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Grasset Bernard M.-J. Une esthétique pascalienne. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 105, n°3,
2007. pp. 361-384;
https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_2007_num_105_3_7725
Abstract
The question of the beautiful, too often passed over, occupies a place of decisive importance in the
Thoughts of Pascal. This question unfolds in a twofold manner: his explicit aesthetics and his implicit
aesthetics. The distinction between true and false beauty is the axis around which Pascal's thought on
art gravitates. The explicit aesthetics of the author of the Apology for the Christian Religion seeks
especially to denounce an art of decoration, of appearance, of pleasantness, of exteriority, of
entertainment. This art, to some extent Epicurean, forgets the mortal condition of man, ignores Christ.
While rejecting the art of immanence, Pascal, fascinated by words, attempts in the Thoughts to practise
an art of transcendence, an art of interiority, of the heart, of the essential, of witness. His implicit
aesthetics finds the perfect model of beauty in the Bible, a beauty inseparable from the good and the
true. Hence Pascal's pictorial, musical sensibility, his attention to the right language, his burning
lyricism, will have as their finality the imitation of the art of the Scriptures and of Christ, who, in his
eyes, represents the centre of it. Caritas, a stranger to vanitas, leads to true beauty (transl. by J.
Dudley).
Une esthétique pascalienne
Introduction
(1) De l'épicurisme
Dans l'attitude pascalienne face aux beaux-arts, à la poésie, s'exprime
d'abord une suspicion. L'auteur des Pensées se défie de ce moi humain
qui, avec injustice, «se fait centre de tout»3. L'amour-propre, constamment
(2) Du divertissement
Dans la mesure où le monde de l'art est épicurien, il appartient au
divertissement. À travers des amusements superficiels, l'homme croit
échapper illusoirement à sa misère. Le mirage du plaisir éloigne du juste
bonheur. Le divertissement exile l'âme dans l'extériorité. «Nous sommes
pleins de choses qui nous jettent au dehors» (fr. 464 B/176 S)6. Dans
l'optique de YApologie, l'art fait partie de ces choses qui nous éloignent
de notre véritable centre. L'art en tant que divertissement appartient à
l'homme du néant, non à l'homme de l'être. Sans cesse la créature se laisse
séduire par la futilité au lieu de porter son regard vers l'infini7. Celui qui
(3) De la vanité
su accueillir les forces de lumière qui peuvent jaillir des œuvres artistiques.
Incontestablement certaines de ses critiques tombent juste et témoignent
d'une réelle exigence intérieure: ainsi de sa dénonciation de l'emphase,
du superficiel, du verbiage, de l'artificiel, de l'épicurisme, de la vanité,
de l' amour-propre qui tend à l'emporter sur la charité... On regrettera
simplement qu'il ait mis un peu rapidement tous les artistes, toutes leurs
œuvres sur le même plan, sans s'immerger en profondeur dans celles-ci
ce qui aurait pu lui permettre d'infléchir avec sagesse son jugement.
2. De la vraie beauté
20 Cf. n. 11, p. 161 de Ph. Sellier dans son édition des Pensées. On pourrait aussi
évoquer l'écriture de témoignage et d'éclairs du Mémorial qui constitue comme le prélude
secret de V Apologie et le fr. 553 B/749, 751 S du Mystère de Jésus, poème de l'amitié
christique dans la solitude et la nuit, qui en forme la conclusion voilée.
21 P. Claudel qui se disait étranger à la sensibilité religieuse des Pensées n'en
reconnaissait pas moins: «c'est un bien beau livre», Lettre à Massignon du 1.9.1910, cit. par
M. Lioure (1993), p. 218. On remarquera aussi que les traductions bibliques qui figurent
dans Y Apologie manifestent un indéniable talent poétique. «Le souci de la beauté éclate
dans les traductions faites par Pascal», J.-J. Demorest (1957), p. 96. Avec un père
musicien et une sœur, Jacqueline, poétesse, Pascal avait bénéficié dans son environnement
familial le plus proche d'un climat favorable pour l'éveil de son cœur à la beauté.
22 A. Michel (1982), p. 147. C'est cette simplicité dont les Écritures constituent le
modèle qui fait défaut à la rhétorique païenne. Cf. L. Pernot (2000), p. 270.
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long des jours23. C'est la situation concrète, le vécu existentiel, les lignes
ordinaires du temps, que l'artiste doit traduire en vérité. La simplicité
s'allie naturellement avec la sobriété. Pascal poussera la sobriété jusqu'à
la brièveté. À travers le voile de la densité, de la concision, la pensée
jettera sa clarté. La beauté de la densité se déclinera comme une beauté de
l'émotion. L'art, au lieu de laisser indifférent, doit toucher et émouvoir24.
Une esthétique sans émotion est une esthétique sans âme. L'émotion
suscitée par le poète-écrivain se déploiera sous le mode lyrique. Le lyrisme,
empreint de juste sobriété, est l'art qui correspond à l'ordre du cœur,
au troisième ordre. Le je qui apparaît de manière récurrente dans les
Pensées n'est pas le je de l' amour-propre mais celui du témoignage poignant
d'un homme qui a été bouleversé la nuit du 23 novembre 1654 et qui,
avant de disparaître, laisse vibrer des mots ardents de foi, de charité et
d'espérance. La brièveté, la densité, la fulgurance de l'écriture des
Pensées, conjuguées à une disposition fragmentaire, lui conféreront une
étonnante modernité. Alors que le langage des Provinciales, plus
conventionnel, se conforme aux règles du goût classique, celui de V Apologie
s'en démarque de manière singulière et percutante. L'art de l'éclair et du
raccourci, rendu vibrant par un lyrisme émotionnel, marquera une étape
importante dans l'histoire de la langue française25. À bien des égards
Pascal crée à travers la meilleure prose des Pensées une langue qui
trouvera des consonances fortes et imprévues au cœur même de notre poésie
moderne.
23 «Le style de Pascal tend vigoureusement au concret», J.-J. Demorest (1953b), p. 111.
24 «Qu'est-ce que Pascal attend du style? Qu'il atteigne le lecteur, qu'il l'émeuve
et provoque son adhésion», J.-J. Demorest (1953a), p. 178.
25 Sainte-Beuve oppose Descartes, sans influence en tant qu'écrivain mais
simplement «témoin de la langue de son temps», à Pascal qui a influé sur le destin de la langue
française, Port-Royal, t. III, p. 340.
26 «Nul siècle n'a séparé aussi peu l'esthétique et la morale», J. Duron (1953), p. 19.
Cf. aussi L. Tatarkiewicz (1968), p. 27.
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3. Un art du cœur
que par le cœur. L'éclat voilé du surnaturel n'est accueilli que par un
cœur circoncis. Il faut sans cesse étudier le cœur de l'homme où tout se
décide. L'art sacré devra chercher à rendre le Christ présent au cœur de
l'homme. Si l'enseignement scripturaire vise à transformer le cœur de
pierre en cœur de chair, une poétique inspirée de la Bible s'attachera à
toucher le cœur humain, à l'orienter vers l'infini46. L'art du cœur qui,
dans l'attente de la grâce, peut atteindre tous les hommes est un art
universel. Alors que l'esthétique classique s'en remettait avant tout au fanal
de la raison47, l'esthétique à l'œuvre dans les Pensées apparaît comme une
esthétique du cœur.
46 La vraie beauté prépare l'œuvre de la grâce. C'est Dieu seul qui en définitive
peut incliner le cœur. Sur la thématique de l'inclination du cœur, appuyée sur Ps 118, 36:
«Inclina cor meum in testimonia tua», voir fr. 252 B/661 S, 284 B/412 S, 287 B/414 S.
47 Voir L. Tatarkiewicz (1968), pp. 25-26.
48 Cf. aussi fr. 660 B/509 S.
49 Voir également fr. 701 B/348 S.
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4. Un art du mystère
61 «On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais» (fr. 210 B/197 S).
62 Sur la critique de la comédie, voir le fr. 1 1 B/630 S.
63 On retrouvera ce sens aigu du tragique allié au sens non moins aigu de l'absolu
chez Péguy qui représente sans doute le meilleur, le plus grand héritier de Pascal dans les
lettres françaises.
64 Déjà dans la Lettre sur la mort de Pascal le père (17 octobre 1651), qui témoigne
d'une intense méditation religieuse, Biaise conseillait en s 'inspirant de Paul (1 Th 4, 13):
«Ne considérons donc plus la mort comme des païens, mais comme des chrétiens, c'est-
à-dire avec l'espérance [...]», Bm, p. 101.
65 Fr. 540 B/746 S. On notera que l'indice de fréquence du mot espérance dans les
Pensées s'élève à 21, autant que pour l'adjectif beau. (Cf. H. M. Davidson, P. H. Dubé
[1975], p. 1464). Si Pascal ne thématise pas autant que Péguy l'espérance, elle n'en joue
pas moins un rôle essentiel dans son Apologie.
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66 Voir également fr. 818 B/616 S où l'apologiste reprend cette idée et généralise:
«[...] il n'y a même de fausses religions que parce qu'il y en a une vraie».
67 L. Tatarkiewicz (1968), p. 26. Cf. aussi p. 24.
68 «[...] la vérité hors de la charité n'est pas Dieu [...]» (fr. 582 BA755 S).
69 J.-J. Demorest (1953a), p. 179.
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Conclusion
83 G. Rouault, Sur l'art et sur la vie, Noli me tangere, p. 55. Nous sommes «en quête
de la vie étemelle qui seule est la vie, qui est notre cité, et notre patrie unique», A. Suarès
(1923), p. 7.
84 II nous rappelle «cet enseignement que le salut éternel est d'un prix infiniment
infini», Ch. Péguy, Œuvres en prose complètes, L H, Louis de Gonzague, VII - 8 (31.12.1905),
p. 379.
85 L. de Selve, Les Œuvres spirituelles sur les Evangiles des jours de Caresme et
sur les Festes de l'année, Sonnet XI Sur l'Evangile de la Transfiguration, p. 50.
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C'est un art qui gravite autour de l'alliance entre le divin et l'humain. Son
modèle absolu est la Bible au centre de laquelle rayonne l'éclat voilé de
Jésus. La prose poétique, si moderne à bien des égards, des Pensées, par
l'imitation du style scripturaire où forme et fond se joignent parfaitement,
ramène ainsi constamment au mystère christique. L'art de la vraie beauté
est un art du mystère, un art de l'amour, un art de la croix. Si l'art des
fausses beautés peut être mis tout entier sous le titre de la comédie, une
comédie qui débouche sur le vide, l'art de la vraie beauté appartient à la
tragédie, une tragédie qui s'accomplit dans l'espérance. Le poète qui imite
Jésus œuvre en veilleur vers un horizon de salut. La vraie beauté, de nature
spirituelle, naît de la contemplation du signifié (ciel, éternité) par-delà le
signifiant (temps, terre).
La conception pascalienne de la beauté, qui tout en intégrant des
catégories du classicisme comme le naturel, la clarté, s'inscrit
résolument dans la pensée biblique et patristique, offre des enseignements
encore féconds pour notre temps. Dans un monde où le matérialisme se
développe de plus en plus, l'homme vit dans l'oubli de l'absolu. Il s'est
rendu prisonnier des techniques, de leur complexité; la science est
devenue son seul critère de vérité. Une culture de mort, fascinée par
l'apparence, l'éphémère, tend à s'installer. Face à cette exclusion matérialiste,
rationaliste du surnaturel, du troisième ordre, l'art de la vraie beauté peut
renouer le lien de l'homme avec la vie, son sacré, tracer de nouveau un
chemin de sagesse. L'art de l'amour rappelle le mystère de la vie, une
vie qui a vocation à l'éternité. L'art biblique, l'art christique, l'art des
profondeurs, tel qu'en esquisse les contours Pascal à travers les Pensées,
est cet art qui cherche à réinscrire le destin de l'homme dans l'orbe du
divin. Le poète du mystère, homme de recueillement et d'espérance,
apparaît comme celui qui garde dans la finitude la mémoire de l'infini.
Tandis que le vertige de l'absence du divin nous saisit, la vraie beauté
comme une grâce retrouve la Présence. Un espace peut s'entrouvrir dans
le quotidien des jours sur le mystère. L'art sacré de la beauté, associée
au bien et au vrai, contrairement à l'art de la futilité qui n'est que
dispersion dans l'agrément, tourne le regard en direction de l'Être des
êtres. L'expérience esthétique n'a de sens ultime que d'unir l'humain au
divin.
Bibliographie
Abstract. — The question of the beautiful, too often passed over, occupies
a place of decisive importance in the Thoughts of Pascal. This question unfolds
in a twofold manner: his explicit aesthetics and his implicit aesthetics. The
distinction between true and false beauty is the axis around which Pascal's thought
on art gravitates. The explicit aesthetics of the author of the Apology for the
Christian Religion seeks especially to denounce an art of decoration, of
appearance, of pleasantness, of exteriority, of entertainment. This art, to some extent
Epicurean, forgets the mortal condition of man, ignores Christ. While rejecting
the art of immanence, Pascal, fascinated by words, attempts in the Thoughts to
practise an art of transcendence, an art of interiority, of the heart, of the
essential, of witness. His implicit aesthetics finds the perfect model of beauty in the
Bible, a beauty inseparable from the good and the true. Hence Pascal's pictorial,
musical sensibility, his attention to the right language, his burning lyricism, will
have as their finality the imitation of the art of the Scriptures and of Christ, who,
in his eyes, represents the centre of it. Caritas, a stranger to vanitas, leads to true
beauty (transi, by J. Dudley).