You are on page 1of 17

Critique de Denis de Rougemont

ELOGE
Comme une masse mobile, parfois un peu écœurante, enflée de superlatifs et d'insaisissables
sensations brutes qui dardent la pensée en illuminations éphémères, en aphorismes éternels,
en détails croustillants, l'amour traverse la réflexion humaine dans le plus grand désordre.
Selon mon point d'observation, qui n'est pas celui d'une vaste culture mais qui englobe toute
la culture, j'entends partout l'amour, l'amour, l'amour, mais c'est à peine du vent, ni chair ni
sens. On galope dans le bien entendu, dans le présupposé connu, dans le délit d'initié, et que
de lourdeurs et de longueurs pour dire ce qui est vif et fin, que de silences entendus, que de
soupirs m'as-tu-vu. Aucun philosophe, à part Platon pour le réprimer, n'a tenté d'expliquer, de
comprendre, de cerner l'amour, comme si l'amour était opposé à la philosophie, comme si
l'amour n'était pas digne d'une explication, ou comme s'il fallait lui préserver cette mythique
capacité à échapper à l'entendement. Aucun de ces « révolutionnaires » qui jusqu'aux trois
quarts de ce siècle ont exercé leur ardeur et leur logique à expliquer les sujets les plus variés
n'a tenté l'aventure avec l'amour. C'est donc aux sociologues qu'il faut s'abaisser pour entendre
un discours sur ce qui est trop vibrant et impliquant pour souffrir les louches attouchements de
ce métier, ou au dilettantisme des poètes qu'il faut se résigner pour ce qui est trop structuré,
construit, élaboré, pour être saisi dans une déclamation conçue pour être sentie et non pour
être débattue.

Je suis contraint d'admettre que le phénomène de l'amour lui-même se prête mal à la théorie.
D'abord, son mouvement même est une sorte de recherche du déséquilibre, de la surprise, de
la nouveauté, si bien que chaque époque et chaque amour particulier semblent le refaçonner
selon des règles à découvrir et qui bouleversent les précédentes. Il y règne, ensuite, un goût de
l'intimité et du mystère qui disparaît dans l'expression publique, contraire de l'intimité et
étalage trivial de ce qui était mystère, si bien que l'expression de l'amour semble justement le
contraire de l'amour, comme l'image qui tue l'imagination. L'amour enfin exige un abandon de
soi tel que le recul nécessaire à sa compréhension d'ensemble perd la sensation : et il paraît
ainsi tout aussi impossible d'exprimer publiquement l'amour alors qu'on le vit que de
l'exprimer alors qu'on ne le vit pas. En ce sens, le silence de la théorie peut passer pour une
sagesse de philosophe, ou pour une prudence de « révolutionnaire ». On peut aussi dire qu'il y
a là une timidité ou une lâcheté, et qu'il eût mieux valu tenter des insuffisances critiquables,
comme Stendhal, qu'un attentisme circonspect, comme Vaneigem.

C'est pourquoi 'l'Amour et l'Occident', de Denis de Rougemont, est vraiment une exception.
C'est le seul ouvrage à ma connaissance qui ait tenté de dire ce qu'est l'amour en entier, qui
propose une thèse sur l'amour. Il est le seul à insérer l'amour dans plus grand que lui, à sortir
l'amour de son intouchable unicité et de sa grandeur hors de portée, de sa séparation d'avec le
monde où il apparaît et disparaît ; et ceci sans le cynisme réducteur qui ricane en transformant
amour en sexe plus sensiblerie. Il est le premier à attribuer à l'amour un commencement, le
XII siècle, ce qui nie dès le début l'amour infini, qui a toujours été et sera toujours.
e

Mais surtout, de Rougemont entreprend d'expliquer en quoi un phénomène aussi puissant, qui
traverse toute la littérature comme son principal fil conducteur, qui reste le but et le
merveilleux de la plupart des contemporains, qui monte vers Dieu et descend dans la
publicité, est d'abord un phénomène spirituel, qui recouvre une dispute et un débat. Car s'il
n'était qu'une décoration du besoin sexuel, l'amour n'aurait pas pu se maintenir au centre des
représentations culturelles ou personnelles, et s'il ne reflétait pas un débat de l'humanité il ne
pourrait pas refléter, avec une telle persistance, autant d'ébats d'humains. Et ce n'est pas dans
cet ouvrage un lieu commun, une vague généralité, puisque le débat en question est décrypté
et décrit, donc précisément nommé. Même si l'on est en désaccord avec l'interprétation de De
Rougemont, le fait de souligner combien l'amour est la traduction d'un débat spirituel
fondamental, le fait de nommer et d'expliquer un débat central de l'humanité, est déjà un
mérite rare.

Et à la fin, aussi hardi qu'indépendant, de Rougemont prend position dans le débat qu'il vient
de décrire, et propose une solution pratique pour le dépasser. Là encore la démarche,
indépendamment de son contenu, mérite qu'on salue son honnêteté et sa fraîcheur, dont notre
siècle a été si avare.

THESE
L'amour tel que nous le connaissons, et toute la poésie occidentale, nous viendraient des
troubadours des XII et XIII siècles. Les troubadours allaient de château en château dans la
e e

France du sud de la Loire, la région de la langue d'oc. Cette migration était contemporaine de
l'hérésie cathare, et les troubadours ont donc connu les cathares, qui vivaient essentiellement
dans cette région, même si les témoignages de leur rencontre sont étonnamment
parcimonieux. D'ailleurs de Rougemont semble surtout avoir été attaqué sur l'affirmation de
cette rencontre, cependant fort peu douteuse. Il étaie cette hypothèse en citant assez justement
les liens entre psychanalyse et surréalisme, qui sont davantage dans le contenu, dans la
simultanéité de l'époque, que dans des rapports précis et avérés (« Et Breton n'a jamais cité
Freud dans ses poèmes, mais je sais bien qu'il se donnait lui-même pour freudien (...) »).

L'hérésie cathare serait un christianisme d'origine manichéenne et peut-être celte. Les cathares
tentent de libérer leur âme, prisonnière de leur corps charnel, de s'unir totalement avec Dieu,
une sorte de solution en l'absolu et l'infini qui commence dans une pureté terrestre stipulant
notamment une chasteté complète. Mais cette union du relatif avec l'absolu, ce passage de
l'homme fini dans le dieu infini, du jour dans la nuit, de la matière dans l'esprit, ne serait
possible que dans l'au-delà et elle présuppose donc la mort. Or toujours en suivant de
Rougemont, la doctrine chrétienne orthodoxe, pour laquelle le Bien et le Mal sont créés par le
même dieu, mais se divisent ensuite pour l'éternité, résout cette contradiction insoluble pour
les dualistes, pour qui le Bien est créé séparément du Mal, mais finira par en triompher. Le
Christ est précisément l'absolu, l'infini, l'esprit qui s'incarne dans le corps périssable, fini et
matériel, mais il est aussi le passage du périssable à l'absolu, du fini à l'infini, et de la matière
vers l'esprit, comme le retrace le mythe de la résurrection. Dans l'orthodoxie chrétienne, c'est
le Christ qui se charge de la résolution de la contradiction manichéenne, la rédemption et la
fusion entre le corps humain et l'esprit divin sont l'ouvrage et le sens de ce troisième terme,
qui dépasse le dualisme du Père et du Saint-Esprit, et qui est synonyme de synthèse et de
dépassement dans la philosophie occidentale. Le sens de la vie terrestre, dans cette
orthodoxie, n'est pas de gagner l'union totale avec Dieu, mais au contraire d'administrer la
parole de Dieu dans l'impureté du fini et du périssable. La vie n'est plus la quête de la divinité,
mais un stage d'entrée au paradis. Et la clé de la vie n'est que la modeste administration d'une
éthique dont le mariage et la fidélité conjugale sont le contrat fondateur, et non plus comme
chez les cathares, la recherche de la mort, soulagée par la métempsycose, comme passage
nécessaire pour se fondre en Dieu.

Deux malheurs cependant auraient affligé cette exégèse du christianisme qui solutionne tous
les anciens problèmes païens, dont justement le catharisme serait une résurgence. D'une part
elle n'a pas été suffisamment expliquée ; et c'est pourquoi la théorie dualiste et la tentative de
fusion totale des cathares ont resurgi. Le second malheur serait que l'hérésie n'a pas été
comprise comme un questionnement, par exemple du rapport entre le fini et l'infini, auquel le
christianisme avait une réponse dogmatique, mais comme une injure, voire une menace pour
la religion dominante. En effet, les cathares ont été réprimés dans une abominable croisade,
qui les a éradiqués, au moins en surface.

Après cette croisade des albigeois, l'hérésie aurait continué à circuler, mais maintenant de
manière souterraine et clandestine. Ainsi, les troubadours par exemple auraient véhiculé cette
pensée proscrite, mais dans un langage codé, symbolique. Dans ce langage, l'amour n'est en
fait que la tentative d'union, non avec la femme, mais avec l'âme, spiritualité pure prisonnière
du corps impur, symbolisée par la Dame, intouchable et souveraine, infiniment au-dessus de
l'amoureux, qui représente le corps. Le code d'amour courtois serait un début du code de la
chasteté des « parfaits » ou « purs », comme s'appelaient les cathares confirmés, c'est-à-dire
ceux qui avaient passé le rituel initiatique du consolamentum qui culmine en un baiser, le
baiser de paix des frères, leur dernier geste charnel, au contraire de leurs sympathisants encore
imparfaits, qu'on appelle les « croyants », et qui continuaient de pouvoir pratiquer l'union
charnelle.

L'amour, né du débat spirituel avorté, parce que l'Eglise a préféré le noyer dans le sang plutôt
que dans les arguments, ne serait donc d'abord que l'hérésie cathare codée. Le roman serait la
forme littéraire de cette propagande spirituelle dont le conte de Tristan et Iseut est l'archétype,
la traduction de la doctrine cathare dans le mythe de l'amour. L'extrême importance qu'a pris
l'amour serait d'une part liée à la continuation de l'hérésie cathare, mais cachée et déformée
par la clandestinité et le temps, jusqu'aujourd'hui, et d'autre part à la vulgarisation du mythe,
qui a continué d'être brodé, modifié, reconstruit, mais par des successeurs des troubadours qui
ne savaient plus qu'il s'agissait là d'un discours spirituel codé. C'est pourquoi l'amour se serait
recentré autour du sexe, à l'opposé de la chasteté du mythe initial.

C'est dans la passion que l'hérésie cathare survivrait. La passion des cathares, comme le
souligne de Rougemont par rapport à Tristan et Iseut, serait une passion de la mort (qui est le
projet de la fusion avec Dieu, l'union du fini et de l'infini), et toute passion aujourd'hui serait
construite sur ce modèle malheureux et égaré : un mythe vécu, une souffrance, une maladie
physique, un goût morbide pour l'autodestruction, qui a son origine dans une contradiction
spirituelle que le christianisme avait pourtant résolu dans la chair même du Christ.

CRITIQUE
Mariage et adultère
De Rougemont commence l'exposé de sa thèse par sa conséquence. Il s'en prend à l'adultère.
C'est que dans le débat entre orthodoxie chrétienne et hérésie cathare, il a choisi son camp :
l'orthodoxie chrétienne. Et comme à la fin de son ouvrage il se sent obligé de proposer une
pratique, ce qui est à son honneur, il tire les conclusions de sa prise de partie et soutient,
contre le mythe de l'amour, la réalité du mariage et de la fidélité conjugale.

Cette conséquence, probablement adoptée par l'auteur dans sa propre existence, apparaît dès
le commencement de l'ouvrage, parce que commencer par introduire la conséquence pratique,
centrer la réflexion autour de ce résultat, renforce et certifie d'autant la thèse qu'on ne
découvre que par la suite, la rend davantage indiscutable ; mais du fait de l'usure du mariage
et de la fidélité conjugale pendant ce siècle, la vigueur avec laquelle ils sont présentés
souligne le procédé, et en conséquence, cette recommandation d'un mode de vie fait un peu
plaquée sur l'idée centrale qu'elle encadre en sandwich. Car même pour qui serait d'accord
avec la thèse de 'l'Amour et l'Occident', à savoir que l'amour est un débat spirituel codé, et
même que l'amour-passion serait la perpétuation d'un mythe, mariage et fidélité conjugales
paraîtraient loin d'en être les antidotes idoines. C'est donc dans le militantisme de la pratique
pour laquelle il a lui-même opté, le banal mariage chrétien avec une emphase sur la fidélité,
qu'il faut comprendre que l'auteur commence comme il finit, en liant étroitement l'amour à
l'adultère : « Pour qui nous jugerait sur nos littératures, l'adultère paraîtrait l'une des
occupations les plus remarquables auxquelles se livrent les Occidentaux. On aurait vite dressé
la liste des romans qui n'y font aucune allusion (...) », peut-on lire dès la troisième page.

Pour contredire cette affirmation, il suffira de se reporter à son propre volumineux chapitre
intitulé « Le mythe dans la littérature ». De Tristan et Iseut jusqu'au cinéma des années 30 ne
figure pas un seul amour dont l'adultère soit le thème central, à l'exception du mythe
fondateur, Tristan et Iseut, et de son remake wagnérien : ni Abélard et Héloïse, ni Roméo et
Juliette, ni Don Quichotte et Dulcinée, ni Phèdre, ni la 'Nouvelle Héloïse', ni Justine, ni tout le
romantisme allemand, ni 'la Chartreuse de Parme', ni même 'Madame Bovary', ni Proust, ni
Breton, ni les mélodrames hollywoodiens comme 'Autant en emporte le vent' ne se
préoccupent principalement de l'adultère. Par ailleurs, comme le signale le sociologue
Luhmann, dès « la fin du XVIII siècle, on professe l'unité du mariage d'amour et de l'amour
e

conjugal comme principe du perfectionnement naturel de l'être humain », et il cite à l'appui


Jakob Mauvillon, qui soutenait en 1791 que le plus haut point de perfection du mariage
« consisterait en ce que l'état de mariage soit toujours amour, et l'amour toujours état de
mariage ». Le romantisme, jusqu'à ce que de Rougemont appelle la romance du cinéma, a
principalement posé le mariage comme aboutissement de l'amour, et non l'adultère ; le happy
end est justement un avenir dégagé d'obstacles, qui est presque invariablement synonyme de
mariage, de réconciliation avec l'orthodoxie dominante. Luhmann avait d'ailleurs tenté de
montrer que les rapports entre mariage et amour fluctuaient au cours du temps comme ceux
d'un couple orageux qui alterne flirts et divorces. Si évidemment « épouser Iseut » apparaîtrait
comme l'impossible effondrement de la passion entre ces deux personnages, déjà entre Roméo
et Juliette, c'est l'impossibilité du mariage qui constitue la tragédie, et non l'amour.

Il me paraît donc nécessaire pour comprendre de Rougemont de dissocier le mariage et la


fidélité conjugale, pris à la lettre, de leur fonction dans la thèse. En tant qu'institutions
sociales, en effet, mariage et fidélité conjugale commençaient seulement leur déchéance au
moment où 'l'Amour et l'Occident' a été publié, en 1938, après un siècle et demi d'essor,
d'apologie romantique, et de cet enthousiasme que mettait la jeune bourgeoisie dans tout ce
qui accompagnait sa prise de pouvoir universelle. Mais les autorités de tutelle qui ont la
charge de l'institution du mariage, l'Eglise et l'Etat, ont subi de sévères assauts,
particulièrement au cours des deux révolutions de notre siècle, celle de Russie et celle d'Iran ;
et refuser le mariage a souvent été compris comme une opposition manifeste à ces pouvoirs,
que leurs contre-révolutions ont rendus si haïssables. Ensuite, la monogamie comme
économie de la reproduction, mais qui dicte l'usage du plaisir, a été mise à mal par la
contraception et l'avortement. Enfin, le vieillissement de la population, en Occident en tant
qu'avant-coureur, a rendu la moyenne des vies sexuelles plus longue que la moyenne de
l'attirance sexuelle à l'intérieur d'un couple. Et, de même que l'économie, comme religion
dominante, exige aujourd'hui une mobilité et une flexibilité dans le travail, de même sa
société du défoulement sexuel toléré exige une meilleure souplesse dans la gestion des désirs
particuliers que ne le permettait le mariage monogamique. Même l'émergence des tendances
néopuritaines et normatives qui accompagnent le sida et le politically correct n'a pas prétendu
rétablir l'union exclusive et unique contre la rationalité du couple flottant et mobile, qui est
devenu la norme dans la middle class élargie. Et, à côté d'un engouement pour le divorce (le
divorce, s'il est un fossoyeur de la fidélité, est aussi le contraire de l'adultère), le contrat de
fidélité et d'exclusivité à temps fleurit en de nombreuses variantes, hors mariage.

Mais en proposant mariage et fidélité conjugale, ce n'est pas à une sexualité trop permissive
que de Rougemont s'opposait en priorité, comme on le supposerait plutôt après un tiers de
siècle tapissé du débat de fond sur la permissivité sexuelle, mais au contraire à la chasteté
cathare, et à la critique adultérine du mariage qui est encore, chez les troubadours, une
argumentation en faveur de l'abstinence : puisque l'aimée est mariée, on ne la touchera pas,
mais puisqu'elle aime aussi, elle s'abstiendra également avec son mari, qu'elle n'aime pas. La
fusion dans l'absolu et l'infini présuppose la chasteté, aussi parce que les mystiques espèrent
l'atteindre en retranchant toute leur énergie sexuelle, ce à quoi de Rougemont consacre un
chapitre où il cite beaucoup Mircea Eliade : « Une école mystique du tantrisme tardif, le
Sahajiyâ, "amplifie l'érotique rituelle jusqu'à des proportions étonnantes... On y accorde une
grande importance à toute sorte d''amour' et le rituel de la maithuna apparaît comme le
couronnement d'un lent et difficile apprentissage ascétique... Le néophyte doit servir la
'femme dévote' pendant les quatre premiers mois, comme un domestique, dormir dans la
même chambre qu'elle, puis à ses pieds. Pendant les quatre mois suivants et tout en continuant
à la servir comme avant, il dort dans le même lit, du côté gauche. Pendant encore quatre mois,
il dormira du côté droit, après ils dormiront enlacés, etc. Tous ces préliminaires ont pour but
'l'autonomisation' de la volupté – considérée comme l'unique expérience humaine qui peut
réaliser la béatitude nirvanique et la maîtrise des sens, i. e. l'arrêt séminal". »

Mariage et fidélité conjugale, en revanche, sont le choix de ceux qui sont débarrassés des
questions de fond de l'humanité, chez de Rougemont grâce au Christ qui s'en serait chargé
pour nous, et n'ont donc plus besoin de se retenir pour atteindre l'impossible. Humble et
raisonnable, mais ne niant pas son corps, voici l'homme construisant une alliance intime, avec
une femme qui n'est plus la femme idéale introuvable et donc soit irréelle, soit pétrifiée hors
d'atteinte, et tous deux se préparent ainsi à gérer une existence terrestre qui s'apparente à une
patiente préparation d'une vie infinie meilleure, mais garantie par une existence terrestre au
service du Bien. Et pour démystifier un Eros sursublimé, voici une agapè qui n'est que ce
qu'elle est, réaliste mais réelle, où une satisfaction parcellaire, modeste et suffisante a droit de
cité. Pour de Rougemont, la chasteté n'est rejointe que dans le personnage, lui aussi mythique,
de Don Juan (pâle préfiguration du Surmâle surréaliste de Jarry), par l'autre excès qu'est la
débauche : « C'est l'infidélité perpétuelle, mais c'est aussi la perpétuelle recherche d'une
femme unique, jamais rejointe par l'erreur inlassable du désir. C'est l'insolente avidité d'une
jeunesse renouvelée à chaque rencontre, et c'est aussi la secrète faiblesse de celui qui ne peut
pas posséder, parce qu'il n'est pas assez pour avoir... » De sorte finalement que le mariage et la
fidélité conjugale sont l'opposé des deux extrêmes qui tendent tous deux au mythe, sont la
raison que l'humanité s'est faite.

C'est la passion que ce moyen terme combat. C'est dans, par et pour la passion que l'hérésie
cathare a grandi et vécu. Et à travers la dissection de l'amour mythique de Tristan et Iseut, de
Rougemont essaie seulement de montrer comment cette passion, qui ne résout jamais le débat,
sous son apparence de passion amoureuse, est en réalité passion de la mort, passion de
l'obstacle à l'infini, souffrance, maladie, et même une sorte d'allergie : « Cherchant des
analogues de ce phénomène à un niveau physiologique, je ne trouve guère que le mécanisme
de l'allergie : réaction excessive à un agent externe qui est d'ordinaire inoffensif, mais qui
soudain, pour des raisons que nul ne connaît, provoque chez celui qui s'est trouvé sensibilisé
par un premier contact, une surcompensation violente, par exemple une surabondante
production d'antihistaminiques suite à une simple piqûre de moustique. » Observons ici que
cette comparaison peut s'appliquer à cette raison si manifestement allergique à la passion, qui
continue le jeu des analogies en associant passion et drogue : « La cause la plus fréquente de
l'allergie est le contact avec certaines substances, ou leur ingestion. (...) ce que l'analogie de la
drogue fait bien sentir, c'est le caractère invinciblement solipsiste, narcissique et ségrégatif de
la passion. Ceux qui "voyagent" sont toujours seuls. Leur passion n'atteint pas la réalité de
l'autre, et n'aime en fait que son image. Et c'est pourquoi le mariage ne peut se fonder sur
elle. » Là encore, tout ce qui s'applique à la drogue peut être rapporté à la raison, qui crée de
telles distorsions de la réalité, et une sorte de dépendance figurée. En particulier on peut
affirmer que la raison « n'atteint pas la réalité de l'autre », surtout lorsque elle-même prétend
aimer, c'est-à-dire se contente de l'agapè ; c'est en revanche sur cette infirmité et cette
prétention du contraire que se fonde le mariage.

Le comportement orthodoxe et le comportement hérétique

Le mariage et la fidélité conjugale ne sont pas seulement une alternative, un peu défraîchie, à
l'amour. Il s'agit surtout d'un comportement, c'est-à-dire d'un enchaînement d'attitudes, d'un
modèle social pour maîtriser des émotions. Chez de Rougemont, ce comportement associe
d'ailleurs deux courants traditionnellement opposés et qu'il tente de concilier : le christianisme
orthodoxe éclairé et la pensée progressiste, pour qui la raison doit dominer essentiellement
toute autre forme de pensée, et donc l'émotion. Il y a évidemment dans l'idée que le
christianisme orthodoxe est la philosophie de la vie la plus raisonnable un brin de provocation
amusée envers les rationalistes athées ; et il y a dans la présentation du mariage et de la
fidélité comme mode de vie progressiste, conforme aux exigences de la raison, et rejetant le
mythe de l'amour, une provocation identique envers les chrétiens, particulièrement les
catholiques.

Ce mode d'appréhension orthodoxe du monde semble assez ancien, puisque déjà les
philosophes grecs l'ont fait triompher, à l'issue de leurs disputes d'écoles. Il s'agit de
comprendre et d'ordonner les choses par la pensée avant d'agir, d'avoir une maîtrise
conceptuelle des phénomènes avant de les pratiquer, et de légiférer en fonction de ce qui a été
ainsi déterminé, c'est-à-dire de tirer des généralités de cette observation. C'est une attitude où
la raison doit toujours l'emporter, par principe puis par habitude, sur la passion. Dieu même
n'y devient un objet que de la raison, et ne doit pas être importuné par la ferveur, tout au
moins avant d'être fondé dans la logique inhérente du système de croyances qui s'établit
autour de ce comportement. La philosophie occidentale, depuis Descartes au moins jusqu'à
Kant, est la promotion de ce mode d'existence, qui est aussi une recherche d'équilibre, de
consensus, d'harmonie, de pérennité, de paix morale, de modération, de tiédeur. Il faut en effet
une grande humilité, si grande d'ailleurs qu'elle en devient son contraire, pour affirmer le
mariage monogamique, qui est un contrat de toute une vie, au début de celle-ci, avec un allié
également encore trop jeune pour comprendre la signification de cette durée et la violence de
cet engagement autrement que dans un romantisme effréné, ou dans une discipline de fer.
Mais ce type de choix, initialement prudent, attentif, s'observant avec rigueur, et réprimant
sans indulgence toutes les manifestations n'ayant pas référé leur bien-fondé à la raison, est
devenu celui de la plupart de nos contemporains, au point que leur émanation collective,
l'Etat, en est devenu, contre eux, le garant chicanier. C'est d'ailleurs au nom de cette raison et
du comportement orthodoxe que le mariage monogamique tombe en désuétude depuis de
Rougemont. Le « siècle des Lumières » et la contre-révolution jacobine ont fortement
contribué à promouvoir ce type de comportement, sec et précis, « civilisé » comme on disait
encore au début du siècle, où la nouveauté n'est validée qu'à partir du curieux cheminement
qui officialise les découvertes scientifiques, c'est-à-dire une vérification théorique admise par
la communauté fermée des égaux. Et, pour la même raison qui nous fait confondre la
révolution française avec la contre-révolution jacobine, ou la révolution russe avec la contre-
révolution bolchevique, ou encore la révolution iranienne avec la contre-révolution néo-
islamiste, de nombreux pseudo-révoltés modernes se réclament d'une attitude basée sur la
raison dans leur critique du monde. A la suite de Marx, ils soutiennent que leur critique est
une « science », et par science ils entendent la pensée consciente la plus élevée. Leur critique
du monde porte justement sur ses insuffisances « scientifiques », c'est un monde qui n'est pas
assez rationnel pour eux ! C'est parce qu'ils sont encore plus jacobins que Saint-Just, plus
bolcheviques que Lénine et Trotski, ou plus néo-islamiques que Shari'ati et Behechti qu'ils
veulent changer la société actuelle. C'est parce que le quadrillage de la raison leur paraît
insuffisant, et que ce monde tolère bien trop d'inexactitudes et de débordements qu'ils s'en
disent ennemis. Le zen est une autre déclinaison de cette tendance, qui veut seulement
améliorer ce qui est là, mais qui s'y est résigné, et qui s'en contente. Dans le zen, la recherche
de l'équilibre, de la paix se fait au détriment de la bousculade insensée des mauvaises pensées,
la sacrifie au profit d'une retenue complète, d'une immobilité qui se proclame maîtrise de soi,
parce qu'elle pense réussir, par simple exercice physique, à éliminer tout ce que l'émotion
véhicule. Il s'agit là de canaliser l'imprévu, de ne plus se laisser emporter, de savoir retenir sa
respiration, comme dirait Reich en parlant de ce qui provoque le cancer, ou d'obtenir la
maîtrise des sens, i. e. l'arrêt séminal, comme le formulerait Eliade. Et, comme de Rougemont
plaide la résignation dans l'humilité du mariage et de la fidélité, parce que le Christ se charge
de l'impossible, qui est la contradiction, qui est la question centrale de l'espèce, qui est
l'absolu et l'infini, et ainsi l'éternise, progressistes ou pratiquants du zen sont résignés à un
monde sans fin, mais réclament avec insistance qu'il soit géré avec davantage de raison
toujours, qu'on améliore sans cesse le progrès, la paix, les loisirs, que la science découvre
toujours de nouvelles possibilités, que tout reste donc sur le mythique rail ascendant, à l'infini.
Disons que les partisans d'un comportement orthodoxe apprécient la musique à cause de ses
rythmes réguliers, l'écologie parce qu'on y conserve toutes les espèces (sans se poser la
question du but de cette conservation), les découvertes scientifiques parce qu'ils y voient un
changement. Ils plaident en faveur d'un ordre rationnel et, s'ils sont du parti de la satisfaction,
ne s'en pensent jamais insatisfaits, mais s'ils sont du parti de l'insatisfaction, en sont
généralement satisfaits. Habitués à se fermer à ce qu'ils ne comprennent pas, ou à n'y pénétrer
que par le travail, ce qui est la même chose, ils sont donc fermés à la violente démesure qu'est
l'amour, qui ignore bien entendu le travail, sauf comme une sorte de jeu du jeu, un détour.
Ainsi, de Rougemont, qui dit avoir vécu son livre pendant toute son adolescence et sa
jeunesse avant de le concevoir et de le rédiger, « "Il m'a demandé une heure de travail, et toute
la vie" », s'est aussi systématiquement fermé à l'amour qu'un moine bouddhiste aux
dérangements extérieurs à son zazen, ou qu'un scientifique à une critique du bon sens ou de la
dialectique, n'a évidemment jamais aimé. Sans quoi, du reste, il aurait été le premier
amoureux capable d'une thèse sur la passion amoureuse, après Stendhal.

L'attitude hérétique se manifeste de deux manières : à l'intérieur, en soi, elle est une recherche
du déséquilibre, de l'arythmie, une liberté de l'émotion. Les pulsions incontrôlées y ont droit
de cité, toute morale et tout principe y sont relatifs, subordonnés à un but. Et sur l'extérieur,
pour soi, l'hérétique tente d'aller à l'extrême. De la sensation la plus vive à la pensée la plus
redoutable, il veut en avoir le cœur net. Contrairement à l'attitude orthodoxe, à qui la
vérification théorique tient lieu de vérification, l'hérétique a besoin d'une vérification pratique.
L'hérétique n'est pas prudent, et il n'idolâtre pas sa conscience, mais la soumet souvent à ses
pulsions, dont il pense cependant qu'elles ont une justification. Même si bien entendu les
cathares préconisaient un ordre, au moins aussi strict que l'Eglise qui les a exterminés, leur
attitude est celle qu'en Islam on qualifie de « sherk », c'est-à-dire qui crée la désunion,
introduit le négatif, qui n'hésite pas à remettre en cause les règles du jeu, qui par là promeut le
désordre. Je ne pense pas, pour ma part, que les cathares étaient simplement des manichéens
qui n'avaient pas compris le sens métaphysique du Christ, comme le suggère de Rougemont
désolé. Je pense qu'essentiellement ils ne s'en sont pas satisfaits. Ils avaient trop la propension
et le goût d'aller voir eux-mêmes comment était l'absolu, l'infini, la totalité. Ce qui en nous
tend vers ces concepts ne paraît pas médiatisé avec leur contenu, dans le comportement
hérétique, par un intermédiaire aussi paradoxal que le Christ. A mon avis les cathares savaient
parfaitement ce que disait l'orthodoxie, mais leur désir de la vérification pratique leur semblait
davantage indiscutable que la pseudo-vérification théorique qui consiste à intercaler le Christ
entre l'absolu, l'infini, et soi. Et c'est pourquoi l'orthodoxie n'avait pas la possibilité d'une
Aufklärung anticathare, voire du débat pédagogique dont de Rougemont regrettait l'absence,
et n'avait plus d'autre recours contre l'hérésie qu'une croisade.

De nos jours, l'attitude hérétique s'est manifestée le mieux parmi les émeutiers modernes. Non
seulement leur commencement est négatif, et le négatif est le moteur du comportement
hérétique, mais ils expriment ensemble à la fois un dépassement de la raison et une
perspective de débat dont la raison, ses multiples prisons et ses vérifications théoriques à
l'infini sont incapables. Dans les émeutes modernes on observe cette rupture des règles qui va
encore trop rarement au questionnement qu'elle permet. Si la logique et la cohérence sont des
plaisirs quand on les trouve, elles deviennent un ennui quand on les confirme, et un joug
quand on les impose. C'est parce qu'elle s'oppose à un monde qui étouffe d'absence de débat
que l'émeute moderne est le lieu de rencontre privilégié des comportements hérétiques. La
raison d'ailleurs n'y est pas davantage rejetée que la passion chez l'orthodoxe de Rougemont,
mais elle y est subordonnée, comme de Rougemont affirme que la passion est subordonnée à
la raison dans le mariage monogamique : « Le chlore pur est mortel, mais le chlorure de
sodium est le sel de nos repas – de nos agapes » ; il n'y a que celui qui n'a pas été exposé à la
passion qui peut ainsi penser que ce bateau ivre pourrait n'être qu'un peu de sel dans le
quotidien.

En opposant le militant orthodoxe et l'émeutier hérétique, en soulignant combien le zen et les


sciences positives tendent à un comportement idolâtre de la répression de l'émotion, je ne
voudrais pourtant pas enfermer ces deux attitudes dans des positions figées, et encore moins
les installer dans une sorte de dualisme éternel qui s'apparenterait d'ailleurs à une forme
rénovée de manichéisme. Je pense au contraire que ces comportements se dissolvent l'un dans
l'autre, et que l'un peut paraître l'autre et inversement, sous un certain éclairage, ou à une
certaine époque. Ainsi les premiers chrétiens, ou les jacobins, bolcheviques, néo-islamiques
ont-ils paru des hérétiques ; de même de nos jours, l'hérésie situationniste a-t-elle généré une
orthodoxie (une théorie qui se renforce, se défend, s'institutionnalise au lieu de se critiquer ; et
un Ken Knabb, considéré comme pape du situationnisme aux Etats-Unis, se vante même
d'être un pratiquant actif du zen). Et je suis bien conscient que déjà les dénominations
« orthodoxe » et « hérétique » sont des limitations, parce qu'elles ancrent abusivement ces
comportements dans la religion, ce qui a l'avantage pourtant de nous rappeler qu'en dépit des
apparences notre époque est probablement la plus religieuse connue. Il est peut-être plus
parlant de décrire ces deux comportements en représentation graphique : l'orthodoxie serait
une surface fermée, mouvante, cherchant l'harmonie, ce qui peut aussi la détruire, alors que
l'hérésie serait une ligne cherchant en convulsions et jets brusques sa propre fin. Et cette ligne
peut traverser la surface, et tout comme la surface peut se débander en ligne, la ligne peut se
mordre la queue en surface.

En révélant ces deux comportements, que je me refuse donc à systématiser, je poursuis deux
intentions. La première est de montrer que, contrairement au roman, ces deux façons de
concevoir l'existence, qui tournent ici autour du rapport dialectique entre raison et passion, ne
sont pas nées à l'époque cathare. Dans l'épopée grecque déjà nous voyons succomber
l'hérétique Achille, colérique et téméraire, magique de la tête au talon, si fort que s'il était né
immortel il aurait renversé son père Zeus, et triompher l'orthodoxe Ulysse, humain trop
humain, rusé, habile, patient, humble et raisonné. Je ne veux pas dire par là que cette
contradiction entre deux comportements a toujours été, mais je soutiens qu'elle est plus
ancienne que le roman tel que l'entend de Rougemont. Ma seconde intention est de signaler
que l'amour n'est probablement pas immédiat, au contraire de ce qu'affirme le cliché assez
éculé du coup de foudre. Il existe un comportement, l'hérétique, qui le permet, et il existe un
comportement, l'orthodoxe, qui l'interdit. L'effort technique et physique, la fermeture de soi,
le travail pour canaliser l'émotion peuvent empêcher, systématiquement, dans un individu, ce
qui détermine l'amour au sens même ou de Rougemont l'entend, c'est-à-dire l'ouverture d'un
débat qui dépasse immédiatement l'individu qui le propose. Nos blindages sont généralement
imparfaits, mais suffisants pour empêcher cette pensée non raisonnable de passer, parce que
nous y sommes exercés depuis très tôt, et que l'ensemble de la société soutient le bien-fondé
de ces blindages contre cette ouverture. Et ce que le roman appelle coup de foudre semble
n'être que cette pensée non raisonnable qui soudain passe d'un individu à un autre,
nécessairement hérétique, soit en partie, soit à ce moment-là. Mais il faut, me semble-t-il, une
prédisposition, et elle est nécessairement contraire à la pensée dominante quelle qu'elle soit, à
la pensée orthodoxe. L'exemple le plus frappant d'hermétisme au comportement hérétique me
semble justement de Rougemont lui-même, qui se prévaut d'avoir pendant « toute la vie »
préparé son emballage de passion dans la raison. Ainsi, de Rougemont s'est privé, non sans
effort, de la prédisposition à reconnaître l'amour hors du mythe qu'il est nécessairement pour
ceux qui n'en connaissent que la littérature.

L'orthodoxe qu'il est ne comprend donc pas davantage pourquoi on trouverait intéressant de
vivre avec plus d'intensité, car il lui en manque de toute évidence la vérification pratique. Sa
condamnation catégorique de la souffrance qui existe dans l'amour dénote l'ignorance
péremptoire des orthodoxes et les approximations d'une démystification volontariste, dont la
logique a perdu le doigté. Il est vrai que dans la passion la souffrance est très grande ; mais la
souffrance n'est qu'un corollaire du plaisir, qui est bien plus grand. Et d'ailleurs, en amour, le
plaisir ne procède pas de la souffrance, ni la souffrance du plaisir, sauf perversion particulière,
comme beaucoup de poètes l'ont laissé supposer, soit par masochisme, soit par maladresse.
Plaisir et souffrance cohabitent. Ils sont simultanés sans procéder l'un de l'autre, mais en
procédant de la même origine. La souffrance y serait comme un décor de pièce de théâtre qui
jure alors que le plaisir serait la pièce elle-même ; et quand on nous demande notre avis sur
celle-ci, la première chose que nous rapportons est le mauvais goût du décor, car c'est là une
possible introduction à l'essentiel et dont celui qui craint d'entendre la suite, ou de pénétrer
dans la profondeur d'un discours, se contentera comme de l'essentiel : tant pis pour lui, et pour
la pièce. C'est aussi comme si on vous écorchait : tout ce qui est fin et doux vous touchera
encore mieux parce que vous êtes plus sensible ; mais tout ce qui fait souffrir vous fera
souffrir plus fort, pour la même raison. De même l'idée rationaliste qu'il faut être fou pour
aimer, puisque aimer c'est au moins aussi souffrir, procède d'un plat sophisme : d'abord, il est
impensable que ceux qui aiment choisissent d'aimer, comme on choisirait de se marier et de
rester fidèle, et il est donc impossible d'anticiper sur ce qu'il en adviendra ; ensuite, la
souffrance ne se sent pas venir, premièrement parce que si on pense à ce qui fait souffrir, on
pense fort peu à la souffrance elle-même, et deuxièmement parce que la souffrance ne
s'analyse qu'après coup, c'est la synthèse d'un ressenti particulier qui devient souffrance par
indétermination de vocabulaire, par vivacité du manque ou de la déception, par rage contre
l'insatisfaction ; enfin, s'il fallait éviter chaque activité ou situation dans laquelle on risquerait
de souffrir, il n'en resterait pas une seule que je sois capable de citer. Et, selon le même
raisonnement, quelqu'un qui se tord une cheville ou qui souffre d'un rhume est encore plus fou
qu'un amoureux, puisque l'amoureux au moins, simultanément à la souffrance, connaît un
plaisir tout à fait absent dans la torsion de cheville ou dans le rhume ; et pourtant, le blessé à
la cheville tordue et l'enrhumé continuent avec ardeur et acharnement à vouloir guérir, c'est-à-
dire à aller au bout de cette souffrance, au lieu de l'abréger définitivement par un suicide
salvateur. Ainsi, la souffrance des hérétiques est par principe plus grande que celle des
orthodoxes, car ils sont plus ouverts et plus vulnérables, mais elle est beaucoup moindre en
proportion du plaisir vécu, au contraire des orthodoxes, qui vivent chichement (humilité,
modération, économie des forces) et chez qui la souffrance, quoique plus faible, domine
toujours le plaisir. Ils trouvent donc que c'est folie d'aller vers un acte où la souffrance sera
probablement plus grande encore que la leur. Mais c'est parce que les hérétiques jouissent
davantage et, comme la ligne qui cherche son extrémité, passent plus facilement et plus vite
de la souffrance à son contraire que les orthodoxes, en séparant souffrance et jouissance en
deux surfaces non miscibles, les contemplent avec effroi. L'étalage de la souffrance sert aussi
à cacher et à combattre cet effroi orthodoxe que ressentent aussi tous les hérétiques : la peur
du plaisir.

Amour et roman

Lorsque de Rougemont se flatte d'avoir mené une « enquête sur les origines de l'amour », il
n'a donc mené qu'une enquête sur les origines du roman. Ce n'est que le regard orthodoxe, non
sur l'amour dont il lui manque l'expérience parce qu'il s'en est interdit la prédisposition, mais
sur l'expression publique de l'amour, qui est sa seule source. L'avantage de l'orthodoxie
radicale est qu'elle n'est pas complaisante, et qu'elle réussit par conséquent à construire une
logique de cette manifestation illogique, faite d'excès contraires, de souffrance et de mort.
Mais l'amour, même dans l'écrit, est bien antérieur aux cathares. L'épopée perse, qui précède
de peu le roman occidental, avait déjà ses couples tragiques, Warqa et Gulshah, Chosroès et
Chirin, Layli et Madjnun. De même, à travers toute la littérature antique, la passion
amoureuse retentit en sourdine. Je parle moins de 'l'Art d'aimer', d'Ovide, qui est un traité fort
orthodoxe sur comment jouir en évitant d'aimer, mais plutôt du platonicien Plutarque
racontant la défaite d'Antoine à la bataille d'Actium, qui assura l'Empire à Auguste : « (...)
toutefois le combat était encore égal, et la victoire en doute, sans incliner plus d'un côté que
d'autre, quand on vit soudainement les soixante navires de Cléopâtre dresser les mâts, et
déployer voiles pour prendre la fuite ; si s'enfuirent tout à travers de ceux qui combattaient,
car ils avaient été mis derrière les grands vaisseaux, et mirent les autres en grand trouble et
désarroi, parce que les ennemis même s'émerveillèrent fort de les voir ainsi cingler à voiles
déployées vers le Péloponèse ; et là Antoine montra tout évidemment qu'il avait perdu le sens
et le cœur, non seulement d'un empereur, mais aussi d'un vertueux homme, et qu'il était
transporté de l'entendement, et que cela est vrai, qu'un certain ancien a dit en se jouant : "Que
l'âme d'un amant vit au corps d'autrui, non pas au sien" ; tant il se laissa mener et traîner à
cette femme, comme s'il eût été collé à elle, et qu'elle n'eût su remuer sans le mouvoir aussi :
car tout aussitôt qu'il vit partir son vaisseau, il oublia, abandonna et trahit ceux qui
combattaient et se faisaient tuer pour lui, et se jeta en une galère à cinq rangs de rames pour
suivre celle qui l'avait déjà commencé à ruiner, et qui le devait encore du tout achever de
détruire. » Et s'il existe peu de contes grecs comme 'Daphnis et Chloé' qui décrivent ce même
phénomène, la mythologie hellène fourmille de bouleversements consécutifs aux amours des
dieux, et la plupart des mythes et épopées sont tramés plus ou moins en filigrane par le même
amour-passion. Ce n'est que Platon qui a réussi à imposer l'orthodoxie, dans une première
tentative de discipliner et de soumettre l'amour, d'appeler amour ce qui est privé de passion.
De Rougemont lui-même cite cette première scission dans le concept d'amour, d'un côté la
passion, de l'autre l'agapè : « Platon nous parle dans Phèdre et le Banquet d'une fureur qui va
du corps à l'âme, pour la troubler d'humeurs malignes. Ce n'est pas l'amour tel qu'il le loue. »
Et comme il le souligne plus loin : « Tel est l'amour platonicien : "délire divin", transport de
l'âme, folie et suprême raison. » Et c'est bien la plus ancienne tentative connue pour soumettre
la passion à la raison.

La naissance du roman, au sens que lui donne de Rougemont, au XII siècle, se produit donc
e

bien plus tard que l'apparition de l'amour. Faire procéder l'amour de son apparition dans la
littérature est un faux raisonnement orthodoxe typique : comment, dit l'orthodoxe, prétendre
qu'il y avait de l'amour avant qu'il ne soit écrit, puisque justement dans ce cas il n'y a aucune
preuve de son existence ; donc, je ne crois que ce que je vois, l'amour n'existe que depuis qu'il
est écrit ; donc, puisqu'il apparaît en même temps qu'il est écrit, il est fort probable que
l'amour procède de l'écrit, soit un mythe. Le roman n'est que la tentative de vérification
théorique de l'amour, c'est-à-dire sa validation orthodoxe, à l'infini. Et, en orthodoxe
conséquent, de Rougemont fait de la vérification théorique de l'amour la vérité de l'amour, du
roman l'origine de l'amour, et donc de l'amour le mythe du roman.

L'écrit lui-même est, par sa qualité de vérification théorique, le langage de l'orthodoxie. Que
ce soit dans les louanges à Dieu, dans les actes de commerce ou dans les tables de loi, puis
dans l'épopée, la chronique et la poésie, la négativité et la mise en cause de l'orthodoxie
n'apparaissent pas dans l'écrit avant les disputes des écoles de pensée grecques. Ces disputes
elles-mêmes ne sont que le renforcement de l'orthodoxie, par l'intégration de la négativité qui
commence à cohabiter avec l'occultation de la négativité. Les cyniques, par exemple,
semblent avoir été à la fois récupérés, censurés et déformés. Dans la chrétienté, la
contradiction écrite à l'orthodoxie est d'abord schismatique et sectaire, mais recherche
toujours la positivité, veut se substituer à l'orthodoxie régnante. Mais l'Eglise reste juge des
disputes, les verbalise et devient la gardienne de leur mémoire, ou l'agent de leur éradication,
comme pour celle initiée par les cathares. On peut donc dire qu'il était, au XII siècle, aussi
e

difficile de s'exprimer hors du langage orthodoxe qu'aujourd'hui hors des médias. Et, comme
la pensée, le langage, le jugement orthodoxes ont déterminé les comportements et les débats,
l'écrit non seulement était fermé au comportement hérétique, mais était une façon de
l'interdire. L'explosion de l'écrit depuis l'imprimerie a aussi été la manière orthodoxe de
mettre en zoo la pensée hérétique, de montrer du négatif domestiqué, et de laisser paraître
quelques hérésies artisanales. De sorte que le danger de laisser paraître l'hérésie au cœur
même du moyen d'expression fétiche de toutes les orthodoxies n'a pour l'instant que confirmé
l'orthodoxie par excellence de l'écrit. Et comme pour l'orthodoxie l'amour était une humeur
maligne, qui va du corps à la tête, on comprend qu'elle ait retardé si longuement de lui donner
des lettres (1).

D'autre part, et probablement pour cette raison, l'amour est une forme de communication qui
s'exprime comme l'inverse de la communication dominante, c'est-à-dire la communication
telle que l'exprime le parti de l'écrit, le parti orthodoxe. La communication amoureuse est
d'abord pratique, réfractaire à la théorie, et ensuite énigme, silence, signe de sympathie,
connivence, complicité, coïncidence. Ce discours, c'en est un, est comme en parallèle du
discours de l'orthodoxie, mais il ne semble suivre, pour l'essence de ce qu'il dit, que les
chemins non encore débroussaillés par l'orthodoxie, ce qui évidemment donne à notre raison
l'impression d'un labyrinthe de secrets qui peut aller jusqu'au détournement de la
communication orthodoxe. De là l'incompréhension parfois stupéfiante entre amoureux et
non-amoureux, qui utilisent les mêmes mots, mais dans un ésotérisme qui peut même être très
profond pour les premiers, alors que les seconds ne les assemblent que dans l'exotérisme :
l'expression des amoureux paraît alors banale ou incohérente aux non-amoureux, qui à leur
tour ne sont pas compris, parce que les amoureux chercheront dans leurs discours
raisonnables un sens caché, une mélodie, un, non, plusieurs secrets superposés, qui n'y sont
pas. Il y a d'abord le secret de l'exclusivité, qui oppose le cercle amant-aimé au cercle du
monde, qui oppose le silence à la publicité ; il y a ensuite le secret de l'intimité, qui serait
supprimée si elle était exposée, la pudeur qui ne provient pas seulement d'une morale
antisexuelle, mais surtout d'une intensité en rupture avec celle de la vie quotidienne. Et il y a
le secret du contenu, qui est précisément l'objet même de l'amour, le but à découvrir, mais
pour lequel il en est toujours allé comme pour Orphée, qui avait reçu le privilège unique
d'aller chercher Eurydice parmi les morts pour la ramener à la vie, à condition qu'il ne se
retourne pas pour voir si elle le suivait, avant qu'ils n'arrivent à la lumière, et qui n'a pas pu
s'empêcher de se retourner dans l'obscurité. Si je parle, le but meurt. Il faut donc que je le
réalise, et non que je l'ébruite, prématurément, dans l'espoir de me rassurer à son écho. Ainsi
l'amour, cette hérésie féconde, pareille à une pyramide égyptienne, dissimule sans cesse son
trésor dans ses entrailles, et ne livre à l'indiscret pilleur de tombeaux que des leurres, comme
la souffrance, qui trompe si bien les inquisiteurs de la raison, incapables de ne la percevoir
que comme le masque d'un débat où la raison est servante, pas même confidente, comme la
grimace qui donne le change à la trivialité publique. Dans une société qui non seulement
tolère mais parfois affiche avec complaisance une gestion du défoulement sexuel, tout plaisir
qui subordonne la jouissance des sens, sans y être subordonné, reste évidemment le secret
impénétrable de ses acteurs ; et s'il arrive sans nul doute que ce secret augmente ce plaisir, ce
petit bénéfice-là n'est pas son essence.

Je n'ai pas l'impression que nous soyons près de savoir pourquoi le roman d'amour est apparu
au XII siècle. Comme les débats de l'humanité sur elle-même sont les révolutions, le roman
e

semblerait devoir découler d'une révolution, à l'instar de la culture cinq siècles plus tard, qui a
été le résultat de la défaite du débat, au milieu du XVII siècle. De Rougemont d'ailleurs
e

consacre un chapitre à la « Révolution psychique du XII siècle », où la propagation rapide de


e

l'hérésie cathare et de son Eglise d'amour aurait contraint l'Eglise de Rome à faire des
concessions importantes aux conceptions hérétiques de la chasteté de la femme. C'est à cette
époque que la Vierge Marie devient reine, que le mariage est interdit aux prêtres, qu'est connu
l'amour exemplaire entre Abélard et Héloïse, et que le jeu d'échecs se dote de la reine, ou
dame. Mais appeler ces glissements de mœurs une révolution est un glissement de langage. Et
il faut donc apparenter la naissance du roman, comme le fait de Rougemont, à la naissance de
la psychanalyse, ce mode d'explication qui organise la pensée autour de la sexualité, et qui
n'est pas non plus issu d'une révolution. Et comme la psychanalyse n'a au mieux paru
hérétique qu'aux orthodoxes, ce n'est, après tout, qu'une sorte de police normative qui a
anticipé et préparé le défoulement sexuel autorisé, c'est-à-dire émasculé de son contenu
critique et de sa violence négative, le roman a essentiellement permis la constitution d'un
amour orthodoxe. L'analogie avec la psychanalyse, dont le contenu, soit dit en passant,
existait bien évidemment avant la psychanalyse, tout comme l'amour existait bien
évidemment avant le roman, permet aussi de comprendre combien les comportements
amoureux ont été modifiés par leur publicité, c'est-à-dire le roman : sans doute l'image de la
jeune fille de province du XVIII siècle, ou celle de la midinette de banlieue d'aujourd'hui,
e

sont-elles de pitoyables imitations du discours dominant ; mais les hérétiques, inconnus dans
le roman, le cinéma et la psychanalyse, façonnent plutôt ces genres de leurs agissements
secrets qu'ils n'en adoptent le vernis.

Car le roman a donc été le cheval de Troie de l'orthodoxie dans l'amour. Le profond et superbe
négatif de l'amour sera plié, dès le XII siècle, à l'orthodoxie. Soit le roman épouse la
e

perspective dominante de la société, et en devenant une série d'obstacles, de salto mortale,


d'amoks qui s'achèvent dans une paix heureuse et une réconciliation avec les règles du jeu
dominantes, l'amour finit par résoudre son grave débat dans le bonheur qui le fond dans la
société ; soit, plus hypocrite mais pas plus crédible, le roman prend le point de vue de l'amour
et exige que la société s'amende pour que l'amour puisse y vivre : et dans une parodie
d'intransigeance vertueuse quelques compromis sont arrachés de haute lutte à une orthodoxie
présentée alors comme un dragon domestiqué. Mais dans les deux formules il ne s'agit que de
montrer combien l'amour et l'orthodoxie sont, en définitive, compatibles. Le projet infini du
roman est de présenter l'amour comme une orthodoxie. C'est pourquoi, abusés par huit siècles
de roman, de propagande orthodoxe, de si nombreux émeutiers modernes nient aujourd'hui
l'amour, et en méconnaissent le vertigineux débat et le négatif sans concession.

Les cathares et l'amour

Le catharisme, comme le souligne de Rougemont, a probablement eu un rôle prépondérant


dans la naissance du roman. Comme lui, je pense que cathares et troubadours ont tenté
d'exprimer un débat caché de leur temps, qu'il devenait plus périlleux de laisser caché que
d'exprimer. En ce sens son parallélisme avec psychanalyse et surréalisme me paraît tout à fait
valide : sans se référer explicitement à Freud, les surréalistes ont parlé de la même chose que
lui, simplement avec une rhétorique différente. Mais je ne vois pas pourquoi les troubadours
seraient davantage les simples interprètes du discours cathare que les cathares les exégètes du
contenu caché de la poésie troubadour. De même, le surréalisme ne me paraît pas davantage
une traduction de la psychanalyse que la psychanalyse du surréalisme. Ce sont plutôt au XII e

comme au XX siècle deux tentatives d'exprimer un même fond hérétique de manières


e

parallèles, pour l'amener à l'orthodoxie.

Les cathares ont exprimé une forme collective et abstraite de l'amour. C'est un grand danger
pour le monde établi, le même que dans l'émeute moderne, de donner un cadre collectif à
l'émotion, mais c'est aussi un péril pour l'émotion, le même que dans l'émeute moderne, que
de la formuler en généralité parce qu'elle y perd en tranchant ce qu'elle y gagne en
reconnaissance. Cette tentative cathare d'interpréter l'amour jure évidemment avec la
singularité jusqu'à l'exclusivité de la passion amoureuse. Et, en tentant ainsi de communiquer
l'attitude hérétique vers le monde, les cathares l'ont aussi organisée et ritualisée, ce qui est
contraire à cette attitude, et qui en est une limite que les émeutiers modernes expérimentent
souvent. En prétendant eux-mêmes à l'orthodoxie, les cathares sont des jacobins avant l'heure.
Même de nos jours les révolutions n'ont pas encore résolu ce douloureux passage de l'hérésie
à la propagation de l'hérésie sans qu'elle ne devienne une orthodoxie, de la spontanéité de
l'émeute à l'organisation de l'insurrection sans qu'elle ne devienne une police, du négatif au
dépassement de ce qu'il nie sans perdre la négativité. Prosélyte et ritualisé, le catharisme
devenait le contraire de son contenu immanent.

Le catharisme me semble en effet un code symbolique de l'amour, bien davantage que la


poésie troubadour ne serait un code symbolique du catharisme. Il y est, en particulier,
question de fusion dans l'absolu, dans l'infini, dans la totalité ; la pensée y est vécue,
principalement sous le concept d'âme, comme aliénation de soi et comme devenir l'autre, qui
est le sens intime de la métempsycose, par lequel elle rejoint l'extranéation ; enfin, le projet de
l'assouvissement complet, la satisfaction qui supprime toutes les satisfactions, n'y est pas
sacrifié. Mais ce code s'exprime en concepts de la langue orthodoxe de l'époque, c'est-à-dire
qu'il conteste la théologie officielle sur son terrain. C'est à la fois un danger immédiat pour
cette orthodoxie et une limitation rédhibitoire pour cette hérésie. Et même si les cathares ne
voulaient en définitive que rénover, purifier, réformer l'orthodoxie, comme les rationalistes
radicaux d'aujourd'hui qui estiment seulement que ce monde manque de raison, l'Eglise, qui
était le maître d'œuvre de l'orthodoxie, ne pouvait pas le tolérer. Car l'orthodoxie est la
propriétaire du mythe dominant toute forme de religion, le mythe de l'infini, est le garant de
l'affirmation de l'infini comme réalité dans le monde. Les cathares n'allaient pas jusqu'à
remettre en cause l'infini, pas davantage que les émeutiers modernes, mais en proposant les
conditions de sa vérification pratique, ils commettent évidemment l'intolérable. Pour le
christianisme, qui a élaboré son infini autour du Christ comme conciliation entre le fini et
l'infini, il n'y a pas de remise en cause plus profonde que la négation de cette fonction du
Christ. C'est là une pensée aussi effrayante au XII siècle que de vouloir, au XX , aller vérifier
e e

pratiquement la fin de l'humanité. C'est pourquoi l'émeute moderne, qui contient le projet de
cette vérification, est l'antithèse de la religion orthodoxe actuelle, l'économie, qui n'est que la
gestion raisonnable de l'infini.

L'amour a le même projet que le catharisme, mais avec davantage d'immédiateté encore : se
supprimer soi-même dans l'autre, jouer à ce que l'autre soit l'absolu et l'infini, et en produire la
vérification pratique, est encore plus immédiat et brutal dans l'amour où l'on ne se propose pas
de vérifier d'abord le médiateur universel qu'est Dieu, cette opération de détournement
finalement sans fin ; et la chasteté cathare est effectivement un thème de l'amour, mais pas
parce qu'elle est cathare, mais plutôt à cause de sa fonction, y compris chez les cathares. Elle
est d'abord une tentative de séparation du corps et de l'esprit, cette dialyse de base du
manichéisme qui n'est plus aujourd'hui qu'une exigence morale ; elle est ensuite une technique
de maîtrise de l'énergie sexuelle, qui peut avoir deux objectifs opposés : le premier est d'être
définitivement appliqué à la contemplation ou au travail ; le second est d'être retenu pour un
seul orgasme, celui qui supprime tous les autres. Comment bloquer et utiliser la sexualité pour
parvenir à se fondre en l'autre, c'est-à-dire dépasser l'individu séparé ? L'amour, même vécu
comme l'inverse de la chasteté, pose exactement cette question. Et l'orthodoxie pose cette
même question exactement à l'envers : comment conserver l'individu indépendant pour
bloquer et utiliser la sexualité ? La différence est évidemment que la sexualité est la question
centrale de l'orthodoxie dans l'amour sans passion, alors qu'elle n'est qu'un instrument dans
l'hérésie, dans l'amour-passion. C'est en tant que l'amour est un débat spirituel doté d'un projet
et d'un but implicites que la chasteté y est un doute pratique et un moyen probable, et c'est en
tant que le besoin sexuel est l'objet d'une économie dominante, toute-puissante, que l'amour
n'apparaît plus qu'à l'horizon d'un mythe.
Essentiellement, les cathares ont donc traduit l'amour. Il lui ont donné une formulation
théorique. De la communication directe entre deux individus, ils ont voulu parvenir à une
communication de toute la communauté avec toute la communauté. Ils ont tenté de supprimer
et de dépasser l'amour individuel dans une pratique collective de la vérification, elle-même
pratique. Ils ont commencé à évaluer ce concept dans une organisation, ce qui est un pas en
avant, mais qui reste très dangereux lorsque l'amour est abstrait, comme chez les cathares,
parce que, comme la chasteté de cette organisation le démontre, le risque de perdre la pleine
capacité de l'amour est grand. Et ils ont traduit l'amour dans un langage qui était celui de
l'Eglise romaine et d'un ésotérisme aussi abstrait qu'une œuvre surréaliste. Sans doute cette
tentative a-t-elle eu, à travers le roman d'amour, un effet sur la pratique de l'amour individuel,
en retour, comme la psychanalyse de nos jours a un effet sur la pratique sexuelle ; mais en
inversant la thèse avancée par de Rougemont, à savoir que l'amour ne serait pas
essentiellement une traduction symbolique de l'hérésie cathare, mais l'hérésie cathare une
traduction symbolique de l'amour, même si elle a modifié l'amour pendant les siècles suivants,
y apparaissent le sens, la portée et le contenu de l'amour, radicalement contraires à la pensée
dominante, c'est-à-dire à l'orthodoxie.

Les troubadours et l'amour

La manière troubadour d'exprimer l'amour était plus elliptique et plus formelle. Plus
esthétique dans la forme et moins exégète du contenu, elle était donc moins hermétique,
moins catégorique que l'expression cathare. Le roman, qui en est né, n'est donc pas d'abord le
discours cathare transposé, mais plus généralement le discours hérétique transposé, qui
combine les influences de l'hérésie cathare et de l'hérésie amoureuse. Rien, en effet, ne semble
indiquer que le troubadourisme ait davantage emprunté au catharisme que le catharisme au
troubadourisme.

Mais puisqu'il y a ce plaisir et cette contemplation de la forme, cette poésie, qui sacrifie le
fond du débat à sa présentation, le discours troubadour est plus ambigu que le discours
cathare. Il ne sera donc pas nécessaire à l'orthodoxie de l'interdire, il paraît récupérable. Ainsi,
le célèbre code d'amour du XII siècle est le cheval de Troie orthodoxe dans ce discours
e

initialement hérétique, la seule police de l'amour connue sous cette forme, et qui n'a cessé
depuis de hanter la communication amoureuse. Donner à un jeu ouvert des règles fermées, qui
peuvent être arbitrées de l'extérieur, ce qui prive les joueurs de la pleine détermination de leur
jeu, est contraire à l'hérésie dans ce qu'elle a de négatif, dans son aspiration à la totalité. Le
fameux « jugement d'amour », exemplaire, public, et qui fait jurisprudence, est le premier acte
qui soumet l'hérésie à la société présente, est le contraire de l'amour, puisque des non-
amoureux y acquièrent le droit et le devoir de juger les amoureux, qu'à vrai dire ils ont exercé
depuis que l'amour est connu, mais toujours comme abus et usurpation. A la suite de cette
brèche, le roman est devenu le champ de bataille des comportements hérétique et orthodoxe.
Mais rapidement la langue troubadour s'est avérée orthodoxe, et l'orthodoxie s'est peu à peu
emparée de cet outil de propagande qu'est le roman, où le débat spirituel qu'est l'amour a été
perdu. Ce que de Rougemont appelle la vulgarisation du mythe, l'oubli progressif du
catharisme dans le roman d'amour, n'est en réalité qu'une récupération orthodoxe du débat de
fond initialement esquissé et qui disparaît dans son éternisation.

Le comportement orthodoxe, en effet, divise l'amour. D'une part, il outre la conception cathare
de l'amour, en la divinisant : si les cathares voyaient la réalisation de l'amour, c'est-à-dire la
fusion dans l'absolu et l'infini, comme un objectif au-delà de tous ceux qui existent,
l'orthodoxie la rend réellement hors de portée, et interdit à l'individu humain de supposer
pouvoir atteindre cette réalisation, réalise la séparation avec cette réalisation. Il ne lui en reste
que la forme extérieure, spectatrice, la contemplation, l'adoration. D'autre part, l'orthodoxie
détermine l'amour autour du sexe. C'est ainsi que l'amour devient une sublimation, une
frustration, un libertinage. Il s'agit dans ces formes du roman de gérer l'affectivité et l'esprit de
sorte à libérer ou maîtriser la sexualité. Cette conception inversée de l'amour, ramené à un
service du besoin sexuel, ou à une infirmité, culmine dans la naissance de la psychanalyse, qui
débarrasse finalement la sexualité du débat dont elle était l'enfant de chœur, et dans le
surréalisme, qui ressemble à l'hérésie sublimée, psychanalyse et surréalisme débouchant
ensemble sur la critique du refoulement, ce qui aboutit à cette forme de défoulement qu'est la
baise, et qui est une sorte de gestion avaricieuse de l'affectivité, où la spiritualité s'avère
superflue.

L'orthodoxie actuelle lutte donc dans le roman et le cinéma pour nier le dangereux débat de
l'amour, en soutenant que l'amour serait soit le mythe hors de portée, soit l'activité triviale
sans spiritualité. D'où cette dévaluation sans mesure du concept même de l'amour, qui reste
cette valeur positive, à la fois douée d'une sorte de plus-value spirituelle et affective
invérifiable et d'une ubiquité telle qu'il est devenu une grave infirmité d'en manquer. Comme
une marchandise à la fois très secrète et très courante, l'amour n'est donc plus considéré que
comme l'événement affectif le plus important de chacun, ou bien comme ses événements
sexuels les mieux présentables. C'est pourquoi l'amour est éclaté entre tout ce qui peut
prétendre à cette intensité principale, extraordinairement variable selon les individus : on peut
ainsi aimer quand on baise seulement, ou même seulement quand on désire ; on peut aimer
des humains qu'il est tabou de désirer : enfants, parents proches ; on peut aimer des êtres
sexués avec lesquels le désir ne peut plus être réciproque que par procuration, par délégation
de pensée, par prêt narcissique : animaux, poupées gonflables, stars. Enfin la prostitution
orthodoxe du concept, déjà perceptible chez de Rougemont qui voudrait que l'agapè du
mariage puisse être nommé amour, au même titre que la passion d'amour, alors même que le
débat sur l'humanité y est neutralisé et interdit par contrat, admet qu'on puisse aimer des idées,
des œuvres, des choses, entités privées de capacité au désir.

Le roman ainsi s'avère être le média qui, le premier, a rempli la fonction des médias
modernes : interdire le débat en le représentant. Et l'amour qui est le plus violent et le plus
profond des débats, si l'on excepte les révolutions, s'est facilement laissé aller au roman,
investi par l'orthodoxie grâce à l'insuffisance pratique et théorique des troubadours.

DE L'AMOUR ENFIN
L'amour ne peut être compris si l'on considère le sexe comme son essence. Mais le sexe est
certainement le milieu de l'amour, comme il est le milieu de l'individu humain. C'est parce que
le désir de communication dans l'amour s'élève jusqu'à cette douloureuse nécessité de
s'étendre à l'individu en entier qu'il inclut nécessairement aussi la communication par le sexe.

Les conditions de cette communication totale tiennent donc d'abord dans une disposition à
aller à l'extrémité des choses, que la raison n'ignore pas, mais refuse, sauf en théorie. L'amour
est un jeu d'attirance non contrôlé, où les aimants sont plus puissants que les freins. Le projet
y semble de révéler le fond de tout. Et la portée d'un tel projet exerce sur celui qui s'y est
décidé, consciemment ou non, un élan qui est dans l'individu comme celui d'une foule en
colère ou en plaisir.
Deux remarques sont ici nécessaires : d'abord, l'attirance, la tentative de fusion dans la
totalité, de devenir l'autre, rapprochent tellement la mort, la fin de la vie dans la représentation
que sa fonction et son sens changent. Non que l'amour rende morbide comme le martèle non
sans sarcasme de Rougemont qui le contemple de l'extérieur, mais premièrement quand la vie
est pleine, intense, son extrémité est à la fois plus présente et plus indifférente ; et
deuxièmement, comme l'amour est le projet de la vérification de l'infini, il est d'abord la
vérification du fini, c'est-à-dire du fini en soi qu'est le fini de soi. Il est d'ailleurs fort probable
que notre infirmité à concevoir la mort autrement que comme un malheur, lesté de
traumatismes et de terreurs, plutôt qu'une vérification pratique particulière, a contribué à de
nombreuses morts prématurées en amour, où soudain la valeur de la mort devient le tombeau
du débat, du contenu de l'amour, et par conséquent, le mythe de l'infini, c'est-à-dire le
contraire de ce qu'est l'amour, irréversible par excellence.

Ensuite, le changement qualitatif d'intensité de vie dans l'amour est à la fois changement de
contexte, de rythme de vie, de perspective. Tout l'individu, jusqu'à son expression parlée, en
est affecté, et l'orthodoxie en disciplinant le roman a rendu presque impossible même
d'indiquer en son langage le contenu de l'amour. Aussi, la communication essentielle de
l'amour ressemble si souvent à une onomatopée, à un bégaiement incompréhensible, ou,
lorsqu'on lui nie son contexte si ambitieux, une somme de banalités inadéquates, comme un
relief qu'on aurait écrasé et encadré en image, fort éloigné des discours construits et ciselés
par la conscience. Cette difficulté de communication n'est d'ailleurs pas essentiellement une
difficulté d'expression, mais une difficulté de conception. C'est la grandeur et la proximité de
son objet qui dans l'amour sont inconcevables. Et voilà pourquoi Tristan et Iseut se taisent,
bredouillent, sont tristes, souffrent, ne peuvent se supporter, se séparent, se retrouvent, et
finissent par exploser sans avoir réussi.

1. L'écrit est un moyen de la réalisation. Mais en tant que but en soi, il est devenu un moyen contre la réalisation.
C'est le vieux débat entre la théorie et la pratique, la première permettant la seconde, puis l'empêchant.
Aujourd'hui, on ne peut pas écrire sans penser que la réalité de ce sur quoi on écrit est mise en danger par la
réalité de l'écrire. Non que l'écrit s'oppose absolument à la réalité ; mais en oubliant le rapport entre écrire une
chose et sa réalité, en autonomisant l'écrit par rapport à son contenu, en appelant histoire l'enquête et non ce sur
quoi elle porte, on empêche la réalité du contenu. [retour]

(Texte de 1997, annoté en 2000.)

You might also like