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BAUDELAIRE « L’Invitation au voyage », Spleen et Idéal LIII, Les Fleurs du Mal

INTRODUCTION

A plusieurs reprises apparaît dans les Fleurs du Mal le thème du voyage. Il s’accompagne de la définition d’un
lieu privilégié, refuge, consolation, univers de bonheur. Baudelaire semble mener une quête inlassable pour
échapper au sentiment de spleen, d’ennui profond et mélancolique qu’il éprouve intensément. On découvre ainsi
ce texte musical et apaisant de l’Invitation au voyage, poème extrait de la section « Spleen et Idéal ». Il
appartient plus précisément au cycle de Marie Daubrun, jeune actrice que connut Baudelaire. Cette invitation
prend le triple visage de l’évocation d’un lieu idéal, d’une femme aimée et d’une initiation esthétique.

I. Un voyage idéal
II. La femme médiatrice du voyage
III. Le voyage comme initiation esthétique

I. Un voyage idéal

A. Un lieu imaginaire, rêvé


 Par son titre même, l’invitation au voyage apparaît plus comme un désir de partir qu’une réalité.
 L’étude des verbes révèle que le pays évoqué par Baudelaire est d’abord un pays créé par son
imagination. Le verbe songe, moteur su poème témoigne de cette importance de l’imaginaire. Le jeu
des modes et des temps renforce cette impression. L’impératif songe comme les conditionnels
décoreraient parlerait font allusion à des actions possibles mais encore irréalisées. Les infinitifs, modes
intemporels, accentuent cette idée : vivre, aimer, dormir, assouvir.
 La forme du poème dégage une douce harmonie qui favorise le rêve :
 l’alternance de pentasyllabes (5) et d’heptasyllabes (7) selon une disposition originale crée une
régularité sous une apparence d’irrégularité : 5-5-7-5-5-7….
 Le vers impair n’a pas la stabilité du vers pair : il renvoie plus rapidement au vers suivant,
comme si un équilibre lui manquait et donc est plus musical (c’est Verlaine qui théorisera la
vertu de ce type de vers dans son Art poétique en 1874 : « De la musique avant toute chose/ Et
pour cela préfère l’Impair/ Plus vague et plus soluble dans l’air »)
 Les vers courts sont très mélodiques parce qu’ils permettent la répétition des mêmes sonorités :
la rime revient comme un écho rapproché.
 Le poème est composé de 3 strophes de 12 vers suivies d’un refrain, ce qui crée un effet
d’allongement et de fluidité. Le refrain donne au poème l’aspect d’une chanson tendre.
L’harmonie ne veut pas de rupture.
La fluidité s’appuie donc sur le mètre, le vers choisi, qui donne au poème la légèreté merveilleuse du
rêve. La musique est tout à fait propice à la rêverie et renforce l’idée d’un voyage imaginaire.

B. Un lieu indéterminé
 Là-bas
1ère indication que donne le poète, adverbe repris 3 fois dans le refrain :là. C’est un lieu qui n’est déterminé que
par opposition à ici, comme un lieu idéal parce qu’il s’oppose à la réalité, à la proximité.
 Au pays qui te ressemble
Le lieu est précisé ensuite par une allusion vague v.6 et donc à nouveau surprenante parce qu’elle ne peut être
comprise que par la femme aimée.
 Les clés
En effet, quelques éléments peuvent nous éclairer : les soleils mouillés, les ciels brouillés font allusion à un pays
du Nord ; les canaux à une ville maritime. Dans le poème en prose qui porte le même titre, Baudelaire est plus
explicite et on comprend que c’est la Hollande (florins, tulipes). La 2 ème strophe rappelle un intérieur hollandais
comme on peut en voir dans les tableaux de Vermeer : un endroit confortable, riche, cossu, meubles luisants,
riches plafonds, miroirs profonds. C’est un lieu clos, une chambre, propice au bonheur des amants.

C. Un ailleurs exotique
 L’orient
La 2ème strophe comporte une énumération d’éléments typiques de l’univers baudelairien : l’exotisme des fleurs
et des parfums : rares fleurs, senteurs de l’ambre, le luxe et le raffinement des matériaux, l’expression splendeur
orientale, fait la synthèse des éléments cités.
 Le paradis
Le désir d’infini lié à l’orient peut être rapproché de l’idée d’un retour au jardin d’Eden :
 orientale/natale riment v.23-26. Baudelaire considère l’orient comme un retour aux sources de
la civilisation
 ce voyage hors du temps et de l’espace semble retracer le parcours de tout homme : vivre,
aimer, mourir (les infinitifs mode intemporel)
 mon enfant, ma sœur fait peut-être aussi référence au « vert paradis des amours enfantines »
d’un autre poème des Fleurs du Mal, « Moesta et errabunda »

Conclusion I : Ainsi le voyage vers l’idéal représente un là-bas mystérieux et peut-être un avant mythique. Tout,
dans la magie du lieu, donne à imaginer un épanouissement et une harmonie antithétiques de l’oppression et du
repli qu’engendre le spleen.
La femme aussi apparaît comme une voie d’évasion vers un paysage idéal.

II. La femme, médiatrice du voyage


La femme chez Baudelaire occupe une place ambiguë à la fois ange, source de salut, mais aussi tentatrice et
source de perdition. Dans ce poème de bonheur où la sérénité prime, la dualité de la femme est néanmoins
présente.

A. La correspondance entre la femme et le paysage


 Une double évocation : Au pays qui te ressemble. Cette correspondance est ensuite
précisée par la présentation des éléments du paysage : lumière et eau, soleils
mouillés, et par une analogie avec la lumière du regard brillant et l’eau des larmes.
 Un double effet : le poète établit une correspondance entre le paysage et la femme
grâce à des éléments qui définissent, des 2 côtés, un charme magique et un
séduisant mystère : charmes, mystérieux v. 8-12. C’est un moyen pour le poète
d’ajouter à l’attrait esthétique de ce pays un attrait affectif.
 Une domination : le poète offre à la femme aimée une possibilité de satisfaire ses
souhaits. Elle règne en maîtresse absolue sur cet univers où il n’existe aucun frein à
la liberté et à l’imagination : C’est pour assouvir/ Ton moindre désir

B. Une relation fusionnelle


Si la femme règne sur le paysage, sa relation avec le poète semble marquée par la proximité.
 L’inspiratrice : c’est la femme qui suscite le voyage et qui définit ses objectifs :
vivre ensemble, aimer à loisir, aimer et mourir.
 Une relation idéalisée : mon enfant ma sœur. On peut remarquer le lien très étroit
avec cette femme, lien de proximité, lien familial. C’est une femme à protéger
(femme enfant). C’est aussi une sœur d’élection, celle qui peut le comprendre et qui
lui ressemble. Dans les 2 cas elle est source de douceur v.2. Le désir de fusion est
sensible dans l’emploi des déterminants possessifs mon ma mon tes notre ton et du
pronom personnel te. Le tutoiement marque la proximité [mon enfant/mon esprit]
et la fusion apparaît dans l’addition je+tu= notre, redoublé par l’adverbe ensemble.

C. Une relation ambiguë


Cependant, dans ce rêve de bonheur, d’harmonie, se glisse une certaine duplicité de la femme.
 C’est à travers les yeux pleins de larmes de la femme aimée que le poète évoque le
pays idéal. Le bonheur n’est pas total.
 Elle est un être attirant mais dangereux : ses yeux sont traîtres, porteurs de
mensonges, de mal ? image d’Eve tentatrice ?

Conclusion II : Ainsi, même dans ce poème de bonheur absolu, l’amour garde son double visage : l’amour est
un moyen de sortir du spleen, mais il porte en lui le mal et la mort v.5.

III. Le voyage comme initiation esthétique


Au-delà de ce voyage à travers un regard, de ce voyage à travers un pays idéal, le poème apparaît également
comme une invitation à découvrir l’art, voire un manifeste esthétique et poétique.

A. Un poème pictural
 3 tableaux : ce poème par sa composition en triptyque suggère une approche
picturale. Chacune des 3 strophes marque une étape dans la progression du poème.
La 1ère formule l’invitation au voyage en passant par l’analogie femme/paysage ; la
2ème évoque un intérieur secret et raffiné ; la 3ème décrit un paysage extérieur, la ville
au soleil couchant.
 Intérieur/extérieur = correspondance. 3 tableaux qui se correspondent et
montrent une possibilité de passage entre l’intérieur et l’extérieur. C’est à l’intérieur
du regard de la femme que le poète voit les ciels. L’intérieur de la 2 ème strophe est
ouvert et semble se décupler à l’infini par le pouvoir de propagation des parfums et
par l’effet agrandissant des miroirs. Enfin l’espace ouvert de la 3 ème strophe est à
son tour intériorisé par la personnification des vaisseaux : dormir, humeur
vagabonde.
 La peinture. Plusieurs indices confirment cette approche picturale : l’emploi du
mot ciels et le champ lexical de la couleur et de la lumière : brillant, luisants,
soleils couchants, d’hyacinthe et d’or, chaude lumière.

B. La synesthésie
L’harmonie picturale mêlée à l’harmonie musicale sont des conditions essentielles de l’esthétique
baudelairienne. Mais la synesthésie semble être une composante importante de cette harmonie. On trouve en
effet :
 Des perceptions visuelles, très présentes dans l’évocation des différents tableaux,
les yeux, les lumières et les couleurs, concrétisées par l’impératif vois.
 Des perceptions olfactives : fleurs odeurs senteurs
 Des perceptions tactiles : des meubles…polis
 Des perceptions auditives :créées par la richesse des assonances (nasales v.19-23),
des allitérations et des rimes rapprochées.
Les sensations s’enrichissent en se mêlant ou en s’ajoutant les unes aux autres.

C. La réconciliation des oppositions


Dans un moment de grâce exceptionnelle, toute la dichotomie du monde, image du tiraillement entre le spleen et
l’idéal, semblent abolis.
 Le poème repose sur une articulation constante de l’intérieur et de l’extérieur, de ce
qui est clos et de ce qui est ouvert : chambre, monde.
 L’orient et l’occident semblent être un même lieu : paysage du Nord/ splendeur
orientale
 L’immobilité côtoie le mouvement, et le départ est simultané au retour : Dormir ces
vaisseaux…viennent du bout du monde.
Cette réconciliation aboutit à une telle sérénité qu’elle permet l’image finale du monde qui s’endort.

D. L’art poétique
Toutes ces voies posées par le poète lui permettent d’ébaucher une définition de la poésie, surtout dans le refrain
et à la fin de la 2ème strophe.
 Le poète traducteur du monde : Tout y parlerait/ A l’âme en secret/ Sa douce
langue natale. On trouve dans ces vers l’image du poète traducteur, déchiffreur du
monde, le poète voyant qui réinvente une langue originelle.
 Une poésie sensuelle, spirituelle et esthétique : le refrain parfait cette définition
de l’esthétique baudelairienne. Tout et le tour restrictif ne…….que mettent en
évidence le caractère synthétique de cette définition, reprise 3 fois. Elle porte une
triple référence :
 la beauté et le luxe renvoient à des concepts esthétiques de raffinement
 la volupté rappelle l’importance de la sensualité
 l’ordre et le calme touchent à des qualités de maîtrise et de rigueur qui mènent à l’harmonie de
l’esprit
Le rythme harmonieux de ce distique place ce poème sous le signe de la paix de l’âme et donne au
poème une structure circulaire qui lui confère un pouvoir d’envoûtement.

CONCLUSION
« L’Invitation au voyage » est un poème consacré à l’idéal. Son architecture symétrique, sa musicalité profonde
et la richesse de ses évocations révèlent l’aspiration baudelairienne vers une beauté supérieure et entrouvrent la
porte d’un paradis spirituel, sensuel et esthétique. Poème d’amour voluptueux, ce poème nous donne, au-delà de
sa musicalité subtile, une des meilleures définitions du voyage baudelairien : le voyage intérieur.

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