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L'INSTITUTION DE LA MAJESTE* LA MAJESTE DES INSTITUTIONS Au temps de la République romaine, la Majesté avait commencé par désigner état de supériorité d'une institution par rapport a d'autres Supériorité relative plut6t que supériorité absolue, comme I'indique assez lairement fa formation du vocable : la maiestas d'un étre est au sens ropre sa qualité, son statut de maior. Elle implique naturellement Nexis- tence d'autres étres jugés minores par rapport a Tui'. Elle suppose une ‘organisation hiérarchique de la réalitéinstitutionnelle. C’est pourquoi, en de nombreux textes latins elle va de pair avec Ia « dignité », expression ‘morale du rang qui distingue les titulaires de charges publiques, magis- «Cat ate et a premireversion d'un chapite du ine que pépare Yan Thomas, en collaboration avec Jacques Cie su le cme de Lise Mae trees ne spo nee Les reves et publcaions sont cites selon les abréviations en usage dan dnnée pio Jogiqu. Les woutes inéares lines apparaisent en principe somes nies vce oe ‘ainneat adios pretense corpus dosamenties ‘cpm Latina cae stint SEL” Corp Sciporim Beecaorum Latorim BD Digere TLLRP A. Drones, Iscripiones Latha Liberae Repblicae TES" Desa, tng Lance Seece 1. G, Donat, « Maestaso gravis in Ides romane, Pats, 1969, p. 123-152 qui tre pat de expression pro mates, ¢4 proportion Su ang copenenr ore eT termes d'une comparison (Vion, Ende 12, ¥-daDeq Letaice De bate eee ¥,2) Sur Tidee jundique de petéminenee, vir. Monoat, Drot penal nei ees, Pras, de Board, 1984, p. 2345. ; E Ponce, Der Mefesagedene om soos es EGE; B Rei hl Retort 1 «3h Cn an éridenc, AN. Susann: Wim rel aut compare ds met onde RGR aac, 8 infin 16, Gnomon 1963.29. A propos di crime Se mje ana: Ee 10,234, tnaet une exliene pase bymologque «guia mae et lacdon pete Rene de synthise :1V" 8. N* 3.4, jude, 1991 trats et sénateurs, ou les Romains comparés aux autres cités, ou la cite confrontée aux citoyens pris individuellement — en sorte que 'ordre de dignatio a Vintérieur d'un collége public, par exemple, est a proportion des « distinctions de majesté », discrimina maiestatis, qui séparent ses divers degrés ; et qu'une « diminution de majesté », deminutio maiestatis, peut se définir comme une dégradation, comme une privation de digni- {as*. On la trouve associée aussi a auctoritas, laquelle pése a Vintéricur d'une relation par hypothése inégale ; ou encore a la gravitas, qualité de ‘ce qui emporte en poids”. Selon une allégorie brillamment développée dans les Fastes d'Ovide, unique passage de la litterature latine ob mous la voyons naftre et agir sous la forme d'une abstraction personnifige, Maiestas émerge du Chaos comme institution de la distance politique : elle était absente du monde tant que « tous les degrés d’honneur étaient égaux et dut attendre pour tre engendrée que Rang et Revérence — Honos et Reverentia — eussent «soumis leurs corps aux obligations d’une couche légitime ». Pudeur et Crainte — Pudor et Metus — prennent place a ses obtes lorsqu’elle siége, 2, Relation entre degré du rang ct dlscrimina males : Fess, p. 44 L. Dans un tout sutre context, ele expression me paral wouver un équivaleat dans le tedium gradunt ‘malesats » dont paste Texruuisx & propos de TEspet Saint (Adversus Praxean, {1,9 — CCSEL, 5, 244). A noter également, chez ToL, 3, 63, 10, expression dune majstt propre a chaque ordre «sf chaque ordre conserve ss propres droite sa propre maes f ‘Sua qusque fra ordo, sua maiestaem tenea.» meee cr Oca Sete Ges — eee ae ae, Soe ean is» hear Sy Seaton hee, nme eee era coe a Se aa pe nn ae Bere ar cere i Lm bc cara Soe mi fen 98, ool 2.0.3 Be aaron er lash eg ie Sac site pe bn te ares a ee a Fe ee eee igen wae Fe oh a, eee am ee een water: fr Ors cn state Sees oi ee a es Cece Soret Garertonr aa ethan mee eer SPR ee seen ee ieee cine fee Se i ee a me Soca peas ee ee tere Se ane fr err ea Trabtiee aceon pice pearl Piercy ting beg iogiel my Prag ie aed Seri me ceca tag Serre een a een eee eee aaa a eS revétue de pourpre et d'or, pour assurer lobservation des prérogatives et le respect des rangs‘. Tel lexicographe de la fin de la République, dans cet esprit, concevait Fordre hiérarchique, du plus haut jusqu’au plus bas, comme une suite de « distinctions de majesté ». Tel juriste du premier sidcle de notre ére, dans les mémes termes que Cicéron un siécle plus tot, alosait sur la cause de majesté inscrite dans les traités inégaux par ces ‘mots : « étre dans une position supérieure ». Et c'est encore d'aprés ce modéle que le grammairien Charisius construisait une série d'analogies depuis « honneur » et «rang», honor et honos, jusqu’a « grandeur » et «majesté» en passant par’ «noblesse », « dignité », «autorité », «ampleur », «illustration », « éclat »?. La position de majesté implique une échelle de grandeurs comparées : prérogative des magistrats sur le peuple ou du peuple sur les magistrats, supériorité d'une cité sur d'autres, excellence des grands hommes au. regard de ceux du commun. Elle définit méme le niveau le plus élevé de la hiérarchie, le sommet qui culmine par-dessus tout le reste, unique en son éminence : ainsi la majesté de Rome sur le reste du monde ou, sous T'Empire, la majesté du prince monarque et bient6t, avec le christianisme, par une élévation incommensurable du lieu de la transcendance et par un déplacement de la référence politique ultime vers le haut, la majesté de Dieu. La qualité de maior passe alors, selon Vanalyse de G. Dumézil, du ‘comparatif au superlatif. La distance qui sépare des autres W’étre qui la osséde est poussée a l'extréme. Elle s'applique maintenant a un terme dont la contrepartic est tout le reste : instance ultime est son lieu propre. Dans cette disposition souveraine, pourtant, la notion reste accrochée au degré moyen. A quelque niveau od se situent les étres qu'elle exhausse, expression abstraite de ce qui les grandit n’indique rien de plus qu'une inégalité relative. C'est toujours partir de maior, jamais sur maximus; qu'est pensé l'état de ce qui est parvenu au faite de Ia hauteur, méme si cet état, défini substantivement par le comparatf, est qualifié adjective- ‘ment par le superlatif : maiestas du magistrat en position supréme et qua- lifié pour cela de maximus ; maiestas de Vassemblée du peuple en forma- tion de comitiatus maximus, qui décide en dernier ressort; maiestas de Tempire de Rome auquel rien n’est opposable et que rien ne limite, étant ‘maximum de par le monde; maiestas du prince qui porte dans sa titula- ture la double épithéte jupitérienne d'optimus et de maximus, pour si 4. Ompe, Fast, 5, v.11 452, avec le commentste de G. Donan, op. ct. supra 0.1. 5. Clause de maiesias et sopéciocis d'une ete sur Itre:Cictnon, Pro Balbo 36 ct Pro ‘cus, Digest, 43, 15,7, 1 GL. Puasa, « Les origins dela lot de magjeste 4 Rome », CR ‘Académie des inscriptions et des belleslenres, Pari, 1983, p. 562, voit wa conteure Gans a lose de Cictron un indice que maiesas ne sft pas 4 signifier une relation de supésonté); (Cause, Sm. Clceronisordine literarum eomparita, p42), Basrcx. 334 REVUE DE SYNTHESE : IVS. 3-4 JUILLETDECEMBRE 1991 fier la plénitude d'un pouvoir arrivé a son degré dexcellence de Dieu. Ainsi la supériorité absolue du sujet de la majesté (magistrature, assembiée en position souveraine dans la cté, peuple romain maitre du ‘monde, empereur, Dieu) s‘appuie sur un concept — maiesias — forgé ‘pour signifier Ia majoration relative de son statut®. : Les discrimina maiestatis » auxquels il a déji été fait allusion ‘montrent que, lorsqu’on la considére pour elle-méme, la majesté est sus- ceptible de degrés. On ne peut comprendre autrement le fait que Tite- Live, par exemple, ait pu qualifier de supérieure la maiestas du peuple comparée & celle des consuls ; nile fait qu'entre magistrats de rang inégal inférieur le c&de en majesté devant le supérieur, sans perdre la sienne pour autant; ni le fait que, sous le régime des lois tardo-républicaines, Tatteinte portée a la maiestas du peuple romain a travers les différentes ‘magistratures de sa mouvance ait été qualifi¢e concurremment de diminu- tion de leurs majestés respectives: celle du consul ou celle du tribun de Ia plébe’. 11 nous faut done nous représenter Ia « grandeur », d'aprés ce régime, comme divisible, diffusée de haut en bas et inégalement répartic. A la persistance tardive d'une représentation de ce type, ill convient @'attribuer encore la formulation trinitaire, officialisée par le Code Justi- nien, d'une égale majesté des personnes du Pére, du Fils et de Esprit saint’, De méme qu'll faut a Vinverse supposer inégales les majestés divine et impériale lorsque saffirme, dans la legislation du Bas-Empire, TFidée que Ia seconde n’existe que par institution et délégation de la pre- (6, Sorta valeur superlative de maietas, G. Dust, op. cit supra, 0. 1, p. 137 54, git cxpendant parti une majstejuptedenne drangére a la radiion plus ancieane, M. de Rome, puis du prince, voir ina, Lam. de Dieu n'a pas ‘incidence insitutionelle. Elle ‘Safirmera des Vapologetque chrévenne desi et ur saces: Mavumus Faux, 32,1; Texnut- turn, apol. 18, 3 (elgnes par lesquels Dieu fit connaltre sa majesté dans ie Jugement — ‘signa maestats suze tdicando — réference probable a late, 2,17 et Estee, 43, 4, mais fuss & Erode, 40, 33 et a Dewtronome, 5, 2, passages ob saint Jérdme traduire systima- fiquement le mot gree daxa, la « ploie », par maiewas); Crowes, Epis, 40,1, 2; Como ‘ans, Carmen apologeicum,v. 102; Mian, De Trina, 5,34, et. "F" Maiesta maton Tie-Livt, 2,77 (CEC, 1, 14,12: ¢quld enim ma [imperial alestate?»), Majetes relatives des magistais ene eux T-Live. 6, 6,7 e 10,24, 14 ‘Atcinte das. des magistrate dans un eégime de maiesaspopuli Romant: Cicxow, Inter- ‘ragatio in Vatioum, 22 (rm. de Pinperium consulate), Ascons, In Comellanam, p.61, ‘Cuan (im, da tun de a plzbe); cen gonéal Rhétorique a Herenias, 2, 12,17; Cicxon, ‘De inventone,2, 53; Sexdqut le Rhétour, Controverse 8,2 (exemple scolaire du proconsul Famininus). 8. Par maiesas dans le dogme winitaire: CJ, 1, 1, 1, sub pari maieate; Prasmas (contemporain d'Avgustia), Dversrum hereseon liber, 37, 2 (hérsie dHebion, qui refuse de feeonnalre dans le Crist ia meme majestqu'au pore); 51, 3 (alt des trois personnes, ‘Caequales in omni malesate et ptentia»). Voit suas les nombreux passages de la Vulgate ‘Se Senoner, dont Lac 9, 26, om, tradult le gree daxa, la « lore » ; Paunence, Apothesls, 4-255 sa (nee enim minor aut pare dispar] vim matestatispatriae habe fils) et 5565 (Gor Phetesie de eux qui lent la dvnité et la m. du Christ) et Prychomachia, v.80. Bien Sant Nice, a cristologie alia identi du Pére et du Fils sous la figure deieur com- tmone majeste (ain, Crain, Epist, 59, , 2; Commopunes, Carmen apol, v. 467). ‘YTHOMAS : LINSTITUTION DE LA MAJESTE 335 mire”. Tout est donc bien affaire de hiérarchie. La « grandeur » détermi- née au degré du comparatif (4 un maior qui sert d’expression abstraite & Ja supériorité comme telle) est variable en ce double sens qu’elle se com- munique d'abord des classes d'étres placés a des hauteurs distinctes, Jjusqu’a celui placé au plus haut point d’éminence et doté par cela d'une absolue suprématie, et qu’elle se distribue ensuite par proportions iné- gales entre eux. Ainsi peut-on concevoir que les institutions élevées suc- cessivement au rang de maximus — c'est-i-dire, des origines républi- caines au principat d'Auguste, successivement le magistrat, 'assemblée du peuple, ta.cité, le prince — aient été le point d’attache ultime et:le principal foyerd’une maioritas fixée en elles comme en son lieu propre, sans cesser de garder sa valeur relative. Tout en.s'accordant a des situations d’absolue prééminence, la majesté latine est variable en sa mesure — en la mesure de sa supérieure gran- deur —, et c'est la son caractére le plus singulier. Car, d’emblée, ce trait laisse voir ce qui la distingue de la souveraineté moderne : son aptitude & différer par le plus et par le moins. Au xvt siécle, la majesté est entiére- ment confondue avec la souveraineté. Les publicistes de la monarchie frangaise, et Bodin en particulier, mais également les monarchomaques, ‘ont cru.voir dans le concept romain de maiestas l’équivalent de la souve- raineté, en lui prétant la fixité requise pour la construction dont celle-ci ‘coupe le centre : toute république, et Pultime sujet de la puissance en chacune d'elles, monarque ou peuple, posséde absolument et indivisible- ‘ment la maiestas souveraine". En contrepartie, comme on le voit claire- _ La délégation de powoirconsetic par a majesté divine &empereur (qu est un théme par rapport & Tidée genénle d'lecton divine) w'apparalt pes avant T'époque ‘onstaninienne (Faces Marans, De ervore profanarum religion, 29, 6; LACAN, Insinaions divines, 2,19, 1; cf. la formule du serment mire dans Vecice, 2, 5) ce theme, dépourva dalleurs de toute porte juridique, neatre pas avant lev sfele'dans I fonmulaires des lois (Noveles Théodoiennes, 17, 2, 6, . 444; Novalles d'Anthemius 3, pt, 1468) La formule en sera tranamise &FOceident médival & travers laconetintion Deo auc. tore de Sustinien et la Novelle 112, 2. 10. La version latne dela République prend réguliérement maietas dans le sens de sou veraineté, de summa potstas (voi fap. 78 du De republica,éd. de 1586: « Maiesta ext ‘Summa in cies ac subdoslgibusqu slutapotstas», e nombreux autres passages: 153, ‘rot de faire ia Tot comme primum caput matesatis;p. 234, jura matecatis deen soit pat tun seu, soit par quelques-ans, sot par tous; p. 300, maictac au-deseus des los, eta), le texte francais moltplc, fae aux définitons de la souverinel, les references & Ia materia des Romain ins au chap. 10, « Des vayes marques de Souversineté»,p. 218 de. de 1583. Mais Bodin n'est pas isle: voir deja Guillaume Buns, Adnotationes in Pandecas, 96 de 6d. 1551 de Bale, é propos de Dig, 1, 9,12, sure transfert de maiesiasopété par la lex repia(aiors que le texte @'Ulpien pare’ do ius et potas), Atcut, Opera vOL.TV, col B16, 6. 1582 de Bile, & propor de Ia lex digna vox»; ou bien encore ls Vindilae ‘contra Tyrannos, . 82 dee 1579 d'Edimbourg: repracrenarepopull malsatem, cf. BOv- ‘tn, De Justa Henri Teri abdicaione, 19 et Hl, 7, Pars, 1589 ext intresant de noter ‘Althasusluiméme defini a maienas comme « potestasimperandi universalis» Police ‘Methodioe Digesta, 1X, 15, 6. Pucoucs, Cambridge, US.A, 1952), tout en subordonnant

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