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À PROPOS D’UN DESSIN DE RODIN

Mirbeau or not Mirbeau ?

Dans un article paru en mai 2016 dans La Revue des musées de France1, Sophie Biass-
Fabiani, conservateur en chef du patrimoine au Musée Rodin, commente un dessin de Rodin
récemment acquis par le musée et qui nous intéresse, car, selon une tradition orale, il s’agirait
d’un portrait d’Octave Mirbeau. Dans la note 1 de son article, elle rappelle que ce portrait
était connu depuis longtemps et cite des catalogues d’expositions parus, outre Atlantique, de
1972 à 2011, sans malheureusement préciser ni quel a été son parcours, ni qui a prétendu le
premier identifier le modèle, ni pour quelles raisons. Mais on relève, dans cette suite de
références, que, dans le catalogue d’une exposition new-yorkaise de 2011, Auguste Rodin
Intimate Works2, il n’est présenté que comme un « portrait d’homme », sans référence,
apparemment, au modèle supposé. C’est la preuve, s’il en était besoin, que ce dessin au fusain
pose problème, comme Sophie Biass-Fabiani le reconnaît elle-même dans la note
14 (« L’identification du modèle a pu être remise en question »), sans malheureusement
préciser quand ni par qui, avant d’écarter toute espèce de doute et de souligner « la
ressemblance », qu’elle qualifie de « frappante », « avec le portrait sculpté [de Mirbeau, par
Rodin] dans la ligne du cou et les petites dépressions du crâne ».
Si doute il y a bien, malgré tout, c’est parce que les amateurs de Mirbeau, conditionnés
par tous les portraits et photos qu’ils connaissent par ailleurs, ont bien du mal à reconnaître
l’écrivain dans cet homme portraituré par son « dieu » Rodin. Non seulement ils n’y
retrouvent pas le regard et l’expression habituels dans les photos que l’on connaît de lui entre

1 Sophie Biass-Fabiani, « Rodin et ses écrivains – Deux nouveaux dessins acquis par le musée Rodin », La
Revue des Musées de France, n° 1, mai 2016, pp. 76-83.
2 Cette exposition a eu lieu en mars 2011, dans la Jill Newhouse Gallery de New-York, fondée en 1980.
1884 et 1895, mais ils tiquent devant cette barbe incongrue, alors que Mirbeau n’a été barbu –
et encore s’agira-t-il d’une barbe tolstoïenne, complètement différente de celle du dessin – que
pendant les derniers mois de son existence. Bien sûr, il n’est pas exclu qu’il se soit laissé
pousser la barbe pendant un bref laps de temps, dont ne subsiste aucune trace. Il n’est pas
interdit non plus d’imaginer que le dessinateur, qui ne réalise pas une photo, se soit quelque
peu dégagé de son modèle et l’ait agrémenté d’une petite barbe supposée plus séante. Reste
que rien ne vient appuyer ces hypothèses, que Sophie Biass-Fabiani ne reprend d’ailleurs pas
à son compte. Si l’on ajoute l’absence de veste et la chemise ouverte, qui témoignent d’un
certain laisser-aller que Mirbeau n’a jamais dans les photos et portraits que l’on connaît de lui
et qui font davantage penser à un artiste peintre, le doute ne peut qu’en être renforcé. Reste
qu’on peut toujours imaginer que c’est là une nouvelle liberté prise par le dessinateur, ou
objecter que, quand il cultivait son jardin, au sens propre de l’expression, Mirbeau ne devait
pas être aussi engoncé dans son col que dans ses habituelles photos destinées aux agences de
presse.
On est aussi en droit se s’interroger sur la dédicace de ce portrait à Anna Rodenbach,
veuve de l’auteur de Bruges la Morte, qui fut un fidèle ami et un grand admirateur de
Mirbeau3. Sophie Biass-Fabiani explique que Georges Rodenbach a consacré à Rodin
plusieurs articles élogieux et a notamment pris sa défense dans l’affaire du Balzac, et que sa
veuve, également admiratrice du statuaire, a voulu rédiger à sa gloire un article destiné à une
revue anglaise. Ces liens d’amitié suffisent en effet à justifier la dédicace. Mais pourquoi
offrir à la veuve ce portrait de Mirbeau, plutôt que celui du poète défunt ? Et pourquoi le
supposé modèle n’aurait-il pas gardé par devers lui ce dessin dont il eût dû être très fier 4 ?
Pour tenter de répondre à ces questions, il convient de rappeler tout d’abord que Mirbeau était
très proche d’Anna Rodenbach, au point que la prévoyante jeune femme, sur le point d’être
opérée, en juillet 1905, et redoutant le pire, a demandé, dans son testament, qu’en cas de
malheur Mirbeau soit désigné comme tuteur de son fils Constantin, dit Tintin, ce que
l’écrivain a accepté, dans une lettre qu’il signe avec humour « tuteur honoraire » : « Quant à
votre testament, chère amie, vous avez raison de le faire. Puisqu'il faut en passer par là,
autant que ce soit tout de suite, pour que vous n'ayez plus à vous préoccuper de ces vilaines
choses posthumes. Et puis un testament n'a jamais tué personne ; il ne tue la plupart du temps
que les héritiers. Et c'est charmant. J'accepte donc d'être le tuteur du petit Tintin, bien
persuadé que je n'aurai pas à exercer cette tutelle, ce qui nous fera plaisir à tous les trois.
Donc c'est une excellente idée 5. » Dans ces conditions, il n’y aurait rien d’étrange à ce que
l’écrivain – s’il est bien le modèle du dessinateur – ait offert à son amie, rescapée des
horrifiques expériences des « pères Coupe-Toujours6 », un dessin très précieux à ses yeux et
adorné de surcroît d’un envoi autographe de Rodin, probablement inscrit très longtemps après
la réalisation du dessin et qui en accroît encore la valeur. Ce n’est, bien sûr, qu’une simple
hypothèse, mais elle est tout à fait plausible.

3 Voir notamment le chapitre enthousiaste qu’il consacre à Mirbeau, qualifié de « Don Juan de tout l’idéal »,
dans L’Élite (Fasquelle, 1899, pp. 143-155).
4 Il n’est pas signalé dans le catalogue de la vente Mirbeau de 1919.
5 Lettre inédite d’Octave Mirbeau à Anna Rodenbach, juillet 1905, Bibliothèque Royale. Bruxelles. M.L.
3043/29..
6 C’est ainsi que Mirbeau qualifie les chirurgiens, dans un article ainsi intitulé, paru dans Le Journal, le 15
décembre 1901. Il y écrit notamment : « Ils n’ont pas ou presque pas de culture médicale, d’éducation
scientifique. Ils ont eu cette préoccupation d’assouplir leur main, mais pas celle de meubler leur cerveau. Ce qui
souvent, dans bien des cas, rend leur intervention dangereuse. Et, lorsque, par surcroît, ils n’ont pas la
conscience très nette, très précise, des responsabilités terribles qu’ils assument, alors ce sont de véritables
assassins, des assassins tolérés et respectés. » On comprend qu’Anna Rodenbach ne leur ait pas accordé une
totale confiance et qu’elle ait pris ses précautions, dans l’intérêt du petit Tintin (lequel vivra 94 ans).
Arrivé à ce point de nos cogitations, force est de reconnaître que l’incertitude perdure :
aucune réponse catégorique, dans un sens ou dans un autre, ne saurait être satisfaisante sur la
base de simples impressions ou d’hypothèses non vérifiables. C’est pourquoi j’ai fait appel à
Jean-Michel Guignon, qui connaît bien tous les portraits de Mirbeau et qui, expert en
photographie et en traitement de l’image, est infiniment plus compétent qu’un simple
mirbeaulogue pour se livrer à des tentatives de reconnaissance faciale. Il a donc comparé, en
les confrontant à la même échelle, le dessin de Rodin, que reproduit Sophie Biass-Fabiani
dans son article, et une photo de Mirbeau datant de 1883 environ 7, et très proche du portrait de
l’écrivain par Alice Regnault, sans doute peint en 1885 8. Pour ce faire, il a utilisé, explique-t-
il, ce qui permet aujourd’hui à des caméras de vidéo-surveillance d’identifier quelqu’un,
même déguisé, avec une perruque ou une barbe inhabituelle : la comparaison, point par point,
des proportions, de la distance des yeux, de la hauteur, de la taille et des courbes des oreilles,
autant de détails qui, examinés élément par élément, se révèlent plus efficaces que la vue
d’ensemble. Or ses constats ne manquent pas de surprendre.
Tout d’abord, il remarque que le front, l’implantation et la coupe de cheveux sont
rigoureusement les mêmes :

Il note ensuite que le dessin de l’oreille est identique :

Enfin il est frappé par la ressemblance dans la forme du nez, légèrement bosselé, et de
la narine :

7 Collection particulière.
8 Ce portrait d’Octave par Alice est reproduit sur la couverture du n° 21 des Cahiers Octave Mirbeau (2014).
Sur l’histoire de cette toile, voir l’article de Jacky Lecomte, « À la recherche d’un tableau perdu – Un portrait
inconnu d’Octave Mirbeau », dans ce même numéro (pp. 146-147).
Dès lors, il semble difficile de rejeter a priori une identification, si surprenante qu’elle
puisse paraître au premier regard des mirbeauphiles. Certes, ces ressemblances ne constituent
pas une preuve, et la confrontation réalisée par Jean-Michel Guignon ne prétend pas relever
de la police scientifique. Mais elles sont pour le moins troublantes. Évidemment, il reste cette
barbe totalement absente dans toutes les photos et tous les portraits de Mirbeau antérieurs à
1915 et qui contribue à affaiblir l’hypothèse de l’identification. Mais, après tout, un dessin,
réalisé par un artiste tel que Rodin, n’obéit pas aux mêmes critères et exigences qu’une simple
photographie9, et il n’est pas impossible qu’il ait, de sa propre autorité, ou bien avec
l’autorisation de son modèle, agrémenté le visage dudit d’une barbe, pour un dessin qui n’était
nullement destiné à être exposé et, du même coup, confronté à un modèle connu du public et
de la presse. Sophie Biass-Fabiani note d’ailleurs, à propos de ce dessin, que sa facture
« rappelle la manière de la jeunesse de l’artiste, quand Rodin copiait les classiques ». On
peut comprendre que la ressemblance photographique n’ait pas été alors la préoccupation
première d’un dessinateur qui continue à faire librement ses gammes comme il l’entend, fût-
ce à 47 ans10.
Certes, le mystère n’est pas encore totalement éclairci, il subsiste des zones d’ombre,
et par conséquent l’incertitude n’a pas complètement disparu. Mais les nombreuses
ressemblances relevées par Jean-Michel Guignon avec une photo de la même époque
constituent un argument de poids et ne peuvent qu’inciter à conclure, en dépit des
apparences… et de la barbe, qu’il se pourrait fort bien qu’Octave Mirbeau ait bel et bien été le
modèle de ce « portrait d’homme ». Mais, en ce cas, plutôt que d’un portrait de l’écrivain,
présenté comme tel et avant tout respectueux de la fidélité au modèle, il s’agirait d’une étude
inspirée des classiques (Rembrandt, selon Mirbeau), dont le modèle n’aurait été, à l’extrême,
qu’un prétexte, autorisant du même coup le dessinateur à prendre des libertés… et à ajouter
une barbe !
Pierre MICHEL
(avec la complicité de Jean-Michel Guignon)

9 Dans son compte rendu de l’exposition new-yorkaise de 2011, le critique d’art Lance Esplund écrit à ce
propos : « To "draw" has traditionally meant to draw from—not to copy—life. But since the dawn of
photography (c. 1822), artists have had to defend against the belief that painting and drawing are chiefly
mimetic, rather than poetic, acts. The camera's ability to manufacture a likeness has unwittingly pitted the
metaphoric functions—the truths—of painting and drawing against the mere fact of the photograph. » (The Wall
Street Journal, 19 mars 2011).
10 Sophie Biass-Fabiani suppose en effet que ce dessin date de 1887 et qu’il s’agit du « portrait au fusain »
réalisé au cours de son séjour de dix jours chez Mirbeau, à Kérisper , et que l’écrivain qualifie de « vrai
Rembrandt » dans une lettre à son ami et confident Paul Hervieu, fin août 1887 (Correspondance générale,
L’Âge d’Homme, 2003, tome I, p. 700).

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