34.  Ibid., p. 11.
35.  Ces arguments sont principalement développés dans le chapitre 2.

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104 Didier Méhu

scientifique du Moyen Âge est donc posée comme une nécessité politique, un
moyen pour permettre le développement de la pensée libre, un outil pour la
construction et le maintien des sociétés démocratiques modernes.

Une telle proposition n’est pas fondamentalement nouvelle. Elle plonge


ses racines dans la philosophie des Lumières et elle a sous-tendu la promo-
tion d’une activité scientifique rationnelle, dont les modalités ne doivent être
déterminées que par les seuls enjeux de ladite activité scientifique et dont la
finalité primordiale est la visée de la connaissance et la constitution d’une
société du savoir. On sait que cet idéal est aujourd’hui loin d’être partagé par
les gouvernants dont dépendent une bonne partie des financements qui assu-
rent la liberté de l’activité scientifique ou par les administrateurs des univer-
sités dont les compétences se sont terriblement élargies lors des dernières
décennies36. C’est la raison pour laquelle il est absolument nécessaire de rap-
peler et de proclamer à tous – et d’abord aux universitaires, car ce sont eux
qui inscrivent la rentabilité dans les politiques de l’Université – les principes
qui doivent régir l’activité scientifique en général, et historique en particulier.
Alain Guerreau le soulignait en 2001 dans le chapitre introductif de son livre :
La science en tant que telle ne vise aucune utilité ni aucune diffusion. Et il n’y
a rien de plus néfaste pour elle que toutes les circonstances où elle se trouve
soumise à la contrainte des « besoins sociaux », quelle que soit la manière (les
variantes sont nombreuses) dont ceux-ci sont constitués. Ce sont les sociétés
sûres d’elles-mêmes qui accordent la plus grande indépendance à l’activité
scientifique, et c’est aussi et précisément dans ce cadre que les avancées sont
les plus substantielles. En son fondement, la science ne sert rien ni personne,
sinon le progrès de l’esprit humain. Et c’est déjà beaucoup37.
On rappellera également le discours magistral prononcé par Drew Gil-
pin Faust lors de son investiture à la présidence de l’université Harvard, le
12 octobre 2007. La nouvelle présidente souhaitait transcender l’ordinaire

36.  Ces évolutions ont récemment donné lieu à de nombreuses analyses, notamment les
articles rassemblés dans L’Université en crise. Mort ou résurrection ?, Revue du MAUSS, 33, 1er semestre
2009, et De la destruction du savoir en temps de paix. École, université, patrimoine, recherche, dir. Corinne
Abensour et Bernard Sergent, Paris, Mille et une Nuits, 2009, notamment les chapitres sur
les universités, p. 309-334.
37.  A. Guerreau, L’avenir d’un passé incertain, op. cit., p. 13-14. Après « la science ne sert rien
ni personne », A. Guerreau ajoute une note qui me paraît devoir être reproduite ici : « Même
en supposant une situation idéale (utopique ?) où elle serait institutionnellement entièrement
autonome, la communauté des historiens professionnels n’en serait pas pour autant à l’écart
des conditionnements et des déterminations. Mais ce serait malgré tout un progrès considé-
rable. On ne peut pas imaginer de réduire à néant les contraintes sociales, mais on doit cher-
cher à en limiter le poids. »

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L’historien médiéviste face à la « demande sociale » 105

d’un tel rite de passage pour engager une réflexion sur le devenir d’institu-
tions comme Harvard au début du xxie siècle38. Elle le fit en proposant une
définition de l’Université et en défendant les valeurs de l’enseignement supé-
rieur face aux exigences croissantes du New Public Management, pour aller néces-
sairement au-delà des intérêts et des demandes du présent. Après avoir évoqué
les efforts à développer en vue d’intégrer davantage les étudiants issus des
couches sociales modestes, elle indiquait :
But American anxiety about higher education is about more than just cost. The deeper pro-
blem is a widespread lack of understanding and agreement about what universities ought
to do and be. Universities are curious institutions with varied purposes that they have nei-
ther clearly articulated nor adequately justified. Resulting public confusion, at a time when
higher education has come to seem an indispensable social resource, has produced a torrent
of demands for greater “accountability” from colleges and universities. […]
Let me venture a definition. The essence of a university is that it is uniquely accountable to
the past and to the future – not simply, or even primarily, to the present. A university is
not about results in the next quarter ; it is not even about who a student has become by gra-
duation. It is about learning that molds a lifetime, learning that transmits the heritage of
millennia, learning that shapes the future. A university looks both backwards and forwards
in ways that must – and even ought to – conflict with a public’s immediate concerns and
demands. Universities make commitments to the timeless, and these investments have yields
we cannot predict and often cannot measure. Universities are stewards of living tradition
[…]. We are uncomfortable with efforts to justify these endeavors by defining them as ins-
trumental, as measurably useful to particular contemporary needs. Instead we pursue them
in part “for their own sake”, because they define what has, over centuries, made us human,
not because they can enhance our global competitiveness.
We pursue them because they offer us as individuals and as societies a depth and breadth
of vision we cannot find in the inevitably myopic present. We pursue them too because just
as we need food and shelter to survive, just as we need jobs and seek education to better
our lot, so too we as human beings search for meaning. We strive to understand who we
are, where we came from, where we are going, and why. For many people, the four years
of undergraduate life offer the only interlude permitted for unfettered exploration of such
fundamental questions. But the search for meaning is a never-ending quest that is always
interpreting, always interrupting and redefining the status quo, always looking, never
content with what is found. An answer simply yields the next question. This is in fact true

38.  If this is a day to transcend the ordinary, if it is a rare moment when we gather not just as Harvard,
but with a wider world of scholarship, teaching, and learning, it is a time to reflect on what Harvard and
institutions like it mean in this first decade of the twenty-first century. L’ensemble du discours est dis-
ponible sur le Harvard Magazine en ligne : http://harvardmagazine.com/breaking-news/installa-
tion-address. Une traduction partielle a été publiée dans la Revue du MAUSS, 33, 2009, p. 33-34 :
Drew G. Faust, « Le discours de Harvard », http://www.cairn.info/revue-du-mauss-2009-1-
page-33.htm.

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106 Didier Méhu

of all learning, of the natural and social sciences as well as the humanities, and thus of the
very core of what universities are about.
By their nature, universities nurture a culture of restlessness and even unruliness. This lies
at the heart of their accountability to the future. […] The expansion of knowledge means
change. But change is often uncomfortable, for it always encompasses loss as well as gain,
disorientation as well as discovery. It has, as Machiavelli once wrote, no constituency. Yet
in facing the future, universities must embrace the unsettling change that is fundamental to
every advance in understanding. […]
Il n’est sans doute pas anodin que Mme Faust soit historienne, car on
remarque au cœur de son discours une articulation essentielle entre les exi-
gences du savoir scientifique libre et la construction d’un futur différent,
nourri par l’intelligence des expériences passées et le nécessaire dépassement
des contingences du présent ; cultiver la science libre pour redonner une
vision aux individus et aux sociétés, et dépasser la « myopie » de notre pré-
sent. En tant qu’historiens, dont l’objet est l’intelligence du fonctionnement
et du changement social, nous sommes spécifiquement concernés par une
telle articulation entre la culture de la science (en l’occurrence celle des socié-
tés passées), le dépassement du présent (dont nous montrons le caractère
contingent) et la pensée du futur. En tant qu’universitaires 39, c’est une telle
position que nous devons adopter, diffuser et défendre auprès de la société
tout entière. Face à la « commande sociale » qui exige la soumission de l’ac-
tivité scientifique aux critères de productivité et de rentabilité, il est essentiel
que nous sachions réagir et réaffirmer aux yeux de tous, administrateurs des
États et des universités, universitaires, étudiants, citoyens, la nécessité d’un
savoir libre, chronophage et indépendant.

Le « rôle social » de l’historien et la « demande sociale »


Mais là n’est pas le seul défi à relever. La « commande sociale » (i. e. celle
des dirigeants et administrateurs) est facile à identifier et c’est elle qui cris-
tallise le plus aisément les résistances et oppositions. Il n’en va pas de même
lorsque la « demande sociale » est diffuse, comme c’est le cas aujourd’hui,

39.  J’emploie le mot « universitaire » et non « enseignant-chercheur », dans le sillage d’Oli-


vier Beaud, afin de souligner que les enseignants universitaires sont l’Université et non des
« employés de l’Université ». Olivier Beaud, « Note de Qualité de la Science Française (QSF)
sur le projet de décret (oct. 2008) modifiant le décret du 6 juin 1984 “fixant les dispositions
statutaires communes applicables aux enseignants-chercheurs et portant statut particulier
des professeurs des Universités et du corps des maîtres de conférences” », mis en ligne le
5 décembre 2008, http://people.math.jussieu.fr/~blondel/QSF_note_Beaud_statut.pdf, repris
partiellement dans « Pourquoi il faut refuser l’actuelle réforme du statut des universitaires »,
Revue du MAUSS, 33, février 2009, p. 92-102.

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L’historien médiéviste face à la « demande sociale » 107

émanant des universitaires eux-mêmes, des étudiants et de l’ensemble des


citoyens qui réclament des comptes. Avant tout examen de ces différentes
« demandes », il conviendrait d’abord de s’interroger sur la situation en tant
que telle et sur la notion de « demande sociale » utilisée couramment sans que
l’on réfléchisse à ses implications, car celles-ci placent implicitement les his-
toriens dans une situation d’offre et de demande qui devrait être totalement
étrangère à leur métier40.
Or, les universitaires, dont on serait en droit d’attendre une réflexion cri-
tique sur leur propre activité, empruntent majoritairement une tout autre voie
qui intègre comme allant de soi les normes du New Public Management. Au
Québec, pour prendre l’exemple que je connais le mieux, les universités sont
autonomes et gèrent elles-mêmes leurs « ressources humaines », leur budget,
leurs locaux et leurs programmes. La direction de l’université dans laquelle
j’exerce mon métier est effectuée par un cabinet composé d’un recteur et de
neuf vice-recteurs, tous recrutés parmi des professeurs 41. On pourrait s’at-
tendre à une direction éclairée, mais les règles qui régissent l’administration
sont à mille lieues de celles évoquées dans le discours de Mme Faust. Le recru-
tement de nouveaux professeurs est entièrement indexé sur le financement
accordé par le ministère de l’Éducation et le rectorat de l’université, réparti
ensuite entre les facultés et les départements en fonction du nombre d’inscrits
et du nombre de diplômés – sachant qu’un étudiant en maîtrise inscrit depuis
plus de deux ans ou un étudiant en doctorat inscrit depuis plus de quatre
ans n’est plus financé par le ministère. Les frais d’inscription, quoique fort
modestes à l’échelle nord-américaine, valent pour l’achat des cours et non
comme un droit d’entrée pour l’ensemble des services offerts par l’univer-
sité : les étudiants payent à la carte, environ 300 $ canadiens par cours42. Les
professeurs sont tenus de répartir leurs notes autour d’une moyenne mini-
male, soit B- (70 %) pour le département d’Histoire. Les cours trop difficiles
sont stigmatisés par les étudiants dans les évaluations périodiques qu’ils en
font. Celles-ci sont relayées par la direction du département (tenue par un col­
lègue) auprès des enseignants trop exigeants, alors requis de s’ajuster pour ne

40.  Je tiens d’ailleurs à remercier Anita Guerreau-Jalabert d’avoir attiré mon attention sur les
enjeux d’une telle notion que j’avais, dans la version préliminaire de ce texte, tout simplement
« oublié » de critiquer. Encore faudrait-il aller beaucoup plus loin dans cette direction.
41.  À titre indicatif, je renvoie à l’organigramme de la direction et aux orientations de dévelop-
pement de l’université Laval de Québec : http://www2.ulaval.ca/notre-universite/direction-et-
gouvernance.html.
42.  1 $ canadien vaut entre 0,7 et 0,8 €. Les frais d’inscription sont en augmentation constante
depuis 2008.

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108 Didier Méhu

pas perdre la « clientèle43 ». L’usage d’un tel terme pour parler des étudiants
est devenu normal depuis plusieurs années44. Les étudiants eux-mêmes l’ont
intégré. Dans les évaluations des cours ou si jamais les professeurs se met-
tent en grève, ils n’hésitent pas à revendiquer leur statut de clients dès lors
que l’investissement financier et temporel qu’ils ont engagé dans leurs études
n’apparaît pas à la hauteur de leurs attentes45. Dans un tel contexte, il est
tout à fait logique que les étudiants se questionnent sur l’utilité pratique de
l’enseignement qu’on leur « donne » (vend ?), et il est essentiel que l’on soit
en mesure de proposer des réponses articulées. Les seules qui me paraissent
viables sont celles qui prennent le contre-pied de la logique marchande dans
laquelle la question est posée. À savoir ne céder en rien sur la scientificité de
l’enseignement, insister sur l’aspect non rentable des études, sur le plaisir
qu’elles procurent et la porte d’entrée qu’elles constituent pour devenir un
citoyen libre.

Au-delà encore, il importe que nous sachions répondre aux multiples


sollicitations provenant du milieu extérieur à l’Université, d’autant plus que
celles-ci se multiplient tendanciellement et qu’elles ont infléchi la conduite du
métier sans même que l’on y prenne garde. La question n’est pas nouvelle. Elle
est en fait celle du « rôle social » de l’historien en dehors du cadre académique
dans lequel il évolue. Pour apprécier la situation actuelle, il est nécessaire de
remonter quelque peu dans le temps.

43.  Alors même que je rédigeai ce texte, je reçus de la direction des programmes du 1er cycle
en Histoire un courriel me demandant d’ajuster à la baisse le niveau du cours d’introduction à
l’Histoire de la société médiévale, donné en 1re année, parce qu’« il est jugé très (trop) exigeant
pour ce niveau par les étudiants. Pour la direction de programmes, l’inquiétude est le taux élevé
d’abandons pendant la première année, alors que la clientèle étudiante baisse à vue d’œil ».
Courriel reçu le 30 juillet 2009.
44.  Au moins depuis 2001, date à laquelle j’ai pris mes fonctions à l’université Laval. Je ne peux
donc pas juger de la situation antérieure. À l’université d’Ottawa, les instances universitaires
organisent annuellement depuis 2006 une « semaine du service à la clientèle », qui sollicite
le concours de « personnel de soutien » (soit notamment les secrétaires et les conseillers en
documentation, qui ont remplacé les bibliothécaires) et le « personnel enseignant », et à l’oc-
casion de laquelle le recteur attribue des prix pour l’excellence dans le domaine du service à
la clientèle : http://www.gazette.uottawa.ca/article_f_1247.html et http://web5.uottawa.ca/
vision2010/orientations-objectif_6.html (section « Culture d’accueil). Je remercie Kouky Fianu
de m’avoir signalé cette remarquable entreprise.
45.  Lors d’une grève que nous avons menée en septembre et octobre 2001, il arrivait régulière-
ment que les étudiants, alors qu’ils traversaient les piquets de grève pour suivre les enseigne-
ments des chargés de cours qui n’étaient pas en grève, nous fassent part de leur mécontente-
ment, arguant du fait qu’ils avaient payé leurs droits d’inscription.

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L’historien médiéviste face à la « demande sociale » 109

L’écriture, la narration et l’enseignement du passé ont été justifiés depuis


très longtemps et ce avant même l’avènement conjoint de la science histo-
rique et de la philosophie de l’Histoire à la fin du xviiie siècle. Selon Reinhart
Koselleck, la conception selon laquelle l’enchaînement des faits constituait un
champ d’expérience pour éduquer la vie et éclairer le présent fut dominante
depuis les rhéteurs grecs jusqu’au tournant des xviiie et xixe siècles. L’his-
toire, c’est-à-dire à la fois les faits passés et la narration que l’on en donnait,
était « maîtresse de la vie » (historia magistra vitae), une matrice de modèles
ou d’antimodèles pour les comportements contemporains. L’avènement de
la Modernité et, avec elle, d’une idéologie du Progrès a transformé les rela-
tions entre le « champ d’expériences » issu des faits passés, la compréhension
du présent et les « horizons d’attente » pour le futur. De l’Histoire, conçue
désormais comme une science fondée sur une analyse critique des faits pas-
sés (l’histoire), on attend moins l’éclairage du présent que la compréhension
d’une évolution considérée comme un récit continu et orienté, que l’on peut
pronostiquer, qui aboutira à la fin de l’histoire et qui repose en grande partie
sur une rupture radicale avec les modes de fonctionnement antérieurs46. Ceux-
ci se voient par là-même déconsidérés, d’où la réification, au tournant des
xviiie et xixe siècles, de la notion de « Moyen Âge » pour désigner la période
précédant l’avènement de la Modernité et la présentation de cette « étape »
du développement social sous un jour avant tout négatif, obscurantiste et
antimoderne47.
Ces deux justifications de l’Histoire, source d’éducation pour le présent
ou série d’étapes successivement dépassées par le Progrès pour construire le
futur, sont passées au second plan dans les pays occidentaux depuis la fin des
années 1970 et l’avènement de ce que l’on peut qualifier, à la suite de François
Hartog, d’un nouveau « régime d’historicité » (soit une articulation nouvelle
entre les conceptions du passé, du présent et du futur)48. À une période mar-
quée par l’extension dans l’ensemble du champ social de la logique néoli-
bérale, l’avènement du sentiment de la « fin de l’histoire » s’est imposé tant

46.  Reinhart Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, traduit
de l’allemand par J. et M.-C. Hoock, Paris, EHESS, 1990 (édition originale allemande 1979),
dont je retiens principalement trois articles : « Le futur passé des Temps modernes », p. 19-36
(éd. originale allemande 1968), « “Historia magistra vitae”. De la dissolution du “topos” dans
l’histoire moderne en mouvement », p. 37-62 (édition originale allemande 1967), « “Champ
d’expérience” et “horizon d’attente” : deux catégories historiques », p. 307-329 (édition origi-
nale allemande 1975).
47.  A. Guerreau, L’avenir, op. cit., p. 19-39.
48.  François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil (La
librairie du xxie siècle), 2003.

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110 Didier Méhu

dans le discours scientifique que dans les politiques économiques et sociales


menées par la logique du TINA (« there is no alternative »)49. Dans un tel
contexte, on a vu se développer une valorisation sans précédent du présent,
pensé à la fois comme un mode d’organisation sociale inéluctable et diffici-
lement dépassable si ce n’est dans le cadre d’une posthumanité50. L’Histoire
et les historiens ne disparaissent pas mais leur rôle change radicalement.
L’Histoire fait tendanciellement place à la mémoire, à la commémoration, au
patrimoine. Le passé compte désormais avant tout comme un moyen de sou-
der la mémoire collective d’une société sans perspective d’évolution et dont
les intérêts sont tout entiers fondés sur la sauvegarde du monde présent. Le
futur devient impensable en dehors des catégories qui organisent le monde
présent et le passé n’est en rien un moyen de penser le futur51. Ainsi voit-on se
développer la notion nouvelle – et auparavant impensable – d’une « Histoire
du temps présent » (et sa réification dans la création d’instituts et de revues
d’Histoire du temps présent), qui englobe, sous ce terme, une grande partie
du xxe et du premier xxie siècle et qui fait des historiens moins des chercheurs
libres destinés à expliquer le changement social que des agents sociaux

49.  Le slogan TINA était l’un des mots récurrents de Margaret Thatcher pour justifier les poli-
tiques économiques et sociales qu’elle a menées en tant que Premier ministre du Royaume-Uni,
de 1979 à 1990.
50.  L’articulation entre la « révolution libérale mondiale », l’idée, dévoyée de la pensée hégé-
lienne, de la « fin de l’Histoire » et l’avènement (redouté) de la posthumanité a été développée
par Francis Fukuyama, La fin de l’Histoire et le dernier homme, traduit de l’anglais par Denis-
Armand Canal, Paris, Flammarion, 1992 (édition originale américaine 1992, à partir d’un essai
publié en 1989 dans The National Interest). Sur le passage de la notion hégélienne de la « fin de
l’Histoire » (liée à la conception du Progrès moderne) à la « fin de l’Histoire » postmoderne (liée
à l’incapacité de penser un futur différent), Miguel Ángel Cabrera Acosta, « La historia y les
teorías del fin de la historia », dans Historia a debate I, op. cit., t. I : Pasado y futuro, p. 209-221.
51.  C’est ce nouveau « régime d’historicité » que F. Hartog, op. cit., nomme le « présen-
tisme ». Jérôme Baschet a par ailleurs montré que l’un des fondements de la rébellion zapatiste
est un régime d’historicité en rupture avec le temps néolibéral, qui est à la fois une critique
non postmoderne de la modernité et une critique non moderniste de la tradition, soit une nou-
velle conjonction du passé et du futur afin de vaincre le Marché et de redonner consistance à
la dignité humaine : J. Baschet, « L’histoire face au présent perpétuel. Quelques remarques
sur la relation passé/futur », dans Les usages politiques du passé, dir. F. Hartog et J. Revel, Paris,
Éditions de l’EHESS, 2001, p. 55-74, repris dans Historia a Debate II. Actas del Congreso de Santiago
de Compostela ( julio de 1999), dir. C. Barros, Santiago de Compostela, 2000, vol. I, p. 305-316,
et en espagnol dans Relaciones, XXIV, 2003, 93, p. 213-239 ; Id., La rébellion zapatiste. Insurrection
indienne et résistance planétaire, Paris, Flammarion, 2005, p. 155-203 : « La révolte de la mémoire
(Vers une nouvelle grammaire des temps historiques ?) » ; également l’article collectif placé
sous le nom du Colectivo Neosaurios, « La rebelión de la historia. La historia en los textos del
zapatismo », Chiapas, 9, 2000, p. 7-33, http://www.revistachiapas.org/No9/ch9neosaurios.
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L’historien médiéviste face à la « demande sociale » 111

destinés à apporter à la société civile la part de mémoire qu’elle a perdue52.


Parallèlement (et logiquement), les historiens se voient légitimés dans un rôle
social qui leur était auparavant tout à fait étranger, à savoir celui d’experts sol-
licités moins pour leur esprit critique, leur humilité ou leurs doutes que pour
répondre de manière concrète à des préoccupations contemporaines ponc-
tuelles. L’exemple le plus remarquable est l’entrée des historiens contempora-
néistes au prétoire où ils sont convoqués par des instances publiques (l’État,
la justice) ou des initiatives privées53 pour dire le vrai sur des sujets d’histoire
récente dont la remémoration est censée souder la mémoire collective54. Et
l’on confond, de plus en plus, mémoire et Histoire, alors que la première est
un processus psychologique et que la seconde est une démarche critique.

Du fait de l’éloignement temporel, les médiévistes n’ont pas la même


implication judiciaire que les historiens du « temps présent ». Il n’empêche
qu’ils sont depuis peu sollicités par des institutions soucieuses d’installer leur
respectabilité sur la repentance des crimes passés. Ainsi le Vatican a-t-il, en
2003, ouvert les archives secrètes à une médiéviste, Barbara Frale, pour statuer
sur la responsabilité de l’Église romaine dans le procès des Templiers55. Cette
initiative, en partie motivée par le souci de laver la papauté des accusations

52.  Ainsi peut-on lire sur le site de l’Institut d’histoire du temps présent, inauguré à Paris
en 1980, la présentation suivante, http://www.ihtp.cnrs.fr/ : « L’IHTP est une unité propre du
CNRS qui travaille sur l’histoire culturelle de la guerre au xxe siècle, les systèmes de domination
autoritaires, totalitaires ou coloniaux, l’histoire culturelle et l’histoire des cultures des sociétés
actuelles, et enfin l’épistémologie de l’histoire du temps présent, entendue comme approche
singulière des rapports entre passé et présent, sensible à la mémoire, au témoignage, au rôle
des historiens dans la cité. Il dépend de l’Institut des sciences de l’homme et de la société du
CNRS et comprend des personnels statutaires (chercheurs, ingénieurs, techniciens et adminis-
tratifs), des enseignants-chercheurs associés venus des universités, des doctorants associés,
ainsi que des chercheurs étrangers. Il possède un centre de documentation (bibliothèque,
archives écrites et orales) spécialisé sur la Seconde Guerre mondiale, la décolonisation, l’his-
toire orale. Il est le siège de plusieurs réseaux de recherche nationaux et internationaux. »
53.  En France, l’une des initiatives privées les plus retentissantes pour convoquer les histo-
riens au prétoire fut celle du cardinal de Lyon, Albert Decourtray, qui, en 1990, institua une
commission d’historiens pour faire la lumière sur les relations entre Paul Touvier et l’Église de
Lyon pendant l’Occupation : François Bédarida, « L’affaire Touvier et l’Église, spectroscopie
d’un historien », Le débat, no 70, mai-août 1992, p. 209-221, repris dans F. Bédarida, Histoire,
critique et responsabilité, textes réunis par Gabrielle Muc et Michel Trebitsch, Bruxelles, Édi-
tions Complexe / Paris, IHTP-CNRS, 2003, p. 269-286.
54.  Olivier Dumoulin, Le rôle social de l’historien. De la chaire au prétoire, Paris, Albin Michel, 2003.
55.  Barbara Frale, Il papato e il processo ai templari : l’inedita assoluzione de Chinon alla luce della
diplomatica pontificia, Roma, Viella, 2003 ; l’auteur en a donné un bref résumé en anglais dans
« The Chinon Chart. Papal absolution to the last Templar, Master Jacques de Molay », Journal of
Medieval History, 30, no 2, juin 2004, p. 109-134.

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112 Didier Méhu

diffusées par le Da Vinci Code, a débouché sur la publication de plusieurs pièces


inédites et jusqu’alors non consultables, relatives aux audiences pontificales
des Templiers arrêtés après 1307. La publication, intitulée Processus contra Tem-
plarios, est un fac-similé de 300 pages, tiré à 799 exemplaires, vendu chacun
à 5900 euros56. Elle a paru en 2007, soit l’année de la « célébration » du sep-
tième centenaire de l’arrestation des Templiers, pour mieux faire coïncider
commémoration et réhabilitation. On y trouve notamment la reproduction
d’une lettre de Clément V, insérée dans un acte d’accusation des Templiers
de la région de Tours, selon laquelle le pape aurait absous Jacques de Molay
et les Templiers de l’accusation d’hérésie qui pesait sur eux. Le document,
intitulé « parchemin de Chinon » (ce qui permet de le rattacher symbolique-
ment au secret de Jeanne d’Arc !), a sa page sur Wikipedia. C’est déjà un lieu de
mémoire57.
Parallèlement, les médiévistes sont de plus en plus souvent sollicités pour
leur expertise, afin de donner une consistance (ou une caution) scientifique à
des entreprises qui n’émanent pas de leur propre chef. Je pense d’abord aux
expositions. En Europe, elles demeurent encore très majoritairement l’œuvre
des conservateurs ayant reçu la formation qui leur permet d’en organiser eux-
mêmes le contenu scientifique (choix des objets, confection des cartels et des
panneaux, rédaction des catalogues) et la présentation. Mais en Amérique du
Nord (j’ignore la situation ailleurs), elles tendent à échapper aux profession-
nels de l’Histoire au profit des « médiateurs culturels58 ». Tel est le cas dans les
« centres d’interprétation », néologisme désignant un établissement destiné à
présenter de manière attractive un site naturel, sa faune et sa flore, une parti-
cularité « patrimoniale » d’une région donnée, un site ou un événement histo-
rique, dont le Québec s’est fait une spécialité depuis les années 198059 et qu’il

56.  Archivio segreto vaticano. (A.A., Arm. D. 208-210, 217-218). Processus contra templarios, Città del
Vaticano, Archivio segreto vaticano, 2007 (Exemplaria praetiosa, 3).
57.  http://fr.wikipedia.org/wiki/Parchemin_de_Chinon.
58.  Sur les transformations de la notion de « médiation » depuis les années 1990, de la sphère
judiciaire et militaire à celle de l’ensemble des relations sociales, perçues de plus en plus
comme un conflit entre des objectifs divergents irréconciliables par l’intelligence des parties,
voir Ulrich Bröckling, « Mediation », dans Glossar der Gegenwart, op. cit., p. 159-166.
59.  Parmi de nombreux exemples québécois, on peut citer le Centre d’interprétation de la
Côte-de-Beaupré (l’un des plus anciens, ouvert en 1984), http://www.histoire-cotedebeaupre.
org/, le Centre d’interprétation du phoque aux Îles de la Madeleine, http://www.ilesdelama-
deleine.com/cip/index.htm, le Centre d’interprétation des battures et de réhabilitation des
oiseaux de Saint-Fulgence, http://cibro.ca/, le Centre d’interprétation de la courge du Québec :
http://www.courge-quebec.com, le Centre d’interprétation de la canneberge, http://www.
canneberge.qc.ca/, le Centre d’interprétation de la nature et de la ruralité, http://www.ciar-
lacalacroix.com/, le Centre d’interprétation de Place-Royale, à Québec, situé là où Samuel de

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L’historien médiéviste face à la « demande sociale » 113

exporte, notamment en France : en témoignent par exemple le Centre d’in-


terprétation de la bataille de Vouillé, inauguré lors du douzième centenaire
de la bataille victorieuse des Francs contre les Wisigoths, ou le projet d’un
Centre d’interprétation de la bataille de Bouvines, qui devrait ouvrir ses portes
sur les lieux de celle-ci en 2014, à point nommé pour la commémoration du
huitième centenaire de la bataille « fondatrice de la nation française60 ». Tel est
également le cas dans certains musées, dont le « personnel » est bien mieux
formé pour mettre en scène que pour construire un discours cohérent à partir
d’une sélection d’œuvres.
J’en ai fait l’expérience il y a quelques années au musée de la Civilisation
de Québec lorsqu’on me demanda d’être le « conseiller scientifique » d’une
grande exposition consacrée au Moyen Âge. L’équipe organisatrice était
composée d’une responsable, nommée « chargée de projet », d’une conser-
vatrice dont la tâche consistait à rédiger les cartels, vérifier les conditions
et les coûts de transport des œuvres et de deux assistantes à la réalisation.
Aucune ne possédait une formation spécifique en Histoire ou Histoire de
l’art du Moyen Âge. En tant qu’unique « expert » de la période, ma parole
et mes écrits revêtaient une valeur quasiment sacrée. Le projet, encore dans
l’enfance lorsque je fus intégré dans l’équipe en septembre 2001, consistait
principalement à montrer les connexions, la continuité, les héritages entre la
société médiévale et celle du Québec contemporain. Un projet mémoriel en
quelque sorte, même s’il n’était pas revendiqué comme tel. Le choix des objets
avait déjà été en grande partie effectué, sur la base de propositions de cinq
musées partenaires. Il me revenait d’abord d’opérer une sélection parmi cette
offre et de rédiger en deux mois le scénario de l’exposition, soit un discours
thématique à l’intérieur duquel les objets seraient placés. Compte tenu de la
liberté qui m’était donnée en tant qu’expert, j’eus le loisir d’introduire des
modifications notables. Au final, il n’était plus du tout question des relations
entre le Moyen Âge et le Québec contemporain, mais d’une plongée dans la
société médiévale, au gré de près de trois cent cinquante œuvres originales

Champlain a fondé, en 1608, le « premier établissement français permanent en Amérique »,


http://www.mcq.org/fr/cipr/, le Centre d’interprétation du Vieux-Port de Québec, http://www.
pc.gc.ca/fra/lhn-nhs/qc/portquebec/index.aspx, le Centre d’interprétation de la vie urbaine
de la ville de Québec, http://www.museocapitale.qc.ca/002.htm, le Centre d’interprétation de
l’historique de la protection contre le feu, http://www.ci-chateaulogue.qc.ca/.
60.  Vouillé : http://www.507vouillelabataille.com/spip.php?article6. La création du Centre
d’interprétation de Bouvines fait débat : Marie Vandekerkhove, « Faut-il partir en croi-
sade pour le centre d’interprétation de la bataille de Bouvines ? », La Voix du Nord, 25 juillet
2009, http://www.lavoixdunord.fr/Locales/Metropole_Lilloise/actualite/Secteur_Metropole_
Lilloise/2009/07/25/article_faut-il-partir-en-croisade-pour-le-centr.shtml.

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114 Didier Méhu

et d’un cheminement thématique qui passait par les conceptions de l’espace


et du temps, l’organisation de la vie dans les campagnes et dans les villes,
les déplacements à longue distance (croisades et pèlerinages), les autorités,
les savoirs et communications, l’ensemble étant intégré dans une structure
ecclésiale censée donner sens aux différents cheminements. Je dus également
rédiger les panneaux de l’exposition, destinés moins à faire le lien entre les
œuvres qu’à présenter certains aspects de la société médiévale ; tous furent
revus par un « professionnel de la communication » afin de les rendre plus
attractifs. La muséographie fut élaborée par un cabinet de designers extérieur
au musée. Le titre de l’exposition, Gratia Dei. Les chemins du Moyen Âge, fut choisi
à l’issue d’un « brainstorming » auquel participaient les membres de l’équipe,
le responsable des expositions historiques du musée et une représentante du
service commercial de celui-ci. On me demanda enfin de rédiger l’ouvrage qui
accompagnerait l’exposition, en me laissant entièrement libre, à condition
qu’il ne s’agisse pas d’un catalogue des œuvres. Je repris sous une forme nar-
rative développée les panneaux présentés dans l’exposition, le même chemi-
nement thématique et intégrai des reproductions d’une sélection des œuvres
présentées, auxquelles il me fallut joindre une « iconographie » complémen-
taire61. Quant à l’affiche de l’exposition, elle fut conçue par le service com-
mercial du musée en contradiction complète avec les suggestions de tous les
membres de l’équipe : sur un fond orange soutenu, elle présentait la confron-
tation d’une épée, pointée vers le bas, et d’un clocher. L’épée reproduite était
une pièce vendue dans un magasin « médiéval » de Québec, le clocher était
la flèche de Notre-Dame de Paris construite par Viollet-le-Duc62. Au-dessus
du titre écrit en lettres gothicisantes, on pouvait lire clairement le logo et le
nom de la firme de placements AIM Trimark, principal « commanditaire » de
l’exposition, que l’affiche annonçait comme son producteur : « AIM Trimark
présente Gratia Dei. Les chemins du Moyen Âge ».

61.  Didier Méhu, Gratia Dei. Les chemins du Moyen Âge, Montréal, Fides, 2003 ; traduction
anglaise par Geneviève Roquet, Gratia Dei. A Journey Through the Middle Ages, Montréal, Fides,
2003. La traduction allemande effectuée pour la présentation de l’exposition au Westfälisches
Landesmuseum de Münster fut diffusée par l’éditeur Herder sous deux titres différents, sans
que j’en sois averti, d’abord une version brochée qui reprenait le titre partiel de l’exposition :
Wege des Mittelalters, traduction Nikola von Merweldt avec la collaboration d’Annet Schütt, Frei-
burg-im-B., Herder, 2004, puis une version reliée destinée à la vente au-delà de l’événement,
intitulée Das Leben im Mittelalter. Une troisième édition, sous un titre encore différent pour lequel
je n’ai pas été consulté, a été diffusée par Herder en 2008 : Das Mittelalter : Von Fürsten und Kauf­
leuten, Mönchen und Leibeigenen, Kreuzrittern und Minnesängern. Il n’y a aucune différence dans le
contenu des trois versions.
62.  On peut encore la voir sur le site du musée de la Civilisation : http://maf.mcq.org/gratiadei/
fr/menu.html.

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L’historien médiéviste face à la « demande sociale » 115

Le résultat final fut un grand succès pour le musée de la Civilisation. L’ex-


position fut fréquentée par environ 400 000 visiteurs dans sa seule présen-
tation à Québec et elle reçut le prix de la Société des musées québécois en
2004 dans la catégorie « Excellence63 ». La couverture médiatique fut impres-
sionnante, les affiches très voyantes ornèrent pendant huit mois les panneaux
d’affichage de la ville jusqu’à être recyclées en napperons sur bon nombre de
tables de restaurants. Gratia Dei fut l’événement de Québec entre mai 2003 et
janvier 2004. J’avais, en tant qu’universitaire, participé à le créer, en accep-
tant les compromis relevant d’une entreprise qui était mue par des objectifs
mémoriels, publicitaires et commerciaux. Pour mener le travail qui m’était
demandé, j’avais accepté de recevoir du musée une subvention confortable
avec laquelle je pouvais acheter des livres et effectuer quelques séjours de
recherche ; la contrepartie était d’accepter de répondre au pied levé aux sol-
licitations des membres de l’équipe ou des autres collaborateurs, tant pour
le contenu scientifique de l’exposition que pour approuver les questions et
réponses d’un jeu interactif destiné à en proposer une visite ludique64, choi-
sir les extraits joués par un groupe de musique moyenâgeuse pour illustrer la
musique profane médiévale ou relire les textes de présentation d’un « espace
de découverte » intitulé « Place du Moyen Âge », destiné aux enfants de 3 à
10 ans65. J’étais donc avant tout au service du musée auquel je fournissais mes
« conseils scientifiques », paré de l’aura de celui qui apporte la vérité et dont
on attend en tout temps un tel rôle. La très grande liberté qui m’était accordée
dans la rédaction du livre (qui était véritablement conçu comme un produit
distinct, puisqu’il n’était quasiment pas vendu dans la boutique du musée,
consacrée avant tout à des objets moyenâgeux, mais dans les librairies) me
permit de m’approprier ce projet pour tenter de diffuser une vision claire,
scientifique et synthétique de la société de l’Occident médiéval66.

Les expositions demeurent majoritairement, rappelons-le, des œuvres


construites par des conservateurs historiens et même s’il est à craindre que
le mode de fonctionnement que l’on vient de décrire s’étende, ce n’est pas
(encore) de là que viennent les principales demandes d’expertise adressées

63.  http://www.smq.qc.ca/publicsspec/actualites/prix/laureat/index.php?id=13-50-3463. URL


active en août 2009.
64.  Dont on peut encore voir la présentation : http://maf.mcq.org/gratiadei/fr/pocketpc/
pocketPC-FR.html.
65.  Cette réalisation a connu un succès considérable, au point qu’elle a été maintenue
plus de trois ans après la clôture de l’exposition : http://www.mcq.org/fr/mcq/expositions.
php?idEx=w253. URL active en août 2009.
66.  C’est en tout cas ce que j’ai essayé de faire dans l’ouvrage Gratia Dei, op. cit.

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116 Didier Méhu

aux médiévistes. En revanche, le « goût du Moyen Âge » connaît un tel déve-


loppement depuis les années 1980 qu’on ne compte plus les manifestations
organisées par des collectivités territoriales, des associations ou des per-
sonnes isolées pour mettre en scène le Moyen Âge67. Je pense évidemment aux
fêtes médiévales qui fleurissent partout en Europe (et aussi en Amérique du
Nord !), aux reconstitutions d’événements considérés comme fondateurs de la
mémoire collective et plus encore aux initiatives individuelles qui ne s’inscri-
vent pas dans un calendrier spécifique, mais témoignent d’un souci de vivre
le Moyen Âge. À de rares exceptions près, il ne me semble pas que les médié-
vistes soient directement impliqués dans l’organisation de ces événements68.
Mais nos travaux peuvent servir de points de départ et être ainsi totalement
détournés de leur signification. En février 2009, j’ai été contacté par la coor-
dinatrice des activités commémoratives du 11e centenaire de la fondation de
l’abbaye de Cluny, au nom de l’Association des randonneurs clunisois. Ceux-ci
souhaitaient organiser en septembre 2010 « une marche symbolique autour
du ban sacré. Ils ont émis l’idée d’en profiter pour restaurer et installer à nou-
veau quelques bornes en pierre qui en délimitaient le pourtour69 ». Et comme
j’avais consacré une partie de mes recherches à établir l’ancrage spatial du
« ban sacré » de Cluny à la fin du xie siècle, on sollicitait mon concours… où
comment utiliser un historien pour justifier une resacralisation de l’espace
social. J’ai refusé catégoriquement que mon nom soit associé à ce projet.
La réponse n’est cependant pas toujours aussi facile. Nous sommes en effet
régulièrement sollicités et nous participons à des événements commémora-
tifs (fondation d’une abbaye ou d’une cathédrale, d’une université, d’une ville,
d’une province ou d’un État ; anniversaire de la naissance ou de la mort d’un
personnage médiéval ; commémoration d’une bataille) sans que cela paraisse
compromettant. La situation n’est pas nouvelle. Elle remonte aux dernières
années du xixe siècle et il est probable que la célébration du 14e centenaire
du baptême de Clovis en 1896 a contribué à légitimer la commémoration
comme un cadre normal, et impensé, de l’activité des médiévistes (en France
tout du moins)70. La nouveauté vient sans doute davantage de la frénésie de

67.  Christian Amalvi, Le goût du Moyen Âge, Paris, Plon (Civilisations et Mentalités), 1996.
68.  Encore faudrait-il mener une enquête approfondie pour le montrer. Le seul exemple que
je connaisse concerne encore une fois Québec où, en 1993 et 1994, furent organisées les Médié-
vales, fêtes de rue autour d’une thématique moyenâgeuse, auxquelles fut associé un professeur
d’Histoire médiévale de l’université Laval.
69.  Courriel reçu le 17 février 2009.
70.  Christian Amalvi, « Le baptême de Clovis : heurs et malheurs d’un mythe fondateur de
la France contemporaine, 1814-1914 », Bibliothèque de l’École des chartes, 154, janvier-juin 1996,
p. 241-271. L’évolution de l’implication des médiévistes dans des activités commémoratives

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L’historien médiéviste face à la « demande sociale » 117

commémorations qui affecte le monde occidental depuis quelques années71 et


de l’engagement inédit de l’ensemble de la communauté civile dans celles-ci :
gouvernements et collectivités territoriales qui n’hésitent pas à investir de
très grosses sommes dans leur organisation, sociétés savantes, associations
d’amateurs, sans compter les mécènes et commanditaires privés qui trouvent
là de belles occasions publicitaires. La conséquence d’une implication aussi
large est la multiplication des activités commémoratives, allant de la tenue de
colloques à la reconstitution historique, de l’apprentissage de la calligraphie
à celle des techniques du combat médiéval, des défilés costumés aux repas
moyenâgeux. Dans les programmes, l’ensemble de ces activités est mise sur
le même plan, comme autant de contributions à la célébration mémorielle et,
implicitement, comme autant de contributions à la connaissance du passé72.
La tenue d’un colloque dans de telles circonstances attirera sans nul doute un
large public, mais celui-ci n’attendra pas autre chose du discours du médié-
viste qu’un récit susceptible de rendre un peu plus présent le passé que l’on
célèbre. Le rôle que l’on attend alors de nous, et celui que la quasi-totalité
d’entre nous accepte de jouer en de telles circonstances, est celui d’un narra-
teur, expert en la connaissance d’un passé révolu que l’on tente de faire entrer
dans la mémoire émotionnelle, individuelle et collective. La présentation de
la démarche historique n’a guère de place ; on attend des faits, de la vérité, un
peu de sensationnel, mais surtout pas de doute.

reste à étudier. J’envisage d’analyser cette question à l’occasion de la célébration du 11e cente-
naire de la fondation de l’abbaye de Cluny, en mai 2010, au cours d’un colloque intitulé Construc-
tions, reconstructions et commémorations clunisiennes, 1790-1910.
71.  Parmi de nombreuses autres célébrations de ce genre auxquelles ont participé des médié-
vistes, on peut signaler, en France, pour la seule année 2009 : le 6e centenaire du concile de
Perpignan, le 13e centenaire du Mont-Saint-Michel, le 780e anniversaire de la mort de saint
François, le 9e centenaire de la fondation de Saint-Victor, le 6e centenaire de l’université d’Aix,
le 8e centenaire de la fondation de l’ordre franciscain, le 8e centenaire du sac de Béziers, le
9e centenaire de la mort de saint Anselme, le 7e centenaire de l’ouverture du pont de Pont-Saint-
Esprit, le 11e centenaire de la mort de Géraud d’Aurillac, sans compter le 8e centenaire de la
fondation de l’ordre dominicain dont la commémoration s’échelonne entre 2006 et 2015.
72.  À cet égard, le site qui présente l’ensemble des « activités » organisées en 2007 à l’oc-
casion de la commémoration du 12e centenaire de la bataille de Vouillé est remarquable :
http://www.507vouillelabataille.com/. Il place sur le même plan l’association « Vouillé et son
histoire » qui est à l’origine des manifestations, les circuits touristiques autour de Vouillé,
le colloque scientifique organisé par l’Association française d’archéologie mérovingienne
et le Centre d’études supérieures de civilisation médiévale de l’université de Poitiers, l’ate-
lier « danses médiévales et poitevines », « l’espace d’interprétation » de la bataille baptisé
« Espace 507 ».

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118 Didier Méhu

Dès lors, quelle attitude adopter ? Faut-il accepter de participer en tant


qu’expert aux fêtes ou reconstitutions médiévales ? Faut-il accepter de célébrer
une commémoration ou même d’organiser un colloque à l’occasion de celle-
ci ? En refusant de prendre part à de telles célébrations, on confirmera indu-
bitablement l’idée reçue selon laquelle les universitaires sont dans une tour
d’ivoire dont ils ont bien du mal à sortir ; leur dédain pour les attentes légi-
times du public (après tout, ces célébrations sont en grande partie financées
par les impôts) n’est sans doute pas sans rapport avec leurs privilèges exorbi-
tants. En acceptant de considérer la commémoration comme un cadre normal
et légitime de l’activité scientifique (après tout, il y a à cette occasion des flux
d’argent public que l’on aurait tort de refuser73), on accepte d’être tenus pour
des ressusciteurs du passé, des pourvoyeurs de mémoire pour une société en
mal d’idéal communautaire et soucieuse d’exotisme. Je me demande néan-
moins s’il n’y aurait pas une « troisième voie », qui consisterait à saisir de
telles occasions pour diffuser un discours strictement opposé à celui que l’on
attend de nous. Un discours qui montre que l’Histoire scientifique ne sert pas
à rendre présent le passé, qu’elle ne permet pas de reconstituer quelque pan
que ce soit pour le rendre visible, mais qu’elle est une démarche intellectuelle
destinée à penser la transformation sociale, et donc à nous rendre des citoyens
libres. Un discours qui permettrait également de susciter une autoréflexion
sur ces cérémonies commémoratives considérées comme allant de soi, pour
montrer les présupposés sur lesquels elles reposent, et ainsi conduire tous
les amateurs d’histoire et le « grand public » à une démarche réflexive plutôt
qu’à une consommation passive de produits manufacturés, estampillés par la
scientificité de l’historien. Je ne sais pas si nous y arriverons, le chemin est dif-
ficile, mais l’expérience mérite d’être tentée. Deux exemples récents montrent
que la partie est loin d’être gagnée, mais cela ne doit pas nous décourager.
En août 2008, je fus contacté par un ancien étudiant de l’université Laval,
titulaire d’un diplôme de premier cycle en Histoire, pour conseiller les acti-
vités qu’il menait avec un petit groupe d’amis afin de reconstituer les modes
de combat militaire en Bourgogne à la fin du Moyen Âge. Son érudition était
impressionnante, tant sur les batailles que sur leurs agents, les armes et les
armoiries. Il attendait de moi un regard critique sur la manière dont ses amis

73.  C’est la réponse qui m’a été formulée par plusieurs collègues lorsque je leur ai signifié
mon refus d’organiser un colloque historique à l’occasion du 11e centenaire de la fondation de
l’abbaye de Cluny. L’argent public était là. Il convenait d’en profiter. Je proposais en revanche
d’engager une autoréflexion sur la célébration elle-même et l’objet de celle-ci, « Cluny » ; objec-
tiver ce que la demande sociale considère comme allant de soi : Cluny et son 11e centenaire. Il
en résulta une solution de compromis, puisqu’aux côtés de cette réflexion qui se tiendra en mai
2010, seront organisés par des médiévistes deux colloques « commémoratifs » autour du thème
« 910 : Cluny, le monachisme et la société au premier âge féodal (850-1050) ».

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L’historien médiéviste face à la « demande sociale » 119

et lui se comportaient dans les reconstitutions et ma caution pour soutenir


leur demande d’organiser une reconstitution de bataille moyenâgeuse sur le
campus de l’université Laval. Au cours de deux discussions qui durèrent plu-
sieurs heures, je m’efforçai de lui indiquer mon incompétence pour jouer le
rôle qu’il voulait que je joue, et mon refus de conseiller et cautionner de telles
activités qui me paraissaient totalement contradictoires avec la démarche de
l’historien. Plus je lui indiquais ma position, plus il semblait intéressé à ce
que je l’accompagne, ne serait-ce que pour continuer de lui faire part de mon
esprit critique.
Quelques semaines plus tard, une autre proposition m’attendait. Je reçus
un courriel d’une personne qui se présentait comme « une simple citoyenne
de la ville de Québec n’ayant qu’un diplôme d’études secondaires mais auto-
didacte en bien des matières, mère de famille dont les enfants ont grandi »,
qui avait découvert depuis peu le monde virtuel de Second Life et qui menait,
par là, une vie virtuelle dans le royaume qu’elle avait créé, appelé Sérénicia. Sa
demande était la suivante :
J’ai beaucoup travaillé à rendre le château/donjon le plus authentique possible,
ainsi que l’environnement (maisons du village, place du marché, etc…). J’ai eu
l’aide et les conseils de gens férus de cette époque qui habitent en France et je
suis soutenue dans la construction par un québécois et un français très habiles.
Bref, nous sommes une belle petite équipe et nous aimons cela.
Là où je veux en venir, c’est faire de ce petit royaume, Sérénicia, un site mé-
diéval authentique et éducatif, mais il nous faut, pour ce faire, le soutien et/ou
le parrainage soit d’un professeur ou d’une institution d’enseignement. Voilà
pourquoi je m’adresse à vous, cela vous intéresserait-il d’en connaître davan-
tage concernant ce monde virtuel afin d’y parfaire un royaume virtuel médiéval
authentique et éducatif de cette époque ?
Je serais vraiment enchantée que cette idée vous plaise autant qu’à moi car vous
seriez vraiment la personne ressource par excellence.
Quatre jours plus tard, après quelques réflexions, je formulai ma réponse
autour des points suivants :
Le monde virtuel est aux antipodes du métier d’historien, qui consiste à com-
prendre et ainsi à mieux agir sur le monde réel. L’un des objectifs principaux
de notre métier est de former le public (étudiants, lecteurs) à développer son
esprit critique afin de se conduire socialement de la manière la plus éclairée et
la plus critique possible. Aussi, un historien est-il la moins bonne « personne
ressource » pour une démarche de type virtuel.
La notion de « monde virtuel médiéval authentique » est absurde. Le virtuel ne
peut pas être authentique. D’ailleurs, aucune reconstitution du passé ne peut
être authentique. Le passé, par définition, n’existe plus et on ne pourra jamais
le recréer, de quelque manière que ce soit, quels que soient les conseillers

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120 Didier Méhu

scientifiques. Le rôle des historiens n’est pas de restituer le passé mais de faire
prendre conscience que le monde change ; que l’on vivait différemment il y a
10 ans, 100 ans, 800 ans ; que les modes d’organisation sociale et les modes de
pensée sont variables et qu’il est impossible de se repositionner dans le passé.
L’historien, à partir des documents, monuments et traces des civilisations pas-
sées, établit un discours critique (qui n’est pas un récit, mais un questionne-
ment) afin de rendre intelligibles à l’esprit contemporain l’agencement et l’évo-
lution de faits sociaux. Il ne restitue rien ; il explique, ou s’efforce de le faire.
Les reconstitutions virtuelles, les fêtes médiévales, mais aussi les commé-
morations de toutes sortes suivent un cheminement radicalement opposé,
puisqu’elles reposent sur l’idée selon laquelle le passé est transposable et re-
constituable, et donc qu’il existe comme tel, indépendamment des personnes
qui l’ont constitué. En outre, ces manifestations contribuent à éloigner notre
sens critique à l’égard de notre époque et de nos propres constructions, qui
sont toujours empreintes de nos idéologies, sans nécessairement que l’on s’en
rende compte.
Le « royaume virtuel médiéval » ne peut en aucun cas être un outil pédagogique.
Reconstituer ce que l’on croit être le passé, le rendre présent et visible n’a rien
à voir avec la démarche critique de l’historien fondée sur l’étude rationnelle
des rapports sociaux, par définition invisibles et irreprésentables si ce n’est en
termes abstraits. La connaissance de la société médiévale est une démarche in-
tellectuelle qui ne peut être assimilée au théâtre, même si celui-ci prend pour
cadre un décor médiéval. Aucun acteur et aucun spectateur contemporain ne
peuvent se substituer aux agents des civilisations disparues. Notre objet n’est ni
la résurrection, ni le transfert psychologique, mais l’analyse critique et ration-
nelle du changement social, à partir des traces74 des sociétés disparues. C’est
là une démarche difficile, qui porte à l’humilité, car nous sommes contraints
très souvent de constater que nous n’y comprenons rien. La reconstitution vir-
tuelle ne nous apprendra rien que nous ne sachions déjà, puisque c’est nous
qui la construisons. Elle ne nous apprendra rien sur le passé, et ne nous per-
mettra jamais de comprendre ce que signifient ces documents étranges laissés
par les hommes du xiie siècle, ces images si différentes des nôtres, ces édifices
construits selon des principes et des choix totalement opposés aux nôtres.
Je terminai en déclinant l’offre de participer au projet, tout en soulignant
ce qui me paraissait être de mon devoir, à savoir de répondre de manière
sérieuse et développée à une telle sollicitation, parce que ce genre d’initiatives

74.  Je n’avais pas alors mesuré que cette notion de trace, que j’ai utilisée dans la réponse à mon
interlocutrice, n’est pas du tout satisfaisante parce qu’elle implique la non-intentionnalité de
celui qui laisse une trace derrière lui. Je dois à Joseph Morsel d’avoir attiré mon attention sur les
implications non-conscientes de la notion de « trace » pour parler des productions sociales du
passé parvenues jusqu’à nous, dans un article à paraître : « Traces ? Quelles traces ? Réflexion
sur la nécessité d’une histoire symptomatique ».

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L’historien médiéviste face à la « demande sociale » 121

se développait et parce qu’elles attendaient de plus en plus le concours des


historiens dont il semble admis que c’est là le rôle essentiel. Je lui conseillai
enfin la lecture de l’ouvrage de Joseph Morsel et Christine Ducourtieux et lui
demandai de me faire part, de la manière la plus libre possible, de ses réac-
tions à mes propos.
La réponse arriva dès le lendemain. « Déçue un peu mais pas du tout
contrariée », l’interlocutrice me félicita pour mon point de vue qu’elle disait
comprendre exactement et pour mon attitude qui manifestait que j’étais « loin
de ces historiens qui vivent dans une bulle, décrochés du présent ». Passé ce
préambule, elle prit soin de développer son idée qu’elle pensait avoir expri-
mée de manière trop résumée la première fois, soulignant à plusieurs reprises
que nos conceptions n’étaient pas si différentes, et terminant en m’indiquant
qu’il « s’avère que vous êtes la personne ressource, bien plus idéale que je ne
le pensais », proposant même d’intégrer quelques-uns de mes étudiants au
projet. J’étais décontenancé et énervé, et je ne répondis pas, ce que j’aurais dû
faire, ne serait-ce que par politesse. Comme dans l’exemple précédent, mes
arguments n’avaient pas porté, n’avaient pas été compris et mon interlocuteur
ne retenait, de mes tentatives de déconstruction, qu’un encouragement à aller
plus loin et à solliciter mes services.

Je reste néanmoins optimiste et je veux retenir de ces expériences un chemi-


nement qui m’a aidé à mieux formuler ma pensée, à mieux pouvoir défendre
le métier qui est le nôtre. Il est de notre devoir de nous replonger profondé-
ment dans la philosophie de l’Histoire afin d’être en mesure de défendre clai-
rement notre rôle dans la pensée et la construction d’une société libre, ancrée
dans le réel et non dans la reconstitution passéiste ou la fuite dans le virtuel. Il
est également de notre devoir de poursuivre la réflexion fortement renouvelée
ces dernières années sur nos propres pratiques75. Il est aussi de notre devoir
de savoir répondre aux détournements et usages parallèles qui sont faits du

75.  Sur un plan général, A. Guerreau, L’avenir, op. cit. Sur la notion et les usages des
« sources » de l’historien, cf. la réflexion collective coordonnée par Joseph Morsel, « L’his-
torien et “ses” sources », dans Hypothèses 2003. Travaux de l’École doctorale d’Histoire de l’Université
Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris, Publications de la Sorbonne, p. 271-362, prolongée par J. Mor-
sel, « Du texte aux archives : le problème de la source », Bulletin du Centre d’études médiévales
d’Auxerre, Hors-série 2 (2009), « Le Moyen âge vu d’ailleurs », Eliana Magnani (dir.), http://
cem.revues.org/document4132.html, à laquelle je me permets d’ajouter D. Méhu, « Textes,
sources, lettres, monuments ? Réflexions sur les documents écrits clunisiens du Moyen Âge »,
Memini. Travaux et documents, 9-10 (2005-2006), p. 169-190. Sur les historiens et les archives,
cf. le dossier coordonné par Étienne Anheim et Olivier Poncet, « Fabrique des archives,
fabrique de l’Histoire », Revue de Synthèse, 125 (2004), p. 1-195. Sur les pratiques de l’écrit dans
les sociétés médiévales, cf. le numéro de la revue Médiévales, 56 (Printemps 2009) consacré à

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122 Didier Méhu

Moyen Âge par des citoyens dont l’Histoire n’est pas le métier. Le fossé est
énorme entre les propos tenus par les deux personnes citées plus haut et ceux
que j’ai tenté de leur faire entendre. Le passé est devenu aujourd’hui un vaste
champ dans lequel chacun puise pour chercher la sérénité qui lui manque. Le
Moyen Âge fait rêver, car on le pense en contradiction totale avec nos modes
de fonctionnement, comme une sphère close, inerte, ayant existé, qu’il suffit
de faire revivre, en chair et en os ou par le biais de l’ordinateur, pour atteindre
Sérénicia. C’est là le discours dominant, réifié par une trentaine d’années de
postmodernisme, intégré au plus profond de la plupart d’entre nous. Aussi
la tâche est-elle lourde pour inverser la manœuvre. Elle ne se fera pas rapide-
ment, et elle rencontrera des échecs. Mais il me semble qu’il nous incombe de
prendre place sur ce terrain, pour faire venir à nous tous ces amateurs d’His-
toire et les initier au sens critique, non à la fuite dans le virtuel. Dans son dis-
cours d’intronisation à la présidence de Harvard, Mme Drew G. Faust insis-
tait à deux reprises sur cette nécessité des universitaires d’aller à l’encontre des
paradigmes dominants, et sur les efforts que nous devons fournir, sur tous
les plans, pour continuer de convaincre les gouvernements et les financeurs
de la nécessité, au sein de toute société démocratique, d’entretenir des activi-
tés qui mettent en cause ses propres paradigmes dominants 76. J’ajouterais
aujourd’hui, dans la société atomisée dans laquelle nous vivons, qu’il importe
de convaincre aussi le « grand public », acteur essentiel de la vie sociale. La
tâche dépasse très largement le seul champ de l’Histoire scientifique. Elle
relève de l’ensemble des combats pour inventer de nouvelles formes d’éman-
cipation et de vivre ensemble. L’historien, dès lors qu’il conçoit son activité
comme une réflexion sur le changement social, a un rôle essentiel à y jouer.

Didier Méhu
Université Laval, Québec, Canada

ce sujet, coordonné par Étienne Anheim et Pierre Chastang, et l’article de ce dernier dans le
présent ouvrage.
76.  Outre le passage cité plus haut sur la nécessité d’aller au-delà de la demande sociale pré-
sente : A university looks both backwards and forwards in ways that must – and even ought to – conflict
with a public’s immediate concerns and demands, Mme Faust termine sa définition de l’Université
par un rappel de sa fonction nécessairement subversive et par le devoir de convaincre tout le
monde du nécessaire soutien d’une telle activité : It is not easy to convince a nation or a world to
respect, much less support, institutions committed to challenging society’s fundamental assumptions. But it is
our obligation to make that case : both to explain our purposes and to achieve them so well that these precious
institutions survive and prosper in this new century.

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Structuration du champ
de l’histoire médiévale et relations
avec les autres sciences sociales

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L’histoire médiévale au Brésil :
du parcours solitaire à l’inclusion
dans le champ des sciences humaines
Néri de Barros Almeida

L a définition de l’histoire nous conduit nécessairement sur un terrain


ambigu. Alors même qu’il conceptualise son activité, l’historien est
confronté aux définitions qui lui sont données par l’expérience quotidienne
des non-historiens. C’est cette ambiguïté même qui justifie des question-
nements tels que celui posé par ce colloque, qui, face à une définition peu
flexible de l’histoire, n’aurait pas de raison d’être.
Pourquoi étudier le Moyen Âge au xxie siècle ? Voilà une question inquiétante :
superflue et, en même temps, valable et nécessaire. Superflue tout d’abord
parce qu’elle perd son sens devant le système bien établi des « périodes his-
toriques » qui prétend expliquer la construction de la civilisation occidentale
en revendiquant une histoire d’expériences cumulatives reçues de différentes
époques. Superflue également parce qu’elle semble aller à l’encontre de l’idée
selon laquelle l’histoire s’occupe du passé et, en tant que telle, se doit d’en
rendre compte dans son intégralité. Cependant, le caractère très général de
ces propositions et leur formulation sans tenir compte de l’expérience de l’his-
toire des non-historiens ne les rendent que partiellement satisfaisantes. La
validité, voire la nécessité, de la question-titre de ce colloque se situe d’abord
au sujet des supposées « excentricités » des périodes qui précèdent la moder-
nité, que l’historiographie du xxe siècle a mises en évidence. Celles-ci présen-
tent le risque de nous faire considérer la connaissance de certaines époques
comme moins « utile » que d’autres ou moins « urgente » face à l’ordre du
jour des thèmes contemporains. Cette idée, relayée par le sens commun,
selon laquelle l’étude de certaines périodes serait plus importante que celle de
certaines autres en fonction du critère simpliste et trompeur de la proximité
– qui est elle-même le fruit d’un jugement –, se fait encore plus aiguë lorsque
s’y ajoute l’éloignement géographique entre le lieu et l’objet d’étude. Dans
les pays non-européens, la question Pourquoi étudier le Moyen Âge au xxie siècle
doit donc également prendre en compte cette rupture spatiale. Les raisons
de l’étude de l’histoire européenne y rejoignent le problème plus vaste et plus

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126 Néri de Barros Almeida

complexe de l’identité nationale et des relations historiques (ambiguës) avec


l’influence européenne. L’étude du Moyen Âge exige donc dans ces pays une
double justification.
Le parcours de l’histoire médiévale au Brésil a des particularités qui expli-
quent l’accueil plus ou moins bon qui lui a été réservé en tant que discipline
scientifique. Son développement est marqué par d’importantes actions insti-
tutionnelles orientées vers l’enseignement et la recherche, et résultant de pro-
jets formulés par les élites et les institutions des gouvernements provinciaux.
Cette situation est quelque peu différente de celle de l’Europe, où l’histoire
médiévale a reçu une attention particulière au vu du rôle qui lui a été attribué
en tant que « première histoire nationale ». Cependant, s’agissant du proces-
sus créatif de la recherche, des méthodes et des modèles théoriques, nous
évoluons sur un terrain où se manifeste, comme dans d’autres régions du
monde, l’influence européenne. On peut ici observer les mécanismes les plus
caractéristiques et efficaces de la mondialisation. L’importance pour tous les
acteurs, européens et non-européens, de l’analyse de la place de l’Europe (en
particulier de la France, de l’Allemagne, de l’Angleterre, et, dans une moindre
mesure, de l’Italie) dans ce mouvement se trouve dans l’appréciation et les
choix qu’elle autorise à effectuer dans le cadre de leurs rapports historiques.
Nous souhaiterions que la problématique de ce texte puisse intégrer les argu-
ments de cette réflexion.
Notre présentation va un peu à contre-courant des travaux précédents. Si
ces derniers se sont efforcés de répondre au « pourquoi » de la production
d’une connaissance historique relative au Moyen Âge au xxie siècle, ce texte se
limite aux études du Moyen Âge au Brésil et s’intéresse plus au « comment »,
c’est-à-dire à la manière dont ce domaine du savoir peut voir consolidés ses
propres moyens de développement dans un pays où son essor n’est pas encore
pleinement intégré au champ de la discipline historique. Cet essor notable
a eu lieu de façon imprévue, même du point de vue du milieu responsable
de la production de la connaissance historique : les universités publiques.
L’histoire médiévale s’y justifie encore essentiellement par la nécessité de
la cohérence chronologique imposée par les programmes d’enseignement.
Ainsi, en dépit de son développement, il manque à ce domaine une base bien
établie dans le milieu scientifique. Nos « pourquoi » se rapportent donc au
domaine plus élémentaire du « comment ». Le débat autour des raisons qui
justifient l’étude du Moyen Âge au xxie siècle a lieu aujourd’hui sans qu’une
quelconque légitimité préalable ait été solidement établie au Brésil. Vu les
profondes transformations que le système international d’enseignement et
de recherche a subies et continuera à subir dans les prochaines années, les cri-
tères traditionnels de légitimité, en particulier la défense déjà mentionnée de

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L’histoire médiévale au Brésil 127

la nécessité de la cohérence chronologique, n’ont que peu de valeur argumen-


tative, voire aucune. La légitimité subjective soulignée par certains est égale-
ment peu utile : cultiver son esprit ou satisfaire un plaisir intellectuel parti-
culier n’a que peu de poids par rapport à toute autre option professionnelle.
Il ne faut pas perdre de vue que lorsque nous traitons de l’histoire profession-
nelle des sociétés1, nous parlons d’une activité dotée d’une fonction sociale,
et ce depuis sa constitution en tant que discipline scientifique au xixe siècle.
Cette fonction sociale est implicitement liée au choix de « champs » ou d’objets
d’études, qui doivent être représentatifs de « l’ensemble social » étudié, ou lui
être rattachés de manière consistante. L’étendue de cet « ensemble social » est
généralement déterminée par les critères traditionnels de l’histoire politique.
Malgré la reformulation du champ historiographique par l’histoire des mar-
ginaux, des exclus, des minorités, des vaincus, des illettrés…, nous n’avons
pas encore inventé des objets qui remplacent de façon définitive la « ville », le
« royaume », l’« État », l’« empire », l’« Église », le « village », le « seigneur », la
« paroisse », etc., en tant que cadres d’analyse décisifs. C’est pour cela même
que ces cadres – sociaux et politiques – peuvent être envisagés comme faisant
partie des domaines qui impriment leur spécificité à l’histoire scientifique.
Le rôle social de l’histoire réside dans son approche dynamique du temps et
des ensembles sociopolitiques, ainsi que dans le regard critique posé sur le
présent, sur les documents du passé et sur la production historiographique,
ce qui lui garantit un système éthique professionnel d’une certaine efficacité ;
il réside aussi dans sa place considérable dans l’enseignement.
Le débat sur le « comment » et le « pourquoi » de l’étude du Moyen Âge
au Brésil dépend, au moins en partie, de l’analyse du développement de la
discipline, aussi bien en ce qui concerne son insertion institutionnelle que
ses caractéristiques scientifiques. Partant, on pourra discuter de manière
plus appropriée des possibilités et, de façon plus réaliste, des opportunités
en ce domaine. À toute recherche sur le « pourquoi étudier le Moyen Âge au
xxie siècle » vient ainsi se greffer, dans le cas brésilien, une « difficulté » : la
question se pose au moment même où la discipline se structure et se profes-
sionnalise, et ce dans une conjoncture délicate. Partout, le profil des institu-
tions d’enseignement supérieur passe par des changements importants. Dans

1.  J’évoque ici la distinction entre l’Histoire des sociétés (ou Histoire sociale) et l’histoire de
domaines spécifiques, comme l’histoire des arts et des techniques (histoire de l’architecture,
histoire de la musique, histoire des arts culinaires, etc.). Ces domaines de recherche emprun-
tent à l’Histoire le cadre chronologique qui leur permet de se rationaliser et leur légitimité par
la présomption d’impartialité dans l’examen des sources. Ils entrent dans le domaine de l’His-
toire proprement dite uniquement lorsqu’ils deviennent une histoire sociale, comme l’« his-
toire sociale de la musique », l’« histoire sociale de l’architecture », etc.

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128 Néri de Barros Almeida

ce contexte de restructuration, la question du « pourquoi » sera certainement


posée et y répondront ceux qui émettent nombre de réserves sur l’importance
des sciences humaines et de l’histoire en particulier – la « moins utile » parmi
ces sciences en ce qu’elle ne s’intéresserait qu’au passé. Les historiens se
doivent par conséquent de se placer au plus proche du cœur du débat. Évi-
demment, la question s’applique à l’histoire dans son ensemble. Ce que nous
devons considérer, c’est que le manque de légitimité de l’histoire médiévale
au Brésil, non seulement en dehors, mais également au sein du milieu uni-
versitaire et des autres disciplines de l’histoire, ouvre la voie à un questionne-
ment d’ensemble du domaine de l’enquête historique.

La coïncidence entre le développement de la discipline


et l’organisation de politiques nationales d’aide à la recherche
L’effort systématique pour former des chercheurs capables de produire
de la connaissance dans le domaine de l’histoire médiévale au Brésil est très
récent et date des années 1980. Son histoire suit de près celle de la moderni-
sation du système universitaire brésilien, qui concentre les recherches scien-
tifiques dans le pays, notamment en sciences humaines. Un ample bilan de
la trajectoire des études d’histoire médiévale au Brésil dépend de la prise en
considération de deux domaines complémentaires : en premier lieu, celui de
la stimulation et des directives gouvernementales pour la recherche en géné-
ral, qui ont été responsables de la réorganisation et de la spécialisation des
champs du savoir et, en second lieu, celui du profil scientifique des projets
constitutifs des premières universités brésiliennes, responsables de l’implan-
tation des bases du système d’enseignement supérieur et de recherche dans
le pays. Ces deux éléments nous permettent de mieux comprendre la dyna-
mique historique d’implantation des études d’histoire médiévale au Brésil, les
raisons de l’émergence tardive d’un mouvement continu et quantitativement
significatif de travaux académiques dans ce domaine, leurs héritages particu-
liers (pour ce qu’ils doivent aux thèmes, méthodes et positions théoriques) et
leurs possibilités futures2.
Les universités ont été et continuent d’être au Brésil les principaux centres
de formation des chercheurs et les lieux par excellence de la recherche. Le

2.  Nous incluons dans ce texte des considérations publiées dans Néri de Barros Almeida,
« La formation des médiévistes dans le Brésil contemporain : bilans et perspectives (1985-
2007) », Bulletin du Centre d’études médiévales d’Auxerre, 2008, p. 145-160, et Ead., « Por uma
‘Europa cultural’. Cultura e política na obra de Jacques Le Goff », dans Ead. (dir.), A Idade Média
entre os séculos xix e xx. Estudos de historiografia, Campinas, Instituto de Filosofia e Ciências Huma-
nas, 2008, p. 101-128.

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L’histoire médiévale au Brésil 129

développement de celle-ci a dépendu de l’organisation des programmes de


troisième cycle, qui a eu lieu tardivement, à partir de 1968, et de l’aide issue de
ressources complémentaires au budget universitaire, accordées par des insti-
tutions gouvernementales d’aide à la recherche, elles-mêmes créées en 1951,
encore sous les effets de l’élan scientifique généré par la Seconde Guerre
mondiale.
En janvier 1951 a été créé le Conseil national de recherche (CNPq)3, dans
le but de soutenir le développement de la recherche scientifique et technolo-
gique et, en juillet de la même année, la Coordination de perfectionnement du
personnel de niveau supérieur (CAPES), dont la fonction spécifique consiste
en l’évaluation, l’investissement dans la formation des ressources humaines
et l’encouragement à la coopération internationale. En octobre 1960, la Fon-
dation de soutien à la recherche de l’État de São Paulo (FAPESP) a été créée
et son activité effective a débuté en 19624. Les premiers pas de ces institu-
tions furent marqués par le populisme des années 1950, et après 1964, par la
dictature militaire, qui les maintint dans une profonde instabilité financière
due au contingentement permanent des ressources. À la fin de la dictature, en
1985, l’hyperinflation continua à compromettre l’établissement de politiques
d’aide à la recherche à long terme. Bien que ne répondant pas aux demandes
croissantes et ne s’adaptant pas à l’augmentation de la population, le nombre
d’aides accordées a augmenté, et les agences ont contribué peu à peu à l’éta-
blissement d’une nouvelle perspective de production de la connaissance
scientifique. Après 1989, en raison de l’instabilité politique et financière,
l’augmentation progressive des aides a subi un revers. Ce n’est qu’à partir de
1995 que le contrôle de l’inflation, la stabilité institutionnelle et le transfert
régulier et planifié des ressources a permis une augmentation des aides et des
bourses, ainsi que la montée en puissance régulière des politiques d’aide à
la recherche.

3.  Le premier projet duquel résultera le CNPq (Conseil national de recherche) apparaît en 1936
sur l’initiative de l’Académie brésilienne des sciences (ABC), fondée en 1916, dans le contexte
où a aussi été créée la première université brésilienne, l’université de São Paulo (USP), en 1934.
4.  Bien que la FAPESP soit une agence de l’État de São Paulo, son champ d’action va au-delà
du niveau régional. Étant donné que ses programmes de troisième cycle se développent à une
large échelle, d’abord liée à l’université de São Paulo, les ressources de cette agence ont fini par
bénéficier à une bonne partie des chercheurs établis dans des institutions d’autres États. Le
fait de compter avec un pourcentage des ressources de l’État le plus riche de la Fédération lui
confère aussi une importance qui justifie que nous la placions aux côtés des institutions fédé-
rales d’aide à la recherche, même si celles-ci sont liées à des sphères politico-administratives
de prise de décision d’un échelon supérieur.

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130 Néri de Barros Almeida

La CAPES et le CNPq auront fait les premiers pas vers l’institutionnalisa-


tion des études de troisième cycle dans le pays. Cependant, ce n’est qu’à la fin
des années 1960 que le gouvernement militaire, en donnant une impulsion
à sa politique de modernisation basée sur le binôme « Sécurité et développe-
ment », commença à établir des politiques scientifiques et technologiques
systématiques et étendues. En 1965, les cursus de troisième cycle furent défi-
nis et organisés selon un modèle semblable à celui des cours de deuxième
cycle. La Loi de réforme universitaire (Loi nº 5540) de 1968, en incorporant
des idées et des expériences de l’université de Brasília (UnB), fondée en 1961,
structura les universités en instituts et en départements et fit des activités
conjointes d’enseignement et de recherche leur vocation fondamentale.
La structuration fédérale des cursus de troisième cycle dans le pays a assuré
la réglementation de la concession de titres académiques, ainsi que l’expan-
sion et la spécialisation du système universitaire public. Dans un premier
temps, ce système a lui-même absorbé une grande partie des docteurs alors
diplômés. Ceux-ci furent, dans les années 1990, à l’origine des centres régio-
naux de doctorat répartis dans tout le pays. En même temps, des politiques
claires et permanentes d’aide à l’initiation scientifique, aux cursus de troi-
sième cycle et postdoctoraux ont assuré l’expansion des recherches.
La stabilité de la deuxième moitié des années 1990 et l’organisation par
le CNPq d’une base de données nationale de chercheurs organisés au sein
de groupes de recherche ont stimulé l’arrivée de nouvelles modalités d’aide,
telles que les Projets thématiques. Leur objectif est de promouvoir des ini-
tiatives de recherche collective multi-institutionnelles. Cette proposition
fait pression sur les projets et les trajectoires individuels pour favoriser la
structuration d’associations de recherche à différentes échelles, tels que les
groupes, les laboratoires et les centres de recherche. On peut dire que lors des
quinze dernières années, les gouvernements ont maintenu des politiques bien
coordonnées et cohérentes d’investissement dans la recherche. Les nouvelles
initiatives qui modifient peu à peu le profil de la recherche universitaire ont
été perfectionnées par des modalités institutionnelles d’aide qui permettent
des programmes d’infrastructures, la mise en place et la modernisation de
laboratoires, l’importation d’équipements, la visite ou le séjour plus durable
de professeurs étrangers. Des bourses spéciales permettent aux nouveaux
docteurs d’exercer une activité d’enseignant auprès des universités pour une
durée maximum de trois ans et des bourses postdoctorales donnent l’oppor-
tunité à de jeunes docteurs de développer de nouveaux projets de recherche.
Enfin, l’augmentation du nombre de postes dans les universités publiques
lors des vingt dernières années et les départs en retraite massifs motivés par
les modifications de la loi sur la Sécurité sociale ont favorisé la mise en place

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L’histoire médiévale au Brésil 131

rapide d’une nouvelle génération d’étudiants et de professeurs, formée autour


des valeurs de la recherche collective et selon les critères de productivité inter-
nationaux implantés par la CAPES.
Cette expansion générale a amené ces dernières années l’Association
nationale d’histoire (ANPUH), qui était responsable depuis 1961 de la dis-
cussion institutionnelle des politiques publiques pour l’enseignement et la
recherche en histoire, à reformuler le mode de réunion de ses membres lors
des symposiums nationaux et des rencontres régionales bisannuelles. On a
commencé à organiser des groupes de recherche avec un projet bien délimité
et une proposition de résultat à moyen terme. Aujourd’hui, l’ANPUH compte
trois symposiums thématiques nationaux qui développent la recherche en
histoire médiévale5. Les réunions de l’ANPUH permettent la diffusion et la
discussion nationale des projets développés dans les universités et la visibilité
institutionnelle des études sur le Moyen Âge au sein de réunions discutant des
principales propositions pour le développement de l’enseignement et de la
recherche en histoire auprès du gouvernement fédéral.
Ainsi, depuis les années 1990, les laboratoires, les groupes et les centres
de recherche sont amenés à jouer, aux côtés des cursus de troisième cycle, un
rôle de première importance dans la formation des spécialistes en histoire
médiévale et dans l’organisation des projets pour le développement et le per-
fectionnement de ce domaine. Ces laboratoires participent à l’organisation
de manifestations et de publications spécifiques, à l’élaboration de conven-
tions et d’accords internationaux, à la préparation de cours avec des profes-
seurs invités, à la promotion de doctorats à l’étranger et de manifestations et
recherches thématiques et à l’obtention de ressources d’infrastructure (livres
et équipements)6.

5.  L’un, coordonné par Vânia Leite Fróes (UFF), un deuxième par Andréa Cristina Lopes Frazão
da Silva (UERJ) et Rejane Barreto Jardim (université de Caxias do Sul) et un troisième coordonné
par moi-même (UNICAMP) et Marcelo Cândido da Silva (USP). L’ANPUH est aussi à l’origine
de la formation de groupes de recherche régionaux comme le groupe de travail d’études médié-
vales de l’université fédérale du Rio Grande do Sul, qui se réunit mensuellement pour discuter
des projets de recherche et des thèmes d’investigation, et réalise périodiquement des manifes-
tations académiques.
6.  Parmi les groupes qui travaillent aujourd’hui au perfectionnement de la recherche en
histoire médiévale, soulignons le programme d’études médiévales (PEM) de l’université de
Brasília (UnB) et de l’université fédérale de Goiás (UFGO), existant depuis 1994, coordonné
par Maria Eurydice de Barros Ribeiro ; le scriptorium – Laboratoire d’études médiévales et ibé-
riques de l’université fédérale fluminense (UFF), coordonné par Vânia Leite Fróes ; le noyau
d’études méditerranéens (NEMEd) de l’université fédérale du Paraná, coordonné par Renan
Frighetto et Fátima Regina Fernandes ; le programme d’études médiévales (PEM) de l’univer-
sité fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ), coordonné par Andréia Cristina Frazão da Silva et Leila

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132 Néri de Barros Almeida

Par conséquent, les études médiévales au Brésil ne se sont pas développées


en fonction des demandes inhérentes à la discipline historique, mais plutôt
en raison de l’augmentation de l’aide à la recherche et de l’organisation des
milieux d’étude en général, encouragés par l’État. Ce contexte n’a pas per-
mis à la croissance vraiment remarquable des études médiévales de s’ac-
compagner d’un développement de l’interaction scientifique avec les autres
domaines de l’histoire et des sciences humaines. En ce sens, nous croyons que
la nouveauté décisive créée par cette stimulation institutionnelle a consisté en
la création des groupes d’étude et leur inclusion dans des réseaux fédéraux
d’information. Ceux-ci favorisent et organisent des pôles de spécialisation et
de professionnalisation. Les groupes de recherche ont aussi rendu possible le
passage d’un système caractérisé par les actions individuelles et personnelles
à un autre, marqué par des actions collectives, faisant preuve d’un intérêt et
d’une force accrus afin d’encourager institutionnellement le développement
du domaine.

L’héritage des premières décennies de la discipline


en milieu universitaire
Les caractéristiques de la recherche en histoire médiévale au Brésil ne
découlent pas seulement de l’absence de politiques spécifiques et de difficul-
tés pratiques facilement imaginables, comme l’accès aux archives et biblio-
thèques, mais aussi de facteurs académiques. Il faut avant tout prendre en
considération le contexte de la naissance des premières universités brési-
liennes et leurs projets fondateurs, en particulier en ce qui concerne la pre-
mière d’entre elles qui, jusqu’au début des années 1990, concentrait la plupart
des études doctorales et des recherches en histoire médiévale : l’université de
São Paulo (USP).
L’USP a été l’un des résultats de la transformation de l’élite paulistaine,
au début du xxe siècle, stimulée par la richesse générée par la production du
café et par l’industrialisation. L’université a fait partie du projet culturel visant

Rodrigues da Silva ; le Translatio studii coordonné par Mário Jorge da Motta Bastos (UFF) et le
Laboratoire d’études médiévales (LEME) qui réunit les trois universités publiques de l’État de
São Paulo (USP, UNICAMP, UNIFESP) et l’université fédérale de Minas Gerais (UFMG), coor-
donné par Marcelo Cândido da Silva (USP). La plupart de ces groupes sont nés dans les années
1990, issus de la multiplication des centres de troisième cycle dans le pays. L’université de São
Paulo ne concentre donc plus la formation des docteurs en histoire médiévale. La formation de
professionnels hors de São Paulo a commencé dans les années 1990 avec les programmes de
troisième cycle de l’université fédérale Fluminense (UFF) et de l’université fédérale de Rio de
Janeiro (UFRJ). Pendant ces sept dernières années, les centres ont proliféré à l’intérieur de l’État
de São Paulo (Campinas, Franca, Assis) et dans d’autres États de la fédération : Goiás, Paraná,
Rio Grande do Sul, Minas Gerais, Espírito Santo, etc.

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L’histoire médiévale au Brésil 133

la formation et le maintien de l’hégémonie politique paulistaine sur la scène


nationale. Constituée à partir du noyau préexistant des facultés de droit, de
médecine et de l’École polytechnique, l’université s’est toutefois structurée
scientifiquement autour de la faculté de philosophie, sciences et lettres, privi-
légiant ainsi les domaines de base du savoir (philosophie, histoire, physique,
mathématiques et lettres).
Jusqu’alors, la recherche en histoire était concentrée à l’Institut historique
et géographique brésilien (IHGB), fondé en 1838 et attaché au développement
de ce que l’on peut qualifier d’« histoire nationale ». L’université, fondée en
1934, a opté pour des chemins différents tant de ceux du nationalisme de la
dictature du président Getúlio Vargas (1937-1945) que de ceux du régiona-
lisme, en adoptant dans son projet le concept plus ample de « civilisation ».
Des professeurs étrangers (italiens, allemands et français) ont été invités pour
aider les premiers pas de l’implantation de ce projet. La présence française a
été particulièrement marquante auprès de la faculté de philosophie, sciences
et lettres de l’USP, qui a accueilli notamment Fernand Braudel, Claude Lévi-
Strauss, Roger Bastide, Émile Coornaert, Émile Léonard, Jean Gagé et Pierre
Mongbeig. Jean Gagé, spécialiste d’histoire romaine, a dirigé les premières
recherches brésiliennes en histoire médiévale. En 1942, Eurípedes Simões
de Paula, assistant de la chaire d’histoire de la civilisation, présenta, sous la
direction de J. Gagé, la première thèse de doctorat en histoire réalisée dans le
pays : O comércio varegue e o Grão-Principado de Kiev (Le commerce varègue et la Grande
Principauté de Kiev). En 1945 fut publiée la thèse de Pedro Moacyr Campos,
Alguns aspectos da antiga Germânia através dos autores clássicos (Certains aspects de la
Germanie antique à travers les auteurs classiques). Avec ces deux premières thèses,
certaines caractéristiques qui se perpétueront pendant de nombreuses décen-
nies étaient déjà présentes, comme la non-configuration de champs d’études
délimités et la conduite de recherches par des enseignants en dehors de leur
domaine de spécialisation. Pedro Moacyr Campos, spécialiste en lettres
germaniques, fut professeur en histoire médiévale. Eurípedes Simões de
Paula dirigea des travaux d’histoire ancienne (économie, question agraire et
judaïsme), d’histoire médiévale (relations entre Byzance et la papauté, légis-
lation économique et sociale à l’époque de la peste noire, relations entre Juifs
et Russes, culture judaïque, formation de l’Angleterre, histoire ibérique), mais
également de théologie et sur des thèmes aussi variés que le bouddhisme, les
théories scientifiques du xvie siècle, la langue et la littérature en Russie, en
Arménie, en Chine et dans le monde musulman7.

7.  Marcelo Cândido da Silva, « Les études en histoire médiévale au Brésil : bilan et perspec-
tives », http://ciham.ish-lyon.cnrs.fr/Brazil.html.

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134 Néri de Barros Almeida

Ces différentes directions sont cohérentes avec la conception du cursus


historique autour du concept de « civilisation8 ». Elles manifestent également
la très grande liberté des directeurs de mémoires et de thèses, dont la pro-
duction pouvait s’étendre en dehors du domaine dans lequel ils enseignaient
pour correspondre à leurs intérêts particuliers. On remarque également l’in-
dépendance des chaires, dont l’engagement dans un champ du savoir n’était
pas nécessairement associé au développement institutionnel de celui-ci. Ces
premières générations d’enseignants n’étaient pas engagées dans un projet
de valorisation et de structuration des domaines de la connaissance histo-
rique ; cela n’aura lieu qu’à partir des années 1980. Les rapports personnels
entre enseignants et étudiants déterminaient bien souvent les directions de
recherche, voire l’accès au matériel d’étude, étant donné que l’amélioration
des fonds des bibliothèques universitaires ne se faisait que très lentement. Les
étudiants dépendaient ainsi énormément des bibliothèques privées de leurs
directeurs. La première thèse en histoire soutenue dans le pays, qui est aussi
la première thèse en histoire médiévale, celle d’Eurípedes Simões de Paula, ne
présageait donc en rien l’avenir de ce domaine, étant donné son adhésion à
une réflexion sur le fait civilisationnel.
Néanmoins, la multiplicité des intérêts des professeurs titulaires de chaires
a fonctionné à long terme comme un facteur de dispersion qui n’a pas man-
qué d’apporter de réels bénéfices au domaine. Ainsi, le paradigme du « génie
fondateur » des études médiévales, de l’arbre mythique dont proviennent tous
les fruits, si déterminant dans certains pays non-européens, n’eut aucune réa-
lité au Brésil. Le domaine s’est formé en l’absence de fondateurs et sans l’éta-
blissement de hiérarchies claires se reproduisant après eux. Il n’existe aucun
historien brésilien dont l’impact sur les études médiévales puisse se compa-
rer à celui qui fut produit en Argentine par la personnalité et les recherches
de José Luis Romero et de Cláudio Sánchez Albornoz, ce dernier étant alors
exilé de son Espagne natale9. Au Brésil, l’Université a surgi à contre-courant
du centralisme fédéral des années 1930 et, comme telle, elle a fait preuve de
méfiance à l’égard des formes d’organisation du pouvoir. Les partenariats
établis avec divers pays étrangers ont mis en évidence la préférence pour la

8.  Celui-ci est à la base de l’organisation du système de chaires établi en 1955-1956. Les chaires
en vigueur jusqu’à la réforme de 1968 étaient les suivantes : Histoire de la civilisation antique
et médiévale, Histoire de la civilisation moderne et contemporaine, Histoire de la civilisation
américaine et Histoire de la civilisation brésilienne. Maria Helena Rolim Capelato, Raquel
Glezer et Vera Lúcia Amaral Ferlini, « Escola uspiana de história », Estudos avançados, 8, 22,
1994, p. 349-358.
9.  María Inés Carzolio, « L’histoire du Moyen Âge en Argentine : Claudio Sánchez Albornoz
et ses disciples », Bulletin du Centre d’études médiévales d’Auxerre, 2002-2003, p. 99-112.

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L’histoire médiévale au Brésil 135

pluralité des influences. Aussi, l’idée de « civilisation », la critique politique du


centralisme et un ample projet de recherche qui accordait une grande liberté
personnelle aux directeurs de thèse ont-ils empêché l’apparition et l’impo-
sition d’une figure dominante capable d’établir un projet historiographique
hégémonique.
L’histoire du Moyen Âge qui commence à être ébauchée aujourd’hui au Bré-
sil n’est pas une histoire autoréférentielle, dans la mesure où elle ne dépend
pas des seuls cheminements de l’historiographie ibérique. Bien qu’elle se
fonde prioritairement sur des documents ibériques (et qu’elle fait donc priori-
tairement l’histoire de la Péninsule), elle se construit presque toujours sur des
fondements théorico-méthodologiques qui ont été élaborés ailleurs. En dépit
des rapports historiques avec l’historiographie française, notre intérêt pour
le débat historiographique, ainsi que pour différents courants théoriques et
méthodologiques et pour la critique de leurs limites nationales, est toujours
plus vif.
Si l’on compare avec les pays de l’Amérique hispanophone10, l’implanta-
tion des universités au Brésil s’est produite avec un retard très significatif.
Mais en se développant au milieu du xxe siècle, nos universités se sont ins-
crites dans le contexte du mouvement moderniste qui tentait de donner un
sens aux transformations du pays11, ce qui favorisa d’emblée l’autonomie de
ces institutions face à l’idéologie nationaliste et à l’influence cléricale. Deux
éléments positifs en ont découlé au regard de l’histoire médiévale. En premier
lieu, contrairement à l’historiographie européenne, « notre » Moyen Âge s’est
développé indépendamment de la question des origines nationales. Cela tient
évidemment aux distances qui empêchent notre engagement dans les cadres
nationaux européens, mais aussi au fait que la connaissance historique la plus
influente produite au Brésil s’inscrit en résistance par rapport aux propos
nationalistes. En second lieu, le Moyen Âge étudié ici se distancie clairement

10.  Tandis que l’Université ne s’est développée au Brésil qu’à partir de 1934, elle est apparue
bien antérieurement dans l’Amérique de langue espagnole, où elle a accompagné le proces-
sus de la conquête européenne : université de Santo Domingo (Haïti) en 1538, université São
Marcos (Pérou) en 1551 et université du Mexique en 1553. Aux États-Unis, le développement
de l’Université s’est inscrit dans un processus politique opposé à celui qui a eu lieu dans l’Amé-
rique espagnole : c’est de l’indifférence de la Couronne anglaise pour ses colonies en Amérique
qu’a surgi, en 1636, l’université de Harvard.
11.  On considère la Semaine d’art moderne qui a eu lieu du 11 au 18 février 1922 au Théâtre
municipal de São Paulo comme le point de départ du mouvement artistique moderniste au Bré-
sil. Celui-ci établissait fondamentalement la compréhension et l’incorporation de l’expérience
nationale en comme une condition de l’assimilation de la modernité venue de l’étranger. L’USP
peut être considérée comme l’une des conséquences de ce contexte idéologique, dans la mesure
où elle se proposait de former une élite capable de donner un sens à la modernisation du pays.

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136 Néri de Barros Almeida

des propos qui le lient aujourd’hui au projet d’édification de l’Europe et


qui fondent la cohésion de la Communauté européenne dans une « Europe
culturelle » née au Moyen Âge. À mesure que l’histoire médiévale viendra se
consolider parmi nous, nous pourrons peut-être contribuer à un projet qui
irait effectivement au-delà des cadres nationaux et européen, c’est-à-dire qui
contribuerait à l’élargissement du champ scientifique en rapport avec l’his-
toire du Moyen Âge, notamment au moyen de son émancipation vis-à-vis des
problématiques qui l’ont définie et justifiée, hier comme aujourd’hui.

Années 1980 : spécialisation, aides publiques


et « Nouvelle Histoire »
La question posée par ce colloque se rapporte tout d’abord à la légitimité de
notre discipline, au-delà de sa valeur intrinsèque. Pour m’en tenir au Brésil,
j’estime que cette légitimité doit être conquise par la participation à des débats
avec les autres domaines de l’histoire et les autres disciplines des sciences
humaines. De tels échanges sont rares et se limitent en général à des discus-
sions sur les problèmes, méthodes et concepts d’un seul secteur. En outre,
plusieurs obstacles rendent difficiles cette interaction. Quelques-uns d’entre
eux concernent la façon dont s’est construit historiquement l’imaginaire
relatif à la période médiévale, dont l’influence significative se retrouve dans
le sens commun et dans les milieux universitaires non-médiévistes. Ainsi
par exemple, la considération selon laquelle le Moyen Âge serait une époque
caractérisée par la violence endémique ou un contre-modèle des sociétés éta-
tiques l’exclut de fait du débat sociologique et politique, parce que sa connais-
sance ne sert à rien à la discussion de problèmes donnés comme centraux de
la modernité.
Marquées par la discontinuité, les cinq premières décennies des études
médiévales au Brésil n’ont pas permis que se soit imposé parmi nous une
thématique, une approche documentaire ou un cadre théorico-méthodo-
logique dominant. Cependant, dans les années 1980, la situation a changé
radicalement. Les aides publiques à la recherche scientifique et à l’organisa-
tion académique ont coïncidé avec l’apogée de l’influence internationale de
la « Nouvelle Histoire ». L’impact de cette dernière sur l’histoire médiévale a
été partout considérable, mais on peut dire qu’ici elle est devenue la matrice
des études relatives à la période. L’augmentation croissante du nombre de
recherches s’est effectuée selon une même approche théorico-méthodo-
logique. Le choix était justifié. La « Nouvelle Histoire » ouvrait la voie à des
formes d’analyses structurelles qui semblaient permettre d’abandonner un
vaste corpus documentaire d’accès difficile. Son élargissement du concept de

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L’histoire médiévale au Brésil 137

« document » permettait de recourir à l’imagination en vue de nouvelles lec-


tures fondées sur les silences des sources. Le nouveau statut « documentaire »
de la littérature médiévale, alors particulièrement mis en valeur, ouvrait la
porte à l’analyse renouvelée d’un matériau abondant dans nos bibliothèques.
La « Nouvelle Histoire », en ce qu’elle offrait de réelles possibilités à l’étude de
l’histoire médiévale en dehors de l’Europe, a pour la première fois permis de
croire qu’un développement substantiel des recherches en histoire médiévale
au Brésil était envisageable. Elle a permis ainsi la constitution d’un réseau
d’interlocuteurs pour les médiévistes brésiliens, mais la concentration des
attentions sur un même milieu historiographique est devenue problématique
lorsque la crise de la « Nouvelle Histoire » fut évidente. Par rapport à des dis-
ciplines dont l’histoire était liée à d’autres courants théoriques, il a été plus
difficile à notre histoire médiévale de reformuler ses objectifs. L’étendue des
critiques, dans un domaine dont nous dépendions entièrement, nous a empê-
chés d’être au centre de cet important débat12. De cette façon, nous n’avons
bénéficié qu’avec retard des critiques et des changements théoriques qui ont
marqué l’historiographie des vingt dernières années.
Certaines formes de l’assimilation de la « Nouvelle Histoire » par l’histoire
médiévale que l’on a voulu produire au Brésil ont rendu difficiles les échanges
avec d’autres secteurs de la connaissance historique et d’autres sciences
sociales. Ces problèmes se sont manifestés simultanément dans le champ
politique et méthodologique. Pour commencer, je citerai un exemple issu
de ma propre expérience au cours de ces années de profond enthousiasme
pour la « Nouvelle Histoire » au Brésil. Le découpage ici présenté se base sur
cette expérience et non sur un critère de valeur absolue. Je porterai mon choix
sur le problème de l’importance et de l’impact de l’histoire des mentalités et,
ensuite, de l’histoire culturelle qui lui est liée.
L’effet émancipateur de la « Nouvelle Histoire » sur les critères jusqu’alors
en vigueur dans la recherche historique a établi, pour quelques décennies, des
structures parallèles à celles léguées par le xixe siècle, sans pour autant que
les problèmes importants suscités par ces dernières aient trouvé de réponse.
Un de ces problèmes a été celui de la pertinence des objets historiques, dont les

12.  En évoquant ces critiques, nous n’avons aucune prétention de mettre en doute l’impor-
tance de la « Nouvelle Histoire ». Au contraire, il faut affirmer que l’émancipation et l’espace
qu’elle a légués aux études historiques sont responsables de la dynamique de rénovation,
aujourd’hui encore constatée dans le champ historiographique, et de ses entreprises les plus
créatives et importantes. Je cite juste un exemple : la pertinence des études sur l’« espace » au
Moyen Âge, parmi lesquelles on peut souligner, pour les trente dernières années, les œuvres de
Jacques Le Goff, Alain Guerreau, Barbara Rosenwein, Michel Lauwers, Dominique Iogna-Prat
et Didier Méhu.

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138 Néri de Barros Almeida

critères avaient été bouleversés sous le coup d’un enthousiasme qui faisait de
tout un objet d’histoire. À ce propos, dans une critique implicite de la « Nou-
velle Histoire », Peter Brown argumentait déjà, en 1976, que les raisons de
l’éloignement des historiens par rapport à l’œuvre d’Edward Gibbon étaient
liées à la volonté de ce dernier d’effectuer des choix dans les problématiques et
la documentation en se basant sur un strict critère de « pertinence » ; il s’agis-
sait alors de mieux distinguer culture et société, dans la mesure où la culture
n’aurait d’expression historique significative que si ses produits étaient inté-
grés dans des cadres significatifs de l’expérience sociale et agissaient comme
des éléments de cohésion. Brown réalisait ainsi une critique subtile des abus
dans l’emploi des notions « d’histoire totale » et de ses champs de détermi-
nation indistincts, ainsi que de l’usage de « l’imagination » qui permettrait à
l’historien d’exploiter des situations particulières en tant que « symptômes »
de la totalité13.
La « Nouvelle Histoire » offrait des thématiques, des méthodes et des
documents semblant annuler les anciennes difficultés qui faisaient du Moyen
Âge un champ réservé aux Européens. En ce sens, les documents littéraires
revêtaient soudain un attrait tout particulier. L’enthousiasme pour ces docu-
ments avait pour contrepartie l’enfermement des thématiques sur une même
référence théorique, ce qui limitait l’insertion des travaux dans de plus larges
contextes de discussion. Demeuraient au second plan les nécessités relatives à
la formation et à la méthode, telles que les réelles difficultés à définir la perti-
nence de la documentation littéraire et ce que l’on pouvait y rechercher. Enfin,
la pression exercée par les schémas théoriques de la littérature sur les analyses
historiques ont trop souvent conduit celles-ci sur le chemin de considérations
structuralistes et folkloristes atemporelles. Ce cadre a affecté le cœur de notre
formation. L’étude de problématiques établies de manière originale avait
laissé place à l’application, à des fins confirmatives, de modèles explicatifs
empruntés à d’illustres représentants de la médiévistique internationale14. Par
conséquent, nous étions peu engagés dans le développement de nos propres
problématiques et dans le débat autour de la spécificité de nos recherches

13.  Peter Brown, « Les idées de Gibbon sur la culture et la société du ve et du vie siècles »,
dans Id., La société et le sacré dans l’Antiquité tardive, Paris, Seuil, 1982, p. 31-57.
14.  Parce qu’ils sont de grands historiens, mais aussi en raison de l’intérêt du marché édi-
torial pour des ouvrages à succès hors du Brésil, les auteurs les plus lus par le grand public,
Jacques Le Goff et Georges Duby, sont aussi ceux qui ont eu la plus grande influence sur la
formation, les thèmes et les méthodes de recherche. Tandis que l’édition s’intéresse à d’autres
auteurs, le lien des études médiévales brésiliennes à la « Nouvelle Histoire » a continué de
donner la priorité à l’édition d’ouvrages d’auteurs associés à ce milieu historiographique, tels
qu’Aaron Gurevitch, Jean-Claude Schmitt et Jerôme Baschet.

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L’histoire médiévale au Brésil 139

au sein de la dynamique historiographique nationale, dont les grands repré-


sentants (Caio Prado Jr. et Sérgio Buarque de Holanda) étaient facilement
identifiables.
La génération européenne de l’après-guerre, désenchantée par la politique
et le marxisme, et plongée dans les questions posées par les moyens de com-
munication de masse, s’est proposé de reformuler les paramètres tradition-
nels pour appréhender les rapports sociaux. L’échec de l’action politique indi-
viduelle face à la tragique manipulation des masses par les partis totalitaires a
suscité l’identification de nouvelles formes de participation et de construction
historique. Il me semble que cela a été le cas de l’« histoire des mentalités » et
de l’« histoire de la culture populaire ». Elles ont toutes deux représenté des
façons d’attribuer à des groupes sociaux dominés, numériquement majori-
taires mais exclus de la documentation, une sorte « d’action » historique col-
lective au moyen d’une expérience culturelle particulière. Au Brésil, encore
une fois, le développement de ces courants historiographiques se fit de façon
tardive, immédiatement après la fin de la dictature militaire (1985). En dépit
du contexte politique brésilien et de ses liens avec des groupes de gauche en
Europe, cette historiographie n’a pas été intégrée de la même manière par les
recherches d’histoire médiévale. L’histoire des mentalités, celle des différents
niveaux de culture au sein de la société et celle des phénomènes de longue
durée ont permis d’appréhender plus clairement des processus auparavant
mal perçus par les procédés traditionnels d’analyse et elles ont révélé des
forces sociales insoupçonnées, comme celles découlant de la confrontation
de valeurs culturelles antagonistes. Au Brésil, cependant, le manque d’accès
à une documentation historique variée et la volonté d’identification rapide
aux nouveaux courants historiographiques ont entraîné la mise en œuvre de
cadres analytiques incomplets et un flou croissant autour des résultats.
L’histoire tendait à la paralysie, en devenant plus une vérification de la
nature structurelle – « populaire » ou « érudite » – des éléments en œuvre
qu’une science du changement. La prise en compte de l’homme ordinaire
dans l’histoire se faisait à l’intérieur d’une culture collective « identifiée »,
comme inhérente à un destin à portée démocratique. On laissait de côté le
fait que les manifestations que l’on caractérisait comme de la « culture popu-
laire » – les hérésies, la magie, les processus de marginalisation et d’exclu-
sion, etc. – aient fait leur apparition dans la documentation à des moments
précis où le pouvoir, laïc ou ecclésiastique, cherchait à se réorganiser, comme
ce fut le cas tout au long du processus de réforme pontificale (xie-xiie siècles).
Par conséquent, les discours dominants ou en voie de s’établir en tant que
tels forgeaient, ou s’appropriaient, des critères de distinction et d’exclusion
engendrant des présupposés qui cautionnaient socialement l’ordre prétendu.

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140 Néri de Barros Almeida

Passait inaperçu le fait que les explications proposées étaient dépendantes


du présupposé moderne de l’unité culturelle européenne, qui ne permet que
rétrospectivement la construction de l’abstraction euro-centrique qu’est la
« civilisation de l’Occident médiéval ». L’idée de l’unité culturelle européenne
fonde la démarche méthodologique qui met en rapport des données dis-
persées dans le temps et dans l’espace, en produisant en même temps une
lecture hyper-objectiviste et hyper-interprétative des sources, dans le but de
composer un terrain culturel et politique « commun ». Cet intérêt pour ce qui
est commun relève de la volonté d’affirmer la légitimité de la souveraineté
populaire avant et après l’avènement de l’État. L’étude du « populaire » et de
ses spécificités a davantage débouché sur une incapacité politique générale
que sur une action politique spécifique, comme cela en était le but déclaré.
En effet, l’intérêt pour les victimes de l’oppression et de l’exclusion, issu
d’un bon sentiment, a ouvert la voie à une historiographie qui a, sans en être
consciente, fini par considérer comme un outil d’analyse valable des critères
discriminatoires créés par les « oppresseurs » et des discours qu’ils avaient
forgés pour instaurer l’ordre social15.
La reformulation des critères d’analyse sociale par la « Nouvelle Histoire »
est devenue un acquis positif de l’historiographie récente. Cependant, la cri-
tique menée par cette dernière a conduit au développement d’une nouvelle
« objectivité » documentaire, c’est-à-dire la conviction selon laquelle les docu-
ments ne peuvent être lus que selon le point de vue dont ils émanent et qu’ils
éclairent. Aujourd’hui, l’histoire des élites se fait sans crainte d’être confon-
due avec une histoire élitiste et elle est plutôt considérée comme l’une des
voies possibles pour l’étude des processus de distinction sociale au Moyen
Âge16. Cette évolution tend à présenter toujours plus le Moyen Âge comme un
champ propice à la discussion sociologique, anthropologique et juridique.
Son inclusion actuelle dans le champ des sciences humaines trouve sur ce ter-
rain l’une de ses principales portes d’accès.
Si, au xxie siècle, l’histoire médiévale manque de la légitimité qui carac-
térise celle revendiquée par l’histoire en général, elle doit être défendue au
moyen de ce qui la rend spécifique : ses documents (et les méthodes que nous
développons pour les aborder) et ses problématiques, ou encore l’histoire de
sa propre constitution en tant que champ de réflexion. Le Brésil, comme nous
l’avons dit, est un terrain de choix pour les débats théorico-méthodologiques

15.  Il y a plusieurs exemples importants, mais je me limite à citer le travail fondamental pro-
duit autour du Centre d’études médiévales de Nice, sous la direction de Monique Zerner,
Inventer l’hérésie ? Discours polémiques et pouvoirs avant l’Inquisition, Turnhout, Brepols, 1998.
16.  Je pense ici surtout aux recherches sur les élites dans le haut Moyen Âge menées au Labo-
ratoire de médiévistique occidentale de Paris (LAMOP).

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L’histoire médiévale au Brésil 141

interdisciplinaires, mais il souffre aussi des apories qui marquent notre iden-
tité nationale et scientifique. Qu’y a-t-il alors de si spécifique à l’étude du
Moyen Âge qui la rende indispensable ? Ce sont les difficultés inhérentes à
son étude. L’histoire n’est pas un musée de faits mais un pouvoir d’analyse
donné aux sociétés historiques17 face au présent.

Possibilités
La possibilité de l’expression démocratique de l’historien ne doit pas néces-
sairement découler de systèmes théoriques qui surdétermineraient le résultat
des analyses. Il y a pour cela le lien de l’historien avec son enseignement aussi
bien qu’avec les moyens de diffusion de son travail. Néanmoins, alors même
qu’elle a aujourd’hui accès aux moyens de communication de masse, la voix
de l’historien court le risque permanent de la distorsion, et ce en raison de
la place qu’on voudrait lui accorder, celle des exigences d’un goût collectif
supposé, identifié au Marché ou à une idée superficielle de démocratie scien-
tifique. Cet espace vaste et attrayant qui s’ouvre à nous met en valeur l’autorité
réservée à l’histoire, mais aussi son accointance avec le sens commun, parfois
exacerbée au point de constituer une menace permanente pour sa fonction
critique. La tyrannie du « populaire » et du « commun » cerne la contribution
culturelle et éducative de l’histoire et de l’historien dans le monde contempo-
rain. Cette pression des moyens de communication de masse, dont les impé-
ratifs se répercutent de façon négative sur la vulgarisation des recherches,
y compris en ce qui concerne la forme narrative et les choix thématiques, a
eu des répercussions au Brésil et ce malgré l’absence spécifique de pression.
Le Moyen Âge fantaisiste et commercial est devenu un courant des études
médiévales dans le champ universitaire, alors qu’il aurait dû être la cible de ses
critiques. Cela a contribué à son isolement au sein de l’histoire scientifique.

17.  Nous touchons ici au difficile problème de l’existence des sociétés historiques et des socié-
tés sans histoire. Nous attirons l’attention sur le fait que, tout au long de ce texte, nous parlons
uniquement d’histoire scientifique, de connaissance historique produite par des historiens en
milieu scientifique et mise à l’épreuve face au jugement de leurs pairs et, dans le cadre de sa
circulation, à celui de non-spécialistes. Nous répétons aussi que la conception de l’histoire que
nous utilisons est essentiellement européenne et, comme telle, ne permet pas de définir toutes
les formes de rapport avec le passé. Lorsque les actes des sociétés sans histoire sont transfor-
més en documents historiques par la pratique de l’historien, le récit qui en résulte est toujours
formulé selon les critères de la science historique européenne, c’est-à-dire qu’il devient histoire
en fonction de son appropriation par l’historien et de sa soumission aux critères de celui-ci ;
mais ce récit ne rend pas pour autant les sociétés historiques, c’est-à-dire détentrices d’une
histoire institutionnalisée qui interfère dans les critères de jugement et de classification de son
présent et de son passé.

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142 Néri de Barros Almeida

Les cours d’histoire au Brésil ont une forte tendance théorique, au sein
de laquelle sont valorisés l’exercice critique, la discussion conceptuelle et la
réflexion historiographique. Ce cadre constitue un élément important de notre
vocation de recherche. Étant donné que nous n’avons pas d’expérience directe
de la période que nous étudions, ni dans le temps ni dans l’espace, notre rôle
essentiel doit s’exercer dans le champ de l’analyse extérieure, de la critique
de la méthode et de l’historiographie, à mi-chemin entre la forte tendance
théorique et l’hyperspécialisation à laquelle bien peu d’entre nous peuvent
aujourd’hui prétendre. Cette orientation ne peut pas pour autant être enfer-
mée dans un carcan et doit concilier la posture critique avec la connaissance et
l’exploitation de corpus documentaires complexes. Le Brésil doit entrer dans
le débat méthodologique et conceptuel d’une histoire qui tend chaque fois
plus à se définir comme une histoire politique et sociale, construite selon des
critères de pertinence.
Il n’est que trop évident que cette position critique favorise aussi un res-
serrement des relations avec les autres sciences humaines, en particulier la
sociologie, l’anthropologie et le droit. La maturité de la discipline au Brésil
dépend de son acquisition d’une identité aussi bien théorique que méthodo-
logique, dans le but d’atteindre ce dialogue entre sciences humaines qui lui
donnera sa raison d’être. Pour autant, la discipline doit se reconnaître dans le
champ de l’histoire produite au Brésil et trouver sa place dans cette tradition.
L’histoire médiévale de ce début de xxie siècle, en tant qu’histoire politico-
sociale sachant emprunter les chemins tracés par la culture, se caractérise par
le retour au document, l’expérimentation mesurée et l’extrême valorisation de
l’historiographie. Au Brésil, une telle orientation n’est encore qu’une possi-
bilité, envisageable mais non réalisée. De par sa position extérieure aux enga-
gements européens mais à l’intérieur du champ de l’histoire européenne, le
Brésil peut être amené à occuper une place qui lui soit propre.
Il ne sera peut-être jamais remédié aux difficultés imposées par la distance
des archives, les déphasages de formation et d’actualisation. La recherche de
la précision dans des cadres chronologiques limités n’est peut-être pas notre
vocation, mais l’élaboration de synthèses établies à des niveaux d’érudition
et de préparation raisonnables nous sont tout autant nécessaires que pos-
sibles. La liberté intellectuelle et méthodologique, le pluralisme latent face
à une hégémonie historiographique qui ne s’est pas totalement installée et
une vocation hybride pour les études ibériques nous ouvrent un éventail de
possibilités. Un chapitre spécial de notre légitimité s’ouvre d’ailleurs avec les
études ibériques. Les relations historiques entre le Brésil et le Portugal font
des études médiévales portugaises un centre « naturel » de notre intérêt, qui
doit continuer à être exploité de manière profitable aux deux côtés. Il ne s’agit

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L’histoire médiévale au Brésil 143

pas d’écrire une histoire qui surestime l’importance des études portugaises,
ce qui serait absurde et contraire à ce que l’on cherche, mais une histoire
qui, au lieu d’être jumelle, soit partenaire d’un dialogue complémentaire.
On notera que le Brésil et le Portugal partagent tous deux une expérience de
discontinuité mémorielle. Alors que la mémoire collective n’a, au Brésil, pas
de lien avec le Moyen Âge, le Portugal naît en cherchant à se détacher de l’his-
toire « étrangère » qui lui préexiste et, si le Moyen Âge est pour lui une histoire
nationale, il l’est partiellement, en évacuant la mémoire de l’histoire « médié-
vale » antérieure à sa naissance.
Dans la phase actuelle du processus de mondialisation, l’histoire aide à
penser les identités. C’est là un problème amplement discuté, puisque les
identités sont le résultat d’une « fabrication » dont nous sommes le résultat
réel. Toujours est-il qu’il n’a perdu ni de son actualité ni de son sens, en par-
ticulier parce que aujourd’hui les identités passent par un processus encore
plus agressif de construction. L’histoire, c’est la mémoire face à de telles
constructions. Nous pouvons donc poser la question suivante : qu’est-ce que
la conscience de cette filiation nous amène à décider à propos de la part de nos
destinées collectives sur laquelle nous pouvons agir ?

Néri de Barros Almeida


UNICAMP (université d’État de Campinas), Brésil

Traduit du portugais par David Yann Chaigne.

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Un Moyen Âge des anthropologues ?
Eliana Magnani

L e propos de cet article n’est pas de faire le bilan des usages et des concep-
tions du Moyen Âge dans toute la littérature anthropologique, ce qui serait
trop vaste, mais de prendre une partie de la production de cette discipline, à
partir des années 1960, en particulier dans les milieux structuralistes français.
Il s’agit d’amorcer une réflexion sur les tendances de ces dernières décennies
et d’essayer de dégager des axes pour des enquêtes futures qui devront néces-
sairement remonter aux origines de la discipline, au xixe siècle, et pouvoir
proposer des développements constructifs pour l’avenir du dialogue entre les
disciplines. Le titre choisi, en forme d’interrogation, renvoie à la fois à cette
connaissance très partielle d’un supposé Moyen Âge (ou des Moyens Âges ?)
des anthropologues et au fait que, du moins jusqu’à récemment, le Moyen
Âge n’était pas sérieusement considéré comme une société bonne à penser
pour l’anthropologie. L’objectif n’est pas non plus de dresser une critique des
pratiques de cette discipline sœur de l’histoire, mais de reconnaître les dettes
et les travers respectifs, et les contextes dans lesquels s’élaborent les concepts
et les modèles d’analyse dans le domaine des sciences des sociétés.
En toile de fond des discussions entre disciplines se trouve la question
toujours d’actualité des façons de « classer » les sociétés et des moyens opé-
ratoires de les comparer en tant que démarche heuristique, voire comme prin-
cipe épistémologique d’une science sociale unifiée, tout en évitant le piège
de l’ethnocentrisme. À ce titre, on peut rappeler les mises en garde au sujet
de la « théorie du grand partage » lancées en 1977 par Jack Goody et qui ont
fait depuis couler beaucoup d’encre1, proposant une « anthropologie de la
cognition » à l’encontre du recours à une dichotomie généralisée du partage
entre sociétés primitives et civilisées, sans ou avec écriture, « intemporelles »

1.  J. Goody, The Domestication of the Savage Mind, Cambridge, Cambridge University Press, 1977
(La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, trad. franç. et présentation par J. Bazin
et A. Bensa, Paris, Les Éditions de Minuit, « Le sens commun », 1979, chap. 8 : « Retour au
grand partage »). Voir le dossier « L’écriture, tremplin de la pensée », Sciences Humaines, no 83,
mai 1998, et plus récemment, F. Affergan, « L’anthropologie cognitive existe-t-elle ? »,
L’Homme, 184, oct.-déc. 2007, Ethnicités ?, http://lhomme.revues.org/document13502.html.

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146 Eliana Magnani

ou historiques…, fondements d’une opposition entre « nous » et « eux2 ».


Cette dichotomie définit aussi le champ interdisciplinaire entre l’histoire et
l’anthropologie, sur la base du « type » de société étudiée (on pourrait aussi
ajouter la sociologie, qui s’occupe des sociétés contemporaines). Ce partage
crée un obstacle supplémentaire au dialogue déjà rendu difficile par les can-
tonnements disciplinaires corporatistes, aux racines historiques et sociolo-
giques. Cette situation est d’autant plus paradoxale que les objets d’analyse
de l’histoire et de l’anthropologie sont les mêmes : des sociétés. Selon la
perspective de ce qui pourrait être une science sociale unifiée, ou de façon
plus pragmatique, des échanges coordonnées et féconds entre disciplines, le
comparatisme, fondé sur une méthode et sur des critères communs, devrait
se trouver au cœur des voies à développer collectivement3. La question, véri-
table enjeu, est posée sur le niveau de comparaison qui serait véritablement
opératoire, celui de la structure générale de fonctionnement d’une société, et
donc, le besoin de la dégager4. Approcher de cet objectif serait déjà un début
de réponse à la question posée dans ce volume « Pourquoi étudier l’histoire
du Moyen Âge au xxie siècle ? ». Quant aux dangers de l’ethnocentrisme, il est
à prendre de front : toute analyse d’une société ne peut se passer de celle de
celui qui l’analyse. Le travail en sciences sociales, qu’on se le dise ou pas, est
aussi un acte politique et il n’est jamais socialement neutre5.

Les réflexions que je propose ici s’articulent autour de deux axes, la ques-
tion de l’absence/présence du Moyen Âge dans les études des anthropologues,
l’usage « ethnographique » de l’historiographie du Moyen Âge et les concepts
forgés à partir de son observation. Pour cela je m’appuie notamment sur une

2.  À ce sujet voir aussi les développements de Bruno Latour sur une anthropologie symétrique
(B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes : essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Décou-
verte, 1991).
3.  Voir la mise au point d’Étienne Anheim, Benoît Grévin, « “Choc des civilisations” ou
choc des disciplines ? Les sciences sociales et le comparatisme. À propos de Marcel Detienne,
Comparer l’incomparable, Paris, Seuil, 2000, et Jack Goody, L’Orient en Occident, Paris, Seuil, 1999
(1re éd. Cambridge, 1996), Revue d’histoire moderne et contemporaine, 49-4bis, 2002/5, p. 122-146
(http://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2002-5-page-122.htm).
4.  J. Berlioz, J. Le Goff, A. Guerreau-Jalabert, « Anthropologie et histoire », L’Histoire
médiévale en France. Bilan et perspectives, Paris, Seuil, 1991, p. 269-304 ; A. Guerreau-Jalabert,
« Formes et conceptions du don : problèmes historiques, problèmes méthodologiques », dans
Don et sciences sociales. Théories et pratiques croisées, dir. E. Magnani, Dijon, EUD, 2007, p. 193-208.
5.  Voir, par exemple, les hypothèses de Robert Cresswell sur le lien entre les différentes
théories anthropologiques du fonctionnement social et l’environnement sociopolitique (en
métropole et dans les colonies) dont elles sont issues (R. Cresswell, « Affrontements entre
culture et concepts ethnologiques », dans Id. (éd.), Éléments d’ethnologie, I : Huit terrains, chap. II :
« Concepts et cultures », Paris, Armand Colin, 1983, p. 39-45).

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Un Moyen Âge des anthropologues ? 147

enquête réalisée en mars-avril 2008 dans L’Homme, Revue française d’anthropo-


logie, célèbre revue fondée en 1961 par Émile Benveniste (1902-1976), Pierre
Gourou (1900-1999) et Claude Lévi-Strauss (1908-2009)6. J’ai parcouru les
tables des matières des 184 volumes disponibles, et par le moyen de quelques
mots-clés – Moyen Âge, médiéval, féodal, féodalisme –, j’ai observé les conte-
nus des articles. Cette enquête a été possible car la revue est disponible libre-
ment sur Internet dans des plates-formes dotées de moteurs de recherche.
On peut ainsi consulter la version intégrale de tous les numéros de L’Homme
depuis 1961 jusqu’au début de 2003, ainsi que la version intégrale des comptes
rendus des années 2003-2007. En ce qui concerne les articles des numéros
plus récents (2003-2007), seuls les résumés étaient disponibles7. J’ai effectué
aussi des sondages dans des périodiques anglo-américains de « référence »
(de rang A)8 dans la discipline, dont l’accès est cependant payant – The Journal

6.  Voici comment la revue est présentée actuellement : « L’Homme. Revue française d’anthropolo-
gie est une revue trimestrielle fondée en 1961 par Émile Benveniste, Pierre Gourou et Claude
Lévi-Strauss. Elle se veut ouverte aux multiples courants et à l’évolution de la recherche
anthropologique entendue au sens large, dans une perspective interdisciplinaire. D’audience
internationale, la revue publie des travaux de chercheurs français et étrangers. Elle conjugue
textes théoriques et études ethnographiques, avec le souci d’appréhender le lointain comme
le proche. Elle offre, dans la rubrique “À Propos”, un lieu de débats et d’échange d’idées. » Sur
Émile Benveniste, voir G. Dessons, Émile Benveniste, l’invention du discours, Paris, In Press, 2006
(1993), C. Normand, M. Arrivé (dir.), Émile Benveniste, vingt ans après, colloque de Cerisy,
12-19 août 1995, numéro spécial de Lynx, 1997. Sur Pierre Gourou, voir M. Bruneau, « Pierre
Gourou (1900-1999). Géographie et civilisations », L’Homme, 153, Observer Nommer Classer,
2000, http://lhomme.revues.org/document1.html. La bibliographie sur Claude Lévi-Strauss est
abondante, voir, entre autres, M. Hénaff, Claude Lévi-Strauss, Paris, Belfond, 1991 ; M. Izard
(dir.), Claude Lévi-Strauss – L’Herne no 82, L’Herne, 2004 ; J.-P. Cazier (dir.), Abécédaire de Claude
Lévi-Strauss, Mons, Éditions Sils Maria, 2008.
7.  Au moment de l’enquête, les numéros de L’Homme étaient partagés sur deux plates-formes
publiques de revues d’accès gratuit, Persée (de 1961 à 1999) et Revues.org (de 2000 à 2007),
mais qui disposaient de systèmes différents d’interrogation des contenus, ce qui n’est pas sans
conséquence sur l’efficacité et la fiabilité de la recherche. Pour faire vite, sur Persée (http://
www.persee.fr/), il était possible d’avoir une approche quantitative des occurrences plus pré-
cise, car les résultats étaient donnés par article et à l’intérieur de chaque article. Sur Revues.org
(http://www.revues.org/), cette approche était impossible car un article ne constituait pas une
unité et pouvait donc être comptabilisé plusieurs fois dans le résultat obtenu, ce qui obligeait
à vérifier et trier toutes les occurrences. Ce système avait cependant l’avantage de donner dans
l’immédiat le contexte dans lequel le mot ou l’expression recherché apparaissait. Après notre
enquête, le moteur de recherche de Persée a changé (le 29 avril 2008), et les résultats s’affichent
désormais avec leur contexte. Par ailleurs, les derniers numéros de la revue sont disponibles
désormais sur une troisième plate-forme, Cairn, dont l’accès est payant (http://www.cairn.info/
revue-l-homme.htm).
8.  D’après les classements, souvent contestés, des revues en SHS par l’Europe Science Founda-
tion et son European Reference Index For the Humanities – ERIH (http://www.esf.org/research-areas/
humanities/research-infrastructures-including-erih.html).

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148 Eliana Magnani

of the Royal Anthropological Institute (ancien Man), American Anthropologist9… – et


quelques essais non aboutis d’interrogation dans deux revues ibériques : la
Revista de Antropologia Social (éditée à Madrid)10 et la revue Etnográfica. Revista do
Centro de Estudos de Antropologia Social (ISCTE) (éditée à Lisbonne)11. Je ne tiendrai
pas compte ici de ces sondages, qu’il faudra encore approfondir pour pouvoir
établir des comparaisons fondées.

Le Moyen Âge en creux


Traiter du « Moyen Âge des anthropologues » revient à poser aussi la ques-
tion du rapport avec l’histoire, non seulement en tant que discipline, mais
aussi en tant qu’histoire de l’Occident, et donc du rapport avec ce passé à
la fois proche et lointain, sur lequel pèsent les jugements et les lieux com-
muns qui ont circulé et circulent dans l’enseignement et dans les médias,
entre autres. Dans cette référence au passé, souvent idéalisée, il existe une
hiérarchie dans laquelle le Moyen Âge, nous le savons, n’est pas bien placé.
« La » référence, la seule, nous le savons également, se trouve dans l’Antiquité
classique, la Grèce – « tout commence en Grèce, comme d’habitude12 » –,
mais aussi à Rome.
La façon dont les comptes rendus sont organisés dans L’Homme et le choix
des ouvrages recensés, depuis les débuts de la revue, sont assez révélateurs de
ce tropisme « classicisant » et de l’empreinte très marginale du « médiéval ».

9.  Ces deux revues sont accessibles depuis la plate-forme JSTOR (http://www.jstor.org),
dont le principe d’interrogation est à peu près similaire à celui de Persée. J’ai pu les consulter
grâce à l’abonnement que le département SHS du CNRS met à la disposition de ses équipes de
recherche, à partir du portail BiblioSHS (http://biblioshs.inist.fr/).
10.  http://dialnet.unirioja.es/servlet/revista?tipo_busqueda=CODIGO&clave_revista= 1517
(seuls les sommaires étaient accessibles en ligne en mars-avril 2008).
11.  http://www.scielo.oces.mctes.pt/scielo.php/script_sci_serial/pid_0873-6561/lng_pt/nrm_
iso (le système d’interrogation ne marchait pas en mars-avril 2008 ; en [août 2009] on pouvait
effectuer la recherche sur des index mais pas sur le texte intégral des articles).
12.  P. Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, p. 99. Ou encore « La Grèce
est l’origine de tout », comme j’ai pu l’entendre dire dans un séminaire d’un autre anthropo-
logue de la même génération. Voir M. Detienne, « Rentrer au village. Un tropisme de l’hel-
lénisme ? », L’Homme, 157, Représentations et temporalités, 2001, http://lhomme.revues.org/
document93.html : « Livre de prix [La Cité Antique, de Fustel de Coulanges, 1864] dans les lycées
et offert aux meilleurs élèves qui évidemment ne le lisent pas, mais n’oublient jamais que “l’his-
toire de la Grèce et de Rome, c’est déjà notre histoire”. C’est ce qu’ils ont appris à l’école, leurs
bons maîtres appliquant, sans plus le savoir, les Instructions d’Ernest Lavisse, celles de 1890. “Il
faut montrer à l’écolier ces origines et les lui expliquer, mais à peu près sans qu’il s’en doute.”
Très efficace. C’est pourquoi, aujourd’hui encore, il faut le redire et le montrer preuves à l’ap-
pui : nous ne sommes pas des Grecs. Si vous parlez de la radicale altérité des Anciens, disait
Finley, vous faites grincer des dents les classicistes. »

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Un Moyen Âge des anthropologues ? 149

Entre 1961 et 2007, ont alterné deux modes de présentation des comptes ren-
dus, assemblés en sous-rubriques thématiques ou en liste continue suivant
malgré tout un regroupement thématique. Cette deuxième forme, non clas-
sée, prévaut de 1971 à 1998 (no 145). Avant et après, donc entre 1961 et 197013,
puis de 1998 (no 146) à 2007, les ouvrages recensés sont classés.
Dans la première période, 1961-1970, le classement de base, qui apparaît
dès le deuxième numéro de 1961, se fait par aire géographique (et alphabé-
tique) – Afrique, Amérique, Asie, Europe, Océanie. Ce classement est com-
plété par une rubrique « Divers », qui se transforme en « Général » en 1968
(no 1, vol. 8). À ces repères géographiques viennent s’ajouter des rubriques
« disciplinaires » : « Linguistique » en 1964 (no 2, vol. 4), « Préhistoire » en
1967 (no 3, vol. 7), « Ethnologie » et « Archéologie » en 1968 (no 4, vol. 8)14,
« Littérature orale » et « Anthropologie physique » en 1969 respectivement
(no 1, vol. 9 et no 3, vol. 9). Dans cette première phase, les ouvrages recensés
concernant des périodes historiques de l’Occident sont seulement des études
sur la Grèce ou sur la Rome antiques, classés dans la rubrique « Europe15 ».
Après presque trente années sans classification, depuis 1998 (no 146) les
comptes rendus sont à nouveau répartis en différentes catégories. C’est à ce
moment également que chaque numéro est doté systématiquement d’un titre
qui renvoie à un ou à des sujets traités dans les articles16. Pour les recensions le
classement géographique est repris, avec quelques variantes significatives (par
exemple, l’introduction du « Moyen-Orient » et de l’« Arctique »). Il est com-
plété par des rubriques disciplinaires – « Histoire et épistémologie » et « Anti-
quité et Archéologie » (no 147, vol. 38, 1998), « Anthropologie médicale » et
« Ethnomusicologie » (no 149, vol. 39, 1999), etc. – et thématiques qui met-
tent en évidence les tendances des recherches de ces dernières années : « Reli-
gion et rituel », « Écologie et économie », « Art et esthétique », « Voyage et tou-
risme » (no 148, vol. 38, 1998), « Villes et cités », « Famille » (no 149, vol. 39,

13.  Dans le no 1 de 1961 (vol. 1) et le no 4 de 1969 (vol. 4), les comptes rendus ne sont pas
classés.
14.  Ce numéro ne comporte pas de rubriques par aire géographique, celles-ci réapparaissent
dans le fascicule suivant (1969, no 1, vol. 9).
15.  En 1964, no 3, vol. 4 ; en 1965, no 2, vol. 5. Il faut noter aussi, en 1964, la recension d’un
ouvrage sur la mythologie de la Suisse ancienne (N. Belmont, R. Christinger et W. Bor-
geaud, Mythologie de la Suisse ancienne, préface de E. Lot-Falk, Genève, Librairie de l’Université
Georg, 1963, 139 p., 20 ill., L’Homme, no 2, vol. 4, 1964, p. 138-140, http://www.persee.fr/show-
Page.do?urn=hom_0439-4216_1964_num_4_2_366660).
16.  Des numéros thématiques sont organisés dès 1965 (« Études sur la parenté », vol. 5,
no 3-4), mais pas de manière systématique.

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150 Eliana Magnani

1999), etc.17. En considérant les ouvrages recensés dans la rubrique « Histoire


et épistémologie », on observe que « histoire », pour L’Homme, concerne sur-
tout les études relatives aux récits de voyageurs des xvie-xviiie siècles, dont
on peut supposer l’intérêt ethnographique18. En fait, les ouvrages d’histoire
de l’Occident, toutes périodes confondues et à l’exception de l’Antiquité, sont
presque absents de ces listes. L’importance accordée à l’Antiquité se mesure
par la création d’une rubrique propre, qui apparaît régulièrement, seule ou
associée à l’« Archéologie » ou à la « Préhistoire ». Mais les études recensées
traitent la plupart du temps des mythes ou de la « pensée » grecque, moins
souvent de Rome, de la Mésopotamie et de l’Afrique19. On comprend bien cet
intérêt pour la mythologie antique, dans le sillage de « La geste d’Asdiwal »
(1958) et des Mythologiques (1964-1971) de Claude Lévi-Strauss, et les impor-
tants échanges entre anthropologues et hellénistes, dont sont issus les tra-
vaux de Marcel Detienne (1935-), Jean-Pierre Vernant (1914-2007) et Pierre
Vidal-Naquet (1930-2006)20.
Au cours de cette dernière période (1998-2007), seuls deux ouvrages direc-
tement sur le Moyen Âge ont été recensés dans L’Homme. Ils ont été classés
sous la rubrique « Préhistoire » : il s’agit de deux ouvrages collectifs, sur les
fouilles d’un cimetière du xiiie siècle en Rouergue et sur le squelette supposé
d’un comte de Toulouse en l’an mil21. Le classement en « Préhistoire » de

17.  Une classification exclusivement thématique des recensions apparaît dans le numéro 146
(vol. 38, 1998) : Traditions, Colonialisme, Violence. Les comptes rendus des nos 153, 154-155
(2000) ne sont pas classés. Le no 171-172 (2004) ne contient pas de comptes rendus.
18.  Voir nos 163 (2002), 169 (2004), 173 (2006).
19.  Voir nos 147 (1998), 151 (1999), 161 (2002), 164 (2002), 165 (2002), 166 (2003), 169 (2004),
170 (2004), 174 (2005), 179 (2006), 180 (2006), 181 (2007), 182 (2007), 184 (2007).
20.  M. Detienne, Les jardins d’Adonis : la mythologie des aromates en Grèce, Paris, Gallimard, 1972 ;
J.-P. Vernant, Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, Maspero, 1974. Voir la critique acerbe de
l’évolution des relations entre historiens et anthropologues de M. Detienne, « Rentrer au vil-
lage… », art. cité ; Id., Comparer l’incomparable, op. cit., ainsi que la mise au point d’É. Anheim,
B. Grévin, « “Choc des civilisations” ou choc des disciplines ?…, art. cité.
21.  C. Masset, « Éric Crubézy, Louis Causse, Jean Delmas, Bertrand Ludes et al., Le Paysan
médiéval en Rouergue. Cimetière et église de Canac (Campagnac, Aveyron), Musée archéologique de
Montrozier, s. d., 263 p., annexes, bibl. (« Guide d’archéologie » 5) ; Éric Crubézy, Charles
Dieulefait et al., Le comte de l’An Mil, 1996, 205 p. (supplément 8 d’Aquitania) », L’Homme, 156,
Intellectuels en diaspora et théories nomades, 2000, http://lhomme.revues.org/document2785.
html. L’avis du recenseur est aussi très éclairant : « Œuvre d’une équipe, ce livre d’histoire
s’appuie sur des données essentiellement biologiques ; grâce à elles, il aboutit à la descrip-
tion d’une population et rejoint par là nos préoccupations d’ethnologues… Au même titre
que Le Paysan médiéval en Rouergue, Le Comte de l’An Mil illustre ce que les disciplines naturalistes
sont désormais en mesure d’apporter à notre connaissance des gens d’autrefois. » Voir aussi
C. Masset, « B. Kaufmann & M. Schoch, Ried/Mühlehölzli. Ein Gräberfeld mit frühmittelalterlichen

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Un Moyen Âge des anthropologues ? 151

deux ouvrages traitant du Moyen Âge, ce qui dans un premier moment peut
sembler une erreur – ils seraient mieux placés en « Archéologie », « Anthro-
pologie physique » ou « Europe » – s’explique par la discipline étudiée par le
recenseur, l’ethnologie préhistorique. L’intérêt des ouvrages en question se
trouve donc, pour lui, dans l’apport des disciplines naturalistes, les données
biologiques servant à écrire l’histoire d’une population d’autrefois.
Si l’on considère l’ensemble des numéros, les recensions concernant
des ouvrages sur le Moyen Âge sont peu nombreuses et n’apparaissent que
ponctuellement à partir du milieu des années 1970. À ce groupe il faut ajouter
les entreprises trans-périodes, voire trans-continentales, dans lesquelles le
Moyen Âge est l’un des éléments d’un vaste panorama (Histoire de la famille,
Histoire des femmes)22, de même que les ouvrages associant le Moyen Âge à
l’Antiquité, dans le domaine aussi bien des discours et de la littérature23 que
des « mythes », comme le volume Ève et Pandora, la création de la première femme,
classé dans la rubrique « Antiquité » en 2003 (no 167-168)24. Le caractère
ethnographique ou sociologique de certains ouvrages (comme les études de
Kirsten Hastrup sur l’Islande depuis l’époque médiévale25, ou le Saint lévrier de

und hallstattzeitlichen Bestattungen. Anthropologie (Ried/Mühlehölzli. Un cimetière avec sépultures de


Hallstatt et du haut Moyen Âge. Anthropologie), Fribourg, Universitätsverlag Freiburg, 1983 »,
L’Homme, no 96, 1985, p. 182-186, http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/
hom_0439-4216_1985_num_25_96_368653.
22.  S. Fainzang , « J.-P. Bardet, E. Cassin, V. Chiara, A. Dore, J. Dupaquier, N. Echard,
P. Grimai, D. Grisoni, O. Journet, C. Lacoste-Dujardin, S. Lallemand, S. Nobe-Court-Granier,
J.-C. Payen, M. Segalen, La Première fois, ou le Roman de la virginité perdue à travers les siècles et les conti-
nents », L’Homme, no 2, 1983, p. 119-120 ; M. Zerner , « G. Duby & M. Perrot, dir., Histoire des
femmes en Occident. 2 : Le Moyen Âge, dir. C. Klapisch-Zuber », L’Homme, no 130, 1994, p. 175-179 ;
G. Augustins, « A. Burguière, C. Klapisch-Zuber, M. Segalen, F. Zonabend, dir., Histoire de la
famille, 2 vol., Paris, Armand Colin, 1986, « Temps Médiévaux » (vol. 1, p. 277-441) », L’Homme,
no 115, 1990, p. 139-143.
23.  Z. Siaflekis, « Atti del Convegno internazionale Littérature classiche e narratologia. Selva di
Fasano (Brindisi), 6-8 ottobre 1980, Perugia, Instituto di Filologia latina dell’Università di Peru-
gia, 1981, et Rhétorique et histoire. L’exemplum et le modèle de comportement dans le discours antique et
médiéval. Table ronde organisée par l’École française de Rome le 18 mai 1979, Rome, 1980 », L’Homme,
no 1, 1983, p. 175-177.
24.  P. Kaplanian, « Jean-Claude Schmitt, dir., Ève et Pandora : la création de la première femme,
Paris, Gallimard, 2002, 290 p., ill. (Le temps des images) », L’Homme, no 167-168, Passages à
l’âge d’homme, 2003, p. 397-399, http://lhomme.revues.org/document248.html.
25.  G. Tassin, « Kirsten Hastrup, Culture and History in Medieval Iceland. An Anthropological Ana-
lysis of Structure and Change, Oxford, Clarendon Press, 1985 », L’Homme, no 103, 1987, p. 155-156,
http://www.persee.fr/articleAsPDF/hom_0439-42 16_1987_num_27_103_368880/article_
hom_0439-42 16_1987_num_27_103_368880.pdf ; G. Tassin, « Kirsten Hastrup, Nature
and Policy in Iceland, 1400-1800. An Anthropological Analysis of History and Mentality », L’Homme,
no 125, 1993, p. 200-202, http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-

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152 Eliana Magnani

Jean-Claude Schmitt26), le fait qu’ils traitent de questions intéressant particu-


lièrement l’anthropologie (la parenté, le sacrifice, la littérature orale et écrite,
la cognition…), ont pu déterminer leur choix pour recension27. Mais certains
recenseurs ne cachent pas leurs critiques quant au caractère d’inaboutisse-
ment interprétatif, théorique et conceptuel de certains travaux 28. C’est peut-
être là l’une des raisons de la quasi-absence du Moyen Âge dans les comptes
rendus de L’Homme, les anthropologues ne trouvant pas dans les travaux des
médiévistes de quoi nourrir leur réflexion.
Cette faible présence se reflète aussi dans les articles consacrés au Moyen
Âge, seulement une dizaine au cours de presque cinquante années d’existence
de la revue et 184 numéros publiés. Les thèmes de ces articles, la parenté et
le « religieux », montrent dans quels domaines le travail des médiévistes a pu
intéresser L’Homme29. Bien entendu, il ne fallait pas s’attendre à ce que la revue

4216_1993_num_33_125_369614 ; G. Tassin, « Kirsten Hastrup, A Place Apart. An Anthro-


pological Study of the Icelandic World, Oxford, Clarendon Press, 1998, xii + 228 p., bibl., index,
ph., cartes (« Oxford Studies in Social and Cultural Anthropology ») », L’Homme, no 151, 1999,
p. 328-330, http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1999_
num_39_151_453654. Voir aussi J.-F. Le Mouël , M.-C. Lecquoy, « Le Livre de la colonisa-
tion de l’Islande (Landnámabók). Introduction, traduction, notes et commentaire de R. Boyer »,
L’Homme, no 1, 1976, p. 182-183, http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/
hom_0439-4216_1976_num_16_1_367637.
26.  P. Jorion, « Jean-Claude Schmitt, Le Saint lévrier. Guinefort, guérisseur d’enfants depuis le
xiiie siècle, Paris, Flammarion, 1979, 278 p. », L’Homme, no 3, 1980, p. 161-162, http://www.
persee.fr/showPage.do?urn=hom_0439-4216_1980_num_20_3_368117.
27.  F. Armengaud, « Cl. Fabre-Vassas, La bête singulière. Les juifs, les chrétiens et le cochon, Paris,
Gallimard, 1994 », L’Homme, no 143, 1997, p. 250-251.
28.  M. Albert-Llorca, « Métamorphose et bestiaire fantastique au Moyen Âge. Études rassem-
blées par Laurence Harf-Lancner, Paris, ENSJF, 1985 », L’Homme, no 110, 1989, p. 177-178 ;
J.-P. Antoine, « P. J. Geary, Phantoms of Remembrance. Memory and Oblivion at the End of the First
Millenium, Princeton, Princeton University Press, 1994 », L’Homme, no 140, 1996, p. 117-118.
29.  É. Patlagean, « Une représentation byzantine de la parenté et ses origines occiden-
tales », L’Homme, no 4, 1966, p. 59-81 ; É. Patlagean, « Dissidences religieuses et mouvements
sociaux », L’Homme, no 3, 1969, p. 100-106 ; C. Klapisch-Zuber, « Le Nom “refait” », L’Homme,
no 4, 1980, p. 77-104 ; G. Tassin, « La Tradition du nom selon la littérature islandaise des xiie
et xiiie siècles », L’Homme, no 4, 1981, p. 63-86 ; G. Pfeffer, « The vocabulary of Anglo-Saxon
kinship », L’Homme, no 103, 1987, p. 113-118 ; A. Guerreau- Jalabert, « La Parenté dans
l’Europe médiévale et moderne : à propos d’une synthèse récente », L’Homme, no 110, 1989,
p. 69-93 ; D. Bohler, « Béances de la terre et du temps : la dette et le pacte dans le motif du
Mort reconnaissant au Moyen Âge », L’Homme, no 111-112, 1989, p. 161-178 ; J.-P. Albert,
« Destins du mythe dans le christianisme médiéval ? », L’Homme, no 113, 1990, p. 53-72 ;
M. Nassiet, « Nom et blason. Un discours de la filiation et de l’alliance (xive-xviiie siècle) »,
L’Homme, no 129, 1994, p. 5-30 ; C. Méchin, « Le coucou et (est) l’épervier », L’Homme, no 150,
1999, p. 139-156.

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Un Moyen Âge des anthropologues ? 153

fût le véhicule de diffusion des travaux des historiens. D’autant plus qu’avec
les Annales, fondées en 1929 par Marc Bloch (1886-1944) et Lucien Febvre
(1878-1956), les historiens proches de l’anthropologie et ceux qui adhèrent
à « l’anthropologie historique », selon l’expression de Jacques Le Goff 30, ont
leur propre tribune. Mais quelles ont été et sont effectivement les passerelles
entre ces groupes, qui fréquentent les mêmes institutions et publient leurs
revues chez le même éditeur31 ?
Si l’on regarde les références bibliographiques citées dans les articles de
L’Homme, entre 1961 et 1999, on compte environ une cinquantaine de cita-
tions d’articles issus des Annales32. Si on vérifie les citations d’auteurs dans les
articles de L’Homme, à la même période, Marc Bloch est cité 8 fois, Georges
Duby (1919-1996) 11 fois et Jacques Le Goff (1924-) 13 fois, Jean-Claude
Schmitt (1946-) 8 fois, Fernand Braudel (1902-1985) 10 fois, Lucien Febvre
(1878-1956) 17 fois, Pierre Vidal-Naquet 11 fois, Paul Veyne (1930-) 6 fois (et
un article en 1990), Jean-Pierre Vernant 45 fois (2 articles en 1963 et 1985)
sur un total pour ces neuf historiens de 129 citations, d’où ressort l’hellé-
niste Jean-Pierre Vernant. Dans les Annales, Claude Lévi-Strauss est cité dans
175 articles entre 1961 et 1999. Il est aussi l’auteur de quatre articles publiés
dans les Annales en 1960, 1971, 1975 et 1983. Maurice Godelier (1934-) est
cité 20 fois, a écrit deux articles dans les Annales (1971, 1993) et participé à un
débat collectif (sur la réciprocité). Sans aller plus loin, ces chiffres montrent
bien le sens de l’influence : de l’anthropologie vers l’histoire et non l’inverse.
Même si on insiste depuis peu sur les apports des historiens, et en ce qui nous
concerne ici, des médiévistes, dans le domaine de la « théorie » en sciences
sociales, et qu’il est sain de « décomplexer » et de les reconnaître, il faut rester
sobre et prendre la mesure des proportions33.

30.  A. Burguière, « L’anthropologie historique », dans J. Le Goff, R. Chartier, J. Revel


(dir.), La Nouvelle Histoire, Paris, 1978, p. 37-61 ; Id., « Anthropologie historique », Dictionnaire
des sciences historiques, Paris, PUF, 1986 ; J.-C. Schmitt, « L’anthropologie historique », dans
P. Bonte et M. Izard (dir.), Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, Quadrige/
PUF, 2000 (1re éd. 1991), p. 338-339. À noter qu’une rencontre pour discuter, 30 ans après, des
voies actuelles de l’anthropologie historique du Moyen Âge a eu lieu les 21-22 novembre 2008
à l’EHESS, à Paris, organisée par le GAHOM (http://calenda.revues.org/nouvelle10256.html).
31.  Éditions EHESS (http://www.editions.ehess.fr/revues/).
32.  L’enquête des citations de L’Homme dans les Annales n’a pas été effectuée, étant donné les
trop nombreuses occurrences du mot « homme ». Les Annales sont disponibles en ligne, en
texte intégral, pour la période 1929-2002, sur la plate-forme Persée (www.persee.fr), et pour
les années suivantes sur la plate-forme Cairn (http://www.cairn.info/revue-annales.htm).
33.  E. Anheim, B. Grévin, « “Choc des civilisations” ou choc des disciplines ?…, art. cité ;
B. Holsinger, « Medieval studies, postcolonial studies and the genealogies of critique », Spe-
culum, 77/4 (2002), p. 1195-1227.

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154 Eliana Magnani

Ethnographie du Moyen Âge et concepts en sciences sociales


Quoi qu’il en soit de la représentativité quantitative du Moyen Âge dans
les pages de L’Homme, il faut vérifier comment il est utilisé ailleurs que dans
les articles consacrés à cette période. D’une manière générale, il faut d’abord
distinguer deux formes d’emploi du Moyen Âge, les références directes à
des « sources », textes, auteurs, de l’époque médiévale, et les références aux
ouvrages des médiévistes, à l’historiographie. Pour ce qui est de la première
forme, et sous réserve d’inventaire, ce sont tout d’abord les théologiens et
les philosophes du Moyen Âge qui servent de référence, en particulier saint
Augustin (354-430) et Thomas d’Aquin (1225-1274)34. Alors que le premier
cursus universitaire complet des études spécialisées d’anthropologie (licence
d’ethnologie) en France n’a été établi qu’en 1968, les anthropologues ont
souvent d’abord été formés à la philosophie 35. C’est le cas, par exemple,
de C. Lévi-Strauss, de M. Godelier, de P. Descola (1949-). Ils puisent ainsi
chez ces théologiens quand il s’agit de réfléchir sur le passé de l’Occident.
Augustin et Thomas d’Aquin sont pris sur le même plan, déconnectés de leur
contexte historique et de l’histoire de leur réception, élevés au rang d’auto-
rité de l’histoire de la pensée occidentale, comme d’ailleurs les philosophes
de l’Antiquité. Ils sont aussi pris comme témoins et interprètes « du christia-
nisme », dans une acception monolithique et atemporelle, en quelque sorte
comme un horizon d’attente à satisfaire36. La critique de la part des historiens
à l’encontre du peu de souci diachronique et des généralisations réductrices
dans les approches des anthropologues est récurrente et je ne ferai que la rap-
peler, alors qu’il serait injuste de la généraliser. Il n’en reste pas moins qu’il
s’agit d’une certaine vision du Moyen Âge, du christianisme, de « l’Occident
médiéval » qui se forge et se diffuse ainsi.

34.  Par exemple, Maurice Godelier, L’énigme du don, Paris, Fayard, 1996, p. 274-275 ; P. Des-
cola, Par-delà nature et culture, op. cit., p. 104-105, 284.
35.  Après la constitution de l’Institut d’ethnologie de l’université de Paris, en 1925, des cer-
tificats d’ethnologie sont créés dans les facultés des lettres et des sciences (1926 et 1927). Ils
pouvaient servir d’épreuves optionnelles dans la licence de philosophie menant à l’agrégation.
À partir de 1958, ils pouvaient compléter la licence de sociologie, qui venait d’être constituée.
La première chaire universitaire d’ethnologie a été instituée seulement en 1943, à Paris, pour
Marcel Griaule [V. Karady, « Le problème de la légitimité dans l’organisation historique de
l’ethnologie française », Revue de sociologie française, 23/1, 1983, p. 17-35 (ici p. 17, n. 2). Voir
aussi V. Karady, « Durkheim et les débuts de l’ethnologie universitaire », Actes de la recherche en
sciences sociales, 74/1, 1988, p. 23-32 ; É. Jolly, « Marcel Griaule, ethnologue : La construction
d’une discipline (1925-1956) », Journal des africanistes, 71/1, p. 149-190].
36.  F. Cannel, « The christianity of anthropology », Journal of the Royal Anthropological Institute,
11 (2), 2005, p. 335-356.

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Un Moyen Âge des anthropologues ? 155

La deuxième manière de faire référence au Moyen Âge, nous la rencontrons


à l’œuvre dans l’usage fait des travaux des médiévistes. On pourrait multiplier
les exemples, mais je vais me contenter ici de traiter d’un seul article, celui de
Maurice Godelier, paru dans L’Homme en 1965. J’ai choisi un article de Godelier
car il est peut-être l’anthropologue le plus cité par les médiévistes en France
ces dernières années. En contrepartie, il est l’anthropologue qui rappelle très
souvent ce que ses collègues historiens lui ont appris37. Par ailleurs, l’article
en question permet de souligner les formes les plus communes, directes ou
indirectes, par lesquelles le Moyen Âge figure dans la production anthropolo-
gique : exemple « ethnographique », modèle et creuset conceptuel.
« Objets et méthodes de l’anthropologie économique », paru en 1965 dans
L’Homme, est un long article théorique qui explicite le domaine d’enquête de
l’anthropologie économique et pose les jalons conceptuels de son exercice. Il
est un bon exemple du « premier » Godelier, pour qui le fondement des socié-
tés se trouvait dans l’économique, et non de celui d’aujourd’hui qui voit le fon-
dement des sociétés dans le politico-religieux38. Godelier annonce d’emblée
que l’analyse théorique comparée des différents systèmes économiques réels
et possibles, objet de l’anthropologie économique, puise dans les « informa-
tions concrètes fournies par l’historien et l’ethnologue sur le fonctionnement
et l’évolution des sociétés qu’ils étudient » (p. 32). Sans entrer dans la délicate
question de la relation entre les « informations concrètes » ou plutôt les inter-
prétations de ces sociétés fournies par les historiens et les ethnologues, c’est
d’abord comme source ethnographique, via le travail d’un médiéviste, que le
Moyen Âge apparaît dans cet article39.

37.  Par exemple dans L’idéel et le matériel, Paris, Fayard, 1984, « Introduction ».
38.  Pour une mise en perspective de l’œuvre de Maurice Godelier, voir Éric Gagnon, « De
l’échange comme fondement des sociétés. Sur les travaux récents de Maurice Godelier »,
Anthropologie et Sociétés, vol. 21, no 1, 1997, p. 29-37. Je me réfère au titre de son livre paru en
2007, Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, Paris, Albin Michel,
2007.
39.  Pour la confrontation avec un exemple plus récent, on peut voir Stéphane Breton, « Tuer,
manger, payer. L’alliance monétaire des Wodani de Papouasie occidentale », L’Homme, no 162,
2002, p. 197-232 (ici p. 197-198, 220, 224-225 n. 36), qui, étudiant la monnaie de coquillage
wodani, s’appuie sur les travaux d’Ernst Kantorowicz et sa description de l’institution fiscale
médiévale pour fonder l’idée « qu’une monnaie définit une société ». Selon S. Breton, la société
wodani pense la perpétuité et la reproduction sociale sous l’espèce de la monnaie, conçue
comme personne qui ne meurt pas, alors que la société médiévale les pense sous la forme de
l’immortalité corporative [E. Kantorowicz, « Christus-Fiscus », dans Pierre Legendre
(éd.), Mourir pour la patrie et autres textes, trad. franç., Paris, PUF, p. 59-73, 1984 (article de 1948) ;
Id., Les deux corps du roi : essai sur la théologie politique du Moyen Âge, trad. franç., Paris, Gallimard,
1989 (édition orig. 1957)].

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156 Eliana Magnani

Se fondant sur L’Économie rurale et la vie des campagnes dans l’Occident médié-
val (ixe-xve s.) de Georges Duby (1962)40, Godelier recourt à trois reprises au
Moyen Âge pour éclairer un passage de son raisonnement. Les formes de
rente foncière en travail, en nature, en argent, prélevées par le seigneur féodal,
ainsi que les formes de contrat de métayage et de fermage, sont des exemples
de répartition directement économique, à côté des Chimbu de Nouvelle Gui-
née et des Incas (p. 51-52). Les unités de mesure agraire, le « journal », la
« charrue », exprimant la surface labourable par une charrue attelée en une
journée, dépendantes des conditions du terrain et du sol, sont un exemple
de dépendance du système à des contraintes qui lui sont extérieures (p. 82,
sans renvoi en note à Duby). Enfin, le fait que les luttes entre les seigneurs
et les paysans – les paysans, libérés d’une partie des corvées et des rentes,
élargissent leurs propres ressources, s’enrichissent et, partant, enrichis-
sent aussi les seigneurs – aient pu être interprétées comme un facteur de la
croissance de l’Europe du xie au xiiie siècle est présenté comme l’illustration
d’une contradiction à l’intérieur d’un système qui ne signifie pas sa paralysie
mais, au contraire, est le moteur de sa dynamique (p. 86). La valeur d’exemple
du Moyen Âge est donc dans l’interprétation qu’en a donnée Georges Duby.
Godelier est cependant bien conscient, à l’inverse de certains, qu’historiens et
ethnologues dégagent des modèles et que c’est seulement après l’exercice de
la formalisation, sur une base comparatiste, que des théories générales doi-
vent être formulées (p. 42-43)41.
Plus marginales, car reléguées dans les notes, sont les références de Gode-
lier à la projection abusive de la notion de « féodalité » pour caractériser dif-
férentes sociétés42. Il évoque John V. Murra43 et son refus de l’interprétation
de l’empire inca comme « féodal » ou « socialiste » (p. 56-57, note 4) et Marc
Bloch, ainsi que Robert Boutruche, qui critiquent les prétendues féodalités

40.  Traduction en italien en 1966, en anglais et en espagnol en 1968. Voir Dominique Iogna-
Prat, « L’atelier de l’historien », dans Georges Duby, Qu’est-ce que la société féodale ?, Paris, Flam-
marion, 2002, p. vii-xxxiii ; Laurent Feller, « Georges Duby et les Études d’histoire rurale »,
Bulletin du Centre d’études médiévales d’Auxerre, Hors-série no 1 (2008) : « Georges Duby », Domi-
nique Iogna-Prat (dir.), http://cem.revues.org/document4163.html.
41.  On pourrait argumenter que l’une des faiblesses des analyses, très intéressantes par
ailleurs, de Bruce Holsinger est de ne pas distinguer « théorie » et « modèle » (B. Holsinger,
« Medieval studies, postcolonial studies and the genealogies of critique », art. cité ; Id., The Pre-
modern Condition. Medievalism and the Making of Theory, Chicago-Londres, University of Chicago
Press, 2005).
42.  M. Godelier se réfère également aux catégories d’« esclavage » et de « capitalisme ».
43.  J. Murra, « On Inca political structure », Systems of Political Control and Bureaucracy in Human
Societies, 1958.

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Un Moyen Âge des anthropologues ? 157

« exotiques » de l’Égypte antique, des Hittites, et l’exception du Japon (p. 58,


note 1)44. Godelier rappelle aussi qu’en ethnologie on qualifie communément
de « féodalités africaines » certains anciens États africains45. Comme le titre
de la deuxième partie de son article l’indique, l’enjeu est de discuter « le pro-
blème d’une théorie générale et le droit à l’“extension” des catégories et des
lois de l’économie politique », « de penser à la fois l’identité et la différence des
systèmes », en espérant « arriver véritablement à décider si les lois d’un système
“s’appliquent” à d’autres systèmes et s’il y a des lois “réelles” communes à
tous les systèmes » (p. 58).
Quoi qu’on puisse penser de cet usage ponctuel mais informé du Moyen
Âge – Godelier cite aussi en note Fernand Braudel, Jacques Le Goff, Aaron
Gurevitch ainsi que Maurice Halbwachs au sujet de l’articulation de la dia-
chronie et de la synchronie et du problème de l’analyse des différents temps
historiques (p. 41, note 2) –, il est remarquable que Godelier n’accorde plus
de place au Moyen Âge dans la génétique de son champ d’études, alors qu’il
cherche à en déterminer le périmètre. Godelier postule pourtant que l’an-
thropologie économique est un élargissement de l’économie politique clas-
sique (Adam Smith, David Ricardo), et que celle-ci se construit, à la suite des
physiocrates du xviiie siècle, par opposition aux « règles économiques de
l’Ancien Régime héritées de la féodalité » entâchées d’irrationalité. La notion
de « rationalité » économique qui fonde cette science est une justification
idéologique de la supériorité d’un système économique historique sur l’autre
(p. 33). Le système féodal est ainsi « l’autre » de la « science économique » à
sa naissance. Cela pose la question plus générale de la réflexion sur le Moyen
Âge et de sa modélisation entre les xviiie et xixe siècles comme fondement de
plusieurs concepts toujours en cours en anthropologie, et plus généralement
en sciences sociales, dont on ne peut pas faire l’économie de la restitution
historique46.

44.  R. Butrouche, Seigneurie et Féodalité, 1958, livre II, chap. 1 et 2.


45.  J.-J. Maquet, « Une hypothèse pour l’étude des Féodalités Africaines », Cahiers d’Études Afri-
caines, 1961, p. 29. Voir J. Goody, « Feudalism in Africa ? », Journal of African History, no 5, 1963,
p. 304-345 ; « Feudalism and Non-European societies », Journal of Peasant Studies, Special Issue
(January 1985) ; T. J. Byres, H. Mukhia (éd.), Feudalism and Non-European Societies, Londres,
Biblio Dist Center (Totowa), 1985.
46.  Un exemple, parmi d’autres, est la notion de « don et contre-don » dégagée par les ger-
manistes du milieu du xixe siècle (E. Magnani, « Les médiévistes et le don. Avant et après la
théorie maussienne », dans E. Magnani (dir.), Don et sciences sociales. Théories et pratiques croisées,
Dijon, EUD, 2007, p. 15-28).

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158 Eliana Magnani

En guise de conclusion provisoire, l’article de 1965 de Maurice Godelier


dans L’Homme permet de dresser quelques contours des usages du Moyen Âge
par les anthropologues. Sur la base de l’historiographie, utilisée au même titre
que l’ethnographie, la société de l’Occident médiéval est convoquée, à côté
d’autres, pour éclairer et illustrer certaines démonstrations, et pour dresser
des comparaisons. Le Moyen Âge est évoqué comme un exemple d’une société
parmi d’autres, tout en occupant une place très particulière, puisqu’il est
envisagé comme le passé de l’Occident emblématique du « christianisme »,
et par conséquent différent du passé prestigieux et génétique de l’Antiquité,
« où tout a commencé ». L’observation du Moyen Âge est également à l’origine
d’un paradigme interprétatif, le « féodalisme », dont les caractéristiques ser-
vent à définir et à caractériser d’autres sociétés. Que les anthropologues aient
choisi dans le passé de l’Occident de quoi définir les sociétés « exotiques »,
comme les royautés africaines, pose le problème du rapport à ce passé, de sa
projection sur les autres et de l’ambiguïté des usages heuristiques. Le « féo-
dalisme » est peut-être l’exemple le plus visible de toute une série de notions
et de concepts anthropologiques qui se sont forgés à partir de l’analyse, voire
à l’encontre, du Moyen Âge et dont les anthropologues (mais pas seulement
eux) ignorent les origines. Et il faudrait commencer par lever ce voile sur les
fondements mêmes des sciences des sociétés.

Eliana Magnani
CNRS – ARTeHIS UMR 5594, Auxerre/Dijon

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Champs, coordonnées et usages
des « âges moyens »

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Les âges moyens et les reliques vivantes :
deux figures de l’imagination historique
Gadi Algazi

D ans ce qui suit, j’entends m’éloigner quelque peu des pratiques histo-
riennes convenues, en préférant à l’analyse détaillée d’un cas d’étude,
à partir de laquelle on peut éventuellement tirer quelques conclusions, une
présentation qui procède plutôt par mode déductif. Je proposerai une hypo-
thèse simple que j’étayerai ensuite à l’aide de quelques cas historiques. Dans
la mesure où plusieurs études sur le sujet sont d’ores et déjà disponibles, je ne
traiterai pas des représentations spécifiques du Moyen Âge1. J’aimerais plutôt
me concentrer sur les mécanismes de production de ces représentations et sur
les raisons pour lesquelles on construit des « âges moyens » (Middling Ages,
mittlere Alter). Dans ce sens, j’estime que notre propre Moyen Âge ne repré-
sente en définitive qu’une variante parmi plusieurs autres « âges moyens ».
Que « le passé » serve à construire, imaginer et légitimer des présents est
un lieu commun sans cesse redécouvert par les historiens. Et que le Passé soit
vénéré de sorte qu’on puisse assigner de l’autorité à certaines institutions
et pratiques en les présentant comme anciennes est bien connu ; ceci serait
particulièrement vrai pour les sociétés dites « traditionnelles », supposément
pénétrées de révérence pour le Passé. Il faut reconnaître cependant que cela
reste trop général pour faire avancer notre réflexion. De fait, les « sociétés tra-
ditionnelles » témoignent de tout un éventail d’attitudes à l’égard du passé.
De même, le Passé n’est jamais entièrement partagé 2, mais peut toujours

1.  Paul Lehmann, Vom Mittelalter und von der lateinischen Philologie des Mittelalters, München,
Beck, 1914 ; George Gordon, Medium Aevum and the Middle Ages, Oxford, Clarendon Press,
1925 ; Horst Günther, « Neuzeit, Mittelalter, Altertum », dans Historisches Wörterbuch der Phi-
losophie, Joachim Ritter et Karl Gründer (dir.), vol. 6, Bâle/Stuttgart, 1984, col. 782-798 ; Uwe
Neddermeyer, Das Mittelalter in der deutschen Historiographie vom 15. bis zum 18. Jahrhundert :
Geschichtsgliederung und Epochenverständnis in der frühen Neuzeit, Cologne, Böhlau, 1995 ; sur l’in-
térêt récent pour le « médiévalisme » et ses déclinaisons nationales, voir la série d’ouvrages de
Boydell and Brewer, Studies in Medievalism.
2.  Cf. E. R. Leach, Political Systems of Highland Burma : A Study of Kachin Social Structure, Londres,
London School of Economics and Political Science, 1954, p. 265-266, 277-278 ; Jack Goody,

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162 Gadi Algazi

faire l’objet de contestations. Plus important encore, un tel dictum ne permet


en aucun cas de savoir quel segment du passé est susceptible d’être utilisé
et vénéré. Autrement dit, il faut admettre que le Passé, avec une majuscule,
est une catégorie analytique étrangère à l’usage quotidien. Ce que les acteurs
utilisent et révèrent à l’occasion sont des « moments » spécifiques, des tem-
pora précis, qui possèdent souvent des noms particuliers et des connotations
distinctives qui ne se transposent pas nécessairement en Passé compris
comme un tout. Dans différents contextes sociaux, les acteurs peuvent citer et
défendre leur propre fragment du passé et remettre en question d’autres pas-
sés3. Par conséquent, il serait a priori douteux d’attribuer à l’ensemble d’une
société une même attitude à l’égard du Passé indifférencié et invariablement
contraignant. Aussi, d’un contexte social à l’autre, les acteurs ne sont pas
uniformément disposés à adopter une seule et même manière d’approcher le
passé4. Dans certaines situations, une vague référence à la manière dont les
choses existent « de tout temps » peut être jugée suffisante et efficace, alors
que dans d’autres, une plus grande conformité avec des images préétablies
et codifiées du passé est nécessaire pour situer une pratique ou une attitude
existante au sein d’une matrice déterminée.
Certains passés sont tout simplement considérés comme dépassés, c’est-
à-dire que les modèles qu’ils incarnent, bien qu’à l’occasion vénérés, ne sont
pas considérés pertinents ou applicables. La déférence envers des périodes
historiques ne garantit pas qu’elles puissent servir de modèles efficaces pour
structurer le monde social, car il est tout à fait possible de les vénérer de loin en
les écartant poliment. De ce fait, pour être opérant, un fragment du passé doit
faire autorité et être pertinent. Or, pour faire autorité, il doit être lointain, c’est-
à-dire placé à l’abri des conflits courants et rendu vénérable par le temps. En
même temps, afin de paraître accessible et applicable, il doit paraître proche,
être considéré comme une présence potentielle. En somme, un fragment effi-
cace du passé doit posséder des attributs contradictoires : il doit être à la fois
lointain et proche, convenablement ancien et raisonnablement récent.
Nous pourrions donc imaginer deux manières d’atteindre cet objectif, deux
procédés qui se confondent assez souvent mais que l’on peut présenter ici
séparément pour des raisons de clarté. Soit on morcelle le passé en segments

« Against “ritual” : loosely structured thoughts on a loosely defined topic », dans Secular Ritual,
Sally F. Moore et Barbara G. Meyerhoff (dir.), Amsterdam, Van Gorcum, 1977, p. 25-35.
3.  Pour une tentative de préciser quelques contraintes formelles pour évoquer le passé, cf.
Arjun Appadurai, « The past as a scarce resource », Man, 16 : 2 (1981), p. 201-219, surtout
p. 203.
4.  Cf. J. G. A. Pocock, « The origins of the study of the past : a comparative approach », Com-
parative Studies in Society and History, 4 (1961-1962), p. 209-246, surtout p. 213-214.

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Les âges moyens et les reliques vivantes 163

afin de créer une période historique dotée d’attributs contradictoires, soit on


divise le monde social afin de construire un segment de société perçu comme
à la fois passé et présent. Le résultat de la première opération historiogra-
phique est l’invention répétée d’âges moyens ; la seconde donne lieu à la pro-
lifération de « reliques vivantes ». Or, sous leurs différents aspects, ces deux
figures forment une part essentielle de notre imaginaire historique.

Les âges moyens (« Middling Ages », Mittlere Alter) de toutes sortes ne sont pas
seulement des passés vénérables, mais des segments temporels spécifiques
qui sont considérés à la fois comme anciens et récents, honorables et récu-
pérables. Ce que l’époque moderne a désigné comme « Moyen Âge » n’en est
qu’une variante. De fait, la fascination exercée par le Moyen Âge ne peut se
réduire à l’autorité que l’on attribue aux choses anciennes. Elle est intime-
ment liée à son statut particulier, qui est à la fois vénérable et récupérable à dif-
férents degrés. Selon des contextes variés, différents âges moyens peuvent se
construire. Parfois, ce qui est souligné est leur distance, leur altérité ; d’autres
fois, c’est au contraire leur apparente proximité avec le présent ou le futur.
Cependant, leur attrait particulier dépend de leur position intermédiaire (mid-
dling) et des contradictions potentielles de celle-ci5.
Ainsi, la fascination exercée par le Moyen Âge ne trouverait pas son expli-
cation dans les limites chronologiques changeantes de la période, mais dans
sa position relative, à la fois révolue et actuelle. L’image contradictoire qui
est souvent évoquée à propos de l’époque médiévale – dépeinte tour à tour
comme sophistiquée et primitive, moderne et archaïque, méprisée et dési-
rée6 –, ne découlerait pas seulement de l’hétérogénéité de la culture médié-
vale, laquelle fut forgée à partir d’apports provenant d’une variété de civili-
sations et de modes d’organisation sociale, mais également des demandes
nécessairement contradictoires propres à tout âge moyen, à la fois lointain et
proche. En effet, on pourrait suggérer, non sans précaution, que l’illustre car-
rière du Moyen Âge en tant qu’objet d’étude serait due en partie à la rencontre
entre un segment hétérogène du passé et un regard académique disposé à
reconnaître cette hétérogénéité – bien que cette reconnaissance ait émergé
d’aigres débats entre écoles historiques et nationales, qui ont mis en évidence

5.  Une observation similaire a été faite par Jeffrey Jerome Cohen, « Introduction : Midco-
lonial », dans Id. (dir.), The Postcolonial Middle Ages, Basingstoke, Macmillan, 2000, p. 1-18, ici
p. 5 (« interminable, difficult middle »).
6.  Otto Gerhard Oexle, « Das entzweite Mittelalter, », dans Die Deutschen und ihr Mittelalter :
Themen und Funktionen moderner Geschichtsbilder vom Mittelalter, Gerd Althoff (dir.), Darmstadt,
Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1992, p. 7-28 ; Id., « Das Bild der Moderne vom Mittel­
alter und die moderne Mittelalterforschung », Frühmittelalterliche Studien, 24 (1990), p. 1-22.

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des aspects opposés de la période. D’une certaine manière, on peut dire de


toute « période » historique, de toute culture, qu’elle est hétérogène, mais le
Moyen Âge a l’avantage d’avoir été souvent construit comme tel. Le rôle qui
lui fut attribué dans l’imaginaire historique du xixe siècle a permis à son hété-
rogénéité et à ses contradictions d’émerger plus clairement à travers l’interac-
tion entre interprétations adverses et partis politiques.
Les passés « classiques », lointains, créés et cultivés par des élites, fonc-
tionnent différemment. D’une manière générale, de telles époques ont été
construites pour servir de domaines exclusifs à une élite éduquée susceptible
de réclamer le privilège et l’obligation d’incarner, de faire revivre et d’imiter
les Classiques. Par l’assimilation des textes anciens et leur reproduction soi-
gnée sous des formes épurées et dignes d’admiration7, les humanistes se sont
efforcés de réduire méthodiquement la distance qui séparait leurs disciples du
passé classique ; ainsi, ils n’ont fait qu’accentuer le fait que l’usage social de
ce type de passé reste fondé sur sa visible distance, son inaccessibilité sociale
relative. Les passés classiques peuvent en effet aider à classer, à dresser des
distinctions sociales, à servir de base essentielle à l’autorité culturelle des
élites précisément parce qu’ils sont jugés inaccessibles aux personnes ordi-
naires. Celles-ci peuvent vivre parmi les ruines d’un paysage formé en des
temps immémoriaux, mais pour y accéder, elles doivent se soumettre à cer-
tains rites de passages et assimiler des codes culturels préservés par de com-
pétents praticiens. Au contraire, un âge moyen est potentiellement présent8 ;
il n’est pas – ou du moins pas encore – passé. Ce n’est pas la simple présence
de ruines qui compte, mais bien le retour potentiel – désiré ou redouté –
d’institutions et de pratiques9.

7.  Anthony Grafton et Lisa Jardine, From Humanism to the Humanities : Education and the Libe-
ral Arts in Fifteenth and Sixteenth-Century Europe, Cambridge (Massachusetts), Harvard University
Press, 1986 ; Rebecca W. Bushnell, A Culture of Teaching : Early Modern Humanism in Theory and
Practice, Ithaca et Londres, Cornell University Press, 1996 ; Robert A. Kaster, Guardians of Lan-
guage : The Grammarian and Society in Late Antiquity, Berkeley, University of California Press, 1986.
8.  Rappelons la conception qu’avait Émile Littré du Moyen Âge comme un « anneau philolo-
gique » faisant le lien entre les périodes classique et moderne et qui, de ce fait, plaçait le fran-
çais « à la fois comme la plus ancienne et la plus moderne des principales langues romanes » :
Stephen J. Nichols, « Modernism and the politics of medieval studies », dans Medievalism and
the Modern Temper, R. Howard Bloch et Stephen J. Nichols (dir.), Baltimore et Londres, John
Hopkins University Press, 1996, p. 25-56, notamment p. 34-40.
9.  Après la Réforme, ce ne fut pas la simple présence des nombreux vestiges appartenant aux
monastères dissous mais le fait que le monachisme fut considéré comme une alternative viable
qui en fit un élément fondamental de la représentation du « Moyen Âge ». Cf. Keith Thomas,
The Perception of the Past in Early Modern England, Londres, University of London, 1983.

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Les âges moyens et les reliques vivantes 165

En ce sens, les différents types de moyen-âges, dont les coordonnées tem-


porelles varient10, représentent des passés présents. À ce titre, ils peuvent être
cités par des intellectuels pour condamner des pratiques et institutions pré-
sentes (« Quelle honte ! Ceci est digne du Moyen Âge ! ») ou dans un contexte
où l’on tente au contraire de les faire revivre. Ceci nous permet de mieux com-
prendre la virulence des débats sur le Moyen Âge qui ont eu lieu en Europe
occidentale au cours du xixe siècle et de la première moitié du xxe siècle, mais
aussi d’apprécier pourquoi « notre » Moyen Âge, celui des historiens profes-
sionnels, a perdu tant de sa pertinence politique, du moins en Europe occi-
dentale, après 1945.

L’autre procédé mentionné n’a pas généré de périodes historiques hybrides


mais des segments délimités du monde social. Or, alors que le premier pro-
cédé a régulièrement fait l’objet de commentaires, son affinité avec la pro-
duction de reliques vivantes est généralement restée inaperçu. Les reliques
vivantes sont des segments du passé qui existent dans le présent. Toutefois,
elles semblent exister dans une dimension temporelle différente en préservant
d’anciens modèles. Ainsi, en incarnant le passé dans le présent, elles peu-
vent être utilisées pour démontrer la pertinence et l’applicabilité des anciens
modèles qu’elles sont censées incarner ou, au contraire, les dangers de leur
éventuel retour. Les reliques vivantes sont dépeintes comme immensément
lointaines, à l’abri des changements historiques, mais voilà qu’elles sont
entièrement accessibles à l’observation immédiate et, plus important encore,
pour une mise en application générale. Elles émergent non pas d’une frag-
mentation du temps historique, mais d’une division de la société actuelle11.
Si les historiens ne se sont pas toujours entendus pour identifier tel seg-
ment de la société comme une relique vivante, ils ont souvent invoqué la for-
mule de « la simultanéité du non-simultané » et utilisé des procédés semblables
pour construire des reliques vivantes avec leurs attributs contradictoires. Au
xixe siècle, le Paysan était souvent le candidat parfait pour jouer la relique

10.  Plusieurs moyen-âges ont ainsi été construits, à l’instar par exemple du Moyen Âge indien.
Dans l’histoire juive, une perspective nationaliste influente a décrété de manière similaire que
la société juive « traditionnelle » d’Europe de l’Est a existé jusqu’à la fin du « Moyen Âge »,
soit jusqu’à la crise provoquée par les Lumières et la Révolution française. Pour ce qui est de
l’exemple japonais, cf. Tom Keirstead, « Medieval Japan : taking the Middle Ages outside
Europe », History Compass, 2 (2004), p. 1-14 ; sur l’Inde, cf. Ronald B. Inden, Imagining India,
Oxford, Basil Blackwell, 1990.
11.  Dans ce sens, elles vont au-delà de la « théorie des survivances » de Tylor. Cf. Margaret
T. Hodgen, The Doctrine of Survivals : A Chapter in the History of Scientific Method in the Study of Man,
Londres, Allenson and Company, 1936.

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vivante, mais ce rôle pouvait aussi être assumé par des populations entières.
De fait, l’entreprise qui guidait la construction de reliques historiques au sein
des sociétés européennes diffère en fait très peu de celle qui a servi à nier la
contemporanéité des sociétés coloniales en les reléguant dans un ordre tem-
porel différent12. Pour Henry Maine (1822-1888), l’Inde était ce que Ronald
Inden avait nommé un « musée vivant ». Les « dirigeants britanniques de
l’Inde », observait Maine dans une remarque célèbre, sont « des hommes qui
sont censés garder les montres à la bonne heure dans deux longitudes à la
fois13 ». D’où la nécessité d’intervenir, d’imposer un changement en prove-
nance de l’extérieur. Ceci s’applique tout autant aux perceptions sionistes de
la Palestine14. En même temps, les reliques vivantes ont souvent été évoquées
afin d’appuyer la pertinence d’un âge moyen plus ou moins imaginé. Ce lien
est particulièrement évident dans le cas où des communautés paysannes sont
décrites comme immuables, une opération qui doit d’ailleurs beaucoup à la
perception des Britanniques à l’égard de la société indienne15.

Ce ne sont pas seulement les groupes sociaux mais également la langue que
l’on peut présenter comme une relique vivante à revitaliser. Dans son ambi-
tieux Handbuch der allgemeinen Staatenkunde, publié à Winterthur en 180816, le
Suisse Carl Ludwig von Haller (1768-1854), un opposant avoué de la Révolu-
tion française et de la modernité, a voulu présenter son propre système alter-
natif. Ce dernier fut conçu comme une théorie politique non-théorique basée
sur ce qu’il nommait des principes divins et naturels, c’est-à-dire des prin-
cipes puisés dans le passé. Comme d’autres penseurs conservateurs, Haller

12.  Johannes Fabian, Time and the Other : How Anthropology Makes its Object, New York, Colum-
bia University Press, 1983 ; Eric R. Wolf, Europe and the People without History, Berkeley, Univer-
sity of California Press, 1982. Voir aussi Ian J. McNiven et Lynette Russel, « Antiquation :
Aboriginal people as living fossils », dans Appropriated Pasts : Indigenous Peoples and the Colonial
Culture of Archaeology, Lanham, Altamira Press, 2005, p. 50-87.
13.  Ronald B. Inden, Imagining India, Oxford, Blackwell, 1990, p. 138 ; Henry S. Maine,
« The effects of observation of India on modern European thought », dans The Rede Lecture,
Cambridge, 1875, réimp. dans Id., Village-communities in the East and West, New York, Holt and
Company, 1876, p. 203-239, ici p. 237. Voir aussi John M. Ganim, « Native studies : orienta-
lism and medievalism », dans The Post-Colonial Middle Ages, op. cit., p. 123-134.
14.  Pour un compte-rendu récent et utile, cf. Haim Gerber, « Zionism, orientalism and the
Palestinians », Journal of Palestine Studies, 33 : 1 (2003), p. 23-41.
15.  Clive Dewey, « Images of the village community : a study in Anglo-Indian ideology »,
Modern Asian Studies, 6 (1972), p. 291-328.
16.  Carl Ludwig von Haller, Handbuch der allgemeinen Staatenkunde, des darauf gegründeten
allgemeinen Staatsrechts und der allgemeinen Staatsklugheit nach den Gesetzen der Natur, Winterthur,
Steinerischen Buchhandlung, 1808.

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Les âges moyens et les reliques vivantes 167

a toutefois eu de la difficulté à trouver ses arguments dans l’histoire, dans la


mesure où l’histoire récente, celle de la Révolution française et de ses répercus-
sions, semblait alors confirmer l’irréversibilité des changements historiques.
Il devait donc faire face à l’existence d’une nouvelle notion de la modernité
– comme période en rupture radicale et irréversible avec le passé immédiat –
qui avait peu en commun avec les notions précédentes17. Comment, dès lors,
combler l’écart qui séparait le présent du passé devenu lointain, celui d’un
régime désormais conçu comme ancien ? Haller ne pouvait pas contourner
l’histoire en ayant recours à des principes généraux et abstraits, car procéder
de la sorte afin de nier l’autorité de l’histoire aurait été une entreprise risquée
que les idéologues, élaborant alors des « systèmes abstraits », auraient pu faci-
lement retourner contre lui. La solution de Haller est remarquable. Il fit appel
à l’ancien style de la chancellerie (der ältere Canzley-Stil), partiellement encore
en vigueur selon lui, dont il loua les mérites dans ce qu’on peut considérer
comme l’un des premiers projets de Begriffsgeschichte :
L’ancien style de la chancellerie est souvent extrêmement remarquable et signi-
fiant. Il émanait sans artifice (kunstlos) de la nature des choses qu’il reflétait fi-
dèlement dans sa pureté.
Selon lui, les tentatives récentes visant à discréditer l’ancien style et le rem-
placer par ce qu’il décrit comme « un langage métaphysique fade », cherchent 
à faire disparaître les liens [sociaux] antérieurs afin qu’ils sombrent dans l’oubli
et faire oublier même aux princes ce qu’il sont vraiment. Toutefois, personne
n’a été en mesure de le corrompre entièrement et il demeure par conséquent
une source féconde de vérité18.
Haller amène alors ses lecteurs à s’engager dans la sémantique historique
pour des raisons pédagogiques : en apprenant et en assimilant (Haller insiste
sur la combinaison des deux) l’usage du langage ancien, ils pourront s’im-
merger dans le passé et réapprendre à penser à partir de concepts qui sont
toujours ancrés dans les expressions idiomatiques juridiques traditionnelles.
Son éloge du langage notarial, ses tentatives de donner aux anciens formu-
laires légaux une signification actuelle préfigurent en quelque sorte les appels
de certains historiens du xxe siècle pour adopter le « langage des sources »
(Quellensprache) dans le discours historiographique. En fait, de manière sur-
prenante, Haller semble anticiper Otto Brunner ( 1898-1982) sur plusieurs
points, notamment dans sa conception de la seigneurie comme structure

17.  Hans Robert Jauss, « Modernity and literary tradition », Critical Inquiry, 31 : 2 (2005),
p. 329-364, surtout p. 360-363.
18.  Haller, Handbuch der allgemeinen Staatenkunde, op. cit., p. 57, n. 4.

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uniforme invariablement basée sur la réciprocité entre parties inégales, dans


ses dénonciations de la notion de « société civile » et dans sa manière de vou-
loir dissoudre les structures sociales en une série de relations particulières
et immédiates19. Il ne me revient pas de développer ici ce point, mais de sou-
ligner l’usage que Haller fit du langage en tant que vestige-devenu-relique
capable de transformer le présent.
Mon second exemple nécessite de plus amples explications. Écrivant une
cinquantaine d’années plus tard son monument intitulé L’histoire naturelle
du peuple, Wilhelm Riehl (1823-1897) identifia deux forces de changements,
la bourgeoisie et le prolétariat, et deux forces de résilience et de continuité,
l’aristocratie et la paysannerie20. Pour Riehl, chacun de ces groupes réifiés
devait incarner un principe social fondamental. Ainsi, l’aristocratie incarnait
le principe de la contrainte sociale et du lignage historique. Elle était suscep-
tible d’utiliser l’histoire afin de défendre sa position sociale et était ainsi dis-
posée à soutenir l’importance de la conscience historique, de la descendance
et de la naissance pour l’ensemble de la société. Or, dans la mesure où le lien
entre l’aristocratie et le passé était tout à fait conscient et qu’il dépendait de
tables généalogiques et d’un effort continuel pour le cultiver, son efficacité
restait limitée21. Pour autant, le passé n’était pas entièrement perdu, car
il s’incarnait de manière plus immédiate et plus efficace dans la figure du
« Paysan ». Selon Riehl, il suffisait en effet de quitter la ville pour entrer dans
un univers social différent, qui existait dans un ordre temporel différent. La
réalité sociale était ainsi divisée pour faire des paysans des archives vivantes
du passé22. Ce procédé n’est pas un mince exploit, car il présupposait que le
village soit établi comme une réalité séparée tout en restant pleinement acces-
sible ; un vrai miracle !

19.  Gadi Algazi, « Otto Brunner : “Konkrete Ordnung” und Sprache der Zeit », dans Geschichte
als Legitimationswissenschaft, 1918-1945, Peter Schöttler (dir.), Frankfurt am Main, Suhrkamp,
1997, p. 166-203.
20.  Je ne cherche pas à résumer l’ensemble des travaux de Riehl, qui sont un mélange fascinant
d’observations judicieuses et d’interprétations fautives ponctué d’intuitions remarquables,
mais à reconstruire la logique d’un de ses principaux arguments. Parmi les nombreuses et
riches études sur Riehl, cf. Mary Beth Stein, « Wilhelm Heinrich Riehl and the scientific-lite-
rary formation of “volkskunde” », German Studies Review, 24 : 3 (2001), p. 487-512.
21.  Pour une tentative contemporaine de reprendre le défi de Riehl en cultivant la mémoire au
sein de familles nobles, cf. Susan A. Crane, « (Not) writing History : rethinking the intersec-
tions of personal history and collective memory with Hans von Aufsess », History and Memory,
8 : 1 (1996), p. 5-29.
22.  Wilhelm Riehl, Naturgeschichte des Volks als Grundlage einer deutschen Social-Politik (1851-1869,
avec de nombreuses rééditions subséquentes) ; le second volume, Land und Leute, a paru en
1854. Toutes les références suivantes, sauf mention du contraire, sont de la première édition :
Die bürgerliche Gesellschaft, Stuttgart et Tübingen, Cotta, 1851, livre 1, 1re partie, p. 33-115.

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C’est seulement dans l’état paysan que l’histoire de l’ancien Volk allemand se
prolonge encore incarné (leibhaftig) dans le monde moderne.
Tous les autres groupes sociaux, écrit Riehl, ont abandonné leur milieu
originel et échangé leurs anciennes singularités au profit du pouvoir unifor-
misant de la civilisation ; mais pas celui des paysans :
Étudier la condition paysanne, c’est étudier l’histoire. Les mœurs des paysans
sont des archives vivantes, un recueil de sources historiques d’une valeur ines-
timable23.
Les paysans incarnent la résilience et la ténacité (Zähigkeit). Même leur pas-
sivité notoire ou léthargie (Trägheit) devient une vertu, la manifestation spon-
tanée d’un conservatisme véritable, car « le paysan n’a pas appris l’histoire, il
est lui même historique24 » ; les « traditions obscures » préservées par les pay-
sans nous permettent d’avoir accès aux recoins les plus lointains du passé25.
Les paysans de Riehl ne sont pas des sujets conscients mais de vrais récep-
tacles de l’histoire. Un passage des Annales de Fulda rédigées au ixe siècle
peut ainsi être expliqué en faisant référence aux villages de Wester­wald du
xixe siècle. De même, on peut étudier les expressions faciales des sculptures
du xiiie siècle à la Elisabethkirche de Marburg en les comparant aux faciès des
paysans contemporains de la Hesse26. En construisant de telles continuités,
Riehl ne manifeste pas un intérêt purement académique : le Moyen Âge est
toujours présent, non seulement récupérable mais souhaitable, parce que les
paysans possèdent toujours la fierté noble qui est propre à un véritable esprit
corporatif27.

23.  In dem Bauernstande allein noch ragt die Geschichte alten deutschen Volksthums leibhaftig in die
moderne Welt herüber. Der Bauer hat keine Geschichte gelernt, aber er ist historisch. Alle anderen Stände
sind aus ihren ursprünglichen Kreisen herausgetreten, haben ihre uralten Besonderheiten gegen die Auseb-
nungen einer allgemeinen Zivilisation dahingegeben, die Bauernschaft allein existirt noch als unberührba-
rer, organisch selbstständiger Stand. Die bäuerlichen Zustände studiren, heißt Geschichte studiren, die Sitte
des Bauern ist ein lebendiges Archiv, eine historische Quellensammlung von unschätzbarem Wert, Riehl,
Naturgeschichte, op. cit., p. 35.
24.  Riehl, Naturgeschichte, op. cit., p. 33, 35.
25.  In Zeitläufe, zu welchen keine Geschichtsschreibung mehr hinausreicht nur noch die dunkle Tradition,
welche uns die Bauern bewahrt haben (Riehl, Naturgeschichte, op. cit., p. 39). Dans les éditions sui-
vantes, l’expression « dunkle Tradition » a été remplacée par « dunkle Kunde », connaissance
obscure.
26.  Riehl, Naturgeschichte, op. cit., p. 35-36, 42.
27.  Riehl, Naturgeschichte, op. cit., p. 51. Dans les éditions suivantes, « Corporationsgeist » a
été remplacé par « Standesgeist », esprit-état.

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Ces prémisses ont permis à Riehl de discuter longuement de la vie des pay-
sans, engendrant un mélange d’observations perspicaces (par exemple, celles
concernant l’usage des noms ou celles portant sur la justice rurale) et d’absur-
dités évidentes. Pourtant, malgré son apparent caractère concret, le présent-
passé de Riehl tend à ressembler à une apparition fuyante, dans la mesure
où il se préoccupait davantage de l’esprit incarné d’un état (au sens d’ordo)
que des paysans réels. En fait, un processus de substitution est constamment
à l’œuvre chez Riehl : le peuple (Volk) est censé préserver les bonnes vieilles
traditions, mais les paysans incarnent le peuple encore plus que les autres.
Néanmoins lorsqu’on approche des paysans, il est nécessaire de prendre cer-
taines précautions, car il s’en trouve parmi eux qui ont échoué dans leur rôle
d’archives vivantes, ayant déjà été contaminés par la modernité. D’où l’émer-
gence d’une nouvelle figure dans l’ouvrage de Riehl, celle des Hofbauern qui,
vivant dans un relatif isolement au sein de leurs hameaux, auraient préservé
plus fidèlement que d’autres les mœurs de leurs ancêtres. Ces derniers repré-
sentent alors la figure « la plus authentique du paysan historique ».
Pour autant, ceci ne suffit pas pour produire des reliques vivantes placées
en sécurité à l’abri des tentations et des changements du présent. Les paysans
peuvent être contaminés par des prolétaires, des enseignants de village et,
plus généralement, par des citadins. Riehl identifie donc une couche de la
paysannerie plus profonde et plus fiable sur laquelle les anciennes traditions
peuvent être projetées et redécouvertes avec plus d’assurance : « Les épouses
et les mères chassent de la tête des hommes tout ce que les influences exté-
rieures ont pu y déposer28. » Autour du foyer de la maison, la femme peut
plus facilement préserver l’identité du « Volk » (Volkstum), alors que l’homme,
nécessairement en contact avec le monde extérieur, est obligé d’abandonner
ses traits revêches. En effet, les reliques vivantes sont des êtres fuyants ; elles
sont une projection sociale que l’on doit parfois maintenir par une rigoureuse
discipline. L’attention que Riehl porte aux femmes n’est guère fortuite, car
elle a beaucoup à voir avec l’image commune qu’on se faisait alors de celles-ci
en tant que dépositaires chéries de valeurs précieuses qui ont besoin d’être
protégées contre elles-mêmes29. D’ailleurs, l’analogie est parfois explicite : un

28.  Allein, wie wir es bei Völkern, deren Stamm und Wesen bedrängt ist, häufig finden : die Frauen und
Mütter bringen den Männern wieder aus dem Sinn, was von fremden Einfluß sich festgesetzt hat. Daheim
am Herde mag die Frau leicht das ererbte Volksthum bewahren, während der Mann gezwungen ist, im Verkehr
und Wandel die schroffe Eigenthümlichkeit abzustreifen, Riehl, Naturgeschichte, op. cit., p. 38.
29.  Sur les constructions de la sphère féminine en réaction au changement social, cf. Barbara
Welter, « The cult of true womanhood », American Quarterly, 18 (1966), p. 151-174 ; Nancy
Cott, The Bonds of Womenhood : « Woman’s Sphere » in New England, 1780-1835, New Haven, Yale
University Press, 1977.

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Les âges moyens et les reliques vivantes 171

paysan éclairé, explique Riehl, est comme une femme donnant dans la philo-
sophie, comme un bas-bleu en blouse de travail30.
De telles similitudes n’ont pas échappé aux historiens ; ce qui nous inté-
resse ici sont les opérations sous-jacentes à de telles affirmations. Le proces-
sus répété de substitution qui est à l’œuvre dans la caractérisation des reliques
vivantes est symptomatique des nécessaires contradictions qui sous-tendent
leur construction. Si l’évocation d’âges moyens se fait par un va-et-vient
constant entre l’effort de les représenter comme lointains et vénérables et
l’effort d’affirmer leur proximité et leur présence potentielle, des contradic-
tions analogues sont également impliquées dans la construction des reliques
vivantes. Les représenter comme des objets de musée nuirait à leurs préten-
dues pertinence et applicabilité. Les représenter de manière trop vivante ris-
querait de les rendre altérables, modernes, incapables d’incarner avec le plus
d’authenticité possible les modèles anciens. Les reliques vivantes sont-elles
vraiment fiables ? Jusqu’où peut-on insuffler la vie dans les vestiges du passé
sans courir de risques ? C’est ici qu’une vision romantique et idéalisée des
reliques vivantes peut s’inverser en son contraire ravageur.
Les paysans, explique Riehl, n’ont aucune conscience historique compa-
rable à celle des aristocrates. Les paysans sont eux-mêmes un élément du
passé. Ils ne connaissent rien de l’histoire de l’empire médiéval ou de l’his-
toire politique en général, mais des traces de la servitude médiévale sont tou-
jours présentes dans bon nombre de leurs coutumes et figures du langage :
« Le paysan n’a pas étudié l’histoire et n’a rien d’un antiquaire ; ses coutumes
seules sont son histoire et les antiquités qu’il prise sont sa propre personne
et son milieu31. » Les paysans ne possèdent pas le passé, c’est le passé qui les
possède. Mais alors, quand et comment les modèles que Riehl désire propa-
ger leur ont-ils été inculqués ? Si les paysans, inactifs et immobiles, ne sont
pas des sujets mais des objets, des archives vivantes, qui donc a construit ces
archives ? Les paysans n’ont pas pu eux-mêmes les construire, pas plus qu’ils
ne peuvent maintenant les gérer. Par ailleurs, si l’on accorde ce rôle à un agent
extérieur, on réintroduit les paysans dans la société et le temps historique ; ils
ne sont plus alors une essence isolée et intemporelle mais bien le produit de
relations sociales.

30.  Ein Bauer, der im Sinne des rationalistischen Polizeistaates aufgeklärt geworden, ist gleich einem philo-
sophierenden Frauenzimmer, ein Blaustrumpf im Kittel, Riehl, Naturgeschichte, op. cit., p. 72.
31.  Denn er hat ja keine Geschichte studirt, er ist überhaupt kein Geschichts- oder Alterthumsfreund, seine
Sitte nur ist seine Geschichte, und er selber und was an ihm hängt, das einzige Alterthum, welches er ästimirt,
Riehl, Naturgeschichte, op. cit., p. 44.

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172 Gadi Algazi

Dans l’ensemble, Riehl semble éviter cette question et considère la téna-


cité des paysans comme allant de soi, comme une simple caractéristique de
leur nature. Toutefois, lorsque la question s’impose, il est forcé de laisser de
côté son cher postulat selon lequel tout groupe historique est censé incarner
un ensemble de principes indépendamment des autres, et il réintroduit une
interaction entre les paysans apparemment isolés et le reste de la société. Il
explique alors que les paysans sont zäh, entêtés et tenaces, en raison de leur
passé, vécu sous l’autorité d’un seigneur. Après des condamnations conve-
nues de la violence et de l’abus de pouvoir des seigneurs, il affirme que :
Pour l’état paysan allemand, la pression vécue au Moyen Âge fut une dure école
de vie [Zuchtschule des Lebens], à laquelle il doit l’une de ses plus précieuses vertus,
son impérissable ténacité32.
Ici, Riehl passe remarquablement près de reconnaître que la ténacité et le
conservatisme ne sont pas les propriétés essentielles de groupes parfaitement
isolés, mais le produit de configurations historiques précises, d’interactions
déterminées. Cependant, il recule devant ce qu’impliquent ses arguments
pour des raisons qui ne sont pas seulement théoriques. Car si l’habitus des
paysans est l’incarnation d’une ancienne oppression et que certains paysans
semblent aujourd’hui avoir abandonné leurs traditions, la solution à la dégé-
nérescence actuelle doit nécessairement être brutale et coercitive.
Riehl multiplie alors les efforts pour esquiver une telle conclusion. Ainsi, il
intègre dans ses arguments un éloge assez conventionnel de l’ancienne liberté
dont jouissait la paysannerie pour ensuite pouvoir affirmer que les paysans
les plus conservateurs sont ceux qui ont profité d’une remarquable liberté
durant le Moyen Âge ; ils sont en quelque sorte les Urbilder de la paysannerie
allemande33. Or, ce faisant, Riehl témoigne malgré lui d’une conscience trou-
blante des contradictions inhérentes à la relique vivante. Cela devient encore
plus évident au chapitre suivant, lorsqu’il cesse de décrire « Le paysan » pour
dépeindre de véritables paysans comme des créatures dégénérées (entartet),
intégrées à une économie monétaire, mobiles et toujours en litige. Pour Riehl,
le véritable paysan n’aurait jamais cherché à changer de rang social, mais il
reconnaît néanmoins que ceux qui se prêtent à l’observation tentent constam-
ment de devenir ce qu’ils ne sont pas. Ainsi, sa solution au problème n’im-
plique pas seulement des réformes populistes comme une aide aux paysans
démunis qui ont le mérite d’avoir préservé leurs traditions, mais également

32.  […] der Druck des Mittelalters ist für den deutschen Bauernstand eine Zuchtschule des Lebens geworden,
und eine seiner kostbarsten Tugenden, seine unendliche Zähigkeit, hat er dieser zu danken, Riehl, Natur-
geschichte, op. cit., p. 45.
33.  Riehl, Naturgeschichte, op. cit., p. 46.

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Les âges moyens et les reliques vivantes 173

des mesures plus sévères. Pour l’essentiel, il propose une purification sociale
systématique qui consiste à « amputer » du corps social les membres dégéné-
rés en les poussant à émigrer :
D’abord, l’état paysan doit être purifié. Il existe deux types de paysans dégéné-
rés. Le premier regroupe les dégénérés que nous venons de décrire, chez qui
la ruine morale s’associe à une ruine économique. La société peut s’en débar-
rasser seulement d’une manière chirurgicale, c’est-à-dire en procédant à une
amputation complète. Il n’existe alors d’autre choix qu’inciter rapidement et
énergiquement l’émigration des communautés dégénérées tout entières de
même que ce type d’individus34.
Ce qui se présente ici comme une solution sévère que l’on doit imposer, à
savoir se débarrasser des paysans dégénérés, revient ailleurs dans son argu-
mentation sous la forme d’une vocation choisie. Le paysan allemand, dit
Riehl, est un colon dans l’âme. Sa ténacité et sa persévérance l’ont préparé
à sa vocation historique mondiale, celle de répandre l’esprit allemand et la
morale allemande aux quatre coins du monde. La colonisation est alors sur-
tout présentée comme un moyen pour régénérer les personnes de haut niveau
qui sont menacées d’être déclassées. Elle ouvre la voie à la transformation per-
sonnelle. En Allemagne, une personne respectée serait humiliée si elle devait
adopter un mode de vie rural, mais « de l’autre côté de l’océan, elle n’en aurait
guère honte ». La vie du colon, c’est-à-dire celle du paysan, est un véritable
remède, dit Riehl, une purge complète de l’organisme malade.
Dès lors, le mouvement imaginé au sein du paysage social se transforme
en retour vers le passé, révélant ainsi le lien entre la production des âges
moyens et le culte des reliques vivantes. Pour Riehl, la leçon que doivent
retenir les hommes politiques est que « c’est dans le mode de vie paysan et
dans la morale paysanne » – signifiant ici le colonialisme – « que les parties
corrompues de la société peuvent être régénérées35 ». Le colonialisme devient,

34.  Es gilt vorab, den Bauernstand zu reinigen. Wir haben zwei Hauptarten von verdorbenen Bauern.
Die eine bilden jene von uns hinreichend gezeichneten Entarteten, bei welchen sich der sittliche Ruin zu dem
ökonomischen gesellt. Von ihnen kann die Gesellschaft nur auf chirurgischem Wege befreit werden, nämlich
durch eine möglichst umfassende Amputation. Hier kann es sich nur darum handeln, wie die Auswanderung
von ganzen derartigen verkommenen Gemeinden wie von Einzelnen möglichst rasch und kräftig befördert
werde, Riehl, Naturgeschichte, op. cit., p. 104.
35.  Der zurückgekommene, zerfahrene, mit seinem Loose, seiner Heimath zerfallene Mann aus höheren
Gesellschaftsschichten findet zuletzt Rettung und Genesung nur noch darin, – daß er Bauer wird. Er besitzt
vielleicht noch Mittel genug, um sich in Deutschland ein Ackergut zu erwerben, aber so recht eigentlich Bauer
werden könnte er in Deutschland nicht, die Verhältnisse, in denen er aufgewachsen und welchen er entfliehen
will, würden ihn hier auch hinter dem Pfluge verfolgen, er würde sich hier des neuen Berufes schämen. Aber
jenseits des Oceans schämt er sich dessen nicht. So gestaltet sich hier das Colonistenleben – d. h. das Bauern-
leben – zu einer rechten Luft- und Wassercur, die den ganzen kranken Organismus gründlich ausfegt. Wer

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174 Gadi Algazi

dans ce contexte, un moyen par lequel peut s’opérer une transformation mira-
culeuse du présent en un passé imaginé. Il permet de se débarrasser des pay-
sans dégénérés, ces reliques vivantes peu fiables, mais aussi de régénérer, de
ressusciter les classes moyennes menacées. L’idéologie des survivances (sur-
vivalism), explique Michael Fotiadis, peut fonctionner comme une « machine
à remonter le temps puissante et extrêmement polyvalente36 ». L’affinité entre
le médiévalisme et le colonialisme ne s’épuise pas dans l’analogie entre la
construction des âges moyens et reliques vivantes et la dénégation de l’his-
toricité des peuples « sans histoire » ; elle consiste aussi dans l’opération de
surmonter ce décalage par la transformation brutale de l’espace à coloniser,
conçu comme existant en dehors du temps historique. La réalité coloniale
est imaginée chez Riehl comme l’équivalent moderne de cette « dure école
de la vie » du Moyen Âge qui a su inculquer de si vertueuses caractéristiques
aux vrais paysans37. Ainsi, en nous concentrant davantage sur la dimension
coloniale des mécanismes sociaux du Moyen Âge38, sommes-nous en mesure
de repenser le rôle du colonialisme et du modernisme dans la construction
historienne du Moyen Âge39.
Les paysans ou, mieux encore, die Bauernschaft ou das Bauerntum réifiés,
étaient, au même titre que les chancelleries et les actes légaux de Haller, des

nirgends mehr seinen Frieden mehr finden konnte, der findet ihn im Urwald – als Bauer, und zwar nicht als
faulenzer Oeconom, sondern als ein Bauer im Wortsinne, der Schwielen in den Händen hat und im Schweiße
seines Angesichts sein saures Brod ißt. Es liegt für den Staatsmann ein deutungsschwerer Fingerzeig in dieser
Thatsache, daß die abgestandenen Theile der Gesellschaft zuletzt in Bauernleben und Bauernsitte sich wieder
erfrischen, Riehl, Naturgeschichte, op. cit., p. 56.
36.  Michael Fotiadis, « Modernity and the past-still-present : politics of time in the birth
of regional archaeological projects in Greece », American Journal of Archaeology, 99 : 1 (1995),
p. 59-78, ici p. 99.
37.  Cf. Susanne Zantop, Colonial Fantasies : Conquest, Family, and Nation in Precolonial Germany,
1770-1870, Durham, N.C., Duke University Press, 1997. Le lien entre la construction de son
propre temps, révolu, et celle du temps d’un territoire colonial est suggéré par John Dagenais
et Margaret R. Greer, « Decolonizing the Middle Ages : Introduction », Journal of Medieval and
Early Modern Studies, 30 : 3 (2000), p. 431-448.
38.  Pour une perspective coloniale des sociétés médiévales, cf. Robert Bartlett et Angus
McKay (dir.), Medieval Frontier Societies, Oxford, Clarendon Press, 1989 ; Robert Bartlett, The
Making of Europe : Conquest, Colonization and Cultural Change 950-1350, London, Penguin, 1994 ;
Michel Balard et Alain Ducellier (dir.), Coloniser au Moyen Âge, Paris, A. Colin, 1995 ;
Florence Bourgne, Leo M. Carruthers et Arlette Sancery (dir.), Un espace colonial et ses
avatars : naissance d’identités nationales : Angleterre, France, Irlande, ve-xve siècles, Paris, Presses de
l’université Paris-Sorbonne, 2008 ; Felipe Fernandez-Armesto et James Muldoon (dir.),
Internal Colonization in Medieval Europe, Burlington, VT, Ashgate, 2008.
39.  Pour un cas d’étude exemplaire, cf. Roni Ellenblum, Crusader Castles and Modern Histories,
Cambridge, Cambridge University Press, 2007, deuxième partie.

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Les âges moyens et les reliques vivantes 175

archives vivantes, une histoire incarnée (leibhaftige Geschichte)40, une preuve


vivante que le passé n’était pas irrémédiablement révolu. Ils sont devenus,
malgré eux, ce qu’ils étaient, à la suite d’efforts prolongés pour leur inculquer
leur être profond. Mais au terme de cette opération, ils peuvent agir comme
dépositaires modernes du monde pré-moderne. Ils deviennent des incarna-
tions vivantes du passé et du futur, éloignés dans le temps et pourtant sai-
sissables41. En les observant de plus près, ils s’avèrent cependant fuyants et
peu fiables. Comme toute archive, ils doivent donc faire l’objet de rangements
réguliers. Dès lors, l’effet idéologique consiste à évoquer leur persistance et
leur ténacité tout en occultant les efforts qui sont nécessaires pour les garder
immuables.

Il est très tentant de considérer les figures des âges moyens et des reliques
vivantes comme des marques de la modernité. C’est en effet possible. Mais
alors, leur construction ne reposerait pas seulement sur la conscience d’une
rupture avec le passé, comme le veut par exemple Pocock, mais supposerait
une double opération, plus complexe, opposant la modernité à la fois à un
passé ancien et classique et à un temps intermédiaire, un medium aevum. Or,
ce qui m’intéresse davantage, c’est la figuration historique qui engendre ces
figures de pensée et, plus précisément, la relation au monde social qu’elles
expriment. Pour mieux l’illustrer, la brève présentation d’un troisième
exemple me paraît utile.
Les deux procédés, inventer un âge moyen et créer un univers social
hybride, sont déjà à l’œuvre chez Nicolas de Cues, l’un des plus influents
ecclésiastiques et philosophes du xve siècle, qui est aussi un avocat d’origine
rurale42. En effet, Nicolas de Cues utilise les deux procédés dans ses ouvrages.

40.  Riehl, Naturgeschichte, op. cit., p. 103.


41.  Notons au passage que pour réaliser ce Kunststück, Riehl a dû réviser la notion d’histoire et
élaborer l’image de l’archive vivante, anticipant ainsi certaines notions modernes de « mémoire
collective ». Dans les communautés pré-modernes, la mémoire et les traditions furent souvent
attribuées à des groupes interactifs, ou encore à des communautés tout entières dont les débats
constituaient le processus de la tradition. Pour sa part, Riehl représente la paysannerie non pas
comme un groupe interactif, mais comme une catégorie sociale hypostasiée, un dépositaire
d’une « mémoire » assignée. L’ererbtes Volkstum de Riehl (supra, n. 25), une entité flottante et oné-
reuse qui existe partout et nulle part à la fois, s’apparente davantage aux réifications modernes
d’une mémoire nationale.
42.  Pour une présentation plus complète de ce point, cf. Gadi Algazi, « Ein gelehrter Blick
ins lebendige Archiv : Umgangsweisen mit der Vergangenheit im 15. Jahrhundert », Historische
Zeitschrift, 266 : 2 (1998), p. 317-357 ; pour une discussion utile, cf. Thomas Ricklin, « Gio-
vanni Andrea Bussi und die media tempestas oder was die Geschichte von einem Esel lehrt »,
Internationale Zeitschrift für Philosophie, 2 : 2 (2004), p. 5-47.

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176 Gadi Algazi

Il invente un âge moyen, qu’il tend à situer au temps des empereurs ottoniens.
Contrairement à l’Antiquité classique, cette période était à la fois vénérable et
assez proche pour être récupérée par le biais d’une reformatio soutenue, une
reductio reformativa. C’est dans cette période qu’il identifie des sources perti-
nentes pour les réformes politiques de son époque. Par ailleurs, Nicolas de
Cues fait de la campagne un monde à l’abri des changements historiques, qui
a su conserver les anciennes institutions, afin d’étayer ses prétentions selon
lesquelles ces mêmes institutions, notamment les assemblées législatives,
peuvent être citées et exploitées pour mener à la réforme de l’empire. Déjà en
1429-1430, Nicolas de Cues prétend qu’en lisant le code des lois barbares du
haut Moyen Âge (leges Barbarorum) il reconnaît dans les institutions qui y sont
décrites celles qu’on retrouve dans la campagne de sa province natale43. Son
interprétation est donc liée à sa position sociale, soit celle d’un intellectuel
qui s’imagine comme l’incarnation de l’alliance du savoir et du pouvoir et qui
propose de réaménager le paysage social.

Une relique vivante doit être considérée comme soustraite aux changements
historiques et aux transformations de la société dans son ensemble, mais elle
doit en même temps se prêter entièrement à l’observation et à l’émulation.
En effet, ce n’est pas la reconnaissance tout à fait acceptable de différents
rythmes et directions du changement au sein de divers domaines sociaux qui
est la caractéristique distinctive de la construction des reliques vivantes, mais
bien une double action : l’insistance sur le fait qu’elles sont séparées et loin-
taines tout en affirmant qu’elles sont accessibles. La construction de reliques
vivantes et d’âges moyens n’est pas seulement une opération intellectuelle,
mais une stratégie sociale par laquelle les élites en général et les intellectuels
en particulier peuvent se positionner face aux conditions qui régissent leur
propre société, celles qu’ils cherchent à répudier, à éloigner, à réformer ou
à régénérer. On pourrait même parler de l’aspiration à coloniser le monde
social ordinaire. Dans ce sens, la question de savoir comment Le passé ou

43.  Has [leges] ego vidi seriatim omnes collectas et expertus sum multas de illis, et maxime potiores, in
vulgari usu ex antiqua introductione cum suis formis maxime in iudiciis ruralibus potius quam in oppidis et
civitatibus propter forte supervenientia statuta municipalia haberi. Cusanus, Concordantia catholica catho-
lica libri tres, dans Opera omnia, Gerhard Kallen (éd.), vol. 14, Hamburg, 1964, lib. III, cap. 25,
par. 474 (p. 423). Peter Schaeffer, « The emergence of the concept “medieval” in Central
European humanism », The Sixteenth Century Journal, 7 : 2 (1976), p. 21-30, remarque qu’il ne faut
pas croire que les humanistes see the Middle Ages in their entirety as an historic period, perhaps because
the humanists of the sixteenth century as well as a number of generations still to come were too deeply immer-
sed in surviving medieval forms of institutions, social structures and literary conventions, customs of life and
habits of thought, to see the Middle Ages in our understanding of the word as definitively and irrevocably
past. Raison pour laquelle l’« âge moyen » de Nicolas de Cues ne peut être notre Moyen Âge.

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Les âges moyens et les reliques vivantes 177

des périodes historiques dans leur totalité deviennent pertinents peut être
momentanément écartée. Plutôt que de s’intéresser au passé, il serait alors
préférable d’observer des segments précis (et non seulement les classiques) ;
et en essayant de comprendre leurs usages sociaux, on pourrait étudier les
relations particulières entre les groupes sociaux qui projettent l’un sur l’autre
des segments du passé ou qui tentent de se débarrasser des images qui leur
sont imposées de la sorte. Ainsi, les contextes coloniaux et les représentations
du paysage social rural démontrent comment certains groupes cherchent à
produire le passé des autres, en leur niant souvent une historicité et la relation
sociale qui consiste précisément en la construction de leur passé.

Gadi Algazi
Université de Tel-Aviv, Israël

Traduit de l’anglais par Robert Marcoux, université Laval, Québec

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130-300 circa
Les coordonnées mentales de l’Occident médiéval
se sont-elles définies entre Hadrien et Dioclétien ?
Luiz Marques

O n parle souvent de nos jours des craintes qui pèsent sur l’enseignement
de l’histoire médiévale. La question du sens actuel de cet enseignement
peut d’abord être définie comme étant de nature propédeutique. Elle invite
à une confrontation entre les diverses expériences concernant sa pratique et
son outillage méthodologique et mental, aussi bien dans le cadre du lycée
que dans celui de l’Université. Elle appelle aussi à une méditation sur ce que
le Moyen Âge peut enseigner aux sociétés contemporaines, qui sont à la fois
plongées dans un nouvel illettrisme et assoiffées d’images d’un Moyen Âge à
consommation rapide, doublé d’une irrationalité rassurante, puisque dépas-
sée… Posée de la sorte, notre question ne peut admettre que la forme d’une
adlocutio au « bon combat », à l’instar de celle que viennent de faire Joseph
Morsel et Christine Ducourtieux, contre l’obscurantisme et la sottise1. Plutôt
que d’un dialogue, il s’agit effectivement d’un combat, car il n’y a pas de débat
possible avec ceux qui croient nécessaire de faire disparaître de notre horizon
de réflexion des pans entiers du passé des sociétés, quelles qu’elles soient.

Mais s’il est évident que l’histoire médiévale reste citoyenne à part entière
dans toute éducation qui se prétend telle, l’unanimité disparaît dès que l’on
cherche à définir l’objet de cet enseignement. Disons tout de suite que cela
n’est pas bien grave : l’unanimité n’est pas nécessaire ni même souhaitable
dans les études historiques, qui, par ailleurs, peuvent aussi se passer des
définitions. Il faut simplement admettre que la question du sens actuel de
cet enseignement ne trouve pas de réponse satisfaisante dans son propre
domaine, c’est-à-dire dans celui de la propédeutique. Elle renvoie forcément
à la sphère de la recherche et tout particulièrement au débat sur la spécificité

1.  J. Morsel, avec la collaboration de C. Ducourtieux, L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de
combat… Réflexions sur les finalités de l’Histoire du Moyen Âge destinées à une société dans laquelle même les
étudiants d’Histoire s’interrogent. LAMOP – Paris 1, 2007.

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180 Luiz Marques

historique des sociétés issues de la désorganisation de l’Empire romain. C’est


un vieux débat auquel les propos qui suivent n’ont pas la prétention d’apporter
de nouvelles réponses. Nous aimerions simplement soutenir ci-dessous l’hy-
pothèse suivante : si l’on se situe au niveau des catégories mentales qui dessi-
nent l’horizon de pensée de l’Occident médiéval, il semble que celui-ci trouve
ses coordonnées fondamentales dans les changements intellectuels, religieux
et anthropologiques survenus grosso modo entre les années 130 et 3002.
Une fois admise, cette hypothèse a deux implications. Premièrement, il faut
accorder à ces 170 ans une puissance heuristique et une valeur de véritable
synthèse, qui va bien au-delà de la notion d’éclectisme – dépréciative puisque
simplement combinatoire. C’est une synthèse, justement parce qu’elle ne se
limite pas à une recombinaison des coordonnées essentielles de la civilisation
hellénistique. Comme toute synthèse, elle n’est possible qu’au prix de l’écla-
tement et du bouleversement des cadres de la tradition dont elle prétend plus
ou moins fidèlement descendre.

L’épitomé, le florilège, le compendium, l’encyclopédie, la biographie, formes


littéraires typiques des trois premiers siècles de notre ère, ne sont en rien des
recueils passifs du savoir antique. Il serait aussi erroné de voir, dans les Dicta
Marci Catonis ad filium (vraie synthèse de la sagesse latine, composée proba-
blement vers la fin du iiie siècle) une simple reprise des dialogues moraux de
Cicéron et de Sénèque, que de considérer les Ennéades de Plotin ou le Sublime
du Pseudo-Longin comme de simples « syncrétismes » de la philosophie et
de la rhétorique anciennes. De ce qu’on appelle la crise du iiie siècle on verra
ainsi poindre, en vertu même de sa radicalité, un sens positif, des formae men-
tis nouvelles et extraordinairement fécondes qui façonneront en profondeur
celles du millénaire suivant.

2.  Une précision : on ne saurait réduire la notion de coordonnées mentales à celles de menta-
lités collectives. On parlera par la suite, par exemple, d’un nouveau sens de l’infini chez Plotin.
Cela ne veut pas dire qu’un quelconque « collectif » ait attendu la rédaction des Ennéades par
Porphyre pour se convertir au christianisme. Mais il se trouve que le processus historique de
constitution du christianisme comme doctrine présuppose logiquement la notion plotinienne
d’infini et, donc, il faudra que le chrétien, pour le devenir, adopte cette notion, même sans
l’avoir lue chez Plotin. Ce qui nous intéresse dans l’hypothèse en question, c’est la possibilité
de saisir l’histoire de la configuration interne d’un système de pensée à partir de prémisses plus
larges que celles de l’histoire des idées stricto sensu, car elles embrassent des pratiques funé-
raires comme l’inhumation, des catégories psychologiques comme les nouveaux attributs du
portrait depuis Hadrien et l’endon daimon de Marc Aurèle, des topiques comme le sublime, des
sentiments de la forme plastique comme ceux qui surviennent dans l’Arc de Constantin, etc.
Même si l’idée de « l’unité de toutes les manifestations de civilisation » (Burckhardt) n’est plus
de rigueur de nos jours, il est indéniable que tout cela semble se répondre et forme, à ce titre, ce
que nous appelons les coordonnées mentales d’une période historique.

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ll en découle – et voici la deuxième implication – un soudage plus profond,


une adhérence plus étroite, un brassage entre l’Antiquité et le Moyen Âge,
ou, si l’on veut, une transition sans coupure. Et cela, non pas parce qu’il faut
reprendre sans critique la thèse de Pirenne d’une coupure historique n’inter-
venant pas avant le viiie siècle, mais parce que justement cette coupure, si
coupure il y a, s’est opérée avant et à l’intérieur même de l’Antiquité, c’est-
à-dire, grosso modo entre Hadrien et Dioclétien. Ce qui, comme on le verra
tout de suite, ne saurait être compris comme un problème d’originalité du
Moyen Âge.

Originalité et naissance
S’il faut, pour que le débat avance, partir de préalables communs, l’his-
torien du Moyen Âge doit, à notre sens, se garder d’une première tentation
dont il se défend parfois assez mal, celle de la genèse. L’idée surannée selon
laquelle le Moyen Âge est un âge d’attente après la catastrophe ne saurait être
remplacée par un Moyen Âge dans lequel on est censé entrevoir la « nais-
sance de l’Europe » ou les « genèses de la modernité3 ». Il est pour le moins
paradoxal que les médiévistes considèrent plus riche de futur que de passé la
période historique à laquelle ils se consacrent. Dans une interview accordée
en 1999 à L’Histoire, J. Le Goff affirmait : « Le Moyen Âge est notre jeunesse ;
peut-être notre enfance. » Il voit ensuite le Moyen Âge « émerger » de l’Anti-
quité pendant les ive et ve siècles4. Or, la notion d’émergence, née au début du
xxe siècle justement en opposition à celle de « résultante » et dans un contexte
intellectuel éloigné de l’histoire – celui de la « philosophy of mind5 » –, semble
ici particulièrement insuffisante, surtout parce qu’elle ne tient pas compte de
la fonction cruciale de la synthèse opérée par les années 130-300, qui fournira
le cadre mental à l’intérieur duquel les hommes du Moyen Âge bâtissent leur
interprétation du passé. Contre cette idée du Moyen Âge comme genèse, il
faudra se souvenir de la belle métaphore de Hegel selon laquelle « quand nous
désirons voir un chêne dans la robustesse de son tronc, l’expansion de ses

3.  Voir, par exemple, R. Lopez, Naissance de l’Europe, Paris, 1962 ; M. de Gandillac, Genèses
de la modernité, Paris, 1991.
4.  L’Histoire (236, octobre 1999, p. 80-86), republié dans Un long Moyen Âge, Paris, 2006.
5.  Cf. C. Lloyd Morgan, « The case for emergent evolution », Journal of Philosophical Studies, 4,
13, 1929, p. 23-38, p. 28 : The word “emergent” was suggested by George Henry Lewes for specialized use in
contradistinction to “resultant”. Cf. C. Lloyd Morgan, « Mind and body in their relation to each
other and to external things », Scientia, 1915, cité aussi dans l’article « Émerger, emergence, un
émergent », dans A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la Philosophie, Paris, 1926.

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182 Luiz Marques

branches et les masses de son feuillage, nous ne sommes pas satisfaits si l’on
nous montre à sa place un gland6 ».
On voit combien cette notion de genèse nuit aux études médiévales, car elle
paraît indissociable de la prétention à l’originalité. Comme tout historien, le
médiéviste s’évertue à mettre en valeur ce qu’il considère comme le caractère
particulier de la période qu’il étudie, en somme son originalité. Mais y a-t-il
un sens à rattacher la notion d’originalité à une période historique qui reste
parfaitement étrangère à la signification que nous accordons à ce terme ?
Certes, il serait absurde de prétendre que les sociétés médiévales furent
privées d’une perception complexe des différences (ou similitudes) existant
entre leur présent et leur passé. Mais cette perception ou ces perceptions, car
elles sont multiples7, n’ont en tout état de cause rien à voir avec notre notion
d’originalité, car la modernité a opéré un véritable renversement du sens pre-
mier de ce mot. Pour notre temps, l’originalité signifie grosso modo une nou-
veauté, c’est-à-dire, ce qui est inusité et sans précédent ; tout événement ou
énoncé n’est à l’heure actuelle « information » que parce qu’il est négation
de la redondance. Il puise sa raison d’être dans cette négativité par rapport au
modèle ou par rapport à la série, condition sine qua non de l’originalité, dans la
mesure où celle-ci s’affirme dans cette différence.
Or, personne n’ignore que l’adjectif originalis du latin impérial se trouve
aux antipodes de l’adjectif original, car il désigne justement ce qu’un événe-
ment ou énoncé conserve de son origo, de son origine. Être original signifiait
alors, donc, être originel : se définir par identification et par imprégnation, et
non pas par dépassement, du modèle, celui-ci n’étant à son tour pas encore
réduit à la condition de simple prototype d’une série8. L’hypostase d’original
en originalité et son renversement sémantique ne se consomment d’ailleurs
pas avant le xviiie siècle, et apparemment d’abord en Italie, avec Luigi Lanzi,
par exemple, qui décèle dans quelques œuvres de Lorenzo Credi, « certa origi-
nalità ». Aussi Plotin est-il fier de proclamer la non-originalité de sa pensée :
« Nos théories n’ont […] rien de nouveau, et elles ne sont pas d’aujourd’hui,
elles ont été énoncées il y a longtemps, mais sans être développées, et nous ne

6.  Cf. G. W. F. Hegel, Phänomenologie des Geistes, Vorrede : Wo wir eine Eiche in der Kraft ihres
Stammes und in der Ausbreitung ihrer Äste und den Massen ihrer Belaubung zu sehen wünschen, sind wir
nicht zufrieden, wenn uns an dieser Stelle eine Eichel gezeigt wird, traduction française de J. Hyppolite,
Paris, 1939, p. 13.
7.  Cf. Y. Hen, M. Innes (éd.), The Uses of the Past in the Early Middle Ages, Cambridge University
Press, 2000, notamment l’introduction par M. Innes, p. 1-8.
8.  Rappelons que la notion moderne d’originalité est obtenue au prix de la réification de la
série, alors que celle-ci n’est elle-même qu’une succession d’événements plus ou moins divers
les uns par rapport aux autres, ainsi que par rapport à leur modèle commun.

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sommes aujourd’hui que les exégètes de ces vieilles doctrines9 ». De même,


il ne cherchait pas à cacher sa dette envers son maître Ammonius et surtout
envers Numénius, un philosophe platonicien du iie siècle dont on n’a conservé
que quelques pages, car, grâce à ses cours, son vieux disciple Amélius « mit
par écrit presque tous les dogmes de Numénius, et en fit un résumé ; et il en
apprit par cœur le plus grand nombre10 ». On voit que l’auteur, cette entité
que la Renaissance a, la première, investie d’une irréductible singularité, était
pour l’Antiquité et pour le Moyen Âge un auctor, celui qui actualise une auctori-
tas. Le terme dérive du verbe augeo : augmenter, enrichir, faire croître, auquel
se lient auctoro, se faire garant, et augur, interprète, vocables qui enrichissent
encore le spectre de la même matrice sémantique11.
S’il en est ainsi, refuser au Moyen Âge une quelconque « originalité » est
aussi inadmissible qu’il semble inconsistant de la lui réclamer. Dans un cas
comme dans l’autre, n’est-on pas pris en flagrant délit d’anachronisme ? On
est arrivé à ce cas limite où, plutôt que d’apporter de nouvelles réponses à une
vieille question, il vaut mieux s’en débarrasser, puisqu’il s’agit en fait d’une
fausse question. J. Le Goff a analysé avec sensibilité les quatre approches,
tour à tour positives et négatives, de Michelet à l’égard du Moyen Âge, ses
hésitations et ses subites volte-face12. Hier comme aujourd’hui, le savoir et la
sagesse du grand historien du xixe siècle impressionnent. Mais nous sortons
de ce texte également conscients du fait que sa démarche et son agenda ne
sont plus les nôtres. Car pour Michelet la richesse et l’originalité de la civili-
sation médiévale étaient encore sub iudice, alors que nous avons compris que
toute défense et illustration du Moyen Âge par rapport à l’Antiquité – de même
que, hier, toute critique – ne relève plus du métier de l’historien.
Si l’on s’en tient encore aux préalables, une seconde tentation à laquelle on
ne saurait plus succomber est celle d’établir des actes de naissance du Moyen
Âge. Il faudrait essayer d’en finir avec ce vieux dossier dont le bilan est fran-
chement mince. S’il est impossible d’exhiber le constat de décès de l’Antiquité
– s’il est par exemple impossible d’écarter d’un point de vue épistémologique
Isidore de Séville du Physiologus –, il ne l’est pas moins, ipso facto, d’exhiber
l’acte de naissance du Moyen Âge. Ou alors on peut en produire tant qu’on

9.  Plotin, Ennéades, V, 1, 8 (Sur les trois hypostases), traduction d’Émile Bréhier (1931), Paris,
1999, p. 26. Toutes les citations successives de Plotin sont faites d’après cette traduction.
10.  Cf. Porphyre, Vie de Plotin, traduction d’Émile Bréhier (1931), Paris, 1999, p. 4.
11.  Cf. A. Ernout, A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine (1932), Paris, 2001,
ad vocem. Je remercie J. Angelo Oliva d’avoir attiré mon attention sur l’étymologie de auctor.
12.  J. Le Goff, « Les Moyen Âge de Michelet », dans Id., Pour un autre Moyen Âge, Paris, 1977,
p. 19-45.

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en veut et depuis Pétrarque on ne s’est pas lassé de le faire, souvent avec une
certaine logique, mais toujours avec des résultats restreints à une seule pers-
pective (économique, sociale, intellectuelle, religieuse, artistique, etc.) et à
une seule latitude de l’Europe.
Plus que de chronologie ou de périodisation, il faudrait parler de perma-
nence du monde antique au-delà des invasions germaniques et de l’expansion
de l’islam. Les thèses de Pirenne furent, à notre sens, plutôt déformées que
dépassées. Le grand historien ne parle jamais, par exemple, de la fermeture
économique de la Méditerranée après Mahomet et reconnaît que seule la mer
Tyrrhénienne s’était transformée en un lac musulman, cela n’étant pas du
tout le cas des mers Adriatique, Ionienne et Égée13. D’une façon générale, on
peut admettre que l’idée d’une longue permanence du monde antique s’est
grandement incorporée dans l’historiographie du dernier tiers du xxe siècle,
qui tend à inclure même le viie siècle dans la notion d’Antiquité tardive. Dans
une introduction à cette période publiée en 1992, Averil Cameron14 notait des
signes de cette progressive extension chronologique du monde antique dans
la décision du Cambridge Ancient History d’en fixer les limites autour de l’an
60015, dans celle prise par Andrea Giardina de les fixer au viie siècle16, ainsi
que dans l’inclusion en 1989 du volume consacré par Alexander Demandt
aux vie et viie siècles dans la série Müllers Handbuch der Altertumswissenschaft. Si
le continuum est la matière dont l’expérience historique est faite, alors notre
besoin intellectuel d’y établir des discontinuités – de faire de l’histoire l’étude
des discontinuités – entraîne des difficultés de principe sur lesquelles l’his-
torien butera toujours, quel que soit son domaine de recherche. C’est pour-
quoi on voit mal ce que des discussions trop poussées sur les limites géogra-
phiques et chronologiques d’une certaine période historique apportent à son
intelligibilité.

13.  Cf. Histoire économique et sociale du Moyen Âge (1933), éd. revue et actualisée par H. van Wer-
veke, Paris, 1969 ; Mahomet et Charlemagne (1937), éd. J. Pirenne et F. Vercauteren, 2e éd.
avec préface de C. Picard, Paris, 2005. Les thèses de Pirenne font encore l’objet d’un dossier
qui est loin d’être clos. Cf. M. Lombard, Espaces et réseaux du haut Moyen Âge, Paris, 1973, et
son compte rendu par C. Cahen, dans Journal of the Economic and Social History of the Orient, 16,
2/3, 1973, p. 329-333 ; A. R. Lewis, compte rendu de A. F. Havighurst, The Pirenne Thesis :
Analysis, Criticism, and Revision, Boston, 1958, dans Speculum, 34, 2, 1959, p. 279-280 ; B. Lyon,
compte rendu de R. Hodges, D. Whitehouse, Mohammed, Charlemagne and the Origins of
Europe : Archaeology and the Pirenne Thesis, Londres, Cornell Univ. Press, 1983, dans Speculum, 60,
1985, p. 682-684.
14.  A. Cameron, L’Antiquité tardive, trad. française, 1992, p. 7-8.
15.  The Cambridge Ancient History, vol. XIV (425-600), Cambridge University Press, 2000.
16.  A. Giardina (dir.), Società romana e impero tardoantico, vol. IV, Rome, 1986.

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Ces questions en cachent, en définitive, d’autres, plus substantielles. Nous


les définirions volontiers à partir de ce qu’on appelle la tradition classique.
Celle-ci est définie comme un processus de longue durée par lequel les socié-
tés issues de la réorganisation du monde romain constituent leur propre
mémoire (dans laquelle il faut faire la part des sensibilités et des automa-
tismes), dans un triple mouvement de cristallisation, de transmission et de
transformation des modèles, des structures mentales portantes, des formes,
des topiques, des conceptions et des rites régissant les rapports avec l’être
et le sacré dans l’Antiquité. Cette perspective, inspirée par les démarches de
Warburg et de Curtius, est la seule, à mon sentiment, qui permette d’échapper
au dilemme continuité/rupture dont découlent en dernière instance les écueils
rapidement discutés ci-dessus, c’est-à-dire les deux tentations de l’origina-
lité et de la naissance. Si ce point de vue peut recueillir un certain consensus
parmi les médiévistes, alors les périodes dans lesquelles l’histoire de l’Oc-
cident médiéval est conventionnellement divisée, se distingueraient les unes
des autres par la façon dont chacune s’approprie la synthèse des années 130-
300, tout en lui conférant un relief et une articulation propres.

Quatre éléments de la synthèse des années 130-300


Cela dit, passons tout de suite à l’identification (c’est ce que le cadre de cette
intervention permet) de quelques éléments constitutifs de cette synthèse :

1. Le passage relativement rapide à partir du second quart du iie siècle


de la crémation, que Tacite (Ann. XVI, 6) définit comme le Romanus mos, à
l’inhumation.
On a souligné le caractère assez mal documenté et énigmatique de ce chan-
gement, dont on mesure bien la portée culturelle et les implications dans le
domaine de la symbolique et des pratiques funéraires, dans la représentation
de l’au-delà, dans le statut ontologique du corps, ainsi que dans la nature
des rapports qu’il entretient avec l’âme, avant et après la mort. Les données
archéologiques démontrent que sous les Antonins ce changement fut trop
vaste et rapide pour qu’on puisse l’associer à l’influence judéo-chrétienne.
Bien que difficiles à saisir, les raisons de ce changement sont à chercher,
dans tous les cas, dans la dynamique interne du monde impérial. Il serait
imprudent, par exemple, d’isoler le célèbre Animula vagula blandula/Hospes
comesque corporis d’Hadrien de son contexte philosophique et religieux, car il
annonce une profusion de controverses sur les rapports entre le corps ou la
corporéité et le conglomérat de notions désignées par des vocables tels que
anima, animus, daimon, pneuma, manes et psyché. Vers 160, un passage de la

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première épître que Fronton envoie à Antonin le Pieux offre un témoignage


émouvant du fait que l’immortalité de l’âme était alors « un thème de disser-
tation pour les philosophes » (philosophis disserendi argumentus17) et, en effet,
d’Apulée18 à Lucien19, Marc Aurèle20 et Alexandre d’Aphrodise21, de Tertullien22
au quatrième livre des Ennéades de Plotin23 et à Galien24, voire au De anima de
Jamblique25 à la fin du iiie siècle, on voit une quête tous azimuts de la nature
de l’âme et des conditions de possibilité de son perfectionnement et de son
salut, quête qui n’est point l’apanage du christianisme.
Certes, lorsqu’il ramène le mythe au temps, lorsqu’il affirme l’unité indis-
soluble de l’âme et du corps, le christianisme croit affirmer sa différence par
rapport à ses interlocuteurs. Mais la pratique de l’inhumation le précède dans
ses sentiments à l’égard du corps et de l’outre-tombe. Mme Toynbee observe
avec perspicacité :
inhumation could be felt to be a gentler and a more respectful way of laying to rest the
mortal frame which has been the temple and the mirror of the immortal soul and endu-
ring personality. For this matter of sentiment neither funerary inscriptions nor the lite-
rature of the time provide explicit evidence. Nonetheless, the change of rite would seem to
reflect a significant strengthening of emphasis on the individual’s enjoyment of a blissful
hereafter26.

17.  Cf. M. Cornelius Fronto, De nepote amisso, dans Fronton, Correspondance, P. Fleury,
S. Demougin (éd.), Paris, 2003, p. 371.
18.  De Platone et eius dogmate, 199, 207, etc., et naturellement Les métamorphoses. Le De Platone est
considéré comme une paraphrase d’un manuel de Albinus. Cf. P. G. Walsh, « Apuleio », dans
The Cambridge History of Classical Literature (1982), traduction italienne La letteratura latina della
Cambridge University, Milan, 1988, vol. II, p. 588.
19.  Par exemple, dans le De luctu.
20.  Écrits pour lui-même, texte établi et traduit par P. Hadot. Introduction générale et Livre I,
Paris, 2002 ; P. Hadot, La citadelle intérieure. Introduction aux Pensées de Marc Aurèle (1992), Paris,
1997.
21.  Cf. Alexandre d’Aphrodise, De anima, traduction italienne, Bari, 1996.
22.  Cf. Tertullien, De anima, trad. angl., A Treatise on the Soul, Londres, 2004.
23.  L’âme, une des trois hypostases, est, comme on le sait, un élément central de la pensée de
Plotin. Voir aussi Ennéades, I, i ; I, ix ; III, iv, etc.
24.  Cf. Galien, On the Passions and Errors of the Soul, traduction anglaise par P. W. Harlins, avec
une introduction et interprétation par W. Riese, Ohio University Press, 1963.
25.  Cf. G. Shaw, Theurgy and the Soul. The Neoplatonism of Iamblichus, Pennsylvania State Univ.
Press, 1995.
26.  J. M. C. Toynbee, Death and Burial in the Roman World, Baltimore et Londres, The Johns
Hopkins University Press, 1971, surtout p. 39-42. La bibliographie moderne sur ce sujet peut
commencer avec E. Rohde, Psyché. Le culte de l’âme chez les Grecs et leur croyance à l’immortalité
(1893-1894), éd. française par A. Reymond, Paris, 1999, surtout le chapitre IX, et F. Cumont,

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Il ne faut sans doute pas trop souligner le caractère exclusivement chrétien


de ce lien indissociable entre l’âme et le corps27. La dernière page du dernier
traité des Ennéades (VI, 9, 11) rappelle encore une fois que lorsque l’âme monte
vers les hypostases supérieures, « elle ne va pas à un être différent d’elle, car
elle rentre en elle-même ». Mais il arrive que la démarche foncièrement anti-
gnostique de Plotin l’amène à une négation du non-être et, par conséquent, à
une valorisation du corps, car celui-ci participe, bien qu’en dernier, du proodos,
de la procession de l’être. Ainsi, de même que sa montée, la descente de l’âme
vers le corps ne l’amène pas non plus à quelque chose de différent d’elle :
« car l’âme, par nature, refuse d’aller jusqu’au néant absolu ». Déjà dans le
premier traité (Enn. I, 1, 12), Plotin ne parlait pas de la descente de l’âme,
de son inclinaison dans le corps, comme d’une déchéance : « S’incliner, c’est
illuminer la région inférieure, et ce n’est pas une faute que de porter ombre.
[…] Sa descente et son inclinaison signifient que l’objet illuminé vit avec elle
[l’âme] et par elle. »
Rappelons aussi que dans le monde latin, le mot (Di) Manes signifiait, tout
au moins pour Pline, à la fois l’esprit et le corps des morts 28. Plutôt que de
rupture entre christianisme et néoplatonisme, il faut parler ici, encore une
fois, d’une synthèse, d’une concordia discors. Si Arnobe défend la doctrine de
l’incarnation contre les critiques que Porphyre lui adresse, il le fait à partir des
mêmes prémisses que ce dernier29. De même, la réfutation de Porphyre par
saint Augustin se bâtit sur une autre interprétation de Platon30. La doctrine
chrétienne de l’âme, sa doctrine du corps aussi – ce paradoxe typiquement
chrétien entre la nausée du corps et sa mise en valeur eschatologique – nais-
sent en somme au carrefour de l’exégèse de la doctrine de l’âme chez Platon
proposée par le médio- et le néoplatonisme. Soixante-dix ans se sont passés
depuis que Henri-Charles Puech soulignait le fait que le christianisme, le
gnosticisme et le néoplatonisme sont, tous les trois, des doctrines centrées

After Life in Roman Paganism, New Haven, Yale University Press, 1922. Voir, en outre, A. D. Nock,
« Cremation and burial in the Roman empire », Harvard Theological Review, xxv, 1932, p. 319
et suiv. ; N. Blanc (dir.), Au royaume des ombres. La peinture funéraire antique : ive siècle avant J.-C.,
ive siècle après J.-C. Catalogue d’exposition. Musée et sites archéologiques de Saint-Romain-en-Gal, Vienne,
8 oct. 1998-15 jan. 1999, Paris, Réunion des musées nationaux, 1999.
27.  Tel que le propose, par exemple, M. Migliori, « La domanda sull’immortalità et la resur-
rezione. Paradigma greco e paradigma biblico », Hypnos, 14, 10, 2005, p. 1-23.
28.  Cf. A. Ernout, A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine (1932), Paris, 2001,
article « Manes ».
29.  Voir, par exemple, P. Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, Paris, 1997, p. 26.
30.  Cf. De civitate dei, XXII, 26 : Emendet libros suos istorum omnium magister Plato (Que Platon,
maître de tous ceux-là, corrige ses ouvrages).

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sur l’urgence du salut, qui « se disputent au milieu du iiie siècle la conquête
des âmes, l’hégémonie spirituelle du monde antique ». Et il conclut : « il est
donc inexact d’opposer les courants qui traversent le iiie siècle en les classant
sous des antithèses rigides : Foi contre Raison, Religion contre Philosophie,
ou même : Orient contre Occident, Mysticisme contre Intellectualisme ou
Rationalisme31 ». L’unité indissociable de l’âme et du corps postulée par le
christianisme n’est que l’image de synthèse de ces convergences et ne s’en
retrouvera que largement renforcée.

2. L’avertissement de Puech nous ramène tout de suite aux Ennéades, l’œuvre


qui commande la synthèse intellectuelle et spirituelle de son siècle dont la
chrétienté médiévale reste si profondément empreinte, même lorsqu’elle
ne la lit, comme c’est plus souvent le cas, qu’indirectement. Sans le Premier
Principe de Plotin, sans l’Un, le christianisme ne pourrait logiquement dépas-
ser la métaphysique déjà teintée de mysticisme et de conversion du médiopla-
tonisme (à la manière, par exemple, d’Apulée) à une mystique dans laquelle
s’unissent pensée et expérience. Car la théologie chrétienne n’est pas conce-
vable, au moins dans son versant apophatique32, sans l’opération plotinienne
par laquelle l’Un, sur lequel se fonde tout étant, devient lui-même un non-
étant33. Dès la première page de sa Philosophie au Moyen Âge, Étienne Gilson (et
d’autres après lui) énonce la règle de base de son approche de la philosophie
médiévale : le christianisme a été capable de substituer aux concepts fonda-
mentaux de la tradition philosophique grecque, dont il s’empare, un sens reli-
gieux nouveau. Mais il faudrait peut-être inverser les termes de la question.
Car s’il est vrai que le christianisme reste irréductible à une philosophie, il
n’en est pas moins vrai qu’à partir de Plotin, la philosophie tend d’elle-même,
suite à ses convergences avec les sagesses orientales, mais surtout en vertu de
ses propres implications internes, à se laisser absorber par des expériences de
type religieux.
Bien avant que la religion chrétienne ne cherche à se formuler en termes
philosophiques, c’est la philosophie qui tend à substituer aux concepts fon-
damentaux de sa propre tradition un sens religieux nouveau. Premièrement
parce qu’elle s’efforce dorénavant, comme le rappelle Pierre Aubenque, « de

31.  Cf. H.-C. Puech, « Position spirituelle et signification de Plotin » (1938), dans En quête de
la Gnose, I : La Gnose et le temps, Paris, 1978, p. 62-64.
32.  P. Hadot, « Apophatisme et théologie négative », dans Exercices spirituels et philosophie antique
(1993), Paris, 2002, p. 239-253.
33.  Cf. P. Aubenque, « Plotin et le Néoplatonisme », dans F. Châtelet, Histoire de la Philo-
sophie (1972), vol. I : La philosophie païenne. Du vie siècle av. J.-C. au iiie siècle ap. J.-C., Paris, 1999,
p. 228-246.

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penser l’impensé du platonisme et de reculer les limites de ce que Platon lui-


même dans sa VIIe Lettre avait appelé l’“Indicible” ». Ensuite parce que, restant
au-delà de toute détermination intellectuelle, l’Un, puisqu’il est justement cet
Indicible, ne peut être approché que par l’expérience de l’extase, telle que la
décrit Porphyre dans sa biographie de Plotin. Si philosopher dans le monde
antique était souvent, comme insiste Hadot, un exercice spirituel, cette quête
de la sagesse deviendra à partir de Plotin un entraînement à une sorte d’ascèse
d’un type, en définitive, assimilable à l’ascèse religieuse.
Ce nouveau genre d’ascèse par transcendance (et non plus par la contem-
plation intellectuelle de l’être le plus éminent, comme jadis Platon l’avait
prôné) est bien une des figures centrales de cette synthèse des années 130-
300. À ce sujet, Momigliano écrit :
To quote only an extreme case, a mystical experience like ascension to heaven was sha-
red by Paul, Jewish rabbis, gnostics such as the author of the Gospel of Truth, and
Plotinus34.
Grâce à cette redéfinition de l’objet et des limites de la réflexion philo-
sophique, on voit sans difficulté tout le sens des recherches sur l’influence
immense de Plotin (par exemple, des concepts plotiniens de proodos, la pro-
cession créatrice de l’étant, et d’épistrophê, c’est-à-dire de conversion) sur les
Cappadociens, mais aussi sur les Pères latins. Michel Fattal a remis récem-
ment en valeur la présence de Plotin chez Augustin, et pas seulement en ce
qui concerne les concepts de procession et de conversion. Il démontre bien
comment le recours à la philosophie de Plotin (et même de Platon) « s’avère
également nécessaire à la compréhension de la conception théologico-philo-
sophique de la Trinité35 ». De même, Pierre Hadot observe que saint Ambroise,
dans son sermon De Isaac (IV, 11), « n’hésite pas à décrire l’extase de saint Paul
en des termes qui sont empruntés à l’extase de Plotin36 ».
Mais il y a plus. Chez Plotin, le salut de l’âme consiste à s’évader de l’en-
voûtement du sensible par une plongée du moi en soi-même ou, si l’on veut,
par son effacement, jusqu’à ce qu’il contemple enfin la lumière intérieure.
Alors, « l’œil voit sans rien voir ; et c’est alors surtout qu’il voit37 ». On assiste
ici à la rencontre de la psychologie et de la métaphysique chrétiennes, car on

34.  A. Momigliano, « Roman religion : the imperial period » (1986), dans On Pagans, Jews
and Christians, Wesleyan University Press, 1987, p. 178-201 (ici p. 201).
35.  M. Fattal, Plotin chez Augustin, suivi de Plotin face aux Gnostiques, Paris, 2006.
36.  P. Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, op. cit. (1997), p. 29.
37.  Voir, par exemple, Ennéades, V, 5, 7 (Les intelligibles sont dans l’intelligence) : « Mais
comme l’intelligence ne doit pas voir cette lumière comme un être qui serait hors d’elle, il faut
revenir à la comparaison de l’œil. Lui non plus, ce n’est pas toujours une lumière extérieure

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ne peut trouver Dieu en nous-mêmes que parce que Dieu se trouve présent
dans le monde : « Si Dieu était absent du monde, il ne serait pas non plus en
vous » (Enn II, 9, 16). C’est chez Plotin, en somme, que le christianisme pui-
sera non seulement sa méthode de méditation, mais aussi sa métaphysique,
l’argument décisif sur la permanence de l’être dans la matière sans lequel il se
serait probablement résorbé dans le dualisme gnostique.

3. L’ascèse de l’âme vers ce qui est Dieu en elle, c’est-à-dire, sa rentrée en


elle-même, ouvre un autre lieu fondamental de la synthèse des années 130-
300 : le clivage entre l’intérieur et l’extérieur, condition de la psychologie
chrétienne. Ces années voient s’opérer une ouverture vers l’introspection qui
amène en dernier ressort à une sorte de compromis entre la persona publique
et le moi, entendu comme self38 ou comme « endon daimon », le « daimon inté-
rieur » de Marc Aurèle, destinataire de son propre discours39.
On assiste alors, non par hasard, au grand revival de la physiognomonie,
surtout grâce à l’œuvre de Polémon, un favori d’Hadrien40. En étroit rapport
avec ce revival, et à partir des portraits de la seconde décennie du principat d’Ha-
drien, l’art du portrait connaitra une métamorphose cruciale, avec la nouvelle
forme de l’iris saillante et perforée, servant à indiquer, vraisemblablement, le

et étrangère qu’il connaît ; avant elle, il a parfois une vision instantanée d’une lumière plus
brillante qui lui est propre […] En ce cas, il voit sans rien voir ; et c’est alors surtout qu’il voit. »
38.  Cf. H. Chadwick, « Philosophical tradition and the Self », dans Late Antiquity. A Guide to the
Postclassical World, The Belknap Press of Harvard University Press, 1999, p. 60-81.
39.  Cf. P. Hadot, La citadelle intérieure, op. cit. (1992), p. 131.
40.  Edidit G. Hoffmann, « Polemonnis de physiognomia », dans Scriptores physiognomonici
Graeci et Latini, éd. R. Förster, Stuttgart et Leipzig, B. G. Teubner, 1894, repr. Stuttgart, 1994,
I, p. 93-294 ; L. F. Philostratus, « Polémon de Laodicée », éd. et trad. italienne M. Civi-
letti, Vite dei sofisti, Milan, 2002, p. 159-184 ; W. Stegemann, « Polemon », Pauly-Wissowa,
Real-Encyclopädie der classischen Altertumwissenschaft, 21, 1952, col. 1320-1357 ; W. W. Reader,
The Severed Hand and the Upright Corpse. The Declamations of Marcus Antonius Polemo, Atlanta, 1996,
p. 1-30 ; E. C. Evans, « Descriptions of personal appearance in Roman history and biogra-
phy », Harvard Studies in Classical Philology, 46, 1935, p. 43-84 ; Id., « The study of physiognomy
in the second century A.D. », dans Transactions of the American Philological Association, 72, 1941,
p. 287-298 ; Id., « Galen the physician as physiognomist », ibid., 76, 1945, p. 96-108 ; M.-H.
Quet, « Le sophiste M. Antonius Polémon de Laodicée, éminente personnalité politique de
l’Asie romaine du iie siècle », dans M. Cebeillac-Gervasoni, L. Lamoine (éd.), Les Élites et
leurs facettes. Les élites locales dans le monde hellénistique et romain. Actes du colloque de Clermont-Ferrand,
nov. 2000, École française de Rome, 2003 ; H. J. Mason, « Physiognomy in Apuleius Meta-
morphoses 2. 2 », Classical Philology, 79, 4, 1984, p. 307-309 ; S. Swain (éd.), Seeing the Face,
Seeing the Soul. Polemon’s Physiognomony from Classical Antiquity to Medieval Islam, Oxford, 2007 ;
L. Marques, « De Roma a Atenas. Os olhos de Adriano no Physiognomonia de Polemon », dans
L. Marques (dir.), A Fábrica do Antigo, Campinas, 2008, p. 59-83.

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statut de l’œil comme fores animae41. C’est aussi l’âge d’or d’un nouveau genre
de biographie, non plus inspirée par les modèles de bios praktikos, comme
celles de Tacite, de Plutarque et de Suétone, mais par les exempla de bios theore-
tikos : la vie d’Apollonius de Tyane et les vies des sophistes de Philostrate, les
vies des philosophes de Diogène Laërce, les vies de Pythagore par Jamblique et
Porphyre42 et la vie de Plotin par Porphyre. Sous l’influence de ces biographies
de sages et d’« hommes divins », on verra évoluer la biographie chrétienne,
depuis la simple description apologétique des passions et des martyrs, telle
celle de l’évêque Cyprien (mort martyr en 258) par Pontius, diacre de Carthage,
jusqu’à ce modèle déjà accompli de l’hagiographie qu’est la Vie d’Antoine par
Athanase d’Alexandrie (vers 357-360)43, contemporaine des biographies des
philosophes néoplatoniciens par Eunapius.
Les nouveaux accents sur le portrait intérieur et sur la biographie de
l’homme spirituel doivent être mis en rapport avec le phénomène de l’hyper­
esthésie vis-à-vis de la propre intériorité de chacun. On se trouve désormais
dans ce que Foucault a appelé une « culture du soi44 », dont l’exemple extrême
est la neurasthénie d’Aelius Aristides (117-181), décrite avec une sorte de
volupté dans le deuxième volume, mais aussi dans d’autres passages, de ses
Discours sacrés, et que Philostrate définit comme « un tremblement auxquels
ses nerfs étaient assujettis ». Étudiée déjà par Sopatres et par Galien dans son
siècle, l’infirmité nerveuse d’Aristides, qu’il désigne par le terme phriké neurôn
(frissonnement des nerfs), fut justement considérée par Paul Veyne comme
un paradigme de l’hypochondrie et de l’observation obsessionnelle de soi.
En effet, il faudra attendre le De propria vita du grand médecin hypochon-
driaque que fut Girolamo Cardano pour trouver quelque chose de compa-
rable à l’époque moderne. Le cas Aristides acquiert une signification générale
lorsque l’on se rend compte du fait que l’irascibilité, l’égotisme nerveux et la
susceptibilité extrême, étaient alors considérés comme des qualités typiques
de l’homme d’esprit, et à ce titre reviennent souvent dans les descriptions des

41.  Cf. Polemo, De Physiognomonia liber, vol. 1, n. 10 : Potissima autem signa iudicabantur ocu-
lorum. Hos enim tanquam fores animae uideri uolunt. Le topos des yeux comme lumière ou comme
fenêtre de l’âme jouit d’un prestige comparable dans la littérature chrétienne et on le retrouve,
par exemple, chez Lactance, Op. dei, 8, 11 et aussi, le corps substitué à l’âme, dans Matthieu, VI,
22 : Lucerna corporis est oculus.
42.  Cf. A. Hasnaoui, Pythagore. Un dieu parmi les hommes, Paris, 2002.
43.  Cf. Athanase d’Alexandrie, Vie d’Antoine, texte, traduction française, introduction et
notes G. J. M. Bartelink, Paris, 2004, p. 47 ; M. Alexandre, « La construction du modèle
de sainteté dans la Vie d’Antoine par Athanase d’Alexandrie », dans P. Walter (éd.), Saint Antoine
entre mythe et légende, Paris, 1996, p. 68.
44.  M. Foucault, Histoire de la sexualité, t. III : Le souci de soi, Paris, 1984.

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sophistes par Philostrate. Est enfin significative l’apparition contemporaine


de la Clef des songes d’Artémidore, l’observation la plus méthodique de l’activité
onirique, avant celle accomplie par Freud. À raison, Foucault observe que le
songe n’y est plus considéré dans ses rapports avec la religion, mais devient
une activité psychique véritable.
Cette nouvelle personnalité, issue comme on l’a proposé ci-dessus, d’un
compromis ou d’une synthèse entre la persona publique et le moi, engendre
une conception de la foi qui n’a plus guère à voir avec la vieille fides romaine, ce
contrat social par lequel le Romain remplissait ses devoirs envers l’État et par
là se constituait objectivement comme « citoyen45 ». La crise de cette apparte-
nance livra le chrétien, qui n’est plus forcément le Romain, à ses daimones et à
ses fantasmes eschatologiques, sa foi devenant dès lors le lieu d’une nouvelle
gamme d’expériences psychiques, allant de l’angoisse46 et du repentir au choc
de la révélation et à la « renaissance » (metanoia), du doute à l’extase, du péché
à la sainteté et au martyr47, expériences qui n’étaient point concevables dans la
forma mentis antérieure et qui bouleversent complètement les termes du pacte
entre la civitas (ou l’État) et le citoyen. C’est grâce, en somme, à cette fusion
entre la persona identifiée à la sphère du public et l’individu soucieux de soi et
de son propre salut que le moi peut prendre la parole, qu’il peut conduire le
discours en protagoniste et en héros de sa propre épopée dans des œuvres
aussi diverses que les Pensées de Marc Aurèle, les Soliloques et les Confessions de
saint Augustin, la Consolation de Boèce, voire les Calamités d’Abélard.
Nous savons bien, enfin, ce que la rhétorique représentait pour l’identité
de l’homme de choix. Ses trois fonctions – judiciaire, délibérative et démons-
trative – lui offraient l’occasion d’exercer ses prérogatives par rapport à la
loi, à la politique et aux honneurs dont était investie sa persona. Or, dans son
Apologétique, Tertullien mettra toute la redoutable puissance de la rhétorique
classique non plus au service de la loi, de la politique et de la virtus du citoyen
dans le cadre de la cité ou de l’Empire – matières publiques –, mais au service
d’un nouveau genre d’innocence et d’un nouveau droit, celui de la conviction
intérieure en dépit de la loi, et, en l’occurrence, contre la loi.
4. On doit, enfin, tenir compte d’un autre aspect de la synthèse dont on
essaie ici de retracer quelques lignes de force : le renversement du sens et de la

45.  Dans R. Turcan, Mithra et le Mithriacisme, Paris, 1993, p. 12, on trouve une bonne défini-
tion de ce concept si difficile à saisir : la fides est « l’accord qui consacre l’ordre du monde et de
la société, c’est-à-dire, aussi bien les rapports entre les dieux et les hommes que des hommes
entre eux ».
46.  Cf. E. R. Dodds, Pagan and Christian in an Age of Anxiety : Some Aspects of Religious Experience
from Marcus Aurelius to Constantine, Oxford, 1991.
47.  Cf. G. W. Bowersock, Martyrdom and Rome (1995), traduction française, Paris, 2002.

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valeur de la notion d’infini. Aubenque semble avoir saisi mieux que quiconque
la portée de ce qui reste un des moments d’inflexion les plus importants de la
civilisation antique et médiévale : « Dans la tradition grecque, l’être apparais-
sait comme d’autant plus parfait qu’il était plus déterminé ; l’infini, ce à quoi
l’on peut toujours ajouter quelque chose, était donc signe d’incomplétude
et de manque ; Plotin découvre au contraire pour la première fois que “l’in-
fini n’est pas partout méprisable” (Enn. II, 4, 3) et il ne peut l’être, puisque le
Premier Principe, par opposition aux essences “finies” qui en dérivent, n’a
pas de limites ni de déterminations assignables, est donc au sens propre du
terme “in-fini”48. » Il n’est pas besoin d’insister sur le fait que ce renversement
hiérar­chique entre finitude et infinitude est une condition sine qua non pour la
conception que les chrétiens se feront désormais de la fracture intervenant
entre la divinité et le monde créé.
À cette mutation immense de « conception du monde » correspondra
un changement de même envergure dans le domaine de l’interprétation du
signe. En effet, dans la tradition platonique, non seulement le fini jouissait
d’un statut supérieur à celui de l’infini, mais, de plus, il y avait entre ces deux
catégories une continuité ontologique : l’infini était encore in fieri, mais il ten-
dait au fini, de même que l’étant tendait logiquement à l’Être et que, dans la
physique d’Aristote, le mouvement tendait au repos. Avec Plotin un écart se
creuse entre l’infini et le fini, soit entre l’Un et les hypostases inférieures, que
l’engendrement dialectique du raisonnement ne suffit plus à franchir. Il fau-
dra dorénavant pour l’atteindre une conversion, par laquelle l’âme se départit
de tout ce qui l’attire et la retient hors d’elle-même. Il faudra que, au-delà de
sa conversion à l’Intelligible, « derechef elle enfante, bondissant vers Celui-là
dans les douleurs de l’accouchement ». L’accomplissement de ce saut sup-
pose de supprimer tous les modes de la finitude : Aphélé panta, « retranche,
supprime tout ». Voilà en définitive l’essence de la prédication de Plotin, son
leitmotiv, cette sorte de mélopée incantatoire (pour employer une expression
heureuse de Gandillac), à laquelle le philosophe alexandrin revient sans cesse
lorsqu’il partage avec ses disciples sa propre expérience d’illumination.
On voit sans peine comment cet appel à bondir vers l’infini sans aucune
médiation dialectique, cette anagogia comme l’appelle Plotin, justifie une
stratégie de l’exégèse des Écritures pour laquelle tout signe sensible est
susceptible d’être l’objet d’une transposition ascensionnelle jusqu’à la révéla-
tion du sens anagogique, ce super-sens qui prime sur les trois autres modes de

48.  Aubenque, « Plotin et le Néoplatonisme », art. cité (1972), p. 230. Voir aussi M. de Gan-
dillac, Plotin, Paris, 1999, p. 85 : « Avec Plotin l’infini prend valeur positive comme désigna-
tion du Divin. »

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lecture49. Or, cette méthode de dévoilement progressif de l’arcane, moyennant


la révélation du sens anagogique, est en tout et pour tout analogue à « l’as-
cension (anagogia) jusqu’à l’Un et le véritablement Un » accomplie par l’âme
(Enn, V, 5, 4). Un simple rapprochement entre Augustin et Plotin suffit ici pour
mesurer la dette de l’exégèse chrétienne de l’Écriture envers celle d’Homère
par Plotin. Dans le De la Trinité, I, 1, 2, Augustin écrit au sujet de l’Écriture :
Elle a utilisé des mots tirés des choses corporelles, alors qu’elle parlait de Dieu :
par exemple, elle dit : « Protège-moi sous le couvert de tes ailes. » Et elle est
partie de la création spirituelle pour beaucoup de métaphores par lesquelles
elle voulait signifier ce qui n’était pas ainsi, mais qui avait besoin d’être ainsi
exprimé. Par exemple : « Je suis un Dieu jaloux50. »
De même, Plotin, en traitant du Bien comme de l’origine des idées (Enn. VI,
7, 30), a recours à la métaphore comme une voie nécessaire (et non simplement
illustrative et didactique) à l’expression intelligible de sa pensée : « Comme
c’est cet état de l’intelligence qui est aimable et souhaitable, on dit alors
qu’elle est mélangée de plaisir. Mais c’est parce que l’on n’a pas d’autre mot.
C’est ainsi qu’on emploie métaphoriquement bien des expressions qui dési-
gnent les choses que nous aimons : “enivré de nectar, on se rend au festin, le
père des dieux a souri” [Iliade, V, 426], et mille autres expressions poétiques. »
Ce passage est exemplaire de cette dette reconnue par Meyer Shapiro lorsqu’il
observe que le christianisme « devait chercher [dans l’Ancien Testament] un
sens latent, plus profond et plus acceptable, comme les Grecs l’avaient fait
pour Homère51 ». Disons, enfin, que c’est à partir de cette exégèse (surtout)
alexandrine du iiie siècle que se formulera et se légitimera toute la conception
médiévale de l’image sacrée, accueillant pleinement la multiplicité de sens de
la figure, dans une échelle de significations dont l’esprit se sert pour se dres-
ser vers ce qui est sublime et divin.

Il serait facile d’ajouter d’autres éléments à ce dénombrement rapide des


traits constitutifs de l’horizon mental du Moyen Âge. Pensons à la continuité

49.  Appelés le plus souvent littéral, allégorique et moral ou tropologique. Pour une approche
générale de la question des sens de l’Écriture, depuis Origène et les Alexandrins du iiie siècle
jusqu’à saint Thomas d’Aquin et Dante, cf. Henri de Lubac, L’Exégèse médiévale. Les quatre sens de
l’Écriture, 4 volumes, Paris, 1959-1964.
50.  Traduction d’A. Michel, dans Théologiens et mystiques au Moyen Âge, Paris, 1997, p. 106.
51.  Cf. M. Schapiro, Les Mots et les Images (1969), Paris, 2000, p. 36. Plotin se fait ici, en
réalité, le représentant d’une tendance qui se manifeste déjà dans les Allégories homériques du
Pseudo-Héraclite et qui continuera après Plotin, avec les Questions homériques de Porphyre et avec
l’approche de Proclus. Cf. M. Fernandez-Galiano, « La transmission del texto homérico »,
dans L. Gil (éd.), Introducción a Homero, vol. 1, Barcelona, 1984, p. 99-100.

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de l’idée de Rome comme siège politique, administratif et symbolique d’un


pouvoir à la fois universel et éternel, dont l’Église est l’héritière directe,
idée qui sera l’œuvre des doctrines et des pratiques bâties entre Hadrien et
Constantin52. Pensons aussi comment le monde post-classique puisera ses
figures et ses formes visuelles dans ces immenses répertoires d’images pro-
duits par la Kunstindustrie des sarcophages sculptés entre les Antonins et le
début du ive siècle, ainsi que sur les grandes galeries de formes rassemblées
entre Hadrien et l’Arc de Constantin (ante 315) ; cela à tel point que l’on exa-
géra peu en disant que l’histoire de l’art occidental puisera jusqu’à Donatello
dans l’une ou l’autre des références accumulées entre les Antonins, les Sévères
et l’Arc de Constantin (celui-ci étant lui-même un résumé de l’histoire de la
sculpture romaine entre Hadrien et Dioclétien).
Pensons, enfin, à l’importance séminale de l’Isagogé de Porphyre pour les
catégories de la logique médiévale et pour toute la querelle des universaux,
ou à l’importance de l’œuvre de Galien pour les notions de santé et de mala-
die, etc. D’autres exemples rajouteraient peu à l’idée que nous entendions ici
proposer, et que nous pouvons ainsi récapituler :
1. Jusqu’au troisième quart du xve siècle environ, l’image de l’Antiquité,
c’est-à-dire les modèles et les références fondamentales de la tradition
classique, se confond essentiellement avec le legs de cette période de
reprise, de synthèse et de dépassement de la civilisation hellénistique
située entre les années 130-300. On assiste pendant ces 170 ans à l’es-
sor d’une nouvelle imagination des formes conceptuelles et figurales
du passé (notamment à une synthèse entre métaphysique et mystique),
autrement plus féconde que ne le laisserait supposer la notion péjora-
tive d’éclectisme dans laquelle on a longtemps voulu l’enfermer. Cette
matrice culturelle est aussi le fruit de la crise du iiie siècle ou plutôt des
grandes crises externes et internes qui prennent d’assaut l’Empire entre
Marc Aurèle et Dioclétien.
2. Portant l’empreinte durable de cette matrice, la chrétienté médiévale,
aussi bien orientale qu’occidentale, sera par conséquent aussi riche de
passé que de futur, et ce serait la condamner à l’inintelligibilité que de lui
dénier le droit de se définir à partir de sa propre mémoire, de la réduire
à une genèse ou, pire encore, à l’enfance des monarchies nationales
modernes. Il s’agit, au contraire, d’une période appartenant de plein
droit à cette tradition classique, au même titre que n’importe quelle autre
période historique. Certes, le Moyen Âge appartient à cette tradition à sa

52.  Cf. R. Krautheimer, Rome, portrait d’une ville, 312-1308 (1980), Paris, 1999, surtout le
chapitre II : « La christianisation de Rome et la romanisation du christianisme », p. 89-158.

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façon, et on ne saurait minimiser tout ce qui lui reste inaccessible de


ce que nous, modernes, considérons comme la « vraie » Antiquité. Mais
cette Antiquité des années 130-300 qui fournit à l’Occident médiéval ses
coordonnées mentales est aussi vraie, fidèle et « intégrale » pour lui que
la nôtre l’est pour nous. Il ne faut surtout pas nous tromper : après tout,
pour un homme du siècle de Périclès, ou pour quelqu’un vivant sous
celui d’Auguste, les Vénus couchées de Giorgione et Titien ou de Velázquez
sembleraient sans doute aussi bizarres, incompréhensibles et éloignées
de ses propres attentes que, mettons, l’Eve couchée de Gislebertus du
musée Rolin, autrefois sur le portail latéral de la cathédrale d’Autun.

Luiz Marques
UNICAMP (université d’État de Campinas), Brésil

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Pourquoi étudier le haut Moyen Âge
au xxie siècle, au Brésil ?
Marcelo Cândido da Silva

J e voudrais, tout d’abord, poser la question titre de ce colloque en termes


plus précis, à la fois géographiquement et thématiquement : « Pourquoi
étudier le haut Moyen Âge au xxie siècle, au Brésil ? » Je n’ai pas la préten-
tion de lui en donner une réponse définitive. Mon but est plutôt d’appor-
ter quelques réflexions à partir de mon expérience personnelle, celle de
quelqu’un qui étudie et enseigne le haut Moyen Âge européen depuis un cadre
géographique et institutionnel non européen. En 1995, lorsque je rédigeais
mon premier projet de recherches sur le Moyen Âge – une étude sur les rap-
ports entre la royauté et l’épiscopat à l’époque carolingienne –, j’ai ajouté les
mots suivants dans la mention « justificatif » : « L’étude du Moyen Âge est
importante dans la mesure où elle peut nous renseigner sur les origines du
monde moderne : c’est dans cette période que des éléments fondamentaux
de la modernité ont été façonnés, tels que l’État et l’Église. » En effet, de tels
projets constituaient, et constituent encore, l’une des conditions d’accès au
troisième cycle au Brésil, et dans la mention « justificatif », les candidats sont
appelés à démontrer le bien-fondé de la recherche qu’ils comptent mener.
Ce bien-fondé, croyais-je à l’époque, était dans la construction médiévale du
monde moderne. Mon point de vue n’était en aucun sens original : en effet,
un nombre grandissant d’historiens considéraient et considèrent encore que
l’étude de la période médiévale constitue un moyen de définir les racines de
la « civilisation occidentale » contemporaine, même au-delà des frontières de
l’Europe. La crise du marxisme, dont les conséquences sur la vie académique
au Brésil se sont fait sentir avec plus d’intensité à partir du début des années
1990, avait fait tomber en désuétude le fameux débat entre Maurice Dobb et
Paul Sweezy1, et avec ce débat, l’idée même d’une coupure entre le monde
médiéval et le monde moderne. Mais, en dehors de quelques esquisses trop

1.  Ce débat a commencé avec les critiques de Paul Sweezy sur le livre de Maurice Dobb, Studies
in the Development of Capitalism, Londres, 1946, et il s’est déroulé pour l’essentiel dans la revue
Science and Society.

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198 Marcelo Cândido da Silva

générales, la thèse des origines médiévales du Brésil n’a jamais été aussi bien
systématisée chez nous depuis les années 1990, qu’elle l’a été au Mexique sous
la plume de Luis Weckmann2. L’accueil de ce livre au Brésil a été pour le moins
tiède : cela est dû très probablement au souvenir encore vif dans nos milieux
universitaires de la polémique autour de la « féodalité brésilienne », qui s’était
terminée par la réfutation de l’idée d’un passé féodal du Nouveau Monde.
Le débat concernant le Moyen Âge au Brésil a été, au moins jusque dans
les années 1970, le fait des spécialistes de l’histoire coloniale : il s’agissait
de discuter le caractère féodal de la colonisation portugaise en Amérique.
L’« héritage féodal » portugais expliquerait le retard du Brésil à s’engager sur
le chemin de la modernisation, à la différence des États-Unis, par exemple.
Selon Nelson Werneck Sodré, la société brésilienne des années 1950 serait
encore marquée par le servage de la population paysanne, trace typique du
féodalisme qui subsistait aux marges du régime esclavagiste. L’abolition de
l’esclavage n’aurait pas altéré substantiellement le mode de possession de
la terre, mais, au contraire, renforcé et amplifié la domination féodale dans
les campagnes3. Alberto Passos Guimarães, dans son ouvrage intitulé Quatro
Séculos de Latifúndio4, soutenait que malgré le rôle important joué par le capital
commercial dans le processus de colonisation du Brésil, la société n’avait pas
intégré les caractéristiques de l’économie moderne. Le capital commercial
aurait été soumis à la structure nobiliaire et au pouvoir féodal instaurés dans
l’Amérique portugaise par des nobles sans fortune tentés de faire revivre au
Brésil les temps dorés de la « féodalité classique ». Ce point de vue a suscité
de nombreuses critiques, y compris au sein de l’historiographie marxiste.
Les travaux écrits depuis les années 1970 ont mis en doute le caractère soi-
disant « féodal » de la colonisation portugaise du Brésil, tout en soulignant
que celle-ci s’inscrivait entièrement dans le cadre du mercantilisme et de la
consolidation de l’« économie-monde » européenne.
En ce sens, les deux livres de Luis Weckmann, La herencia medieval del México
(publié en 1983)5 et La herencia medieval del Brasil (paru en 1993), ont tous
les atouts d’une formidable marche en arrière historiographique. Selon cet
auteur, il n’y aurait pas eu dans la péninsule Ibérique un « automne du Moyen

2.  Luis Weckmann, La herencia medieval del Brasil, Mexico, 1993.


3.  Nelson Werneck Sodré, Formação Histórica do Brasil, Rio de Janeiro, 1979.
4.  Rio de Janeiro, 1963.
5.  Luis Weckmann, La herencia medieval del Mexico, 2 vol., Mexico, 1983 ; ce livre a connu un
certain succès en dehors des frontières du Mexique et du monde hispanophone par sa traduc-
tion en anglais par Frances M. López-Morillas, The Medieval Heritage of Mexico, New York, Ford-
ham University Press, 1992.

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Pourquoi étudier le haut Moyen Âge au xxie siècle, au Brésil ? 199

Âge ». Les Espagnols et les Portugais auraient pu ainsi transmettre au Nou-


veau Monde des institutions et des modèles du Moyen Âge qui étaient encore
en vigueur. De ce côté de l’Atlantique, l’automne du Moyen Âge se serait pro-
duit tout au plus au xviie siècle. En ce qui concerne plus précisément le Brésil,
Weckmann dresse un portrait très exhaustif de ce qu’il appelle les « fruits tar-
difs de l’esprit médiéval » (qui ressemblent fort à un inventaire à la Prévert) :
les conseils municipaux, la dévotion à la Vierge, la noblesse, l’Ordre du Christ,
l’encomienda, la musique, les danses et les jeux, la navigation, les règlements
administratifs et commerciaux, l’artisanat, des techniques de production, la
scolastique, l’enseignement, les débats théologico-politiques, les multiples
manifestations de la religion chrétienne, tant du point de vue liturgique que
du point de vue des nombreuses formes de dévotion6. D’après Weckmann, la
conquête et le peuplement de l’Amérique auraient signifié, en plus de la trans-
mission des institutions médiévales et de leur adaptation au Nouveau Monde,
la renaissance des vieilles institutions médiévales déjà en décadence, celles-ci
ayant récupéré en Amérique leur ancienne vigueur. Au Brésil, le régime des
Capitanias Hereditárias, en vigueur entre les années 1530 et 15497, aurait insti-
tué le renforcement des privilèges seigneuriaux et féodaux. Peut-on attribuer
un tel poids et une telle nature à une expérience non seulement chronologi-
quement restreinte, mais aussi établie par l’initiative d’un pouvoir centralisé ?
Rien n’est moins sûr.
L’obsession de Weckmann de trouver les racines médiévales du Nouveau
Monde s’apparente parfois à la pure analogie. Ainsi lorsqu’il identifie dans un
conflit survenu à Salvador de Bahia au début du xvie siècle entre le gouverneur
portugais et l’évêque de la ville un « écho » de la querelle des Investitures8. De
même lorsqu’il mentionne les voyageurs européens au début du xvie siècle qui
auraient observé des lions dans la jungle brésilienne – alors que celle-ci n’en
compte aucun – comme la preuve selon laquelle ces voyageurs étaient guidés
par une « conception médiévale du monde ». Que ces voyageurs aient pu voir
le paysage brésilien à partir de leur propre expérience ne fait pas de doute,
mais rien ne dit qu’il y avait dans leur vision quelque chose de « médiéval ».
Ce point de vue sur les origines médiévales du Nouveau Monde constitue
aussi une façon de répondre à la question : « Pourquoi étudier le Moyen Âge

6.  Luis Weckmann, La herencia medieval del Brasil, op. cit., p. 18.


7.  Créées par le roi João III entre 1534 et 1536, les Capitanias Hereditárias étaient des parcelles
de terres qui allaient du littoral jusqu’à la ligne établie par le traité de Tordesilhas (1494) et qui
étaient octroyées à des nobles portugais qui avaient pour charge de les administrer, de les colo-
niser et de les protéger à la fois des Indiens et des pirates. En échange, les donatários recevaient
la permission d’exploiter les richesses minérales et végétales de ces mêmes régions.
8.  Luis Weckmann, La herencia medieval del Brasil, op. cit., p. 24.

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200 Marcelo Cândido da Silva

en Amérique latine ? » En mettant l’accent sur les origines médiévales de la


société mexicaine ou brésilienne, les médiévistes peuvent mieux justifier l’uti-
lité de leur travail, pas seulement face à leurs compatriotes, mais aussi devant
leurs collègues européens. Dans les pages suivantes, j’aimerais faire état des
raisons qui m’ont amené à une posture plus critique à l’égard de ce point de
vue. Je ne pense pas qu’il faille répondre à la question « pourquoi étudier le
Moyen Âge » que ce soit au Brésil, en Argentine, au Mexique, au Burkina Faso
ou ailleurs, par cette espèce de ralliement identitaire qui consiste à dire, grosso
modo, « nous les étudions car au fond nous sommes comme eux ».

Nous ne pouvons pas sous-estimer le rôle joué par le Moyen Âge dans le
débat politique contemporain et dans la fabrication des identités, fussent-
elles nationales, régionales ou européennes. Certaines « continuités médié-
vales » ne sont que des discours destinés à légitimer des postures politiques.
En effet, l’interprétation de la période comprise entre la fin de l’Empire
romain d’Occident et la formation des royaumes barbares est devenue le pilier
du discours politique européen au moins depuis le xixe siècle. Le Moyen Âge
(plus particulièrement, le haut Moyen Âge) a été considéré comme une partie
constitutive essentielle de la construction des diverses identités nationales
européennes. En 1963, André Loyen publia un article intitulé « Résistants et
collaborateurs en Gaule à l’époque des grandes invasions9 » ; en 1989, le livre
de Patrick Geary intitulé Before France and Germany a été traduit en France sous le
titre Naissance de la France et cela contre l’avis de l’auteur10. Ces deux exemples
– et on pourrait en citer d’autres – montrent que les parallélismes avec le
Moyen Âge peuvent être aussi bien le produit de la décision d’un éditeur que
la projection sur l’histoire médiévale de l’idée de nation et des concepts qui
l’accompagnent. Les premiers siècles du Moyen Âge constituent aussi le pilier
d’un discours identitaire autour d’une idée de l’Europe et de la « civilisation
occidentale » qui est allé au-delà des frontières de l’Europe politique. Depuis
quelques années, aussi bien dans les ouvrages que dans les colloques consa-
crés au haut Moyen Âge, on peut remarquer la prééminence d’une perspective
européenne au détriment des perspectives nationales. Les origines de l’Eu-
rope occupent aujourd’hui davantage l’attention des historiens de ce conti-
nent que les origines de la France ou de l’Allemagne.

9.  André Loyen, « Résistants et collaborateurs en Gaule à l’époque des grandes invasions »,
Bulletin de l’Association Guilaume Budé, IV/22, 1963, p. 437-450.
10.  Patrick Geary, Naissance de la France : le monde mérovingien, Paris, Flammarion, 1989 (titre
original : Before France and Germany. The Creation and Transformation of the Merovingian World, Oxford
University Press, 1988).

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Pourquoi étudier le haut Moyen Âge au xxie siècle, au Brésil ? 201

Depuis quelques décennies, les haut-médiévistes sont en train, des deux


côtés de l’Atlantique, notamment à Vienne et à Toronto (avec des différences
importantes, il faut le dire), de mettre en lumière la manière dont les histo-
riens ont, depuis le xixe siècle, instrumentalisé les premiers siècles du haut
Moyen Âge à des fins identitaires et nationalistes11. Grâce à leurs travaux, la
« Germanie » unie, cette « pépinière » de peuples, d’institutions et de cou-
tumes qui auraient présidé à la formation des royaumes barbares, a été dévoi-
lée comme une construction d’érudits européens, notamment allemands,
soucieux de définir le caractère national de l’identité germanique. Selon ces
érudits, l’identité germanique aurait reposé sur une base ethnique commune,
c’est-à-dire le même sang, une même culture et une même langue. Pour com-
pléter ce modèle, ils ont cherché une origine géographique commune à tous
les peuples germaniques, en concluant, quelquefois avec le soutien des textes
anciens, qu’ils seraient venus de la Scandinavie, d’où, par vagues successives,
ils seraient venus conquérir l’Empire romain. Les critiques des historiens
et des archéologues de l’École de Vienne et de l’École de Toronto, bien qu’à
des degrés variés, ont jeté le discrédit sur ce modèle explicatif. Les études sur
l’ethnogenèse des Barbares montrent que les peuples appelés « Francs » ou
« Goths » par les Romains n’étaient pas des entités naturelles, mais des caté-
gories culturellement et politiquement construites qui regroupaient certaines
personnes qui pouvaient être très différentes les unes des autres, et qui pou-
vaient aussi ne pas être tellement différentes de celles qui étaient considérées
étrangères à ces mêmes catégories. Herwig Wolfram et Walter Pöhl affirment
que les peuples barbares étaient initialement constitués par des groupes
restreints de personnes (les face-to-face groups ou les « noyaux de tradition »)
qui comptaient quelques milliers, quelques centaines, ou même quelques
dizaines de personnes. Tout au long des migrations, ces groupes recevaient
l’adhésion de populations diverses, qui adoptaient le nom et les traditions
des groupes originaux12. Walter Goffart est allé encore plus loin, en mettant
en doute l’existence même de ces « noyaux de tradition ». En effet, il est très

11.  Reinhard Wenskus, Stammesbildung und Verfassung : Das Werden der frühmittelalterlichen
Gentes, Cologne, 1961 ; Herwig Wolfram, The Roman Empire and its Germanic Peoples, Londres,
Berkeley, Los Angeles, 1997 ; Id., Die Germanen, Munich, 1995 ; Id., Die Goten. Von den Anfängen
bis zur Mitte des sechsten Jahrhunderts. Entwurf einer historischen Ethnographie, Munich, 2001 ; Wal-
ter Pöhl, Helmut Reimitz (éd.), Strategies of Distinction : The Construction of Ethnic Communities,
300-800, Leiden, 1998 ; Walter Goffart, Barbarians and Romans (A.D. 418-584) : the Techniques of
Accommodation, Princeton, 1980.
12.  L’une des meilleures introductions à ce modèle se trouve dans l’article de Walter Pöhl :
« Aux origines d’une Europe ethnique. Transformations d’identité entre Antiquité et Moyen
Âge », Annales HSS, 60/1 (2005), p. 183-208.

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difficile de les identifier à travers les éléments de la culture matérielle13. Mal-


gré leurs différences, les deux « écoles » s’entendent pour considérer que les
noms, les mythes d’origine14 et les lois de ces « peuples » sont des discours
produits par des groupes qui revendiquaient le pouvoir exclusif sur certaines
parties de la Res publica. Les chroniqueurs du Moyen Âge et les historiens de
l’Ancien Régime ont pris ces « discours » comme la preuve de l’existence de
solides communautés ethniques aux fondements des royaumes qui en por-
taient les noms. Les historiens du xixe siècle ont, à leur tour, établi une filia-
tion directe entre les identités barbares du ve siècle et les identités nationales
de leur temps.

La deuxième raison de ma méfiance à l’égard des connexions établies entre


le Moyen Âge et le monde moderne est le souci des « spécificités » du haut
Moyen Âge, sur lesquelles j’aimerais me concentrer maintenant.
Il y a peu de place dans les synthèses récentes sur la période médiévale
pour un regard sur les spécificités des premiers siècles du Moyen Âge. Dans
son livre La civilisation féodale, Jérôme Baschet a consacré un chapitre au haut
Moyen Âge qui est essentiellement chronologique15. Le cœur de sa réflexion
repose sur la dynamique de la société médiévale dont il ne voit pas de trace
évidente avant le xie siècle. Joseph Morsel, dans L’aristocratie médiévale (2004)
et, surtout, dans L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat (2007)16, fait une
place plus importante au haut Moyen Âge, qu’il intègre dans la dynamique
du double processus de « déparentalisation » et de « spatialisation », dont le
point d’inflexion serait le xie siècle. Cette « déparentalisation » se traduirait
par le fait que les rapports de parenté ne sont désormais plus primo-structu-
rants, mais exostructurés. Néanmoins, on peut se demander si la parenté dans
la société du haut Moyen Âge a été si fondamentalement primo-structurante.
Le principal problème est la très grande difficulté d’identifier clairement
dans les textes, avant le viiie ou même le ixe siècle, les contours des groupes
de parenté. Par ailleurs, les premiers lignages ne peuvent être identifiés

13.  Florin Curta, « Some remarks on ethnicity in medieval archaeology », Early Medieval
Europe, 15/2, 2007, p. 159-185.
14.  À propos du rapport entre les histoires et la construction des identités barbares, voir le bel
ouvrage de Magali Coumert, Origines des Peuples. Les récits du haut Moyen âge occidental (550-850),
Paris, 2007.
15.  Jérôme Baschet, La civilisation féodale. De l’an mil à la colonisation de l’Amérique, Paris, 2004.
16.  Joseph Morsel, L’aristocratie médiévale, ve-xve siècle, Paris, Armand Colin, 2004 ; Joseph
Morsel et Christine Ducourtieux (collab.), L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat…
Réflexions sur les finalités de l’Histoire du Moyen Âge destinées à une société dans laquelle même les étudiants
d’Histoire s’interrogent, Paris, 2007, http://lamop.univ-paris1.fr/W3/JosephMorsel/index.htm.

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Pourquoi étudier le haut Moyen Âge au xxie siècle, au Brésil ? 203

clairement qu’au xe siècle, comme l’a bien montré Régine Le Jan17. Un bon
exemple dans ce sens est constitué par les bella civilia à Tours, décrites par
Grégoire dans les Histoires (VII, 47) : il n’est pas possible, à travers le récit de
l’évêque, d’établir des liens de parenté au sein de chaque groupe en conflit18.
Malgré le souci de J. Morsel d’intégrer le haut Moyen Âge dans sa réflexion,
le concept de « déparentalisation » paraît trop large et trop centré sur la dyna-
mique des xie-xiiie siècles pour être un instrument utile à la compréhension
des sociétés avant l’an mil.
Par ailleurs, je suis tout à fait d’accord avec Jérôme Baschet sur le fait
qu’il est indispensable de poser, entre le Moyen Âge et nous, un double rap-
port d’enchaînement dynamique et d’altérité19. Mais je crois aussi qu’il est
tout à fait nécessaire de poser la question des rapports entre le haut et le bas
Moyen Âge, en mettant l’accent sur l’altérité et la rupture. Voici le plus grand
défi des études sur cette période : se concentrer sur les éléments constitutifs
et originaux des ve-xie siècles, sans oublier pour autant la dynamique de cette
période.
Bien entendu, le travail a déjà été entamé depuis longtemps, surtout en ce
qui concerne les rapports avec l’Antiquité romaine20. À contre-courant des
notions de décadence du monde romain et de rupture avec l’Antiquité – syn-
thétisées par la notion de Bas-Empire –, on a formulé la notion d’« Antiquité
tardive ». Bien qu’elle se soit diffusée à la fin du xixe siècle dans les ouvrages
de l’historien de l’art viennois Alois Riegl (Spätantike), c’est avec Henri-Irénée
Marrou (Antiquité tardive) et, surtout, Peter Brown (Late Antiquity), dans la
deuxième moitié du xxe siècle, que le terme a conquis une position privilégiée
dans la réflexion historiographique. Paul Veyne, dans sa préface au livre de
P. Brown, affirme qu’une fois dissipés les « nuages fantasmagoriques » appa-
raît le vrai problème, qui n’a plus grand-chose à voir avec la chute de Rome :
les mutations et la créativité du monde romain pendant l’Antiquité tardive,
ses nouvelles structures sociales, mentales et religieuses 21. Ces lectures sur

17.  Régine Le Jan, Famille et pouvoir dans le monde franc (viie-xe siècle). Essai d’anthropologie sociale,
Paris, 1995, p. 429 et suiv.
18.  Voir notamment Philippe Depreux, « Une faide exemplaire ? À propos des aventures de
Sichaire. Vengeance et pacification aux temps mérovingiens », dans Dominique Barthélemy,
François Bougard, Régine Le Jan (dir.), La vengeance, 400-1200, Paris, 2006, p. 65-85 ; et aussi
Marcelo Cândido da Silva, « Autoridade pública e violência no período merovíngio : Gre-
gório de Tours e as Bella Civilia », dans Marcella Lopes Guimarães, Renan Frighetto (dir.),
Instituições, poderes e jurisdições, Curitiba, 2007, p. 181-195.
19.  Voir l’article de cet auteur dans le présent volume.
20.  Voir l’article de Luiz Marques dans ce volume.
21.  Paul Veyne, « Préface », dans Peter Brown, Genèse de l’Antiquité tardive, Paris, 1983, p. xv.
Bien sûr, il y a eu avant eux Numa Denis Fustel de Coulanges, Histoire des institutions

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l’originalité de l’Antiquité tardive concernent des thèmes aussi larges que les
croyances et le style de la domination22, l’art et l’idée de Dieu23. Bien que par-
fois remise en cause24 ou soumise à des interprétations radicalisées (comme
c’est le cas chez les « hyper-romanistes »), la notion d’Antiquité tardive a eu
le mérite d’avoir situé l’installation des Barbares en Occident moins comme
la fin du monde romain que comme une réorganisation de forces dans des
sociétés encore marquées par l’influence de l’Empire romain, mais profondé-
ment originales.
Les premiers siècles du Moyen Âge souffrent aussi de la comparaison avec
la période postérieure et sa double « renaissance », urbaine et commerciale,
même si l’idée d’une économie non monétarisée et renfermée a été remise
en question depuis longtemps. En ce sens, Jean-Pierre Devroey, dans deux
livres publiés en 2003 puis en 2006, a proposé une synthèse sur les fonde-
ments matériels, les échanges et le lien social dans l’Europe franque, tout en
intégrant les contributions de l’anthropologie et de l’archéologie25. En 2005,
Chris Wickham a publié une synthèse qui intègre les données archéologiques
et qui propose une analyse comparative des régions de l’Empire romain tardif
et du monde post-romain du Danemark à l’Égypte. Le livre se concentre sur
les thèmes socio-économiques classiques, les finances publiques, la richesse
et l’identité de l’aristocratie, l’administration d’État, la société paysanne,
les villes et l’échange26. En plus de ces synthèses, il faut aussi mentionner
les recherches menées au niveau européen, qui ont beaucoup contribué à la
consolidation des études sur le haut Moyen Âge. C’est le cas, notamment, du
programme Transformation of The Roman World de l’European Science Foun-
dation (1993-1998), auquel ont notamment participé Stefano Gasparri (uni-
versité Ca’Foscari de Venise), Hans-Werner Goetz (université de Hambourg),
Régine Le Jan (université Paris 1), Cristina La Rocca (université de Padoue)
et Rosamond McKitterick (université de Cambridge). Les participants de ce
programme ont ensuite élargi leur collaboration en s’engageant dans une

politiques de l’ancienne France, vol. 3 : La monarchie franque, Paris, 1888. Fustel de Coulanges est un
précurseur en plusieurs domaines, et on trouve chez lui un effort pour comprendre l’évolution
et la place spécifique du haut Moyen Âge.
22.  Peter Brown, Genèse de l’Antiquité tardive, Paris, 1983.
23.  Henri-Irénée Marrou, Décadence romaine ou Antiquité tardive ? (iiie-vie siècle), Paris, 1977.
24.  Brian Ward-Perkins, The End of Rome and the Fall of Civilisation, New York, 2005.
25.  Jean-Pierre Devroey, Économie rurale et société dans l’Europe franque (vie-ixe siècles), t. 1 (le
seul), Paris, 2003 ; Id., Puissants et misérables. Système social et monde paysan dans l’Europe des Francs
(vie-ixe siècles), Bruxelles, 2006.
26.  Chris Wickham, Framing the Middle Ages. Europe and the Mediterranean, 400-800, Oxford,
Oxford University Press, 2005.

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Pourquoi étudier le haut Moyen Âge au xxie siècle, au Brésil ? 205

recherche collective sur « les transferts patrimoniaux en Europe occidentale


(vie-xie siècle) » (1999-2002), qui a associé des universités françaises (Lille 3,
Paris 1, Valenciennes et Marne-la-Vallée), italiennes (Padoue et Venise), l’Uni-
versité de Hambourg et l’École française de Rome. C’est à partir de ce pro-
gramme qu’a été lancée la recherche collective sur les élites dans le haut
Moyen Âge (depuis 2003). Cependant, il y a encore de larges domaines à
exploiter. La question de l’articulation entre symbolique et pratiques sociales,
celle de la dynamique de l’espace public, ou celle de la fonction du rituel dans
la création du lien social, ne sont pas résolues. Au Brésil, le retard est encore
plus important, non seulement à cause de la faible diffusion des travaux des
hauts médiévistes dans les bibliographies des cours de « Graduação », mais
aussi à cause du poids des perspectives traditionnelles, notamment celles
dont le centre de gravité est la fin du Moyen Âge27.

Pour mieux illustrer ce que j’entends par la spécificité du haut Moyen Âge,
j’aimerais m’attarder sur un « topos » historiographique spécifique : celui des
articulations étroites entre les domaines qui, selon nos divisions du champ
social, relèvent du « privé » et du « public ». Je commencerai cette exposition à
partir des réflexions de Michel Rouche contenues dans le premier volume de
l’Histoire de la vie privée. Le choix d’un livre publié il y a plus de vingt ans peut
paraître étonnant. Il est légitimé par le succès de cet ouvrage dans les biblio-
thèques universitaires brésiliennes, aussi bien que par le rôle que la collec-
tion dans laquelle il est publié joue encore aujourd’hui dans la formation des
étudiants brésiliens. Pour ne prendre que l’exemple de l’Universidade de São
Paulo (USP), nous possédons 135 exemplaires des volumes de cette collection
publiée au Brésil pour la première fois en 1991 et plusieurs fois rééditée par
la suite. Ces 135 exemplaires sont répartis dans les diverses bibliothèques des
campus de l’USP, de la capitale et de l’État de São Paulo – les éditions fran-
çaises ne sont pas prises en compte. Mais retournons au texte de M. Rouche.
Le titre du chapitre qu’il publie dans le premier volume de la collection résume
la thèse qu’il soutient tout au long de ses pages : « La vie privée à la conquête
de l’État et de la société ». D’après cet auteur, la privatisation de la vie sociale et

27.  Sur la formation des médiévistes au Brésil, voir Néri de Barros Almeida, « La formation
des médiévistes dans le Brésil contemporain : bilan et perspectives (1985-2007) », Études et Tra-
vaux. Bulletin du Centre d’études médiévales d’Auxerre, 12 (2008), p. 145-159 ; et sur les études médié-
vales au Brésil, Marcelo Cândido da Silva, « Les études en Histoire médiévale au Brésil :
bilan et perspectives », http://ciham.ish-lyon.cnrs.fr/Brazil.html http://ciham.ish-lyon.cnrs.fr/
Brazil.html (dernière mise à jour, juin 2006).

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politique marquerait le haut Moyen Âge en opposition à l’Antiquité romaine :


« Partout, en effet, depuis la cour jusqu’au dernier fonctionnaire, en passant
par les groupes professionnels et religieux, de la ville à la campagne, per-
sonnes privées et espaces privés apparaissent au premier rang. La richesse
elle-même devient affaire privée, et l’individu cherche à tout privatiser, sa
maison comme sa table28. » Cette thèse n’est ni nouvelle ni marginale. Dès le
xixe siècle au moins, et à des degrés variés il faut le dire, les historiens, notam-
ment en France, se sont habitués à présenter les premiers siècles du Moyen
Âge dans des termes qui associent l’arrivée des peuples barbares à la dispa-
rition de la res publica et au triomphe du « privé » face au « public29 ». De telles
idées n’étaient pas libres d’arrière-pensées nationalistes : ces auteurs, qui
associaient les Allemands aux Barbares, croyaient que ces derniers n’étaient
pas capables de comprendre les abstractions du monde gréco-romain.
C’est un point de vue sensiblement différent que je voudrais soutenir ici,
à savoir que la spécificité du haut Moyen Âge repose sur la difficulté de dis-
tinguer le « public » de ce qu’on appelle à tort la « sphère privée », et ce pour
des raisons qui ne tiennent pas à la toute-puissance de cette dernière. Que
peut-on comprendre par « public » dans le haut Moyen Âge ? Répondre à la
question est très difficile et cela mériterait une étude à part entière. Je me limi-
terai ici à une réflexion sur la pertinence, ou non pertinence, de l’usage de ces
deux notions pour la société du haut Moyen Âge occidental à travers quelques
exemples de la pratique judiciaire franque des vie-ixe siècles, soit les lieux et
modalités des règlements judiciaires et de la pénitence.

En ce qui concerne le règlement des conflits, par exemple, le seul mode


légitime de réconciliation entre les parties était le mallus, avec la présence
d’un juge (le comte et/ou l’évêque). Le Pactus legis Salicae (507 ?-511 ?) prévoyait
d’ailleurs une amende de 600 deniers pour ceux qui, une fois cités à com-
paraître devant l’assemblée judiciaire, ne le faisaient pas. Mais il y avait une
exception de taille : si celui qui avait été cité à comparaître était occupé par
une mission du roi, il n’encourait pas d’amende30. Le texte fait une différence

28.  Michel Rouche, « La vie privée à la conquête de l’État et de la société », dans P. Ariès,
G. Duby (dir.), Histoire de la vie privée, t. 1, De l’Empire romain à l’an mil, Paris, Seuil, 1999 [1985],
p. 423-454, ici p. 423.
29.  C’est le cas notamment de Numa Denis Fustel de Coulanges, La monarchie franque,
op. cit. ; Ferdinand Lot, La fin du monde antique et le début du Moyen Âge, Paris, Albin Michel, 1989
[1927] ; et aussi Louis Halphen, « L’idée d’État sous les Carolingiens », dans Id., À travers
l’histoire du Moyen Âge, Paris, 1950, p. 92-104.
30.  Nam si in dominica ambascia fuerit occupatus, manire non potest. (Pactus Legis Salicae, I, 1-5, éd.
Karl-August Eckhardt, MGH Legum, Sectio I : Leges Nationum Germanicarum, vol. IV/1, Hanovre,
1962, p. 18-20.)

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Pourquoi étudier le haut Moyen Âge au xxie siècle, au Brésil ? 207

claire par rapport à celui qui est occupé à traiter ses propres affaires, et qui
est contraint à comparaître31. Ceci crée une hiérarchie entre les « affaires per-
sonnelles » et les « affaires du roi », au bénéfice de ces dernières. Par ailleurs,
le Pactus pro tenore pacis (1re moitié du vie siècle) associait la victime à l’ac-
cusé qui acceptait de composer sans la présence d’un juge32. Le critère de la
« publicité » était donc fondamental pour instaurer la légitimité du règlement
des conflits.
Les juges du haut Moyen Âge ont été, de la même manière, contraints de
rendre publics le secret et l’occulte au long de la procédure judiciaire. Lors
de la procédure accusatoire, même si parfois la réconciliation était plus
importante que la recherche de la vérité ou que le triomphe d’une partie sur
l’autre33, la révélation dans l’espace judiciaire de l’intention occulte en amont
de l’action criminelle constituait une forme de « pénitence publique », qui
empêchait la désagrégation des liens sociaux et en même temps participait à
l’affirmation de l’autorité publique. On doit rappeler que toutes les parties en
litige étaient obligées de comparaître au locus du jugement, et ce à la vue du roi
ou de l’un de ses représentants (juge ou comte)34.
C’est bien la volonté de révéler le secret des actes criminels et l’occulte de
leurs intentions qui se trouvait alors dans les rapports entre l’autorité judiciaire
et la puissance divine. L’ordalie, ou iudicium Dei, consistait en des épreuves
physiques auxquelles se soumettaient les parties en litige, et dans lesquelles
Dieu lui-même était appelé à révéler l’innocent dans celui qui résistait à la
preuve, ou le coupable dans celui qui succombait à la preuve. Les ordalies
étaient une pratique exceptionnelle où le jugement de Dieu était exposé visi-
blement et publiquement. Le recours au iudicium Dei supposait l’élargissement
extraordinaire de la portée de la justice. Cependant le for interne des hommes
eux-mêmes ne se trouvait pas renforcé, mais au contraire amoindri. Toutes les
vérités occultes, celle des sujets et même celles détenues par Dieu lui-même,
devaient être impérativement révélées aux juges. La vérité de l’accusé et celle
de la souveraineté divine se trouvaient sur le même plan, elles étaient des mys-
tères que l’autorité publique essayait de percer en ayant recours à la procédure
exceptionnelle.

31.  Si uero infra pago in sua ratione fuerit, sicut superius diximus manire potest (ibid., p. 20).
32.  Occulte sine iudice conpositionem fecerit. (Pactus pro tenore pacis, 3, éd. Alfredus Borétius, MGH
Capitularia Regum Francorum, I, Hanovre, 1883, p. 5.)
33.  Dominique Barthélemy, « La vengeance, le jugement et le compromis », dans Le règle-
ment des conflits au Moyen Âge, Actes du XXXIe congrès de la SHMESP, Paris, 2001, p. 11-20.
34.  Grégoire de Tours, Historiarum libri decem, VII, 47, éd. B. Krusch et W. Levison,
MGH SS rer. Merov. 1/1, Hanovre, 1951 (réimpr. 1965), p. 366-368 ; Pactus legis Salicae, titre I,
op. cit., p. 18.

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208 Marcelo Cândido da Silva

Bien qu’elles fussent quelque peu dissonantes du caractère conciliatoire


du règlement des conflits du haut Moyen Âge – d’où leur exceptionnalité –
les ordalies dépendaient, pour être efficaces, de leur caractère public, tout
comme la pénitence publique et les compositions pécuniaires. La révélation
du jugement de Dieu se faisait devant de nombreux témoins, notamment
les juges, responsables de fait pour interpréter et révéler le secret de Dieu et
proclamer Son verdict. Si, à partir du xiie siècle, comme l’a montré Jacques
Chiffoleau, on commença à distinguer deux types d’occultes, l’occulte absolu
(celui des iudicia divins, inaccessibles à l’homme) et l’occulte que l’on peut et
doit révéler, surtout lorsque la puissance divine est menacée, durant le haut
Moyen Âge il n’était pas nécessaire de gloser sur de telles distinctions. Tout
ce qui touchait de près ou de loin à l’impératif de la paix comme condition du
salut pouvait être objet de révélation.

Les pratiques pénitentielles constituent un autre observatoire de l’articu-


lation du « public » et du « privé ». La pénitence, ou la rémission des péchés
à travers la repentance d’erreurs passées, est essentiellement une pratique
néotestamentaire, qui se distingue progressivement du baptême et qui se dif-
fuse dès le ve siècle comme un rituel public, destiné à réconcilier les pécheurs
avec la communauté des fidèles. Les historiens ont tendance à présenter la
dichotomie entre « pénitence publique » et « pénitence privée » comme un
phénomène typiquement carolingien, qui serait apparu pendant les conciles
de 813, mais n’aurait jamais existé en Gaule mérovingienne, en Espagne wisi-
gothique ou dans les royaumes anglo-saxons. La formule serait la suivante :
pénitence publique pour les erreurs publiques, pénitence privée pour les
erreurs privées35. Comme l’a montré Mayke de Jong, l’expression paenitentia
privata est un anachronisme pour le haut Moyen Âge, dans la mesure où elle
ne devient courante qu’au xiie siècle. Les législateurs carolingiens utilisaient
une autre expression : paenitentia occulta. La différence n’est pas négligeable.
La version « occulte » de la pénitence est demeurée une catégorie mal défi-
nie dans les canons conciliaires et dans les capitulaires, plus préoccupés par
la pénitence publique. En principe, la paenitentia publica était une prérogative
épiscopale, imposée chaque mercredi des Cendres à tous ceux qui avaient
commis des crimes ou des péchés notoires contre la communauté36. Devenir

35.  C’est ce qui est présenté dans l’article de Dominique Poirel, « Pénitence », dans Claude
Gauvard, Alain de Libera, Michel Zink (dir.), Dictionnaire du Moyen Âge, Paris, PUF, 2002,
p. 1071-1072.
36.  Mayke de Jong, « What was public about public penance ? Paenitentia publica and justice in
the Carolingian world », dans La Giustizia nell’Alto Medioevo (secoli IX-XI). XLIV Settimane di Studio del
Centro Italiano di Studi sull’Alto Medioevo, Spoleto, 1997, p. 863-902, ici p. 865.

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Pourquoi étudier le haut Moyen Âge au xxie siècle, au Brésil ? 209

publiquement un pénitent était incompatible avec la fonction cléricale. Dans


les conciles wisigothiques, la « publicisation » était le critère fondamental
pour juger le péché et les pécheurs : ceux qui avaient avoué publiquement des
péchés mortels ne pouvaient pas poursuivre la carrière cléricale. D’après le
IVe concile de Tolède, celui qui avouait des manifesta scelera pouvait rester clerc,
mais pas celui qui déclarait publiquement avoir commis un péché mortel37.
En Gaule mérovingienne, les règlements étaient encore plus stricts. Pendant
le concile de Chalon (647-643), les évêques ont écrit une lettre à Theudorius,
évêque métropolitain d’Arles, en le suspendant de ses fonctions38. La pratique
de la pénitence publique entraînait, pour les clercs, le retrait de la commu-
nauté des fidèles.
Pour les laïcs, si la pénitence publique était aussi une sanction à une faute
commise publiquement, elle constituait, d’autre part, une forme de répara-
tion du mal commis et un moyen d’être réintroduit dans la communauté des
fidèles. Le premier concile de Mâcon (581-583) prévoyait pour le laïc qui avait
accusé des innocents devant le roi ou les juges (dans une assemblée judiciaire)
la privation de la communion jusqu’à réparation, à travers la réalisation d’une
pénitence publique, du mal qu’il avait commis39.
La paenitentia occulta n’est pas l’objet d’une définition particulière dans les
textes carolingiens. Elle n’est qu’une catégorie négative, l’opposée de la péni-
tence publique. Si le péché n’a pas causé de scandalum, s’il n’a pas été avoué
devant tous et si l’évêque n’a pas imposé une pénitence par un rituel public,
la pénitence était occulta, comme le souligne M. de Jong. De la même façon,
le péché occulte était défini par ce qu’il n’était pas, soit le péché notoire ayant
compromis la réputation de quelqu’un, et non par une quelconque solitude
des confessions. Les « pécheurs occultes » étaient ceux dont la réputation était
intacte. Dans la société carolingienne, comme l’a bien noté M. de Jong, ce

37.  IVe concile de Tolède, c. 54, éd. Jose Vives, Concilios visigóticos e Hispano-Romanos, Madrid,
1963, p. 204.
38.  Epistula synodi ad Theudorium Arelatensem episcopum, éd. Jean Gaudemet, Brigitte Bas-
devant, Les canons des conciles mérovingiens (vie-viie siècles), Paris, 1989, vol. 2, p. 564 : Nam et
scripta, qualiter uos constitit penitentiam fuisse professus, uestra manu uidemus e comprouincialium ues-
trorum manibus roborata. Vnde uos credimus etiam legisse nec nos paenitus ignoramus, quod, qui publice
penitentiam profitetur, episcopalem cathedram nec tenere nec regere potest. Propterea salutantes beatitudini
uestrae honorifique indicamus, ut usque ad allium sinodum de Arelatense sede, ubi uos constitit pontificalem
cathedram tenuisse, debeatis omnimodis abstinere nec de facultate ipsius ecclesiae nihil ad uestram domina-
tionem, dum in audientia ante fratres conueniatis, penitus presumatis.
39.  Ier concile de Mâcon, éd. J. Gaudemet, B. Basdevant, Les canons des conciles mérovingiens,
op. cit., p. 428 : De his uero, qui innocentes aut principi aut iudicibus accusare conuicti fuerint […] si uero
secularis, communiones priuabitur, donec malum, quod admisit, per publicam penitentiam digna satisfac-
tione conponat.

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210 Marcelo Cândido da Silva

qui comptait était la pénitence publique, la pénitence occulte ne représentant


qu’une catégorie résiduelle. Des efforts étaient faits dans le sens de préserver
la réputation des « pécheurs occultes », mais ces efforts étaient davantage un
moyen de réfréner la publication scandaleuse que la défense du secret de la
confession. À travers la notion de scandalum, le statut de la pénitence publique
s’est élargi à un ensemble de crimes publics, c’est-à-dire ceux qui violaient
l’ordre public et l’autorité royale. À l’époque carolingienne, l’inceste et le par-
ricide ont été inclus parmi les crimes pour lesquels une pénitence publique
était prévue, puisqu’ils étaient vus comme une atteinte à la communauté40.
Cela montre une configuration particulière de l’« espace public », son exten-
sion vers un domaine qu’on ne pourrait qu’à tort désigner comme « privé ».
Selon Jacques Chiffoleau, l’idée d’une nette séparation entre le « public »
et le « privé » dans le haut Moyen Âge ne peut pas être soutenue41. J’aimerais
poser la question différemment : c’est bien cette dichotomie public/privé qui
n’est pas opérationnelle durant cette période. Mais il y a plus : l’indéfinition
de la paenitentia occulta montre que ce qui était « non public » dans le haut
Moyen Âge était en permanence vidé de son contenu, que ce soit par les impé-
ratifs du salut (l’exclusion de pécheurs de la communauté de fidèles) ou par
la recherche de la vérité (les ordalies). Tout se passe donc comme si le secret,
mais aussi l’occulte42 et les liens interpersonnels, étaient constamment, et
très paradoxalement, mobilisés et vidés de ce qui en faisait des rapports privés
par des procédures qui créaient et qui dessinaient les frontières d’un « espace
public ». De cette appropriation publique de l’occulte, des liens interperson-
nels et du secret résulte peut-être l’équivoque de présenter la « privatisation »
comme une caractéristique essentielle du haut Moyen Âge. On a l’impression
que tout ce qui est « privé » a pris d’assaut l’espace public dans le haut Moyen

40.  Mayke De Jong, « What was public about public penance ? », art. cité, p. 863-902.
41.  Jacques Chiffoleau, « Ecclesia de occultis non judicat ? L’Église, Le secret et l’occulte du xiie
au xve siècle », Il segreto. Micrologus. Nature, Sciences and Medieval Societies, 13 (2005), p. 359-481.
42.  « Ces deux notions, le secret et l’occulte, dans la littérature juridique et dans les actes de la
pratique judiciaire comme dans la plupart des autres sources dont disposent les médiévistes,
sont tout à fait équivoques, ou au moins ambivalentes. Chargées à priori d’un sens négatif
très marqué – l’occulte a toujours quelques liens avec le Diable et le secret avec le complot –
elles servent aussi très souvent à désigner ou même à qualifier une sphère qui au contraire
n’a rien de négatif : celle de la connaissance réservée ou de l’inconnaissable. Une sphère qui
peut même devenir superlativement positive lorsqu’elle concerne la toute-puissance divine
et presque sacro-sainte lorsqu’elle touche au for interne de l’homme, accessible à Dieu seul,
à l’abri de toute incursion extérieure (ce qui, à nos yeux de modernes, pourrait – sans doute
un peu vite – en faire une préfiguration du sujet souverain contemporain) », J. Chiffoleau,
« Ecclesia de occultis non iudicat ? », art. cité, p. 359-360.

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Pourquoi étudier le haut Moyen Âge au xxie siècle, au Brésil ? 211

Âge, quand c’est bien l’espace public qui a envahi les domaines réservés du
secret et de l’occulte en exposant leurs contenus à la vue et à l’ouïe de tous.
C’est dans ce sens qu’il faut comprendre, par ailleurs, le fait qu’à partir du
viiie siècle, l’Église et les Carolingiens se sont efforcés d’imposer des noces
publiques. On trouve une telle prescription dans le concile de Ver, en 755 : Ut
omnes homines laici publicas nuptias faciant, tam nobiles quam innobiles43. Comme
l’a montré R. Le Jan, aux yeux des clercs et des rois carolingiens, fiançailles et
douaire garantissaient un mariage consensuel et public, c’est-à-dire légitime.
La diffusion du douaire accompagna donc la lutte des autorités contre toutes
les autres formes de mariage, légitimes ou non, qui n’étaient pas conclues
publiquement44. En plus des raisons avancées par R. Le Jan, qui expliqueraient
la disparition du « don du matin » et son remplacement par le douaire – le
fait que le douaire ne devenait effectif qu’après la consommation du mariage,
légitimant ainsi l’union sexuelle des deux époux, et le fait qu’il assurait égale-
ment la puissance domestique de l’épouse –, on peut penser aussi que le com-
bat pour imposer le mariage public allait dans le sens de cette hypertrophie de
l’espace public qui caractérise le haut Moyen Âge en Occident.

Dans la règle de Benoît de Nursie († c. 547), le cloître est la maison de


Dieu, l’abbé est le père et le nourricier des moines, et ces derniers sont des
frères. Ce vocabulaire emprunté au registre charnel et domestique désigne
ici l’organisation d’une communauté fondée sur des relations spirituelles et
non charnelles, un patrimoine collectif et un espace partagé. On a davantage
mis en valeur le fait que le vocabulaire qui désignait les moines était issu du
registre charnel (frères) plutôt que le fait que ces mêmes moines étaient per-
çus comme les représentants de toute une catégorie sociale, les pauvres. Par
ailleurs, le lien d’amicitia entre les frères était réglé par des rites et des céré-
monies renouvelées perpétuellement et devant tous les membres de la com-
munauté monastique, et il est devenu un modèle pour la société. Ainsi, si la
« maison » constitue un thème récurrent du discours théologique et politique
dans le haut Moyen Âge, c’est moins parce que le monde domestique a pris
d’assaut l’espace public que parce que ce dernier s’est étendu jusqu’à l’inté-
rieur de la maison – qui est devenue un lieu exposé au regard et à l’ouïe de
tous –, en lui empruntant son vocabulaire, les liens entre ses membres et en
leur donnant un caractère public.

43.  Concilium Vernense (755), éd. A. Borétius, MGH Capitularia Regum Francorum, I, op. cit., p. 36.
44.  Régine Le Jan, « Aux origines du douaire médiéval », dans Ead., Famille et pouvoir dans le
monde franc (vie-xe siècle), Paris, 2003, p. 58.

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212 Marcelo Cândido da Silva

À l’époque carolingienne, les liens interpersonnels au sein de l’aristocra-


tie étaient eux-mêmes décrits selon un vocabulaire appartenant au champ
sémantique des liens politiques. Le Manuel de Dhuoda, écrit entre 841 et 843
par une aristocrate de Septimanie pour son fils Guillaume, en constitue un
bon exemple. Dhuoda conseille à son fils de cultiver en premier lieu l’amour
de Dieu, puis en second lieu de son père et seulement après du roi. Le vocabu-
laire qu’elle emploie pour décrire le rapport du père et du fils n’est pas celui de
l’amour filial mais du lien de domination seigneuriale. Au début du chapitre
12, Dhuoda affirme qu’elle enseignera à Guillaume la crainte, l’amour et la
fidélité que ce dernier doit à son père Bernard : Qualiter domno et genitori tuo
Bernardo, tam praesens quam absens, timere, amare, atque fidelis in omnibus esse debeas,
insinuare, ut valeo, non pigeo45. Le terme utilisé pour désigner le père (dominus)
est le même que celui qu’on utilise dans le monde franc depuis le vie siècle
pour désigner les rois et les évêques francs. Le lien entre Guillaume et Ber-
nard, tel que le décrit Dhuoda, ne tient donc pas seulement au fait que ce der-
nier est le géniteur, mais au fait qu’il est le seigneur et, surtout, le responsable
de la condition sociale de Guillaume46. Bien sûr, les propos de Dhuoda son-
nent comme un défi pour l’élite dirigeante carolingienne, soit l’affirmation
d’une identité et d’une supériorité « naturelles » qui justifiaient une position
(status) entre le roi qu’elle acceptait de servir et le populus qu’elle représentait
tout en le dominant47. Mais il y avait plus. De la même façon que le statut de
Guillaume dont il est question ici ne se restreint pas à l’espace domestique,
la paternité ne se construit pas dans le secret de la maison, mais selon un
vocabulaire propre aux liens de pouvoir. La paternité était alors envahie par un
vocabulaire politique, et elle n’était plus simplement un attribut de la domus
aristocratique.

Il ne suffit pas de dire qu’à une toute-puissance du « privé », comme le


soutient l’historiographie traditionnelle, succéderait une toute-puissance du
« public ». Il est nécessaire de rompre avec cette dichotomie, tout en insistant

45.  Dhuoda, Manuel pour mon fils, Introduction, texte critique, notes par Pierre Riché, traduc-
tion par Bernard de Vrégille et Claude Mondésert, Paris, 1991 (Sources chrétiennes, 225 bis),
c. 12.
46.  Dhuoda, Manuel pour mon fils, op. cit., c. 13 : Certa quidem et fixa manet conditio quod nullus,
nisi ex genitore procedit, non potest ad aliam et summam personam culmine pervenire senioratus. Ego autem
admoneo te, desideratissime fili, ut inprimis diligas Deum sicut supra habes conscriptum ; deinde ama, time,
et dilige patrem tuum, scitoque ex illo tuus in saeculo processit status…
47.  Régine Le Jan, « Élites et révoltes à l’époque carolingienne : crise des élites ou crise des
modèles ? », dans F. Bougard, L. Feller et R. Le Jan (dir.), Les élites au haut Moyen Âge. Crises
et renouvellements, Turnhout, 2006, p. 403-423, ici p. 403.

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Pourquoi étudier le haut Moyen Âge au xxie siècle, au Brésil ? 213

sur les spécificités de l’histoire de l’Occident pendant le haut Moyen Âge. Il


faut insister sur le fait qu’il n’y a de place, dans ces sociétés marquées par les
impératifs salvifiques, que pour un espace public alimenté en permanence par
l’éclatement de l’occulte et du secret, par la procédure judiciaire et par les pra-
tiques pénitentielles. C’est donc dans la révélation des erreurs (ordalies), dans
la pacification des parties en litige (composition) ou dans la punition de ces
mêmes erreurs (pénitence publique) que l’espace public se construisait durant
le haut Moyen Âge. L’abolition des ordalies coïncida, dans la deuxième moitié
du xiie siècle, avec la publication de la glose du Décret, de certaines décrétales
pontificales et avec l’activité pratique des canonistes, qui proclamaient que
les juges ecclésiastiques ne pouvaient pas se mêler des iudicia occulta divins.
Ce n’est pas un hasard si cela arriva au moment même où la paenitentia privata
faisait son apparition en désignant un domaine à part entière de la pratique
pénitentielle.

J’aimerais pour finir revenir à la première question posée au début de ce


texte : « Pourquoi étudier le haut Moyen Âge au xxie siècle, au Brésil ? » Sans
donner une réponse définitive à cette question, il est plus aisé pour moi d’y
réfléchir d’une façon négative : en étudiant le haut Moyen Âge, je n’ai pas
l’impression de me pencher sur les origines de l’Europe, encore moins sur
mes propres origines ou celles de mes compatriotes. Étudier l’histoire du
haut Moyen Âge européen, c’est surtout être confronté à des sociétés radica-
lement différentes des nôtres et dont la connaissance n’est pas un exercice de
reconnaissance identitaire. Même pour les historiens européens, un tel exer-
cice s’est révélé tout au long du xxe siècle extrêmement dangereux. Comme
tout porte à croire que la thèse des origines médiévales du Brésil constitue
une construction identitaire tout aussi artificielle que celle qui a fait dire à des
générations d’historiens français « nos ancêtres les Gaulois », il n’y a plus de
raisons de la retenir comme un instrument de légitimation des études médié-
vales au Brésil. Celles-ci n’ont pas besoin de repères identitaires, elles s’ins-
crivent tout simplement dans la démarche qui nous pousse vers la connais-
sance de l’autre, celle des liens sociaux radicalement différents des nôtres. Les
historiens français et allemands ont mis quelques décennies à comprendre
qu’il n’était pas nécessaire de disputer l’héritage romain ou germanique pour
faire l’histoire de la formation des royaumes barbares. Cette identification
avec les Romains ou avec les Germains ne prenait son sens d’ailleurs que dans
un paysage historiographique miné par les passions nationalistes. Peut-être
mettront-ils encore quelques décennies pour se rendre compte que les Euro-
péens, comme les Français ou les Allemands, n’existaient pas au Moyen Âge.

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214 Marcelo Cândido da Silva

Toujours est-il que nous, les Brésiliens, n’avons nullement besoin de nous
revendiquer du Moyen Âge pour faire de cette période un objet d’études.
Par ailleurs, il y a aussi le problème, plus général, des rapports entre le
monde médiéval et le monde contemporain. Ce n’est pas une démarche iden-
titaire que de reconnaître que l’État moderne trouve ses racines dans les édi-
fices politiques de la fin du Moyen Âge, ou encore que l’Église, monarchique
et centralisée, a pris forme à partir du xiiie siècle. Le problème est qu’une
telle démarche, en plus de ses risques téléologiques, risque de cantonner la
recherche aux seuls éléments qui se seraient prolongés au-delà de la période
médiévale. La question est encore plus complexe s’agissant des premiers
siècles du Moyen Âge. À ne pas vouloir reconnaître les spécificités de cette
période, on a cru pendant longtemps que le « privé » avait pris le dessus sur
le « public », quand c’est bien le « public » qui a envahi les domaines réservés
du secret et de l’occulte en exposant leurs contenus à la vue et à l’ouïe de tous.
Il faut en tout état de cause rompre avec cette perspective qui consiste à voir
dans les premiers siècles du Moyen Âge la préparation de la « féodalité » ou
de la « civilisation féodale ». Trop occupés à nier l’originalité de la modernité,
au détriment d’un Moyen Âge trop long, les historiens ont projeté sur le haut
Moyen Âge des catégories qui appartiennent à une amorce du processus de
modernisation, comme la dichotomie public/privé. Je n’ai pas eu la prétention
ici de proposer une autre périodisation pour le haut Moyen Âge, même s’il est
aisé de voir qu’une certaine constance se dégage dans les sociétés de l’Oc-
cident européen dès la formation des royaumes barbares jusqu’à la réforme
grégorienne (et cela malgré la césure marquée par l’éclatement de l’Empire
carolingien, à la fin du ixe siècle). Il n’a pas été question non plus au long de
ces pages de dire ce qu’« est » le haut Moyen Âge, mais plutôt de penser à des
éléments qui peuvent nous aider à comprendre la spécificité des liens sociaux
dans la partie occidentale du continent européen du ve au xiie siècle, plus pré-
cisément le monde franc. Parmi ces éléments, on pourrait mentionner le rap-
port au secret et à l’occulte et notamment la publicisation des liens sociaux.
Finalement, on peut se demander : « Pourquoi ne pas étudier le Moyen Âge au
Brésil, au xxie siècle ? »

Marcelo Cândido da Silva


Université de São Paulo (USP) et
Conselho Nacional de Desenvolvimento Científico e Tecnológico (CNPq), Brésil

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Entre le Moyen Âge et nous
Jérôme Baschet

P
«  ourquoi étudier le Moyen Âge au xxie siècle ? » Quelle en est la « néces-
sité1 » ? Quelle en est l’inutile nécessité, la nécessité non-utilitariste ?
Comment concevoir l’actualité de cet inactuel qu’est le Moyen Âge ? Ces ques-
tions somme toute spécifiques ne sauraient être abordées hors d’un cadre de
réflexion plus général, car la connaissance historique ne se divise pas : aucune
réalité sociale, de n’importe quelle période ou partie du monde, ne saurait
être négligée sans affecter notre capacité de réflexion historique, c’est-à-dire
de compréhension des modes de fonctionnement et de transformation des
structures sociales2. C’est pour cette simple raison qu’il est fort peu probable
qu’un millénaire (et plus) d’histoire européenne puisse être tenu pour sans
importance. Par ailleurs, le savoir historique acquiert une nécessité d’autant
plus grande qu’il se heurte désormais à la menace, à la fois institutionnelle
et intellectuelle, d’une destruction systématique de ses conditions de possi-
bilité. L’offensive est caractéristique d’une époque qui s’emploie « à oublier
comment on pense historiquement3 », combinant les effets de la fragmenta-
tion postmoderne à une bureaucrato-marchandisation de l’éducation et de
la recherche. De quel espace peut encore disposer l’histoire-réflexion dans
un monde soumis à la tyrannie du présent perpétuel, régime d’historicité qui
constitue l’un des rouages de l’actuelle domination sociale4 ? Elle n’est sans
doute possible qu’à contre-courant, car en s’efforçant de rendre intelligibles

1.  Au sens que Joseph Morsel donne à ce terme dans L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de
combat, Paris, LAMOP-Paris 1, 2007 (http://lamop.univ-paris1.fr/lamop/LAMOP/JosephMorsel/
index.htm).
2.  Cette remarque peut être étendue à l’ensemble des sciences sociales ; elle englobe toutes les
sociétés humaines, y compris celles dont il revient traditionnellement à l’anthropologie et à la
sociologie de rendre compte.
3.  Fredric Jameson, Teoría de la postmodernidad, Madrid, Trotta, 1996, p. 9.
4.  Voir François Hartog, Régimes d’historicité, Paris, Seuil, 2004. Je me permets aussi de ren-
voyer à Jérôme Baschet, « L’histoire face au présent perpétuel. Quelques remarques sur la
relation passé/futur », dans François Hartog et Jacques Revel (éd.), Les usages politiques du
passé, Paris, Éd. de l’EHESS (« Enquête »), 2001, p. 55-74 (la notion de « présent perpétuel »
recoupe pour l’essentiel celle de « présentisme », avec quelques différences dans l’analyse).

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216 Jérôme Baschet

les structures sociales et leurs transformations, l’histoire dénaturalise le « il


en a toujours été ainsi » et le « il ne peut en être autrement » d’un monde qui se
prétend inévitable et éternel5.
S’il convient de marquer l’indivisibilité du savoir historique, on ne saurait
pour autant considérer l’histoire médiévale comme une partie absolument
quelconque de celui-ci. La question de la nécessité spécifique de l’étude
du Moyen Âge se pose bel et bien, sans se dissoudre entièrement dans une
défense globale de l’histoire-réflexion, au sein de laquelle elle doit cependant
s’inscrire. On ne peut alors faire l’économie d’une interrogation sur les rap-
ports entre le Moyen Âge et nous, humains du xxie siècle. Ce faisant, il convient
d’écarter, avec la plus ferme énergie, toute relation d’identification (le Moyen
Âge comme fondement d’une supposée identité nationale, européenne ou
occidentale) et de souligner également à quelles conditions une telle réflexion
peut résister aux périls de la téléologie (à laquelle on succomberait si l’on en
venait à penser que le Moyen Âge n’a de sens qu’en tant qu’il conduit inéluc-
tablement jusqu’à nous). Interroger ce rapport est plutôt la reconnaissance du
fait que nous ne saurions analyser le passé médiéval que depuis notre présent,
c’est-à-dire depuis l’effort dont nous sommes capables pour nous déprendre
de ce présent et de ses déterminations. Admettre le caractère situé du savoir
scientifique n’a de pertinence qu’à la condition de reconnaître sa capacité à
s’arracher, autant que possible, aux effets de son inscription sociale. Admettre
les limites de toute connaissance ne vaut qu’à se conjuguer avec l’impératif
d’un dépassement (nécessairement limité) de ses propres limites.
Je voudrais ici insister sur le fait que le rapport entre le Moyen Âge et nous
doit être pensé en conjoignant deux aspects en apparence contradictoires,
mais dont la tension est indispensable pour cerner l’importance de la période
médiévale et donc la nécessité de son étude au xxie siècle : d’un côté, la dyna-
mique du système ecclésio-féodal peut être tenue pour l’un des ressorts déci-
sifs (et généralement occulté) de l’essor européen, en ce qu’elle enclenche la
progressive occidentalisation du monde ; de l’autre, si cette dynamique porte
vers la modernité, elle n’y conduit entièrement qu’à travers une rupture radi-
cale, de sorte qu’on doit aussi souligner l’altérité foncière du Moyen Âge.
Affaiblir l’un de ces deux versants serait risquer de n’y plus rien comprendre,
et tout l’enjeu est alors de préciser l’articulation entre l’altérité d’un Moyen
Âge prémoderne et la dynamique qui, en lui, pousse vers un système-monde
moderne occidento-centré. C’est ce qui me conduira à poser la question des

5.  J’emprunte la notion d’« histoire-réflexion » (opposée à « histoire-sacralisation ») à Alain


Guerreau, « Situation de l’histoire médiévale (esquisse) », http://www2.fcsh.unl.pt/iem/
medievalista/MEDIEVALISTA5/PDF5/01-Alain-Guerreau.pdf.

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Entre le Moyen Âge et nous 217

modalités de la transition entre le système féodo-ecclésial et le système capi-


taliste, puis à évoquer certains caractères de la dynamique médiévale et de sa
relève au sein de la modernité.
Parler du Moyen Âge comme étape décisive de l’essor et de l’expansion de
l’Occident, voire d’une matrice médiévale du monde moderne, ne suppose
nullement d’adhérer à la fable idéologique qui a accompagné la domination
occidentale du monde : celle d’une supériorité morale ou civilisationnelle de
l’Occident. Ce à quoi on se réfère est l’instauration d’une domination plané-
taire, qui ne suppose rien d’autre qu’une supériorité factuelle (laquelle ne sau-
rait être réduite à ses dimensions militaires ou coercitives, toute domination
un tant soit peu durable supposant également l’efficacité de ses mécanismes
de cohésion et de contrôle, et notamment de ses systèmes de représentation)6.
En ce point, il pourrait ne pas être inutile d’évoquer une histoire « à rebrousse-
poil », qui s’arrache à toute empathie, explicite ou implicite, avec les vain-
queurs d’hier et d’aujourd’hui7. Non certes pour remplacer une apologétique
par une autre ou pour enfermer les dominés dans le ghetto d’une histoire
propre, prise entre victimisation et idéalisation, et à coup sûr dépourvue du
moindre potentiel d’intelligibilité. Une histoire du point de vue des dominés –
condamnée à regarder passer le long cortège triomphal des puissants, comme
le souligne Benjamin – n’a de sens qu’à la condition de dépasser le point de
vue des dominés eux-mêmes. Elle ne saurait être qu’une histoire des modes
de domination, soucieuse d’en percer les secrets et d’identifier ce à quoi les
dominés (et les dominants, d’une certaine manière) sont soumis. Plus qu’à
fixer les puissants qui se pavanent dans le cortège, l’histoire « à rebrousse-
poil » doit s’employer à scruter les rouages du char de la domination. Inté-
ressée par le démontage des mécanismes de domination et d’exploitation, ne
favoriserait-elle pas la compréhension de celles-ci davantage qu’un point de
vue tendant à considérer domination et exploitation comme légitimes, natu-
relles ou vaguement inévitables ?

6.  Jack Goody s’est élevé contre le risque d’une surévaluation, voire d’une essentialisation,
des différences entre l’Occident et tous ses autres (voir en dernier lieu The Theft of History, Cam-
bridge, Cambridge UP, 2007). Mais restreindre outre mesure les spécificités de l’Occident tend
à faire de l’occidentalisation du monde un processus purement aléatoire, et à en minorer la
portée. L’enjeu consiste à produire une histoire non eurocentrique de la formation d’un monde
eurocentré (ce que la critique de l’ethnocentrisme paraît écarter, presque autant que l’ethno-
centrisme lui-même).
7.  Walter Benjamin, « Thèses sur le concept d’histoire », dans Id., Essais 2. 1935-1940,
Paris, Denoël/Gonthier, 1983, p. 198-199.

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218 Jérôme Baschet

Altérité du Moyen Âge et dynamique du système féodo-ecclésial


L’altérité du Moyen Âge est fondée sur l’idée d’un (long) Moyen Âge prémo-
derne, séparé de nous par la fantastique barrière que constitue le basculement
dans le système capitaliste. Cette barrière est marquée par la « double fracture
conceptuelle » de la fin du xviiie siècle qui, en faisant émerger les concepts
nouveaux d’économie et de religion, a rendu incompréhensible la logique
sociale antérieure8. Parler du Moyen Âge comme d’un monde d’avant le capi-
talisme ou d’avant la modernité, voire comme de « notre anti-monde », ne vise
pas à enfermer le Moyen Âge dans une définition négative, ni non plus à le
réduire à un rapport d’inversion vis-à-vis de nous (au reste, une telle caractéri-
sation ne saurait en aucun cas suffire, car on pourrait en dire à peu près autant
de n’importe quelle société traditionnelle). Il s’agit simplement de marquer
avec force l’écart qui nous en sépare. Par certains aspects – mais il faut veiller
à ne pas rigidifier inutilement la rhétorique de l’inversion –, cette rupture tient
d’un renversement venant séparer ce qui était auparavant lié, voire indisso-
ciable : séparation du producteur d’avec les moyens de production, avec tous
ses effets dans l’ordre des représentations ; émergence de l’économie comme
sphère séparée et dominante, par opposition avec sa position antérieure
encastrée dans le social9. Reste que de tels énoncés n’ont de pertinence qu’à
être associés à l’autre dimension mentionnée, soit une jonction dynamique
unissant les deux mondes que la rupture de la modernité capitaliste sépare
néanmoins.
L’insistance sur l’altérité du Moyen Âge, qui doit beaucoup à Jacques Le
Goff, Paul Zumthor, Anita et Alain Guerreau, a revêtu une dimension stra-
tégique et critique10. Il s’agissait – et il s’agit encore – de définir une posture
scientifique (ou du moins l’un de ses aspects), en tentant de se prémunir contre
les illusions d’une unité civilisationnelle, entretenues par l’apparente identité
des espaces géographiques, des édifices, des traits culturels et des notions.
Les pièges d’une fausse familiarité peuvent de surcroît être entretenus par un

8.  Alain Guerreau, L’avenir d’un passé incertain. Quelle histoire du Moyen Âge au xxie siècle ?,
Paris, Seuil, 2001.
9.  Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps,
Paris, Gallimard, 1983. Tout en critiquant l’œuvre de Polanyi, Maurice Godelier a souligné la
dominance des structures non économiques dans les sociétés précapitalistes (L’idéel et le matériel.
Pensée, économies, sociétés, Paris, Fayard, 1984).
10.  Par exemple Jacques Le Goff, Pour un autre Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1978 ; Paul
Zumthor, Parler du Moyen Âge, Paris, Seuil, 1980 ; Michel Sot, Anita Guerreau-Jalabert
et Jean-Patrice Boudet, « L’étrangeté médiévale », dans Jean-Pierre Rioux et Jean-François
Sirinelli (dir.), Pour une histoire culturelle, Paris, Seuil, 1997, p. 167-182.

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Entre le Moyen Âge et nous 219

continuisme historique qui voit dans le Moyen Âge la naissance ou l’enfance


de l’Europe, et qui, pour se défaire du spectre de l’obscurantisme, fait gloire
à cette période d’être un miroir dans lequel nous pourrions déjà, quoique
imparfaitement, nous reconnaître. En réaction, la posture de l’altérité a mon-
tré sa fécondité historiographique, en convoquant le modèle anthropologique
pour mieux écarter les projections non raisonnées de catégories de pensée
contemporaines. Souligner la coupure entre le Moyen Âge et nous reste la
condition d’un regard qui sait devoir se défier de lui-même et se défaire des
évidences contemporaines pour avoir quelque chance de construire des outils
analytiques adaptés à un monde aussi lointain. L’altérité médiévale doit-elle
cependant continuer à être exprimée de manière aussi tranchante ou bien
est-il nécessaire d’en proposer une reformulation ?
S’il s’agit de rejeter le Moyen Âge loin de nous pour mieux le voir, il s’agit en
même temps de faire de lui un point de vue extérieur pour mieux voir le monde
moderne. On peut évoquer ici la démarche de Louis Dumont, qui vise à penser
l’Inde depuis l’Occident autant que l’Occident depuis l’Inde, et indique que
se situer à l’extérieur est la seule manière de voir la culture moderne dans son
unité11. Le Moyen Âge – âge pré-capitaliste de l’Occident – peut être à sa façon
cet extérieur. Sa position, ambivalente et pour cela suggestive, tient au fait
d’être extérieur/antérieur à la modernité, tout en pouvant être replacé au cœur
même de l’histoire occidentale et de la dynamique qui permet le basculement
vers la modernité.
De fait, le second versant de la démarche proposée ici consiste à considé-
rer la dynamique médiévale comme le moment où s’enclenche le processus
d’essor de l’Occident qui conduit, à travers diverses reconfigurations succes-
sives, à l’exercice d’une domination planétaire. Et si le rapport entre la dyna-
mique médiévale et le basculement dans la modernité reste particulièrement
délicat à penser, le lien entre cette dynamique et le premier moment de l’oc-
cidentalisation du monde – la colonisation du continent américain – appa-
raît très direct (pour peu du moins que l’on se débarrasse des illusions de
la Renaissance)12. C’est un point essentiel pour une histoire écrite depuis le

11.  Notamment Louis Dumont, Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur
l’idéologie moderne, Paris, Seuil, 1985.
12.  Je me permets de renvoyer à J. Baschet, La civilisation féodale. De l’an mil à la colonisation de
l’Amérique, 3e éd. augmentée, Paris, Champs-Flammarion, 2006 (édition brésilienne, São Paulo,
Globo, 2006), tout en précisant que la façon dont cet ouvrage esquisse l’articulation entre
Moyen Âge occidental et colonisation transatlantique repose sur une expérience du domaine
hispanique. L’expérience coloniale brésilienne présente des caractères propres et appelle des
analyses adaptées que mes compétences limitées m’interdisaient d’engager.

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220 Jérôme Baschet

continent américain, mais aussi de façon plus générale, puisqu’on peut voir
là une étape déterminante dans le processus de conformation d’un monde
soumis à la domination occidentale. Faire place à la dynamique médiévale est
donc indispensable pour restituer convenablement l’ensemble des processus
ayant conduit à la configuration actuelle du monde. Cependant, il faudrait se
garder de fonder la nécessité de l’étude du Moyen Âge uniquement sur ce qui,
en lui, pointerait vers notre monde. On risquerait alors de se laisser piéger par
un retour de l’utilitarisme, reliant trop directement l’intérêt du Moyen Âge au
souci de notre présent. On risquerait de se contraindre à rapprocher le Moyen
Âge de nous afin de le rendre digne d’intérêt, et d’atténuer ainsi la coupure qui
nous sépare de lui (ou pire d’en isoler certains aspects, ce qui ruinerait toute
possibilité d’en saisir la logique globale).
C’est pourquoi il est indispensable de poser, entre le Moyen Âge et nous, un
double rapport d’enchaînement dynamique et d’altérité. On doit dire tout à la
fois du Moyen Âge qu’il est animé d’une dynamique conduisant à la moder-
nité dominatrice de l’Occident et qu’il est séparé de nous par une rupture radi-
cale (en conséquence, reconnaître la contribution de la dynamique médiévale
à l’occidentalisation du monde, voire à la constitution de la modernité, ne res-
treint en rien l’intensité de l’altérité médiévale)13. Tout l’enjeu consiste à pas-
ser de ces énoncés généraux à une analyse précise des processus historiques,
qui soit capable de combiner ces deux aspects et de penser une dynamique
conduisant vers l’ordre moderno-occidental du monde, quoique à travers le
bouleversement d’une reconfiguration radicale.

Réanimer la question de la transition


L’une des questions qu’il convient alors d’affronter est celle de la transition
du système féodo-ecclésial au capitalisme : vieille question qui mériterait de
sortir du coma prolongé dans lequel elle a sombré… Car il est clair que, pour
rendre compte de ce qu’il y a entre le Moyen Âge et nous, il faudrait être en mesure
de cerner un ensemble de processus historiques hautement complexes dont
le nœud est précisément cette transition.
Je me permets de mentionner rapidement deux points14. Le premier consiste
à écarter une transition située aux xive-xve siècles (la supposée « crise finale
du féodalisme ») et faisant de la Renaissance le coup d’envoi de la modernité

13.  On peut dès lors s’interroger sur l’idée, exprimée par Paul Zumthor, selon laquelle l’al-
térité du Moyen Âge serait plus relative que celle de sociétés lointaines, au motif qu’il appartient
à notre histoire (Parler du Moyen Âge, op. cit.).
14.  Ils sont plus amplement développés dans mon article « Os Modelos da Transição », Signum,
8, 2006, p. 9-31.

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Entre le Moyen Âge et nous 221

et du système-monde capitaliste. Dans un tel schéma historiographique,


la colonisation de l’Amérique participe d’un basculement dans un monde
radicalement neuf et l’analyse du processus d’occidentalisation du monde
peut presque s’épargner de rien connaître du Moyen Âge, si ce n’est au titre
des antécédents, des préambules ou des vagues prémonitions. Le coup de
baguette magique de la Renaissance, qui rabaisse les siècles précédents au
rôle de sombre repoussoir, reste bien l’un de nos points de litige principaux.
C’est à rebours de cette logique que travaille l’argumentaire du long Moyen
Âge, qui a notamment pour effet de relier très directement dynamique médié-
vale et colonisation américaine.
Le second point tient au rejet d’un modèle exogène de la transition, selon
lequel la production artisanale et le commerce, les villes et les groupes urbains
se développeraient en dehors d’un système féodal caractérisé par l’autarcie
et l’immobilisme, jusqu’à acquérir une force suffisante pour le mettre à bas.
On peut lui opposer un modèle que l’on dira endogène, en ce sens qu’il sou-
ligne le caractère dynamique du système féodal, qui engendre lui-même (et
contrôle) les phénomènes qui étaient supposés devoir provoquer sa perte. On
peut alors poser que c’est dans la dynamique même du système féodal qu’il
faut chercher les ressorts les plus essentiels de la transition vers un autre sys-
tème. Mais la transition n’en suppose pas moins un moment de basculement,
qui doit être pensé comme une rupture entraînant une recomposition globale :
les éléments qui s’étaient développés sous l’effet de la dynamique du système
antérieur se reconfigurent alors au sein du nouveau système, en fonction de
ses logiques et de ses hiérarchies propres. Certains éléments peuvent être
présents dans l’ancien et le nouveau système, ce qui laisse prise à toutes les
illusions continuistes déjà mentionnées, mais leur sens est totalement trans-
formé du fait des relations inédites au sein desquelles ils se trouvent agencés.
Plutôt que d’insister à nouveau sur ces aspects, je voudrais faire une obser-
vation sur les processus qui se jouent entre le Moyen Âge et nous, afin de suggérer
que se sont succédé trois formes (au moins) de mondialisation. La première
est marquée par la conquête et la colonisation d’une grande partie du conti-
nent américain. Il s’agit d’une étape essentielle dans l’occidentalisation du
monde : pour la première fois, le contrôle de territoires aussi amples et aussi
éloignés est assuré durablement. Il est devenu courant d’évoquer à ce propos,
en insistant sur une interconnexion inédite de tous les continents, une pre-
mière mondialisation (ce qui conduit certains à dévaluer les discours actuels
sur la mondialisation, au motif que celle-ci serait déjà vieille de plus de cinq
siècles). Il est toutefois nécessaire de bien marquer des différences et des
étapes. L’expression de « mondialisation archaïque », avancée par C. A. Bayly,
a le mérite de souligner nettement l’écart par rapport aux mondialisations

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proprement « modernes15 ». Surtout, comme l’indique le même auteur, ses


principes recteurs sont l’expansion universalisante de la chrétienté et l’affir-
mation de pouvoirs monarchiques qui se conçoivent comme relais de celle-ci
et sont mus par la quête du prestige. Pour dépasser une dénomination pure-
ment négative, on proposera de parler d’une mondialisation féodo-ecclésiale (du
moins en ce qui concerne la contribution européenne à ce phénomène). Et on
ajoutera, dès lors qu’on se place dans le cadre d’analyse du long Moyen Âge,
qu’il convient d’associer, dans cette phase féodo-ecclésiale de la mondiali-
sation, l’entreprise de croisade des xie-xiiie siècles, qui en est l’expression
initiale et partiellement vouée à l’échec, et la colonisation américaine qui en
est la manifestation la plus marquante16. C’est en fait l’ensemble des phéno-
mènes touchant à l’expansion occidentale, principalement du xie au xviie
siècle, que l’on doit inclure sous le terme de mondialisation féodo-ecclésiale.
La colonisation américaine a des effets en partie imprévus, qui contribuent
amplement à l’accumulation des conditions favorables à la transition. Elle
permet tout d’abord de consolider la position européenne face aux Ottomans :
c’est très consciemment que l’entreprise américaine est d’abord perçue par
les souverains hispaniques comme un moyen de financer l’effort militaire
face à l’Islam. Pour le reste, on sait que l’afflux de métaux précieux n’a aucun
effet économique direct, puisqu’il laisse l’Espagne et le Portugal exsangues,
mais au moins il favorise l’émergence de l’Europe du Nord et notamment de
la Hollande. Puis vient le temps des « révolutions industrieuses », fondées
sur l’intensification du travail familial et sur l’essor du commerce mondial,
de la traite et des plantations tropicales. Pourtant, rien n’est joué : vers 1780,
le monde n’est pas encore eurocentré et la Chine, l’Inde ou l’Islam gardent
leur dynamisme. Entre la Chine et l’Europe notamment, l’équilibre n’a pas
basculé. C’est seulement entre 1780 et 1914 que s’instaure véritablement un
monde eurocentré, dans lequel l’écart entre l’Europe et le reste du monde se
creuse dramatiquement17. Telle est bien la phase décisive de l’occidentalisa-
tion du monde. Cette deuxième mondialisation, étroitement liée à la mise en

15.  C. A. Bayly, La naissance du monde moderne (1780-1914), Paris, L’Atelier-Le monde diploma-
tique, 2007, p. 55-86.
16.  Je remercie Joseph Morsel de m’avoir incité à intégrer la croisade dans cette esquisse histo-
rique des mondialisations. Notons que Serge Latouche fait commencer l’occidentalisation du
monde avec la croisade et indique que cette occidentalisation sous la forme de la chrétienté se
prolonge jusqu’au xvie siècle (Serge Latouche, L’occidentalisation du monde. Essai sur la signifi-
cation, la portée et les limites de l’uniformisation planétaire, Paris, La Découverte, 2005 (1989), p. 30).
17.  C. A. Bayly, La naissance, op. cit. Voir aussi Kenneth Pomeranz, The Great Divergence : China,
Europa and the Making of the Modern World Economy, Princeton, Princeton University Press, 2000,
qui situe à la fin du xviiie siècle le point de divergence décisif entre Chine et Europe.

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Entre le Moyen Âge et nous 223

place du système-monde capitaliste, est de nature résolument nouvelle. La


domination coloniale s’y imbrique à l’idéologie du Progrès (qui prend la relève
de la Providence divine) et, de façon plus immédiate, aux intérêts de l’indus-
trie textile britannique (mainmise sur les matières premières et recherche de
débouchés). Elle se caractérise par la juxtaposition d’impérialismes concur-
rents, qui prolongent outre-mer la rivalité entre les États-nations du centre
du système. Cette phase prend fin, me semble-t-il, avec l’exacerbation puis
le dépassement des conflits interimpérialistes, au cours du cycle des deux
guerres mondiales. On passe alors à une troisième mondialisation, corres-
pondant à une réorganisation profonde du système-monde capitaliste, mar-
quée par son caractère post-colonial et par l’hégémonie de l’hyperimpéria-
lisme nord-américain. Et tandis que la deuxième mondialisation était fondée
sur le cloisonnement des différents marchés associés aux États-nations domi-
nants (avec leurs extensions impériales), la troisième mondialisation se carac-
térise surtout par une évolution tendancielle vers un marché mondial unique
des biens et plus encore des capitaux18. À l’évidence, la « mondialisation »,
pas plus que la « domination occidentale », n’est une ; l’une comme l’autre
revêtent des formes successives bien distinctes qu’il n’est pas indifférent de
faire apparaître.
Qu’en déduire pour l’étude du Moyen Âge ? D’abord qu’il ne saurait être
question d’attribuer à la seule dynamique médiévale la responsabilité de
conduire à l’occidentalisation du monde, dès lors qu’en 1780, la phase cru-
ciale de ce processus n’est pas encore engagée et que rien n’est joué encore.
L’hégémonie occidentale ne s’impose pleinement que dans le cadre du sys-
tème capitaliste, à partir du xixe siècle. Elle procède donc d’une rupture avec
le Moyen Âge, qui cependant en a enclenché la première phase. Il ne faudrait
donc pas, après avoir totalement occulté la dimension médiévale de l’expan-
sion occidentale, prêter à celle-ci un rôle exagéré. D’autre part, le schéma
proposé, et notamment l’idée d’une première mondialisation féodo-ecclé-
siale, conduit à remettre en cause un modèle historique fort répandu, qui fait
coïncider colonisation, modernité et capitalisme. Ainsi, la théorie du sys-
tème-monde moderne de Immanuel Wallerstein unifie ces trois phénomènes

18.  On pourrait distinguer dans cette troisième mondialisation une première phase correspon-
dant aux « Trente Glorieuses » (décolonisation, hégémonie absolue des États-Unis, émergence
des multinationales, rôle marqué des États-nations fondés sur des politiques keynésiennes de
contention des contradictions sociales) ; puis une seconde phase, à partir des années 1970,
de démantèlement néolibéral de ces mêmes composantes keynésiennes, de libéralisation des
mouvements de capitaux et de délocalisation des activités productives, ainsi que de diverses
autres formes de restructuration ayant également pour but principal une intensification de l’ex-
ploitation du travail et une restauration des taux de profit du capital.

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224 Jérôme Baschet

et leur garantit 500 ans d’âge19. Ce schéma est du reste volontiers repris au
sein des études postcoloniales, sans doute parce qu’il permet de forger un
adversaire unique (et aisément essentialisable) : la colonisation imposée aux
populations amérindiennes s’y trouve intrinsèquement associée à la moder-
nité (capitaliste), de sorte que l’appel à la décolonisation culturelle et idéo-
logique est indissociablement conçu comme une rupture avec la modernité
occidentale20. Dès lors, il peut être utile de souligner que l’Amérique dite
latine a connu deux formes successives de subordination, radicalement dif-
férentes : une colonisation surgie de la dynamique féodo-ecclésiale, puis un
positionnement dépendant au sein du système-monde capitaliste.

De la dynamique féodo-ecclésiale à la modernité


Je voudrais maintenant évoquer certains aspects de la dynamique féodo-
ecclésiale, en insistant sur les modalités de leur relève au sein de la modernité.
On se contentera ici de quelques considérations hautement approximatives et
très partielles, que l’on peut considérer comme des compléments au modèle
fondé sur le tandem déparentalisation/spatialisation qu’a récemment pro-
posé Joseph Morsel21.
L’articulation du spirituel et du corporel est très clairement engagée dans la mise
en place de ce tandem, puisque la hiérarchie établie entre parenté spirituelle
et parenté charnelle est l’un des leviers de la déparentalisation et notamment
de la conception de l’Église comme institution déparentalisée (c’est-à-dire
pensée comme réseau de parenté spirituelle, soustrait aux règles et aux liens
de la parenté charnelle)22. De plus, cette articulation est essentielle pour assu-
rer la spatialisation du social : les lieux (églises, reliques et cimetières) qui
polarisent l’espace social ne sauraient être purement matériels, sans quoi
l’Église perdrait le statut d’éminence sacrée qui lui permet de jouer son rôle
dans ce processus ; il est donc indispensable qu’ils puissent être transmués en
lieux spirituels, notamment par les rituels de consécration23. Il en va de même

19.  Immanuel Wallerstein, Capitalisme et Économie-monde (1450-1640), Paris, Flammarion,


1980.
20.  Walter D. Mignolo, La idea de América latina. La herida colonial y la opción decolonial, Barce-
lone, Gedisa, 2007.
21.  L’Histoire (du Moyen Âge), op. cit., ainsi que ses commentaires dans les actes du présent colloque.
22.  Je renvoie aux travaux fondateurs d’Anita Guerreau-Jalabert et au chap. II.5 de La civi-
lisation féodale, op. cit.
23.  Voir notamment Dominique Iogna-Prat, La Maison Dieu. Une histoire monumentale de l’Église
au Moyen Âge, Paris, Seuil, 2006, et Didier Méhu (dir.), Mises en scènes et mémoires de la consécration
de l’église dans l’Occident médiéval, Turnhout, Brepols, 2007.

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Entre le Moyen Âge et nous 225

des images, autres vecteurs de la localisation du sacré, qui ne peuvent être


assumées – et avec quelle expansivité – que dans la mesure où elles articulent
matérialité de l’objet (et de son inscription locale) et tension vers le spirituel.
On peut aussi attirer l’attention sur la logique qui sous-tend les conceptions
de la personne, duelles en ce qu’elles se fondent sur une distinction mar-
quée de l’âme et du corps, mais en même temps traversées par une dynamique
antidualiste qui fait prévaloir une articulation positive de l’âme et du corps24.
Le modèle extrême de cette conjonction dynamique est fourni par l’un des
traits doctrinaux les plus singuliers que l’Église médiévale ait pris soin de
consolider : la résurrection des corps (aboutissant à penser des corps para-
doxaux, totalement charnels par leur matérialité et néanmoins parfaitement
spirituels par leurs qualités). Une telle articulation d’entités contraires est
bien sûr indexée sur l’Incarnation, qui lie pareillement humain et divin ; plus
exactement, on dira qu’elle est indexée sur le déploiement historique d’une
logique incarnationnelle qui accentue l’intensité de son paradoxe constitutif.
Je proposerai donc de considérer l’articulation positive du corporel et du spirituel
comme un schème fondamental, en ce qu’il définit le statut même de l’Église,
institution paradoxale, sinon institution du paradoxe. C’est cette articulation
qui lui permet d’accepter des dons matériels, en tant qu’ils deviennent spi-
rituels, et plus largement de s’assumer comme institution incarnée quoique
fondée sur des valeurs spirituelles. Revendiquant sa pureté virginale au milieu
des désordres du monde, l’Église s’incarne tout en restant spirituelle et
prétend spiritualiser le charnel, notamment par les sacrements. Telle est la
formule de sa légitimité, comme le confirment les contestations et les dissi-
dences qui, toutes, tendent à réduire l’Église à une pure matérialité, jusqu’à
la fureur polémique des réformés qui font de l’institution papale un ventre
et une cuisine25. Il conviendrait alors de considérer l’articulation positive
du spirituel et du charnel comme l’un des modèles représentationnels qui
contribuent à assurer la position dominante de l’Église et lui confèrent un
rôle majeur dans la dynamique du système féodo-ecclésial. Peut-on voir là un
aspect de la singulière efficacité du mode de domination ecclésial, qui permet
à l’institution de s’emparer du monde social pour l’ordonner, tout en pro-
clamant son détachement ou sa séparation par rapport à lui ? Qui lui permet
d’assumer son être-au-monde sous couvert d’un devoir-être-hors-du-monde ?
Du moins pourrait-on considérer que c’est la position paradoxale de l’Église,

24.  On se contente ici, et pour ce qui suit, de références allégées, en renvoyant une fois pour
toutes aux chapitres de La civilisation féodale (ici, chap. II.4).
25.  Voir les admirables textes commentés par Denis Crouzet dans Les guerriers de Dieu. La vio-
lence au temps des troubles de religion (vers 1525-vers 1610), Seyssel, Champ Vallon, 1990, p. 677.

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comme institution spiritualo-matérielle, fondée tout autant sur la dualisation


hiérarchique du spirituel et du charnel que sur la transfiguration spirituelle
du charnel, qui la conduit à libérer au maximum les potentialités paradoxales
qui la fondent (Trinité, Incarnation, corporel/spirituel…), à ouvrir la fluidité
expansive du champ des représentations qui reposent sur ces paradoxes et
à assumer une articulation des fins naturelles et des fins surnaturelles de
l’homme qui engage un nouveau rapport au monde.
L’articulation du spirituel et du matériel a des effets bien au-delà de l’or-
ganisation même de l’institution ecclésiale. On peut reprendre l’exemple de
Christophe Colomb, mû tout autant, dans son entreprise atlantique, par l’ob-
session de l’or que par l’espoir de conversions lointaines. La lecture contem-
poraine, spontanément économiciste, a bien du mal à ne pas s’en tenir à des
fins matérielles, l’or ne pouvant être, pour elle, rien d’autre qu’un bien doté
d’une valeur comptable et le souci de la conversion autre chose qu’un pré-
texte. On peut au contraire considérer que la double obsession de l’or et de la
conversion est, chez Colomb, la forme même de l’articulation du spirituel et
du matériel. Non seulement l’or est conçu comme le signe et le moyen de la
conversion espérée (proximité de la cité du Grand Khan ; usage en vue de la
reconquête de Jérusalem), mais il est l’exemple par excellence d’un bien maté-
riel spiritualisé et spiritualisant, pointant vers le divin et le salut (« l’or est très
excellent […] celui qui le possède, fait tout ce qu’il veut dans le monde et peut
même faire accéder les âmes au Paradis »)26. En bref, il s’agit de souligner que
la hiérarchie entre l’intérêt matériel et la quête de statut (honneur ici-bas et
salut dans l’au-delà) est, durant le long Moyen Âge, l’inverse de ce qu’elle est
dans la société contemporaine. Cela n’empêche nullement de considérer que,
sous couvert d’un but ecclésial dominant, la colonisation a permis l’appropria-
tion et le transfert en Europe d’une masse considérable de métaux précieux et
de biens divers. C’est en ce sens que l’articulation du spirituel et du matériel
apparaît comme un mode d’emprise sur le monde assez efficace, en ce qu’il
permet d’assumer des conduites intéressées au sein d’un système de valeurs
qui ne reconnaît pourtant de légitimité qu’au désintéressement.
La construction de la nature et de sa maîtrise. C’est au xviie siècle que Philippe
Descola situe une rupture décisive : l’émergence de l’idée de Nature comme
domaine autonome dont l’homme est séparé et sur lequel il exerce sa maî-
trise, par la connaissance et l’exploitation. S’opère alors le passage d’une

26.  Je me permets de renvoyer à J. Baschet, « Pourquoi Christophe Colomb est parti en


Amérique », L’Histoire, 296, 2005, p. 36-43. Denis Crouzet souligne que l’or est, pour Colomb,
le signe de la Grâce et de la valeur messianique de son aventure (Denis Crouzet, Christophe
Colomb, héraut de l’Apocalypse, Paris, Payot, 2008, p. 189-190).

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Entre le Moyen Âge et nous 227

ontologie « analogique », caractéristique des sociétés de nombreuses régions


du monde, à une ontologie « naturaliste », qui apparaît spécifiquement en
Europe27. Divers éléments préparent toutefois cette rupture, à commencer
par l’institution divine d’un pouvoir de l’homme sur les règnes animaux et
végétaux (Genèse 1, 26-29 et 2, 19-20). Mais, pour important qu’il soit, ce
rapport reste encastré dans une autre relation, qui soumet l’ensemble du
monde créé (homme compris) à Dieu. La dissociation entre l’homme et la
« nature » demeure ainsi bloquée, comme contenue, par la figure de la Créa-
tion, unifiée dans son rapport de soumission au Créateur et de signe obscur
de sa volonté. Et, plutôt que de penser le Moyen Âge comme articulation de
l’analogisme et du naturalisme (option inviable dès lors qu’on les conçoit l’un
et l’autre comme des systèmes représentationnels), on doit prendre la mesure
de la rupture mise en avant par Philippe Descola et s’efforcer d’analyser les
évolutions médiévales comme le fait d’une dynamique propre à l’analogisme
féodo-ecclésial, dont cependant bien des aspects préparent ou anticipent
le basculement ultérieur vers le naturalisme 28. Mentionnons ainsi, dans le
cadre d’une logique qui valorise toujours davantage l’intérêt pour la Création
(non pour elle-même, mais en tant qu’elle donne accès à une connaissance
du Créateur et de ses desseins), l’essor des savoirs naturels, ou encore l’inté-
rêt pour la figuration des singularités des choses et des êtres créés. On peut
aussi évoquer un processus de désacralisation de la « nature » opéré par le
christianisme, qui, par différence avec les conceptions païennes, s’efforce de
concentrer le rapport au divin dans des lieux spécifiques (et architecturés).
Par ailleurs, l’étude de Philippe Descola souligne qu’une spécificité de l’Oc-
cident tient à l’importance du schème de la création-production. La Créa-
tion divine induit le modèle héroïque d’un agent producteur, conçu comme
cause absolue des choses ou des êtres produits, et radicalement séparé de ce
qu’il produit. La production agricole n’est certes pas d’emblée conçue sur
ce modèle, comme l’indiquent de nombreuses transactions avec les forces
surnaturelles, promues ou non par le clergé. Toutefois s’esquisse une repré-
sentation du labeur, châtiment du péché et marque de soumission à Dieu, et
tout à la fois assumé comme capacité transformatrice des éléments naturels,
ce qui amorce un écart par rapport à toutes les sociétés où l’activité agricole
ne saurait être conçue autrement que comme un échange avec les puissances
surnaturelles, ou du moins comme un accompagnement de la force de ces

27.  Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.


28.  « Préparer » ne signifie en aucun cas « conduire nécessairement à » : il s’agit d’évoquer
(tout en écartant le risque de téléologie) des éléments susceptibles de faire l’objet d’une relève
au sein du système suivant.

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228 Jérôme Baschet

mêmes puissances29. On pourrait alors faire l’hypothèse que l’importance du


schème de la création-production a joué un certain rôle dans la dynamique
de l’analogisme féodo-ecclésial et a préparé le basculement occidental vers le
naturalisme.
L’historicisation du temps. Il est classique, depuis Max Weber, de recon-
naître dans la conception linéaire du temps chrétien, avec son début, son
milieu (l’Incarnation) et sa fin, une singularité forte de l’Occident, dont la
conception moderne de l’histoire prendra la relève dans la seconde moitié
du xviiie siècle30. En fait, les conceptions médiévales sont largement contra-
dictoires : y domine un temps semi-historique, tiraillé entre l’obsession de
la chronologie et les cycles de la répétition, tandis que la succession des six
âges augustiniens s’est figée depuis l’Incarnation dans l’attente de la fin des
temps31. Pourtant, ce temps semi-historique est rongé par l’histoire, et l’his-
toricisation de Dieu lui-même (par l’Incarnation) en est l’un des supports. À
cet égard, le plus remarquable est sans doute que l’espace de mise en jeu de la
doctrine qu’est le savoir scolastique aboutisse à faire valoir, jusqu’au présent,
l’historicité de la révélation. Telle est la logique argumentative à laquelle doi-
vent recourir les tenants de l’Immaculée Conception, contraints par l’absence
de fondements scripturaires à souligner le caractère contradictoire des opi-
nions défendues depuis les origines de l’Église et à professer que les docteurs
modernes peuvent accéder à des vérités ignorées par les anciens32. Quoique
loin encore de l’idéologie du progrès, c’est là un des aspects par lesquels l’ho-
rizon d’attente s’arrache au champ d’expérience. On sait bien, d’un côté, que
les régimes de la tradition n’ont jamais empêché les sociétés qui y adhèrent de
changer et, de l’autre, il paraît assez clair que l’idéologie du Progrès accom-
pagne efficacement les ruptures de la modernité ; entre les deux, la question
serait de savoir quelles relations (réciproques) établir entre des représenta-
tions plus historicisées du temps et une intensification des transformations
techniques et sociales.
L’universalisme chrétien. C’est Paul – et la destruction du Temple – qui font
basculer le christianisme d’une inscription dans le judaïsme vers un projet
universel, ne faisant plus acception des appartenances terrestres (ethniques,
culturelles, de statut ou de genre)33. Non sans contradictions, ce programme

29.  Maurice Godelier, L’idéel et le matériel, op. cit., p. 176-180.


30.  Reinhart Koselleck, Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques,
traduit de l’allemand par Jochen Hoock et Marie-Claude Hoock, Paris, EHESS, 1990.
31.  Voir La civilisation féodale, chap. II.1.
32.  Marielle Lamy, L’Immaculée Conception. Étapes et enjeux d’une controverse au Moyen Âge (xiie-
xve siècles), Paris, Études augustiniennes, 2000, p. 612.
33.  Alain Badiou, Saint Paul. La fondation de l’universalisme, Paris, PUF, 2002.

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Entre le Moyen Âge et nous 229

se déploie à travers la séquence haut-médiévale des conversions, puis, en rap-


port avec l’unification pontificale de la chrétienté, par une amplification de
l’idéal visant à diffuser le message évangélique jusqu’aux confins de la terre34.
Les missions vers l’Orient en sont l’une des manifestations ; et si elles n’ont
qu’un faible effet immédiat, elles ne sont pas pour rien dans la mobilisation
imaginaire qui conduit ultérieurement à la conquête du continent américain.
Avec celle-ci se met en place une prise de possession des territoires et des
populations qui échappe à la logique habituelle des empires. Une fois sur-
montée la tentation initiale de les soustraire à l’humanité (bulle de Paul III
en 1537), des populations lointaines et jusque-là ignorées – du moins ce qui
restent d’elles après le désastre démographique – se trouvent en quelques
décennies intégrées à la chrétienté et on procède à leur organisation sociale
selon des règles, certes adaptées à la situation, mais reproduisant pour l’es-
sentiel les structures communes en Europe35. C’est là une pratique inédite à
cette échelle et à cette distance, qui est loin d’être indifférente pour le proces-
sus d’occidentalisation du monde. Sans l’idéologie universaliste (et concrè-
tement dominatrice) de la chrétienté, l’expansion occidentale n’aurait sans
doute pas eu cette vigueur, ni pris la forme d’un englobement civilisationnel
aussi puissant.
On peut se demander aussi dans quelle mesure l’universalisme égalitaire
du christianisme est la préfiguration (ou la matrice) de l’idéologie moderne
des droits de l’homme (sans oublier la version laïcisée de la fraternité spiri-
tuelle, qui a pris place dans la devise de la République française). À sa manière,
Nietzsche ne s’y était pas trompé : « le poison de la doctrine des droits égaux
pour tous, c’est le christianisme qui l’a répandu le plus systématiquement ». Il
convient toutefois de préciser que l’égalitarisme chrétien se combine toujours
à la hiérarchie. On se saurait opposer, dans le champ des positions doctri-
nales, les tenants de l’égalité (Bartolomé de Las Casas, par exemple) et ceux
de la hiérarchie (Juan Ginés de Sepúlveda, par exemple), car ce sont toujours
des formes diverses d’articulation de l’égalité et de la hiérarchie qu’il convient
de reconnaître36. On observera du reste, notamment dans le cas du rapport
masculin/féminin, que l’égalité tend à l’emporter sur le plan spirituel, et la
hiérarchie sur le plan charnel (ce qui, du point de vue des valeurs chrétiennes
confère la première place à l’égalité, tout en légitimant pleinement l’exercice

34.  Dominique Iogna-Prat, Ordonner et exclure. Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au
judaïsme et à l’islam (1000-1150), Paris, Aubier, 1998.
35.  La civilisation féodale, op. cit., chap. I.4.
36.  Nestor Capdevila, Las Casas. Une politique de l’humanité, Paris, Cerf, 1998.

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230 Jérôme Baschet

des hiérarchies terrestres)37. Le passage au principe d’égalité formelle et à


l’idéologie des droits de l’homme suppose donc aussi une rupture forte,
à savoir l’élimination de toute hiérarchie fondée en droit, de sorte qu’on
constate ici la combinaison d’un rapport matriciel et d’une reconfiguration
substantielle38. On doit encore préciser que l’universalisme, en tant qu’uni-
versalisation de valeurs particulières, est l’instrument privilégié d’une attitude
conquérante et dominatrice : on imposait l’égalité chrétienne par la force et la
destruction, comme on impose aujourd’hui les droits de l’homme et la démo-
cratie par la guerre.

Logique de domination et valorisation de l’élément dominé


Dans presque tous les points évoqués, on retrouve la même logique d’arti-
culation hiérarchique et dynamique des contraires. C’est ce qui m’a conduit à
parler de « rigueur ambivalente » pour tenter de rendre compte des représenta-
tions ecclésiales : entendons par là une capacité d’articulation des contraires,
qui, pour autant, ne débouche aucunement sur une quelconque souplesse ou
tolérance, mais bien plutôt sur des formes de domination particulièrement
rigoureuses et efficaces39. Je voudrais maintenant insister sur le fait que l’on
retrouve, dans les diverses manifestations de cette rigueur ambivalente, une
valorisation, parfois extrême, de l’élément dominé (moyennant le respect de
sa soumission au pôle dominant) : le corps par rapport à l’âme ; l’humain par
rapport au divin ; la création par rapport au Créateur, les laïcs par rapport aux
clercs, etc. En somme, le respect d’une hiérarchie forte autorise une tendance
non moins forte à l’égalisation. Cette configuration pourrait être synthétisée
par la formule : « faire place à… sous couvert de… » (ou « valoriser X, sous
couvert de non X »). Ainsi, on peut faire place à l’humain sous couvert de
son articulation au divin ; valoriser le corps sous couvert de son articulation
à l’âme, le matériel sous couvert de sa spiritualisation, les fins naturelles de
l’homme sous couvert de la prééminence des fins surnaturelles, l’univers créé
sous couvert de son rapport au Créateur ; régir les figures de l’ici-bas sous

37.  Je me permets de renvoyer à J. Baschet, « Distinction des sexes et dualité de la personne


dans les conceptions anthropologiques de l’Occident médiéval », dans Irène Théry et Pascale
Bonnemère (dir.), Ce que le genre fait aux personnes, Paris, EHESS, 2008, p. 175-195. Il convien-
dra d’articuler plus clairement la conjonction égalité/hiérarchie analysée dans cet article et le
schème de valorisation de l’élément dominé que l’on examine au paragraphe suivant.
38.  Encore qu’il conviendrait de faire place à une phase transitoire, celle des racismes impé-
rialistes de la seconde mondialisation : on conjoint alors sans trop de mal l’égalité formelle des
droits de l’homme (au centre) et la relégation dans la barbarie infra-humaine (à la périphérie).
39.  La civilisation, op. cit., p. 758-764.

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Entre le Moyen Âge et nous 231

couvert des vérités de l’au-delà, etc. Il s’agit donc d’une logique de valorisa-
tion expansive de l’élément dominé, étant entendu que le maintien de sa posi-
tion dominée est la condition de sa valorisation (laquelle peut, ultimement et
idéalement, aboutir à une égalisation avec l’élément dominant). Il est aisé de
voir dans ce dispositif un mode de légitimation des hiérarchies (et notamment
des hiérarchies sociales les plus massives) ; mais sans doute faut-il également
admettre que l’espace qu’il ouvre à la dynamique d’affirmation de l’élément
dominé n’est pas sans effets réels. Serait-il légitime de situer ce schème for-
mel au cœur des réalités idéelles qui accompagnent et relancent sans cesse la
dynamique du système féodo-ecclésial ? Du moins pourrait-elle nous aider à
saisir le double rapport, à la fois matriciel et de rupture radicale, entre la dyna-
mique féodo-ecclésiale et la modernité qui prend la relève lorsque, à force
de « faire place à… sous couvert de… », on bascule dans l’inédit : penser le
corps sans l’âme, l’homme sans Dieu, la création sans le Créateur, la société
sans l’Église.
De fait, tous les traits analysés précédemment n’ont de sens que parce
qu’ils renvoient à l’Église comme institution dominante-englobante. Et c’est
bien l’affirmation croissante de sa puissance qui constitue le principe des
plus remarquables singularités de l’Occident médiéval, à commencer par la
déparentalisation, mais sans oublier l’intensification de ses paradoxes doc-
trinaux (Incarnation, articulation spirituel/corporel) et l’activation pratique
de ses potentialités universalistes. Rappelons aussi que l’Église se débarrasse
de la forme-empire, qui continuera de caractériser tous les rivaux possibles
de l’Occident et dont on a souvent souligné les coûts (tendances expansives
toujours portées au-delà de ses capacités de cohésion) et les blocages (notam-
ment à l’égard des activités commerciales)40. Il est du reste particulièrement
remarquable que, dans le cas occidental, la puissance du projet universalisant
se combine avec une forme d’organisation non impériale. En lieu et place de
la forme-empire, le système féodo-ecclésial favorise des structures politiques
relativement faibles et de taille modérée (monarchiques essentiellement),
dont les rivalités aiguisent les compétences, notamment militaires, et qui
préparent parfois le terrain aux futurs États-nations. Quant à l’Église, elle a
le mérite d’articuler une structuration extrêmement forte des entités spatiales
locales et une unité continentale conçue comme corps homogène ayant pour
tête l’autorité centralisatrice du pape. De fait, c’est bien par la combinaison
des puissances monarchiques et de l’autorité de l’Église que se réalise la
forme coloniale de l’expansion universalisante de la chrétienté, c’est-à-dire la
première mondialisation féodo-ecclésiale.

40.  I. Wallerstein, Capitalisme et économie-monde, op. cit.

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232 Jérôme Baschet

Enfin, c’est parce que le clergé se constitue comme caste sursacralisée, tout
en revendiquant son emprise directe sur le monde social et sur ses biens les
plus matériels, que l’Église se doit d’intensifier la logique incarnationnelle et
les articulations paradoxales du spirituel et du corporel. Elle est en effet fon-
dée tout autant sur la dualité hiérarchique du spirituel et du charnel que sur la
transfiguration spirituelle du charnel ou sur le transitus des choses matérielles
aux choses immatérielles. De proche en proche, c’est l’ensemble des formes
du « faire place à… sous couvert de… » qui se trouvent activées, amorçant un
rapport au monde singulier et préparant la rupture du naturalisme.

Une présentation aussi sommaire de questions aussi complexes met en


grand péril. Un inconvénient majeur pourrait tenir au fait d’isoler les aspects
supposés mettre le mieux en évidence les potentialités dynamiques de l’Occi-
dent (et de prendre pour critère de celles-ci ce qui ressemble le plus à ce que
l’Occident a fini par devenir). On risquerait alors de perdre de vue toute saisie
d’ensemble du système social. De fait, la tâche est immense. Ce n’est déjà pas
une mince affaire que de se donner pour horizon de rendre compte de la dyna-
mique du système féodo-ecclésial et des modalités de la transition au système
capitaliste. Mais si l’on veut avancer dans l’analyse de ce phénomène majeur
qu’est l’occidentalisation du monde et comprendre le décrochage entre l’Oc-
cident et ses rivaux mondiaux, une tâche plus considérable encore s’impose :
parvenir à un comparatisme digne de ce nom, afin de saisir les spécificités de
l’Occident dans leur juste mesure (en évitant tout autant les travers ethnocen-
tristes qui conduisent à les exagérer que les biais d’une critique de l’ethnocen-
trisme qui se croit obligée de les nier entièrement), afin aussi, plus largement,
de comprendre et de confronter les dynamiques globales et les trajectoires
de l’Occident et de ses multiples autres. C’est ici également que l’étude des
sociétés médiévales trouve son caractère d’extrême nécessité. En effet, cette
entreprise serait vouée à l’échec si, dans son souci comparatiste, elle préten-
dait parvenir à une caractérisation du monde occidental tout en l’amputant
d’une part déterminante de sa dynamique : celle du système féodo-ecclésial.

Jérôme Baschet
École des hautes études en sciences sociales, Paris –
Université autonome du Chiapas, San Cristóbal de Las Casas, Mexique

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Le texte médiéval et l’hypertexte
Éditer des documents du Moyen Âge au xxie siècle
Pierre Chastang

« Je sais, on veut à la Musique limiter le mystère


quand l’écrit y prétend. »
Stéphane Mallarmé

J e propose d’aborder le thème de notre rencontre, « pourquoi étudier le


Moyen Âge au xxie siècle ? », d’une manière indirecte en interrogeant le
rapport qu’entretiennent les historiens avec les documents du passé. Le pro-
blème de la construction d’une périodisation historique, de l’élaboration du
rapport qui unit l’historien à sa période d’étude, et de l’insertion des connais-
sances produites dans un modèle englobant d’intelligibilité du social est
directement lié à la question des « sources », envisagée moins sous l’angle de
leur présence ou de leur absence que comme un appel à conjoindre Histoire
sociale renouvelée et Histoire de la culture de l’écrit 1. Dans Le Moyen Âge est
un sport de combat2, parmi les divers éléments qui conduisent Joseph Morsel
à affirmer la nécessité d’étudier le Moyen Âge aujourd’hui, figure Internet. Il
souligne que l’étude du Moyen Âge et des formes de scripturalité spécifiques
qui caractérisent cette période permettent de mieux saisir et de rendre intelli-
gible la mutation de la culture de l’écrit introduite par le Web. Mais en retour,
le développement d’Internet conduit à une interrogation sur nos pratiques
scientifiques dans le domaine de la diffusion du savoir et, plus spécifique-
ment pour les historiens médiévistes, dans le processus social de production
des sources historiques comme dans les usages heuristiques qui en sont faits.

1.  Les apories de l’histoire sociale traditionnelle ont été l’objet d’une réflexion depuis les
années 1980 ; voir pour le versant francophone G. Noiriel, Sur la crise de l’histoire, Paris, 1996 ;
R. Chartier, Au bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et inquiétude, Paris, Albin Michel, 1998.
En ce qui concerne le développement du champ de la culture de l’écrit, voir en dernier lieu
R. Chartier, Écouter les morts avec les yeux, Paris, Collège de France/Fayard, 2008.
2.  Texte disponible en ligne à l’adresse http://lamop.univ-paris1.fr/W3/JosephMorsel/
index.htm.

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234 Pierre Chastang

On retrouve ici certaines questions abordées par d’autres contributions au


cours de cette rencontre :
1. celle des relations entre Histoire et sciences sociales et de l’importance
spécifique de la réflexion qualitative sur les textes ;
2. celle des formes d’organisation et de diffusion du travail académique
et par conséquent des relations entre les médiévistes professionnels,
les « bonnes volontés » (Joseph Morsel) et, d’une manière plus large, la
demande sociale ;
3. Dernier point enfin : c’est sans doute une réflexion sur nos pratiques et
la modification de nos manières de travailler qui peuvent permettre de
limiter l’impact de la diffusion d’une conception étroitement utilitariste
de la recherche sur laquelle les discours d’auto-légitimation ont peu
d’impact.

Projet
J’aimerais aborder un problème qui me semble ne pas avoir suffisamment
retenu l’attention des médiévistes jusqu’alors : celui des rapports qui peuvent
être construits entre le texte médiéval et l’hypertexte numérique.
Les possibilités offertes par le développement de l’outil informatique
depuis les années 1970, puis d’Internet depuis une quinzaine d’années ont
influé sur certaines pratiques de la recherche médiévale. La relecture rapide
d’une revue comme Le médiéviste et l’ordinateur, dont le premier numéro date de
1978, montre combien une fraction des chercheurs travaillant sur le Moyen
Âge – qu’il s’agisse de spécialistes de littérature ou d’historiens – ont tiré pro-
fit du développement des techniques numériques.
D’abord par l’usage accru de la statistique, qui a stimulé certains champs
de recherche. La lexicométrie a ainsi nourri le travail que Jean-Philippe Genet
a consacré, depuis le début des années 1980, à la genèse de l’État moderne3
qui repose à la fois sur l’apparition d’une fiscalité consentie et sur l’émer-
gence indissociable d’une société politique, dont la structuration a été mise en
évidence par l’étude de la reconfiguration des discours à partir du xive siècle
en Angleterre4. Cette technique statistique offrait, grâce à la constitution
d’une base de données alimentée par des milliers de textes, une puissance de
traitement statistique incomparable. Dans une thèse récente, Aude Mairey a

3.  Voir pour la première série de publications collectives, L’État moderne : genèse, bilans et perspec-
tives, J.-P. Genet (éd.), Paris, CNRS, 1990.
4.  Voir J.-P. Genet, La genèse de l’État moderne. Culture et société politique en Angleterre, Paris, PUF,
2003, et une présentation des enjeux du projet dans Id., « La genèse de l’État moderne. Les
enjeux d’un programme de recherche », Actes de la recherche en sciences sociales, 118/1, 1997, p. 3-18.

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Le texte médiéval et l’hypertexte 235

proposé, sur un corpus plus réduit – celui de poèmes allitératifs anglais du xive
siècle –, un usage convaincant de la lexicométrie et de l’analyse factorielle5.
On pourrait également mentionner le travail collectif sur l’anthroponymie
médiévale animé par Monique Bourin durant une dizaine d’années6. La col-
lecte de données étendues impliquait un travail de traitement qui a été assuré
par Pascal Chareille, auteur en 2003 d’une thèse de doctorat à l’université de
Paris 1 qui présente les acquis scientifiques en ce domaine7. Il s’agit là de deux
exemples parmi bien d’autres qui mériteraient d’être également exposés ; je
pense en particulier au redéploiement du questionnement de la codicologie
sous l’impulsion d’Ezio Ornato et de Carla Bozzolo8.
Dans le domaine plus spécifique de la philologie et de l’édition de textes
qui retiendra notre attention, l’informatique a permis, par l’automatisation
des procédures, de traiter de grands volumes de textes et de les exploiter de
manière intensive, en réalisant en particulier des index et des concordances
automatiques que Jacques Guilhaumon qualifie de scientifiques. On peut
citer quatre séries de travaux qui ont conduit, ces vingt dernières années, à la
constitution de métasources particulièrement utiles :
1. l’index thomisticus réalisé par Roberto Busa9 ;

5.  A. Mairey, Une Angleterre entre rêve et réalité : littérature et société dans l’Angleterre du xive siècle,
Paris, Publications de la Sorbonne, 2007.
6.  Voir la série de publications intitulée Genèse médiévale de l’anthroponymie moderne ainsi que
les quelques publications annexes issues de ce programme : Genèse médiévale de l’anthroponymie
moderne, t. I : Études d’anthroponymie médiévale, Ire et IIe rencontres, Azay-le-Ferron, 1986 et 1987, Tours,
Université François Rabelais, 1989 ; Genèse médiévale de l’anthroponymie moderne, t. II : Persistances
du nom unique. Études d’anthroponymie médiévale, IIIe et IVe rencontres, Azay-le-Ferron, 1989-1990,
vol. 1 : Le cas de la Bretagne, l’anthroponymie des clercs, vol. 2 : Désignation et anthroponymie des femmes,
méthodes statistiques pour l’anthroponymie, M. Bourin et P. Chareille (éd.), Tours, Publ. de
l’université de Tours, 1992 ; L’anthroponymie, document de l’histoire sociale des mondes méditerranéens
médiévaux : Actes du colloque international, Rome, 6-8 octobre 1994, M. Bourin, J.-M. Martin et
F. Menant (éd.), Rome, École française de Rome, 1996 ; Genèse médiévale de l’anthroponymie
moderne, t. III : Enquêtes généalogiques et données prosopographiques, M. Bourin et P. Chareille
(éd.), Tours, Publ. de l’université de Tours, 1995 ; Genèse médiévale de l’anthroponymie moderne,
t. IV : Discours sur le nom. Normes, usages, imaginaire, vie-xvie siècles, P. Beck (éd.), Tours, Publ. de
l’université de Tours, 1997 ; Genèse médiévale de l’anthroponymie moderne, t. V : Intégration et exclusion
sociale, lectures anthroponymiques : serfs et dépendants au Moyen Âge (viie-xiie siècle), 2 vol., M. Bourin
et P. Chareille (éd.), Tours, Publ. de l’université de Tours, 2002 ; Personal Names Studies of
Medieval Europe : Social Identity and Familial Structures, G. T. Beech, M. Bourin et P. Chareille
(éd.), Kalamazoo, Western Michigan University, 2002.
7.  P. Chareille, Le nom, histoire et statistiques : quelles méthodes quantitatives pour une étude de l’an-
throponymie médiévale ?, thèse de doctorat sous la dir. de M. Bourin, Université Paris 1 Panthéon-
Sorbonne, 2003.
8.  Voir par exemple La face cachée du livre médiéval, Ezio Ornato (dir.), Rome, Viella, 1997.
9.  http://www.corpusthomisticus/org/it/index.age.

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236 Pierre Chastang

2. le CETEDOC de Paul Tombeur à Louvain10 ;


3. le travail réalisé à l’EHESS sur le corpus des exempla11 ;
4. ou bien encore la constitution de la base de données de l’ARTEM regrou-
pant les chartes antérieures à 112112.
L’étude de l’intertextualité médiévale, qui occupait, sous la forme spéci-
fique de l’identification des emprunts, une part considérable du temps du
philo­logue, a été facilitée par la constitution des banques de données. Comme
le constatait François Dolbeau dès 1990, ces outils permettent un rééquili-
brage au profit des sources pseudoépigraphiques, jusqu’alors inéluctable-
ment délaissées par un travail d’identification dépourvu d’une aide informa-
tique13. L’automatisation des procédures traditionnelles a donc constitué une
part prépondérante des usages de l’ordinateur par les médiévistes, ouvrant
des perspectives de gestion d’un corpus étendu qui garantit une meilleure
scientificité des résultats obtenus.
Depuis, le développement d’Internet a conduit à la multiplication, dans
tous les pays, d’éditions en ligne dont le simple recensement relève désormais
de la gageure. Certains portails, je pense en particulier à Ménestrel14, permet-
tent de dresser un premier état des lieux. Les entreprises se répartissent en
trois grandes catégories :
1. la mise en ligne d’éditions qui existent déjà sur papier, à l’image du
travail de numérisation et de mise en ligne des volumes des Monumenta
Germaniae Historica15, ou du site Gallica de la Bibliothèque nationale de
France ;
2. l’édition de textes demeurés jusqu’alors inédits, comme le propose par
exemple le site de l’École nationale des chartes, suite à l’initiative d’Oli-
vier Guyotjeannin d’éditer de la sorte, avec ses élèves, le Cartulaire blanc
de Saint-Denis16. Citons encore le projet Charrette hébergé sur le site du
CESCM de Poitiers17.

10.  http://bcs.fltr.ucl.ac.be/DicLanD.html.
11.  http://gahom.ehess.fr/thema/.
12.  Présentation de la base, qui n’est pas consultable en ligne : http://www.univ-nancy2.fr/
MOYENAGE/Diplomatique/base-des-originaux.html.
13.  F. Dolbeau, « Le repérage des sources assisté par ordinateur », Le médiéviste et l’ordinateur.
Actes de la table ronde Paris, CNRS, 17 décembre 1989, L. Fossier (éd.), Paris, Cnrs, 1990, p. 25-27.
14.  http://www.menestrel.fr/.
15.  http://www.dmgh.de/.
16.  http://theleme.enc.sorbonne.fr/.
17.  http://www.mshs.univ-poitiers.fr/cescm/lancelot/index.html. Il s’agit d’un projet de créa-
tion d’une archive électronique de la tradition manuscrite médiévale du Chevalier de la Charrette
(ou Lancelot, c.1180) de Chrétien de Troyes ; voir http://www.princeton.edu/~lancelot/ss/.

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Le texte médiéval et l’hypertexte 237

Pour les éditions papier mises en ligne, les chercheurs doivent se conten-
ter, dans certains cas, d’un format image qui interdit toute recherche lexico-
graphique et rend l’usage de ces livres virtuels assez décevant. Ce mouvement
a également conduit à l’apparition progressive de revues spécialisées qui
produisent une réflexion théorique sur les transformations induites par les
techniques numériques dans le travail du philologue. Citons deux exemples :
le Jahrbuch für Computerphilologie et Digital Medievalist. Il convient d’ajouter les
très nombreuses pages des sites d’édition en ligne consacrées aux techniques
de l’édition électronique.
Mais ce que j’aimerais proposer ici n’est pas une recension critique et
comparative des initiatives menées, pas plus qu’un inventaire des nombreux
domaines dans lesquels le numérique permet une automatisation des pro-
cédures traditionnelles d’édition et de recherche historique. En inversant en
quelque sorte la manière d’envisager la question, je souhaite partir d’un bilan
de l’avancée des travaux concernant la textualité médiévale pour tâcher de voir
dans quelle mesure l’hypertexte numérique instaure un dialogue renouvelé
entre le présent et la période médiévale, caractérisée par une culture écrite
fondée sur le manuscrit.
Ma présentation s’organisera en trois temps :
1. je tâcherai d’abord de dresser le bilan des tendances historiographiques
récentes concernant la textualité médiévale qui conduisent, en historici-
sant la notion de texte, à un retour réflexif sur certaines pratiques héri-
tées du xixe siècle, comme sur les partis pris communs aux disciplines
de l’érudition du texte18 ;
2. puis j’essaierai d’identifier les défis posés à la discipline philologique
comme au métier d’historien par l’hypertexte numérique, tant du point
de vue scientifique que dans les formes de légitimation sociale de l’acti-
vité scientifique ;
3. enfin, je présenterai un projet virtuel d’édition numérique du Registrum
Petri Diaconi, cartulaire rédigé au Mont-Cassin en 113319. Cet exemple
sera l’occasion de réfléchir sur les atouts que peut représenter, pour les
historiens, la mise en relation hypertextuelle d’un ensemble de manus-
crits produits ou utilisés lors de la rédaction d’un cartulaire par un scrip-
torium monastique au xiie siècle.

18.  Sur les tendances récentes des sciences auxiliaires et les nouveaux rapports avec l’his-
toire, voir H. W. Goetz, « Hilfswissenschaft und Quellenkunde », dans Id., Moderne Mediävis-
tik. Stand und Perspektiven der Mittelalterforschung, Darmstadt, 1999, p. 153-173.
19.  L’édition à laquelle travaillent J.-M. Martin, E. Cuozzo, L. Feller, G. Villani et moi-même
doit paraître, d’ici deux ou trois ans, sur papier dans une co-édition des Fonti per la storia d’Italia
et de l’École française de Rome.

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238 Pierre Chastang

Le texte médiéval : quelques enseignements récents20


En 1989, Bernard Cerquiglini publiait, sous le titre de L’éloge de la variante,
une Histoire critique de la philologie, qui, après un long travail d’historici-
sation des catégories au fondement du travail de la discipline savante, se ter-
minait par un dernier chapitre intitulé « Tourner la page ». Dans son effort de
recentrage de la notion de texte médiéval sur l’espace variationnel, effacé par
la tradition philologique de Karl Lachmann comme de Joseph Bédier, Bernard
Cerquiglini envisageait, d’un œil bienveillant et sans doute assez candide,
les possibilités offertes par l’informatique dans l’approche du texte médié-
val. Résumons : la « pensée textuaire » a été progressivement façonnée entre
le xvie et le xixe siècle, alors que le livre imprimé conduisait à l’apparition
de la notion moderne de texte qui repose sur une séparation entre la phase
d’élaboration du discours, privilège de l’auteur, et le moment de sa produc-
tion matérielle. Le texte se caractérise par sa dématérialisation, sa conformité
ainsi que par sa reproductibilité. L’opération de réduction textuelle de la tra-
dition manuscrite, génétiquement inscrite dans le programme philologique,
conduit, toujours selon Bernard Cerquiglini, à privilégier la « reconstruction
d’une unité primordiale » au détriment de la comparaison des différences.
Un texte caractérisé par sa clôture et son autonomie selon la définition qu’en
donnaient encore Tzvetan Todorov et Oswald Ducrot en 197221, négligeant
la richesse offerte par une étymologie – le verbe texere et l’adjectif textilis – qui
nous entraîne du côté du tissage, d’une composition par le tramage de fils et
d’une métaphore visuelle.
Le travail de la philologie conduit inexorablement, et Bernard Cerquiglini
le déplore, à une forme de réductionnisme dans laquelle l’éditeur « rabat le
texte sur un manuscrit », et réserve à la variante un statut non-textuel, qui
apparaît comme une séquelle de la théorie autoritaire du sujet, modelée par
l’olographe moderne. Dans l’introduction de son édition du Lai de l’ombre de
Jean Renart, Joseph Bédier pose ainsi une savoureuse question : « Pourquoi
les écrivains antérieurs à l’invention de l’imprimerie n’auraient-ils pas fait ce
que nous voyons faire à tous leurs confrères venus après eux22 ? » À l’exil de
la variante dans les notes de bas de page correspond, dans la sphère de pro-
duction des textes, une dévalorisation du rôle du scribe, responsable, par ses

20.  Je me permets de renvoyer à P. Chastang, « L’archéologie du texte médiéval : autour de


travaux récents sur l’écrit au Moyen Âge », Annales HSS, 63/2, 2008, p. 245-270.
21.  O. Ducrot et T. Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Éd. du
Seuil, 1972.
22.  Jean Renart, Le Lai de l’ombre, J. Bédier (éd.), Paris, Firmin Didot, 1913, p. xxxviii.

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Le texte médiéval et l’hypertexte 239

« erreurs » de copie, du fractionnement du texte dans le foisonnement de la


tradition manuscrite23. Cette position paraît intenable à l’heure où la géné-
tique textuelle, appliquée y compris aux textes de la civilisation de l’imprimé,
entend rendre compte d’un texte à partir de son mode d’engendrement. Dès
lors, le travail de copie ne peut pas être réduit à une simple duplication des
signifiants, postulat qui paraît d’ailleurs en contradiction flagrante avec les
célèbres quatre formes de production du livre exposées par saint Bonaventure,
parmi lesquelles figure le scriptor24. Le travail du scribe est pour une part assi-
milable à une activité d’herméneutique textuelle qui permet d’actualiser, dans
un nouveau contexte, le sens et la vérité du texte, sans pour autant résorber la
signification attachée aux versions antérieures. Se glisse là toute l’épaisseur
de la lecture des textes, dont les travaux de Roger Chartier ont contribué à
restituer la dimension historique25.
Ce que Bernard Cerquiglini voyait dans l’informatique en 1989, c’était
la promesse, pour les chercheurs, d’aborder l’écriture médiévale dans un
espace démultiplié et dialogique, qui permette une visualisation éphémère
d’archipels textuels mobiles. Et de conclure : « l’inscription informatique est
variance ». Le système d’édition auquel l’auteur pense impliquerait une saisie
de l’ensemble ou d’une partie substantielle d’une tradition textuelle, qui seule
permettrait au lecteur de naviguer entre les versions et de placer le texte dans
« un réseau de différences » (Jacques Derrida), construisant de la sorte une
métasource qui abolit l’ipséité textuelle traditionnellement présumée.
On retrouve un profond écho de ce travail dans le programme assigné à la
New Philology au tout début des années 199026. Par la critique de Leo Spitzer et
d’Erich Auerbach, l’article programmatique de Stephen G. Nichols insiste,
de manière légère il est vrai, sur le procès d’immatérialisation du texte qui se
nourrit à la fois d’une théorie anachronique de l’auteur et des formes d’auto-
rité27, et d’une absence de réflexion véritable sur l’interaction entre le social

23.  Sur la critique de cette conception traditionnelle de la copie, voir les remarques suggestives
de C. Segre, « Les transcriptions en tant que diasystèmes », dans La pratique des ordinateurs dans
la critique des textes, J. Irigoin et G. P. Zarri (dir.), Paris, CNRS, 1979, p. 45-49.
24.  Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum Magistri Petri Lombardi, dans Id.,
Opera Omnia, Florence, ex typogr. Collegii S. Bonaventurae, 1882, t. I, p. 14 ; sur ce texte, voir en
dernier lieu J.-P. Genet, La genèse de l’État moderne…, op. cit., p. 315.
25.  Voir Pratiques de la lecture, R. Chartier (dir.), Paris, Payot, 2003 [1985], et Histoire de la
lecture dans le monde occidental, G. Cavallo et R. Chartier (dir.), Paris, Éd. du Seuil, 1997.
26.  S. G. Nichols, « Introduction : Philology in a manuscript culture », Speculum, 65, 1990,
p. 1-10. Le volume spécial est intitulé The New Philology.
27.  Sur l’auctoritas médiévale, voir la mise au point de G. Leclerc, Histoire de l’autorité.
L’assignation des énoncés culturels et de la généalogie de la croyance, Paris, PUF, 1996, p. 71-135 ; Autor

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240 Pierre Chastang

et la littérature28. Immatérialisation à laquelle l’usage conjoint des notions


de textualité et de scripturalité tente de remédier29. Le réinvestissement par
les médiévistes de la dimension matérielle de l’écriture correspond en pre-
mier lieu à une exigence de critique des catégories à travers lesquelles nous
saisissons le passé. Si les notions de scriptura, codex et littera sont d’un usage
courant au Moyen Âge, celle de textus, comme l’ont montré les travaux récents
de Ludolf Kuchenbuch et de Joseph Morsel30, équivaut à celle d’auctoritas,
lorsqu’elle est employée dans le champ sémantique de l’écrit. Du processus
d’immatérialisation du texte, qui débute aux temps de la Renaissance, procède
la différenciation texte / image qui rompt le lien génétique unissant écriture,
image et « pensée de l’écran31 ». On perçoit à ce point combien l’enjeu dépasse
la simple pratique philologique ; le recouvrement de la dimension visuelle et
spatiale de l’écriture au profit du logocentrisme, que la linguistique moderne
de Ferdinand de Saussure a contribué à perpétuer32, s’inscrit dans la tradition
métaphysique occidentale depuis Augustin.
La textualité médiévale gagne à être incorporée dans la catégorie englo-
bante de la scripturalité qui rappelle que les productions écrites ne se rédui-
sent pas à ce que la modernité désigne par le terme de texte. La restitution de
la dimension visuelle et spatiale de l’écriture recèle de multiples enjeux que
nous proposons simplement d’identifier.

und Autorschaft im Mittelalter, E. Andersen, J. Haustein, A. Simon et al. (éd.) Tübingen,


M. Niemeyer, 1998 ; Auctor et auctoritas : invention et conformisme dans l’écriture médiévale, M. Zim-
mermann (dir.), Paris, École des chartes, 2001, et L’autorité du passé dans les sociétés médiévales,
J.-M. Sansterre (dir.), Rome, École française de Rome/Institut historique belge de Rome,
2004.
28.  Sur cette question, voir l’excellente mise au point de G. M. Spiegel, « History, histori-
cism, and social logic of the text in the Middle Ages », Speculum, 65, 1990, p. 59-86, et Ead.,
The Past as Text : The Theory and Practice of Medieval Historiography, Baltimore/Londres, The John
Hopkins University Press, 1999, chap. 3, p. 44-56 : « Towards a theory of the middle ground ».
29.  Sur ces notions, voir la mise au point de J. Morsel, « Ce qu’écrire veut dire au Moyen
Âge. Observations préliminaires à une étude de la scripturalité médiévale », dans Écrire, compter,
mesurer. Vers une histoire des rationalités pratiques, N. Coquery, F. Menant et F. Weber (dir.),
Paris, Presses de l’ENS, note 11, p. 22 (articles publiés en ligne à l’adresse www.presses.ens.fr/
PDF/ECMonline.pdf ).
30.  Voir en particulier Textus im Mittelalter. Komponenten und Situationen des Wortgebrauchs im
schriftsemantischen Feld, L. Kuchenbuch et U. Kleine (éd.), Göttingen, 2006.
31.  Voir A.-M. Christin, L’image écrite ou la déraison graphique, Paris, Flammarion, 1995, en
particulier la première partie intitulée « Signes, supports, systèmes. Pour une grammatologie
de l’espace inscrit ».
32.  F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1995 [1916], p. 45 et 51-52 :
« Langue et écriture sont deux systèmes de signes distincts ; l’unique raison d’être du second
est de représenter le premier », puis « Le résultat évident de tout cela est que l’écriture voile la
vue de la langue ; elle n’est pas un vêtement mais un travestissement ».

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Le texte médiéval et l’hypertexte 241

1. Le premier niveau peut être qualifié d’anthropologique ; les travaux de


Jack Goody ont montré combien l’écrit était irréductible à un simple enre-
gistrement de la parole, mais implique le développement de modes d’accu-
mulation et de traitements spécifiques de l’information, qui conduisent à
l’apparition de formes nouvelles de rationalité et de domination sociale, liées
à l’évolution historique du système communicationnel33. En s’attachant à la
forme et à la matérialité du texte, il devient possible de faire une Histoire de
l’écrit qui replace l’évolution des formes, des techniques et des savoir-faire au
cœur d’une histoire culturelle et sociale des savoirs et des pouvoirs médiévaux.
Non seulement, comme le faisait observer Donald McKenzie dans la série de
conférences qu’il a consacrée, voilà maintenant plus de vingt ans34, à la biblio-
graphie analytique, la forme matérielle des supports et de la page induit des
effets de sens, traditionnellement considérés par les sciences de l’érudition
du texte comme des indices utiles à l’établissement du texte, mais aussi ces
éléments constituent une manifestation essentielle de la culture de l’écrit
engendrée par une société donnée35. L’apparition de formes de tabularité
fonctionnelle du texte à partir du xiie siècle – index, tables, chapitres… – s’ac-
compagne de pratiques scolastiques de lecture qui rompent avec la ruminatio
du haut Moyen Âge, comme d’usages pragmatiques de l’écriture qui transfor-
ment profondément les modes de gouvernement des biens et des hommes36.
2. Le deuxième niveau est davantage d’ordre sociohistorique ; il rejoint
les thématiques de recherche développées par Roger Chartier pour l’époque
moderne. La matérialité documentaire recèle une série de données que
l’historien peut exploiter pour situer le texte dans sa sphère de production,
en déterminant les ressources culturelles et sociales mobilisées. Les médié-
vistes comme les modernistes ont ainsi tâché de repérer dans l’inscription

33.  Voir en particulier J. Goody, La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris,
Éd. de Minuit, 1978, et l’essai bibliographique dans New Approaches to Medieval Communication,
M. Mostert (éd.), Turnhout, Brepols, 1999, p. 193-318.
34.  D. F. McKenzie, La bibliographie et la sociologie des textes, Paris, Éd. du Cercle de la Librairie,
1991 ; le texte de la préface que R. Chartier a écrite pour la traduction française est repris sous
le titre « Bibliographie et histoire culturelle » dans Id., Au bord de la falaise, op. cit., p. 255-268.
35.  Cette matérialité est réintroduite chez Gérard Genette avec la notion de paratexte, qu’il
définit de la manière suivante : « le seul fait de la transcription – mais aussi bien de la transmis-
sion orale apporte à l’idéalité du texte une part de matérialisation graphique ou phonétique, qui
peut induire […] des effets paratextuels. En ce sens on peut sans doute avancer qu’il n’existe
pas, qu’il n’a jamais existé, de texte sans paratexte » (G. Genette, Seuils, Paris, Éd. du Seuil,
1987, p. 9).
36.  Voir les remarques suggestives développées par J. B. Given, Inquisition and Medieval Society :
Power, Discipline and Resistance in Languedoc, Ithaca-Londres, Cornell University Press, 1997, en
particulier dans le premier chapitre intitulé « The Technology of documentation », p. 25-51.

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242 Pierre Chastang

matérielle du texte des protocoles de lecture qui permettaient d’en historiciser


la compréhension. Comme le signalait Pierre Bourdieu, lors de la discussion
conclusive du colloque sur les pratiques de la lecture organisé en 1985, la lec-
ture, assimilée à un déchiffrement, n’épuise pas les usages sociaux de l’écrit :
On pense que lire un texte c’est le comprendre, c’est-à-dire en découvrir la clef.
Alors qu’en fait tous les textes ne sont pas faits pour être compris en ce sens
[…] il y a […] à faire une critique du statut social du document : ce texte pour
quel usage était-il fait ? Pour être lu comme nous le lisons, ou bien, par exemple
comme une instruction, c’est-à-dire comme un écrit destiné à communiquer
une manière de faire, une manière d’agir ? Il y a toute sorte de textes qui peuvent
passer directement à l’état pratique, sans qu’il y ait nécessairement médiation
d’un déchiffrement au sens où nous l’entendons37.
Tout le champ de l’écrit performatif entre dans ce questionnement d’une
manière d’autant plus fondamentale que nous sommes au Moyen Âge dans le
cadre d’une société de restricted literacy dans laquelle de nombreuses personnes
« pratiquent » l’écriture sans savoir lire ni écrire. La notion d’écriture prag-
matique, chère à l’historiographie allemande, en ce qu’elle englobe tous les
écrits qui influent directement sur la vie des hommes, définit un champ d’effi-
cacité sociale de la scripturalité qui inclut – par l’écriture pratique comme par
le rôle que jouent les textes dans la production des identités sociales38 – aussi
bien les lettrés que les semi-lettrés et les illettrés.
L’autre axe inextricablement lié au premier est constitué par la question de
la réception et des usages des textes, champ dans lequel s’inscrivent l’étude
des bibliothèques, des collections et des commandes, mais également la
constitution de cercles de diffusion des textes39. Là encore, les dimensions
paratextuelle et formelle du texte constituent un indice essentiel pour toute
approche sociohistorique.
Il faudrait ajouter la question des archives et de la conservation docu-
mentaire qui doit être directement liée à l’étude de la sphère de la produc-
tion40. Comment la préservation des textes s’inscrit-elle dès le moment de

37.  P. Bourdieu, « La lecture, une pratique culturelle (débat avec R. Chartier) », dans Pratiques
de la lecture…, op. cit., p. 277-306, ici p. 281.
38.  Voir le désormais classique livre de B. Stock, The Implications of Literacy : Written Language
and Models of Interpretation in the 11th and 12th Centuries, Princeton, Princeton University Press, 1983.
39.  Voir à ce sujet les travaux de l’école de Constance et en particulier H. R. Jauss, Pour une
esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, et W. Iser, L’acte de lecture : théorie de l’effet esthé-
tique, Bruxelles, P. Mardaga, 1985.
40.  Voir A. Esch, « Überlieferungschance und Überlieferungszufall als methodisches Pro-
blem des Historickers », Historische Zeitschrift, 240, 1985, p. 529-570 ; H Schwarzmeier,
« Schriftlichkeit und Überlieferung. Zu den urkundlichen Quellen des Mittelalters aus Sicht des

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Le texte médiéval et l’hypertexte 243

leur écriture ? De quelle manière les usages et réappropriations successives


ont-ils eu des conséquences dans ce domaine ? Quels liens existe-t-il entre
les moments successifs de l’histoire de la culture de l’écrit et les formes de
conservation documentaires afférentes41 ?
3. On rejoint à ce point le troisième niveau, qui est celui de l’Histoire de
la culture de l’écrit (Schriftkultur), comprise comme une Histoire de la place
et des fonctions de l’écrit dans la société, ainsi que de l’inégale distribution
sociale des capacités à énoncer et à écrire.
La combinaison de ces trois niveaux, rendue possible par la prise en compte
de la matérialité des textes, permet de rompre avec la croyance en une inhé-
rence du sens, comme en une vérité affranchie de tout régime d’historicité,
qui légitimaient jadis les lectures historiques surplombantes des « sources »
par l’historien. Comment introduire dans le travail de l’édition ces acquis
heuristiques récents ? L’outil numérique peut-il être dans ce domaine d’une
aide efficace ?

La discipline philologique, la pratique historienne et l’hypertexte


Il me semble que l’intégration dans le travail de l’édition de ce nouveau rap-
port au texte, suscité par l’influence sur la pratique historienne de l’anthropo-
logie et de la pensée postmoderne, se heurte, quoique de manière différente,
à la double tradition disciplinaire de la philologie et de l’Histoire.
Il y a un quart de siècle, Walter Ong assimilait la nouveauté technologique
à un reflux de la place occupée par le texte au profit d’un retour à une ora-
lité post-typographique, via les médias audiovisuels (radio et télévision)42. Le
développement d’Internet a depuis lors profondément changé la donne et a
suscité un renouveau de la réflexion sur l’émergence de formes de textualités
désormais dissociées du codex qui constituait, depuis le ive siècle43, le support

Archivars », Heidelberger Jahrbücher, 36, 1992, p. 35-57 ; É. Anheim et O. Poncet (dir.), Fabrique
des archives, fabrique de l’histoire, Revue de synthèse, 125, 2004.
41.  Voir les pistes suggestives proposées par P. J. Geary, La mémoire et l’oubli à la fin du premier
millénaire, Paris, Aubier, 1996 (éd. originale américaine, 1994) ; voir également pour les cartu-
laires, type de document particulier quoique très courant au Moyen Âge, P. Chastang, Lire,
écrire, transcrire. Le travail des rédacteurs de cartulaires en Bas-Languedoc (xie-xiiie siècles), Paris, CTHS,
2001.
42.  W. J. Ong, Orality and Literacy : The Technologizing of the Word, Londres, 1982 ; dès l’introduc-
tion, l’auteur qualifie l’âge électronique d’« age of secondary orality ».
43.  Sur le rôle du christianisme dans la diffusion du codex, voir A. Petrucci, « La conce-
zione cristina del libro », Studi medievali, 14-2, 1973, p. 961-984 ; Id., « Dal libro unitario al libro
miscellaneo », dans Società romana e impero tardoantico, vol. 4 : Tradizioni dei classici trasformazioni
della cultura, A. Giardina (éd.), Bari, Laterza, 1986, p. 173-187 et 271-274 ; A. Grafton et

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244 Pierre Chastang

principal de transmission du texte. Pour le propos qui nous intéresse ici, trois
dimensions du texte numérique vont retenir notre attention :
1. Le premier élément important réside dans la rupture que l’hypertexte
introduit par rapport à une conception linéaire du texte qui suppose
une continuité de lecture généralement associée au support livre44. Si,
depuis le Moyen Âge, des formes de tabularité spécifiques se sont pro-
gressivement développées afin de permettre des lectures discontinues45,
l’hypertexte les remplace par un arbre général qui relie entre eux des
archipels textuels46. Dans la longue histoire du développement pro-
gressif de la tabularité du texte, que la « pensée textuaire » a longtemps
recouverte, l’hypertexte numérique oblige à un salutaire retour réflexif
sur les formes non-linéaires d’engendrement du sens – investies par la
poésie dès le xixe siècle47.
2. L’hypertexte produit aussi un effet de décontextualisation et ce, d’un
double point de vue. D’une part, la rupture avec la linéarité de la lec-
ture rend contingente la saisie des données dans un contexte stable48 ;
d’autre part, l’autorité textuaire, reposant traditionnellement sur un
contexte d’énonciation et sur l’identité de l’énonciateur, se trouve
remise en cause. D’où la généralisation, par exemple, des pseudonymes
sur Internet.
3. Dernier point, l’écriture numérique restitue au scripteur la part
visuelle du texte que le développement de l’imprimerie, dans sa phase

M. Williams, Christianity and the Transformation of the Book : Origen, Eusebius, and the Library of
Caesarea, Cambridge-Londres, The Belknap Press of Harvard University Press, 2006.
44.  Sur le lien entre la fin de la linéarité de l’écriture et la fin du livre, voir J. Derrida, De la
grammatologie, Paris, Éd. de Minuit, 1967, p. 129-130.
45.  On peut schématiquement distinguer deux étapes ; une première, qui va du ive au xie siècle,
se caractérise par la diffusion du codex, qui offre avec la page un nouvel espace pour l’écriture ;
puis se développe à partir du xie siècle une « grammaire de la lisibilité » (M. B. Parkes, « The
Contribution of insular scribes of the seventh and the eighth centuries to the grammar of legi-
bility », dans Id., Scribes, Scripts, and Readers. Studies in the Communication, Presentation and Dissemi-
nation of Medieval Texts, Londres, Hambledon Press, 1991, p. 1-17).
46.  L’hypertexte numérique s’apparente à ce que la critique nomme, depuis le début des
années 1970, l’intertextualité. Sur ces questions, voir C. Vandendorpe, Du papyrus à l’hyper-
texte : essai sur les mutations du texte littéraire et de la lecture, Paris, La Découverte, 1999.
47.  Voir M. Simon-Oikawa, « Idéogrammes et calligramme : l’alphabet réinventé des poètes
visuels français », dans L’écriture réinventée. Formes visuelles de l’écriture en Occident et en Extrême-Orient,
M. Simon-Oikawa (dir.), Paris, Les Indes savantes, 2007, p. 107-126.
48.  Voir les essais de récits interactifs comme Un conte à votre façon de R. Queneau tentés
dans le cadre de l’OuLiPo : http://www.oulipo.net/contraintes/document 19621.html.

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Le texte médiéval et l’hypertexte 245

industrielle, avait confisquée et qui était devenue le refuge de formes


poétiques marginales – calligrammes, livre-objet…

Retour réflexif pour les médiévistes, mais également possibilité technique


d’aborder différemment le texte médiéval en agissant contre la dématériali-
sation et la clôture du texte produites par l’édition traditionnelle. Prenons un
exemple récent, le travail de déconstruction de la documentation produite
lors du procès de canonisation de Nicolas de Tolentino († 1305) – ermite de
Saint-Augustin – accompli par Didier Lett dans son mémoire d’habilitation49.
Suivant une méthode archéologique, l’auteur envisage la source comme le
résultat d’un processus de production sociale dont les phases et les enjeux
sont soigneusement restitués. Trois documents sont aujourd’hui conservés :
1. deux manuscrits de copie du procès-verbal des témoignages recueillis à
partir d’un rotulus aujourd’hui perdu ;
2. six manuscrits de l’abbrevatio maior, destinée aux cardinaux qui devaient
se prononcer sur la sainteté de Nicolas ; ils contiennent un résumé
des miracles et comportent en marge les noms des témoins qui les
corroborent ;
3. il faut ajouter une abbrevatio minor destinée à être lue en consistoire, mais
dont aucun manuscrit n’a été conservé.
Le passage d’un hypotexte dont la portée est avant tout locale à un hyper-
texte curial50 s’accompagne d’un processus de décontextualisation des récits
de miracles et d’effacement des enjeux sociaux de leur production, condition
nécessaire à la fabrication d’un consensus autour de la sainteté de Nicolas.
Modification sémantique du texte mais également matérielle, que Didier Lett
analyse de la manière suivante :
La structure graphique des manuscrits de l’abbrevatio corrobore la volonté de
détacher le saint des hommes. En effet, les premiers folios qui rapportent la
vie et les vertus du saint sont organisés verticalement. La colonne de gauche (la
première à être lue) rédigée en gros caractères, d’où se détachent de temps à
autre, en lettres rouges, les principales étapes de la vie de Nicolas ou ses vertus,
est séparée radicalement de la colonne de droite souvent la plus large écrite
en lettres plus petites, accueillant le nom des témoins ayant connu le saint de
son vivant et ayant loué ses vertus. Sur les folios 11 et 11v qui relatent la mort

49.  D. Lett, Un procès de canonisation au Moyen Âge : essai d’histoire sociale, Paris, PUF, 2008.
50.  Sur ces notions empruntées à G. Genette, voir M. Goullet, « Vers une typologie des
réécri­tures hagiographiques à partir de quelques exemples du nord-est de la France », dans La
réécriture hagiographique dans l’Occident médiéval. Transformations formelles et idéologiques, M. Goul-
let et M. Heinzelmann (dir.), Ostfildern, J. Thorbecke, 2003, p. 109-144. Ici hypertexte
désigne un texte qui procède d’un hypotexte préexistant.

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246 Pierre Chastang

de Nicolas, les copistes ont conservé une organisation verticale de la page et


une juxtaposition des deux registres (saint et hommes). Mais, une inversion
s’opère : le récit de la migratio de Nicolas, rédigé sur la colonne de gauche, qui
jusqu’alors était la plus mince, occupe désormais les 4/5e de la page, écrasant
la fine colonne de gauche. Puis, à partir du folio 12 et jusqu’à la partie finale,
celle qui évoque la dévotion populaire, la mise en page change totalement. Dé-
sormais, le texte adopte une structure horizontale sur une seule colonne. La
juxtaposition cède la place à une superposition51.

Le miracle
Étapes de la
vie et
vertus
du saint
(grands caractères)
Les témoins
Témoins
(caractères
plus petits)

Fol. 1-10v Fol. 12-à la fin

L’espace de la page notifie, par une organisation droite/gauche, l’opposi-


tion des hommes et des saints, et détache les signes de la sainteté des récits
qui les attestent ; l’opposition se renforce au moment de la mort de Nicolas,
puis laisse place à une hiérarchie que manifeste le registre vertical.
Deux enseignements importants peuvent être retenus de cet exemple.
D’une part, le sens du texte se construit dans l’intertextualité et dans la diffé-
rence et il paraît nécessaire de privilégier, dans le travail d’édition, ces unités
de production. D’autre part, la dimension matérielle et formelle du document
induit des effets de sens dont il est essentiel de rendre compte. Et l’hypertexte
numérique offre de ce point de vue des solutions inédites.

51.  D. Lett, Un procès de canonisation…, op. cit., p. 161-183, ici p. 182 (« Les manuscrits rédigés
à Avignon dans les années 1330 ») et Id., « De la dissemblance à la ressemblance. Construction
sociale et métamorphoses des récits de miracles dans le procès de canonisation et l’abbrevatio
maior de Nicolas de Tolentino (1325-1328), dans Miracles, vies et réécritures dans l’Occident médiéval,
M. Goullet et M. Heinzelmann (dir.), Ostfildern, J. Thorbecke, 2006, p. 119-146.

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Le texte médiéval et l’hypertexte 247

Si Bernard Cerquiglini et Stephen G. Nichols ont identifié les résistances


suscitées par la tradition disciplinaire philologique, la pratique historique est
elle aussi profondément ébranlée par ces perspectives nouvelles.
1. D’abord parce que cette approche de l’écrit implique d’intégrer de
manière croissante les disciplines érudites à la formation des historiens
comme à l’élaboration du système de représentation du passé produit par
l’Histoire présente. Or, dans certaines traditions nationales, les savoirs éru-
dits sont dispensés en dehors de l’Université, ce qui n’est pas sans effets sur
les productions scientifiques du champ académique.
2. Plus fondamentalement, l’approche renouvelée, en ce qu’elle propose
de conjoindre érudition et théorie, invalide les termes d’une alternative qui
marque fortement l’histoire de la discipline historique depuis les années 1920
et qui structure aujourd’hui encore en France certains débats particulièrement
inféconds. Lucien Febvre, dans sa défense de l’Histoire-problème, a souvent
croisé le fer avec l’érudition, autre nom de l’Histoire historisante alors parti-
culièrement prisée à l’École des chartes52. Or, le cofondateur des Annales, qui
ironise sur les nombreuses pierres taillées inutilement, assure que l’établisse-
ment des faits et leur mise en œuvre ne doivent pas être séparés, car seul l’his-
torien, par son questionnement, par la théorie, produit ses sources. Il faudrait
sans doute rechercher, dans le moment de naissance de l’Histoire savante au
xviie siècle, puis dans le débat suscité par le pyrrhonisme historique au siècle
suivant, les racines historiques de cette conformation, dont témoigne l’oppo-
sition raison / érudition dans le Discours préliminaire de l’encyclopédie53.
3. Enfin, la notion traditionnelle de source, façonnée par la pratique his-
torique au cours d’un long xixe siècle54, se trouve profondément ébranlée.
Comme l’a récemment montré Ludolf Kuchenbuch à propos du censier de
Prüm (893)55, toute édition est une opération de mise au présent du passé

52.  Voir par exemple L. Febvre, « Sur cette forme d’histoire qui n’est pas la nôtre. L’histoire
historisante [compte rendu de Introduction à l’Histoire de L. Halphen] », dans Id., Combats pour
l’histoire, Paris, Armand Colin, 1992 [1953], p. 114-118 ; Id., « De 1892 à 1933. Examen de
conscience d’une histoire et d’un historien [leçon inaugurale au Collège de France] », ibid.,
p. 3-17. Sur ces questions, voir B. Müller, Lucien Febvre, lecteur et critique, Paris, Albin Michel,
2003.
53.  Sur ces questions, voir A. Momigliano, « L’histoire ancienne et l’Antiquaire », dans Id.,
Problèmes d’historiographie ancienne et moderne, Paris, Gallimard, 1983, p. 244-293.
54.  Voir, sur la notion de source, la réflexion critique menée par J. Morsel, en particulier dans
« Les sources sont-elles le “pain de l’historien” ? », Hypothèses 2003. Travaux de l’École doctorale de
l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004, p. 273-286.
55.  L. Kuchenbuch, « Sources ou documents ? Contribution à l’histoire d’une évidence
méthodologique », Hypothèses 2003…, op. cit., p. 287-315 ; Id., « Sind mediävistische Quellen

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248 Pierre Chastang

par laquelle le document est transformé en ressource de la connaissance


historique. L’édition hypertexte permet de rendre conjointement visibles le
document conservé et les modalités de son appropriation comme source,
c’est-à-dire sa métamorphose en série d’indices de la connaissance histo-
rique du passé.

Chronique d’un échec annoncé :


l’édition hypertexte du Registrum Petri Diaconi
J’entends, pour finir, développer un exemple précis qui s’inscrit dans le
champ de l’écriture diplomatique. Depuis quelques années, je participe, au
sein d’une équipe franco-italienne dirigée par Jean-Marie Martin, à l’édition
du Registrum Petri Diaconi (désormais RPD), volumineux cartulaire rédigé à l’ab-
baye du Mont-Cassin au cours de l’année 1133. Le codex, qui regroupe plus de
600 documents issus des archives de l’établissement, présente un classement
qui fait succéder aux privilèges pontificaux et préceptes impériaux et royaux
les offertiones des princes et des fidèles. Les premiers folios sont occupés
par une épître dédicatoire56, rédigée par Pierre Diacre († 1159-116457), dans
laquelle il dédie son travail à l’abbé Seniorectus (1127-1137)58, en précise
les grandes lignes et signale que les Chronica monasterii Casinensis (désormais
CMC)59, écrites quelques décennies auparavant par Leo Marsicanus, poursui-
vies par Guido († 1130), avant d’être continuées et modifiées par Pierre Diacre

mittelalterliche Texte ? Zur Verzeitlichung fachlicher Selbstverständlichkeit », dans Aktualität des


Mittelalters, H. W. Goetz (dir.), Bochum, D. Winckler, 2000, p. 317-354.
56.  Le texte de la préface est édité dans la Patrologie latine, vol. CLXXIII, col. 469-470.
57.  La chronologie des œuvres de Pierre Diacre comme la détermination des principales dates
de sa biographie reposent principalement sur trois essais autobiographiques. 1. le ms. auto-
graphe Cod. Cas. 361 = De viris illustribus Casinensis cenobii, § 47 (éd. PL, CLXXIII, col. 1003-1062) ;
2. ms. autographe Cod. Cas. 257 (éd. dans Florilegium Casinense, 5, p. 51-52) ; 3. CMC, IV, 66. Sur
le dossier, voir G. Misch, Geschichte der Autobiographie, III, 2/1, Francfort, G. Schulte-Bulmke,
1962, p. 1127-1137.
58.  Sur le contexte de l’abbatiat de Seniorectus, voir H. Bloch, « Montecassino in the schism
of Anacletus II and the Glanfeuil forgeries of Peter the Deacon », dans Id., Monte Cassino in the
Middle Ages, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1986, vol. II, p. 941-1049 [version
mise à jour de « The schism of Anacletus II and the Glanfeuil forgeries of Peter the Deacon of
Monte Cassino », Traditio, 8, 1952, p. 159-264].
59.  Le texte a été édité par H. Hoffmann, Chronica monasterii Casinensis, MGH SS, t. XXXIV,
Hanovre, 1980 ; sur la rédaction de ce texte, voir L. Feller, Les Abruzzes médiévales. Territoire, éco-
nomie et société en Italie centrale du ixe au xiie siècle, Rome, École française de Rome, 1998, p. 49-51
et 57-62.

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Le texte médiéval et l’hypertexte 249

lui-même60, ont constitué une aide précieuse dans la réalisation du présent


cartulaire : Maximo autem adiutorio in hoc nobis venerabilis Leonis Hostiensis episcopi
historia fuit.
Le cartulaire est d’emblée placé dans la relation intertextuelle qu’il entre-
tient avec le grand monument historiographique de l’abbaye. Ces relations
ont d’ailleurs été étudiées par Hartmut Hoffmann, dans un travail prépara-
toire à l’édition de la chronique61. Mais l’ordre de la compilation prouve que
des regestes intermédiaires ont servi au travail de l’équipe de scribes.
Il faut ajouter à cela l’existence de deux rotuli, conservés aux archives du
Mont-Cassin, sur lesquels nous avons travaillé avec Laurent Feller. Le premier,
coté V1, est un inventaire des archives sans rapport direct avec le travail de
cartularisation de Pierre Diacre, mais qui donne probablement une image du
classement du chartrier au début de la décennie 1130. Quant au second (le
rotulus V2), il doit être rapporté aux années 1127-1130 et constitue une étape
du recensement des documents, préparatoire à la rédaction du Registrum. Le
volumen dérive d’un document-source, aujourd’hui disparu, et les rédacteurs
ont procédé à un récolement à partir du texte des CMC62.
Il paraît donc important que le texte du cartulaire puisse être lu par les
médiévistes dans sa dimension intertextuelle, c’est-à-dire en rendant visibles
les liens qu’il entretient avec les documents d’archives et les productions his-
toriographiques du monastère, ce qui implique d’intégrer à l’édition le travail
que la philologie considère traditionnellement comme une simple étape pré-
paratoire à l’« établissement » du texte. La réfutabilité des thèses avancées par
les historiens à partir du document s’en trouverait grandement renforcée, tant
du point de vue de l’étude de la culture monastique de l’écrit que de l’usage du

60.  Il s’agit de la partie postérieure à CMC IV, 95 qui concerne les années 1127-1138. Sur la
chronologie de la rédaction de la CMC, voir H. Hoffmann, « Studien zur Chronik von
Montecassino », Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, 29, 1973, p. 59-162. La partie III,
34 à IV, 95 est attribuée à Guido depuis l’article de W. Smidt, « Guido und die Fortsetzung
des Chronik Leos durch P. Diaconus », dans Festschrift Albert Brackmann, L. Santifaller (éd.),
Weimar, 1931, p. 293-323, ici p. 297.
61.  H. Hoffmann, « Chronik und Urkunde in Montecassino », Quellen und Forschungen aus
italienischen Archiven und Bibliotheken, 51, 1971, p. 93-206.
62.  Le V1 a été édité par M. Dell’omo, Il registrum di Pietro Diacono. Commentario codologico
paleografico, diplomatico, Mont-Cassin, 2000, p. 41-50 ; sur ce document, voir P. Chastang et
L. Feller, « Mise en liste et mise en codex des archives : l’exemple du Mont-Cassin », à paraître
dans Écritures de l’espace social. Mélanges d’histoire médiévale offerts à Monique Bourin par ses élèves et
ses amis, L. Feller et al. (dir.), Paris, Publications de la Sorbonne, 20 10. L’édition du V2 est
parue dans P. Chastang, L. Feller et J.-M. Martin, « Autour de l’édition du Registrum Petri
Diaconi. Problèmes de documentation cassinésienne : chartes, rouleaux, registre », Mélanges de
l’École française de Rome. Moyen Âge, 121/1 (2009), p. 99-135.

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250 Pierre Chastang

contenu positif des chartes transcrites. Un dispositif hypertextuel rend pos-


sible des lectures non-linéaires des productions du scriptorium que l’éditeur a
jugé pertinent de rapprocher.
Il est également possible, grâce à l’hypertexte, de passer de l’image au
texte. Bien entendu, l’image sur l’écran n’est pas le document, mais il permet
d’accéder à certains éléments de la matérialité documentaire qui échappent
totalement au lecteur d’une édition traditionnelle. D’autant plus qu’il est
possible de faire figurer, en complément des images, les informations codi-
cologiques utiles. Le travail d’édition n’est pas réductible au simple établisse-
ment du texte. Il doit être pensé comme la construction d’une métasource, par
laquelle le document est à la fois rendu visible dans sa positivité documentaire
et métamorphosé en source pour le travail historique. Figure ci-dessous, sous
la forme d’un tableau de synthèse, une proposition de structure de l’édition
hypertexte du RPD63.

Archives Historiographie

Img
Img
Orig.
Txt Img
Txt 1
(transcription) RPD (transcription)
Ms. A, C, DMS
Txt 2 CMC
(analyse Txt 2 Txt
diplomatique) (appareil de (transcription)
notes)
Txt 3
(analyse
Img codicologique)
V1
Txt
(transcription)
Txt 2 Img
(analyse 1. Analyse de la tradition
codicologique) V2 manuscrite
Txt 2. Identification des lieux et
(transcription) des personnes
Txt 2
(analyse
codicologique)

63.  Je remercie Alain Garnier pour ses conseils, en particulier en ce qui concerne les res-
sources offertes par le logiciel Wikimedia.

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Le texte médiéval et l’hypertexte 251

Elle permet de lier écrits historiographiques et production archivistique


cassinésienne et de restituer de la sorte le travail complexe d’un scriptorium
monastique. Pour chaque unité documentaire figurant sur le schéma, un
double accès sous forme de l’image du manuscrit et de l’édition du texte est
possible. L’appareil de notes est inséré, sous la forme de liens hypertextes,
dans la transcription du RPD. De chaque acte du cartulaire part une arbores-
cence qui met le texte en relation non seulement avec les mentions et usages
dont il est l’objet dans les rotuli, chronica, mais également, le cas échéant, avec
le parchemin original ou les copies intermédiaires.

Un tel projet n’a de sens que s’il utilise un logiciel qui garanti l’ouverture des
données aux utilisateurs qui pourront, à partir de la base de textes et d’images
mis en ligne, modifier les données, voire ajouter de nouveaux manuscrits,
sous la forme de liens se conformant à un cahier des charges préalablement
défini. Dès lors, des formes de travail collectives en réseau et de collabora-
tion avec des médiévistes non-professionnels sont envisageables. Elles repré-
sentent une manière renouvelée de répondre à une demande sociale, sans se
conformer à la division entre producteurs et consommateurs qui constitue le
fondement des formes traditionnelles de vulgarisation du savoir.

Pierre Chastang
Université de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines

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Table des matières

Avant-propos
Didier Méhu, Néri de Barros Almeida et Marcelo Cândido da Silva 5

(In)utilité et légitimation
des études de la société médiévale

L’histoire (médiévale) peut-elle exciper d’une utilité intellectuelle qui lui soit spécifique ?
Julien Demade 15

L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat… deux ans après :
retour sur une tentative de légitimation sociale
Joseph Morsel 61

L’historien médiéviste face à la « demande sociale »


Didier Méhu 93

Structuration du champ de l’histoire médiévale


et relations avec les autres sciences sociales

L’histoire médiévale au Brésil : du parcours solitaire à l’inclusion


dans le champ des sciences humaines
Néri de Barros Almeida 125

Un Moyen Âge des anthropologues ?


Eliana Magnani 145

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254 Pourquoi étudier le Moyen Âge au xxie siècle ?

Champs, coordonnées et usages


des « âges moyens »

Les âges moyens et les reliques vivantes : deux figures de l’imagination historique
Gadi Algazi 161

130-300 circa. Les coordonnées mentales de l’Occident médiéval


se sont-elles définies entre Hadrien et Dioclétien ?
Luiz Marques 179

Pourquoi étudier le haut Moyen Âge au xxie siècle, au Brésil ?


Marcelo Cândido da Silva 197

Entre le Moyen Âge et nous


Jérôme Baschet 215

Le texte médiéval et l’hypertexte


Éditer des documents du Moyen Âge au xxie siècle
Pierre Chastang 233

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