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« Autour des lampes vigilantes »

Efforts pour penser depuis les événements du début janvier 2015


(Support philosophique en vue d’un travail interdisciplinaire)

« Il y a des événements qui interrogent violemment tous les hommes, et qui exigent d'eux une réponse ; des
événements qui n'attendent point et qu'on ne pouvait attendre ; des événements qui éclairent le passé et l'avenir
comme l'incendie éclaire la rue ; et cette lueur-là aussi éveille tous les hommes, les chasse tous de leur repos, et
soudain disperse leurs rêves ; il faut qu'ils agissent, il faut qu'ils se prononcent, il faut qu'ils pensent, en débandade.
Alors, comment voulez-vous qu'ils pensent ? Ils dormaient, et les voilà jetés dans la foule, et déjà emportés. Alors ils
regardent leurs amis et leurs ennemis, la tranquillité de leur maison, et toutes sortes d'images confuses, par quoi ils se
décident enfin à hurler pour ou contre, le long de la rue mal éveillée. Et des opinions comme celles-là sont réellement
des rumeurs dans la nuit, des rumeurs de déroute dans la nuit. Trouver le vrai ainsi, par hasard ; quelle triste victoire !
[…]
[…] Sachez-le, l'événement viendra comme un voleur ; et il faut l'attendre les yeux ouverts, autour des lampes
vigilantes. Ainsi avons-nous fait ; ainsi avons-nous joyeusement travaillé, sans but, pour travailler, afin de rester
jeunes, souples et vigoureux ; ainsi vous continuerez, à l'heure où dorment les faux sages, les Protagoras marchands
d'opinions avantageuses, les Protagoras marchands de sommeil ; ainsi vous discuterez librement toujours, autour
des lampes vigilantes. »
Alain, Les marchands de sommeil (1904) [nous soulignons]

Préambule : démarche et objectifs


Ce document a pour ambition de proposer des distinctions et surtout des questionnements permettant
notamment de se repérer dans les débats suscités par les événements survenus début janvier 2015.
Mais c’est avant tout un travail d’enseignant qui s’adresse à la communauté éducative et devrait s’enrichir
de ce que chacun peut enseigner.

L’objectif de ce document est de fournir un premier support qu’il s’agira de manier et remanier, dans un
dialogue à la fois interindividuel et interdisciplinaire, en vue de la construction de séances pédagogiques
ciblées auprès des élèves.
Notre travail est certes initialement philosophique mais il se voudrait au final pluridisciplinaire.

Nous vous prions donc de considérer que ce qui est proposé est limité. En effet, d’une part, des réflexions
et des savoirs nous ont nécessairement échappé et tout ne peut pas être dit en quelques pages. D’autre part,
ignorer l’engagement personnel ou subjectif que l’on prend dans la réflexion philosophique revient sans
doute à se faire des illusions, ruineuses pour tout dialogue. Au contraire nous aimerions à la fois voir notre
réflexion complétée, mais aussi discutée et corrigée, au profit d’une réflexion plus riche ou plus probante.
Par la mise en œuvre de telles discussions, les professeurs pourront ainsi viser à une forme d’impartialité
1
que nous tenons comme la condition de construction de séances ouvertes à la réflexion – impartialité dans
la volonté d’examiner à la fois ce qui peut être présenté aux élèves et ce que les élèves proposeront en
retour.

Si nous voulons que les émotions ne


prennent pas le dessus sur la réflexion et que
les passions ne fassent pas taire le dialogue, ne
faut-il pas alors proposer aux élèves une
réflexion rationnelle ou raisonnable qui s’est
ouverte sur un espace de discussion publique
entre les membres de la communauté
éducative (dont les élèves peuvent être
considérés comme une partie active) ?
Peut-être s’agit-il de mieux faire comprendre
aux élèves que c’est parce que nous avons des
connaissances, une certaine culture, que nous
pouvons étayer solidement une démarche
critique, et prendre une part raisonnable et
constructive dans les débats.

http://uneanneeaulycee.blog.lemonde.fr/ 07
janvier 2015

1
Jean Jaurès explique que l’impartialité de l’école ne la condamne pas « à n’avoir ni doctrine, ni pensée, ni efficacité
intellectuelle et morale ». Cf. « Neutralité et impartialité », Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur, 4 octobre 1908, in
Jean Jaurès, Pour La Laïque et autres textes, présenté par Laurence Loeffel, Latresne, Le bord de l’eau, 2006, p. 47-51. (cité par - Abdennour
Bidar, Pour une pédagogie de la laïcité à l’école http://archives.hci.gouv.fr/IMG/pdf/Pedagogie_de_la_laicite-web.pdf p. 66)
1
Peut-être enfin certaines questions n’ont-elles pas été encore suffisamment abordées comme telles, ou du moins
nos élèves n’en avaient jusque là pas saisi l’importance. Peut-être conjointement nos élèves n’ont-ils pas perçu avec
l’acuité nécessaire que ce que nous leur enseignions leur permettait de penser, c’est-à-dire, comme le disait Alain, de
« juger les faits avant de les accepter. »

En outre, nous voudrions renvoyer au récent travail collectif réalisé sous la direction d'Antoine Spire et de Mano Siri,
avec la collaboration de Salima Aït-Mohamed et paru sous le titre 100 mots pour se comprendre. Contre le
racisme et l'antisémitisme (éd. Le bord de l'eau 2014, et publié par la Licra) (cité ici par l’abréviation 100 mots…)
Nous y renvoyons car ce document très riche et très fécond part de mêmes principes que nous :
« L’ignorance ou la méconnaissance du vocabulaire politique contribue à banaliser certains propos – dont
on ne voit plus le mal qu’ils répandent –, voire à racialiser sournoisement les discours tenus dans l’espace
public. Enfin la confusion, la contraction et la standardisation sémantique et syntaxique auxquelles on assiste
notamment sur Internet et qui viennent déborder jusque dans les classes, voire dans les copies, sont la source
d’un dévoiement possible du vocabulaire de la République. […]
D’ÉTRANGER à FRANÇAIS, de MARIANNE à RACISME, d’ISLAM à SIONISME, de CHRISTIANISME à
COMMUNAUTARISME, d’INFORMATION à RUMEUR, les mots sont à chaque fois recontextualisés et ajustés
à une situation, à un discours susceptible de montrer comment leur signification évolue. Il s’agit de les définir
et de montrer, aux jeunes notamment, que les mots ne peuvent pas être intervertis ou employés à tort et à travers
et l’un pour l’autre, comme si leur signification singulière était susceptible de se diluer ou de se neutraliser.
C’est là le fond de la question et l’enjeu de ce projet : le langage n’est pas neutre et on ne saurait en tolérer la
neutralisation supposée. Les mots ont le sens qu’on leur donne ou qu’on leur prête et celui qu’ils véhiculent
d’un discours à l’autre : ils ont, comme les hommes, une histoire, qu’il faut savoir restituer et connaître pour
savoir ce qu’on dit. […]
Ce ne sont pas des textes dogmatiques mais des propositions presque toujours ouvertes permettant au
pluralisme de l’ouvrage de vivre dans la confrontation. […]
Camus ne disait-il pas que « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » ?»

Nous tâcherons donc ici de fournir un modeste travail qui complète cette contribution, et pourra faire vivre la
discussion dans notre établissement et auprès des élèves.

Nous voudrions de la même manière fermer la porte à tout « catéchisme républicain », contre-productif pour des
élèves qui attendent de leurs professeurs qu’ils leur permettent d’examiner librement leurs discours. Nous supposons
évidemment qu’un professeur ne peut pas se contenter de dicter une définition, ni même simplement de la justifier
pour que ses élèves s’en emparent : il s’agit de leur donner l’occasion de se construire une culture librement
examinée et qui leur permettra de « s’orienter dans la pensée ».
Pour cette raison, même si nous savons qu’une définition peut proposer des questionnements, nous n’en resterons
malgré tout pas à une suite de définitions qui peuvent donner parfois (à tort) l’illusion que le sens du terme défini est
fini et s’achève dans une belle totalité sans aspérités, sans failles ni difficultés. (L’ouvrage cité obéit bien sûr
également à ce principe.)
Pour autant il ne s’agira pas de renoncer à toute forme de conclusion sur chacune des réflexions abordées. Mais
nous nous efforcerons de parvenir à des conclusions en passant par l’épreuve du feu des problèmes. Et nos
conclusions restent évidemment pleinement discutables.

Par ailleurs, nous avons tâché de présenter le plus souvent possible des situations ou des exemples permettant
à la fois d’illustrer notre propos, et à la fois de proposer de possibles objets d’étude à présenter aux élèves. Il
faudrait donc que chaque collègue de chaque discipline puisse trouver de son côté une situation ou, mieux,
un objet pédagogique permettant d’approfondir la réflexion ou de relancer les questionnements.

En outre, nous avons inscrit au début de chaque chapitre, et en fonction des programmes des disciplines à
notre disposition, quelques modestes (et peut-être discutables) « propositions d’objets d’étude » : il s’agit de
les envisager comme des matériaux à la construction de séances pluridisciplinaires.

Le professeur de philosophie (que nous sommes) se propose ainsi à chaque fois d’intervenir dans la
mesure du possible devant les élèves, en collaboration avec un ou plusieurs professeurs d’autres
disciplines.
Il conviendra donc de mener ensemble une réflexion sur les classes concernées et les modalités d’une
éventuelle co-animation.

Légende
En vert : les exemples – qui peuvent constituer peut-être autant d’objets d’étude
En bleu : les longues citations et les références
En rouge : les titres
En violet : les propositions pédagogiques

2
Table des matières
N.B. : Les moments ou parties de cette table des matières sont certes liés entre eux, et permettent à ce titre de
construire une réflexion organisée. Pourtant il ne s’agit pas ici d’une leçon de philosophie à part entière : il s’agit de
proposer modestement des distinctions, des réflexions et des champs de problèmes en vue d’un futur travail
interdisciplinaire.

Introduction : méfiance versus attitude critique .............................................................................................................4


I – « Théories du complot » versus théories scientifiques ..............................................................................................7
II – A propos de la liberté d'expression.........................................................................................................................13
1) Le problème du blasphème : le sacré et le profane...........................................................................................14
1 – a) Questionnement préalable sur le problème de la représentation du divin : L’image, icône ou idole ? ..14
1 – b) Essayons de nous entendre… .................................................................................................................15
1 – c) Le voile : une frontière entre le sacré et le profane ?.............................................................................16
1 – d) Blasphème versus progrès scientifique ?................................................................................................16
1 – e) Le sacré au-delà du religieux ? ...............................................................................................................18
2) Insulte, injure, offense et préjudice ..................................................................................................................19
3) La liberté d’expression : un cadre juridique ? .................................................................................................21
4) Interpréter le rire ..............................................................................................................................................29
III - Devoir moral de tolérance et principe politique de laïcité.....................................................................................32
1) Le droit et la politique versus la morale et l’éthique ? .....................................................................................34
2) Des principes « universels » ? .........................................................................................................................36
3) Laïcité et tolérance ...........................................................................................................................................37
4) Laïcité : quels espaces, quels temps ? ..............................................................................................................40
5) Laïcité et identité : plusieurs conceptions de la laïcité ? ..................................................................................43
6) La laïcité dans la lutte contre les « dérives sectaires » : quelle défense des droits et de la liberté ?.................48
IV - Religion, fanatisme et superstition ........................................................................................................................50
V - Amalgames et clivages : le problème de l’identité .................................................................................................54
1) Individu et Communauté..................................................................................................................................55
2) L’identité de la Nation et l’unité de la République...........................................................................................59
3) Identité et fraternité ..........................................................................................................................................62

Index
Mots clefs, concepts ou expressions à penser
(→ à retrouver, mis en évidence dans le document ; et à rechercher aussi en passant par une « recherche par mots »)

amalgame ......................... 51, 52, 56 fanatisme...................................... 47 ordre public........... 24-26, 37, 44, 45
apostat .......................................... 47 foi......................... 11, 17, 18, 39, 48 personne........................... 26, 36, 45
autorité ......................................... 34 force publique .............................. 48 polémique ........................ 12, 15, 24
blasphème .................. 15, 16, 17, 20 fraternité........... 26-28, 43-45, 55-57 préjudice .................... 19, 20, 23, 45
clivage................................ 5, 51, 57 histoire ........... 34, 44, 46, 50, 51, 54 profane ............................. 15, 16, 37
communautarisme .............41, 51-56 identité……..4-5, 33, 40-43, 50-53, religieux ............................14-19, 57
communauté........................... 51, 55 56-57 religion...................37-39, 44, 46-48
complot .......................................... 8 image ....................................... 8, 15 république .............................. 37, 54
confiance.................................. 5, 47 individu ............................ 51, 52, 57 république / démocratie……..22, 25,
confirmation / réfutation .............. 11 infidèle ......................................... 48 34, 37, 54
critique ............................... 4, 40, 43 injure...................................... 20, 52 respect........................ 27, 34, 36, 37
croyance………12, 14, 17, 36-39, insulte..................................... 15, 19 rire................................................ 27
41, 47, 49, 55 intention ............... 10, 29, 33, 47, 53 sacré ...................... 15-19, 36, 39, 57
culture ............ 35, 38, 45, 52, 55, 57 interprétation….8-11, 18, 28, 30, 40, sécularisation (vs laïcité)…..…….41
dérives sectaires ........................... 44 46, 47 service public ..........................38-39
dialogue................ 13, 27, 37, 44, 58 laïcité .. …..19, 20, 24, 32, 34, 37-44 signe................. 9, 10, 28, 40, 47, 48
diffamation....................... 15, 19, 20 liberté .............. 23, 27, 39, 43-45, 51 société ...............................37-39, 50
dogmatique....... 6, 37, 40, 48, 49, 55 liberté de pensée ou d’opinion ..... 23 superstition............................. 11, 47
droit...................................33-35, 45 liberté d'expression……...14, 21-23, tolérance......... 23, 32, 33, 35, 36, 56
égalité................................23, 35-36 33, 36, 39 totalitaire.................... 21, 34, 37, 51
espace civique .............................. 39 méfiance................................4-6, 11 vengeance .............................. 20, 56
espace privé.................................. 38 morale .........................26, 27, 32-34 violence……….15, 20, 23, 33, 36,
espace public.................... 25, 38, 39 Nation .......................................... 54 47, 48, 51
Etat..............................34, 37-40, 43 négociation................................... 32
éthique.......................................... 26 offense.....................................19-20

3
Introduction : méfiance versus attitude critique
Situation problématique : on peut bien souvent constater la méfiance de certains
de nos élèves vis-à-vis du discours tenu par l'institution en général,
représentée en particulier par les professeurs. Cette méfiance croit souvent se
fonder sur un « esprit critique ». Ainsi nos élèves qui ont cette attitude
méfiante pensent pouvoir par là s’émanciper de ce que l’institution leur impose
selon eux de « dogmatique ». Mais peut-on réellement se libérer du dogmatisme sur
la base d’une simple méfiance ?

- La méfiance consiste à ne pas accorder sa confiance, se tenir en garde contre quelqu'un ou qqchse, ne pas faire
confiance à quelqu'un (cf. Le Trésor de la Langue Français informatisé, abrév. TLFi : http://www.cnrtl.fr/lexicographie/ ou
http://atilf.atilf.fr/)

La méfiance serait une attitude d'opposition qui peut en rester là, sans raison, sur la base d'un sentiment, du refus
d'accorder sa confiance : une méfiance peut être irrationnelle ou prendre sa source dans une manipulation de
propagande par exemple. Le méfiant peut ne pas savoir pourquoi il est méfiant : il se méfie alors aveuglément, affolé
par ce qu’il ne peut pas identifier.

La méfiance serait ainsi le symptôme d’un malaise ou d’une angoisse : le méfiant serait dans ce cas tenu à la gorge
par une émotion dont il ne peut rendre raison et qui motive le rejet de telle ou telle position. La méfiance serait en ce
sens synonyme d’intolérance voire de xénophobie au sens propre : refus de supporter l’autre ou peur de ce qui n’est
pas moi.
Dès lors si un individu formule sa méfiance, ne la justifie que par l’élaboration d’une frontière menacée par
l’intrusion d’une autre pensée – autre pensée qui apparaît hostile parce qu’étrangère.

Ainsi par exemple l’élève méfiant croira préserver son intégrité en expulsant le
discours de son professeur considéré comme venant d’un territoire ennemi car étranger.

Mais dès lors pour désamorcer cette méfiance, sans doute faudrait-il connaître les origines du malaise ou de
l’angoisse dont l’attitude de méfiance serait le symptôme.
Or il faut certainement comprendre que le malaise ou l’angoisse du méfiant repose sur une crise : moment où ce
qui jusque là était admis et établi comme normal bascule dans un état pathologique, c’est-à-dire, en termes médicaux,
moment décisif où l’état de santé va se retrouver mis à l’épreuve de la maladie.

L’élève méfiant se retrouverait pris dans cette crise où l’institution jusque là admise à
son service et dont il pouvait se servir, semble lui échapper, s’éloigner de lui au point de
lui devenir étrangère : l’élève méfiant ne sait plus se servir du discours de son professeur
– discours qui lui paraît alors hostile car étranger.
Son professeur le rend malade ; l’élève méfiant cherche à se préserver de lui ou se met en
devoir de le rejeter ; et ce faisant il continue de s’empoisonner en se purgeant du remède.

La crise suppose une rupture dans la saine et paisible cohésion d’avant ; par là cette crise introduit une séparation
dans cette belle totalité : le malade doit revoir ce qui était sain pour lui (tel aliment ou telle activité), il le requalifie en
nocif ; de même, une société, un « nous », peut se cliver en « moi » contre « eux ». (Nous verrons qu’un
questionnement sur l’identité doit alors se poser.)
Dans ce contexte, la méfiance est une certaine façon de continuer à vivre malgré la maladie, c’est-à-dire de
continuer à obéir à ses propres normes dans un quant-à-soi rétréci, où toute altérité et tout écart sont des agressions.

Nous suivons ici ce que dit G. Canguilhem de la maladie :


« La maladie est encore une norme de vie, mais c’est une norme inférieure en tant qu’elle ne tolère aucun écart des conditions
dans lesquelles elle vaut, incapable qu’elle est de se changer en une autre norme. » (Le normal et le pathologique, II- 4 « maladie,
guérison, santé » (1943), Paris, P.U.F., 1966, 2003 (9e éd.), p. 119-120)

Mais la méfiance, qui serait donc une émotion pathologique, peut peut-être aussi devenir émotion normale ou
normative, si elle se fonde dans une attitude critique, une vigilance raisonnable qui refuse d'accorder sa confiance
sans raison. Ce serait alors une méfiance qui resterait capable de s’inverser en confiance, apte à écouter l’autre, en
restant donc capable de s’approprier son discours même s’il lui est initialement étranger. En ce sens ne vaut-il pas
mieux parler de prudence ou de vigilance ?

- La Critique est « Capacité de l'esprit à juger un être, une chose à sa juste valeur, après avoir discerné ses mérites et
défauts, ses qualités et imperfections. » (TLFi)
La critique n’est donc pas nécessairement négative ni dévalorisante : la critique s’interroge, distingue et examine
rationnellement, ce qui en ce sens doit pouvoir accorder une valeur positive à une position.

4
« On appelle en ce sens esprit critique celui qui n’accepte aucune assertion sans s’interroger d’abord sur la valeur de
cette assertion. » (Vocabulaire technique et critique de la philosophie, dir. A. Lalande)

Mais il faut songer encore que l’activité critique s’exerce de façon éminente lors d’une crise : car la crise requiert de
critiquer (de juger), de passer le phénomène pathologique au crible afin de déterminer si la maladie va vers le meilleur
ou le pire, et par là de donner les soins et la médication qui conviennent.

« Sur deux photographies qui ont circulé dans la presse, les rétroviseurs de la Citroën des
frères Kouachi semblent avoir une couleur différente. De quoi devez-vous douter ? De la qualité
des photographies, de l’homogénéité des effets de réflexion de la peinture grise, ou de
l’authenticité de l’une des deux photos proposées ? Ce n’est pas déraisonnable. Mais si à partir
de ce fait troublant, vous décidez de considérer exacte une explication dénuée de toute preuve
positive […] Vous êtes au moins aussi crédule que vous étiez sceptique pour commencer. » (Philippe
Huneman, « Désamorcer le délire d’opinions », dans Philosophie Magazine n°87, mars 2015 « Guide d’autodéfense contre le
fanatisme »)
Ainsi la méfiance peut être d’abord raisonnablement sceptique et permettre un doute raisonnable. Mais se pose
alors la question de l’objet du doute et de la levée de ce doute : De quoi se méfier ? Et comment ne plus douter ?
Ainsi il arrive fréquemment que le méfiant bascule soudainement dans la confiance aveugle, c’est-à-dire la crédulité,
précisément parce que sa méfiance n’était pas critique.

Dès lors « l’esprit critique » serait une attitude rationnelle de jugement au sens la rationalité est un calcul (ratio),
un jugement qui pèse le pour et le contre
Nous suivons ainsi Alain qui dit dans Les marchands de sommeil (1904) : « Penser, c'est peser ; dormir, c'est ne plus peser les
témoignages. C'est prendre comme vrai, sans examen, tout murmure des sens, et tout le murmure du monde. Dormir, c'est
accepter ; c'est vouloir bien que les choses soient absurdes […] » Dès lors il s'agit de « juger les faits avant de les accepter. »

Mais si juger est une attitude critique, cette activité de jugement suppose un certain rapport réfléchi à l’expérience -
expérience qui nous livre des faits parfois inattendus, des discours qui nous étonnent.

Par conséquent, l’attitude critique consisterait à ne pas s’aveugler sur ce qui pourrait nuire nos croyances – que
nous y adhérions pour satisfaire nos passions du moment, ou pour des motifs plus raisonnables.
Le philosophe Alain dit encore : « Croire le journal, ce n'est guère plus que le lire ; c'est encore plus facile quand ce qu'on me
donne à croire est agréable, par exemple si mon adversaire politique est présenté comme menteur ou fripon ; toutefois, cette
facilité à croire ne vaut pas le plus petit commencement de preuve. Si je suis battu ou humilié dans une discussion, je suis jeté
à croire bien plus volontiers que l'autre a tort. Et tout le mal des querelles vient de cette complaisance et même lâcheté à croire ce
qui plaît. Par ce qui plaît, je n'entends pas seulement ce qui est agréable ; car, par exemple, il n'est pas agréable de croire que la
guerre est proche ; mais il m'est agréable de croire cette annonce désagréable, si je vois que mon ennemi croit le contraire ; car je
suis porté à nier tout l'être de mon ennemi. Toute cette misérable monnaie du croire apparaît vile, comme elle était, dès qu'on la
compte devant l'arbitre. Le sceptique parle donc comme il faut, et se moque comme il faut. Si la pensée est quelque chose, la
pensée n'est certainement pas une complaisance à soi ; encore plus évidemment la pensée juste n'est pas une complaisance
à soi. Ainsi ce qui plaît et ce qui est vraisemblable n'est encore qu'un possible, et même suspect.» (Alain, Minerve ou de la
sagesse, 1939, XI, « Ne pas croire ce qui plaît »,)

Or ce rapport à soi ne consiste-t-il justement pas dans le refus de se contenter des


positions admises jusque là ou de règles figées ?

En ce sens l’esprit critique est « Esprit de libre examen qui, dans ses jugements,
écarte, rejette l'autorité des dogmes, des conventions, des préjugés. » (TLFi)

L’attitude dogmatique ou plutôt le dogmatisme serait justement opposée à l’attitude


critique, en ce que toute position dogmatique impose avec autorité que l’on admette sa
doctrine, son dogme, comme un devoir indiscutable, sans discussion possible sur son
bien fondé : nous serions tenus d’adhérer au dogme sans pouvoir le remettre en
question, du moins sans avoir le droit d’y renoncer.
Le dogmatisme ne concernerait donc pas uniquement les doctrines religieuses, et
interdit de manière générale de se demander de quelle manière et surtout de quel droit
on est arrivé à soutenir ces dogmes.
Honoré Daumier, Les deux
En ce sens le dogmatisme repose également sur une méfiance qui renonce à se
médecins et la mort, 1865-69.
remettre en question et refuse d’autres normes que les siennes.

ème
Le terme “dogmatique” fut primordialement employé de façon critique au XVIII siècle, siècle des Lumières.
Il ne s’agissait pas alors vraiment (ou pas principalement) de dénoncer le caractère dogmatique (positif) d’une
pensée qui procèderait de manière strictement démonstrative à partir de principes a priori sûrs.
Au contraire, il s’agissait de faire résonner le sens “péjoratif” du caractère dogmatique, en tant que la pensée
procèderait injustement à partir de principes a priori non questionnés. Il s’agissait ici du dogmatisme comme
« confiance aveugle » dénoncée par les philosophes des Lumières.

5
De ce point de vue, et dans un cadre légal démocratique, une loi doit sans doute être distinguée d’un dogme,
dans l’exacte mesure où cette loi a pour origine une décision discutée et encore discutable : dans la mesure où cette
loi ne se pose pas comme indiscutable (dogmatique), où toute discussion n’est pas interdite à son sujet. Ainsi par
exemple un rappel des lois, des règles (dans une charte par exemple) n’est pas nécessairement une façon d’imposer
des dogmes.
On peut sans être dogmatique, dans une charte, rappeler les lois concernant la laïcité et
en même temps permettre d’en discuter son bien-fondé.
[voir plus bas sur la liberté d’expression et sur la laïcité]

Ainsi il ne s’agit pas de dire qu'il ne faut manifester aucune méfiance ni aucune confiance, ni bien sûr que toute
confiance est justifiée, mais que toute méfiance devrait être critique afin de ne pas risquer de sombrer dans la
crédulité et la soumission à l'autorité de toutes sortes (sous prétexte d'insoumission à l'autorité en place). Croyant
s'émanciper du joug d'une autorité qui lui pèse, le somnambule croit briser ses chaînes en se précipitant dans la
première cage venue.

***

Notre travail ici tâche justement de s’écarter du dogmatisme et propose alors de s’interroger sur le sens des termes
que l’on emploie sans pour autant proposer des distinctions figées indiscutables – notre effort consisterait à toujours
se demander de quelle manière et de quel droit nous pouvons soutenir telle ou telle thèse.

Nous tâchons donc ici de lancer, outre un travail critique de distinctions, un travail interdisciplinaire et non
dogmatique permettant ainsi d’élaborer un discours commun que nos élèves les plus méfiants ne verrons pas comme
nocif (c’est bien entendu un idéal, une direction). Il s’agit pour cela de donner aux élèves l’exemple d’un travail qui
devrait leur paraître « sain », voire thérapeutique, car reposant sur une attitude critique davantage que sur une
méfiance pathologique (méfiance dont fait preuve en un sens le dogmatisme).

Mais peut-on se contenter de proposer d’adopter une attitude critique et de faire l’économie de proposer en
même temps des valeurs ? Notre travail ne suppose-t-il pas en effet d’admettre des valeurs rationnelles ou
critiques à opposer à des contre-valeurs passionnelles, dogmatiques ou violentes ?

Doit-on alors redéfinir des valeurs universelles alors que l’universel a pu être une valeur destructrice, alors
que l’on a pu tuer au nom de valeurs (religieuses ou non) qui prétendaient être universelles ? Ne faut-il pas
distinguer ce qui peut être posé comme universel (acceptable par tous, de tout temps) et une certaine façon
de concevoir l’absolu (comme un inconditionné indiscutable) ?

6
I – « Théories du complot » versus théories scientifiques
Propositions non exhaustives d’objets d’étude en vue d’un travail interdisciplinaire:

Allemand :
- Tale : Le pouvoir des médias : entre information et manipulation ?
- Tale : Quel est le rôle de l’art dans un régime totalitaire ? La question notamment de la propagande

Enseignements technologiques communs


- Prédiction vs divination : le travail de modélisation et les écarts entre le « comportement du réel » et le
« comportement d’un modèle »
- La représentation du réel en fonction de points de vue, de normes divers : l’image n’est pas la réalité,
l’image oriente le réel selon un point de vue (du concepteur, du spécificateur, du fabricant, du commercial, du
spécialiste de la maintenance, du monteur, de l'installateur, de l'utilisateur, etc.)

Enseignement Morale et Civique – classes de Première


- « Les enjeux moraux et civiques de la société de l'information » : « Spécificité et rôle des différents médias et
éléments de méthode permettant la compréhension critique des informations dont ils sont porteurs »

Français
- 1ères Générales et Technologiques (GT) : « La question de l'Homme dans les genres de l'argumentation du
XVIème à nos jours » (En abordant peut-être par exemple les problématiques suivantes : le rôle de l'éducation, son
rapport à la science.)
- 2nde bac pro : « Construction de l’information : - Les médias disent-ils la vérité ? - Comment s’assurer du
bien-fondé d’une information ? - Peut-on vivre sans s’informer ? »
- 1ère bac pro : « L’homme face aux avancées scientifiques et techniques : enthousiasmes et interrogations :
En quoi les avancées scientifiques et techniques nécessitent-elles une réflexion individuelle et collective ? »
- Tale bac pro. : « Au XXe siècle, l’homme et son rapport au monde à travers la littérature et les autres arts : Les
mythes appartiennent-ils seulement au passé ? » : on pourrait réfléchir à l’élaboration et à l’usage des mythes en
sciences et en politique…
- Toutes séries : « L’éducation aux médias » : « acquérir une distance et une réflexion critique suffisantes pour
que se mette en place une pratique éclairée de ces différents supports »

Histoire des arts :


- Thématique : « Arts, informations, communications ».

Histoire-Géographie
- La propagande
- 2nde GT : « L’essor d’un nouvel esprit scientifique et technique (XVIe-XVIIIe siècle) »
- Terminales générales : « Idéologies et opinions en Europe de la fin du XIXe siècle à nos jours »

Mathématiques
- Qu’y a-t-il d’ « exact » ou de rationnel dans les sciences mathématiques ? Seul le résultat des calculs
compte-t-il ? Qu’est-ce qu’un raisonnement rigoureux ?
- Probabilités vs nécessité

Physique-Chimie ; Sciences de la Vie et de la Terre


- Expérimentation et investigation
- Qu’est-ce qu’une théorie scientifique ?
- L’histoire des sciences

Physique-Chimie
- Les illusions sensorielles. (Faut-il se fier à ce que nous voyons ? – Sciences 1ères Es-L)

7
Recherche documentaire
- La fiabilité des sources

Sciences de la Vie et de la Terre


- 2nde GT : « La Terre dans l’Univers, la vie et l’évolution du vivant. Il s’agit de montrer – dans le cadre des
domaines propres aux sciences de la vie et de la Terre – que la science construit, à partir de méthodes
d’argumentation rigoureuses fondées sur l’observation du monde, une explication cohérente de son état, de
son fonctionnement et de son histoire. »

Sciences Économiques et Sociales


- Réseaux sociaux : entre esprit critique, information, manipulation, emballements et délires

Eléments de réflexion :

N.B. : il ne s’agit pas ici de nier l’existence de toute conspiration (car on peut bien prouver historiquement que, du
meurtre de César aux attentats contre Adolf Hitler, des complots ont bien été fomentés). Il s’agit de s’interroger sur ce
que nous appelons peut-être à tort « théories du complot », en tant que ces « théories » se distingueraient justement
de toute recherche scientifique (au sens large) rationnelle et rigoureuse.

Commençons par nous poser la question suivante : pourquoi faire confiance à certaines images ou à certains
propos ? Il apparaît même que l’on fasse parfois confiance à des images ou des propos qui n’émanent d’aucune
source claire, ou de sources peu fiables. Sommes-nous toujours enclins à vérifier ce que nous voyons ou ce que l’on
nous dit ? Ne fait-on pas confiance dans certains cas par exemple à certaines images (pourtant violentes et à “contre-
courant”) car elles relèvent de la persuasion et parce qu’elles vont dans le sens de nos peurs ou de nos désirs ?

Mais d’abord il semble pour certains de nos élèves, et parfois pour nous, que certaines
images sont incontestables (telle vidéo, telle photo…) Ce faisant nous oublions un peu trop
souvent que l’image n’est pas la chose représentée : une image peut déformer, tronquer,
détourner…
Or c’est dans cet écart entre l’image et ce qu’elle représente, que s’élabore une
interprétation – interprétation qui pourra alors être juste ou non, légitime ou non, vraie ou
fausse, vérace ou mensongère, raisonnable ou délirante.
René Magritte, La trahison des
Or comme l’image n’est pas la réalité qu’elle représente, et notamment par ce qu’elle
images (1929) (Los Angeles County choisit d’en représenter, cette image oriente le regard et voudrait bien souvent imposer une
Museum) interprétation plutôt qu’une autre. Il en va ainsi des images de propagande par exemple.
L’image peut figurer, transfigurer ou défigurer.

Il s’agit de s’interroger ici sur les interprétations « complotistes », ou « conspirationnistes », qui n’accordent leur
confiance qu’à des images, des récits ou des propos qui vont dans le sens d’un certain complot, c’est-à-dire d’un
« dessein secret, concerté entre plusieurs personnes, avec l'intention de nuire. » (TLFi)

Tout d’abord un complot n’est pas simplement un mensonge.


Le menteur ne veut pas dire ce qu’il tient pour vrai ( : même s’il se trompe, le menteur veut faire croire l’inverse de
ce qu’il croit). L’intention consciente du menteur n’est pas nécessairement de nuire ou de faire du mal à quelqu’un
On peut mentir à quelqu’un dans l’intention de ne pas lui dire ce que l’on croit être une vérité
blessante ; on peut aussi mentir à un assassin afin qu’il ne trouve pas sa victime.

Si des complots ou des conspirations peuvent exister et avoir été historiquement fomentées, on se demandera
comment naît une « théorie du complot » et ce qui peut faire à la fois sa force et son illégitimité. En ce sens nous
nous demanderons ce qui fait de la conspiration un « mythe politique » - à ce titre nous reprendrons certaines
analyses essentielles de Raoul Girardet (Mythes et mythologies politiques, Paris, éd. Seuil, 1986)

Le complot tel qu’il apparaît dans les récits conspirationnistes :


- organisation secrète, hiérarchisée et maléfique
- ayant pour objectif principal la domination du monde
- pour lequel tous les moyens sont bons, usant d’espionnage, de délation et de manipulation
- investissant toutes les sphères du pouvoir de façon tentaculaire, du système politique aux mécanismes
économiques, en passant par tous les moyens d’information et de communication (faire savoir = imposer un pouvoir)
- corrompant les mœurs et la jeunesse (les éducateurs doivent devenir les principaux outils de la conspiration) :
rêvant d’un « asservissement total des intelligences et des âmes » (R. Girardet, Mythes et mythologies politiques, Paris, éd. Seuil,
1986, coll. « Points Histoire », p. 39)
- agissant comme une force étrangère ou extérieure à la société qu’elle veut asservir (de l’intérieur)
- représentant donc des intérêts qui sont particuliers (non communs) et opposés à la société.

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Pourquoi interpréter tel ou tel événement comme l’œuvre d’un complot ?
Doit-on envisager que des machinations se cachent derrière la construction de « théories du complot » ? Cette
question reviendrait à demander si une théorie du complot ne relève pas à son tour d’un autre complot cherchant à
nuire à telle communauté (la juive, la jésuite, la franc-maçonne…) ou à l’autorité de telle ou telle institution
précisément en insinuant que telle communauté ou telle institution seraient mensongères, manipulatrices…
Si des luttes d’influence et de pouvoir ne doivent pas être exclues, elles ne permettent pas de comprendre leur
engouement : « aucune entreprise de manipulation ne peut espérer atteindre ses objectifs là où n’existe pas dans les
secteurs de l’opinion qu’elle s’efforce de conquérir, une certaine situation de disponibilité, un certain état préalable de
réceptivité » (R. Girardet, Mythes et mythologies politiques, Paris, éd. Seuil, 1986, coll. « Points Histoire », p. 50)

Cette « situation de disponibilité » peut se comprendre :


- de façon socio-économique et historique, par le contexte : le plus souvent « climat psychologique et social,
d’incertitude de crainte et d’angoisse » : « crises majeures d’une époque que marquent à la fois l’ampleur des
déchirements spirituels, la violence des affrontements politiques et la soudaineté des mutations économiques. » (R.
Girardet, Mythes et mythologies politiques, Paris, éd. Seuil, 1986, coll. « Points Histoire », p. 53)2 (Voir plus haut sur la question de la « crise »)
- de façon épistémologique, par l’acceptation de la forme même de la « théorie du complot » : écart entre les faits,
accidentels, contingents et leur interprétation conspirationniste ; et refus de s’exposer à toute réfutation ou
accumulation de confirmations.

D’abord, le conspirationniste, comme le négationniste, semble parfois confondre l’existence du fait avec
l’interprétation de ses causes - ce qui mène à nier la réalité de certains faits et à supposer que les faits eux-mêmes
se sont produits autrement.
Ainsi comme l’explique Alain Cambier dans son article « la collusion des négationnistes » (Les nouvelles d’Archimède - Revue
culturelle de l’Université de Lille, Sciences et Technologies, n°70, oct.-nov.-déc. 2015, p. 14-15) :
« Le propre même d’un fait historique est qu’il aurait pu ne pas se produire ou se produire autrement. Cette contingence des
faits est amplifiée dans le devenir historique, par l’impact de la liberté humaine. […]. Mais si les interprétations d’un événement
peut varier, cette diversité ne peut remettre en cause l’existence même du fait des éléments circonstanciels qui l’accompagnent.
Comme l’a souligné Hannah Arendt (« Vérité et politique » in La Crise de la culture (cf. L’ humaine Condition, ed. Quarto-Gallimard, 2012, pp. 788-820) et
Du Mensonge à la violence, chap. 1.), si la vérité de fait est fragile en raison de sa contingence, elle est néanmoins indélébile : elle
renvoie au caractère irréversible de la pure factualité. « What’s done is done » fait dire Shakespeare à Lady Macbeth : l’obsession
de la l’obsession de la tache de sang sur sa main témoigne du désespoir ressenti devant l’irréparable des crimes commis.
L’irréversibilité qui fait la singularité des événements humains scelle en même temps leur caractère irrévocable. Tout ce qui a été
fait peut être refait autrement, mais le fait d’avoir commis un acte ne peut lui-même être défait. Si l’histoire peut être définie
comme « une connaissance par traces » (Définition proposée par François Simiand), ces traces laissées par nos prédécesseurs sont en elles-
mêmes irrécusables et tous les efforts que pourrait faire le négationniste pour les effacer sont encore des actes voues a laisser eux-
mêmes des traces que l’historien aura a « retracer ». A ceux qui s’interrogeaient sur les responsabilités respectives quant au
déclenchement de la Première Guerre mondiale, Clemenceau répondait : “Je n’en sais rien, mais tout ce dont je suis sûr, c’est
qu’ils (les historiens futurs) ne diront jamais que le 4 aout 1914 la Belgique a envahi l’Allemagne”. »

La « théorie du complot » dénonce un mensonge organisé (un complot). Et ce faisant, à son tour cette théorie n’est-
elle pas mensongère ou au moins erronée ? Le fait de dénoncer un mensonge ne doit pas masquer le fait que
cette dénonciation peut être elle-même mensongère ou au moins erronée.

Les « théories du complot » accumulent des faits qui se présentent comme des « signes louches », des « choses
bizarres », des « faits troublants » qui doivent amener à remettre en question la réalité la plus solide, ou la thèse la
mieux admise : il s’agit de créer une fiction qui montre que la réalité n’est pas celle à laquelle la majorité croit : il s’agit
de se donner l’impression d’avoir un esprit critique, affranchi et libre.
Ainsi par exemple l’oubli d’une carte d’identité par un malfaiteur devient un signe « anormal »
devant indiquer une autre réalité que celle admise communément : ce ne pourrait être une
maladresse du malfaiteur ni même une intention de signer son crime par exemple, ce serait le signe
qu’il s’agit bien là d’un complot pour accuser un autre criminel que le véritable qui se cache.

Qu’est-ce donc qu’un « signe », envisagé selon cette perspective ?


Les signes évoquent d’une certaine façon autre chose qu’eux-mêmes : le signe linguistique (le mot) fait signe vers
autre chose que les lettres ou les syllabes qui le constituent, vers le ou les sens du mot, ce à quoi il fait référence...
Mais dans le cas d’une « théorie du complot », le « signe » ne doit-il pas être considéré comme un élément qui
évoque autre chose que lui-même et sépare artificiellement le signe de ce qu’il désigne ?
L’interprétation de la réalité en termes de signes empêcherait d’expliquer les événements par des relations
claires de cause à effet : l’événement serait interprété alors par la recherche d’une cause séparée de lui, hors de lui,
comme s’il n’était pas nécessaire de rendre compte de sa liaison avec sa cause.
De la même manière deux faits visibles, attestés, mais disjoints peuvent ici être associés sans justification probante
dans une même relation de cause à effet, comme les deux effets d’une même cause (cause pourtant non observée).

2
Un travail interdisciplinaire ici histoire-SES- philosophie pourrait permettre d’amener les élèves à comprendre comment et
pourquoi peut s’exercer la violence sur un « bouc émissaire », en reprenant les « stéréotypes de la persécution » développés par
René Girard – pour qui la violence est détournée sur une victime sacrificielle et permet ainsi de ressouder la communauté mise en
danger.
9
→ Par exemple : la découverte d’une carte d’identité dans la voiture de criminels peut être
interprétée comme étant le signe d’un complot dont on n’aurait pas à expliquer en détail les
relations de cause à effet jusqu’à l’événement de la perte de la carte d’identité. La cause reste
imaginée.
De la même manière, le tremblement de terre de Lisbonne en 1756 peut être interprété comme le
signe de la volonté divine, l’effet d’une sanction, dont la cause résiderait de façon tout à fait
disproportionnée dans les actes blasphématoires de tel ou tel : le tremblement de terre et les
blasphèmes sont associés et réunis dans une même chaîne causale, comme étant les deux effets d’une
même cause (cause qui n’est pourtant jamais observée : qui aurait bien pu observer la volonté
divine ?).

Se joue ainsi une disproportion incommensurable entre la cause supposée ou imaginée et les effets pensés
comme signes de cette cause.

→ Par exemple : Voltaire, Candide ou l’Optimisme (1759), chapitre sixième « comment on fit un bel auto-da-fé pour empêcher
les tremblements de terre, et comment candide fut fessé »
« Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de Lisbonne, les sages du pays n'avaient pas trouvé
un moyen plus efficace pour prévenir une ruine totale que de donner au peuple un bel auto-da-fé ; il était décidé par
l'université de Coïmbre que le spectacle de quelques personnes brûlées à petit feu, en grande cérémonie, est un secret
infaillible pour empêcher la terre de trembler.
On avait en conséquence saisi un Biscayen convaincu d'avoir épousé sa commère, et deux Portugais qui en mangeant
un poulet en avaient arraché le lard : on vint lier après le dîner le docteur Pangloss et son disciple Candide, l'un pour
avoir parlé, et l'autre pour avoir écouté avec un air d'approbation. »

Le signe est ainsi non seulement interprété dans une direction hors de lui, mais aussi comme l’indicateur de ce qui
doit être fait à l’avenir pour prévenir un nouvel effet indésirable. Outre une interprétation fictive de la réalité, une
méfiance irrationnelle, le signe imposerait une norme, une règle d’action…

Or Voltaire conclut son chapitre : « Candide fut fessé en cadence, pendant qu'on chantait ; le Biscayen et les deux hommes qui
n'avaient point voulu manger de lard furent brûlés, et Pangloss fut pendu, quoique ce ne soit pas la coutume. Le même jour la
terre trembla de nouveau avec un fracas épouvantable. » Pour autant, on peut supposer que l’inquisiteur ne remettra pas en
question sa théorie : il cherchera de nouveaux fautifs…

En outre, si le complot relève du « secret » ou du mystère, il s’agit non seulement de débusquer les signes, mais il
faut aussi savoir les décrypter. Et ce décryptage suppose en ce sens d’être initié : si je suis capable de décrypter les
signes, je me crois moi-même membre d’une élite d’initiés...
Or ce décryptage relève justement d’une autre démarche que la démarche scientifique.

Pour le partisan de la « théorie du complot », rien ne serait accidentel ni contingent ni l’effet du hasard, l’effet de
rencontres fortuites : tout a été prévu selon des desseins, des buts qu’il s’agirait d’interpréter, de déchiffrer… Donc au
lieu de rechercher des causes des effets accidentels, il s’agirait de rechercher des intentions.
Le conspirationniste renoncerait à tout ce qui pourrait apparaître comme contingent ou accidentel. L’interprétation
serait alors délirante car tout ce qui est insignifiant doit néanmoins faire signe.
En outre le conspirationniste confondrait aussi cause et intention (ou motif) : il considèrerait qu’attribuer une
intention, un dessein ou une finalité à un événement permet seul de lui donner un caractère sensé et nécessaire. Or,
un événement peut être l’effet d’un enchaînement de causes nécessaires sans pour autant être orienté selon un
certain but. Se joue ici une façon de penser les causes des événements en termes de motifs personnels
(anthropomorphiques).

Freud explique ainsi que le « paranoïaque », pour trouver ces intentions cachées, recherche dans sa propre vie
mentale, dans ses intentions, ses désirs ou ses peurs : il projette dans la réalité et chez autrui ce qu’il observe sa
propre vie psychique. (cf. S. Freud , Psychopathologie de la vie quotidienne, 1901, trad. Jankélévitch, 1967, pp. 292-294) (voir aussi R.
Girardet, Mythes et mythologies politiques, Paris, éd. Seuil, 1986, coll. « Points Histoire », p. 56-57)
L’interprétation est ici en outre délirante parce que centrée uniquement sur la vie mentale de celui qui interprète,
ses propres désirs ou ses peurs.

Ainsi, dans cette mesure, une théorie du complot relève d’un fonctionnement proche de celui de la superstition.
[voir plus bas : Spinoza : « Ayant forgé ainsi d'innombrables fictions, ils interprètent la nature en termes extravagants, comme si
elle délirait avec eux. » (Préface du Traité théologico-politique, 1670) ]

Ainsi le conspirationniste remonte indûment de l’effet à ce qu’il imagine en être la cause : par exemple, à partir de
sa réponse à la question « à qui profite le crime ? » (qui pose la question des conséquences du crime), il remonte à
la question de la cause et de la responsabilité du crime. Si le crime profite à untel, c’est que c’est bien lui l’auteur du
crime. Or les conséquences d’un crime peuvent être secondaires, collatérales et imprévues.
Il faudrait distinguer les causes ou les motivations objectives d’un crime d’une part, et, d’autre part, la question de
savoir ensuite à qui ce crime profite. Les deux peuvent être corrélés sans qu’il y ait entre eux de relation directe de
cause à effet.
Il se peut même très bien que le crime ne profite pas du tout à son auteur, quand bien même il aurait bien eu
l’intention de le commettre.
Par exemple le crime peut être passionnel et nuire clairement à son auteur, qui va en prison et
se retrouve abandonné... Le crime peut même profiter à ceux à qui il voulait nuire en en faisant
par exemple des martyrs.
10
Ainsi comme l’explique Alain Cambier dans son article « la collusion des négationnistes » (Les nouvelles d’Archimède - Revue
culturelle de l’Université de Lille, Sciences et Technologies, n°70, oct.-nov.-déc. 2015, p. 14-15), le négationniste « persiste[r] à
croire ce qu’il croit déjà » :
« Le négationniste, comme le théoricien du complot, se veut très logique dans les mécanismes de son argumentation
paranoïaque, mais le problème est qu’il pose la conclusion et reconstruit les prémisses ensuite pour la justifier.
Maladivement jaloux, Othello part de sa conviction que Desdémone le trompe et recherche ensuite tous les signes qui vont
transformer cette croyance en conclusion logique […]. »

Alain Robbe-Grillet construira son roman, La Jalousie (1957), sur le même procédé : le narrateur relate tous les signes qui
confirment son obsession : l’infidélité de A.

Quelle doit être alors la démarche proprement scientifique ? En quoi une « théorie du complot » ne peut
pas être scientifique ?

Il semble qu’une théorie ne puisse être considérée comme scientifique dès lors qu'elle prétend pouvoir
rendre compte de tous les phénomènes, tout expliquer, sans jamais pouvoir risquer d’être contredite par
l’expérience.

Or une « théorie du complot » est une théorie qui fuit les réfutations, et qui accumule les confirmations le plus
souvent pour vérifier à tous les coups un même ensemble cohérent de désirs, de peurs, de passions…
(par exemple : désir d'être reconnu soi-même comme opprimé, désir de savoir un secret d'Etat,
peur de l'autre, de l'étranger, peur d'être tenu pour responsable ou qu'un proche ou qeulqu’un que
l'on estime proche soit tenu pour responsable…)

Ainsi une « théorie du complot » se fonde davantage sur une méfiance irrationnelle qu'une véritable attitude
critique, rationnelle.
Et de ce point de vue, une « théorie du complot » pourrait tout à fait être parfaitement cohérente.

Pour Karl Popper notamment, les théories scientifiques, par opposition aux spéculations non-scientifiques, sont
testables et réfutables, ou encore falsifiables… N'est scientifique qu'une théorie qui accepte d'être testée, c’est-à-
dire qui s'expose à la possibilité d'être réfutée (par l'expérience)
Or une « théorie du complot » ne veut pas connaître véritablement le monde réel : elle ne veut pas affronter
la solidité risquée de l'expérience réelle à laquelle elle ne pourra pas résister.

En effet aucune observation ne permet de confirmer définitivement une théorie scientifique : on ne peut connaître
toute l'expérience et des faits peuvent toujours nous échapper ; les faits ne sont pas tous nécessairement prévisibles.
Ainsi aucune accumulation de faits observés (si grande soit-elle) ne pourra donc confirmer définitivement une théorie.
En revanche, un fait (comme un contre-exemple) peut toujours réfuter une théorie : nous permet d'affirmer qu'une
théorie est fausse. (Ainsi « l’exception » ne devrait jamais « confirmer la règle »)

« 1) Si ce sont des affirmations que l'on recherche, il n'est pas difficile de trouver, pour la
grande majorité des théories, des confirmations ou des vérifications.
2) Il convient de ne tenir réellement compte de ces confirmations que si elles sont le résultat de
prédictions qui assument un certain risque ; autrement dit, si, en l'absence de la théorie en question,
nous n'avions dû escompter un événement qui n'aurait pas été compatible avec celle-ci - un événement
qui l'eût réfutée.
3) Toute « bonne » théorie scientifique consiste à proscrire : à interdire à certains faits de se
produire. Sa valeur est proportionnelle à l'envergure de l'interdiction.
4) Une théorie qui n'est réfutable par aucun événement qui se puisse concevoir est dépourvue de
caractère scientifique. Pour les théories, l'irréfutable n'est pas (comme on l'imagine souvent) vertu
mais défaut.
5) Toute mise à l'épreuve véritable d'une théorie par des tests constitue une tentative pour en
démontrer la fausseté (to falsify) ou pour la réfuter. Pouvoir être testée c'est pouvoir être réfutée ; mais
cette propriété comporte des degrés : certaines théories se prêtent plus aux tests, s'exposent
davantage à la réfutation que les autres, elles prennent, en quelque sorte, de plus grands risques.
6) On ne devrait prendre en considération les preuves qui apportent confirmation que dans les cas où
elles procèdent de tests authentiques subis par la théorie en question ; on peut donc définir celles-ci
comme des tentatives sérieuses, quoique infructueuses, pour invalider telle théorie (...).
7) Certaines théories, qui se prêtent véritablement à être testées, continuent, après qu'elles se sont
révélées fausses, d'être soutenues par leurs partisans - ceux-ci leur adjoignent une quelconque
hypothèse auxiliaire, à caractère ad hoc, ou bien en donnent une nouvelle interprétation ad hoc
permettant de soustraire la théorie à la réfutation. Une telle démarche demeure toujours possible, mais
cette opération de sauvetage a pour contrepartie de ruiner ou, dans le meilleur des cas, d'oblitérer
partiellement la scientificité de la théorie (...). »
K. Popper, Conjectures et réfutations : la croissance du savoir scientifique (1963).

11
Ainsi une théorie scientifique acceptable serait celle qui, tout en s’exposant au plus fort risque de réfutation, y
résisterait tout de même. Cependant on ne pourrait pas dire d’une telle théorie qu’elle est vérifiée définitivement : on
peut seulement dire qu’elle n’est pour l’instant pas réfutée. Ainsi il est raisonnable d’y croire.
Il y aurait en ce sens une croyance ou une confiance raisonnable, car vigilante et suivant des procédures
rationnelles : la croyance se définissant ainsi comme adhésion [belief en anglais]. La croyance ne serait ici ni
superstition, ni même foi [faith en anglais] – il ne s’agit bien sûr pas de dire que la foi est par définition déraisonnable
[voir plus bas].
[De ce point de vue on peut même se demander si l’athéisme n’est pas aussi peu scientifique que n’importe quelle
autre foi religieuse, car enfin l’athée croit en l’inexistence de Dieu et on peut supposer qu’il aurait sans doute bien du
mal à la prouver par une expérimentation réfutable. Et, sur le terrain métaphysique, on pourrait se demander dans
quelle mesure un raisonnement prouvant l’existence de Dieu ne vaudrait pas celui prouvant au contraire son
inexistence : voilà en tout cas pour Kant ce qui ferait de ce terrain métaphysique « le champ de bataille où se livrent [des]
combats sans fin », où, autrement dit, aucune réfutation par l’expérience n’est possible ; voir Critique de la raison pure, premiers
mots de la Préface de la 1ère édition (1781) ]

On pourra consulter avec profit (et non sans regard critique) le site de l’association Cortecs (Collectif de recherche
transdisciplinaire esprit critique et sciences), « collectif d’enseignement et de recherche en esprit critique et sciences, […] né en
2010 à l’Université de Grenoble » : http://cortecs.org/ Le site propose des articles de réflexion, mais aussi des ateliers
pédagogiques et des expériences…

En ce sens toute théorie du complot refuse de s’exposer au dialogue et préfère la polémique : elle ne veut pas avoir
tort, et veut donc moins la vérité que la victoire de sa théorie.
Dans la polémique il s'agit de l'emporter sur son adversaire à tout prix : il n'est pas utile d'écouter les arguments
de son adversaire sauf pour le vaincre… Le débat polémique consiste dans l'art de trouver la victoire au cours d'une
discussion et donc de réussir à réduire la position adverse au silence, ce par tous les moyens efficaces
indépendamment de toute quête de vérité… La polémique suppose qu'on ne veuille pas sortir de ses propres arguties
en vue seulement d'« avoir le dernier mot, sans chercher à savoir ce qui est au fond de la discussion »… (le critère
n'est pus une vérité impartiale et universelle, mais devient le goût du public, son opinion qui lui fait pencher vers ce
qui lui paraît le plus bénéfique)

Le dialogue [du grec dialogos (de dia- : à travers ; et logos : parole, langage, raison)] suppose d'écouter l'autre et de
comprendre sa position en se soumettant à une règle commune : la raison et la vérité. Il s'agit d'examiner
rationnellement la position de l'autre en vue d'atteindre ensemble la vérité : ce faisant on doit pouvoir être amené à
accepter les arguments de l'autre… Socrate explique ainsi : « je suis qqn qui est content d'être réfuté, quand ce que je
dis est faux… ». Le seul vainqueur doit être la vérité (norme commune et universelle) : celui qui, à l'issue de la
discussion, se débarrasse de ses opinions fausses, y gagne donc plus que celui qui avait raison dès le début de la
discussion. « il y a plus grand avantage à être réfuté »

Pour autant cette distinction ne signifie pas que le dialogue soit exempt de conflits et cherche seulement un
consensus fait de concessions.
Pour que le dialogue existe réellement, il s’agit de savoir ce que l’on a à défendre, avoir l’orgueil d’une position
ferme et établie (construite et solide), mais aussi l’humilité de considérer que cette position n’est pas ultime et doit
modestement prendre le risque de s’exposer à la critique de l’autre. Or en s’exposant, il doit y avoir confrontation : si
l’un des participants cédait sans débattre, on peut supposer que rien n’aurait été échangé.

12
II – A propos de la liberté d'expression
Propositions non exhaustives d’objets d’étude en vue d’un travail interdisciplinaire:

Anglais :
- Tale : Le débat d’idées, l’engagement et la résistance, la transgression, la dérision, l’humour

Arts Appliqués
- Représenter, exprimer, interpréter
- La dimension symbolique
- Une œuvre d’art doit-elle obéir à des contraintes (des obligations ?) qui peuvent être légales, sociales,
morales…? Toute transgression est-elle légitime ?
- Contextualisation des œuvres d’art : le sens d’une œuvre dépend-il du contexte de sa création ? Faut-il
connaître le contexte et les intentions de l’auteur pour donner une interprétation légitime de l’œuvre ?

Enseignement moral et Civique


- classes de Seconde : « La personne et l'État de droit » : « L'État de droit et les libertés individuelles et collectives » ;
« Le fonctionnement de la justice » ; « Les droits et les obligations des lycéens et de la communauté éducative » ; « La question de
la responsabilité individuelle. »
- classes de Seconde : « Égalité et discrimination » : « Les textes juridiques fondamentaux de lutte contre les
discriminations » ; « Les inégalités et les discriminations de la vie quotidienne, leur gravité respective au regard des droits des
personnes. »
- classes de Première : « Les enjeux moraux et civiques de la société de l'information » : « Spécificité et rôle des
différents médias et éléments de méthode permettant la compréhension critique des informations dont ils sont porteurs et des
réactions qu'ils suscitent (commentaires interactifs, blogs, tweets...). » ; « questions éthiques majeures posées par l'usage
individuel et collectif du numérique. Quelques principes juridiques encadrant cet usage. »
- classes de Première : « Exercer sa citoyenneté dans la République française et l'Union européenne »
- classes de Terminale : « Pluralisme des croyances et laïcité » : « La notion de laïcité, ses différentes significations,
ses dimensions historique, politique, philosophique et juridique. Les textes actuellement en vigueur. » ; « La diversité des
croyances et pratiques religieuses dans la société française contemporaine : dimensions juridiques et enjeux sociaux. »

Français
- 2nde GT : le scandale du réalisme et du naturalisme
- 2nde GT : la comédie (Comment interpréter le comique ? La comédie doit-elle corriger les mœurs, et même
le peut-elle ?
- 1ères GT : les dimensions religieuse et civique du théâtre / le rapport au sacré
- 1ères GT : « La question de l'Homme dans les genres de l'argumentation du XVIème à nos jours » (En
abordant peut-être par exemple la question de la liberté.)
- 1ère bac pro : « Les philosophes des Lumières et le combat contre l’injustice : - Une action juste l’est-elle
pour tout le monde ? »

Histoire des arts :


- Thématique « Arts et sacré »..

Histoire
- 2nde GT : « Thème 5 - Révolutions, libertés, nations, à l’aube de l’époque contemporaine »
- La République (et les évolutions de la société française)
- Le totalitarisme
- 1ère bac pro : « La République et le fait religieux depuis 1880 »
- Tale Bac pro : « Les Lumières, la Révolution française et l’Europe : les droits de l’Homme »

Sciences Economiques et Sociales


- Le rôle de la « puissance publique »
- Fonctionnement de la socialisation. Comment le contrôle social s’exerce-t-il ? (SES – 1ère)
- « Ordre politique et légitimation ». Pourquoi un ordre politique ? Quelles sont les formes institutionnelles
de l'ordre politique ? Comment analyser la diversité des cultures politiques et des formes de citoyenneté ?
(SES – 1ère)
- Comment l'État-providence contribue-t-il à la cohésion sociale ? Comment un phénomène social devient-il
un problème public ? (SES – 1ère)
13
Eléments de réflexion :

Pour faire le lien avec ce qui précède (en guise de transition)


La liberté d'expression devrait justement être ce qui permet le dialogue, puisque permettant à chacun de
s'exprimer sans le réduire au silence, c’est-à-dire sans l’insulter.
Ainsi ne faudrait-il pas interdire ce qui entrave la liberté d'expression : donner des limites à la liberté d'expression,
limites qui la rendent possible ? (Si insulter réduit l'autre au silence, je l'empêche de s'exprimer en l'infâmant, en le
niant en tant que personne digne de me répondre) Peut-on pour autant interdire juridiquement la polémique sans
réduire lourdement la liberté d’expression ?
La liberté d'expression ne doit-elle donc pas permettre le dialogue aussi entre des convictions qui relèvent de la
croyance ? Ce faisant elle doit supposer un certain respect de ces croyances entre elles, leur accordant par principe
un droit à détenir la vérité.
Cependant une religion peut-elle être considérée comme « plus vraie » qu'une autre ? Les croyances religieuses
recherchent-elles seulement la vérité ? Et plus profondément est-il seulement possible ou légitime de n'admettre
qu'une seule interprétation d'une même religion ou d'un même texte sacré ?
Une communauté politique peut-elle se passer des croyances religieuses de ses membres, peut-elle fonctionner
en posant un voile d'ignorance sur ces croyances ?
Ou bien la liberté d'expression doit-elle s'inscrire dans un cadre laïc où ces croyances religieuses doivent relever
de la sphère privée pour ne permettre que les échanges d'idées ?

Quelques distinctions préliminaires s’imposent sans doute avant même d’évoquer l’opposition habituelle entre
liberté d’expression et liberté de pensée ou d’opinion, à distinguer encore peut-être sans doute de la liberté de culte.

1) Le problème du blasphème : le sacré et le profane

1 – a) Questionnement préalable sur le problème de la représentation


du divin : L’image, icône ou idole ? 3

- Accepter les images du dieu comme des icônes suppose que l’icône n’est qu’une
représentation qui oriente le regard du fidèle vers autre chose que l’image elle-même. L’icône
suppose qu’on peut mettre en image quelque chose qui, malgré l’écart avec ce qui représenté,
indique tout de même à notre vue ce qui n’est pas devant nos yeux. L’icône se reconnaît
comme une médiation.
Psautier Khloudov :
Iconoclaste détruisant une - Refuser que l’on puisse figurer le divin consiste à penser que l’image du dieu sera
image du Christ, f. 67v. (détail),
nécessairement trompeuse : au lieu d’orienter le regard dans la bonne direction, elle l’en
e
seconde moitié du IX siècle.
détournera. L’image sera d’une manière ou d’une autre idolâtrée, c’est-à-dire que l’image fera
l’objet d’un culte hérétique puisqu’elle prétend représenter quelque chose du divin (qui est
infigurable). L’image du divin serait alors en elle-même blasphématoire, quelle que pourraient être le contexte et
l’intention.

→ Alors pourquoi le fait de proférer le mot « Dieu » ne constituerait pas en soi un blasphème ? Ce serait comme si
seul le langage (écrit ou parlé) était reconnu comme moyen de communication, alors que l’image serait toujours dans
l’immédiateté, l’émotion.
Mais dès lors l’écrivain voudrait toujours dire quelque chose, tandis que le peintre se contenterait toujours
de faire, sans jamais rien vouloir dire. (voir R. Debray, Vie et mort de l’image, chapitre II, « La transmission symbolique », Paris,
Gallimard, 1992)

Enfin, le rejet de l’idolâtrie ne consiste-t-il pas plus précisément dans le refus que le divin puisse se manifester dans
une réalité sensible et accessible, non transcendante ? L’idolâtre serait en revanche celui qui se dévoue
religieusement à ce qui n’a pas d’au-delà, celui qui prend les signes au pied de la lettre. L’idolâtre est-il alors celui qui
rabat donc le sacré sur le profane, autrement dit celui qui profane le sacré ?

3
Laurence Hansen-Løve, Les images peuvent-elles mentir ?, 2007 (« L’idolâtrie ») : «Le culte des icônes (mot dérivé de eîkon, image, portrait) est
admissible dans l’exacte mesure où la vénération de l’objet ne s’adresse pas à l’être lui-même mais seulement à ce qu’il désigne et représente : le
sacré n’est pas incarné par l’icône mais seulement suggéré et symbolisé. Au contraire l’idole (mot dérivé de eîdolon) reçoit des marques de respect
et de soumission (sacrifices, dons, libations, etc.) comme si elle était la divinité même. […] Il y aurait donc une duplicité symbolique de l’image
qui, tantôt suggère, comme l’icône, tantôt envoûte, comme l’idole »
URL : http://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/file/les_images_peuvent-elles_mentir.pdf
Voir aussi : Caviness Madeline H., « Iconoclasme et iconophobie : quatre études de cas historiques », Diogène 3/ 2002 (n°199), p. 119-134
URL : www.cairn.info/revue-diogene-2002-3-page-119.htm.
14
1 – b) Essayons de nous entendre…
Entendons-nous, le Blasphème se définit d’abord comme « parole, discours outrageant à l'égard de la divinité, de
la religion, de tout ce qui est considéré comme sacré. » (TLFi)
Le blasphème, comme l’insulte et l’injure, relève donc plutôt du discours que des actes (une profanation, telle que
détruire des objets de culte dans un lieu sacré, n’est pas à proprement parler un blasphème.)
En outre si un blasphème ne porte que sur ce qui est sacré, sur la religion et non sur les religieux ou les membres
d’une communauté religieuse.
Ainsi, dire « Dieu n’existe pas » ou dire comme Voltaire « le christianisme est la plus
ridicule, la plus absurde et la plus sanglante des religions » peuvent être considérés comme des
blasphèmes ; mais dire « ce catholique est un imbécile » ou « tous les évêques sont des
fainéants » ne sont pas des blasphèmes mais peuvent être des insultes, dire enfin « tel prêtre ou
les prêtres vole(nt) les deniers du culte » relève de la diffamation davantage que du blasphème.
=> Par conséquent le blasphème pose la question de la façon dont on doit définir le sacré

Le sacré se définit comme ce « qui appartient à un domaine séparé, inviolable, privilégié par son contact avec la
divinité et inspirant crainte et respect. »
Le terme Provient du latin sacer, sacrum « sacré (s'opposant à profanum) » « Sacer désigne celui ou ce qui ne
peut être touché sans être souillé, ou sans souiller ». (TLFi)
Ainsi le sacré serait à la fois intouchable et intangible, et pour cette raison objet d’un respect sans condition.
Mais en outre, le sacré reposerait sur un terrain séparé, aux frontières délimitées et étanches. Dans cette mesure
ces limites sont conjointement celles du profane : il y aurait une enceinte sacrée avec, hors ses murs, le profane.

En effet le profane vient du latin profanus, de pro, en avant, et fanum, temple : « quod pro fano est », ce qui est
devant le temple, en dehors, livré au public. (cf. Littré)

Dès lors si le sacré appartient à ordre de choses inviolable, on peut se demander si tout blasphème n’est justement
pas une violation voire une violence.
Pour autant, le profane peut-il toucher le sacré par ses blasphèmes ? Le sacré appartenant à un ordre « séparé »
ou « réservé », le profane n’aurait ainsi de toute façon pas la possibilité de blasphémer quand bien même il le
voudrait : en effet le profane entretient une relation d’extériorité avec le sacré : hors du temple, le profane peut
bien faire ce qu’il veut.
Ainsi un blasphème n’est peut-être pas toujours une profanation : une profanation serait une dégradation du sacré,
souillé en profane, une incursion du profane par effraction dans le temple.
→ Le profane qui, hors de la Synagogue, ne met pas de kippa, et qui hors de la Mosquée, n’ôte
pas ses chaussures, ne commet rien de bien répréhensible.
Par ailleurs, la plupart des chrétiens orthodoxes peuvent bien effectuer des gestes de dévotion
envers des icônes représentant des personnages saints ; mais certains musulmans verront un
blasphème idolâtre dans le fait même de représenter le prophète Mahomet.
On peut bien sûr, à partir de là, songer aux motivations idéologiques des guerres de religion,
des chasses aux hérétiques, aux apostats et aux sorcières : ces motivations reposent sans doute
sur le refus de considérer que le sacré puisse être en plusieurs temples. [voir plus bas]

Il faudrait considérer deux problèmes étroitement liés :


- Une prétention (dogmatique ?) du sacré à être pris en un seul sens (délimitant de façon univoque et
absolue ce qui est sacré et ce qui est profane)
- Une prétention du sacré à étendre ses limites au-delà de ce que souhaiterait le profane, limitant ainsi la
liberté du profane, et limitant par le même coup la liberté de poser le sacré ailleurs.

En outre on peut se demander si le sacré est nécessairement dogmatique : le sacré prononce-t-il ce qui est
intouchable et indiscutable ? Ou bien le sacré, au contraire, propose-t-il un domaine inviolable de sens, mais dont le
sens peut être discuté, reste inépuisable, et dans cette mesure n’est sacré que parce que le croyant doit y revenir
sans cesse comme à une référence absolue ?
- le sacré comme indiscutable : la Bible serait un texte sacré dans la mesure où elle énonce
finalement des dogmes (Jésus Christ serait, pour des chrétiens, indiscutablement le Messie). La
Déclaration des droits de l’homme pourrait bien être comprise parfois comme un texte sacré
proposant des valeurs qu’il ne s’agit pas de remettre en question ni même de discuter.
- le sacré comme inépuisable : ce Livre est sacré dans la mesure où les récits et les paraboles
qu’il propose sont sujettes à d’inépuisables discussions : texte sacré dans la mesure où le
croyant doit sans cesse y revenir. La Déclaration des droits de l’homme est peut-être sacré dans
la mesure où chaque citoyen peut discuter du bien fondé de ses articles, mais doit y revenir pour
y interpréter la légalité et la légitimité de ses droits et devoirs.

Enfin il faut sans doute considérer que la frontière entre sacré et profane est bien souvent poreuse : les
considérations religieuses sur le sacré ne sont historiquement pas toujours exemptes de considérations
profanes géopolitiques, et inversement…
« Le sacré et le profane ne sont pas deux domaines entièrement séparés, que derrière les questions politiques, sociales,
économiques, etc., se trouvent aussi des questions religieuses. Dans les deux sens, les causes religieuses et profanes
s’enchevêtrent. Non seulement le sacré a influencé le profane, mais l’inverse est tout aussi vrai : les questions dites
religieuses, et notamment les conflits dits religieux, ont (en même temps) un ensemble de causes profanes qui permettent de
relativiser l’importance du facteur religieux. Il s’agit alors pour le professeur de déconstruire la surinterprétation religieuse de tel
ou tel événement ou situation pour faire apparaître ces causes.

15
Par exemple, le conflit israélo-palestinien, qui fait souvent l’objet d’une confusion dans l’esprit des élèves qui le considèrent
comme un conflit qui serait typiquement religieux, gagne à être expliqué à partir de causes profanes, géopolitiques, historiques,
géographiques comme la question de la « guerre de l’eau » dans un Proche-Orient aride où cette ressource est particulièrement
pauvre. Porter cela à la connaissance des élèves peut permettre d’éviter les « raccourcis » et les simplifications courantes : cela
montre que bien souvent la signification religieuse est surestimée, parce que cette cause religieuse est seconde et que la religion se
trouve le plus souvent instrumentalisée par des intérêts politiques ou stratégiques. »
(Abdennour Bidar, Pour une pédagogie de la laïcité à l’école http://archives.hci.gouv.fr/IMG/pdf/Pedagogie_de_la_laicite-web.pdf , p. 91)

1 – c) Le voile : une frontière entre le sacré et le profane ?

Il faut d’abord indiquer que le voile ne concerne pas uniquement (ni peut-être d’abord) celui prescrit aux femmes
apparemment par le Coran – dont il reste à savoir s’il s’agit d’une obligation matérielle (un vêtement couvrant) ou
d’une prescription morale (un voile symbolique applicable de différentes façons).

Au verset 53 de la sourate 33 du Coran, le voile (hijâb en arabe) concerne d’abord la cellule constituée par le
Prophète et ses proches – « cellule prophétique doit être séparée du commun des croyants par une tenture ».

Le deuxième sens du hijâb en fait un rideau particulier, celui derrière lequel s’abrite la toute puissance d’un être,
une présence surhumaine. « Le mot hijâb désigne les activités destinées à veiller sur la Ka’ba. La racine arabe H-J-B
peut, en effet, être associée aux rites pratiqués autour de la Ka’ba, pour lui témoigner respect et protection. La Ka’ba
est voilée au regard par un drap noir qui la recouvre et qui la préserve des profanations. Là aussi le voile remplit une
fonction paradoxale : il cache le temple, mais en même temps il le rend apparent et manifeste sa présence. » (Cf.
Souâd Ayada, « Les divisions de l'islam. Sur les questions du voile, du jihad et de l'image », conférence donnée lors de la Formation du
03/02/2015 sur « Les ressources philosophiques et spirituelles de l'islam ». Voir aussi « Voile et dévoilement : la représentation en islam », La
psychanalyse dans le monde arabe et islamique, Beyrouth, Presses de l’université de Saint-Joseph, 2005, p. 97-112. )

Le voile semble donc opérer essentiellement une frontière : une frontière qui impose de penser la relation entre
espace public et espace privé, entre les genres, entre les sexes, mais aussi entre le profane et le sacré, entre le fidèle
et le divin – frontière qui instaure un refus de la confusion et de l’intrusion. Or la régulation mise en œuvre par cette
frontière n’est peut-être pas obligatoirement figée par le texte, sans aucune marge d’interprétation morale (Le voile n’a
alors peut-être pas à prendre une forme particulière fixée définitivement par un code)… L’essentiel ne serait pas de
savoir ce qui doit être voilé, mais comment dévoiler sans porter atteinte à l’intégrité, en préservant les différences...

« Comment comprendre que le hijâb en soit venu à désigner ce que nous connaissons aujourd’hui, une prescription imposée
au titre d’impératif juridique, l’affirmation militante d’une différence fermée sur elle-même, voire une arme de combat contre
le mode occidental de gestion des mœurs ? A partir du XIIIe – XIVe siècle, notamment sous l’autorité du juriste Ibn
Taymiyya, va progressivement s’imposer l’idée que le contenu intégral de la révélation s’énonce dans les termes d’une loi
que seul un discours, le fiqh (la jurisprudence islamique) est à même de formuler. C’est le triomphe du juridisme et du
légalisme, qui va de pair avec l’affaiblissement des autres discours d’autorité en islam. Les prescriptions morales deviennent
des normes juridiques ayant force de loi. » (Souâd Ayada, « Les divisions de l'islam. Sur les questions du voile, du jihad et de l'image »,
conférence donnée lors de la Formation du 03/02/2015 sur « Les ressources philosophiques et spirituelles de l'islam »)

1 – d) Blasphème versus progrès scientifique ?

Le blasphème se positionne en fonction de ce qui est défini comme sacré. Le blasphème s’inscrit dans un cadre
religieux dont on peut se demander s’il n’entre pas en conflit avec la recherche scientifique.

→ Par exemple, remettre en question la doctrine soutenant que la Terre est au centre de
l’Univers et que c’est le Soleil qui tourne autour de la Terre, a été considéré comme un blasphème
– ainsi bien qu’ils n’aient pas injurié Dieu ni nier son existence, Galilée a été condamné en 1633
à abjurer cette thèse héliocentrique, et avant lui Kepler a été accusé en 1615 de sorcellerie et
emprisonné près de quatorze mois.

Le blasphème formule un interdit, c’est-à-dire une valeur qui indique ce qui doit être (je ne dois pas blasphémer).
Or cet interdit se fonde bien souvent en fonction de ce que les dogmes admettent (cf. plus haut sur les dogmes). Or
ces dogmes peuvent proposer des positions sur ce qui est.
→ Par exemple :
- la Terre est au centre de l’Univers et l’Univers a été créé en sept jours. (Une thèse sur ce
qui est)
- Il est interdit de dire que le Soleil est au centre de l’Univers, etc. (Un devoir de ne pas
transgresser un dogme, une parole immédiatement considérée comme intouchable et indiscutable)

Par conséquent s’il y a une position sacrée, dogmatique (qui n’est pas nécessairement religieuse) : cette position
non seulement propose une thèse sur ce qui est, mais en même temps impose ce qui doit être.

Ou bien peut-être faut-il considérer que la « vérité » proposée comme sacrée n’est pas du même ordre que celle
admise par une théorie scientifique.

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Peut-être doit-on distinguer différents types de croyance :
- une opinion infondée, hasardeuse, pour ne pas dire douteuse, fondée éventuellement sur des préjugés
- une croyance raisonnable ou rationnelle fondée sur les conjectures scientifiques qui résistent le mieux aux
réfutations, etc. Sans doute doit-on dans ce cas parler plutôt de connaissances ou de savoirs.
- la foi : croyance ferme qui exclut le doute, tout en ne pouvant pas se justifier par des raisons ni des preuves…

Ludwig WITTGENSTEIN Leçons sur la croyance religieuse (1938)


« […] vous ne trouvez pas dans les controverses religieuses la forme de controverse qui oppose une personne sûre de son
affaire à une seconde qui dit : « Après tout, c’est possible. »
[…]
C’est en partie pourquoi on répugnerait à dire : « Ces gens s’en tiennent rigoureusement à l’opinion (ou : au point de vue)
qu’il y a un Jugement dernier. » « Opinion » rend un son bizarre.
C’est pour cette raison qu’on emploie d’autres mots : « dogme », « foi ».
Ce n’est pas d’hypothèse qu’il est question, ni de haute probabilité. Non plus que de connaissance.
Quand on parle de religion, on emploie des expressions telles que : « Je crois que telle ou telle chose va arriver », et cet
emploi est différent de celui que nous en faisons dans les sciences.
Toutefois, la tentation est grande de penser que nous employons ces expressions de cette dernière façon. Parce que nous
parlons de preuve, parce que nous parlons de preuve par expérience.
Nous pourrions même parler d’événements historiques.
On a dit que le christianisme repose sur une base historique.
Des milliers de fois, des gens intelligents ont dit que dans ce cas il ne suffit pas que la base historique soit indubitable.
Quand bien même il y aurait autant de preuves que pour Napoléon. Parce que ce caractère indubitable ne suffirait pas pour
me faire changer ma vie tout entière.
Le christianisme ne repose pas sur une base historique, au sens où ce serait la croyance normale aux faits historiques qui
pourrait lui servir de fondement.
Ici nous avons une croyance aux faits historiques différente d’une croyance aux faits historiques ordinaires. D’ailleurs ces
faits historiques-là ne sont pas traités comme des propositions historiques, empiriques.
Aucun de ces gens qui ont la foi ne les soumettrait au doute auquel on soumettrait à l’ordinaire toute proposition
historique. Surtout des propositions concernant un passé fort éloigné, etc. »

La connaissance historique, envisagée comme connaissance scientifique, n’est sans doute pas dépourvue de
croyance (traces partielles, témoignages sujets à caution, interprétations, etc.). Seulement il ne s’agit pas de la même
croyance : croire par hypothèse, en fonction de connaissances réfutables, serait à distinguer de croire par foi
La croyance religieuse ne relèverait pas d’un savoir, ni d’une connaissance : ce serait une certitude qui ne
rechercherait aucune preuve, qui s’exclurait de tout doute possible (qu’il y ait doute ou non ne concernerait pas
vraiment la foi), mais qui pourrait permettre malgré tout de donner du sens à la vie
Ainsi entendus, le discours scientifique ne permet pas a priori une dévalorisation du discours religieux :
leur domaine d’application et la façon pour l’homme d’y adhérer divergent.

Bertrand RUSSELL, Science et Religion (1935) :


« Un credo religieux diffère d'une théorie scientifique en ce qu'il prétend exprimer la vérité éternelle et absolument
certaine, tandis que la science garde un caractère provisoire : elle s'attend à ce que des modifications de ses théories
actuelles deviennent tôt ou tard nécessaires, et se rend compte que sa méthode est logiquement incapable d'arriver à une
démonstration complète et définitive. Mais, dans une science évoluée, les changements nécessaires ne servent
généralement qu'à obtenir une exactitude légèrement plus grande ; les vieilles théories restent utilisables quand il s'agit
d'approximations grossières, mais ne suffisent plus quand une observation plus minutieuse devient possible. En outre, les
inventions techniques issues des vieilles théories continuent à témoigner que celles-ci possédaient un certain degré de
vérité pratique, si l'on peut dire. La science nous incite donc à abandonner la recherche de la vérité absolue, et à y
substituer ce qu'on peut appeler la vérité « technique », qui est le propre de toute théorie permettant de faire des inventions
ou de prévoir l'avenir. La vérité « technique » est une affaire de degré : une théorie est d'autant plus vraie qu'elle donne
naissance à un plus grand nombre d'inventions utiles et de prévisions exactes. »
trad. P.-R. Mantoux (Éd Gallimard, coll. « Folio Essais », 1990, pp. 12-13.)

Bertrand RUSSELL, "The Essence and Effect of Religion" (1921) :


« Dans le domaine pur de la science, comme en physique, par exemple, la Loi de la Gravitation découverte par Newton
a été présumée vraie jusque dans les années récentes. Nous pouvons croire en elle ou bien avec une ferveur religieuse ou
bien avec une attitude scientifique. Si nous y croyons avec une attitude religieuse, en pensant que même les chiffres après
la dixième place décimale ne peuvent pas être changés, alors Einstein devrait être tué parce que sa nouvelle théorie de la
gravitation est fondamentalement différente de celle de Newton. Newton lui-même était un scientifique et, bien qu'il ait
formulé une théorie importante qui n'a pas été contestée pendant trois siècles, il a adopté lui-même une attitude
scientifique, en croyant que, aussi exacte que puisse être sa théorie, elle pourrait être corrigée dans l'avenir. »
The Essence and Effect of Religion", 1921, Collected Papers, vol. 15, p. 431-432.

Si une théorie scientifique ou une position politique peuvent être soutenues avec une « ferveur religieuse » (au
sens où la position défendue serait considérée comme sacrée), ne peut-on pas à l'inverse aborder la religion avec
une « attitude scientifique » – notamment si l'on admet la multiplicité des interprétations des textes sacrés et les
dialogues inter-religieux ?...

17
La rationalité se définirait par cette « attitude scientifique », et une interprétation d'un texte sacré pourrait-elle en ce
sens être l’œuvre de la raison ?
Il ne s’agit bien entendu pas de dire que ce qui relève de la foi peut être prouvé scientifiquement [voir plus haut]: il
s’agit de l’attitude adoptée face aux textes sacrés – textes qui admettent toujours malgré tout certains points
indiscutables, dont pour le monothéiste, la croyance en un Dieu unique. De ce point de vue l’athée croirait peut-être
de son côté de la même manière en l’inexistence de toute forme de divinité.
Ce qui est en jeu ici est non pas tellement le contenu des croyances ou des connaissances ; il est question
plutôt du mode d’adhésion : dogmatique ou critique, fixée par la foi ou évoluant selon la raison – raison qui
peut être limitée dans ce qu’elle connaît, et peut ne pas nécessairement contredire la foi.

L’une des attitudes, celle critique, serait celle de l’élève dans le cadre de l’enseignement publique; l’autre, qui peut
relever de la foi, est celle de l’individu emprunt de telle ou telle culture, de telle ou telle religion. Se joue ici donc en
même temps une différence entre l’enseignement religieux et l’enseignement laïque. (L’enseignement laïque
pouvant être un enseignement du fait religieux) [voir plus bas sur la laïcité]

Un élève peut, dans le cadre de sa formation, être contraint légitimement de lire un livre qui
pourtant choque ses convictions. Il a certainement le devoir d’apprendre et d’examiner ce que son
enseignant lui propose.
En revanche on ne peut pas le contraindre à y adhérer : il peut bien examiner et critiquer
l’ouvrage. La question se pose alors des limites de l’expression de ses critiques – limites qui
restent celles de la liberté d’expression.
Cependant reste à savoir ce qui fait l’objet de l’évaluation de la connaissance de cet ouvrage
qui heurte ses convictions. Peut-on le sanctionner si, sur un texte de Darwin, un élève défend par
exemple des thèses créationnistes ?
Il faudrait sans doute déterminer les critères d’une telle évaluation : on ne demandera pas
toujours exactement les mêmes raisonnements en sciences de la vie et en philosophie. Mais dans
tous les cas, c’est sans doute la valeur rationnelle ou raisonnable qui est bien souvent évaluée.
Dès lors, si l’élève se retranche derrière des convictions religieuses indiscutables, il reste
tout simplement hors sujet. Et si les preuves des thèses qu’il avance sont réfutées en l’état
actuel de nos connaissances, sa réponse sera nécessairement de la même manière réfutée et fausse.
Et plus profondément le discours créationniste en particulier est un discours à prétention
religieuse qui ne peut être comparé au discours scientifique :
« La religion fait une hypothèse sur la raison de l’apparition du monde, et non pas sur sa ou ses causes matérielles ni sur son
processus physique : tandis que la science répond à la question “comment l’univers a commencé d’être ?”, la religion veut
répondre à la question “pourquoi ou dans quel but existe-t-il ?”. » (Abdennour Bidar, Pour une pédagogie de la laïcité à l’école
« Le problème du créationnisme et du dessein intelligent » http://archives.hci.gouv.fr/IMG/pdf/Pedagogie_de_la_laicite-web.pdf , p. 119)

1 – e) Le sacré au-delà du religieux ?

Pour autant, si le sacré peut avoir un caractère dogmatique, le sacré ne se limite sans doute pas au
religieux [voir plus bas sur la religion], de telle sorte que nous pouvons parler peut-être d’une laïcisation du
sacré. C’est dans cette mesure qu’il faudra aussi s’interroger sur ce que peut être le sacré dans une république
laïque (amenant donc nécessairement une interrogation sur la laïcité)
Le sacré peut recouvrir l’idée générale d’une « valeur absolue, incomparable ». Ainsi on parle du
« caractère sacré de la personne humaine » (Vocabulaire technique et critique de la philosophie, dir. A. Lalande, art.
« sacré », sens B « sens moral, très usuel »)

« Après Saint-Simon, Auguste Comte et beaucoup d’autres, Durkheim avait insisté à son tour, au début de ce siècle,
sur la nécessité de retrouver, de redéfinir et de restaurer de nouvelles formes de « transcendance sociale » - condition
essentielle à ses yeux du maintien du principe de cohésion à l’intérieur de nos sociétés occidentales. Dans les sociétés
traditionnelles, c’est – on le sait – dans le sacré que le pouvoir n’a jamais cessé de trouver le fondement premier de toute
légitimité. […] Et sans doute, « rupture inaugurale », la Révolution avait-elle brisé les vieux charmes, refoulé les
antiques sortilèges, éteint l’ancienne magie. Mais on avait aussitôt assisté à la lente élaboration, puis aux progrès de plus
en plus rapides d’un nouveau type de « transcendance sociale », celui-là même que l’on peut désigner à la fois comme
relevant d’une sorte de mysticisme laïque ou d’un positivisme sacralisé. En fait – et avec son rituel, ses symboles et son
lyrisme rhétorique –, c’est une nouvelle forme de religiosité politique qui avait fini par se reconstituer autour d’un
système relativement cohérent de valeurs collectives : culte du Droit, de la Justice, de la Liberté et de la Solidarité,
célébration de la Patrie, foi dans le Progrès humain, dans l’avènement à l’intérieur des consciences d’une nouvelle
morale authentifiée par la Raison. »
Raoul Girardet, Mythes et mythologies politiques, Paris, éd. Seuil, 1986, coll. « Points Histoire », p. 188-189

Il y aurait beaucoup à dire sur cette longue citation – ne serait-ce que parce qu’ici une redéfinition du sacré se joue
en même temps qu’une redéfinition de la « religiosité » et des « cultes ». Se pose la question de savoir si
justement l’on peut concevoir du sacré sans une forme de relation à lui qui soit religieuse et cultuelle.

Mais gardons pour l’instant simplement à l’esprit (et en quelques sortes pour preuve d’un sacré au-delà du
religieux) le Préambule de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 :
« Les Représentants du Peuple Français, constitués en Assemblée Nationale, considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris
des droits de l'Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements, ont résolu d'exposer,
dans une Déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'Homme, afin que cette Déclaration, constamment
présente à tous les Membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir
législatif, et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient
18
plus respectés ; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent
toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous. »

Paradoxe : c’est peut-être au nom d’un principe sacralisé de laïcité qu’il n’y a juridiquement pas
d’interdiction du blasphème, et surtout au nom de certains principes « sacrés » (ayant une valeur absolue)
que l’on interdit en revanche l’injure (« dignité de la personne humaine », « liberté », « l’exercice de droits
naturels », « sûreté », etc.).

Problème : n’y a-t-il pas malgré tout une certaine façon de justifier et de légitimer rationnellement ces
sacralisations afin notamment de permettre une façon raisonnable de vivre ensemble pour les citoyens ayant
les croyances et les convictions les plus diverses ? Mais alors s’agit-il de penser la Raison comme une
instance ou une faculté sacralisante ?

La Raison pourrait alors seule instaurer les limites de ce qui est inviolable (le sacré), au-delà de toutes les
autres formes de croyances. Il reste à s’interroger sur ce qui rendrait légitime une telle position.

2) Insulte, injure, offense et préjudice


Le blasphème, comme l’insulte et l’injure, relève
donc plutôt du discours que des actes.
En outre si le mot «blasphème» vient du grec
« blasphêma », dérivé de « blàptein » injurier, et
«phêmê » ou « phâma », réputation, un blasphème ne
porte que sur ce qui est sacré, sur la religion et non
sur les religieux ou les membres d’une communauté
religieuse.
Ainsi, dire « Dieu n’existe pas » ou dire
comme Voltaire « le christianisme est la plus
ridicule, la plus absurde et la plus
sanglante des religions » peuvent être
considérés comme des blasphèmes ; mais dire
Hergé, Les Aventures de Tintin, Le Temple du Soleil (1949) (Casterman)
« les chrétiens sont stupides » ou « ce rabbin est
un imbécile » ou « tous les évêques sont des fainéants » ne sont pas des blasphèmes mais peuvent
être des insultes, dire enfin « tel prêtre ou les prêtres vole(nt) les deniers du culte » relève
davantage de la diffamation que du blasphème.

Dans les deux cas, l’insulte et l’injure, relèvent d’une forme d’agression, mais on pourrait les distinguer
schématiquement de la façon suivante :

Insulte / offense Injure / préjudice

Insulte Injure
Du latin insultus « assaut, attaque » (TLFi) Du latin injuria : « injustice; violation du droit, tort,
dommage » (TLFi)
- « Paroles ou attitude (interprétables comme) portant
atteinte à l'honneur ou à la dignité de quelqu'un (marquant de En droit : « Expression outrageante, terme de mépris ou
l'irrespect, du mépris envers quelque chose). » (TLFi) invective ne renfermant l'imputation d'aucun fait » (TLFi)
- Faire injure à : Faire du tort à. (TLFi)
=> ce qui est agressé serait une valeur morale :
« l’honneur », ou « la dignité de la personne » (à => Si l’agression suppose :
distinguer donc de l’agression physique) - un « outrage » (et donc sans doute qqchse comme une
insulte)
- s’ajoute à cette agression la transgression d’une règle
Offense : de droit (une « violation du droit »),
Du latin offensa «fait d'être choqué, offensé» et au propre - interdisant de causer un « dommage », un « tort »,
«action de se heurter contre», - et finalement « ne renfermant l’imputation d’aucun
« Acte ou parole qui porte atteinte à une chose respectée, fait », c’est-à-dire ne pouvant attribuer aucun fait
digne de considération ou d'intérêt ou qui lèse un sentiment répréhensible à la victime permettant de justifier les
respectable ou légitime. » « Acte ou parole portant atteinte à propos outrageants à son égard.
l'honneur ou à la dignité de quelqu'un » (TLFi)
Préjudice :
Mais si l’insulte peut relever objectivement de « Acte ou événement le plus souvent contraire au droit ou à la
l’agression verbale (et donc de l’injure répréhensible justice, nuisible aux intérêts de quelqu'un » (TLFi)
par la loi), on voit mal en quoi l’offense est toujours Porter préjudice à qqn. Causer du tort à quelqu'un (TLFi)
objectivement une agression. Le préjudice est un tort ou un dommage qui peut être
L’offense semble se définir en fonction de celui qui s’en matériel, moral, corporel…
croit victime, laissant une certaine part de subjectivité ou
de susceptibilité pour déterminer ce qui le « choque ».

19
Si l’on distingue l’injure de la diffamation, c’est que cette dernière est « allégation ou l’imputation d’un fait
portant atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne » et que « la vérité des faits diffamatoires peut
toujours être prouvée (sauf lorsque l'imputation concerne la vie privée de la personne) » (cf. Vocabulaire juridique, dir.
G. Cornu, éd. Puf, 1987 ; et loi du 29 juillet 1881, art. 29 et art. 35).
Ainsi l’injure semble être une infraction qui ne peut se défendre sur la base d’une « exception de vérité » : l’injure
ne peut être confirmée ou infirmée, tandis que les faits allégués dans la diffamation peuvent être finalement prouvés
et vérifiés (ce qui alors empêcherait toute condamnation et annulerait bien entendu la qualification de « diffamation »)

Mais quoiqu’il en soit, l’injure, comme la diffamation, semble créer un préjudice (qui peut être seulement moral et
relève alors des sentiments comme justement l’honneur, mais peut aussi entraîner des préjudices concrets quant à la
réputation), c’est-à-dire un dommage qui fait naître chez la victime un « droit à réparation »

→ N.B. : « droit à réparation » ne consiste pas en un droit de se venger : ce n’est d’une part pas la victime qui
décide de la peine, mais un tiers impartial (le magistrat), et, d’autre part, une vengeance n’est pas toujours
proportionnée au tort causé.
Par exemple : je donne un coup de poing pour me venger d’une insulte (décision individuelle
partiale voire impulsive pour faire taire mon agresseur et lui faire mal) / A distinguer donc
d’une amende qui a été décidée par un juge pour réparer l’injure qui m’a été faite et en punir son
auteur (décision judiciaire impartiale, sur la base d’une enquête rationnelle, avec possibilité
d’entendre le prévenu, afin de le punir équitablement et l’obliger éventuellement à réparer les
préjudices à hauteur du tort subi)
De la même manière la « légitime défense » ne consiste pas à se venger : elle est une forme d’action contrainte (je
n’ai pas d’autre choix pour me défendre), proportionnée à la violence subie (donc pas un coup de revolver contre une
gifle) et immédiate (et non pas un an après).

(Notons enfin que l’injure peut être une infraction même si elle n’est pas publique : elle reste une agression).

Dès lors il faudrait peut-être à l’instar de ce que fait le philosophe Ruwen Ogien, distinguer l’offense du préjudice.
(Ruwen Ogien « Que reste-t-il de la liberté d'offenser ? », article paru dans Libération le 09 janvier 2015
(http://liberationdephilo.blogs.liberation.fr/mon-blog/2015/01/que-reste-t-il-de-la-libert%c3%a9-doffenser-.html )

Signalons immédiatement que l’offense, prise parfois comme synonyme d’injure, concernait dans le droit français
spécifiquement l’offense aux chefs d’Etat. Or les articles 26 et 36 de la loi du 29 juillet 1881 concernant ces infractions
ont été abrogés respectivement en 2013 et 2004.

Le fait qu’une offense puisse être préjudiciable : c’est la possibilité pour la victime de porter plainte, de faire un
recours juridique, judiciaire. La limite entre offense et préjudice n’est pas toujours évidente, mais se fonde sur le droit
et appelle souvent le tribunal à en juger.

Pour autant il ne peut pas y avoir interdiction de causer un préjudice. En effet une vérité peut porter préjudice.
→ Ainsi lorsqu’un journaliste informe ses concitoyens que tel homme politique est condamné pour
fraude fiscale ou fraude électorale, il est évident que cette vérité lui porte préjudice.
Et on voit mal comment on pourrait à ce titre interdire de causer quelque préjudice que ce soit sans nuire
gravement à la liberté de la presse ni même à la liberté d’expression et de communication en général.

L’interdiction de l’injure ou de la diffamation ne se fait donc pas seulement au titre du préjudice causé, mais au titre
du préjudice injustifié.
=> La question serait : au nom de quelle valeur et selon quelle justification peut-on se permettre de causer
un préjudice ?

Pourtant ces interdictions en tant qu’elles concernent des actions préjudiciables à leurs victimes restent peut-être
complexes à appliquer dans la mesure où il s’agirait de prévoir les conséquences de son action ? Car quand le
préjudice est commis, les conséquences sont là et peuvent donner lieu à une analyse juridique plutôt objective (bien
qu’il soit évidemment difficile de calculer les dommages moraux).
Mais le problème vient surtout au moment où croyant seulement offenser, on commet en réalité un préjudice. Et en
cette matière, il est peut-être toujours difficile de trouver les indices qui nous montreraient une simple intention
d’offenser, sans la volonté de causer un tort.

=> Problèmes : si un préjudice est causé réellement alors que son auteur ne l’a pas voulu, cette matière de
l’infraction (dénuée d’intention) peut-elle être sanctionnée ? Peut-on offenser et causer un préjudice en
quelque sorte « par imprudence » (auquel cas l’élément intentionnel de l’infraction pourrait bien être présent,
car j’ai bien voulu être imprudent) ?

L'offense, en revanche, est-elle renvoyée à un relativisme des valeurs (chacun voyant le degré de l’offense
selon ses propres valeurs morales individuelles) ?

=> Dans tous les cas, c’est le choix de ces bornes (injure, diffamation et leurs préjudices, mais ni
blasphème, ni offense) qui semblent, dans un premier temps, devoir limiter la liberté d’expression.

20
3) La liberté d’expression : un cadre juridique ?
Peut-être faut-il d’abord affirmer que la liberté d’expression s’inscrit dans
une société qui n’est pas totalitaire et admet un certain pluralisme
des pensées, des convictions, des opinions et des croyances.
« La société totalitaire, distincte du gouvernement totalitaire, est
monolithique ; toutes les manifestations publiques, culturelles, artistiques,
savantes, et toutes les organisations, les services sociaux, même les sports et les
distractions, sont « coordonnées ». Il n'y a pas de bureau ni d'emploi ayant une
quelconque signification publique, des agences de publicité aux cabinets
juridiques, de l'art dramatique au journalisme sportif, des écoles primaires et
secondaires aux universités et sociétés savantes, dans lesquels on n'exige pas
une acceptation sans équivoque des principes au pouvoir. Qui participe à la vie
publique, en étant membre du parti ou membre des formations d'élite du régime,
est impliqué d'une manière ou d'une autre dans les actes du régime dans son
ensemble.»
Hannah ARENDT, Responsabilité personnelle et régime dictatorial, 1964,
http://www.cartooningforpeace.org/ in Responsabilité et jugement,
trad. fr. Jean-Luc Fidel, éd. Payot, p. 74-75.

Or s’il y a de fait une pluralité d’opinions et de croyances, ce pluralisme n’est pas nécessairement une
norme, un devoir d’admettre la pluralité. Le pluralisme ne constitue-t-il pas une condition de possibilité
normative de la vie démocratique par opposition à la vie totalitaire ?

Le pluralisme semble donc admettre de façon paradoxale qu’on discute de son bien fondé, mais n’admet pas qu’on
le détruise. En effet si l’on admet que la pluralité n’est qu’un fait brut sans valeur, on peut tout aussi bien vouloir la
détruire ou la faire taire par la mise en place de rouages totalitaires.
De même la liberté d’expression admet sans doute qu’on la critique ou que l’on discute de ses limites, mais
n’admet pas qu’on la nie : si la liberté d’expression accepte des limites, ce ne pourrait être que pour la rendre
encore possible.

Mais ainsi rendue possible, la liberté d’expression autorise-t-elle à dire tout ce qui ne la nie pas ?

Les exemples sont nombreux, nous nous contenterons de citer l’article du Monde ci-dessous :

« Charlie », Dieudonné… : quelles limites à la liberté d'expression ?


Le Monde.fr | 14.01.2015 à 07h46 • Mis à jour le 15.01.2015 à 12h07 | Par Damien Leloup et Samuel Laurent
« […] 3. Le cas complexe de l'humour
La liberté d'expression ne permet donc pas de professer le racisme, qui est un délit, de même que l'antisémitisme. On ne peut
donc pas imprimer en « une » d'un journal « il faut tuer untel » ou « mort à tel groupe ethnique », ni tenir ce genre de propos
publiquement. Néanmoins, les cas de Dieudonné ou de Charlie Hebdo ont trait à un autre type de question, celle de l'humour et
de ses limites.
La jurisprudence consacre en effet le droit à l'excès, à l'outrance et à la parodie lorsqu'il s'agit de fins humoristiques. Ainsi,
en 1992, le tribunal de grande instance de Paris estimait que la liberté d'expression « autorise un auteur à forcer les traits et
à altérer la personnalité de celui qu'elle représente », et qu'il existe un « droit à l'irrespect et à l'insolence », rappelle une étude
de l'avocat Basile Ader.
Néammoins, là encore, il appartient souvent aux juges de décider ce qui relève de la liberté de caricature et du droit à la satire
dans le cadre de la liberté d'expression. Un cas récent est assez éclairant : le fameux « casse-toi, pauv' con ! ». Après
que Nicolas Sarkozy a lancé cette formule à quelqu'un qui avait refusé de lui serrer la main, un homme avait, en 2008, acueilli
l'ancien chef de l'Etat avec une pancarte portant la même expression.
Arrêté, il avait été condamné pour « offense au chef de l'Etat » (délit supprimé depuis). L'affaire était remontée jusqu'à la
Cour européenne des droits de l'homme. En mars 2013, celle-ci avait condamné la France, jugeant la sanction disproportionnée
et estimant qu'elle avait « un effet dissuasif sur des interventions satiriques qui peuvent contribuer au débat sur des questions
d'intérêt général ».
Plus proche des événements de la semaine précédente, en 2007, Charlie Hebdo devait répondre devant la justice des
caricatures de Mahomet qu'il avait publiées dans ses éditions. A l'issue d'un procès très médiatisé, où des personnalités s'étaient
relayées à la barre pour défendre Charlie Hebdo, le tribunal avait jugé que l'hebdomadaire avait le droit de publier ces dessins :
« Attendu que le genre littéraire de la caricature, bien que délibérément provocant, participe à ce titre à la liberté d'expression
et de communication des pensées et des opinions (…) ; attendu qu'ainsi, en dépit du caractère choquant, voire blessant, de cette
caricature pour la sensibilité des musulmans, le contexte et les circonstances de sa publication dans le journal “Charlie Hebdo”,
apparaissent exclusifs de toute volonté délibérée d'offenser directement et gratuitement l'ensemble des musulmans ; que les
limites admissibles de la liberté d'expression n'ont donc pas été dépassées (…) »
On peut donc user du registre de la satire et de la caricature, dans certaines limites. Dont l'une est de ne pas
s'en prendre spécifiquement à un groupe donné de manière gratuite et répétitive.
Autre époque, autre procès : en 2005, Dieudonné fait scandale en apparaissant dans une émission de France 3 grimé en juif
ultrareligieux. Il s'était alors lancé dans une diatribe aux relents antisémites. Poursuivi par plusieurs associations, il avait été
relaxé en appel, le tribunal estimant qu'il restait dans le registre de l'humour.
En résumé, la loi n'interdit pas de se moquer d'une religion - la France est laïque, la notion de blasphème n'existe pas en droit
- mais elle interdit en revanche d'appeler à la haine contre les croyants d'une religion, ou de faire l'apologie de crimes contre
l'humanité – c'est notamment pour cette raison que Dieudonné a régulièrement été condamné, et Charlie Hebdo beaucoup
moins.

21
4. « Charlie », habitué des procès
Il faut rappeler que Charlie Hebdo et son ancêtre Hara-Kiri ont déjà subi les foudres de la censure. Le 16 novembre 1970, à
la suite de la mort du général de Gaulle, Hara-Kiri titre : « Bal tragique à Colombey : 1 mort », une double référence à la ville
du Général et à un incendie qui avait fait 146 morts dans une discothèque la semaine précédente. Quelques jours plus tard,
l'hebdomadaire est interdit par le ministère de l'intérieur, officiellement à l'issue d'une procédure qui durait depuis quelque
temps. C'est ainsi que naîtra Charlie Hebdo, avec la même équipe aux commandes.
L'hebdomadaire satirique était régulièrement devant la justice à la suite à des plaintes quant à ses « unes » ou ses dessins
: environ 50 procès entre 1992 et 2014, soit deux par an environ. Dont certains perdus.

5. Dieudonné, humour ou militantisme ?


Dans le cas de Dieudonné, la justice a été appelée à plusieurs reprises à trancher. Et elle n'a pas systématiquement donné tort
à l'humoriste. Ainsi a-t-il été condamné à plusieurs reprises pour « diffamation, injure et provocation à la haine
raciale » (novembre 2007, novembre 2012), ou pour « contestation de crimes contre l'humanité, diffamation raciale,
provocation à la haine raciale et injure publique » (février 2014).
Lorsqu'en 2009 il fait venir le négationniste Robert Faurisson sur scène pour un sketch où il lui faisait remettre un prix par un
homme déguisé en détenu de camp de concentration, il est condamné pour « injures antisémites ». Mais dans d'autres cas, il a
été relaxé : en 2004 d'une accusation d'apologie de terrorisme, en 2007 pour un sketch intitulé « Isra-Heil ». En 2012, la justice
a refusé d'interdire un film du comique, malgré une plainte de la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme
(Licra).
En plaidant pour l'interdiction de ses spectacles fin 2013, le gouvernement Ayrault avait cependant franchi une barrière
symbolique, en interdisant a priori une expression publique. Néanmoins, le Conseil d'Etat, saisi après l'annulation d'une
décision d'interdiction à Nantes, lui avait finalement donné raison, considérant que « la mise en place de forces de police ne
[pouvait] suffire à prévenir des atteintes à l'ordre public de la nature de celles, en cause en l'espèce, qui consistent
à provoquer à la haine et la discrimination raciales ». « On se trompe en pensant qu'on va régler la question
à partir d'interdictions strictement juridiques », estimait alors la Ligue des droits de l'homme. »

On pourrait donc se demander si la liberté d’expression doit s’inscrire uniquement dans un cadre légal, permettant
un certain vivre-ensemble.
D’une part il faudrait s’interroger sur les limites légales de la liberté d’expression et la légitimité de ces
limites (voir précédemment déjà sur la question des préjudices)
D’autre part, et peut-être conjointement, il faudrait s’interroger sur l’origine et les fondements de tout cadre
légal, en particulier celui républicain dans le quel s’inscrit la liberté d’expression.

De ce point de vue, la réflexion pourrait être menée en histoire, en philosophie et


sur le plan socio-juridique.

Quelques questions à traiter :

1 - La liberté d’expression est-elle un droit permettant un maximum de conséquences avantageuses ? Il


s’agirait alors de déterminer les limites de cette liberté d’expression en fonction de la connaissance que l’on
a de l’évolution des rapports sociaux ? Laisser s’exprimer telle opinion risque-t-il de créer des conflits sociaux ou
ethniques par exemple ?
2 - Ou bien la liberté d’expression est-elle un droit « naturel », moral, absolu, intangible voire sacré ?
Quelles qu’en soient les conséquences, toutes les limites de la liberté d’expression resteraient les mêmes.
3 - Ou bien encore cette liberté est-elle la condition de possibilité légale d’une société plurielle,
indépendamment de toute autre considération morale ?

Concernant l’exercice même de la liberté d’expression :


- L’acceptation d’un cadre légal (encadrant par exemple la liberté d’expression) suppose-t-elle seulement que ce
cadre soit bien justifié rationnellement ? Pourquoi faudrait-il être raisonnable, et les membres d’une communauté
politique peuvent-ils tous être raisonnables ?
- Suffit-il, pour qu’une société soit libre et plurielle, d’espérer une auto-régulation, sans l’usage d’aucune force
publique ? La liberté d’expression doit-elle être limitée ?

- Suffit-il que les citoyens aient des droits pour qu’une société soit juste ? L’égalité des droits et la mise en œuvre
raisonnable de la liberté de chacun (liberté d’expression par exemple) suffit-elle à rendre une société juste ?
- La liberté d’expression a-t-elle pour condition une république démocratique ? Qu’entendre par là ? Ne faut-il pas
distinguer république et démocratie ?
Car si la démocratie consiste en une « tyrannie de la majorité » opprimant une minorité, quitte à la réduire au
silence voire à la détruire, on voit mal ce qui distinguerait cette démocratie d’un régime totalitaire, instaurant une
société « monolithique ».

22
Quelques éléments de réflexion :

Voilà ce que l’on peut lire dans la Charte « commentée » de la laïcité à l’école (voir http://eduscol.education.fr/cid73652/charte-
de-la-laicite-a-l-ecole.html):
« L’Etat est neutre à l’égard des convictions religieuses ou spirituelles », mais cette neutralité ne signifie pas le néant de toute
autorité de l’Etat : il n’est pas neutre lorsqu’il s’agit de faire respecter l’ordre public et la justice fondée sur les valeurs et les
principes républicains. »
C’est donc l’origine et les fondements du respect dû à ces « valeurs et principes républicains » qu’il s’agit
d’interroger, puisqu’ils déterminent et légitiment les limites de ce que l’Etat peut accepter et entendre.

La Déclaration des Droits de l’Homme du 29 août 1789 semble se fonder sur une norme qu’elle tient pour
rationnelle ou naturelle, c’est-à-dire universellement partageable et indiquée dès son premier article : « l’utilité
commune » (devant ici fonder les « distinctions sociales ») Mais un régime dictatorial voire totalitaire ne prétend-il
pas prendre des décisions au service d’une utilité commune ? Comment cette utilité commune peut-elle alors
coïncider avec une légitimité universelle ?

Cette valeur semble pouvoir se justifier rationnellement ainsi, comme le fait Kant notamment (Théorie et Pratique.(II, Ak.
VIII 290 sq ) :
« tout droit consiste simplement dans la limitation de la liberté d’autrui à la condition qu’elle puisse coexister avec la mienne
suivant une loi universelle, […]. » Il s’agit de « contraindre tout autre à ne jamais faire usage de sa liberté que dans les limites
où elle peut s’accorder avec la mienne » ; et « ce droit est absolument égal pour tous.»

Se jouent ici une égalité de droits valable pour tous, en même temps que la possibilité de l’exercice de la
liberté de chacun : autrement dit, la permission, égale pour tous citoyen, d’exercer sa liberté, est limitée
immédiatement par cette égalité elle-même.
La liberté de chacun se trouve ainsi immédiatement limitée, mais aussi rendue possible, par une égalité des
droits.
[Cette articulation entre égalité et liberté est-elle valable uniquement pour les citoyens ou pour tous les membres
du corps social, y compris ceux qui ne sont pas citoyens actifs (les enfants par exemple) ?]

On retrouvera une justification similaire pour le principe de laïcité. Voilà en effet ce que l’on peut lire dans la Charte
« commentée » de la laïcité à l’école (voir http://eduscol.education.fr/cid73652/charte-de-la-laicite-a-l-ecole.html): « La laïcité est
un principe de conciliation et d’harmonie sociale : elle offre à chaque citoyen le maximum d’expression de sa propre liberté de
conscience qui soit compatible avec la même liberté pour tous les autres membres de la société. » [voir plus bas sur la
Laïcité]

Dès lors, peut-être peut-on mieux comprendre de quelle manière la liberté d’expression est limitée par les
préjudices, les torts causés, au sens ici où les préjudices en question empêcheraient une certaine liberté
d’exercer ses « droits naturels ».
La liberté d’expression serait ainsi limitée pour permettre justement l’exercice d’autres droits, et peut-être
également pour rendre possible la liberté d’expression elle-même : une liberté d’expression sans limites se nierait
elle-même.
Lorsqu'elle permet de causer des torts et mène à l'intolérance et l'exclusion de l'autre, la liberté
d’expression n'interdit-elle pas à autrui la possibilité d'exercer sa propre liberté d'expression ? La liberté
d'expression doit-elle s'inscrire uniquement dans un cadre juridique et politique, ou doit-elle s’interdire de
façon morale toute forme de polémique ?
Ainsi peut-on tolérer l'intolérance et ne pas vouloir faire taire les intolérants ni par la virulence du propos (violence
de la satire, choc de la caricature...) ni par la sanction légale, ou seulement par l’un des deux moyens ?

La Déclaration des Droits de l’Homme du 29 août 1789 semble justement articuler une perspective rationnelle ou
morale (que nous venons d’’evoquer) à une dimension juridique ou légale (Il faudrait longuement commenter cette
articulation – ce que nous ne pourrons faire ici) : la liberté est à la fois justifiée par la raison et déterminée par « la
Loi » :
« Art. 4. La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque
homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes
ne peuvent être déterminées que par la Loi.
[…]
Art. 10. Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre
public établi par la Loi.
Art. 11. La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen
peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi.
Art. 12. La garantie des droits de l'Homme et du Citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour
l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée. »
Déclaration des Droits de l’Homme du 29 août 1789

Ces trois derniers articles (10, 11 et 12) nous intéressent particulièrement pour comprendre la distinction entre
liberté d’expression et liberté de pensée ou d’opinion.

23
On peut rappeler d’abord une évidence : la police ne pouvant pas connaître les pensées intimes de ses citoyens
avant qu’elles s’expriment, la liberté d’opinion semble ne pouvoir intéresser le juriste que dans la mesure où elle est
exprimée.
Or on peut se demander si la pensée n’est pas toujours une façon d’amener à des actions, de telle sorte que la
frontière entre liberté de pensée et liberté d’expression serait poreuse.

Par ex. : si je pense que les limitations de vitesse sont arbitraires et injustes, je vais avoir
tendance à ne pas les respecter, sauf par crainte des sanctions, et j’aurais aussi tendance à dire
qu’elles sont arbitraires et inciter à ne pas les respecter. Pourtant ce qui est sanctionné, ce
n’est pas de penser que les limitations de vitesse sont injustes, mais le manquement au devoir de
ne pas rouler à une vitesse supérieure à telle valeur sur telle route. Mais ici la question
pourrait être de savoir quel préjudice est causé par la critique des limitations de vitesse.

S’il est toujours question que de la liberté d’expression et de ses limites, cette interrogation engage aussi
nécessairement un questionnement sur la liberté de pensée : car sans liberté d’expression ou avec une liberté
d’expression très contrainte, je ne peux partager certaines idées, envisager certaines critiques, être informé
de certains avis, et mes idées elles-mêmes peuvent s’en trouver limitées. (La possibilité d’une liberté
d’expression engage une certaine conception de la société qui ne soit pas monolithique ni totalitaire….)
Je peux certes ne pas être sanctionné pour des pensées intimes, mais mes pensées elles-mêmes resteraient de
toute façon limitées dans la mesure où la liberté d’expression serait très contrainte. On ne peut donc pas séparer si
aisément intérieur (liberté de pensée) et extérieur (liberté d’expression)

« La liberté de penser est d’abord contraire la contrainte civile. On dit, à la vérité, que la liberté de parler ou d’écrire
peut sans doute nous être enlevée par un pouvoir supérieur, mais non la liberté de penser. Mais penserions-nous
beaucoup et penserions-nous bien si nous ne pensions pour ainsi dire pas en commun avec d’autres auxquels nous
communiquons nos pensées, et qui nous font part des leurs ? On peut donc bien dire que cette puissance extérieure, qui
enlève aux hommes la liberté de communiquer publiquement leurs pensées, leur ôte aussi la liberté de penser, l'unique
trésor qui nous reste encore malgré toutes les charges sociales, et qui peut seul fournir un remède à tous les maux
attachés à cette condition. »
Immanuel Kant, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? (1786)

Or la liberté d’expression est, dans la Déclaration, strictement limitée à « l’ordre public », garantie par une « force
publique », mais toujours « pour l’avantage de tous ».
Or comment déterminer cet « avantage » ? S’il est ici reconnu que la « libre communication des pensées et des
opinions » est un droit sacré, il peut y avoir des « abus » de ce droit.
Cette liberté devrait donc être limitée par des règles de droit fondées sur une valeur supérieure : « l’ordre public ».
Que faut-il entendre par « ordre public » ? Faut-il se contenter de rappeler que cet ordre doit permettre l’exercice des
« droits naturels » de chacun et un certain usage de la liberté déjà limités par l’article 4 ? S’agit-il seulement, selon
l’idée de Kant, de permettre une coexistence des libertés entre elles (coexistence qui doit pouvoir être admise par
tous, universellement) ?

Si on peut discuter de savoir si les opinions se valent ou non (dans leur contenu et selon un critère de vérité ou un
critère moral), il apparaît que les opinions ne peuvent pas se valoir lorsqu’elles s’expriment : elles prennent alors
leur place dans un espace public (même restreint) réglé, légalisé, policé : permettant justement aux autres opinions
de s’exprimer…

La liberté d’expression doit donc être considérée de façon critique et problématique dans l’exacte mesure où le
légal pose toujours la question de sa légitimité.

Ainsi Kant distingue dans son opuscule Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? (1784) un « usage
public de la raison » très libre et un « usage privé de la raison » très contraint
L’usage public de la raison doit être le plus libre car il permet à chaque citoyen de s’exprimer en tant que savant,
c’est-à-dire « exposer publiquement devant le monde [ses] réflexions sur une meilleure rédaction du texte législatif » Ainsi « la
façon de penser d’un chef d’État qui favorise les lumières […] reconnaît que, même du point de vue de la législation, il n’y a pas
danger à permettre à ses sujets de faire un usage public de leur propre raison et de produire publiquement à la face du monde leurs
idées touchant une élaboration meilleure de cette législation même au travers d’une franche critique de celle qui a déjà été
promulguée »
En revanche l’usage privé de la raison devrait être étroitement limité sans quoi l’ordre public serait troublé : pour
l’« intérêt de la communauté… un certain mécanisme est nécessaire » et « dans ce cas il s’agit d’obéir »… En tant que
détenteur d’un poste civil, en tant qu’officier militaire par exemple, je ne dois pas critiquer les ordres, je dois obéir… Et
ceci pourrait fonder, dans une certaine mesure, un devoir de réserve, une loyauté du citoyen.

Si, selon la devise des Lumières, je dois avoir le courage de penser par moi-même (d’être libre en ce sens), de ne
pas être sous tutelle (par le seul usage autonome de ma raison), je ne peux cependant constituer ma pensée seul,
isolé. On peut donc avoir l’impression que le message des Lumières consiste dans cette indépendance de la pensée.
Or non seulement cette indépendance est limitée, dans le cadre privé, par un « ordre public », mais cette
indépendance ne va pas sans la mise en œuvre d’échanges sur l’espace public.
L’esprit des Lumières est, si l’on suit Kant, à la fois respect d’un certain ordre et, en même temps, propagation des
idées qui entrent en discussion et en conflit, conflit fécond même pour l’amélioration des lois et du vivre
ensemble.
De cette manière la liberté d’expression s’inscrit dans un système politique ouvert aux réformes, et semble
constituer un frein aux tentations révolutionnaires.
24
De même Kant explique dans Théorie et Pratique.(II, « corollaire », Ak. VIII 304) (1793) : « Il faut que le sujet qui n’est pas en
rébellion puisse admettre que son souverain ne veut pas lui faire d’injustice. Par conséquent, tout homme ayant ses droits
inviolables, auxquels il ne peut jamais renoncer même s’il le voulait, et dont il est lui-même autorisé à juger, mais ce qu’il
regarde comme une injustice qui lui est faite ne pouvant provenir, d’après cette supposition, que d’une erreur ou d’une ignorance
du pouvoir suprême sur certains effets de la loi, il faut accorder au citoyen, le souverain lui-même favorisant cela, la faculté
de faire connaître publiquement son opinion sur ce qui, dans les décisions de ce souverain, lui semble être une injustice
envers le corps commun. Car admettre que le souverain puisse ne jamais se tromper ni rien ignorer, ce serait le représenter
comme inspiré par une grâce céleste et comme étant au-dessus de l’humanité. […] Et comment le gouvernement peut-il faire
autrement, pour obtenir les conséquences nécessaires à son dessein essentiel, que laisser se manifester l'esprit de liberté, si digne
de respect dans son origine et dans ses effets ? »

Que faisons-nous en classe afin que notre discours soit compris ? Nous n’interdisons pas
l’intervention des élèves, nous sollicitons et favorisons au contraire leur participation. N’est-
ce pas, en leur permettant de s’exprimer ainsi de façon originale et parfois inattendue, erronée
voire dérangeante, une façon de rendre possible, par la discussion, une compréhension raisonnable
de notre propos ? Quoi de pire pour le professeur qu’un élève qui se tait mais n’en pense pas
moins ? Cet élève muet ne pourra jamais mesurer la singularité de ses idées, de ses
incompréhensions et de ses éventuelles révoltes au discours que son professeur propose.
De la même manière un citoyen bâillonné ne pourra investir le champ politique que lorsque,
indigné, il n’aura plus recours qu’à l’insurrection violente.

A ce titre, il faudrait rappeler aussi le Préambule de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme qui semble
voir dans le respect des droits et des libertés, la garantie d’un ordre public pacifique. De ce point de vue, il y a bien un
fondement politique des droits de l’homme : il s’agit de permettre la conservation du régime républicain par sa
capacité à évoluer et à se réformer. Il s’agit paradoxalement de conserver en évoluant.
« Considérant que la méconnaissance et le mépris des droits de l'homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent
la conscience de l'humanité et que l'avènement d'un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de
la terreur et de la misère, a été proclamé comme la plus haute aspiration de l'homme.
Considérant qu'il est essentiel que les droits de l'homme soient protégés par un régime de droit pour que l'homme ne soit
pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l'oppression. »

Il reste dans cette perspective à analyser ce qu’indique la Convention européenne dite « de sauvegarde des
Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ». On peut remarquer que les limites imposées à la « liberté de
pensée, de conscience et de religion », et celles imposées à la « liberté d’expression » semblent avoir des
fondements identiques :
« Article 9 – Liberté de pensée, de conscience et de religion
1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de
conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par
le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi,
constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de
la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui.
Article 10 – Liberté d'expression
1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des
informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article
n'empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.
2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions
ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à
l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la
morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour
garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »

La liberté d’expression semble bien se présenter dans un certain cadre pluraliste assumé qui permet une vie
politique qu’on peut qualifier de républicaine voire démocratique (par la communication des idées et leur débat en
vue de l’amélioration du bien commun) – système politique qui par là se distingue de toute théocratie : la mise en
question des décisions du souverain suppose qu’elles ne sont pas sacrées ni « inspiré[s] par une grâce
céleste ».

On peut ainsi distinguer :


- « l’ordre public » qui suppose une certaine obéissance aux lois (certaines remises en question sont interdites
dans ce cadre « privé »),
- et la condition de possibilité de l’évolution républicaine (et démocratique ?) d’une société plurielle (toute
critique est permise et même encouragée dans cette mesure).
→ Cette distinction pose la question de la légitimité de la désobéissance civile.

25
Ainsi peut-on donner du sens à quelques limites définissant la liberté d’expression. Aussi peut-on lire dans un article
proposé sur le site eduscol et concernant les « limites de la liberté d’expression » :
« Celles-ci sont relativement nombreuses du fait du nombre d’exceptions spécifiques touchant au statut particulier des
personnes (devoir de réserve, par exemple) ou à la nature des informations concernées (secret médical, secret défense). On peut
néanmoins citer quelques règles d’ordre général :
• Limite 1 - Ne pas porter atteinte à la vie privée et au droit à l’image d’autrui (…).
• Limite 2 - Ne pas tenir certains propos interdits par la loi : l’incitation à la haine raciale, ethnique ou religieuse,
l’apologie de crimes de guerre, les propos discriminatoires à raison d'orientations sexuelles ou d'un handicap,
l’incitation à l'usage de produits stupéfiants, le négationnisme [ou plutôt « contestation de crime contre l’humanité »].
• Limite 3 - Ne pas tenir de propos diffamatoires : la diffamation se définit par toute allégation ou imputation d’un fait qui
porte atteinte à l’honneur ou à la considération d’une personne[1]. Il est possible pour se défendre d’une accusation de
diffamation d’invoquer l’exception de vérité[2], c’est-à-dire de rapporter la preuve de la vérité de ses propos.
• Limite 4 - Ne pas tenir de propos injurieux : l’injure se définit comme toute expression outrageante, termes de mépris ou
invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait.
• Limite 5 - Il existe également des limites spécifiques telles que le secret professionnel, le secret des affaires et le secret
défense.
• Limite 6 - Certaines personnes, en raison de la fonction qu’elles occupent, sont tenues à un « devoir de réserve ». C’est
le cas des fonctionnaires qui doivent exprimer leurs opinions de façon prudente et mesurée, de manière à ce que
l’extériorisation de leurs opinions, notamment politiques, soit conforme aux intérêts du service public et à la dignité des
fonctions occupées. Plus le niveau hiérarchique du fonctionnaire est élevé, plus son obligation de réserve est sévère. »
(cf. http://eduscol.education.fr/internet-responsable/ressources/legamedia/liberte-d-expression-et-ses-limites.html#_ftn1

Il serait sans doute intéressant sur ce point, et notamment en Terminale en Histoire,


au sujet « du rapport des sociétés à leur passé », de revenir ainsi sur les débats
suscités par la Loi n° 90-615 du 13 juillet 1990 « tendant à réprimer tout acte
raciste, antisémite ou xénophobe », dite « loi Gayssot », et notamment à propos de son
article 9 : « Seront punis des peines prévues par le sixième alinéa de l'article 24 ceux qui auront contesté, par un des
moyens énoncés à l'article 23, l'existence d'un ou plusieurs crimes contre l'humanité tels qu'ils sont définis par l'article 6 du statut
du tribunal militaire international annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d'une
organisation déclarée criminelle en application de l'article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes
par une juridiction française ou internationale. »

« En décembre 2005, réagissant à une pétition intitulée "une liberté pour l'histoire" signée par 19 historiens affirmant que « l'historien n'accepte
aucun dogme » et demandant l'abrogation d'articles de loi qualifiés d'« indignes d'un régime démocratique » [signée notamment par Jean-Pierre Azéma,
Elisabeth Badinter, Françoise Chandernagor, Alain Decaux,, Jacques Julliard, Pierre Nora, Mona Ozouf, Antoine Prost, René Rémond et Pierre Vidal-Naquet], 31
personnalités [dont notamment Didier Daeninckx (écrivain), Alain Jakubowicz (avocat), Serge Klarsfeld (avocat), Claude Lanzmann (cinéaste), Danis Tanović
(cinéaste), Yves Ternon (historien)] signaient une autre pétition répondant que « le législateur ne s’est pas immiscé sur le territoire de l’historien. Il s’y
est adossé pour limiter les dénis afférents à ces sujets historiques très spécifiques, qui comportent une dimension criminelle, et qui font en tant que
tel l’objet de tentatives politiques de travestissements. Ces lois votées ne sanctionnent pas des opinions mais reconnaissent et nomment des délits
qui, au même titre que le racisme, la diffamation ou la diffusion de fausses informations, menacent l’ordre public » [voir pétition « Ne mélangeons
pas tout », 20 décembre 2005]. » (https://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_Gayssot)

Pour une critique radicale de la limitation de la liberté d’expression, voir la position de Noam Chomsky :
https://www.youtube.com/watch?v=MUKnDbfeeiQ

Dans ce cas, on pourrait se demander dans quelle mesure certaines restrictions légales de la liberté d’expression
ne constitueraient pas une limitation du pluralisme des opinions et du dialogue. A moins que le dialogue devienne
justement impossible lorsque l’ordre public démocratique est menacé par des « dénis de réalité » qui, surtout, d’une
certaine manière incitent à la haine. Se pose alors la question de l’interprétation de l’intention d’un propos : s’agit-il
toujours seulement dans ces cas-là de remettre en question une « vérité historique » ou une « vérité officielle », ou
bien s’agit-il, par cette remise en question, d’inciter à la haine ou au mépris de la dignité humaine des victimes (leur
niant en quelque sorte le droit de faire valoir leur souffrance) ?

Ainsi le dialogue que permettrait l’encadrement légal de la liberté d’expression ne repose-t-il sur aucun
cadre moral ?
Faut-il d’ailleurs de ce point de vue distinguer entre la morale (entendue comme un code de normes fixes voire
rationnelles et universelles) et l’éthique (entendue comme la conception d’une vie bonne selon des actions estimées
bonnes) ? Une telle distinction permet-elle de penser que pour une même morale s’imposant à tous, puissent
coexister une diversité des conceptions de la vie estimée bonne, selon les situations et les individus, selon les
convictions et les religions ?
Ainsi dans un même ensemble de normes, pour un même cadre donné à la liberté d’expression, plusieurs opinions,
pensées ou convictions normatives pourraient s’exprimer. Cet ensemble de normes englobant est-il seulement
juridique ?

On pourrait ainsi s’interroger sur le sens de l’article premier de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme qui
stipule : « Tous les êtres humains […] doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité » ? Cet
« esprit de fraternité » peut-il constituer une règle légale ? En quel sens l’entendre ?
Il y est également question dans ce texte certes de la « protection » contre les « discriminations » (discriminations
qui peuvent évidemment causer préjudices), mais il y est en outre question d’« honneur », de « réputation » (les
atteintes préjudiciables y sont peut-être plus difficiles à déterminer) et le tout en vue « de satisfaire aux justes
exigences de la morale, de l'ordre public et du bien-être général dans une société démocratique. »

26
« Article 7. Tous sont égaux devant la loi et ont droit sans distinction à une égale protection de la loi. Tous ont droit à une
protection égale contre toute discrimination qui violerait la présente Déclaration et contre toute provocation à une telle
discrimination.
Article 12. Nul ne sera l'objet d'immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni
d'atteintes à son honneur et à sa réputation. Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de
telles atteintes.
Article 18. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de
changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant
en public qu'en privé, par l'enseignement, les pratiques, le culte et l'accomplissement des rites.
Article 19. Tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour
ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées
par quelque moyen d'expression que ce soit.
Article 29
1. L'individu a des devoirs envers la communauté dans laquelle seul le libre et plein développement de sa personnalité est
possible.
2. Dans l'exercice de ses droits et dans la jouissance de ses libertés, chacun n'est soumis qu'aux limitations établies par la
loi exclusivement en vue d'assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d'autrui et afin de satisfaire aux justes
exigences de la morale, de l'ordre public et du bien-être général dans une société démocratique. »

Qu’est-ce qui fait qu’une exigence morale peut être dans ce cadre légal considérée comme « juste » ? Est-ce à dire
seulement qu’elle doit respecter l’ensemble des droits et devoirs inscrits dans cette déclaration ? Or ces droits et
devoirs ne reposent-ils en dernière instance sur rien de moral ?

Enfin l’article 16 du Code Civil indique dans la même direction à propos de la personne : « La loi assure la primauté
de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l'être humain dès le commencement de sa
vie. »
Il apparaît à nouveau que « la dignité de la personne humaine » est ici une valeur fondatrice, non pas seulement
parce que juridiquement la personne possède des droits et des devoirs légaux, mais en tant qu’il réalise « le degré
minimum de discernement moral qui permet de le juger responsable de ce qu’il fait », permettant alors « d’établir une
différence entre ses actes et les effets d’une force mécanique » (A ce titre, si l’on considère que l’animal n’est que le
jouet de forces mécaniques, on ne peut lui accorder le statut de personne, dans le cas inverse le problème se pose
inévitablement) (Vocabulaire technique et critique de la philosophie, dir. A. Lalande)
La valeur accordée à la personne serait en ce sens bien une valeur morale accordant à l’homme liberté car
rationalité – quand bien même les facultés intellectuelles de cette personne seraient altérées voire aliénées :
lorsqu’un prévenu ou un accusé est déclaré « irresponsable », il reste pourtant considéré comme une « personne » et
doit être traité avec « dignité », il pourra ainsi être considéré par exemple comme un malade à soigner ; et s’il y
altération ou aliénation, c’est que l’individu est toujours potentiellement rationnel et libre, ou du moins représente
l’humanité, il en est un membre et doit comme tel être l’objet d’un respect « fraternel ».

Pour autant le respect de la personne et « l’esprit de fraternité » qui doit imprégner la liberté d’expression,
consiste-t-il à renoncer à toute critique ?
Ce serait un contresens de confondre respect et acceptation : on peut exprimer un désaccord, au nom de
convictions divergentes, tout en respectant dans le débat l’interlocuteur avec ses convictions comme dignes
d’accéder au dialogue (même houleux) : le débat n’est pas l’échange d’injures.
Le respect semble supposer que ce n’est pas tel individu particulier qui est respecté : je ne le respecte pas parce
qu’il aurait telles ou telles convictions qui me seraient proches ou aimables.
Non, le respect devrait signifier au contraire que je respecte en sa personne l’humanité toute entière : il incarne ici
l’humanité toute entière, et en tant que tel il est un frère pour moi.

Cependant cette « fraternité » serait-elle impossible à concevoir si l’on définissait l’homme comme dénué de toute
liberté, ou déterminé uniquement par des passions ? S’agirait-il alors de se contenter d’affirmer une égalité de
condition ?
Mais, selon une telle perspective, y aurait-il un sens à prescrire encore quelque devoir que ce soit, ou à penser
quelque droit que ce soit, si l’agent de ses devoirs et le sujet de ses droits n’étaient pas à même de pouvoir dire ou
faire autre chose que ce qu’ils font effectivement ?

Ainsi la liberté d’expression semble s’inscrire dans un cadre normatif non seulement juridique et politique (posant
la question des préjudices et de l’ordre public) mais peut-être également moral (supposant l’esprit de fraternité dans
lequel les hommes s’expriment en tant que personnes responsables et dont la dignité doit être respectée)

Ainsi la procédure judiciaire sanctionnerait au nom justement de la dignité des personnes jugées. Et en ce sens,
cette valeur (dont on peut se demander si elle n’est pas sacrée) autorise et à la fois limite strictement la liberté
d’expression.
Si la liberté d’expression se présente comme un cadre juridique (disons très strict en tout cas en France), elle n’est
peut-être pas exempte d’un soubassement moral dont il s’agit de rendre compte.

27
Conjointement, si la liberté d’expression se présente d’abord comme un droit, cette liberté d’expression comme la
plupart des droits, présente des limites dont il s’agit de penser non seulement la légalité (dans la lettre du droit, de ses
codes ou conventions) mais aussi la légitimité.
Or cette légitimité ne semble pouvoir reposer uniquement sur des règles strictement juridiques.

Quoiqu’il en soit, tout ceci ne revient pas à dire que cette légitimité serait seulement relative à une culture
occidentale voire européenne. Doit donc s’engager un questionnement sur l’articulation entre la morale et la politique,
entre le légal et le légitime, mais aussi sur la valeur de prétentions universelles.

[voir plus bas « Devoir moral de tolérance et principe politique de laïcité »]

28
4) Interpréter le rire

Le statut particulier de l’humour (comme c’est le cas dans de


nombreuses affaires dont celles de Charlie Hebdo et de Dieudonné) tient
sans doute au fait que son propos ne peut être lu à la lettre mais suppose
une interprétation (on parle de « second degré » et parfois de
« troisième » voire de « quatrième » degré), interprétation portant sur son
intention et sa valeur. En effet le rire semble amener d’abord une
distinction entre deux types de question touchant à la liberté d’expression :
- Peut-on rire de tout ? C’est la question portant sur l'objet du rire.
Cette question pouvant poser conjointement la question : avec qui rire ?
(Y a-t-il un rire communautaire ?)
- Pour quoi rire ? Il s’agit alors de l’intention et de la valeur du rire :
divertir, critiquer, provoquer, exclure, créer du clivage haineux, porter
http://www.cartooningforpeace.org/
préjudice...
→ Or c’est sur cette dernière question que porte vraiment l’interrogation sur la légitimité du rire : veut-il causer un
tort ou non ? Veut-il porter atteinte à la dignité d’une personne ? Trouble-t-il l’ordre public ? (Question peut-être de la
légitimité juridique) Se contente-t-il, au contraire, seulement divertir ou d’amuser ? Veut-il faire seulement réfléchir ?
En vient-il à offenser, exclure ou inclure ? (Question de la légitimité morale du rire)

Se pose alors le problème de la façon dont le rire sera interprété.


=> Problème de l’interprétation légitime : Que peut-on faire dire légitimement à un dessin ? Comment être
saisir correctement l’ironie ou la satire ?
Outre la question du blasphème, un dessin peut être mal compris. Les deux unes de Charlie Hebdo
qui ont choqué « Le coran c’est de la merde » et « C’est dur d’être aimé par des cons », se
trouvaient dans un cadre qui ne voulait pas dire ce que disent ces phrases sortie de leurs
contextes : une « tuerie en Egypte » (signalé dans un encadré en haut du dessin) aurait dû faire
comprendre que Charlie Hebdo ironisait ici sur le fait que les Frères musulmans qui voulaient se
servir du Coran pour élaborer un programme politique révolutionnaire devaient s’apercevoir que le
Coran n’était finalement pas une solution contre les balles des militaires (il y est donc indiqué
avec une flèche désignant le Coran transpercé derrière lequel se protège vainement le Frère
musulman « ça n’arrête pas les balles ») ; et la critique virulente de l’intégrisme fanatique qui
devrait justement attrister le prophète dans la mesure où cet intégrisme va à l’encontre de ce
qu’aurait souhaité le Coran.
Mais c’est alors le travail du juge de déterminer s’il y a injure : CH dit-il que le Coran en
général est un texte lamentable ou indigne ? CH dit-il que tous les musulmans sont des imbéciles ?

Articulation signes / sens ; l’expression / l’intention ; le dire / le vouloir dire


L’expression n’est-elle pas nécessairement interprétée ? Pour autant, l’intention de cette expression peut bien
constituer « l’élément moral » d’une infraction (par exemple l’incitation à la haine) : ceci suppose un travail interprétatif
du juge.

Interpréter, c’est d’abord rendre clair, voire commenter, expliquer ; mais c’est aussi donner un sens à quelque
chose, comprendre ce qui n’est pas immédiatement compréhensible ni observable objectivement.
Ainsi dans la mesure où ce que je lis ou bien ce que je vois sont des signes (des mots formant un texte, des traits et
des mots formant une caricature), je ne peux que les interpréter pour déterminer quelle en est la signification. Il y a
donc une différence, un écart que je m’efforce de résoudre entre la matière du signe (des caractères sur du papier) et
le sens, entre la lettre et l’esprit.

Dès lors, dans la mesure où l’accès à un sens immédiat m’est impossible, dans la mesure où je n’accède qu’à des
médiations (des signes qui sont autant de moyens, de médias), on peut se demander ce que pourrait être une
interprétation vraie.
- Peut-on vérifier ou valider une interprétation ?
- Différents signes peuvent-ils recouvrir avoir un même sens ?
- Interpréter, est-ce restituer seulement ce que l’auteur a voulu dire ? Les signes signifient-ils toujours davantage
que ce que leur auteur a voulu y mettre ? Le discours de l’auteur sur son œuvre ne constitue-t-il qu’une interprétation
parmi d’autres ? Et l’auteur est-il le mieux placé pour interpréter son œuvre ?
- Les expressions linguistiques ne sont-elles pas déjà des interprétations d’un sens qui précède (dans l’esprit de
leur auteur par exemple) ? En quel sens parler, n’est-ce pas déjà une façon d’interpréter ?
- Comment alors expliciter le sens d’un signe : comment interpréter de façon juste ? Comment maîtriser l’écart
entre le signe et son interprétation ?
- Faut-il alors saisir le sens d’un texte ou d’un dessin en admettant que cette saisie s’inscrive dans des conflits
interminables d’interprétations ?

29
Rire / se moquer :
Se moquer suppose-t-il de vouloir faire du mal ? Se moquer serait en ce sens un rire
haineux, visant à détruire ce qui est haï, c’est-à-dire, d’une certaine manière, ce qui
nous menace. C’est une manière d’exercer un pouvoir contre qqn ou qqchse. Au mieux
la moquerie serait un rire indifférent à la douleur de celui qui tombe. La moquerie
relèverait d’une forme d’amour propre indifférent à la souffrance de l’autre.

Tandis que rire serait joyeux, divertissant, pansant même des blessures et permettant
de surmonter positivement voire de sublimer la tristesse de certains événements. Ce
serait donc une manière d’exercer une forme de puissance positive pour soi-même
(mais contre rien ni personne). Le rire relèverait du sentiment innocent d’un amour de
soi.

Baruch Spinoza, Ethique (IVe Partie, « De l'esclavage de l'homme ou de la force des passions », Proposition XLV, Corollaire II – Scholie) :
« Entre la dérision (que j'ai appelée passion mauvaise dans le Coroll. 1) et le rire, je reconnais une grande différence ; car le
rire, comme le badinage, est un pur sentiment de joie ; par conséquent il ne peut avoir d'excès et de soi il est bon (par la
Propos. 41, part. 4). […]. Aucune divinité, ni qui que ce soit, excepté un envieux, ne peut prendre plaisir au spectacle de mon
impuissance et de mes misères, et m'imputer à bien les larmes, les sanglots, la crainte, tous ces signes d'une âme impuissante.
Au contraire, plus nous avons de joie, plus nous acquérons de perfection ; en d'autres termes, plus nous participons
nécessairement à la nature divine. Il est donc d'un homme sage d'user des choses de la vie et d'en jouir autant que possible
(pourvu que cela n'aille pas jusqu'au dégoût, car alors ce n'est plus jouir). »

Pourtant la comédie n’a-t-elle pas justement pour ambition de détruire les vices en les exposant à la risée du
public ? La question serait aussi de savoir si le public rit joyeusement ou méchamment, pour affaiblir le puissant
ou renforcer le faible, ou l’inverse…

En 1629, la Compagnie du Saint-Sacrement entend gouverner le jeune Louis XIV et obtient l'interdiction du Tartuffe (1664). Molière,
Premier placet présenté au Roi Sur la comédie du Tartuffe. (1664) [nous soulignons] :
« Le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les divertissant, j'ai cru que, dans l'emploi où je me
trouve, je n'avais rien de mieux à faire que d'attaquer par des peintures ridicules les vices de mon siècle ; et, comme
l'hypocrisie, sans doute, en est un des plus en usage, des plus incommodes et des plus dangereux, j'avais eu, Sire, la
pensée que je ne rendrais pas un petit service à tous les honnêtes gens de votre royaume, si je faisais une comédie qui
décriât les hypocrites, et mît en vue, comme il faut, toutes les grimaces étudiées de ces gens de bien à outrance, toutes
les friponneries couvertes de ces faux monnayeurs en dévotion, qui veulent attraper les hommes avec un zèle contrefait
et une charité sophistique4.
Je l'ai faite, Sire, cette comédie, avec tout le soin, comme je crois, et toutes les circonspections que pouvait demander
la délicatesse de la matière ; et, pour mieux conserver l'estime et le respect qu'on doit aux vrais dévots, j'en ai distingué
le plus que j'ai pu le caractère que j'avais à toucher. Je n'ai point laissé d'équivoque, j'ai ôté ce qui pouvait confondre le
bien avec le mal, et ne me suis servi dans cette peinture que des couleurs expresses et des traits essentiels qui font
reconnaître d'abord un véritable et franc hypocrite.
Cependant toutes mes précautions ont été inutiles. On a profité, Sire, de la délicatesse de votre âme sur les matières
de religion, et l'on a su vous prendre par l'endroit seul que vous êtes prenable, je veux dire par le respect des choses
saintes. Les tartuffes, sous main, ont eu l'adresse de trouver grâce auprès de Votre Majesté ; et les originaux enfin ont
fait supprimer la copie, quelque innocente qu'elle fût, et quelque ressemblante qu'on la trouvât. »

L’archevêque de Paris a fait interdire la seconde version du Tartuffe, considérée comme « une comédie très dangereuse ». Quand
la pièce est enfin autorisée, Molière fait précéder sa publication en 1669 d'une préface :
« Voici une comédie dont on a fait beaucoup de bruit, qui a été longtemps persécutée, et les gens qu'elle joue ont bien
fait voir qu'ils étaient plus puissants en France que tous ceux que j'ai joués jusques ici. Les marquis, les précieuses, les
cocus et les médecins, ont souffert doucement qu'on les ait représentés, et ils ont fait semblant de se divertir, avec
tout le monde, des peintures que l'on a faites d'eux ; mais les hypocrites n'ont point entendu raillerie ; ils se sont
effarouchés d'abord, et ont trouvé étrange que j'eusse la hardiesse de jouer leurs grimaces et de vouloir décrier un métier
dont tant d'honnêtes gens se mêlent. […]
Si l'on prend la peine d'examiner de bonne foi ma comédie, on verra sans doute que mes intentions y sont partout
innocentes, et qu'elle ne tend nullement à jouer les choses que l'on doit révérer ; que je l'ai traitée avec toutes les
précautions que demandait la délicatesse de la matière et que j'ai mis tout l'art et tous les soins qu'il m'a été possible
pour bien distinguer le personnage de l'hypocrite d'avec celui du vrai dévot. [...].
Si l'emploi de la comédie est de corriger les vices des hommes, je ne vois pas par quelle raison il y en aura de
privilégiés. Celui−ci est, dans l'Etat, d'une conséquence bien plus dangereuse que tous les autres ; et nous avons vu que
le théâtre a une grande vertu pour la correction. Les plus beaux traits d'une sérieuse morale sont moins puissants, le plus
souvent, que ceux de la satire ; et rien ne reprend mieux la plupart des hommes que la peinture de leurs défauts. C'est
une grande atteinte aux vices, que de les exposer à la risée de tout le monde. On souffre aisément des répréhensions
; mais on ne souffre point la raillerie. On veut bien être méchant ; mais on ne veut point être ridicule. [...] »

4
Sophistique : trompeuse – un sophisme est un raisonnement faux qui veut avoir l’apparence de la vérité, ce afin de mieux tromper et de
l’emporter finalement dans le débat (la polémique).
30
Dès lors peut-on se contenter de déchiffrer l’intention bienveillante (« innocente »)
ou méchante à l’égard de tel ou tel objet du rire ?
Sans doute faut-il que le rire soit lui-même compris et bien interprété, de telle sorte
que faire rire demanderait une certaine « délicatesse » (des « précautions »)
permettant d’être compris par le public auquel on s’adresse, mais aussi par les
personnes cibles des rires.
Pour autant on ne peut pas demander au comique de ne pas blesser : les
susceptibilités sont variables et parfois même surjouées. Par conséquent si l’on peut
demander au comique une forme de prudence pour que ses intentions soient
comprises, on ne peut exiger de lui qu’ils craignent toutes les réactions possibles
(d’une part parce qu’elles sont sans doute infinies et en partie imprévisibles, et d’autre
part, car certaines réactions peuvent toujours être celles du ressentiment de la
personne visée)

Ainsi la « méchanceté » devrait se déceler non seulement dans l’intention (dont il


faudrait avoir des signes) mais dans le respect de principes qui vont au-delà de
l’éventuelle blessure que l’on pourrait causer. Lorsque Molière cherche à détruire les
http://www.cartooningforpeace.org/
« vices », ou lorsque que Charlie Hebdo s’attaque au fanatisme, ils ne cherchent pas à
détruire ni même à blesser telle personne en raison de son appartenance à telle
communauté par exemple : ce qu’ils cherchent à détruire serait justement ce qui est haineux et mettrait en péril
le vivre ensemble et les valeurs qu’il suppose. (voir plus haut sur la liberté d’expression)

Toutefois les cibles de la comédie ou de la satire ont-elles compris leurs vices, ou bien y renoncent-elles en
apparence par crainte de la sanction du rire ? Ne faut-il pas exercer une forme de prudence pour être compris, rire
ensemble en comprenant les idées soutenues par le rire.
Mais alors faut-il renoncer au conflit des idées ? Ce conflit doit peut-être simplement être suffisamment respectueux
des personnes pour qu’une réponse digne soit possible. Plutôt que l’invective : inclure dans son propos un espace
pour la réponse de l’autre (quand bien même elle est opposée) plutôt que l’exclure.

Un exemple pour aller plus loin : Procès intenté à M. Gustave Flaubert devant le tribunal correctionnel de Paris
(6e Chambre) au sujet de son roman Madame Bovary :, audiences des 31 janvier et 7février 1857
→ voir : http://www.justice.gouv.fr/histoire-et-patrimoine-10050/proces-historiques-10411/les-150-ans-du-proces-de-madame-
bovary-12830.html

→ L’intérêt de cet exemple est double :

1) Cet exemple soulève une interrogation sur ce que peut être l’interprétation légitime d’une œuvre d’art :
a – interprétation nécessaire de l’ironie – qui, pour saisir correctement le texte, en interdit une compréhension
strictement littérale, bien que des indices objectifs ou des signes de l’ironie sont sans doute toujours repérables (: ici
notamment le style indirect libre qui transcrit les propos du personnage avec une distance ironique)
b – interprétation de l’intention de l’auteur : a-t-il voulu flatter « donner une satisfaction aux passions sensuelles, à
l`esprit de licence et de débauche » ? Ou bien (ce qui n’est pas nécessairement contradictoire) a-t-il voulu « présenter
aux lecteurs, « le tableau vrai de ce qui se rencontre le plus souvent dans le monde » ?
c – interprétation de la valeur de l’œuvre (au-delà de l’intention de l’auteur): valeur esthétique, valeur morale, valeur
sociale et valeur religieuse peuvent-elles être concurrentes, contradictoires ou doivent-elles être complémentaires ?
La valeur esthétique d’une œuvre doit-elle se limiter à sa valeur morale par exemple ? Ce qui est plaisant ne doit-il
pas rester alors dans les limites de la morale, voire de la religion ? Alors ce qui est immoral ou anticlérical ne devrait
pas être plaisant ni beau.
Cette interprétation de la valeur recoupe la question aussi des effets produits de l’œuvre : plaisir esthétique, effets
néfastes sur les « bonnes mœurs », etc.
Dans tous ces cas, se pose la question de la vérification d’une interprétation : peut-on vérifier une interprétation ?
Une interprétation ne suppose-t-elle pas dans bien des cas un dialogue (parfois inachevé voire impossible à
achever) entre ceux qui interprètent et ce qui est interprété ?

2) Cet exemple soulève également une interrogation sur les rapports entre justice, morale, religion et
esthétique ; or ici le système judiciaire (comme application de la loi et du droit) semble pouvoir donner un verdict sur
toutes ces questions, disant à la fois ce qui doit être respecté comme sacré, bon et beau ou plaisant.
Il est évidemment à noter que les lois ont considérablement changé sur ce point, n’établissant plus ni de délit de
blasphème ni d’outrage aux bonnes mœurs. Mais justement ce cas permet peut-être de comprendre cette évolution
du droit au moins en partie. Et d’autre part, il n’est pas évident que l’évolution des lois et de la jurisprudence ait réglé
les problèmes soulevés plus haut.

31
III - Devoir moral de tolérance et principe politique de laïcité
Propositions non exhaustives d’objets d’étude en vue d’un travail interdisciplinaire:

Allemand :
- 2nde GT : Symboles nationaux : symboles d’appartenance à une communauté ?
- 2nde GT : Quelle place pour une diversité culturelle ?
- Tale : Les Églises : quelle influence ? « La diminution du nombre de fidèles et les discussions autour de l’impôt clérical ou de
la présence de symboles religieux dans les salles de classe (débat sur les crucifix en Bavière) révèlent la perte d’influence des
Églises. Mais la référence à la confession reste omniprésente dans le débat public. »
- Tale : Le pouvoir politique : quelles formes, quels lieux ?
- Tale : Le contre-pouvoir de la rue : la rue peut-elle se faire entendre du pouvoir ?

Anglais :
- 2nde GT : « Comment vivre ensemble ? Dans quelle communauté politique ? »

Enseignement moral et Civique


- classes de Seconde : « La personne et l'État de droit » : « L'État de droit et les libertés individuelles et collectives » ;
« Le fonctionnement de la justice » ; « Les droits et les obligations des lycéens et de la communauté éducative » ; « La question de
la responsabilité individuelle. »
- classes de Seconde : « Égalité et discrimination » : « Les textes juridiques fondamentaux de lutte contre les
discriminations » ; « Les inégalités et les discriminations de la vie quotidienne, leur gravité respective au regard des droits des
personnes. »
- classes de Première : « Les enjeux moraux et civiques de la société de l'information » : « Spécificité et rôle des
différents médias et éléments de méthode permettant la compréhension critique des informations dont ils sont porteurs et des
réactions qu'ils suscitent (commentaires interactifs, blogs, tweets...). » ; « questions éthiques majeures posées par l'usage
individuel et collectif du numérique. Quelques principes juridiques encadrant cet usage. »
- classes de Première : « Exercer sa citoyenneté dans la République française et l'Union européenne »
- classes de Terminale : « Pluralisme des croyances et laïcité » : « La notion de laïcité, ses différentes significations,
ses dimensions historique, politique, philosophique et juridique. Les textes actuellement en vigueur. » ; « La diversité des
croyances et pratiques religieuses dans la société française contemporaine : dimensions juridiques et enjeux sociaux. » ;
« Exercice des libertés et risques d'emprise sectaire. »
→ voir à propos du thème « Pluralisme des croyances et des cultures dans une République laïque » étudié auparavant en
Terminale en Éducation civique, juridique et sociale : Les mots-clefs de la Charte de la laïcité à l'École et les programmes
d'enseignement : « Les débats sur l'acceptation de la diversité dans l'espace public, sur les réponses à apporter aux revendications
d'expression identitaire et culturelle mettent en jeu la liberté de chacun d'une part, le respect du cadre collectif de la République
d'autre part. Ces débats s'inscrivent dans un contexte de transformation du lien historique entre citoyenneté et nation, lui-même lié
aux effets de la mondialisation qui favorise la diffusion de nouvelles références culturelles dans les sociétés. »)

Français
- 1ère bac pro : « Les philosophes des Lumières et le combat contre l’injustice : - Une action juste l’est-elle
pour tout le monde ? »

Histoire
- 2nde GT : « Thème 5 - Révolutions, libertés, nations, à l’aube de l’époque contemporaine »
- La République (et les évolutions de la société française)
- 1ère bac pro : « La République et le fait religieux depuis 1880 »
- Tale Bac pro : « Les Lumières, la Révolution française et l’Europe : les droits de l’Homme »

Sciences Économiques et Sociales


- 1ère : Les processus de socialisation et la construction des identités sociales : les effets de l’école publique
laïque… ?
- 1ère : Pourquoi un ordre politique ? Distinguer Etat et Nation.
- 1ère : Les formes institutionnelles de l'ordre politique ? Qu’est-ce qu’une démocratie ?
- 1ère : Comment analyser la diversité des cultures politiques et des formes de citoyenneté ? « On pourra
comparer, par exemple, le modèle français républicain à d'autres modèles comme ceux de la citoyenneté européenne
ou américaine. »
- 1ère : Action publique et régulation. Comment l'État-providence contribue-t-il à la cohésion sociale ? « On
montrera comment l'État social contribue, à travers la définition de droits sociaux et la mobilisation d'instruments divers, à
favoriser la cohésion sociale en luttant contre la pauvreté, l'exclusion et les discriminations. On insistera notamment sur la
diversité des régimes d'État-providence et sur leurs mutations contemporaines »
- 1ère : Comment un phénomène social devient-il un problème public ?

32
A lire pour compléter le travail pédagogique :
- Abdennour Bidar, Pour une pédagogie de la laïcité à l’école
http://archives.hci.gouv.fr/Pour-une-pedagogie-de-la-laicite-a.html
http://archives.hci.gouv.fr/IMG/pdf/Pedagogie_de_la_laicite-web.pdf
- Quelle pédagogie de la laïcité à l'école ? – Conférence filmée d’Abdennour Bidar du 14/11/2013
http://www.esen.education.fr/fr/ressources-par-type/conferences-en-ligne/detail-d-une-conference/?idRessource=1492&cHash=497f396f08

- La laïcité et son évolution en France - Conférence filmée d’Abdennour Bidar du 15/10/2013


http://www.esen.education.fr/fr/ressources-par-type/conferences-en-ligne/detail-d-une-conference/?idRessource=1490&cHash=8ec01f4bd9

Quelques questions philosophiques générales à traiter :

- Faut-il considérer que tout cadre légal doive s’inscrire dans une recherche du maximum de bonheur pour tous
(reposant peut-être sur un calcul du maximum de conséquences avantageuses) ? Un cadre légal supposerait alors
une certaine connaissance du fonctionnement actuel des rapports sociaux, et une capacité à prédire comment ils
peuvent évoluer.
- Pour autant n’y a-t-il pas comme condition de possibilité du politique, certaines normes (des devoirs que l’on
impose pour transformer ce qui est) ? Rechercher le maximum de bonheur par exemple, n’est-ce pas une norme
morale ? Si oui est-elle universellement partagée ?
- Tout cadre légal repose-t-il sur des droits et des devoirs infaillibles et inviolables ou, autrement dit, des valeurs
sacrées dont il s’agit seulement d’avoir conscience (et peut-être sans considération des conséquences
désavantageuses) ?
- Faut-il distinguer les convictions philosophiques, morales ou religieuses, des moyens strictement légaux qui
permettent le vivre-ensemble d’une société plurielle ? Autrement dit, une politique peut-elle ne se fonder sur aucune
conviction d’ordre moral, afin justement de permettre à toutes les convictions de coexister ?
- La liberté d’expression et la laïcité par exemple sont-elles des valeurs morales culturellement
déterminées ? Ou bien la liberté d’expression et la laïcité permettent-elles au contraire d’établir un cadre
juridique et politique rationnel universel et nécessaire au vivre ensemble ?
- L’acceptation d’un système politique ou d’un cadre légal suppose-t-il seulement qu’il soit bien justifié
rationnellement ? Pourquoi faudrait-il être raisonnable, et les membres d’une communauté politique peuvent-ils tous
être raisonnables ?
- Suffit-il que les citoyens aient des droits pour qu’une société soit juste ? L’égalité des droits et la mise en œuvre
raisonnable de la liberté de chacun suffit-elle à rendre une société juste ?

Eléments de réflexion:

La tolérance semble d’abord se distinguer de la laïcité du point de vue de leur domaine d’application :
La tolérance serait une valeur morale universellement valable, et la laïcité un principe juridico-politique
historiquement déterminé.

Pourtant, la tolérance est-elle toujours si morale ?


En effet dans le cadre d’une négociation, ceux qu’on appelle « partenaires » de la négociation, peuvent être en
désaccord total sur des points qu’ils reconnaissant moralement essentiels (Un gouvernement démocratique ne peut-il
pas ainsi être amené à négocier avec un gouvernement totalitaire ou fasciste ? Pour négocier un traité, ou un accord
commercial). Dans ce cas, la tolérance ne devient-elle pas une simple condition de possibilité de la
négociation bien qu’elle ne semble plus morale ? Les deux partenaires se supportent seulement pour arriver à un
accord sur ce qui les intéresse. Mais ils se tolèrent peut-être moins en tant que personnes qu’en tant que
moyens parmi d’autres pour obtenir satisfaction.
La négociation est initialement lié au négoce, donc au commerce, et suppose alors essentiellement la recherche
d’un arrangement qui peut n’être en rien moral, mais peut s’avérer avantageux pour les deux négociants.
La négociation semble devoir même avoir un terme définitif, clos par la signature d’un contrat. En effet Tandis
qu’une simple discussion peut rester ouverte et ne pas en finir avec les conflits, la négociation entend y mettre un
terme – et ce parfois en dépit de toutes considérations morales, au profit d’intérêts pragmatiques.
[Il suffirait de penser aux négociations entre pays ennemis, aux idéologies pourtant
radicalement opposées, mais signant un traité enrichissant économiquement pour l’un et l’autre…]

En revanche, si la laïcité est un principe inscrit notamment dans la Constitution française et est à l’œuvre dans le
droit français, ce principe ne repose-t-il pas sur des fondements moraux voire sur des valeurs « sacrées » ?

33
1) Le droit et la politique versus la morale et l’éthique ?

Sans doute faudrait-il dans un premier temps saisir cette distinction entre ce qui relève du droit (au sens juridique)
et ce qui relève de la morale. Le droit ne peut-il jamais permettre des actions que la morale pourtant réprouve ? Et
à l’inverse il peut sembler dans bien des cas, et selon les lois, que la morale permette des actions que le droit
interdit.

Cette distinction doit-elle se comprendre par la différence de contenu des obligations juridiques et morales ? Je
peux me permettre légalement des choses que ma morale réprouve.
Par exemple :
- le droit français ne m’interdit pas de manquer à la plupart de mes promesses ; de même, je ne
suis pas obligé légalement de faire des dons aux associations caritatives.
- A l’inverse, on pourrait vouloir au nom de considérations morales, refuser, comme Henry
Thoreau dans les années 1840, de payer l’impôt qui apporterait un soutien direct à l’esclavage.

Ainsi s’exprime Henry David Thoreau :


« Si un millier d’hommes refusaient de payer leurs impôts cette année, ce ne serait pas une mesure violente et sanguinaire,
comme le fait de les payer et permettre par là à l’Etat de commettre la violence et de verser le sang innocent. Telle est, en fait, la
définition d’une révolution paisible, si semblable chose est possible. Si le précepteur, ou tout autre fonctionnaire, me demande,
comme a fait l’un d’eux : « Mais que voulez-vous que je fasse ? », ma réponse est : « Si vous voulez vraiment faire quelque chose,
démissionnez. » Une fois que le sujet a refusé son allégeance et que le fonctionnaire a démissionné, la révolution est accomplie. »
(H.D. Thoreau, La Désobéissance civile, 1849 – trad. G. Villeneuve, éd. Mille et une nuits)

La difficulté consiste justement à savoir ce qui est moral et pourra justifier une désobéissance civile. Comment
s’assurer que cette désobéissance au nom de la morale ne soit celle arbitraire de quelques uns ? [voir plus haut sur la
question du fondement moral du droit d’exercer sa liberté d’expression]

Pour distinguer droit et morale, on peut aussi considérer l’intention elle-même :


- Juridiquement, je dois seulement agir conformément à mes obligations : mon action
extérieure est conforme à ce que me demande le droit : et le droit ne demande rien d’autre que
cette conformité. Si je n’ai pas agi en pensant intérieurement que ces prescriptions juridiques
étaient justifiées, si j’ai par exemple agi par peur d’être sanctionné, ni le policier ni le juge ne
pourront venir me le reprocher.
(Que j’ai respecté la limitation de vitesse parce que je suis sensible aux
questions de sécurité routière ou si j’ai au contraire agi simplement par peur
du gendarme, rien ne me sera reproché sur le plan judiciaire dans les deux
cas.)

- Moralement, je dois agir par devoir : je n’aurais donc pas agi moralement si mon intention

La Femme au masque, était seulement d’éviter tel désagrément, d’obtenir tel bénéfice, ou même en fonction de tel ou tel
vers 1650, Lorenzo Lippi, sentiment (ne pas mentir par crainte de ne plus être crédible, ou donner à telle
Musée d'Angers. Ce tableau a association pour obtenir plus tard telle faveur, ou par orgueil). J’aurais agi
eu plusieurs noms, dont
"L'Allégorie de la moralement, si j’avais seulement l’intention de respecter le devoir moral, pour lui-même : sans
simulation" (Catalogue de autre considération que ce qui me semble moral.
l'exposition Seicento 1988-89).
Voir : http://www.pedagogie.ac-
Pourtant cette frontière entre droit et morale est-elle à nouveau si étanche ?
nantes.fr/lettres/enseignement/seances/fai
re-dialoguer-une-uvre-litteraire-et-un-
tableau-de-tartuffe-a-la-femme-au- Hegel explique : « Il peut sembler que la morale permette bien des actions que le droit interdit, mais la
masque-834697.kjsp?RH=LETT
morale n'exige pas seulement l'observation du droit à l'égard d'autrui, elle ajoute de plus au droit la
disposition d'esprit qui consiste à respecter le droit pour lui-même. C'est la morale elle-même qui impose que, d'abord, le droit soit
respecté, et que, là où cesse le domaine du droit, interviennent des déterminations morales. »

Ainsi puis-je respecter les lois si je les estime toutes injustes ? Puis-je me contenter d’obéir aux lois sans cesse par
peur de la sanction ? Ou ne dois-je pas au contraire dans une certaine mesure considérer que les lois auxquelles
j’obéis, je les respecte, et que ce respect se fonde sur une adhésion somme toute morale ?

De même, La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 semble demander dans son article 26
l’application ou plutôt la « favorisation » de certaines valeurs morales, dont justement la « tolérance ». On devrait
d’ailleurs se demander si les droits de l’homme évoqués ne sont pas des droits dits « naturels », et si dans cette
mesure ces « droits naturels » ne relèvent pas de valeurs morales.
« 2. L'éducation doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et au renforcement du respect des droits de
l'homme et des libertés fondamentales. Elle doit favoriser la compréhension, la tolérance et l'amitié entre toutes les nations et tous
les groupes raciaux ou religieux, ainsi que le développement des activités des Nations Unies pour le maintien de la paix. »

Un cadre juridico-politique peut-il ou doit-il avoir une valeur morale ?


La liberté d’expression et la laïcité sont-elles des valeurs morales culturellement déterminées et limitées ? Ou bien
la liberté d’expression et la laïcité permettent-elles au contraire d’établir un cadre juridique et politique rationnel
universel et nécessaire au vivre ensemble ?

34
Le cadre démocratique doit sans doute être envisagé comme une valeur déterminée (qui a une place dans l’histoire
et qui peut être préservée, préférée, voulue ou au contraire abandonnée, voire rejetée), et ce même si l’on considère
que c’est une valeur universelle ou universalisable à opposer à toute forme de totalitarisme (dont peut-être certains
Etats théocratiques contemporains)
Mais si une telle valeur est choisie, quelles valeurs alors doivent être rejetées ? N’y aurait-il pas aussi un risque à
admettre ou revendiquer une identité démocratique fondée sur des valeurs définies (comme la laïcité et une
certaine liberté d’expression) ? Ou bien faut-il justement assumer ce risque et ce rejet comme les seuls légitimes car
les seuls universalisables et rationnels (permettant un dialogue ouvert, et l’épanouissement des identités
culturelles les plus diverses possibles – à condition justement qu’elles ne soient pas intolérantes) ?

Il faudrait ainsi distinguer également :


- la question de l’existence d’un Etat et des principes sur lesquels il repose,
- de la question de la légitimité de la politique qu’il met en place.
Par exemple : il faut distinguer l’existence d’un Etat d’Israël, le sionisme en ce sens pris en
charge dans un Etat fondé sur des valeurs démocratiques, et la politique que tel ou tel
gouvernement de cet Etat peut mener et dont on peut discuter la légitimité ou la justesse. (cf. 100
mots… , art. « Sionisme »)

Enfin on devrait peut-être distinguer dans un système politique donné ce qui relève des droits ou d’un Code, et,
d’autre part, des ordres (dont la validité est limitée dans le temps et l’espace, inscrite dans des circonstances
particulières et pouvant suivre une part d’arbitraire).
Or dans un système politique totalitaire, comme celui du IIIe Reich, les ordres du Führer
avaient force de loi… « C'est pourquoi l'ordre du Führer concernant la Solution finale fut suivi d'une pléthore de règles et
de directives, toutes élaborées par des avocats spécialisés et des conseillers juridiques, et non par des administrateurs.
Contrairement aux ordres ordinaires, cet ordre était considéré comme une loi. » (Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem…, trad. A.
Guérin, Gallimard, "Folio Histoire", pp. 244-245)
Dans les cas où l’ordre ne se fonde plus sur le droit, l’ordre peut devenir arbitraire et prendre même parfois la place
ou le masque de la loi.

Ainsi il faudrait distinguer d’une part l’autorité qui se fonde sur une certaine légitimité reconnue, un droit, et,
d’autre part, la force ou la domination qui relèverait du fait.
Dans cette mesure il faudrait aussi distinguer la servitude de l’obéissance à l’autorité qui relèverait d’un acte de
la raison : obéissance qui rend possible la mise en œuvre de la liberté.

35
2) Des principes « universels » ?
Qu’est-ce que l’universalité des droits de l’homme ? Qu’entendre par « Déclaration universelle
des droits de l’homme » ?
→ N’est-il pas abusif de prétendre que des principes doivent s’appliquer universellement : ces principes ne
sont-ils pas ethnocentrés, ce valeurs prétendument universelles ne sont-elles pas que les valeurs d’un
peuple occidental hégémonique (voire impérialiste) qui se prend pour le centre de l’univers ?

Raymond Boudon explique ainsi : « Le relativisme normatif place toutes les sociétés sur un pied d'égalité, et par là affirme
leur dignité. Pour qui le perçoit comme fondé, il est impossible de soutenir qu'une société ait des institutions supérieures à une
autre. Le règne de la bienveillance universelle peut alors s'instaurer : on est invité à considérer toutes les cultures comme
également dignes de respect. Bref, la congruence entre le relativisme normatif et les exigences de l'égalitarisme explique pour une
part l'influence et la large diffusion du premier. Ces exigences se sont faites de plus en plus pressantes avec la décolonisation, puis
avec la globalisation. » (Le relativisme, QSJ, Puf, 2008)

Et cependant, prôner un tel relativisme culturel permet d'établir des frontières rigides entre les territoires, les
groupes humains, les cultures, et finalement les valeurs, comme si aucun jugement de valeur ne pouvait s’exercer
hors de son territoire de naissance.
Il suffirait pour s’en convaincre de voir combien ce relativisme donne d’arguments à certains gouvernements
dictatoriaux pour s’opposer aux critiques, en prétextant que la défense des droits de l'homme chez eux pourrait
constituer un interventionnisme déplacé.

Il y aurait certainement, si l’on suit R. Boudon, une « utilisation abusive du principe du tiers exclu : ou les règles de
comportement sont objectivement fondées ou elles ne le sont pas. C'est méconnaître la possibilité que certaines règles soient
conventionnelles et que d'autres soient fondées sur des raisons. » (R. Boudon, Le relativisme, QSJ, Puf, 2008)

Pour autant proposer comme principe le respect de toutes les cultures est un principe qui se prend à son tour pour
un principe universel. Ainsi, celui qui prétend échapper à toute critique au nom de son « exception culturelle » qu’il
faudrait respecter, admet bien un principe de respect et d’égale dignité des personnes et des cultures. Seulement,
la plupart du temps il se sert de ces principes de bienveillance pour excuser ce qui tomberait justement sous le coup
du principe dont il se sert : le relativiste fait comme s’il n’imposait aucune norme, alors qu’il impose la norme de
« tolérance généralisée » – norme qui dans bien des cas lui sert d’excuse à l’extérieur pour ses détracteurs, mais
n’est finalement pas respectée à l’intérieur par le relativiste lui-même. Ce qui se présente comme une « tolérance
généralisée » apparaît bien finalement comme un universalisme inconscient et fait bien souvent du relativisme
normatif une doctrine de mauvaise foi.

Si les « Cannibales » de Montaigne ne sont pas plus cruels que nous, ils sont tout de même
cruels, et, alors qu’il semble dire que « n’avons d’autre mire de la vérité et de la raison que
les opinions et usances du pays où nous sommes », Montaigne n’a de cesse de dénoncer cette
cruauté.
Si je dis, avec Claude Lévi-Strauss, qu'est « barbare celui qui croit à la barbarie », ne suis-
je pas moi-même en train de croire à la barbarie ? Cette circularité logique tient à la volonté
d'affirmer un relativisme culturel tout en conservant une valeur au-dessus de toutes les valeurs
relatives : la tolérance ou le rejet de la barbarie. Lévi-Strauss, comme Montaigne, ne serait
alors pas si relativiste : ils proposeraient tous deux une norme en posant d’abord une « contre-
valeur », la barbarie ou la cruauté.

36
3) Laïcité et tolérance

Tolérer est emprunté au latin tolerare « supporter, endurer »


Tolérer est-ce alors supporter sans protester des atteintes à ses droits ?
Entend-on par tolérer seulement « Ne pas user, souvent avec condescendance,
du pouvoir, de l'autorité que l'on détient pour interdire quelque chose, pour
empêcher de faire quelque chose. » (TLFi) ?

On définit aussi la tolérance d’une autre manière comme une vertu, une
« disposition d’esprit, ou règle de conduite, consistant à laisser à chacun sa

Honoré Daumier, Les adversaires liberté d’exprimer ses opinions, alors même qu’on ne les partage pas. » (A.
Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie)
A. Lalande signale aussitôt, en citant Ed. Goblot, que la tolérance, dans son acception moderne, peut consister « non à renoncer
à ses convictions ou à s’abstenir de les manifester, de les défendre ou de les répandre, mais à s’interdire tous moyens violents,
injurieux ou dolosifs ; en un mot à proposer ses opinions sans chercher à les imposer. » [nous soulignons]

Pour autant pourquoi parler de tolérance plutôt que de l’obligation d’un respect de la personne humaine dans
l’expression de ses opinions, et de l’interdiction conjointe de l’injure et de toute forme de violence ?

La tolérance laisse entendre ou supposer non une obligation qui pourrait entrer dans un cadre juridique, mais une
sorte de vertu morale (voire religieuse) de charité, laissée à l’appréciation (condescendante ?) de celui qui veut bien
l’exercer, selon son bon vouloir ou ses bonnes dispositions donc.
Ainsi la tolérance pourrait en ce sens bien être un devoir moral mais qu’aucune loi juridique ne pourrait imposer. Et
ainsi on pourrait comprendre que La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 ne cherche qu’à la
« favoriser » et non à l’imposer, au même titre que « l’amitié » (cf. art. 26).

Ainsi on peut se demander si la France n’est pas, à quelques Etats près, le seul Etat à disposer d’un principe de
laïcité qui ne soit pas seulement un principe de tolérance.
En effet, les textes constitutionnels de la plupart des Etats s’appuient sur l’existence d’un Dieu, et ces Etats ne
peuvent donc ensuite que tolérer les autres croyances (celle de l’inexistence de Dieu ou bien celle de l’existence de
dieux « non-conformes »…) : les autres croyances seraient moins protégées que supportées ; on permettrait
seulement aux convictions de s’exprimer, mais on ne garantit pas leur égalité de droit.

Sans doute faudrait-il saisir combien les religions dites « naturelles », le déisme, le théisme, religions sans religion des
philosophes des Lumières, sont globalement hostiles à l’athéisme – et Voltaire le premier :
« Je ne voudrais pas avoir à faire à un prince athée, qui trouverait son intérêt à me faire piler dans un mortier ; je suis
bien sûr que je serais pilé. Je ne voudrais pas, si j'étais souverain, avoir à faire à des courtisans athées, dont l'intérêt serait
de m'empoisonner ; il me faudrait prendre au hasard du contre-poison tous les jours. Il est donc absolument nécessaire
pour les princes et pour les peuples, que l'idée d'un Être suprême créateur, gouverneur, rémunérateur et vengeur soit
profondément gravée dans les esprits. »
Dictionnaire philosophique portatif (1764 - 1769), article « Athée, athéisme »

Dans un « régime de tolérance », on pourrait donc, tolérer toutes les croyances, mais une certaine croyance est
privilégiée et tenue comme fondatrice : la croyance en un Dieu resterait fondamentale et fondatrice, si bien que
l’athée se trouve dans une position amorale voire asociale, même si on peut éventuellement le tolérer du moment
qu’il a un bon naturel…

Pourtant la tolérance ne peut-elle pas être conçue comme un devoir catégorique dans le respect qu’elle permet de
la personne et le dialogue qu’elle peut ainsi ouvrir entre les convictions ? En ce sens, si on ne peut obliger des
hommes à être amis, on peut peut-être malgré tout concevoir une obligation de tolérance dans ce qu’elle peut avoir
de « fraternel » (relevant en ce sens de « l’esprit de fraternité » évoqué par la Déclaration Universelle des Droits de
l’Homme de 1948, « esprit de fraternité » formulé comme un devoir, esprit dans lequel « tous les êtres humains […]
doivent agir les uns envers les autres » ) : il s’agirait de prendre conscience de l’insuffisance de son propre point de
vue et de s’intéresser à l’opinion d’autrui en lui accordant une certaine valeur, et celle notamment de différer de la
nôtre, de la compléter voire de la raffermir dans ce qu’elle a d’opposé.
Une telle obligation de tolérance suppose non pas que toutes les opinions se valent dans leur contenu ni que la
vérité est relative à chacun, mais que les voies d’accès à la vérité ne peuvent être monopolisées par une seule
démarche dogmatique : il y aurait une recherche à mener ensemble, dans le dialogue. (voir F. Roussel, « Sur
Tolérance – Observations » dans Vocabulaire technique et critique de la philosophie, dir. A. Lalande)

Le principe de laïcité n’apporte-t-il pas justement un cadre juridique à cette tolérance ?


« Le mot de tolérance est né au XVIe siècle des guerres de religion entre catholiques et
protestants : les catholiques ont fini par tolérer les protestants, et réciproquement. Puis la
tolérance a été demandée vis-à-vis de toutes les religions et de toutes les croyances. Finalement,
au XIX e siècle, la tolérance s’est étendue à la libre pensée. » (F. Mentré, « Sur Tolérance – Observations »
dans Vocabulaire technique et critique de la philosophie, dir. A. Lalande)

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« Dans les régimes de tolérance, la liberté religieuse est garantie mais pas l’égalité politique.
C’est le cas des pays bi-confessionnels (Pays-Bas, Allemagne, Suisse) et de la Grande-Bretagne
au XVIIe-XVIIIe siècle. Il faut attendre le XIXe siècle pour que la Grande-Bretagne donne des
droits politiques aux non-anglicans. Les protestants non-conformistes (baptistes, méthodistes,
quakers…) peuvent participer au gouvernement des municipalités, en 1828, puis est votée la loi
d’émancipation des catholiques, en 1829. Les juifs sont éligibles au Parlement en 1858. Le régime
de tolérance caractérise aussi l’Empire ottoman. En effet, le Coran admet la liberté religieuse
des « Gens du Livre » (juifs, chrétiens). Ces minorités se voient accorder le statut protecteur
mais inégalitaire de dhimmis (« protégés » en arabe) ; elles s’organisent dans le cadre
d’un millet (de l’arabe milla : communauté religieuse) sous l’autorité politique, juridique et
religieuse de leur chef religieux, conservent leur spécificité en matière de statut personnel
(mariage, filiation, héritage), mais doivent s’acquitter d’un impôt spécial et ne peuvent accéder
à des charges politico-administratives ou militaires au sein de l’Empire. »
(Bérengère MASSIGNON , « Les laïcités en Europe », IESR - Institut européen en sciences des religions, mis à jour le : 28/02/2014, URL :
http://www.iesr.ephe.sorbonne.fr/index7042.html )

Or dans un « régime de laïcité », contrairement à la tolérance, supposerait qu’aucune croyance n’est


privilégiée comme fondamentale ni fondatrice. Le principe de laïcité n’admettrait a priori aucune conviction
particulière comme plus légitime qu’une autre, si ce n’est un principe politique étranger à toute croyance et
garantissant l’exercice de toutes.
La laïcité ne se fonderait donc pas sur la volonté d’uniformiser l’expression des diverses croyances, ce
serait tout le contraire : non pas l’effacement des différences mais leur garantie, c’est-à-dire la garantie d’une
société plurielle, non monolithique, non totalitaire en ce sens.
Une telle garantie laïque ne semble possible que si l’on n’exige justement aucune conviction particulière de
la part de citoyens, mais seulement des actes légaux, conformes à un certain ordre politique.
Or cet ordre politique reste peut-être malgré tout fondé sur des valeurs, dont au moins celle consistant à
rejeter toute société monolithique, et celle de préférer une société plurielle à une société orientée de façon
privilégiée dans le sens d’une croyance particulière qui pourrait bien ne pas être partagée par tous.

Le terme de laïcité vient de l’adjectif « laïque » qui signifie initialement « qui n'appartient pas au clergé ni à un ordre
religieux » ou « qui est propre au monde profane ou à la vie civile » (TLFi) L’adjectif ne devrait donc pas exprimer une
incroyance ni une hostilité vis-à-vis de la croyance, mais l’appartenance à un monde non confessionnel, profane,
hors du temple. Ce serait bien une séparation que semble instaurer la laïcité comme principe.
Pourtant d’une part, ce principe fait-il de la vie civile une vie profane ? Et d’autre part, ce principe n’est-il pas lui-
même un principe « sacré » de la République ? Parler de « sacré » pour ce principe est-il un abus de langage ?
[voir plus haut « le sacré au-delà du religieux ? »]
Cette séparation qu’instaure le principe de laïcité n’est cependant pas du même ordre que la séparation introduite
par le seuil d’un temple ou par le voile [voir plus haut]. La définition des règles ne provient plus du religieux qui établit
ce qui doit être considéré comme sacré : c’est désormais l’Etat laïque qui définit comment toutes les croyances, et le
sacré qui y serait attaché, peuvent vivre dans la société qu’il réglemente.

Il ne s’agit plus de savoir comment le profane doit entrer dans le temple pour ne pas souiller cet espace
sacré, il s’agit de déterminer comment le sacré, sous ses diverses formes, peut être admis hors du temple
pour ne pas troubler cet espace commun.

C’est justement ce que semble indiquer la Loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l'Etat, dès son
article 1 : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions
édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public. »

A nouveau il semble s’agir d’un questionnement sur le vivre ensemble et l’ordre public. Pour autant, ne pas
troubler l’espace commun semble une perspective simpliste et réductrice ici : il ne s’agit pas d’y neutraliser toute
croyance, car reste à savoir comment le croyant lui-même peut ne pas se sentir lui-même troublé s’il devait renoncer
à toute manifestation de ses convictions ou à l’exercice de son culte dans cet espace. Il s’agit au contraire de lui
garantir le libre exercice de sa conviction, mais toujours dans des limites dont il reste à définir clairement la légitimité.

En outre, il faut disperser plus clairement un malentendu fréquent : si le laïque ne relève pas du religieux, la
5
laïcité n’est pas pour autant un principe athée, irréligieux, ni anticlérical . La laïcité est bien un principe
d’organisation du vivre ensemble : la laïcité se contenterait en ce sens de garantir l’existence de toutes les croyances
et de toutes les convictions – dans la mesure, encore une fois, où l’ordre public est respecté [voir plus haut à propos
de la liberté d’expression].
De ce point de vue, une croyance ou une conviction athée n’est pas plus laïque que n’importe quelle autre
croyance.

Ainsi André Comte-Sponville explique dans son Dictionnaire philosophique (2013, article « Laïcité »)
« La laïcité ne porte pas sur Dieu, mais sur la société. Ce n’est pas une conception du monde ; c’est une organisation de la Cité.
Ce n’est pas une croyance ; c’est un principe, ou plusieurs : la neutralité de l’État vis-à-vis de toute religion comme de toute

5 Voir plus bas, la définition (contradictoire ?) d’une conception « antireligieuse » de la laïcité. (cf. Jean Baubérot, Les 7 laïcités françaises,
Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, mars 2015 – ouvrage cité et commenté plus précisément plus bas)

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métaphysique, son indépendance par rapport aux Églises comme l’indépendance des Églises par rapport à lui, la liberté de
conscience et de culte, d’examen et de critique, l’absence de toute religion officielle, de toute philosophie officielle […].La laïcité
nous permet de vivre ensemble, malgré nos différences d’opinions et de croyances. C’est pourquoi elle est bonne, juste,
nécessaire. Ce n’est pas le contraire de la religion. C’est le contraire, indissociablement, du cléricalisme (qui voudrait soumettre
l’État à l’Église) et du totalitarisme (qui voudrait soumettre les Églises à l’État). »

Mais peut-on si facilement prétendre qu’aucune philosophie ni aucune valeur ne fonde le principe de
laïcité ? S’agit-il seulement d’un calcul politique, rationnel, dont chacun serait capable ?
Supposer que tous les citoyens doivent accepter ce principe de laïcité car il serait le plus rationnel, n’est-ce
pas supposer en même temps que les citoyens ont le devoir de se fier davantage à la raison qu’à leurs
croyances ?
En effet n’y a-t-il pas des normes qui fondent la possibilité même d’une certaine forme de légalité
démocratique (contrairement à une légalité dictatoriale fondée sur les volontés d’un groupe particulier ou
théocratique fondée sur l’autorité d’un pouvoir clérical) ? La norme est non seulement une norme établie au nom de la
raison mais au nom du bien commun, or dans les deux cas, ces normes ne prétendent pas être de simples valeurs
relatives à une culture donnée : ces normes prétendent rendre possible l’expression de toute culture. [→ voir
plus haut : des principes « universels » ?]

Voir l’importante conférence donnée à l’ESEN le 15/10/2013 par Abdennour Bidar où il retrace la construction de
la laïcité en France :
http://www.esen.education.fr/fr/ressources-par-type/conferences-en-ligne/detail-d-une-conference/?idRessource=1490&cHash=8ec01f4bd9

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4) Laïcité : quels espaces, quels temps ?
Lorsque l’on cherche à définir la laïcité, il semble que l’on se heurte très rapidement à la question
de savoir quelles frontières et quelles règles douanières elle instaure pour passer d’un espace privé
des convictions personnelles à l’espace public du vivre ensemble. Et, comme pour l’homme il y peu
d’espace de vie sans temps de vie, la laïcité interroge par la même occasion ce qui permet à un
individu d’avoir des pratiques différentes à des moments différents, au moment où il passe d’un
espace à un autre.
« Il ne s’agit pas de délégitimer tel ou tel credo, respectable en son ordre, mais de délimiter les domaines,
pour le mieux-être de tous » « Respecter la liberté religieuse c’est dans les faits lui ménager des aires et des
temps de présence et de représentations »
(Régis Debray, Ce que nous voile le voile, La République et le sacré, éd. Gallimard, 2004, Folio, p. 26 et p. 47 – nous soulignons)

Il semble inconcevable que des professeurs de l’enseignement public portent le


Honoré Daumier , La République – voile, la kippa, une croix ou un tee-shirt aux inscriptions « Dieu n’existe
esquisse, 1848 (Paris, musée d'Orsay). pas », « La religion, opium du peuple », ou encore « Vive le Parti de Gauche ! ».
Pourtant, il semble tout aussi inconcevable d’interdire à ces personnels, dans le cadre de leur
vie privée, de porter les marques de leurs convictions. Sans quoi il faudrait que l’Etat interdise les
manifestations politiques comme l’exercice des cultes...
Récemment s’est posée la question des « mamans » qui restaient voilées alors qu’elles
accompagnaient des sorties scolaires : doivent-elles à cette occasion retirer leur voile ?
En devenant accompagnateur, le parent doit-il se considérer comme agent d’un Etat laïque ? Le
parent ne tiendrait plus le rôle de parent, dans ce moment de la sortie scolaire, et sur l’espace
foulé par le groupe scolaire. Ou bien, au contraire, ces parents restent-ils les parents de tel
enfant, et qui, en tant que parents, ne deviennent pas agents de l’Etat, mais restent membres de
la société aux côtés des fonctionnaires de l’Etat, voire à côté d’eux, dans un autre espace
symbolique, celui des usagers du service public ? La limite serait donc le prosélytisme.

Sans doute peut-on, concernant ces « signes », distinguer les simples signes d’appartenance, des signes
prosélytes, Or déterminer à partir de quel moment un signe manifeste du prosélytisme (ce « zèle déployé pour
convertir autrui à ses idées, pour tenter d'imposer ses convictions » TLFi) cela ne suppose-t-il pas une
interprétation de la situation singulière, comprenant notamment l’intention du porteur du signe [voir plus haut]?

L’Etat semble avoir opté pour cette solution, comme l’indique le Discours de Najat Vallaud-Belkacem,
ministre de l'Éducation nationale, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, lors de son audition par l'Observatoire de la
Laïcité le 21 octobre 2014 :
« Tout en rappelant mon attachement à la neutralité du service public, je vous indique que ma position est conforme à celle qu’a
rappelée le Conseil d’État : "les parents accompagnant des sorties scolaires ne sont pas soumis à la neutralité religieuse". Ils ne
peuvent être considérés comme des agents auxiliaires du service public et soumis aux règles du service public. Pour autant, il peut
y avoir des situations particulières, liées par exemple à du prosélytisme religieux, qui peuvent conduire les responsables locaux à
recommander de s’abstenir de manifester leur appartenance ou leurs croyances religieuses. C’est un équilibre qui doit être trouvé
par les responsables de terrain et les cas conflictuels restent heureusement limités. Pour autant, je veux réaffirmer un principe et
une orientation. Le principe c’est que dès lors que les mamans (les parents) ne sont pas soumises à la neutralité religieuse, comme
l’indique le Conseil d’État, l’acceptation de leur présence aux sorties scolaires doit être la règle et le refus l’exception. »
(http://www.education.gouv.fr/cid83175/discours-de-najat-vallaud-belkacem-a-l-observatoire-de-la-laicite.html)

Pour un rapide résumé des décisions judiciaires sur ce point : voir http://actu.dalloz-etudiant.fr/a-la-
une/article/une-mere-voilee-peut-elle-participer-a-une-sortie-scolaire/

Pour la thèse opposée, voir :


- Catherine Kintzler : « Laïcité et École : interview de Catherine Kintzler », article publié le dimanche 8 février 2015 :
http://www.se-unsa.org/spip.php?article7536
- Henri Pena Ruiz : « Laïcité : lettre ouverte aux élus », article publié le 1 décembre 2014 :
http://blogs.mediapart.fr/blog/henri-pena-ruiz/011214/laicite-lettre-ouverte-aux-elus

Dans tous les cas la laïcité se définit en fonction de deux entités politiques : l’Etat et la société. La laïcité interdit la
manifestation d’appartenances religieuses ou partisanes dans l’espace de l’Etat et de ses institutions, dépositaires de
l’autorité publique. En revanche la laïcité laisse libre l’espace de la société, et garantit même l’exercice de cette liberté
d’opinion, de conviction, de culte et d’expression – toujours avec la restriction de « l’ordre public ».
Il y aurait donc non pas espace privé d’un côté, et un espace public de l’autre : cette distinction introduit de la
confusion et laisse penser que tout ce qui est de l’ordre des croyances et des convictions devraient rester cloîtré dans
un espace privé qui pourrait n’être qu’intime, domestique, caché aux yeux du public voire invisible.
Cette façon de concevoir la laïcité comme la claustration des croyances à la sphère intime relève en fait d’une
forme d’oppression des croyances reléguées à la clandestinité – et, pour cette conception de la laïcité, ce sort est le
plus souvent réservé à certaines croyances les plus visibles, stigmatisées par leurs cultes et par leurs signes
religieux. La laïcité peut alors devenir prétexte à privilégier une seule conviction sur l’espace public.
Or il ne peut s’agir pour un Etat véritablement laïque d’imposer une neutralité totale sur l’espace public, réservant
l’expression des signes religieux à l’espace privé, entendu de façon restrictive comme espace intime. Si tel était le
cas, se jouerait à nouveau une entrave à la liberté d’expression et à la liberté de culte voire leur abolition pure et
simple.
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La distinction qui structure la laïcité semble donc plutôt la suivante :
Espace public Espace civique

- Lieu de la société civile : lieu où circulent les - Lieu de l’Etat ou de la puissance publique, garante des
particuliers, à la fois en privé et en public, lieu où se libertés et des droits
nouent des rapports sociaux entre des individus
différents.

- Libre expression et libre manifestation de ses - Neutralité idéologique et religieuse : restriction de


croyances et de ses convictions. l’expression des croyances et des convictions
(limitée cependant toujours notamment par les lois Constitution française du 4 octobre 1958 : « Article Premier - La
régissant la liberté d’expression, « l’ordre public »… : France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale.
voir plus haut) Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction
d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. »

- Interdiction pour les agents de l’Etat du port de signes


- Permission pour tous du port de signes confessionnels
confessionnels et politiques
et politiques (dans la limite notamment encore de
« l’ordre public »)
- Fonctionnaires du service public, agents du système
institutionnel
- Usagers du service public, justiciables … (Le magistrat ne peut pas au cours de
(Au tribunal, dans une salle d’audience, le
l’audience porter ostensiblement une croix par-
prévenu et les victimes peuvent porter des
dessus sa robe ; de même que le préfet ne peut
signes religieux.
pas lors d’une cérémonie officielle porter de
Dans les transports en commun, le magistrat
signe maçonnique au revers de sa veste.)
rentrant chez lui, a ôté sa robe, et peut bien
porter la kippa.)
- L’élève, tout le temps de sa scolarité primaire et
secondaire (dont l’Etat a à répondre), n’est plus ni tel
- L’élève, jusqu’à son entrée à l’Université, n’est pas individu de telle origine ou de telle culture particulière, il
considéré comme un usager pleinement autonome. n’est plus l’enfant de personne : il est un être en devenir,
- L’étudiant, en revanche, peut à l’Université porter des à qui l’Etat doit garantir la liberté de se choisir son
signes d’appartenance (mais pas son professeur qui appartenance, et « protéger sa conscience en
reste agent d’une institution). formation ». (voir Régis Debray, Ce que nous voile le voile, La
République et le sacré, éd. Gallimard, 2004, Folio, p. 39)
Pour cette raison, l’enfant à l’école publique entre dans
un espace civique qui l’institue en élève. Ce qui lui
donne droit, selon l’expression de C. Kintzler, à une
« double vie », au même titre que pour les agents de
l’Etat. Cela dit, l’élève n’est pas un agent de l’Etat :
tandis que l’élève peut porter un « signe discret », l’agent
de l’Etat ne peut porter absolument aucun signe, même
discret, ni manifester aucune croyance particulière.

- On peut même adopter dans cet espace, si on le Pour autant interdira-t-on à un élève d’exprimer sa foi
souhaite, une démarche dogmatique, rester campé sur ouvertement devant ses camarades ?
son appartenance et refuser d’en discuter, renoncer à Si la prudence doit être de rigueur, sans doute doit-on
exercer un libre examen des positions autres que les supposer tout de même que les paroles peuvent être
siennes. discutées et évoluer, tandis qu’on parle difficilement à un
(Il n’est évidemment pas certain cependant qu’une telle signe qui, s’il est « ostensible », prend peut-être une
démarche soit pourtant acceptable ou « bien notée » place trop dogmatique dans le dialogue.
dans le cadre d’une évaluation universitaire placée sous
l’autorité des savoirs et de la démarche critique, au nom Quoiqu’il en soit, tout contenu doit être examiné avec
des savoirs) esprit critique, manifestant un certain effort de réflexion.

Cet espace n’interdit pas la lecture ni l’étude de textes


- Le prosélytisme (religieux ou idéologique)(dans la rue dits « sacrés » : simplement il en sera fait un usage
par exemple) semble autorisé, mais limité notamment culturel et non religieux. Ils seront étudiés non pas pour
par « l’ordre public ». En revanche comment tolérer un la foi ni pour quelque fin partisane, mais pour leur portée
tel prosélytisme à l’Université si celui-ci entrave la historique patrimoniale, esthétique, voie morale, sur le
« sérénité » et la liberté de l’enseignement, empêchant terrain d’une certaine connaissance à dimension
toute recherche et tout dialogue rationnel ? (voir à ce sujet universelle.
C. Kintzler, Penser la laïcité, éd. Minerve, 2014, p. 62 sq.) (voir Abdennour Bidar, Pour une pédagogie de la laïcité à
l’école http://archives.hci.gouv.fr/IMG/pdf/Pedagogie_de_la_laicite-web.pdf)

- Espace de libre consommation, de libre expression, - Espace qui garantit la liberté et la possibilité de
d’usage de la liberté sous ses formes les plus variées. l’esprit critique (contre tout prosélytisme)
Il garantit en ce sens « la liberté de changer de
religion ou de conviction » (comme l’indique l’article 18 de
Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948)

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Pour autant n’y a-t-il aucune porosité entre ces deux espaces ? N’y a-t-il jamais aucune difficulté dans la
manifestation des croyances et des convictions dans un espace public ?
Comment organiser par exemple la vie ensemble de personnes ayant des croyances divergentes dans
une entreprise ?
Faut-il autoriser des journées d’absence à l’occasion de toutes les fêtes religieuses, alors que
la continuité du service et la répartition des charges de travail peuvent en pâtir ? (Et
d’ailleurs de façon aiguë, faut-il persister, sous prétexte d’une identité culturelle française, à
organiser les jours fériés autour des fêtes chrétiennes ?) Faut-il retirer toute affiche
représentant des silhouettes vivantes ? Faut-il autoriser des séances de prières ? Faut-il
s’interdire de proposer certains mets dans les services de restauration ? Ou bien faut-il au
contraire toujours laisser le choix et la possibilité à chacun de respecter ses interdits
alimentaires ?

Philosophie Magazine, n°36, 21/01/2010, « Allah au boulot » par Fabien Trécourt : A propos de Allah a-t-il sa place dans
l’entreprise ? (Tome 1) et La République ou la burqa (Tome 2), de Dounia et Lylia Bouzar (Albin Michel). [nous soulignons]
« Pour les auteurs, ce rejet de « l’autre » musulman dans le divers ou le différent, comme s’il était un cas à part, est l’erreur
fondamentale qui engendre discriminations et laxisme. Un DRH n’a pas à se positionner sur le terrain religieux. S’appuyant
sur le code du travail et les délibérés de la Halde (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité), Dounia
et Lylia Bouzar proposent une série de réponses pratiques, fondées sur des questions aussi simples que : la pratique religieuse
nuit-elle à la performance de l’équipe ? à la bonne marche de l’entreprise ? Des problèmes de sécurité, d’organisation ou
d’hygiène sont-ils induits ? Pratiquement, si dans le secteur du transport des chauffeurs de bus sont nombreux à demander
leur journée pour la fête de l’Aïd, les auteurs tranchent pour une réponse négative, privilégiant la bonne marche du service.
Tout comme, pour raisons de sécurité, le port d’une kippa n’est pas autorisé dans le sas de décontamination d’une centrale
nucléaire.
En même temps, s’opposant à la stigmatisation de l’islam, les auteurs sont favorables à plus de souplesse : « Qu’un salarié
fasse discrètement sa prière pendant qu’un autre fume sa cigarette, peu importe. » Si une candidate se présente voilée à un
entretien d’embauche, elles préconisent de regarder « au-delà des apparences, les compétences ». Par ailleurs, elles critiquent
vivement l’idée que la religion n’a pas sa place dans le monde du travail selon le principe de laïcité : cette dernière n’est pas
l’exclusion de la religion mais l’organisation des différentes sensibilités et croyances. À la question qu’elles posent dans
le titre de leur livre, Dounia et Lylia Bouzar répondent donc : oui, Allah a sa place dans l’entreprise si cela ne fait pas entrave
au business. »

Les limites à la manifestation religieuse se trouvent donc dans les Codes qui régissent la vie des citoyens, c’est-à-
dire dans des principes qui sont notamment ceux encadrant la liberté d’expression, ceux qui de manière générale
protègent les libertés, les droits, l’intégrité des personnes, etc. [voir plus haut]

Voir la conférence donnée à l’ESEN le 15/10/2013 par Abdennour Bidar où il retrace la construction de la laïcité en France :
http://www.esen.education.fr/fr/ressources-par-type/conferences-en-ligne/detail-d-une-conference/?idRessource=1490&cHash=8ec01f4bd9

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5) Laïcité et identité : plusieurs conceptions de la laïcité ?
Le débat sur la laïcité a souvent pris la forme d’une réponse définitive à la question de savoir ce que serait le
« modèle français », et ce au point de se focaliser sur l’identité de la République française et de ses citoyens. Il faut
sur ce point citer l’ouvrage de Jean Baubérot, Les 7 laïcités françaises (Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, mars
2015). L’ouvrage s’efforce de distinguer sept conceptions différentes voire divergentes de la laïcité en France ; ces
conceptions se présentent comme des « idéaux-types », qui peuvent se rencontrer occasionnellement dans tel ou tel
discours. Il apparaît important dans cette perspective de ne pas faire de la laïcité ni un concept monolithique national,
comme enraciné pour toujours dans une culture donnée qu’il ne faut pas questionner, ni un beau principe « aux mains
blanches », malheureux d’être tombé du ciel éternel des idées, comme assailli de toutes parts. Le mérite de l’ouvrage
consiste à s’interroger sur les mises en œuvre pratiques de ce qu’on appelle « laïcité » et à distinguer certaines
ambitions souvent confondues. Or ce travail de distinction permet, nous semble-t-il, de nommer certaines usurpations
de ce que pourrait ou devrait être le principe de laïcité : sans doute ne suffit-il pas d’employer le mot « laïcité » pour
parler vraiment d’un principe de laïcité conséquent.

Jean Baubérot s’attache à distinguer ces conceptions la laïcité par « leurs articulations différentes des quatre
éléments suivants : la liberté de conscience (et de ses divers rapports avec la liberté de religion), l’égalité (plus ou
moins forte) des droits sans condition religieuse (principe de non discrimination), la séparation et la neutralité (et de
ses diverses manières de les envisager) »

Nous reformulons, un peu différemment ces critères sous la forme de quatre réseaux de questions :
1- Quelles limites accorder à la liberté de culte (: liberté de choix et d’exercice) et comment la garantir?
Conjointement quelles limites accorder à la liberté d’expression et comment la garantir (voir le problème du
droit au blasphème) ?
2- Comment garantir l’égalité des droits des citoyens ? (Comment ne pas opérer de discrimination inique ?)
3- Comment se définit l’espace civique ? (Comment organiser la séparation de l’Etat d’avec les religions ou
les convictions particulières ?)
4- Quelles normes ou quelles valeurs faut-il demander à l’Etat de défendre ou de transmettre ? Jusqu’où
manifester la neutralité de l’Etat ?

J. Baubérot distingue ainsi sept « laïcités », dont on peut se demander si l’on peut encore qualifier de « laïcité »,
certaines façons d’adjectiver ce principe :
1. Une laïcité « antireligieuse » prenant sa source dans un athéisme militant qui se prétend hériter d’un
rationalisme éclairé et émancipateur (ses principaux représentants : Maurice Allard en 1905 et Michel Onfray
actuellement) La liberté de conscience ne pourrait s’acquérir que par une liberté de penser émancipée du religieux, et
de ce fait toutes les convictions ne seraient pas égales aux yeux des institutions – et mêmes celles qui seraient en
désaccord avec des principes athées pourraient être considérées comme séditieuses. Mais alors on doit se
demander si on peut encore parler de laïcité pour un principe qui ne semble plus garantir la liberté de culte.
2. Une laïcité « gallicane » issue de la politique religieuse des rois de France, autorisant l’Etat à intervenir dans les
affaires religieuses. J. Baubérot explique ici comment cette laïcité « gallicane » a persisté et s’est vue renouvelée à la
fin des années 80, au profit d’une forme de « religion civile » d’Etat, défendant une Ecole affranchie de toute emprise
cléricale, et se méfiant des convictions de la société civile. Cette conception s’intéresse davantage à la neutralité de
ses citoyens et à étendre cette neutralité, qu’à sa séparation d’avec les religions et à la garantie de la liberté de culte.
3. Une première conception « séparatiste » qui refuse les deux premières conceptions et qui est l’une des origines
de la loi de 1905 : conception « stricte et individualiste », représentée par Ferdinand Buisson, laissant le soin à
chacun de s’associer librement, sans que cela ne concerne d’aucune manière l’Etat.
4. Une seconde conception « séparatiste », celle qui l’emporta finalement dans la loi de 1905, celle d’Aristide
Briand et de Jean Jaurès : conception « collective et inclusive », tenant à conserver l’intégrité des Eglises telles
qu’elles étaient alors constituées, en garantissant ainsi l’exercice de la liberté de culte.
5. Une laïcité « ouverte », plus récente, demandant notamment la reconnaissance de l’utilité publique des religions.
Nous reviendrons plus bas sur les difficultés d’une telle conception de la laïcité.
6. Une laïcité « identitaire », faisant de la laïcité moins un principe d’organisation politique, qu’une valeur culturelle
nationale, opposée aux « communautarismes » et au multiculturalisme. (Ce faisant J. Baubérot établit un lien
intéressant mais peut-être discutable avec la laïcité « gallicane ») Cette « laïcité » entend, de façon contradictoire,
s’accorder avec une conception de la République Française comme devant restée enracinée dans son héritage
catholique. Ici on voit mal comment on pourrait encore parler de laïcité – nous y reviendrons plus bas également.
7. Une laïcité « concordataire », héritage du régime napoléonien des « cultes reconnus » en Alsace-Moselle,
légitimée par le Conseil constitutionnel affirmant que l’indivisibilité de la République inclut une diversité. Là aussi le
terme de « laïcité » employé pour cette conception pose un sérieux problème (ne serait-ce que par la
reconnaissance et la subvention de cultes qui ne sont peut-être pas partagés par les citoyens.)

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Nous avons distingué laïcité et tolérance, il convient maintenant, dans la perspective du travail de J. Baubérot, de
distinguer laïcité et « sécularisation ». Selon lui, les laïcités « antireligieuse », « gallicane » et « ouverte » feraient la
confusion dans un sens différent (si bien qu’on peut se demander là encore si nommer ces conceptions du terme de
« laïcité » n’est pas trop accorder à leur prétention) :
- soit par la volonté d’une sécularisation des convictions religieuses (en éradiquant les religions pour la laïcité
« antireligieuse », ou en choisissant ce qu’une « religion civile » peut admettre pour celle « gallicane ») : c’est l’Etat
qui sécularise et prend le pas sur les religions.
- soit, au contraire, par la crainte d’une telle sécularisation (en établissant, avec une laïcité « ouverte », une
collaboration entre puissance publique et autorités religieuses, en préservant l’influence et l’intégrité de ces autorités
religieuses). Mais, paradoxalement, ce faisant, on peut se demander si la ou les religions ne se sécularisent tout de
6
même pas en s’immisçant dans les affaires de l’Etat
→ Cette confusion entre sécularisation et laïcité perd de vue ce qui permet une délimitation claire et séparée
(véritablement laïque) d’un espace civique indépendant des considérations religieuses et convictionnelles.
( voir J. Baubérot, Les 7 laïcités françaises (Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, mars 2015, p.102, et l’ouvrage d’Olivier
Roy, La laïcité face à l’islam, éd. Stock, 2005)

« Cette dissociation entre État et religion, citoyenneté et confessionnalité s’est faite en Europe selon
deux voies différentes : la laïcisation et la sécularisation.

Dans le premier cas, cette disjonction s’est opérée par le haut par de mesures édictées par
l’État et de manière conflictuelle avec la religion dominante, d’où une histoire chaotique faite
d’avancées laïcisatrices sur de courtes périodes (un règne, un régime, un gouvernement) et de
reculs sous le poids des forces cléricales en résistance.
Dans le deuxième cas, il y a eu un effacement progressif et graduel de l’emprise politique de la
religion, due à l’évolution de la société sur le temps long (plusieurs siècles avec une
accélération dans les années 1960-1970 du fait de la libéralisation des mœurs et de l’émancipation
des femmes), évolutions sociétales qui ont permis une certaine séparation pacifique de l’Église
dominante et de l’État.

Il faut souligner que ces deux processus peuvent s’appuyer l’un sur l’autre. La France est un
exemple de laïcisation et de sécularisation. La politique laïcisatrice de la Révolution française,
puis de la IIIe République, s’est accompagnée d’un déclin de la croyance et de la pratique
religieuse, tout comme de l’encadrement religieux (crise des vocations) au sein de la religion
majoritaire catholique, ce qui a permis le passage d’une laïcité de combat à une laïcité
relativement apaisée (du moins dans ses rapports avec le catholicisme).

Cependant, ces deux logiques peuvent être disjointes, d’où la portée heuristique de ces deux
termes. Le Danemark, doté d’une Église d’État, se caractérise par une sécularisation sans
laïcisation, tandis que la Turquie a connu une politique de laïcisation autoritaire sous Mustafa
Kemal sans que la société turque musulmane ne connaisse un processus de sécularisation. »

(Bérengère MASSIGNON , « Les laïcités en Europe », IESR - Institut européen en sciences des religions, mis à jour le : 28/02/2014, URL :
http://www.iesr.ephe.sorbonne.fr/index7042.html )

6
Olivier Roy, dans son article « L’islam politique, toujours en échec » (daté de février 2015 et publié dans la revue Esprit n°414, de mai
2015), explique : « Un Etat religieux n’applique pas une religion qui existe en dehors de lui, il la définit d’abord. Un Etat islamique ne
laisse pas les religieux appliquer la charia : il définit d’abord ce qu’est la charia et ensuite les modalités de nomination des juges. Même
en Arabie Saoudite, le pouvoir définit la place du religieux ; il est donc toujours au-dessus du religieux : il en fait toujours un de ses
instruments, même s’il prétend se mettre au service de la religion. Tout Etat est séculier et, en instrumentalisant la religion, tout Etat
sécularise la religion. »

44
Nous voudrions cependant nous attarder sur deux conceptions de la laïcité, qui pourraient s’apparenter, dans
l’esprit de Jean Baubérot, l’une, à la laïcité « ouverte », l’autre à une laïcité qui n’est peut-être ni pleinement
7
« séparatiste » (car assumant des valeurs devant être partagées ), ni tout à fait « gallicane » (n’interdisant aucune
8
croyance ni aucune pratique religieuse en tant que telle) .
Nous nous appuyons en partie sur le débat ci-dessous entre Jean-Marc Ferry et Catherine Kintzler – débat nous
semble-t-il symptomatique de l’affrontement entre ces deux conceptions de la laïcité.

→ Voir Philosophie Magazine, n°78, 27/03/2014 « Péril en la (laï)cité ? » (Propos recueillis par Philippe Nassif) : « Jean-Marc
Ferry prône le retour des religions à la table des négociations. Face à lui, Catherine Kintzler soutient que la laïcité est seule à
même d’assurer la liberté des consciences. »
« Jean-Marc Ferry : Le partage libéral entre conviction privée et raison publique s’est imposé aux sociétés européennes à
la suite des guerres de religion. Au départ, l’enjeu était d’affirmer un principe de coexistence entre les différents cultes. À
cette inspiration initiale, le projet républicain français est venu ajouter un élément supplémentaire : l’idée qu’il s’agit non
seulement d’assurer la paix civile entre les convictions, mais de réaliser le libre épanouissement des individualités en
cultivant la capacité de penser et de juger par soi-même. Afin d’accéder à l’intelligence de la Déclaration des droits de
l’Homme, nous sommes appelés à nous rencontrer dans l’espace public « en tant que simples êtres humains », abstraction
faite de nos convictions et de nos appartenances. Depuis 1872, la loi française interdit de poser la question de la religion lors
du recensement. Vous parlez, Catherine Kintzler, d’un « devoir d’aveuglement » propre à la laïcité. Or il me semble que ce
« voile d’ignorance », qui a été efficace en son temps, rencontre aujourd’hui des limites problématiques. Pourquoi ? Parce
que les personnes ont besoin d’être reconnues non pas seulement comme individus abstraits mais dans leurs convictions et
« identités », comme on dit, dans ce qu’elles éprouvent et vivent. À cette demande omniprésente aujourd’hui, l’application
stricte du principe de la laïcité à la française ne permet pas de répondre. L’excommunication politique des religions aiguise
les communautarismes. Aussi est-il peut-être temps d’ouvrir un nouvel espace de confrontation civile entre convictions
religieuses et considérations laïques.
[…]En tout cas, je n’entends pas remettre en question l’autonomie des sphères du politique et du religieux, c’est clair. Je
parle cependant pour une relation plus ouverte entre conviction privée et raison publique, une porosité nouvelle qui
répondrait à un nouvel âge de l’intégration.
Catherine Kintzler : Vous situez la laïcité à la française dans la continuité du modèle libéral de tolérance à l’anglo-
saxonne. Cependant, on l’oublie souvent, John Locke, le fondateur de la tolérance, n’était pas laïc, mais il a vu le cœur de la
question. Selon lui, les athées doivent être exclus de l’association politique. Pourquoi ? Parce qu’ils ne sont pas fiables !
Lorsqu’ils prêtent serment, on ne sait pas sur quoi. L’idée de Locke est que, pour former une association politique, il faut
pouvoir tabler sur un lien préalable dont le modèle est religieux. Or le régime laïc rompt avec ce modèle : le lien politique est
pensé comme étranger à tout lien préalable. Autrement dit, toutes les positions vont pouvoir s’inscrire dans le régime laïc, y
compris celles qui n’existent pas ! Ce modèle fondé sur la séparation des espaces me paraît toujours fécond. Ainsi, comme
citoyenne et comme professeure, j’ai mené au fond une double vie. Car il faut que l’école permette aux enfants aussi de
mener une double vie. Il faut qu’il y ait des lieux de respiration par rapport à nos identités familiales, religieuses, régionales.
C’est ce qui soutient la liberté. Je crains qu’en instaurant une plus grande « porosité » ou « continuité » entre les espaces,
cette liberté ne soit menacée. […]
J.-M. F. : Encore une fois, je ne reviens pas sur le principe de séparation des sphères. Les autorités religieuses n’ont pas à
faire la loi, ni les mouvements politiques, chrétiens ou musulmans, qui aujourd’hui font surtout preuve d’une inculture
militante en matière de religion. […]. Cependant, pour que la religion puisse s’impliquer véritablement dans le débat
démocratique, il lui faut consentir à une forme de « conversion » : qu’elle renonce, non à la dogmatique de ses contenus,
mais, le cas échéant, à un dogmatisme de l’attitude. Les religions de l’espace européen sont appelées à s’ouvrir au
faillibilisme, au criticisme, au perspectivisme, tous motifs qui caractérisent une « société ouverte ». Là, l’argument « Dieu dit
que… » ne saurait évidemment fournir une base de justification pour des normes publiques. »

7
On peut se demander dans quelle mesure la laïcité séparatiste (stricte et individuelle) défendue par Ferdinand Buisson peut être
pleinement soutenue dans une République qui combat les dérives sectaires (voir plus bas). En effet, F. Buisson soutient qu’un homme ou
une femme qui ferait « le sacrifice de ses biens, de sa santé, de sa vie […] pour se dévouer à une cause qui lui est chère » manifesterait,
même si la cause est détestable, des « actes de la liberté individuelle que nous n’avons nul droit d’entraver » (F. Buisson, « la crise de
l’anticléricalisme », 1903, Revue politique et parlementaire, 112 : 5-32 ; cité par J. Baubérot, Les 7 laïcités françaises (Editions de la Maison des
Sciences de l’Homme, mars 2015)
Pourtant, tandis que les premiers partenaires de F. Buisson dans l’élaboration de la loi de 1905, Aristide Briand et Jean Jaurès,
défendent la conception séparatiste « collective et inclusive » qui s’imposa finalement, F. Buisson semble tenir contre eux une position
plus cohérente : « Avec la séparation, déclare Ferdinand Buisson, l’Etat ne connaît plus l’Eglise en tant qu’entité ou que hiérarchie
officielle […]. Mais l’Etat connaît des citoyens français catholiques » Peut-être faudrait-il ajouter d’ailleurs que l’Etat ne les connaît
même pas en tant que catholiques : aucun fichier institutionnel ne devrait faire mention en tant que telle de leur appartenance religieuse, et
ils peuvent cependant manifester leur croyance publiquement. Ceux-ci peuvent exercer leur liberté « sur la base admise en démocratie,
celle de l’association libre et volontaire. » (cité par J. Baubérot, Les 7 laïcités françaises (Editions de la Maison des Sciences de l’Homme,
mars 2015, p. 64)
8
Une laïcité purement « gallicane » qui imposerait dogmatiquement une « religion civile » semble bien éloignée des ambitions
démocratiques d’une République comme la nôtre, posant le problème et de l’égalité des droits et de la liberté de culte. De ce point de vue
« gallican », tout « intégrisme » ou tout « fondamentalisme » en lui-même risquerait d’être condamné ou réprimé, au seul titre de sa
croyance ou de sa pratique religieuse (voir plus bas sur le cadre légal déterminant les dérives sectaires) [voir aussi les débats sur
l’interdiction du « voile intégral » dans les lieux public : il ne peut visiblement pas être interdit au seul nom de la croyance qu’il
manifeste] (voir sur ces points l’ouvrage de J. Baubérot, Les 7 laïcités françaises (Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, mars 2015,
p.45-56, et l’ouvrage d’Olivier Roy, La laïcité face à l’islam, éd. Stock, 2005)
45
9
Laïcité « ouverte » ou « tolérante » ou problématique Laïcité « fraternelle » ou « rationnelle » ou critique

- Un modèle fondé sur un espace civique intégrant - Un modèle fondé sur un espace civique excluant
toutes les croyances possibles : il est donc inclusif toute intrusion des croyances et des convictions
car « ouvert » à la prise en compte des valeurs de particulières.
tous les discours éthiques – les discours religieux entrant Le principe de laïcité est fondé sur une « fraternité »
dans ce cadre. disons rationnelle et universelle – pouvant s’abstraire
de toutes les valeurs qui ne sont pas rationnelles.
Reste à savoir ce qui permet de déterminer sur quoi
repose le choix de telle valeur plutôt que telle autre pour
décider par exemple du sort d’une loi, si ce peut être sur
des convictions qui peuvent n’être pas universelles, mais
particulières à une religion. Sur quoi faire reposer le
consensus ? Une négociation ? Des rapports de force
imposant la tradition que l’on suppose la plus propre à
l’identité du pays ?

- Les citoyens et les agents de l’Etat pourraient en ce - Les agents de la puissance publique mènent une
sens exprimer leurs croyances, seul moyen de ne pas « double vie » : ils se défont d’une part d’eux-mêmes en
renoncer à leur identité, ni à leur dogmes (même s’ils entrant dans l’espace civique, c’est-à-dire en endossant
peuvent tolérer les autres croyances et discuter). leur rôle de garant des droits et des libertés.
Mais le justiciable ne peut-il pas se demander si le S’agit-il d’un renoncement à soi-même, ou pire, d’une
magistrat n’a pas tranché en raison de ses convictions hypocrisie ? Mais alors il en irait de même pour toute
affichées, et l’élève si le professeur ne l’a pas évalué au prétention à l’impartialité : pour le magistrat qui juge
nom de croyances personnelles ? comme pour le professeur qui évalue.

- Partialité qui accepte le dialogue – personne ne - Impartialité qui malgré tout propose des valeurs
renonçant à ses dogmes (liberté, égalité, fraternité, dignité de la personne,
Le dialogue serait-il alors dans les marges acceptables rationalité) – valeurs qui justement permettent
par les dogmes, marges permettant ici ou là des l’impartialité : aucune croyance ne fonderait le lien
consensus ? Pourquoi chacun ne chercherait-il pas alors politique ; le lien politique de la communauté
à imposer ses propres dogmes comme les seuls républicaine se fonde lui-même sur sa rationalité critique.
« véritables » ou les plus probants ?

- Des valeurs qui sont discutées sans possibilité de - Des valeurs qui sont transmises de façon rationnelle et
trancher définitivement et menant à des problèmes en ce sens critique (voir ce terme plus haut)
qu’un consensus pourrait difficilement surmonter (la
rationalité posant elle-même problème).
Et on pourrait même se demander si ce n’est pas alors
la position dominante qui l’emporterait, moins au nom de
sa légitimité qu’au nom de sa force.
Ainsi le problème reste perpétuellement devant nous, à
résoudre, et toute résolution peut demeurer insatisfaisante voire
entachée de frustrations. Le terme vient du grec problèma
(πρόβληµα) «ce qu'on a devant soi, obstacle; tâche, sujet de
controverse, problème», dérivé de proballô (προβαλλω) «jeter
devant; mettre en avant comme argument; proposer (une
question, une tâche, etc.)». La tâche reste en ce sens intacte,
in-finie.
→ On retrouve ici les difficultés liées au relativisme
normatif (voir plus haut)

Que la laïcité se définisse comme « fraternelle », « rationnelle » ou critique, n’entrave pas le noyau dur de la
conception « séparatiste » au cœur de la loi de 1905 : rien n’empêche que, dans un espace civique je sois neutre,
que j’ai un regard critique sur mes convictions, et qu’en même temps je puisse conserver ces convictions, qu’enfin
mon identité confessionnelle ne soit pas bafouée. On peut lire en effet dans la Loi du 9 décembre 1905 concernant la
séparation des Eglises et de l'Etat
« Article 31 - Sont punis de la peine d'amende prévue pour les contraventions de la 5ème classe et d'un emprisonnement de six
jours à deux mois ou de l'une de ces deux peines seulement ceux qui, soit par voies de fait, violences ou menaces contre un
individu, soit en lui faisant craindre de perdre son emploi ou d'exposer à un dommage sa personne, sa famille ou sa fortune,
l'auront déterminé à exercer ou à s'abstenir d'exercer un culte, à faire partie ou à cesser de faire partie d'une association cultuelle, à
contribuer ou à s'abstenir de contribuer aux frais d'un culte. »

9
Si l’on songe ici, au moins en partie, à la position de Catherine Kintzler sur la laïcité, notons bien qu’il lui paraît inconséquent
d’ajouter un adjectif au concept de « laïcité » : l’adjectiver reviendrait à lui apporter une nuance qui serait un dévoiement. La
laïcité bien définie suppose nécessairement un « consentement raisonné » qui n’a rien à voir avec quelque croyance ou quelque
« foi civile » que ce soit. Si la laïcité se fonde sur des valeurs, elles ne peuvent être objets de foi. (Voir notamment C. Kintzler,
Penser la laïcité, éd. Minerve, 2014, p. 19 et p. 109 sq.)
46
La laïcité semble donc toujours toucher de près à la question de l’identité convictionnelle ou
confessionnelle des citoyens. Le débat sur la ou les laïcités s’est même parfois focalisé sur l’identité de la
République française et de ses citoyens. Et force est de constater qu’en effet la mise en œuvre du principe
de laïcité suppose toujours (sans pour autant être « identitaire ») un certain engagement sur le terrain des
identités : s’agit-il d’obliger les citoyens à assumer une identité définie, de renoncer à certaines qualités
(vues alors comme séditieuses), ou bien, tout au contraire, s’agit-il de permettre à chacun de se forger
librement son identité ? [Sur l’identité : voir plus bas]
Il semble bien que sans liberté d’expression notre identité ne saurait choisir librement à quel saint se vouer, mais
conjointement si l’Etat prend parti, jusqu’au cœur de l’Education Nationale, pour tel ou tel credo, tel ou tel dogme, les
identités personnelles resteraient non seulement sous influence, mais opprimée.
Toute la difficulté consiste pour un Etat laïque à justifier que son principe de laïcité ne tranche pas en faveur de telle
ou telle croyance particulière.
« Le bouclier laïque sauvegarde un refuge ouvert à tous, non pas pluri- mais trans-commnautaire. Il est d’autant plus
appréciable que ce qu’il met à l’abri n’est pas une arrogance ethnocentrique mais la faculté offerte à quiconque, Français de
première ou de deuxième génération, étranger, européen ou non, de moduler à loisir son identité, ou d’en croiser plusieurs, par une
pratique exercée du libre-examen »
(Régis Debray, Ce que nous voile le voile, La République et le sacré, éd. Gallimard, 2004, Folio, p. 28)

Ne peut-on pas dire que, au fondement de cette mise en œuvre, restent tout de même des normes et des
valeurs au-dessus des croyances ou des convictions particulières, des valeurs et des normes à prétention
transcommunautaire ou universelle, comme la liberté, l’égalité et la fraternité ?

En effet réduire la laïcité à une culture parmi d’autres peut conduire à faire de la laïcité une valeur nationale et
parfois nationaliste, qui peut même s’accommoder avec la défense d’une culture privilégiant un patrimoine voire une
tradition religieuse plutôt qu’une autre.
Ainsi il existe en France un courant idéologique et politique qui souhaiterait défendre certaines valeurs au nom
d’une tradition française catholique, et interdirait purement et simplement bien volontiers la construction d’édifices
garantissant le culte d’autres religions, comme des mosquées.
Si l’on veut entendre la laïcité comme celle issue d’une certaine culture et d’une certaine histoire (disons
européenne), il faudrait entendre par là moins la tradition d’un territoire aux frontières bien étanches, qu’un
ensemble de valeurs fédératrices et universalisables, qui donnent du sens au vivre ensemble. Il s’agirait
d’identifier un vivre ensemble qui puisse fédérer les communautés qui y vivent et y trouvent un sens : une
fraternité.

De ce point de vue, la fraternité (voir plus bas pour ce concept) ne relève pas simplement d’une culture
particulière, ni d’une « foi civile », mais, au contraire, se pose comme un principe rationnel garantissant un
libre développement des cultures dans une pluralité pacifique – ce qui signifie le contraire d’un développement
arbitraire des cultures dans une concurrence conflictuelle guerrière.
Ce serait en ce sens que des êtres humains pourraient discuter de leurs préférences dans un dialogue fraternel car
laïque (dans une perspective d’intégration), au lieu de se concurrencer et de craindre la victoire de « l’autre culture »
(dans une perspective d’exclusion). [voir le dernier point de ce document]

Notons enfin que si la force du principe de laïcité consiste à se proposer lui-même à l’examen des citoyens,
cette fraternité, que la laïcité suppose ou propose, serait alors critique et rationnelle (et non dogmatique ni
sacrée en ce sens) :

« Condorcet a exposé sa réticence devant l'idée d'une sacralisation de la législation et, plus généralement, devant le recours à ce
qu'on appelait alors l'enthousiasme. S'agissant de l'enseignement de la Constitution, le Premier Mémoire sur l'instruction publique
précise que celui-ci doit se borner à l'exposer comme un fait et à en rendre compte, et il ajoute :
“Mais si on entend qu'il faut l'enseigner comme une doctrine conforme aux principes de la raison
universelle, ou exciter en sa faveur un aveugle enthousiasme qui rende les citoyens incapables de la juger ; si
on leur dit: voilà ce que vous devez adorer et croire, alors c'est une espèce de religion politique que l'on
veut créer ; c'est une chaîne qu'on prépare aux esprits, et on viole la liberté dans ses droits les plus
sacrés, sous prétexte d'apprendre à la chérir. Le but de l'instruction n'est pas de faire admirer aux
hommes une législation toute faite, mais de les rendre capables de l'apprécier et de la corriger.”
[Condorcet, Cinq Mémoires sur l’Instruction publique, éd. C. Coutel et C. Kintzler, Paris, GF, 1994 – le texte de
Condorcet est disponible sur le site de l’université du Québec à Chicoutimi]. » [nous soulignons]

(C. Kintzler, Penser la laïcité, éd. Minerve, 2014, p. 113).

Nous pouvons relever le paradoxe : il s’agirait de garantir « les droits les plus sacrés » en refusant toute sacralité
(dogmatique) à leur fondement. Si ces droits sont « sacrés » ne serait-ce pas justement par la très haute valeur que
leur confère un consentement rationnel renouvelable, et révisable ?

Voir la conférence donnée à l’ESEN le 15/10/2013 par Abdennour Bidar où il retrace la construction de la laïcité en France :
http://www.esen.education.fr/fr/ressources-par-type/conferences-en-ligne/detail-d-une-conference/?idRessource=1490&cHash=8ec01f4bd9

47
6) La laïcité dans la lutte contre les « dérives sectaires » : quelle défense
des droits et de la liberté ?
Nous ferons simplement observer que ce qui est visé dans la lutte contre les « dérives sectaires », ce ne sont pas
les croyances (donc pas les sectes), mais la transgression des droits et des libertés, l’ordre public et l’atteinte aux
personnes et aux biens.
Nous nous contenterons de citer les sites gouvernementaux français à ce sujet [c’est nous qui soulignons]

http://www.derives-sectes.gouv.fr/quest-ce-quune-d%C3%A9rive-sectaire
« Qu'est-ce qu'une dérive sectaire ? […]
Il s'agit d'un dévoiement de la liberté de pensée, d’opinion ou de religion qui porte atteinte à l'ordre public, aux
lois ou aux règlements, aux droits fondamentaux, à la sécurité ou à l’intégrité des personnes. Elle se caractérise par la
mise en œuvre, par un groupe organisé ou par un individu isolé, quelle que soit sa nature ou son activité, de pressions ou de
techniques ayant pour but de créer, de maintenir ou d’exploiter chez une personne un état de sujétion psychologique ou
physique, la privant d’une partie de son libre arbitre, avec des conséquences dommageables pour cette personne, son
entourage ou pour la société.

http://www.interieur.gouv.fr/A-votre-service/Ma-securite/Conseils-pratiques/Ma-famille/Que-faire-face-a-une-derive-sectaire-
dangereuse-ou-a-une-suspicion-de-derive-sectaire
Conformément à sa conception de la laïcité, la République française ne saurait s'immiscer dans les croyances auxquelles
peuvent librement adhérer les personnes. Elle assure conjointement la protection de la liberté de conscience et la sauvegarde de
l'ordre public, notamment en protégeant les personnes contre les dérives sectaires constitutives d'infractions pénales. Respectueux
de ces exigences d'égale valeur, l'État n'a jamais donné de définition juridique des notions de secte et de religion. Seule la
détermination objective de faits portant atteinte à l'ordre public, aux biens ou aux personnes, doit permettre de lutter
contre les dérives sectaires. Cette conception est celle qui a prévalu lors de l'élaboration de la loi n° 2001-504 du 12 juin 2001
visant à renforcer la prévention et la répression des mouvements sectaires portant atteinte aux droits de l'homme et aux libertés
fondamentales. »

http://www.derives-sectes.gouv.fr/quest-ce-quune-d%C3%A9rive-sectaire/que-dit-la-loi/le-dispositif-juridique-fran%C3%A7ais
« Le dispositif juridique français
Il n’y a pas en droit français de définition juridique de la secte, pas plus qu’il n’y a de définition de la religion.
Respectueux de toutes les croyances et fidèle au principe de laïcité, le législateur s’est toujours refusé à définir les notions de
sectes et de religions, afin de ne pas heurter les libertés de conscience, d'opinion et de religion garanties par les textes
fondamentaux que sont la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, la Constitution française du 4 octobre
1958 et la loi de 1905 de séparation des Eglises et de l'Etat. Pour autant, tout n'est pas permis au nom de la liberté de
conscience ou de la liberté de religion. La loi fixe des bornes qui sanctionnent les abus de ces libertés, sous le contrôle du
juge.
L’absence de définition de la secte n’efface pas la réalité de l’existence de victimes des dérives de certains mouvements
sectaires. A défaut de définir juridiquement ce qu’est une secte, la loi réprime tous les agissements qui sont attentatoires
aux droits de l’homme ou aux libertés fondamentales, qui constituent une menace à l’ordre public, ou encore qui sont
contraires aux lois et aux règlements, commis dans le cadre particulier de l’emprise mentale.
La notion de dérive sectaire n'est pas non plus définie par la loi. Il s’agit en réalité d’un concept opératoire, permettant de
déterminer un type de comportement bien précis qui appelle une réaction de la part de la puissance publique. Son approche
est à la fois pragmatique et textuellement encadrée.
Pragmatique, car c'est sur la base de critères précisés par plusieurs commissions d’enquêtes parlementaires qu'a été
élaboré un faisceau d’indices permettant de caractériser l’existence d’un risque de dérive sectaire :
- la déstabilisation mentale
- le caractère exorbitant des exigences financières,
- la rupture avec l’environnement d’origine,
- l’existence d’atteintes à l’intégrité physique,
- l’embrigadement des enfants,
- le discours antisocial,
- les troubles à l’ordre public
- l’importance des démêlés judiciaires,
- l’éventuel détournement des circuits économiques traditionnels,
- les tentatives d’infiltration des pouvoirs publics.
Un seul critère ne suffit pas pour établir l’existence d’une dérive sectaire et tous les critères n’ont pas la même valeur. Le
premier critère (déstabilisation mentale) est toutefois toujours présent dans les cas de dérives sectaires. »

48
S’articulent donc au moins trois types de valeurs :
- le libre arbitre, les libertés fondamentales, l’autonomie, les droits fondamentaux
- la dignité de la personne, son intégrité physique et morale : les préjudices (les conséquences dommageables)
- l’ordre public, la sûreté

Ainsi la vie politique française, avec son ordre public, ne semble pas demander à ses citoyens de se défaire de
leurs droits fondamentaux au seul profit de leur sécurité.

Robert Badinter :
« Ce n’est pas par des lois et des juridictions d’exception qu’on défend la liberté contre ses ennemis. Ce serait là un piège que
l’histoire a déjà tendu aux démocraties. Celles qui y ont cédé n’ont rien gagné en efficacité répressive, mais beaucoup perdu en
termes de liberté et parfois d’honneur. »
(Libération, 7 JANVIER 2015http://www.liberation.fr/societe/2015/01/07/robert-badinter-les-terroristes-nous-tendent-un-piege-politique_1175717)

49
IV - Religion, fanatisme et superstition
Propositions non exhaustives d’objets d’étude en vue d’un travail interdisciplinaire:

De manière générale, il serait sans doute intéressant de travailler avec les élèves sur des « faits religieux », de
nombreuses disciplines le permettent aisément:
→ à ce sujet, nous nous contentons essentiellement de renvoyer au travail d’Abdennour Bidar, Pour une pédagogie de la laïcité
à l’école : http://archives.hci.gouv.fr/IMG/pdf/Pedagogie_de_la_laicite-web.pdf

Enseignement moral et Civique


- classes de Seconde : « La personne et l'État de droit » : « L'État de droit et les libertés individuelles et collectives » ;
« Les droits et les obligations des lycéens et de la communauté éducative »
- classes de Seconde : « Égalité et discrimination » : « Les textes juridiques fondamentaux de lutte contre les
discriminations » ; « Les inégalités et les discriminations de la vie quotidienne, leur gravité respective au regard des droits des
personnes. »
- classes de Première : « Les enjeux moraux et civiques de la société de l'information » : « éléments de méthode
permettant la compréhension critique des informations dont ils sont porteurs et des réactions qu'ils suscitent (commentaires
interactifs, blogs, tweets...). » ; « questions éthiques majeures posées par l'usage individuel et collectif du numérique. Quelques
principes juridiques encadrant cet usage. »
- classes de Terminale : « Pluralisme des croyances et laïcité » : « La notion de laïcité, ses différentes significations,
ses dimensions historique, politique, philosophique et juridique. Les textes actuellement en vigueur. » ; « La diversité des
croyances et pratiques religieuses dans la société française contemporaine : dimensions juridiques et enjeux sociaux. » ;
« Exercice des libertés et risques d'emprise sectaire. »
→ voir à propos du thème « Pluralisme des croyances et des cultures dans une République laïque » étudié auparavant en
Terminale en Éducation civique, juridique et sociale : Les mots-clefs de la Charte de la laïcité à l'École et les programmes
d'enseignement : « Les débats sur l'acceptation de la diversité dans l'espace public, sur les réponses à apporter aux revendications
d'expression identitaire et culturelle mettent en jeu la liberté de chacun d'une part, le respect du cadre collectif de la République
d'autre part. Ces débats s'inscrivent dans un contexte de transformation du lien historique entre citoyenneté et nation, lui-même lié
aux effets de la mondialisation qui favorise la diffusion de nouvelles références culturelles dans les sociétés. »)

Education Physique et Sportive


- Le Sport est-il une nouvelle religion ?

Histoire-Géographie:
- 2nde GT : La chrétienté médiévale
- 1ère bac pro : « La République et le fait religieux depuis 1880 »

Eléments de réflexion :

Peut-on dire qu’une religion mène naturellement au fanatisme ?

La religion si l'on suit son étymologie viendrait du latin « religare » qui signifie « relier », et tisserait ainsi un lien
- entre la créature vers le créateur, le croyant à ce à quoi il croit : les événements immanents seraient niés en
tant que tels pour être ramenés à un sens qui les dépasse, un sens transcendent.
- relier les fidèles entre eux (Eglise), autour d'un même dieu, d'une même divinité : les histoires auraient des
sens concurrents en fonction des diverses communautés religieuses
- relier les fidèles et les prescriptions (commandements et devoirs)

Mais religion pourrait aussi provenir de « relegere », et elle signifie alors « cueillir », « recueillir », « prendre
soin », mais également relire un recueil (le Livre se dit Biblia en grec, la Torah désigne un enseignement en hébreu
et le Coran désigne la récitation en arabe). Notre réflexion devra donc aussi porter sur l'importance de l'interprétation
des textes dits sacrés. (voir les notions d'herméneutique et d'exégèse).
→ La religion désigne en ce sens certes le recueillement propre à la prière et plus généralement la vie intérieure de
l’homme religieux, mais ce serait aussi en tant que le religieux se recueille sur les textes sacrés (la prière est
lecture ou récitation des textes sacrés) : il tâche de ressaisir sa vie et l'histoire en général par son interprétation des
textes sacrés.
On pourrait même ici envisager que les textes sacrés eux-mêmes ont une histoire, qu’ils ont été construits (Cette
construction n’est pas nécessairement contradictoire avec l’intervention, directe ou non, du divin pour établir les
textes). Cette historicité des textes sacrés ouvrirait en même temps la possibilité de multiples interprétations des
textes sacrés (on serait loin ici d'une vision dogmatique de la religion)

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Mais la religion ne se réduit pas à des croyances, elle est aussi faite d’actes et de pratiques plus ou moins
hétérogènes au sein d’une même religion.
Ainsi on pourrait admettre qu’au sein d’une même religion, il y ait non seulement plusieurs interprétations des textes
sacrés, mais qu’il y ait également pour une interprétation identique de multiples façons possibles de la pratiquer –
il pourrait par exemple exister des croyants plus pratiquants que d’autres (moins pratiquer n’étant pas nécessairement
un péché) de la même manière qu’il existerait des gens plus conséquents que d’autres ou plus inquiets que d’autres.

Ainsi nous pourrions distinguer avec Olivier Roy :


- « théologie » : le discours sur le divin (selon sa racine étymologique grecque), identifiable dans des textes (textes
sacrés ou textes d’interprètes, de religieux, de philosophes.)
- « religiosité » : relatif au « fonctionnement interne » de la religion, aux comportements des croyants, à la
multiplicité de leurs pratiques ou de leurs interprétations pour leur vie ; moins visible, la « religiosité » correspondrait à
une vie sociale et culturelle, à des références préférées dans tel ou tel texte, à des préférences ou des normes
éthiques.
« Et cela fait que les croyants peuvent à la fois être « intégristes » ou « fondamentalistes » [du point de vue théologique], et
pourtant s’adapter et vivre leur foi à travers un système ouvert de relations avec le monde alentour [en fonction de leur
« religiosité »]. » (Olivier Roy, En quête de l’Orient perdu, Paris, éd. Seuil, 2014, p. 300)
En somme un croyant pourrait être théologiquement « fondamentaliste » et, dans sa pratique, être tout à fait
respectueux du principe de laïcité.

De la même manière, il faudrait encore distinguer foi religieuse et convictions politiques [voir plus haut sur la foi et
les autres formes de croyances : notamment « blasphème vs progrès scientifique »] :
« Un individu peut avoir une foi religieuse très forte - islamique ou autre - et des opinions politiques très tolérantes. » (Amartya
Sen, Identité et violence, éd. Odile Jacob, 2007), et donc être pleinement démocrate. » (Ali Benmakhlouf, tribune dans Libération
du 11/01/2015 : http://www.liberation.fr/culture/2015/01/11/laissons-les-idees-mourir-a-la-place-des-hommes_1178530)

Dès lors, si l’on admet un pluralisme au sein d’une même religion, le fanatisme consisterait à imposer une lecture
unique et monolithique de cette religion, de telle sorte que l’ennemi du fanatique n’est pas seulement l’athée,
l’irréligieux ou l’anticlérical (qui peuvent être tout aussi fanatiques que lui) : l’ennemi pour le fanatique peut aussi se
trouver dans le sein de sa propre religion celui qui ose accepter de discuter des interprétations possibles et plurielles
de ladite religion. L’ennemi pour le fanatique est donc non seulement celui qui critique de l’extérieur sa religion mais
aussi (et peut-être surtout) celui qui partage sa religion et ose de l’intérieur ne pas avoir les mêmes normes
interprétatives que les siennes, celui qui mettrait en danger les normes du fanatique.
Le fanatique se dresse ainsi essentiellement contre cette valeur fondamentale de recherche d’une vérité ou
de normes qui ne sont pas données immédiatement mais restent à construire dans le dialogue, le débat et le
conflit des interprétations.
Nous pourrions comprendre ainsi l’importance pour le fanatique de la figure de l’ennemi non seulement comme
infidèle, mais aussi comme apostat : amenant non seulement au meurtre de caricaturistes du divin, mais à la
suppression du croyant qui est vu par le fanatique comme un traitre à sa propre religion ( : le policier ou le
militaire musulman dans le cas des récents attentats)

Le Fanatisme aurait deux caractères :


- l’un lié à son rapport au divin : il s’en croit directement inspiré – provoquant en lui un excès de confiance,
confiance qu’il croit indiscutable
- l’autre lié à l’attitude ou au comportement qu’il manifeste : passion excessive, délire, violence…

Le fanatique est un individu qui prétend être inspiré directement par Dieu, et au nom de cela, croit devoir réaliser le
message divin : il se croit capable de réaliser immédiatement une volonté divine.
Ainsi le fanatique se croit doté d’une force suffisamment puissante pour transformer le monde malgré lui, sans tenir
compte des risques, des désastres possibles, des obstacles ni parfois des impossibilités. Et en même temps il veut
appliquer des principes inapplicables avec toute la violence nécessaire s’il le faut.

La Superstition en revanche croit accéder au divin par l’interprétation


de signes. Mais cette interprétation repose sur la projection de craintes ou
de désirs.
→ Terme emprunté au latin superstitio « attitude de crainte ou de
crédulité irrationnelle; croyance ou pratique religieuse non orthodoxe ».
lat. chrét. superstitio « pratique religieuse contraire aux usages
reçus, pratique contraire aux canons, croyance païenne » (TLFi)

Superstition : Emile Littré (1872) : « Sentiment de vénération religieuse,


fondé sur la crainte ou l'ignorance, par lequel on est souvent porté à se
former de faux devoirs, à redouter des chimères, et à mettre sa
confiance dans des choses impuissantes. »

Nicolas Poussin, L’adoration du veau d’or (Direction des Dans cette mesure le superstitieux se trompe sur la réalité : il présume
Musées de France) moins de ses propres forces (comme le fanatique) que de sa connaissance
du monde.

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Au lieu de voir des causes naturelles ou accidentelles à expliquer, le superstitieux voit des signes à interpréter
dans la direction de ses propres désirs qu’il voudrait voir se réaliser : au lieu de voir des causes efficientes, il voit des
intentions cachées, des événements orientés et orientables. [il s’agit au fond d’un processus similaire à celui en jeu
dans ce que l’on appelé « théories du complot » : voir plus haut]

Spinoza Préface du Traité théologico-politique de (1670) :


« Si les hommes avaient le pouvoir d'organiser les circonstances de leur vie au gré de leurs intentions, ou si le hasard leur
était toujours favorable, ils ne seraient pas en proie à la superstition. Mais on les voit souvent acculés à une situation si difficile,
qu'ils ne savent plus quelle résolution prendre ; en outre, comme leur désir immodéré des faveurs capricieuses du sort les ballote
misérablement entre l'espoir et la crainte, ils sont en général très enclins à la crédulité. […]
Dans ces conditions, les plus ardents à épouser toute espèce de superstition ne peuvent manquer d'être ceux qui désirent le
plus immodérément les biens extérieurs. Principalement du fait qu'en présence d'un danger, ils sont incapables de prendre eux-
mêmes d'utiles décisions ; ils implorent le secours divin, à force de prières et de larmes dignes de femmes, ils déclarent la raison
aveugle (puisqu'elle ne saurait leur apprendre un moyen assuré d'obtenir les prétendus biens auxquels ils aspirent) et la sagesse
humaine sans fondement. […]
Du fait que la superstition, comme nous venons de l'établir, est causée par la crainte (…), nous constaterons d'abord que tous
les hommes y sont très naturellement enclins. En second lieu, la superstition ne saurait être que changeante et capricieuse à
l'extrême, comme toutes les illusions de l'esprit et les impulsions d'une folie violente : enfin, elle n'a d'autres soutiens que l'espoir,
la haine, la colère, la tromperie, car elle tire son origine non de la raison, mais de la sensibilité sous sa forme la plus passionnée. »

L’ignorance des hommes quant à l'issue de leur action les conduit à la crainte. Ils ont peur que leur action
n'échoue. Cette crainte (qui est une passion, c'est-à-dire quelque chose qui est subi) pousse les superstitieux à voir
dans la nature des réponses ou des signes indiquant l'issue de leur action. Dès lors ce qu'ils voient dans la nature, ce
ne sont pas des enchaînements de causes et d'effets, mais des signes qu’ils interprètent en fonction de leurs désirs.
La croyance nous conduit ici à avoir une représentation de la nature qui relève de l'imagination : ayant
abandonné l'explication naturelle mécanique (c'est-à-dire un enchaînement de causes et d'effets) des événements,
l'homme fait délirer la Nature. Il projette le délire de son esprit sur les choses elles-mêmes et même sur Dieu.
L'homme qui imagine ainsi est, pour Spinoza, victime d'anthropomorphisme et d'anthropocentrisme ; c'est-à-dire
qu'il projette sa forme et sa façon de penser sur des choses qui ne sont pas humaines (à savoir la Nature et Dieu).

La différence entre le superstitieux et le fanatique tiendrait surtout à la violence de l’action envisagée. Et, quoiqu’il
en soit le fanatique s’échaufferait toujours au contact de la religion, en y trouvant chaque fois de quoi nourrir les motifs
de sa violence.
Ainsi Voltaire dans son Dictionnaire philosophique portatif (1764-1769) explique à l’article « Fanatisme » :
« Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère. Celui qui a des extases, des
visions, qui prend des songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est un enthousiaste; celui qui soutient sa
folie par le meurtre est un fanatique. […]
Il n'y a d'autre remède à cette maladie épidémique que l'esprit philosophique, qui, répandu de proche en proche, adoucit enfin
les mœurs des hommes, et qui prévient les accès du mal ; car, dès que ce mal fait des progrès, il faut fuir, et attendre que l'air soit
purifié. Les lois et la religion ne suffisent pas contre la peste des âmes ; la religion, loin d'être pour elles un aliment salutaire, se
tourne en poison dans les cerveaux infectés. »

Il faudrait encore ajouter à cela que cet « esprit philosophique » suppose sans doute une recherche proprement
humaine et faillible de ce qui est vrai et de ce qui est juste : ce qui va à l’encontre de l’état d’esprit inspiré et
dogmatique… L’esprit philosophique suppose que les hommes peuvent discuter du vrai et du juste, sans avoir
craindre de mourir pour leurs idées.

Or cet « esprit philosophique » dont parle ici Voltaire n’est-il pas au fondement de l’élaboration d’un vivre ensemble
pacifique, tel que le propose le Préambule de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme [voir plus haut sur
l’aptitude que semble devoir posséder un régime républicain à se réformer]
« Considérant que la méconnaissance et le mépris des droits de l'homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent
la conscience de l'humanité et que l'avènement d'un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de
la terreur et de la misère, a été proclamé comme la plus haute aspiration de l'homme.
Considérant qu'il est essentiel que les droits de l'homme soient protégés par un régime de droit pour que l'homme ne soit
pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l'oppression. »

Il est à noter ici combien le droit repose sur la volonté d’établir comme condition de possibilité d’un vivre
ensemble un système juridique qui par son existence se veut pacifique en encadrant les libertés et en
empêchant ainsi le recours à la violence – exprimée même par la « révolte contre la tyrannie ».

Pourtant la violence peut se définir de façon relativement neutre, voire comme positive : « Qui s'exerce avec une
force impétueuse contre ce qui lui fait obstacle » (Lalande) ou encore « Force exercée par une personne ou un
groupe de personnes pour soumettre, contraindre quelqu'un ou pour obtenir quelque chose. » (TLFi)

Or cette violence ne doit-elle pas se conserver pour exercer une « force publique » contraignante contre tout ce
qui ferait obstacle aux droits et aux libertés ? Y aurait-il alors tout de même une « violence légitime » ?

La violence renonce à la possibilité de surmonter l'obstacle par le contournement, la patience, l'échange.


Le seul échange attendu : l'échange de coups. Mais cet échange ne constitue qu'un risque accepté par le violent, et
que le violent tient justement à prévenir : c'est la guerre où le violent tient à réduire au silence son adversaire.
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Rien de tel apparemment dans la « force publique », qui semble devoir prévenir le recours à la violence pour
justement garantir les libertés.
De ce point de vue on aura sans doute en vue la prévention des crimes et la réinsertion des criminels, davantage
que leur châtiment – ne serait-ce que pour mettre un terme à la violence.

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V - Amalgames et clivages : le problème de l’identité
Propositions non exhaustives d’objets d’étude en vue d’un travail interdisciplinaire:

Enseignement moral et Civique


- classes de Seconde : « La personne et l'État de droit » : « L'État de droit et les libertés individuelles et collectives » ;
« Les droits et les obligations des lycéens et de la communauté éducative » ; « La question de la responsabilité individuelle. »
- classes de Seconde : « Égalité et discrimination » : « Les textes juridiques fondamentaux de lutte contre les
discriminations » ; « Les inégalités et les discriminations de la vie quotidienne, leur gravité respective au regard des droits des
personnes. »
- classes de Première : « Les enjeux moraux et civiques de la société de l'information » : « La notion d'identité
numérique » ; « questions éthiques majeures posées par l'usage individuel et collectif du numérique. Quelques principes
juridiques encadrant cet usage. »
- classes de Première : « Exercer sa citoyenneté dans la République française et l'Union européenne » :
comprendre l’articulation entre le citoyen et l’individu ; « citoyenneté, nationalité et souveraineté populaire »

- classes de Terminale : « Pluralisme des croyances et laïcité » : « La notion de laïcité, ses différentes significations,
ses dimensions historique, politique, philosophique et juridique. Les textes actuellement en vigueur. » ; « La diversité des
croyances et pratiques religieuses dans la société française contemporaine : dimensions juridiques et enjeux sociaux. »
→ voir à propos du thème « Pluralisme des croyances et des cultures dans une République laïque » étudié auparavant en
Terminale en Éducation civique, juridique et sociale : Les mots-clefs de la Charte de la laïcité à l'École et les programmes
d'enseignement : « Les débats sur l'acceptation de la diversité dans l'espace public, sur les réponses à apporter aux revendications
d'expression identitaire et culturelle mettent en jeu la liberté de chacun d'une part, le respect du cadre collectif de la République
d'autre part. Ces débats s'inscrivent dans un contexte de transformation du lien historique entre citoyenneté et nation, lui-même lié
aux effets de la mondialisation qui favorise la diffusion de nouvelles références culturelles dans les sociétés. »)

Education Physique et Sportive


- Dois-je rester le même ? Qu’est-ce que « s’entrainer », « s’entretenir », « se développer » ?
- Peut-on dire que tout sépare des adversaires ? Les membres d’une même équipe doivent-ils être proches
(avoir les mêmes goûts, les mêmes centres d’intérêts, la même origine…)?
- Mes adversaires sont-ils mes ennemis ? Les membres d’une même équipe doivent-ils être amis ?

Français
- 1ère L : « Les réécritures, du XVIIème siècle jusqu'à nos jours » : le rapport d’une création à la tradition
dont elle hérite et dont elle joue, les questions d'originalité et de singularité, leur rapport à la nouveauté d’une
situation rencontrée, semblent constituer autant de questionnements sur l’identité d’une œuvre – identité qui ne
s’imposerait donc pas comme une donnée évidente.
- 2nde bac pro : le rapport identité / fiction / récit : « En quoi l’histoire du personnage étudié, ses aventures, son
évolution aident-elles le lecteur à se construire ? » ; « Les valeurs qu’incarne le personnage étudié sont-elles celles
de l’auteur, celles d’une époque ? »
- 2nde bac pro : « Des goûts et des couleurs, discutons-en : - Les goûts varient d’une génération à l’autre.
Ceux d’aujourd’hui sont-ils « meilleurs » que ceux des générations précédentes ? »
- Tale bac pro : « Identité et diversité. » (« traité à partir des problématiques suivantes : En quoi l'autre est-il
semblable et différent ? Comment transmettre son histoire, son passé, sa culture ? Doit-on renoncer aux
spécificités de sa culture pour s'intégrer dans la société ? ») (voir aussi Les mots-clefs de la Charte de la laïcité à
l'École et les programmes d'enseignement)

Histoire des arts :


- thématique « Arts, sociétés, cultures ». « Parmi les pistes d’étude possibles, on peut explorer des problématiques
comme l’art et l’appartenance à une religion, ou l’art et les identités culturelles. » (voir Les mots-clefs de la Charte de la
laïcité à l'École et les programmes d'enseignement)

Histoire-Géographie:
- 2nde GT : « les populations de l’Europe dans les grandes phases de la croissance de la population mondiale
et du peuplement de la Terre, de l’Antiquité au XIXe siècle » ; « L’émigration d’Européens vers d’autres
continents, au cours du XIXe siècle : une étude au choix d’une émigration de ce type » : on pourra s’interroger
sur la construction historique d’une identité
- Première S : « La République face aux enjeux du XXe siècle » : « La République et les évolutions de la société
française » (notamment : « l'immigration et la société française au XXème siècle » ; et « la place des femmes dans la société
française au XXème siècle. »
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Langues Vivantes
- 2nde GT : « l’art de vivre ensemble 1. mémoire : héritages et ruptures immigration et besoin de mémoire
individuelle, collective, officielle » ; « conflits de mémoire entre communautés »
- 2nde GT : 2. Sentiment d’appartenance : singularités et solidarités « La solidarité et le sentiment
d’appartenance ne vont pas nécessairement de soi. Comment se crée, se renforce, s’entretient le sentiment
d’appartenance à une communauté ? Comment s’opposent ou s’allient singularités et solidarités, générant intégration
ou exclusion ? »
- 2nde GT : Sentiment d’appartenance : singularités et solidarités : « Les us et coutumes, entre identité
collective et spécificités locales. Du stéréotype à la connaissance de l’autre » (Espagnol)
- 2nde GT : « La communauté gitane et la communauté latino-américaine en Espagne, entre intégration et
rejet, enrichissement mutuel et/ou acculturation ? » (Espagnol)
- 2nde Gt : Devoir de mémoire : est-ce que le passé laisse une chance à la construction de l’avenir ?
(Allemand)
- 2nde GT : Symboles nationaux : symboles d’appartenance à une communauté ? (Allemand)
- 2nde GT : Le langage : signe de singularité ou d’appartenance à un groupe ? (Allemand)
- 2nde GT : Quelle place pour une diversité culturelle ? (Allemand)

Sciences de la Vie et de la Terre


- 2nde GT : « corps humain et santé » : mon corps et son rapport au monde ne font-ils pas mon identité ?

Sciences Économiques et Sociales


- Les réseaux sociaux : une démarche identitaire ?

Eléments de réflexion :

Le clivage suppose que des identités figées sont constituées.


Le clivage est la séparation en parties distinctes d’une même réalité.
Le clivage pourrait alors être l’opération consistant à scinder artificiellement un même groupe en
deux entités strictes, étanches… alors qu’avant le clivage, les membres du groupe échangeaient.

L’amalgame est au contraire l’ « alliance d'éléments hétérogènes » (TLFi)


L’amalgame supposerait qu’on puisse associer (artificiellement ?) deux êtres qui n’auraient rien à
voir, afin de leur donner une identité unique, homogène, effaçant leurs différences.
Mais surtout cet amalgame permet le plus souvent de fournir une identité clairement définie et
explicative des faits et gestes des deux êtres ainsi identifiés – identité qui permettrait par
Janus (Museo etrusco exemple de comprendre que les crimes d’un homme pourraient ou auraient pu être
Guarnacci Volterra Toscane)
commis par un autre homme du seul fait qu’il partage cette même identité.

Il s’agit de se demander si cliver ou amalgamer sont des opérations justifiées.


Se poser cette question revient à se demander ce qu’il en est de notre identité et de sa relation à nos actions :
puis-je être associé à tel ou tel criminel sous prétexte que nous partageons des traits communs d’identité (religion,
nationalité, origine sociale) ? Et à l’inverse puis-je être opposé radicalement à tel autre individu sous prétexte que
nous ne partageons pas certains traits communs ?

1) Individu et Communauté
Si l’individu est ce qui ne peut pas être divisé sans être détruit, il semble constituer l’unité indivisible, l’atome de
tout ensemble social ou communautaire. Or à ce titre, toute communauté n’est-elle pas quant à elle en droit,
sinon en fait, divisible en une multiplicité d’individus différents ?
Tout individu est-il alors relié nécessairement à d’autres individus d’une même communauté ? Autrement dit, un
individu peut-il subsister sans prendre place dans une communauté qui lui attribue son rôle, sa fonction et
certaines sinon l’essentiel de ses qualités ?
Et ne suppose-t-on pas de toute communauté qu’elle puisse survivre à travers l’histoire, au-delà des
individus qui la composent ? Et comment s’assurer alors de l’identité des prédécesseurs et des
successeurs ?
→ Par exemple : L’Eglise n’existe pas sans ses ecclésiastiques qui la constituent, mais, elle
peut survivre après la mort de tel ou tel ecclésiastique, de la même manière qu’un organisme
survit à la mort de ses cellules et grâce à leur renouvellement.

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Que dit-on lorsqu’on parle “des français”, “des musulmans”, ou “des catholiques” ?

Quels sont les “traits communs” d’une communauté ? Les seuls critères vraiment objectifs ne sont-ils pas au fond
vides de contenu, vides de valeurs ?
Que dit une carte d’identité ? Que dit le fait de posséder une Bible ou un Coran, d’aller à la
messe le dimanche ou de prier cinq fois par jour ?

Pourquoi n’y aurait-il pas davantage de proximité (par exemple spirituelle, sur le plan des convictions morales ou
politiques) entre des membres de deux communautés différentes, plutôt qu’entre deux individus appartenant à une
même communauté ?
La différence entre un juif et un musulman ne relève-t-elle pas seulement de la croyance
religieuse, ce qui ne leur empêche pas de partager des convictions communes ou des goûts communs,
et opposés à d’autres juifs ou musulmans ne partageant justement pas ces convictions ou ces
goûts ?

Au sein d’une même communauté religieuse, un texte sacré peut être interprété de diverses façons au point de
donner lieu à des conflits. Et on pourrait même se demander à quoi attribuer l’identité du texte si l’on considère non
seulement la diversité des traductions mais aussi les divers établissements du « même » texte, sa genèse
historique....

Si l’on replace l’identité d’une communauté dans l’histoire, l’unité finit par devenir d’autant plus problématique.
En effet n’y aurait-il pas une sorte de pétition de principe (admettant déjà ce qui reste pourtant à prouver) si l’on
veut débusquer dans le cours de l’histoire la permanence de caractères communs chez une multitude d’individus
différents ? N’a-t-on pas au préalable choisi arbitrairement ces traits communs comme autant de critères de
lecture de l’histoire pour affilier entre eux des individus différents ? Comment justifier qu’il y a permanence des
traits communs d’une communauté à travers l’histoire ?

On peut soutenir qu’à une certaine période, les Juifs se trouvaient dans l’espace de la culture
greco-romaine, puis à une autre période, dans celui de la culture arabe, puis dans celui de la
culture christiano-européenne. Si l’on prête attention à ces faits, le concept de « culture
juive », devient pour le moins problématique.
Shlomo Pinès, La liberté de philosopher. De Maïmonide à Spinoza, trad. franç., Paris, Descée de Brouwer, « Midrash », 1997 – cité par Ali Benmakhlouf, L’identité,
une fable philosophique, Paris, P.U.F., 2011, p.5

L’identité ne serait donc en outre ni donnée de toute éternité, ni figée une fois pour toutes.
En ce sens, refuser que l’autre puisse s’amender et faire preuve d’évolution, de liberté, de vie en somme, c’est
évidemment déjà le nier, le tuer au moins symboliquement, et se permettre de le brutaliser en tant justement qu’il est
une chose brute qui ne changera pas sans être violentée.

Georges Canguilhem explique ainsi : « La première des conditions pour brutaliser un être est de le tenir pour brut et c’est
pourquoi la haine est d’abord retrait de valeur ou refus de valeur. [...] Fixer c’est tuer. » (« Commentaire au troisième chapitre de L’évolution
créatrice», Bulletin de la faculté des lettres de Strasbourg , 1943, 21e année, n° 6, p. 141-142). [nous soulignons]

Si l’on assume que l’humain vivant est capable de se proposer des valeurs ou des devoirs, et que par là il se
distingue de la chose brute, inerte et indifférente, il faut sans doute admettre aussi qu’un homme ne peut peut-être
jamais coïncider totalement ni définitivement avec lui-même.

C’est pourquoi l’injure (qui n’impute aucun fait) est violente : l’injure transforme un attribut momentané (qu’il
faudrait prouver), en un attribut essentiel, valable de toute éternité, qui n’a même pas besoin d’être justifié : l’injure
prétend que l’injurié ne peut pas se défendre, il est cet imbécile, ce barbare, etc. Il ne peut se défaire de cette
attribution sans renoncer à être ce qu’il est, a toujours été, et sera toujours.

C’est pourquoi est également violent l’amalgame : l’amalgame identifie des individus, différents en droit sinon en
fait, comme des choses inertes relevant d’un ensemble homogène. L’amalgame prétend que l’amalgamé ne peut pas
sortir de l’ensemble qui lui a été attribué, il partage exactement les mêmes qualités que les autres membres de cet
ensemble.
C’est pourquoi enfin une société totalitaire monolithique (sans discussion possible ni débat pluraliste) est aussi
violente.

Ainsi l’identité individuelle dépasse toujours en droit l’identité communautaire ou


culturelle, de la même manière que toute identité semble s’échapper à elle-même – ne
serait-ce que par les multiples changements ou adaptations que la vie exige de nous.
Et l’école n’attend-elle pas de ses élèves justement qu’ils soient changés par leur passage en
cours – sans quoi on voit mal l’intérêt des efforts de la communauté éducative. Pour autant ce
que l’élève devrait réaliser ce serait bien lui-même (et non en devenant « autre brique dans le
mur ») – se réaliser lui-même en tant qu’il ne subit plus son héritage mais en tant qu’il y réfléchit,
le connaît, et peut l’examiner pour s’en détacher ou le choisir, ou bien encore éventuellement
l’enrichir en le transgressant. L’école permettrait idéalement à l’élève de n’être justement pas
une brique parmi d’autres, dans un mur réalisé avant lui et sans lui.

Pink Floyd, The Wall (1979)


Alan Parker, The Wall (1982)
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« C’est seulement en effectuant cette démarche d’acquisition d’une réelle culture générale qui lui fait expérimenter un véritable
« dépaysement » par rapport à ses certitudes « spontanées » – qui lui sont « naturelles » comme l’est toute seconde nature d’une
culture intériorisée – qu’il se construit et progresse vers une adhésion réellement choisie et raisonnée à telle ou telle opinion. De
cette façon seulement, l’individu – l’élève – se réapproprie sa propre existence, jusque-là limitée aux convictions collectives du
groupe culturel auquel il appartient, voire, le cas échéant, aux préjugés de son éducation domestique. À cet égard, il se met en état
de commencer à « s’appartenir » un peu plus, au lieu d’appartenir seulement à tel ou tel groupe social. L’école républicaine
promeut en ce sens un droit personnel à la différence, celui par lequel un individu doit pouvoir revendiquer également de se
différencier du groupe social auquel sa naissance et sa culture l’ont d’abord affilié. Face à l’élève qui conteste tel enseignement au
nom d’une différence collective, et notamment celle de la religion de son groupe social d’origine, le professeur peut ainsi faire
valoir la nécessité pour cet élève de « se différencier de sa différence », lui permettant d’exister aussi par lui-même, et plus
seulement à travers une appartenance, une identité collective ou communautaire. »
Abdennour Bidar, Pour une pédagogie de la laïcité à l’école
http://archives.hci.gouv.fr/IMG/pdf/Pedagogie_de_la_laicite-web.pdf , p. 96

Henri Pena-Ruiz, Qu’est-ce que la laïcité ? (Paris, Gallimard, 2003, p. 182-183) :


« L’“affirmation identitaire”, si souvent invoquée comme un droit à part entière, ne va pas sans ambiguïté. Vaut-elle pour les
individus ou pour les groupes humains ? Si l’identité personnelle est une construction du libre arbitre, elle ne peut se résorber dans
la simple allégeance à une communauté particulière. En l’occurrence, le droit de l’individu prime sur celui que l’on serait tenté de
reconnaître à la “communauté” à laquelle il est dit “appartenir”. Nul être humain n’“appartient”, au sens strict, à un groupe – sauf
à fonder le principe d’une allégeance non consentie qui peut aller loin dans l’aliénation (…). Le “droit à la différence”, c’est
aussi le droit, pour un être humain, d’être différent de sa différence, si l’on entend par cette dernière la réification de
traditions, de normes et de coutumes dans ce qui est appelé une “identité culturelle” (…). L’identité individuelle elle-même,
plus recevable, ne saurait avoir un caractère figé, incompatible avec la liberté proprement humaine de se définir, voire de se
redéfinir. Jusqu’au dernier souffle, cette liberté dont dispose un être humain de décider de son être est essentielle (…). Elle tient
dans la faculté de réflexion sur soi et le passé, telle que peut la promouvoir la conjonction de conditions de vie décentes et de
l’autonomie de jugement favorisée par l’instruction. »
Cité par Abdennour Bidar, Pour une pédagogie de la laïcité à l’école
http://archives.hci.gouv.fr/IMG/pdf/Pedagogie_de_la_laicite-web.pdf , p. 76

Pour autant peut-on nier que des individus donnent sens à leurs actions en les inscrivant dans un choix de valeurs
propre à une communauté ?

Mais alors dois-je pour autant m’identifier à celui qui vient du même milieu social que moi, du même Etat, qui
partage la même religion voire qui appartient à la même famille ?
Si, sur certains points je suis comme mon collègue, comme mon compatriote, comme mon coreligionnaire, comme
mon frère, je ne suis pourtant ni mon collègue, ni mon concitoyen, ni mon coreligionnaire, ni mon frère.
Cependant je peux être gêné par le regard qui sera porté sur ce que représente le criminel qui partage des traits
communs avec moi ; je peux me demander si l’on ne va pas croire que le crime a été commis en raison de son origine
sociale, nationale ou religieuse, mais en quoi cette gêne serait-elle vraiment légitime ?

On voit mal pourquoi nous serions vraiment fondés à croire que nous aurions à culpabiliser de ce que ferait
quelqu’un d’autre en raison du seul fait que celui-ci aurait des traits communs avec nous.
En revanche nous pourrions être inquiétés si nous nous mettons dans la disposition d’agir de telle sorte qu’un
crime soit commis : de cette sorte nous mettons en œuvre tout ce qui a été déjà reconnu comme amenant au crime.
Ainsi il serait absurde qu’en tant qu’homme blond, je me sente coupable du crime commis par un
autre homme blond, car il est évidemment absurde de penser que la blondeur est cause du crime. De
même un musulman n’a pas à se sentir coupable d’un crime commis par un autre qui se prétend
musulman voire prétend commettre son crime au nom de l’Islam : les interprétations de l’Islam
peuvent être radicalement divergentes, de telle sorte que l’un n’est pas du tout dans la
disposition de l’autre à commettre un crime.
En revanche, je peux me sentir coupable si, pour quelque raison ou quelque cause, j’ai participé
effectivement à la survenue de ce crime, ou bien si j’ai agi de telle sorte que mon action mène au
crime – ce qui n’a rien à voir avec le fait de partager des traits communs.

=> partager des traits communs ce n’est


- ni participer à une action,
- ni commettre une action identique ou similaire (mettant en œuvre les mêmes causes).

L’identité des individus est à distinguer des causes ou des raisons de leurs actes.
Il ne faudrait pas confondre traits d’identité partageables (caractère, origine, biographie personnelle etc.) et causes
(ou raisons, motivations, intentions, concours, soutien, complicité).
Est-on d’ailleurs pleinement et définitivement soi-même au moment d’agir, ou, autrement dit, peut-on s’identifier
totalement à son acte ? On voit mal pourquoi il faudrait arrêter l’identité d’une personne aux actes qu’il a pu
commettre.
Si tel était le cas il est probable qu’aucun détenu ne sortirait de prison avant la fin de la
peine prononcée initialement, il n’y aurait aucun aménagement ni aucune libération
conditionnelle : la sanction pénale ne serait qu’un châtiment et ne pourrait viser aucune
réinsertion.

57
Ainsi personne n’aurait à défendre son prochain sous prétexte qu’il est proche de lui par des traits communs ou
partagés.
Ce qui peut être défendu ce seraient des valeurs ou des qualités : je peux vouloir défendre un homme parce que, à
travers lui, je défends les valeurs que nous soutenons tous deux. Mais ce même homme peut avoir commis un crime,
et je peux ne plus le soutenir pour le crime que j’estime odieux.
Ainsi je peux soutenir un ami membre du même parti politique que moi s’il est attaqué sur des
idées que je défends également ; mais je peux tout aussi bien le dénoncer dans la mesure où il a
manqué à certains autres principes que j’estime par ailleurs et qu’il a négligée.
Par exemple, un homme politique convaincu de fraude fiscale peut être dénoncé par les membres de
son propre parti ; de la même manière qu’un musulman criminel peut être dénoncé par d’autres
musulmans : mais ce qui est dénoncé ce sont la fraude ou le crime, et l’homme lui-même en tant
qu’il en est responsable, mais non son appartenance au parti ni sa croyance religieuse. Et il
serait toujours bien hasardeux de trouver dans ces appartenances des facteurs explicatifs de
l’infraction.

Il faudrait donc se demander pourquoi choisir telle cause ou telle motivation pour rendre compte d’un ’acte.
Pourquoi alors choisir de rendre compte d’un acte par l’appartenance communautaire de son auteur plutôt que par
d’autres facteurs tout à fait distincts des traits caractéristiques de sa communauté ?
Pourquoi par exemple d’expliquer le crime par l’origine religieuse du criminel plutôt que par
son origine sociale défavorisée, son passé de délinquant, son défaut d’intégration sociale (traits
communs à de très nombreux criminels qui ne sont pas du tout musulmans) ?
Dans cette mesure aussi il faut distinguer les traits communs aux citoyens de l’Etat d’Israël,
qui ne sont d’ailleurs pas tous juifs, et la politique que tel ou tel gouvernement de cet Etat
peut mener. Tous les Israéliens ne soutiennent pas la politique mise en œuvre, et, a fortiori,
toutes les personnes de confession juive dans le monde n’accordent pas leur soutien à la politique
d’un Etat qui n’est pas nécessairement le leur. (cf. 100 mots… , art. « Sionisme »)

Mais ne faut-il pas faire confiance aux motivations exprimées par les auteurs de l’acte ?
Que penser du terroriste qui prétend agir au nom de tel ou tel Dieu, pour telle ou telle cause ?

Il faudrait peut-être distinguer :


- Exprimer la motivation de son acte : justification subjective
- Expliquer l’acte : explication objective
La revendication d’un motif, n’est pas nécessairement le motif réel de l’acte.
Prétendre agir par exemple au nom de tel texte sacré, ne veut pas dire que ce texte sacré lui-même peut motiver
cet acte.
Cette prétention peut être partielle, illusoire, erronée ou mensongère : l’auteur du crime peut ne pas avouer
toutes ses motivations, il peut aussi se tromper sur lui-même (inconscient de ses motivations profondes) ou encore
sur ce que contient le texte sacré (qu’il prend pour principale raison de son acte), ou bien il peut même mentir sur sa
réelle motivation (il n’agirait alors non pas au nom du texte sacré, mais dans tel intérêt économique ou politique, ou
par esprit de revanche, ou par plaisir sadique, ou par réaction à un traumatisme, ou tout cela à la fois…)

58
2) L’identité de la Nation et l’unité de la République
Comment comprendre qu’un individu soit citoyen de la République: la République
est-elle une communauté parmi d’autres ?
- La République est proclamée « une et indivisible » le 25 septembre 1792.
- La Constitution du 3 septembre 1791 énonce que « le principe de toute
souveraineté réside essentiellement dans la Nation ».

On peut lire dans la charte « commentée » de la laïcité à l’école (voir


http://eduscol.education.fr/cid73652/charte-de-la-laicite-a-l-ecole.html): « La Nation confie à
l’École la mission de faire partager aux élèves les valeurs de la République. Les valeurs de la
République sont définies dans le préambule de la Constitution du 4 octobre 1958 comme
« l’idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité ». L’Article premier de cette Constitution
énonce que « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Le
Code de l’éducation donne pour « mission » à l’Ecole la transmission de ces valeurs et de ces
principes fondateurs. Il s’agit de faire comprendre aux élèves leur sens, leur bien-fondé,
leurs enjeux et leur solidarité mutuelle. […] Elle doit être conduite dans le souci non
Jules Dalou Le Triomphe de la
seulement de faire comprendre, mais aussi de « faire partager » ce bien commun : c’est à
République – Paris, place de la
Nation l’Ecole que les élèves apprennent à faire société autour des valeurs et des principes
http://fr.wikipedia.org/wiki/Place_de_la_Nation républicains. L’Ecole républicaine est le creuset de notre vivre ensemble. La mission de
ses personnels envers leurs élèves est donc inséparablement pédagogique et civique. »

Il s’agit donc bien pour l’Ecole de « faire partager » des valeurs, et dans cette mesure de faire communauté (on
parle d’ailleurs parfois de « communauté éducative »). Or ces valeurs ne sont pas données, mais transmises dans la
cadre d’un enseignement qui propose et construit au lieu d’imposer : les valeurs font l’objet d’un examen
raisonnable visant à faire saisir le sens et le « bien-fondé » de ces valeurs.
De ce point de vue, l’enseignement reste laïque au sens où il attend de la part des élèves non pas confiance
aveugle en des dogmes imposés, mais compréhension critique de valeurs choisies (valeurs idéalement
choisies sans cesse de nouveau dans le cadre démocratique)

La démocratie se présente souvent comme « l’acquis majeur de la Révolution française » et comme un cadre
politique libérant l’ensemble des membres de la Nation du joug de la confiscation du pouvoir : la Constitution du 3
septembre 1791 énonçant que « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation ».
Or Le terme Nation est emprunté au latin natio (dérivé de nasci «naître») «naissance; ensemble d'individus nés en
même temps ou dans le même lieu, nation»
Pour autant la Nation ne relie pas nécessairement les membres selon leur lieu de naissance. On peut être de
parents polonais ou chiliens, ou parfois être né en Syrie ou au Japon, et devenir un jour membre à part entière de la
Nation française.
Est-ce à dire que l’« identité nationale » française (expression politiquement piégée) prend une définition
particulière ?
Est-ce alors si abusif de penser que les membres de la Nation française sont des citoyens sans identité culturelle
déterminée ?

Nous renvoyons au débat de 2009-2010 sur « l’identité nationale » et notamment à sa remise en question par Marcel Détienne
(qui a publié en 2010 L'Identité nationale, une énigme, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire ») – et pour qui « l’identité
nationale, c’est l’hypertrophie du moi »
« Feu sur Ernest Lavisse, Fernand Braudel, René Rémond et Pierre Nora ! Tous coupables d'avoir, du haut de leur chaire
d'historien, fabriqué une identité nationale aussi artificielle qu'orgueilleuse. Non, la France n'est pas le pays incomparable et
exemplaire dont ces "historieux" entretiennent le mythe depuis les débuts de la IIIe République. […]
Marcel Detienne déconstruit avec le même entrain le mythe d'une France immanente, depuis toujours elle-même. La "mêmeté",
écrit-il, est une " mythidéologie".
Un peu de lucidité : rappelons-nous que, "jusqu'au XVIIIe siècle, le royaume de France a vécu au bord du Bassin parisien en
attendant une série de "rattachements" comme celui de la Savoie ou de la Lorraine". En un mot, la France est le fruit de multiples
hybridations.
Marcel Détienne date de 1870 le moment où elle se dote d'une identité historique, le moment où l'écriture du roman national
devient une affaire de professionnels : Ernest Lavisse, d'abord, et son Histoire de France (1900-1912). Fernand Braudel plus tard,
avec L'Identité de la France (1986). Marcel Détienne dénonce la prétention de celui-ci à établir une filiation entre les Français du
XXe siècle et les artistes paléolithiques de la grotte de Lascaux.
A l'ouvrage Lieux de mémoire dirigé par Pierre Nora (1984-1992), il reproche d'avoir avalisé, à son tour, cette version quasi
religieuse de la singularité française. Il cite le discours de René Rémond recevant Pierre Nora sous la Coupole et le félicitant de
s'être si longtemps interrogé sur "le mystère de l'identité nationale". Mystère, un mot qui appartient au vocabulaire de la foi.
Dans un entretien avec Sylvain Bourmeau, de Mediapart, Marcel Detienne dénonce, avec moins de circonlocutions encore,
cette "France qui ne fait que regarder la France". Disponible sur Dailymotion.com, cet entretien en deux parties donne une idée de
la jubilation avec laquelle cet intellectuel atypique mène la charge. »
(Bertrand Le Gendre, Le Monde du 27/05/2010, « “L'Identité nationale, une énigme”, de Marcel Detienne »)

Dans la mesure où une identité culturelle hérite d’une histoire, on ne voit pas pourquoi cette identité serait en droit
figée à un moment donné de l’histoire - interdisant alors toute innovation culturelle (voire toute création artistique) et
même toute amélioration légale (dans le sens de l’évolution des mœurs par exemple..).
59
A partir de quel moment une Nation, comme celle de la France, n’est-elle plus « la même » ? Il faudrait déterminer
quels seraient les attributs essentiels qui permettent de définir cette identité. Mais procédant ainsi on fait comme si
une Nation devait nécessairement conserver ces mêmes attributs – et à partir de quel moment historique ces
attributs doivent-ils être fixés ? Comme les changements intervenus au sein d’une communauté politique se font
partie par partie, et très rarement sur le mode de la révolution, la croyance en une identité ne relève-t-elle pas
d’une illusion voire d’une fiction ? Ne sont-ce pas d’ailleurs les fictions et les légendes, les récits et les
mémoires qui façonnent réellement cette identité ? Or tous ces éléments de culture parlent-ils d’une seule et
même voix?

Pourtant telle qu’elle est enseignée à l’Ecole, la « culture commune », si elle est commune, cette culture n’est sans
doute pas seulement nationale.
Les termes encore une fois posent problème : car la Nation se présente bien comme une communauté.
La Nation se définit dans le Trésor de la Langue française informatisé (TLFi) comme « Groupe humain, généralement assez
vaste, dont les membres sont liés par des affinités tenant à un ensemble d'éléments communs ethniques, sociaux (langue, religion,
etc.) et subjectifs (traditions historiques, culturelles, etc.) dont la cohérence repose sur une aspiration à former ou à maintenir une
communauté. » (TLFi)
Or la culture qui est commune dans l’enseignement est sans doute surtout un programme : elle n’est commune
que parce qu’on la veut commune et parce qu’on choisit tels ou tels éléments culturels comme devant être partagés
par les élèves.

« La différence entre le professeur et un “maître de religion” – prêtre, imam, rabbin, etc. – est qu’au lieu d’orienter le jeune esprit
vers une seule culture, il lui ouvre les portes de toutes. Ainsi, au lieu de renforcer ses convictions culturellement héritées, il lui
permet une réflexion supplémentaire sur celles-ci, voire une prise de distance à leur égard. Le professeur contribue ainsi à donner
à l’élève le moyen d’une identité personnelle en plus de l’identité collective. Ce faisant, il relie le jeune individu à l’humanité
au lieu de le laisser à l’intérieur des frontières de sa communauté d’origine : sans chercher à le couper de celle-ci, il relie
l’élève à la totalité du monde. »
Abdennour Bidar, Pour une pédagogie de la laïcité à l’école [nous soulignons]
http://archives.hci.gouv.fr/IMG/pdf/Pedagogie_de_la_laicite-web.pdf , p. 70

Pour autant ces principes reposent en bonne part sur bien des principes au cœur de la Déclaration universelle
des droits de l’homme. Doit-on alors considérer, avec la sculpture de Dalou, place de la Nation, que Marianne doive
marcher sur le monde et faire triompher la république partout comme une valeur universelle ? Et cette universalité
met-elle fin à toute communauté au profit d’une identité abstraite, celle de la raison ?

Si la République a le devoir de forger une communauté, c’est précisément parce que la communauté nationale
qu’elle construit permet de rendre perméable les frontières entre les identités qui la constituent : une abolition
des communautarismes pour permettre le dialogue entre les communautés, sur le terrain commun de la Nation.

Or ce terrain commun peut-il se contenter de traits identitaires nationaux sans entrer en concurrence avec les
communautés « naturelles » déjà constituées de telle ou telle origine ethnique, religieuse, etc. ? Ne faut-il pas
justement que la communauté soit clairement construite sur des valeurs partagées, trans-communautaires ?
Cette mise en œuvre de l’identité comme communauté nationale semble supposer à nouveau une certaine
conception de la laïcité [voir plus haut], constituant l’unité de la République, et même son caractère indivisible :

« Le bouclier laïque sauvegarde un refuge ouvert à tous, non pas pluri- mais trans-commnautaire. Il est d’autant plus
appréciable que ce qu’il met à l’abri n’est pas une arrogance ethnocentrique mais la faculté offerte à quiconque, Français de
première ou de deuxième génération, étranger, européen ou non, de moduler à loisir son identité, ou d’en croiser plusieurs, par une
pratique exercée du libre-examen » (Régis Debray, Ce que nous voile le voile, La République et le sacré, éd. Gallimard, 2004, Folio, p. 28)

De ce point de vue, on ne peut pas demander à quelque citoyen que ce soit, sous prétexte de son origine ou de
son immigration récente, de passer un « interminable test d’intégration » (voir Abdennour Bidar, Plaidoyer pour la fraternité,
Paris, Albin Michel, 2015) : le citoyen reste pleinement citoyen – penser autrement recrée clivages et communautarismes
destructeurs de l’unité et de l’indivisibilité de la république.

En ce sens, l’identité en jeu derrière ce « bouclier laïque » n’est-elle pas ce que l’on doit appeler la fraternité ?
De ce point de vue, il ne s’agit plus de se contenter de la laïcité comme d’une condition de possibilité formelle,
abstraite et froide du vivre-ensemble. Il s’agit de penser ce qui peut positivement donner du sens à une certaine
identité qui ne soit ni figée ni abstraite, et qui ne se contente pas d’une simple coexistence de concitoyens libres
les uns à côté des autres.

Peut-être pourrait-on alors évoquer ici une distinction entre :


- « nation ethnique » (constituée de la langue et de l’histoire commune d’une société, et établissant ainsi des
éléments identitaires culturels concrets voire affectifs),
- et « nation civique » (formée par la loi commune et les droits de tous les citoyens, envisagés moins comme des
individus concrets que comme des « citoyens abstraits » - cela dit cette « abstraction » demeure très concrète dans
ses implications).
60
Dominique Schnapper rappelle cette distinction pour évoquer le « patriotisme constitutionnel » de Jürgen
Habermas, tout en affirmant que cette distinction semble somme toute arbitraire voire critiquable, toute nation étant
indissolublement « ethnique » et « civique » :
« La participation sociale est concrètement fondée sur toutes sortes d’éléments particuliers et particularisants, qu’on peut
qualifier d’ethniques ou de « communautaires » : la pratique d’une même langue (sauf cas exceptionnels), le partage par tous les
nationaux d’une même culture et d’une mémoire historique singulière, la participation aux mêmes institutions, qu’il s’agisse de
l’Ecole ou de l’entreprise […]. Sinon comment pourrait-on « faire société » ? La familiarité immédiate qui s’établit entre les
nationaux, quelles que soient par ailleurs les différences qui les séparent, est le produit de cette socialisation spécifique et de la vie
commune à l’intérieur d’une société nationale concrète. La société fondée sur la citoyenneté est un projet civique, donc à vocation
universelle […]. Mais c’est aussi une société historique, à la fois communauté de culture, lieu de mémoire collective et d’identité
historique » (Qu’est-ce que la citoyenneté ?, Paris, Gallimard, 2000, nouvelle édition, 2001, coll. « folio actuel », p. 259-260)

Pourtant là aussi on peut se demander si le refus de départager ce qui relève de la « nation civique » de ses
aspects « ethniques » ou culturels, n’est pas une façon de considérer ces aspects comme à la fois figés et essentiels
ou consubstantiels à la citoyenneté : la république ne verrait alors dans le citoyen abstrait rationnel (théoriquement
libre), qu’une fiction illusoire, et s’intéresserait au fond davantage aux individus concrets contingents, à prendre
nécessairement au sein de leurs déterminations historiques du moment.
N’est-ce pas alors une façon, sous prétexte de sortir d’une conception abstraite de la citoyenneté, d’enchaîner les
citoyens à une identité fixée à un moment de l’histoire de la nation, et dont ils n’auraient pas à se libérer ? N’est-ce
pas cette identité culturelle qui est construite et illusoire, car en partie du moins contingente ?
Enfin il n’est pas certain qu’une identité civique soit si abstraite (ni dans ses valeurs ni dans son contenu
culturel universel ni bien sûr dans ses conséquences concrètes dans la vie en termes de droits)

Plus profondément, ne faudrait-il pas considérer que si toute nation est à la fois « civique » et « ethnique »,
son ethnicité reste néanmoins secondaire : les éléments culturels d’une nation seraient ainsi les accidents
historiques ou les mises en œuvres concrètes particulières de son ambition rationnelle et universelle ? Cette
ambition, transcendant les contingences, ne permet-elle pas justement à une diversité de cultures et de croyances de
vivre ensemble et d’évoluer, construisant l’histoire et la culture librement ensemble, selon un idéal de fraternité
(voir plus bas) ?

61
3) Identité et fraternité
La fraternité se propose-t-elle comme une identité abstraite, vide de contenu, car à prétention trop universelle ? Peu
m’importerait que l’autre soit mon frère, si j’ai le sentiment de ne rien partager de concret avec lui.
Or justement, la fraternité ne permet-elle pas d’établir une identité commune qui permettrait de surmonter les
clivages – faisant de tout clivage une séparation finalement trop artificielle voire trop abstraite ?

Le clivage suppose que mon identité n’aurait rien à partager ni à échanger avec celle d’un autre : le clivage fait
comme si les différences étaient des abîmes insondables, des fossés infranchissables, deux rives incommunicables.
Le clivage semble donc mettre fin à toute communication : deux individus que tout sépare peuvent-ils même se
parler ? Le clivage semble rendre tout dialogue impossible, laissant la place aux rapports de force et à l’intolérance.

Ainsi Voltaire, dans son Dictionnaire philosophique portatif (1769), explique dans les derniers mots de son article
« Tolérance » :
« […] nous devons nous tolérer mutuellement parce que nous sommes tous faibles, inconséquents, sujets à la mutabilité,
à l'erreur : un roseau couché par le vent dans la fange dira-t-il au roseau voisin couché dans un sens contraire : “Rampe à ma
façon, misérable, ou je présenterai requête pour qu'on t'arrache et qu'on te brûle” ? »

Ce serait au nom de notre commune faillibilité que l’on devrait être indulgent et tolérant : en ce sens je considère le
concitoyen comme un frère qui partage la même condition limitée que moi. Pour autant la fraternité permet-elle de
dépasser une identité commune de conditions ? Peut-on dépasser cette simple tolérance qui semble se contenter
d’une simple coexistence d’individus libres les uns à côté des autres et qui se supportent ?

« Si la République un jour n’était plus qu’une liste de circulaires, décrets et conventions dont seuls deux cents fonctionnaires
ont connaissance, si ce corpus de règles venait à s’amputer du florilège de récits qui en faisait le suc, un essaim de micro-
fanatismes en viendrait assez vite à bout, parce qu’ils s’adossent, eux, sur des traditions vivantes – langues, récits, mémoires et
rituels. On ne remplace pas une culture charnelle, cette coquille nourricière et protectrice, par un universel abstrait, frappé
d’anorexie, qui laisse l’individu au froid, orphelin des légendes. Seule une identité narrative peut rivaliser avec une autre : pas
d’éducation civique dans l’abstrait sans ressorts littéraires, artistiques et historiques. » (Régis Debray, Ce que nous voile le voile,
La République et le sacré, éd. Gallimard, 2004, Folio, p. 67)

Il s’agit donc non seulement de penser les conditions de possibilité juridiques et politiques permettant aux identités
multiples et changeantes de vivre ensemble : il s’agit de donner une chair vivante à la fraternité qui donne sens à ces
conditions de possibilité et, pour ce faire, il faudrait s’emparer de tout ce qui dans la culture permet d’incarner cette
fraternité, de la « raconter ».
S’agit-il de nourrir cette fraternité du libre examen de toutes les cultures disponibles, à l’aune d’une raison
universelle ? Ou bien s’agit-il de rechercher ce qui dans les cultures met en scène la fraternité ? Mais alors faut-il que
la fraternité se conçoive comme entrant en concurrence avec les communautés constituées, la fraternité admettant du
sacré (le « sacré républicain », « la dignité de la personne humaine »…) entrant alors en concurrence avec les autres
formes de sacré ? [voir plus haut sur le « sacré au-delà du religieux »]

« Il est temps de prendre enfin le risque […] de proposer un sacré partageable – un sacré qui n’empêche pas les uns de croire
en tel dieu et les autres en aucun dieu. » (Abdennour Bidar, Plaidoyer pour la fraternité, Paris, Albin Michel, 2015, p. 63)

Si la fraternité a ce caractère sacré, elle n’entre ni en concurrence avec la religion ni avec l’athéisme : la fraternité
n’admettrait pas de croyances constituées par des communautés particulières et fermées. La fraternité serait ce tissu
commun qui reste toujours à tisser et retisser. Si l’autre est mon frère, il peut s’éloigner de moi : il est pour toujours
mon proche, même s’il lui arrive d’être le plus lointain, de telle sorte que cette fraternité peut, en fait, s’oublier sans
jamais, en droit, se perdre.
Je peux, en tant qu’un individu, souhaiter me venger du meurtre de mon enfant en voulant
assassiner le meurtrier. Pour autant, le droit et la justice me donne l’occasion de considérer que
ce criminel reste mon frère, et qu’en tant que tel, il a droit à un jugement équitable et
contradictoire.
Je peux, en tant que membre d’un parti politique, détester les membres du parti le plus opposé.
Pour autant, nous débattons ensemble et attendons le vote qui nous départagera. Et si les mots
tournent à l’injure, nous porterons plainte devant un tiers pour juger de l’affaire.

C’est parce que cette fraternité existe toujours en droit, qu’elle s’oppose aux « adorateurs du fait » que dénonçait
Alain – « adorateurs du fait » pour qui ce qui doit être est fonction de ce qui est ou a toujours été (comme le « sol
natal », la « tradition nationale », le « sang familial », les « coutumes communautaires », etc.) : les « adorateurs du
fait » préfèrent ainsi les clivages et les communautés homogènes déjà constituées, et ne définir les identités qu’à
partir de là, comme si le présent se réglait sur un passé inerte.

Les valeurs fondamentales et sacrées en jeu dans la fraternité ne seraient pas fondées sur la nécessité, ni les
déterminismes, ni le sang, mais sur une volonté partagée : une « décision de fraternité » (Abdennour Bidar, Plaidoyer
pour la fraternité, Paris, Albin Michel, 2015, p. 67)

C’est justement par cette « décision » partagée et à renouveler que la fraternité se préserve de l’amalgame : pas
d’homogénéité destructrice des différences dans la fraternité.

62
Or il apparaît que l’étude même du fait religieux en classe peut justement permettre aux élèves de voir combien les
identités religieuses elles-mêmes ne sont pas fatales, figées ni données de toute éternité.
En ce sens, cette étude permet de faire voir la fraternité en ce qu’elle met en scène des frères tous « sujets à la
mutabilité, à l'erreur », et en même temps en recherche de valeurs, aussi bien dans l’Occident des Lumières que dans
l’Orient de l’Islam. L’identité humaine relèverait de la fraternité car elle ne serait pas l’identité de choses
inertes.

« Il s’agit donc d’user d’un trésor pour les descendants, non de magnifier par des marques d’honneur les ascendants :
l’identité des hommes n’est pas dans l’âge d’or rêvé, mais dans le présent à construire, dans l’action à faire »
(Ali Benmakhlouf, L’identité, une fable philosophique, Paris, P.U.F., 2011, p.169-170)

Pas d’attitude religieuse (même pour le religieux) au sein de la république laïque et fraternelle. Pas de
commémoration de telle ou telle identité figée, ni de simple curiosité indifférente pour le passé, mais usage vivant de
cultures, reconnaissant dans le chemin tortueux de nos frères comme une carte à compléter ou à corriger au
service de notre propre chemin à venir.

S’il y a fraternité, il ne s’agit pas tellement d’une identification des êtres entre eux : il s’agit plutôt de la question
d’une évaluation ou d’une valorisation, posant moins la question de l’identité que celle des valeurs – question
sans cesse légitimée voire renouvelée, et se fondant pourtant sur des valeurs communes permettant le dialogue.

En ce sens il n’y aurait unité et indivisibilité de la République non pas parce qu’elle aurait seulement une identité
historique déterminée, ni parce qu’il n’y aurait aucun conflit ni débat entre ses membres, mais parce qu’elle serait
l’affaire de frères, qui en tant que tels ne sont pourtant pas strictement identiques, mais bien libres et égaux en
droit.
Unité n’est pas uniformité : « nul besoin de se ressembler pour se rassembler. » (Abdennour Bidar, Plaidoyer pour la
fraternité, Paris, Albin Michel, 2015, p. 55), et nul besoin de se disputer pour discuter. Ce faisant la fraternité permet de tisser
dans le dialogue une communauté qui tend à se dépasser elle-même, en posant des valeurs qui lui permet de se
choisir des valeurs.

Pour terminer, on peut se demander si l’on n’oppose pas parfois de façon factice des cultures entendues comme
des déterminismes artificiellement délimités et clos. Cette façon d’opposer les cultures rendrait en effet impossible
toute discussion entre elles, les rendant inassimilables, masquant enfin la possibilité toujours ouverte entre des êtres
raisonnables (quelles que soient leurs cultures) de débattre de leurs savoirs et leurs normes (Que puis-je savoir ?
Que dois-je faire ?). Ne pas voir la vanité d’une telle opposition n’est-ce pas mettre en péril la condition de possibilité
de vivre ensemble, n’est-ce pas remettre en cause même l’idée de fraternité ?
On peut se le demander à partir de quelques exemples frappants, tirés du l’entretien donné par Olivier Roy à Jean-
Louis Schlegel en 2014, et qui montrent, avec ce qu’en dit O. Roy :
« Concrètement, en Afghanistan, lorsque je traduisais pour des médecins, on se trouvait confronté à des problèmes précis: la
réticence à donner son sang (qui scandalisait les jeunes médecins), un blessé grave qui préfère mourir plutôt que d'être amputé (les
médecins salafis attaquaient les Français là-dessus en les accusant d'amputer trop facilement), un village qui fait venir en pleine
nuit et à cheval le médecin étranger pour un vieillard qui tousse, tout en ne le réveillant pas pour un nourrisson qui meurt dans la
maison d'à côté (réponse faite au médecin qui s'indignait: « Il faut neuf mois pour faire un bébé et quatre-vingt-dix ans pour faire
un vieillard »), une femme que son mari laisse mourir plutôt que de la montrer à des médecins étrangers. Mais, là aussi, on met
sous l'étiquette de la «culture» des éléments hétérogènes, et on ignore la réflexion des acteurs sur leur propre comportement. Les
événements mentionnés à l'instant ont toujours été suivis de discussions, tout comme en France on peut discuter de l'euthanasie,
de l'avortement ou du refus de soins trop intrusifs. C'est un débat sur les valeurs et les normes, où tout le monde, en France comme
en Afghanistan, n'a pas les mêmes opinions. Mais on dénie aux « Orientaux» la possibilité de débattre de leurs normes et on les
présente comme reproduisant passivement des habitus culturels.
Or, pour moi, si la culture existe bien, elle est toujours problématisée par les acteurs eux-mêmes; elle est toujours en question et
jamais une donnée objective. En fait, on donne souvent le nom de «culture» à ce qui n'est qu'une série de codes (comme l'étiquette
ou la politesse), qui sont de moins en moins connectés à un univers de sens implicite échappant aux acteurs eux-mêmes. En ce
sens-là, on est bien dans un universel, dans un cadre commun de discussion. On fait comme si entre le logiciel culturel et une
action, il n'y avait rien; or l'homme ou la femme qui fait la translation entre les deux parle, pense et discute. Surtout quand il, ou
elle, argue de sa culture ou de sa religion, c'est-à-dire justement introduit une réflexivité, traduit le déterminisme qu'on lui impute
dans un discours du choix personnel et de la décision, renvoie sa culture ou sa religion comme un invariant à l'«observateur» - qui
n'attend que cela pour être conforté dans son préjugé. »
Olivier Roy, En quête de l’Orient perdu, Paris, éd. Seuil, 2014, p. 251-252

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