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La traduction française de la Prophetia Merlini

dans le Didot-Perceval
(Paris, BnF, nouv. acq. fr. 4166)

Julien Abed
Université de Paris IV-Sorbonne

Le manuscrit Paris, BnF, nouv. acq. fr. 4166 présente une double particularité.
Il est le seul manuscrit, avec le manuscrit Bibl. Estense E. 39, conservé à Modène,
à nous présenter dans son intégralité la trilogie des romans en prose attribués
à Robert de Boron – le Joseph, le Merlin et le Perceval. Il contient en outre une 81
interpolation unique, en plein centre arithmétique de l’œuvre, de la Prophetia

moult oscure parleüre • pups • 2007


Merlini de Geoffroy de Monmouth, traduite en un français approximatif et fort
obscur, et qui est l’objet de ce travail.
Le manuscrit, appelé souvent celui du « Didot-Perceval » du nom de son
ancien propriétaire, est un parchemin de cent vingt-six fol., daté de 1301. Il
mesure 240 x 175 mm, le texte étant disposé sur deux colonnes de trente-et-une
lignes. L’écriture est très lisible et assez régulière, sans aucun doute l’œuvre d’un
seul scribe. Il ne présente pas de miniatures, seulement des initiales bleues et
rouges, sur deux lignes, ou des initiales sur cinq lignes, mieux décorées. Il offre
des rubriques jusqu’au folio 93a. Il contient le Joseph (fol. 2-19), le Merlin (fol.
19-95) et le Perceval (fol. 95-126). Les prophéties de Merlin occupent les fol. 44c
à 52d.
Robert de Boron doit sa célébrité à la rédaction d’un diptyque en vers
qui combine pour la première fois le thème du Graal et celui de l’histoire
arthurienne centrée sur Merlin. Le premier volet s’intitule le Roman de
l’Estoire dou Graal, le second est l’Estoire de Merlin, remaniement libre de
l’Historia regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth et du Roman de Brut
de Wace. De cette œuvre originale il ne reste qu’un témoin, le manuscrit Paris,
BnF, f. fr. 20047, qui propose le poème suivi d’un fragment du Merlin de 507
vers. Mais le début du xiiie siècle, qui connaît l’essor de la prose en même

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Pour une description du manuscrit, voir William Roach, The Didot Perceval, according to the
manuscripts of Modena and Paris, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1941, p. 5-6.
 Ce manuscrit a été édité par Richard O’Gorman, Robert de Boron, Joseph d’Arimathie, Toronto,
Pontifical Institute of Medieval Studies, 1995 (coll. Studies and Textes, t. CXX).

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temps que le goût des compilations, nous a transmis des versions en prose
de ces deux histoires, souvent suivies de continuations. Le roman en prose
de Merlin nous a ainsi été transmis dans quarante-six manuscrits complets et
neuf fragments. Le Joseph-Merlin, diptyque en prose conçu comme une seule
entité, nous est connu par cinq manuscrits seulement. Quant à la trilogie
Joseph-Merlin-Perceval, elle ne nous est parvenue que par les manuscrits de
Paris et de Modène. Si les textes du Joseph et du Perceval ont déjà fait l’objet
d’éditions, le Merlin conservé dans le manuscrit ex-Didot n’a pour l’instant
pas fait l’affaire des médiévistes, qui se sont pourtant attardés sur les trois
textes du manuscrit de Modène.
La particularité du manuscrit ex-Didot mérite pourtant qu’on le considère
avec un peu d’attention. L’interpolation des prophéties de Merlin le distingue de
tous les manuscrits connus du roman de Merlin en prose, quel que soit le cycle
dans lequel il s’insère. Précédé d’ouvrages pieux, comme dans le manuscrit
82 Paris, BnF, f. fr 423, entouré des Prophecies de Merlin de Richart d’Irlande, ou
combiné aux suites Vulgate et Post-Vulgate , aucune trace, à notre connaissance,

 La description de la totalité des manuscrits du Merlin a été faite par l’éditeur du roman,
Alexandre Micha. Voir son article « Les manuscrits du Merlin en prose de Robert de Boron »,
Romania, 79 (1958), p. 78-94 et p. 145-174.
 Paris, BnF, f. fr. 748 (deuxième moitié du xiiie s.) ; Paris, BnF, f. fr. 1469 (première moitié du xve s.) ;
Paris, Arsenal, 2996 (deuxième moitié du xiiie s.) ; Firenze, Biblioteca Riccardiana, 2759 (milieu
du xive s.), Firenze, Biblioteca Marucellina, BVI2. Voir Fanni Bogdanow, « Un manuscrit méconnu
de la mise en prose du Joseph-Merlin de Robert de Boron », Revue d’Histoire des Textes, 26
(1996), p. 205-245.
 La plus ancienne édition accessible des Joseph et Perceval du Didot est celle d’Eugène Hucher,
Le Saint-Graal ou le Joseph d’Arimathie, première branche des Romans de la Table Ronde,
Le Mans, Monnoyer, 1875, vol 1, p. 277-333, « Texte du Petit Saint-Graal d’après le manuscrit
de M. Ambroise Firmin-Didot » et « Perceval ou la Quête du Saint-Graal, texte en prose de ce
roman, d’après le manuscrit unique de M. Ambroise Firmin-Didot », p. 375-413. Le Joseph du
manuscrit de Modène est édité par William Roach, « The Modena Text of the prose Joseph
d’Arimathie », Romance philology, 9 (1955-1956), p. 313-342. The Didot Perceval, éd. ������� Roach,
est une édition synoptique du Perceval d’après les manuscrits de Modène et de Paris. Plus
récemment, le manuscrit de Modène a été édité intégralement par Bernard Cerquiglini,
Le Roman du Graal, manuscrit de Modène par Robert de Boron, Paris, Christian Bourgois,
10/18, 1981 (coll. Bibliothèque médiévale). L’édition critique la plus moderne du Merlin est
celle d’Alexandre Micha, Merlin de Robert de Boron, roman en prose du xiiie siècle, Genève,
Droz, 1979 (coll. TLF, t. CCLXXXI), d’après le manuscrit Paris, BnF, fr. 747. On peut lire aussi sa
traduction : Robert de Boron, Merlin, Paris, Flammarion, 1994. Le Merlin du Didot est donc le
seul à ne jamais avoir été édité, malgré sa particularité.
 Paul Zumthor, Merlin le Prophète. Un thème de la littérature polémique, de l’historiographie
et des romans, Lausanne, Payot, 1943, p. 117, mentionne cette interpolation sans en proposer
une étude complète.
 La critique distingue généralement la Suite-Vulgate ou Histoire de Merlin ou « Suite historique »,
et la Suite-Huth ou Suite du roman de Merlin ou « Suite romanesque », éditée récemment par
Gilles Roussineau : La Suite du roman de Merlin, Genève, Droz, 1996, (coll. TLF, t. CCCCLXXII),
2 tomes.

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n’est visible d’un manuscrit les traduisant. Les traductions des prophéties ne
se trouvent que dans les traductions vernaculaires de l’Historia, donc dans un
contexte plus historique que romanesque.
Cette interpolation est donc unique au cœur du roman de Merlin. En
rétablissant les prophéties dans leur espace propre, elle semble redonner une
nouvelle vie au prophète breton que Wace, qui avait décidé de ne pas traduire les
prophéties, puis Robert de Boron, qui remanie le clerc anglo-normand, avaient
mis entre parenthèses. Chez ce dernier notamment, Merlin ne fait qu’expliciter
la signification de la couleur des deux dragons, mais sans s’engager dans une
fureur divinatoire.
Retrouvant leur place naturelle (car c’est à cette place qu’elles se trouvent
dans l’Historia regum Britanniae), elles donnent une couleur nouvelle à l’œuvre.
Les deux particularités (présence des prophéties et intégralité de la trilogie) du
manuscrit ex-Didot sont-elles une anomalie, le fruit du hasard, ou peut-on y
trouver un fil conducteur pour l’analyse ? Remarquons d’abord que le manuscrit 83
se présente explicitement comme une trilogie consacrée à l’activité prophétique

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de Merlin. Le thème prophétique apparaît dans les rubriques liminaires du
manuscrit, ce qui pourrait constituer une annonce de l’interpolation des
Prophéties :
« Ci comence le romanz des prophecies Merlin » (folio [2a])
et une allusion aux dires prophétiques de Merlin clôt le manuscrit :
« Ci fenist le romanz des prophecies Merlin » (folio [126d])10

Le chapelet des prophéties se présente comme un livret indépendant, comme


une sorte de « libellus Merlini »11, au milieu de la mise en prose des aventures du
Graal, comme l’indique d’ailleurs une rubrique placée au folio [52d]12. L’objet de
ce travail n’est donc pas de donner à lire la traduction des Prophéties de Merlin dans
une variante nouvelle, mais de tenir compte de son environnement par la quête
du Graal. Dans le cas du manuscrit ex-Didot, ces diverses variantes se combinent
à des degrés différents d’intervention. La migration du texte prophétique et son

 Voir Merlin de Robert de Boron, éd. �������


Micha, op. cit., p. 120.
 Le manuscrit de Modène ne présente pas de rubrique de ce type. Il débute directement avec la
matiere du récit, où il est question également des prophètes : Ce doivent savoir tout pecheor
que devant çou que nostre Sire venist en terre, que il faisoit parler les prophete en son non.
10 Comparons avec le manuscrit de Modène, qui mentionne : Ici fine le romans de Merlin et del
Graal
11 Richard Trachsler, « Des Prophetiae Merlini aux Prophecies Merlin ou comment traduire les
vaticinations de Merlin », dans Actes du Colloque Translation Médiévale. Mulhouse, 11-12
mai 2000, textes rassemblés et publiés par Claudio Galderisi et Gilbert Salmon, Perspectives
Médiévales, Suppl. au n° 26 (2000), p. 105-124, ici p. 110.
12 « Ci fussent les prophecies Merllin des rois de Bretaingne qui sunt esté et devont estre. »

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aboutissement dans l’ensemble cyclique de Robert de Boron n’est pas un pur
hasard ; elle n’est pas une faute ou une simple curiosité. Elle apparaît au contraire
comme une régénération, un retour aux sources du personnage de Merlin, rendue
possible par la mobilité textuelle. J’essaierai ici de tirer les enjeux de cette migration
des prophéties au sein de l’univers du Graal, selon une perspective génétique.
Geoffroy se présentait comme un traducteur : le clerc gallois affirmait que
son livre des prophéties de Merlin était une traduction du breton en latin. On
conçoit aisément les avantages de l’artifice littéraire : l’instance énonciative,
dans ces prophéties, n’est pas l’auteur ou ses éventuels substituts, mais la
bouche du prophète elle-même. Le « je » du scribe n’intervient ainsi que pour
disparaître aussitôt qu’il est apparu, sinon dans ce rôle neutre de traducteur
scrupuleux et humble, que l’on retrouve en exergue des prophéties vernaculaires
du manuscrit Didot avec l’expression traduire « tot mot a mot (fol. 44c). Le texte
des prophéties du manuscrit Didot se présente ainsi comme le dernier état d’une
84 série de translations qui assurent la transmission intégrale et véridique, depuis
le vie siècle, des vaticinations du barde. Seul le vêtement extérieur a changé, du
breton au latin, puis du latin au français. Le lecteur est censé épouser, derrière
la langue vulgaire et la langue cléricale, le sens originel des prophéties.
De cette lacune de l’original, d’ailleurs, peut naître un sens : la prophétie
merlinienne est liée à une parole première qui s’est perdue dans la nuit des
temps. Toute retranscription de la parole de Merlin ne saurait s’appuyer que sur
la « rumeur » née de son savoir. La traduction n’est donc pas un accident survenu
dans la transmission du savoir prophétique, mais elle est essentielle, immanente
au genre de la prophétie. Parole obscure, à l’origine improbable, la prophétie ne
saurait être autre chose que la transcription d’une écriture originaire, langage
des événements, lettres formées par les événements historiques ou signature
divine à travers les astres du ciel13.
La translation des prophéties du breton en latin, puis du latin en français,
était à la fois naturelle et problématique. Face à cette parole à l’aura sacrée,
le scribe se trouve en position difficile : il se charge d’une tâche complexe
puisqu’il doit transmettre à travers sa langue un message dont il ne comprend
peut-être pas tous les enjeux (politiques ou sacrés), véhiculer, avec les mots qui
sont à sa disposition et qui ne cadrent pas forcément avec les mots originels
du texte-source à traduire, un sens auquel il n’a peut-être pas accès. D’autre
part, la portée politique du texte prophétique permet parfois au traducteur

13 Il est intéressant de mettre en perspective cette perte de la parole initiale avec la légende
rapportée par Aulu-Gelle au sujet de la sibylle dans Les Nuits attiques, t. 1, livre 1, Paris,
Les Belles Lettres, 1967, p. 62-63. La parole prophétique doit son obscurité à une faute des
hommes ; l’hermétisme de la parole oraculaire, pour le commun des mortels, provient de la
perte de son origine, de l’écartement par rapport à sa source.

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d’intervenir dans le détail des prophéties à plusieurs niveaux. Un travail de
nature archéologique tend donc à ressusciter le modèle latin afin que le lecteur
puisse prendre conscience de la mouvance polymorphe (linguistique, stylistique,
narrative, interprétative) qui s’attache aux prophéties de Merlin.
Dans le cas des Prophéties du manuscrit Paris, BnF, nouv. acq. fr. 4166, le texte suit
assez fidèlement l’ordre des paragraphes de l’original latin, de sorte qu’il est possible
de découper le texte français en un nombre égal de séquences, comme le font les
éditeurs modernes. Dans le détail pourtant, les différences sont nombreuses, et
un examen minutieux du manuscrit peut relever, par une comparaison du texte
latin avec le texte français, les lacunes, les ajouts, les mauvaises compréhensions
du scribe, sans qu’il soit toujours possible de déterminer l’origine de l’erreur :
incompétence, mauvaise lecture, modèle fautif. Notons d’emblée que ces
différences affectent essentiellement deux composantes textuelles : l’organisation
des groupes syntaxiques et des articulations logiques d’une part, la compréhension
du sens littéral et l’ajout de séquences phrastiques d’autre part. 85
Le scribe du manuscrit ex-Didot donne souvent à lire un texte peu

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compréhensible, mais le plus curieux est qu’il semble se laisser prendre au jeu de
l’explication et fournit souvent des compléments qui obscurcissent encore plus le
texte. Le chercheur moderne est ainsi convié à un étrange jeu de reconnaissance, où
il s’efforce de découvrir derrière le voile que lui a imposé le scribe la lettre originale
de la prophétie, exercice de haute voltige, un peu analogue à ce que les Anciens
appelaient la divinatio. Cette découverte des voiles successifs du texte correspond
à la portée du texte prophétique : la lecture de la prophétie politique ne peut faire
l’économie d’une interrogation sur la lettre et sur son erreur potentielle.
En l’absence d’édition critique de l’Historia regum Britanniae, nous en
sommes réduits à prendre comme texte comparant l’une des cinq versions
éditées du texte, sans qu’il soit possible de trouver facilement (le nombre de
manuscrits de l’Historia s’élève à plus de deux cents) le texte latin (s’il nous a
été transmis) qui s’approcherait le plus de notre texte français. Des cinq textes
aujourd’hui consultables, il ressort que le texte latin le plus proche de notre texte
français est celui édité par Neil Wright, qui s’est fondé sur le manuscrit Bern,
Burgerbibliothek, Ms. 56814.

14 Acton
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Griscom & �������
Robert Ellis �������
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Jones, The Historia regum Britanniae of Geoffrey of Monmouth
with contribution to the study of its place in early British History, New York, Longmans, Green
and Co., 1929 — Edmond Faral, La Légende arthurienne, t. III, Paris, Champion, 1929 ; Wright,
The Historia regum Britanniae, éd. cit. ; et Neil Wright, The Historia regum Britanniae of
Geoffrey of Monmouth, II, The First Variant Version : a critical edition, D. S. Brewer, 1988, qui
remplace Jacob Hammer, Geoffroy of Monmouth, Historia regum Britanniae. A Variant version,
Cambridge, Mass., Medieval Academy of America, 1951 (coll. Medieval Academy of America
Publications, t. LVII).

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Avant de nous plonger dans le détail de la lettre du texte, il faut dire un
mot du corpus des prophéties. Divisé en soixante-quatorze prophéties depuis
l’édition Wright, le texte de Geoffroy peut laisser place à de nouvelles phrases,
de nouvelles prophéties qui se glissent dans le code zoologique initial, ou à des
commentaires de la part du scribe. Deux prophéties, dans le manuscrit ex-
Didot, font place à des ajouts dignes d’intérêt. D’abord, la prophétie 19 :
Geoffroy : Deinde revertentur cives in insulam : nam discidium alienigenarum
orietur. Niveus
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quoque senex in niveo equo fluvium Perironis divertet et cum
candida virga molendinum super ipsum metabitur 15.

Didot : Et par icele lumiere neistra descort et dissension entre l’une ille et l’autre.
Un blanc dragon veillart torra le flueve de Periron ou .I. blanc cheval, e o une
blanche verge porpensera faire .i. molin sus icel flueve. Un leon vendra qui
se conbastra a .iii. leparz et seront le .iii. leparz vaincuz. Aprés les .iii. leparz
86 reprandront lor aleine et lor force et se combastront ou leon et sera le leon
ocis16.

Comme on le voit, la première partie de la prophétie (Deinde... in insulam)


manque. La suite pose problème : le terme niveus est compris, sur le modèle
initial du draco rubeus et du draco albus de la première prophétie, comme un
substantif représentant une entité politique (senex est par conséquent traduit
par l’épithète veillart). Le traducteur introduit donc un nouveau dragon et
il fait de lui l’acteur du détournement d’un fleuve et de la construction d’un
moulin.
Cette prophétie est certainement la plus curieuse de notre manuscrit parce
qu’elle est l’une des seules à proposer une phrase entière et compréhensible non
contenue dans les différentes éditions (et dans les variantes qui y sont notées) de
la Prophetia latine. Il s’agit donc d’une interpolation d’autant plus intéressante
qu’elle emploie un symbolisme venu de l’héraldique et facilement analysable.
Sur le modèle du combat initial entre les deux dragons (un animal, qui semble
plus faible au début du combat, l’emporte finalement sur son adversaire), la
deuxième partie de la prophétie 19 fait entrer en scène deux nouveaux animaux,
le lion et le léopard. L’opposition de ces deux animaux n’est pas obscure ; elle
utilise un symbolisme animal évident pour un homme de 1301. Si le léopard

15 The Historia regum Britanniae, éd. ��������������������������������������������������������


Wright, p. 77. Voici la traduction que propose Laurence
Mathey-Maille : « Puis les habitants reviendront sur l’île car les étrangers se diviseront.
Un blanc vieillard monté sur un cheval blanc détournera le fleuve Periron et avec sa canne
blanche, construira un moulin sur ses bords. ». Geoffroy de Monmouth, Histoire des rois de
Bretagne, trad. et comm. par Laurence Mathey-Maille, Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 163.
16 Paris, BnF, nouv. acq. fr. 4166, fol. 46c-46d.

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renvoie au trône d’Angleterre, le lion peut renvoyer lui soit au roi de France, soit
au roi d’Écosse17. Cette prophétie pro-anglaise annonce-t-elle des événements
à venir ou souhaitables, ou rappelle-t-elle, sur le modèle de la prophétie post
festum, des faits historiques déjà datés ? Peut-il s’agir de la reprise d’une prophétie
ancienne, qui circulait de façon indépendante ?
On peut raisonnablement penser qu’une telle prophétie, qui semble assurer le
triomphe de l’Angleterre sur l’Écosse, est une allusion aux guerres contemporaines
qui déchiraient l’île. Après qu’il fut devenu le maître du Pays de Galles en 1284,
en effet, Édouard Ier, roi d’Angleterre, lança son royaume dans un état de guerre
permanent pendant plus de deux décennies contre l’Écosse. Vers 1301, date de
composition de notre manuscrit, les Écossais l’avaient emporté à Stirling Bridge
en 1297, et Édouard Ier prenait la menace écossaise au sérieux en menant des
campagnes annuelles contre l’Écosse. Or, en cette fin du xiiie siècle, l’Historia
regum Britanniae est fortement sollicitée par le Plantagenêt, qui entend justifier
les guerres contre l’Écosse par un rappel des conquêtes d’Arthur18. Les secrétaires 87
d’Édouard Ier, comme les chroniqueurs, n’hésitent pas à utiliser la chronique de

julien abed La traduction française de la Prophetia Merlini dans le Didot-Perceval


Geoffroy et à broder autour d’elle pour servir l’entreprise du roi d’Angleterre19.
Exemplaire à cet égard est la pratique du chroniqueur Peter de Langtoft, qui
proclame l’accomplissement des prophéties de Merlin20. Convaincu de plus
d’un complot franco-écossais contre l’Angleterre, il fait d’Édouard Ier un nouvel
Arthur qui pourra vaincre à la fois l’Écosse et la France, réunissant ainsi les trois
couronnes contre Philippe de France. La simplicité de la phrase (en regard des
difficultés de compréhension que posent certains paragraphes du manuscrit) et
l’écho contemporain (« le .iii. leparz vaincuz et Stirling Bridge) rendent probable
cette interprétation pro-anglaise de la prophétie. Certes, l’allusion à la bataille
semble ténue, mais le contexte de rivalités nationales entre Angleterre, Écosse et
France autour de 1300 plaide en faveur du contexte insulaire de la prophétie.
Reste à savoir comment une telle prophétie est parvenue à s’insérer dans
le corpus merlinien : est-ce à partir du modèle latin qui avait été composé à
la même époque ? est-ce une prophétie échappée d’un livret indépendant et

17 �������
Lesley A.
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Coote donne quelques détails à ce propos lorsqu’elle évoque « the use of imagery
taken from someone’s coat of arms, badge or any form of heraldic device associated with that
person ». Voir Lesley A. Coote, Prophecy and Public Affairs in Later Medieval England, York,
York Medieval Press, 2000, p. 35.
18 Voir à ce sujet l’article de Roger Sherman Loomis, « Edward I, Arthurian Enthusiast »,
Speculum, 28 (1953), p. 114-127.
19 Sur l’exploitation du mythe arthurien, qui perdure bien au-delà d’Henri II, je renvoie à Amaury
Chauou, L’Idéologie Plantagenêt, Royauté arthurienne et monarchie politique dans l’espace
Plantagenêt (XIIe-XIIIe siècles), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001, en particulier
p. 265-269.
20 Peter
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de Langtoft, Chronicle, éd. Thomas Wright, 2 vol., Londres, Rolls Series, 1847.

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malicieusement insérée au cœur du manuscrit par un scribe anglo-normand
favorable aux Plantagenêt ? Ces questions restent sans réponse. Le plus
important est de sentir combien les médiévaux comprenaient le personnage
de Merlin et le genre de la prophétie politique : Merlin était le seul personnage
imaginaire du monde arthurien à pouvoir s’autoriser ainsi une incursion dans
la réalité historique. Il était le seul à savoir transformer, à l’image de son antique
cousine la sibylle, le langage en arme de combat politique (certes plus ici au sens
d’un combat de clans qu’au sens d’une lutte entre le Bien et le Mal), légitimant
au cœur d’un manuscrit consacré à l’histoire du Graal une prise de position très
nette du scribe.
Une autre prophétie, la prophétie 37, fait intervenir un animal, mais sa
signification m’échappe ici :
Geoffroy : Invidebit ergo Londonia et muros suos tripliciter augebit. Circuibit eam
undique Tamensis fluvius et rumor operis transcendet Alpes. Occultabit infra illam
88
heritius poma sua et subterraneas vias machinabitur 21.

Didot : […] et sera si fort aura Londres envie, et donc ele creitra ses murs
parasonmez lor mesure .iii. tant plus hauz et trestanz plus leez. Une fleve et la
novelle de l’ovre l’avironera de toutes parz. Et une moche qui fet miel qui a non
ef si montera desus. Aprés vendra le heriçon dedanz la cité que il aura refaite,
et illeuc marchera et deffolera o ses piez toutes ses pomes, et amprés il sera en
cavernes sor terre, et illeuc se porpensera a fere ses edifiement22.

L’abeille est, dans l’héraldique, liée à Clovis et à son père Childéric. Plusieurs
familles anglaises la portent sur leurs armoiries, mais les ouvrages consacrées
à l’héraldique sont peu bavards. L’action de l’animal (monter sur les murs de
Londres) ne nous aide pas beaucoup. L’ignorance (que l’on rencontre ailleurs
dans les prophéties) du terme Alpes explique certainement une confusion avec
le terme apes (« abeilles »), dont le résultat phonétique normal est ef ; dans ce
cas, transcendet est traduit par « montera desus ». Il ne s’agit probablement que
d’une simple erreur.
Les variantes que nous trouvons dans le manuscrit ex-Didot affectent
souvent, on le voit, la compréhension littérale du texte de Geoffroy, sans que
les dimensions, la structure, les procédés et la fonction du texte prophétique

21 The
���� Historia regum Britanniae, éd. �������������������������������������������������
Wright, p. 79. Laurence Mathey-Maille propose en
traduction : « Londres, jalouse, renforcera ses murs par une triple enceinte. La Tamise
l’entourera de toutes parts et la nouvelle de cet ouvrage franchira les Alpes. Le hérisson
cachera ses fruits dans la ville et construira des passages souterrains. » (Histoire des rois de
Bretagne, trad. ���������������
Mathey-Maille, op. cit., p. 166).
22 Paris, BnF, nouv. acq. fr. 4166, fol. 48c.

propheties medievales.indb 88 24/11/06 17:09:09


soient atteints. La disparité linguistique entre la langue employée dans le roman
et le style des prophéties est telle qu’il faudrait analyser en détail, pour chaque
prophétie, l’écart avec le sens du texte latin original, du moins celui que nous
pouvons supposer d’après les manuscrits qui nous sont parvenus.
On peut tout d’abord soupçonner qu’à de nombreux endroits du texte, c’est le
modèle latin qui est à remettre en cause, même si, en l’absence d’édition recensant
l’ensemble des variantes latines, les confusions ne sont pas toujours décelables. Le
plus souvent, elles concernent vocare et vacare, fluctuare et frui, negare et necare,
humare et humiliare, desolatio et deauratio, germen et germanus... Le manuscrit
Didot présente ainsi un sens parfois assez éloigné des textes latins publiés.
On peut présupposer également l’existence d’un texte français que le scribe
du manuscrit Didot aurait pris pour modèle. Il en va ainsi pour la prophétie 6,
où le scribe récrit deux fois de suite la même phrase, ce qui ne peut arriver
que lorsqu’on copie un texte français déjà existant (fol. 45c). On trouve ainsi
une explication plausible à ce qui se passe dans la prophétie 58 (fol. 50d) : du 89
texte latin du manuscrit de Berne in genas veneratas configet (il plantera ses

julien abed La traduction française de la Prophetia Merlini dans le Didot-Perceval


ongles dans ses joues envenimées), on passe au français li sechera ses oncgles
ou ses joes envenimés (il sèchera ses ongles grâce à ses joues envenimées). Très
vraisemblablement, il s’agit d’une confusion dans un modèle français entre
les verbes sechier et fichier, ce qui suggérerait, comme pour la prophétie 6, un
intermédiaire français entre le texte de Geoffroy et le manuscrit Didot. Ceci,
qui n’a rien d’étonnant, nous conduit à nous interroger sur la langue du scribe,
qui devait être un homme capable de déceler des erreurs dans le texte qu’il
écrivait, voire corriger à sa convenance et remanier le texte des prophéties dans
un sens qui lui était convenable. Pourquoi, dans ce cas, a-t-il laissé pulluler les
erreurs ? L’obscurité nécessaire à l’identification du texte prophétique serait-elle
renforcée par un brouillage conscient du détail grammatical des prophéties ?
Certains mots latins, particulièrement les noms de lieu (Pacau, Neustrie, Alpes)
semblent non transmis par l’intermédiaire, ou inconnus du traducteur. Les
interpolations de termes sont nombreuses, et les confusions dans les noms de
lieux fréquentes (prophétie 3 (fol. 45a-b) : Londres confondue avec l’Irlande :
Dignitas Londonie devient Ybernie sera cointiee et aornee de la dignité ; ou
prophétie 70 (fol. 52a) : confusion entre Sabrine et Kambre, sed in profundo
Sabrine occultabit caput devient mes a la parfin il mucera son chief el parfont
d’une eue qui a non Kambre). La prophétie 13 (fol. 46b) présente un véritable
mélange et aboutit à la création de nouveaux lieux : Apri igitur dentibus accinctus
cacumina montium et umbram galeati transcendet 23 est traduit par En cel tens .i.

23 « Pourvu des dents du sanglier, il franchira les sommets des montagnes et dépassera l’ombre
de l’homme casqué » (Histoire des rois de Bretagne, trad. ������
Mathey-Maille, op. cit., p. 162).

propheties medievales.indb 89 24/11/06 17:09:09


sengler, qui sera teint et avironé de danz agues, montera el soumeton des montaignes
del Humbre et de Gualean. Le scribe transforme des noms communs en noms de
montagne et crée ainsi un univers de fantaisie. Dans la prophétie 55 (fol. 50c),
l’omission du lieu d’origine du sanglier (Totonesius : de Totnais) laisse place à
un ajout sur son caractère (felon et divers).
Chaque nom propre est introduit par une expression qui semble vouloir
l’expliciter : une flueve qui est apelé Hoste, une eue qui a non Tameise (prophétie
30, fol. 47d). Ce dernier patron syntaxique se retrouve souvent : les landes de
Galle – Galle estoit lors apelee une terre qui or est apelee France (prophétie 2, fol.
45a), mes la derrenne de Neustrie li nuistra – et Neustrie estoit lors apelé une terre
qui or est apelee Normandie (prophétie 9, fol. 45d), .I. autre signe qui est el ciel sus
archade qui a non Stilton, la forsenerie du signe qui a non Mercurius d’icelui signe
qui a non Mars (prophétie 73, fol. 52b-c, qui évoque le désastre cosmique final).
Le scribe manifeste également la volonté d’expliciter le nom des lieux : les noms
90 absents de l’original latin sont souvent ajoutés, notamment Bretagne24. Dans
la prophétie 3 (fol. 45a-b), le scribe convoque tout son savoir pour expliciter le
nom propre Canterbury : Armorichien sera dit d’Armoriche et Armoriche estoit
lors une terre qui or est apelee la Petite Bretaigne et pueplé premierement des genz
.i. home qui avoit non Conan. C’est peut-être justement le roi, Aurèle Conan,
héritier de Constantin, dont il est question dans la prophétie (Sex posteri : les
six successeurs d’Arthur), et dans le chapitre 183 de l’Historia.
Le travail de comparaison rend également sensible au brouillage syntaxique
(involontaire ?) opéré par la traduction. Le scribe a tendance à juxtaposer
les segments de phrases en oubliant le verbe principal, ou à présenter deux
verbes pour une seule proposition. Par volonté d’être explicite sans doute, il est
amené à répéter les phrases en en proposant de menues variantes qui souvent
compliquent la syntaxe, sans vraiment ajouter un sens nouveau. Les ajouts
touchent notamment les liens de cause à effet, de principe à conséquence, la
répétition du nom des animaux, et la récurrence de l’expression dont je palle
ou de ses équivalents. Ces ajouts peuvent aller jusqu’à l’incorrection ou la
faute grammaticale. Ils rendent la lecture du texte difficile. Ainsi : il montera
en haut et sa voiz et de son cri espontable et orrible, il espontera le pueple du païs
(prophétie 51, folio [50a])25.

24 L’ajout d’un nom propre dans la prophétie 47 m’est resté inconnu : sed in cacumine Uriani
cremabitur devient A la parfin il sera ars et brui en .i. montaigne qui est apelé le Conchevel
Urien les Falemeches. Peut-être y a-t-il un rapport avec Falmouth, en Cornouailles.
25 Le texte latin était : Transcendet excelsa et horrido rechanatu populum patrie terrebit (« [l’âne]
franchira ce qui est élevé et épouvantera les habitants du pays par son horrible braiement »,
voir Histoire des rois de Bretagne, trad. �������������
Mathey-Maille, op. cit., p. 169).

propheties medievales.indb 90 24/11/06 17:09:09


On peut alors envisager diverses caractéristiques stylistiques qui pourraient
faire penser que le scribe manifestait une certaine conscience de l’état dans
lequel il nous transmet son texte. Le style formulaire est de mise : les phrases
présentent toutes le même aspect figé. Le « style prophétique » s’incarne dans
ce texte à travers le recours fréquent à la coordination des segments de phrases
ou des lexies, et les reprises de termes ou de segments de phrases précédents. Le
scribe manifeste son goût des formules répétitives et de la récurrence du patron
phrastique de la définition : dans la prophétie 73 par exemple, de [52b] à [52d],
on compte quinze occurrences de l’expression .i. signe qui est el ciel et sa variante
.i. autre signe qui rest el ciel.
Le travail du traducteur se repère aussi au goût de la répétition et du
redoublement : peut-être conscient de la difficulté de la traduction, il prend
son temps pour proposer en regard du terme latin souvent deux, voire trois
termes français. Ainsi, dans la prophétie 7 (fol. 45d), et subjectione manebit
devient sera en labor et en subjeccion, inquietudine est traduit par sera en paor 91
et en anguet. Ce goût des couples synonymiques a été repéré par Alexandre

julien abed La traduction française de la Prophetia Merlini dans le Didot-Perceval


Micha dans la prose du Merlin, mais ce principe de sériation (redoublements,
réduplications,...) est à son apogée dans la partie prophétique26. Au-delà de
ces géminations, le texte présente de nombreux isolexismes : [ils] porteront le
jouc de pardurable servitute et seront sers pardurablament (prophétie 9, fol. 45d).
Dans la prophétie 33 (fol. 48a-b), on est sensible au retour des lexèmes pas,
fumee, cri, orrible 27.
Cela amène le scribe à créer des liens de toute sorte entre les phrases : les
anadiploses et les concaténations (reprises de termes des phrases ou segments
précédents) saturent le texte, mais ce sont avant tout des procédés stylistiques
naturels pour lier des ensembles syntaxiques qui apparaissaient disjoints
dans le texte de Geoffroy. Ces procédés témoignent de la volonté de montrer
un lien dans un univers de la juxtaposition et du discontinu. On notera la
prédominance des connecteurs temporels, qui assurent le bon déroulement des

26 Alexandre Micha, Étude sur le Merlin de Robert de Boron, roman du xiiie siècle, Genève, Droz,
1980 (coll. Publications romanes et françaises, t. CLI), p. 67. Le phénomène est d’ailleurs
général ; on peut renvoyer ici à Anders Melkersson, Itération lexicale, étude de l’usage
d’une figure stylistique dans onze romans français des xii e et xiii e siècles, Göteborg, Acta
universitatis Gothoburgensis, 1992 ; à Claude Buridant, « Translatio medievalis : théorie et
pratique de la traduction médiévale », Travaux de linguistique et de littérature, 21 (1983),
p. 81-136 ; et, du même auteur, « Les binômes synonymiques, esquisse d’une histoire des
couples de synonymes du Moyen Âge au xvii e siècle », Bulletin du Centre d’Analyse du
discours, 4 (1980), p. 5-79.
27 Et trestoz les pas qu’ele fera seront plains de soffre et icels pas fumeront de doble flambé.
Et icele fumée les morra et la tormentera diversement. Lors vesra sa vie sor la rive de la mer
et plorra piteusement et decorra et fondra tote en lermes et criera orriblement et amplira
l’ille de son cri, qui sera si orrible que ce sera merveille. �������������
(fol. 48a-b).

propheties medievales.indb 91 24/11/06 17:09:09


prophéties (et, aprés, puis, a la parfin, de ce...) et des connecteurs logiques, qui
entendent articuler les actions souvent dans le sens consécutif (si... que ), alors
que Geoffroy a recours à la parataxe brute.
Les effets de sens nés des prophéties touchent également la caractérisation
des animaux : le scribe charge les animaux d’une valeur affective en leur
attribuant des épithètes. Il privilégie la relation antonymique « cruel » versus
« peureux ». Le scribe paraît donner de l’importance à ce type d’amplification :
dans la prophétie 21 (fol. 46d-47a), aper bellicosus devient ainsi .I. senglier qui
sera si fort et si fier et bataillerous que ce sera merveille, et icelui senglier n’ara ja
paiz, mes touz jorz voudra batailles faire. Certes, cette caractérisation est tout
à fait rudimentaire. Elle veut néanmoins mettre sous les yeux du lecteur des
animaux qui reproduisent d’une manière caricaturale, à la fois comique et
effrayante, les actions habituelles des êtres humains et des peuples. Ces adjectifs
qui déterminent psychologiquement les peuples que ces mots représentent,
92 sont aussi le premier pas vers des indices énonciatifs plus importants. Ils sont
porteurs du jugement favorable ou défavorable qu’a le locuteur, Merlin et le
scribe, sur une personne ou sur un peuple, et brouillent (c’est l’intérêt de la
prophétie politique) la frontière entre prophétie et commentaire.
Dans le cas des noms de bêtes, le scribe parfois lève l’ambiguïté en démasquant
derrière le nom de la merveille le nom du peuple. C’est le cas dans la prophétie 4
(fol. 45b) où rubeus devient Bretaigne : His supervenientibus dolebit rubeus sed
emenso labore vigebit est traduit par Quant ces choses seront avenues, si se doudra
Bretaigne et sera en povre point, mes le grant travail et la grant paine qu’ele aura
soffert si la fera veiller. L’usage de l’explicitation côtoie ainsi les faux sens (dans
ce qui précède, par exemple, sur vigere). Cette volonté d’explicitation empiète
déjà sur le travail du glossateur ou du commentateur, puisque le scribe désire
mettre d’accord les faits et les significations. Il témoigne d’autre part d’un
grand goût du merveilleux : le mot merveille est sans cesse employé ; lisons par
exemple la prophétie 64 (fol. 51b) : Nascentur inde tres tauri fulgurantes devient
Aprés neistront torreaux et terres et iceus torreaux seront si resplandisanz que ce sera
merveille a les vooir. La prophétie politique confronte le lecteur à un univers de
carnaval fictif, dont le charme est d’évoquer des situations historiques précises
tout en assurant l’impossibilité de les rattacher au signifié de manière univoque.
L’emploi du terme merveilleux est là tout autant pour suggérer un monde second
et fictif, où règne en maître le surnaturel, que pour mettre en valeur l’artifice
qui constitue ce monde.
***
L’interpolation d’une traduction de l’œuvre de prophéties de Geoffroy au
sein d’un ensemble romanesque consacré à l’histoire du Graal est unique dans
la littérature française. Néanmoins, comme plusieurs critiques l’ont noté, cette

propheties medievales.indb 92 24/11/06 17:09:10


interpolation se trouve aussi dans des versions espagnoles du cycle de Robert de
Boron. Le premier à faire la remarque est H. O. Sommer, dans un article de la
Romania28 : au sein de son étude sur la Demanda del Sancto Grial, texte espagnol
de 1515, il note que le chapitre 342 (De algunas profecias que el sabio Merlin disco
antes de su morte) contient des prophéties de Merlin « chiefly relating to Spain ».
Dans son édition du Perceval de Robert de Boron, William Roach revient en
introduction sur ce point29 : pour lui, ces prophéties sont sans rapport avec la
Prophetia Merlini de Geoffroy. Il a raison. Ces prophéties, qui sont écrites dans
une langue confuse, imitent sans aucun doute possible l’œuvre de Geoffroy en
utilisant un style zoologique. Mais, comme l’ont montré les études de William
J. Entwistle30 et de Pedro Bohigas Balaguer31, ces ajouts contenus dans la fin
de l’ouvrage font allusion à des événements espagnols de la fin du xiiie siècle à
la fin du xve siècle. P. Bohigas, notamment, situe ces prophéties entre 1369 et
1377 (c’est la date donnée par Merlin dans le texte). Elles concernent les règnes
d’Alphonse XI de Castille (1312-1350) et ses deux fils, Pierre le Cruel (1350-1369) 93
et Henri II de Trastamare (1369-1379).

julien abed La traduction française de la Prophetia Merlini dans le Didot-Perceval


Le chercheur américain, en revanche, constate que la première partie de la
Demanda contient au chapitre 52 une interpolation des prophéties de Geoffroy.
Il affirme également qu’une autre œuvre espagnole, El Baladro del Sabio
Merlin, dans une édition de 1498, contient « a similar interpolation (...) in
an unnumbered chapter »32. Nous voudrions ici, sur les conseils mêmes de
William Roach (« it requires clarification »), regarder de plus près les rapports
que peuvent entretenir les textes latin, français et espagnols.
L’ensemble de l’œuvre de Robert, qui a été le premier à voir en Merlin le
potentiel pour faire le lien entre les débuts de l’histoire du Graal et la Quête
qui fut menée sous le règne d’Arthur, a beaucoup influé sur le devenir de la
légende arthurienne en Europe. Ainsi, plusieurs versions hispaniques de
la légende ont pris comme source le cycle de la Post-Vulgate. Voici, un peu
schématiquement, comment se répartissent les éléments du cycle français dans
les œuvres hispaniques qui nous sont parvenues33 :

28 �������������������������
Heinrich Oscar Sommer, « The ������������������
Queste of the Holy
��������������������������������������������������
Grail, forming the third part of the trilogy
indicated in the Suite du Merlin », Romania, 36 (1907), p. 374-375.
29 The Didot Perceval, éd. Roach, p. 7.
30 �����������
William J. Entwistle,
����������� The Arthurian Legend in the literatures of the Spanish Peninsula, J. M.
Dent, Londres/Toronto, 1925 ; réimpr. New York, Kraus, 1975, surtout p. 175-179.
31 Pedro Bohigas Balaguer, « La Vision de Alfonso X y las Profecias de Merlín », Revista de
Filología Española, 25 (1941), p. 383-398.
32 The Didot Perceval, éd. Roach, p. 7.
33 Pour
���������������������������������������������������������������������������
toute précision concernant la littérature arthurienne espagnole, voir Harvey
�������������������
L. Sharrer,
A Critical bibliography of Hispanic Arthurian Material, I. Textes : the prose romance cycles,
Londres, Grant & Cutler Ltd, 1977.

propheties medievales.indb 93 24/11/06 17:09:10


– L’Estoire (reprise du Joseph d’Arimathie de Robert de Boron) est traduite
dans deux versions : un Libro de Josep Abarimatia, en castillan, conservée
dans un manuscrit de 1469, et un Libro de Josep Abaramatia, en portugais,
siècle34.
qui nous a été transmis dans une copie de la fin du xive ������
– Le Merlin et la Suite ont donné lieu à trois versions espagnoles : l’Estoria
de Merlin, contenue dans le même manuscrit de 1469, et deux incunables, le
Baladro del Sabio Merlin con suas profecias, imprimé par Juan de Burgos dans
cette même ville en 1498, et une version qui porte le même titre, imprimée
à Séville en 1535 comme première partie de la Demanda del Sancto Grial 35.
C’est le rapport entre ces deux dernières œuvres et une hypothétique Estoria
de Merlin traduite du français qui nous intéresse. De l’adaptation portugaise,
il ne nous reste qu’un fragment trop court en galaïco-portugais, qui ne peut
nous donner une idée satisfaisante de la transmission du Merlin dans cette
langue36.
94 L’interpolation du texte de Geoffroy des prophéties de Merlin se retrouve dans
deux œuvres espagnoles qui sont nées du Merlin de Robert de Boron : le Baladro
del Sabio Merlin de 1498, où les prophéties sont, selon l’avis de l’éditeur, plutôt
à attribuer au copiste ou à l’éditeur qu’à l’auteur d’origine, et dans la première
partie de la Demanda del Sancto Grial de 1535. Le premier texte des prophéties
se trouve intercalé au neuvième chapitre (sur les quarante qui composent le
livre) du Baladro, intitulé De como Merlín e el rey con sus ricosombres se juntaron
en una cámara a oyr lo que los dragones significaban, dans le premier tome de

34 Pour l’édition du manuscrit castillan (Biblioteca Universitaria de Salamanca, 1877), voir Karl
Pietsch, Spanish Grail Fragments, Chicago, The University of Chicago Press, 1924, p. 3-54. Le
manuscrit portugais est le manuscrit 643, Archives de la Torre de Tombo, Lisbonne.
35 Pour l’Estoria, se reporter à Karl Pietsch, Spanish..., op. cit., p. 57-81. Pour les deux autres
œuvres, voir El Baladro del Sabio Merlin con suas profecias segun el Texto de la edicion de
Burgos de 1498, éd. Pedro Bohigas, Barcelona, Gráficas Aymamí, Selecciones Bibliofilas,
segunda serié, 3 vol., 1957, 1961, 1962 ; et La Demanda del Sancto Grial, dans Libros de
Caballerías, primera parte : ciclo artúrico‑ciclo carolingio, éd. Adolfo Bonilla y San Martin,
Madrid, Bailly / Baillière e Hijos, 1907 (coll. Nueva Biblioteca de Autores Españoles, t. Vl).
Sont donc contenues dans ce dernier volume : primera parte : El Baladro del sabio Merlin, et
segunda parte : La Demanda del Sancto Grial con los maravillosos fechos de Lanzarote y de
Galaz su hijo.
36 ������������������������������
C’est le manuscrit 2434 de la Bibliothèque
�����������������������������
de Catalogne de Barcelone,
���������������������������������
datant de la première
moitié du xive siècle ; il est édité par A. Soberanas, « La version galaïco-portugaise de la Suite
du Merlin », Vox Romanica, 38 (1979), p. 174-193. La Queste et la Mort Artu, enfin, sont lisibles
dans deux textes espagnols : le Lançarote espagnol du manuscrit de 1469, qui donne à lire
trois fragments de la Mort Artu, et la Demanda del Sancto Grial con los maravillosos fechos
de Lancarote y de Galaz su hijo, rédigée en castillan, imprimée une première fois à Tolède en
1515, et une seconde fois à Séville en 1535. La Demanda do Santo Graal portugaise, qui a
été copiée entre 1400 et 1438, quant à elle, constitue comme la suite du Joseph. Se reporter
successivement à Pietsch, Spanish..., op. cit., p. 83-89, et à La Demanda do santo Graal, éd.
Agosto Magne, 3. vol., Rio de Janeiro, Impr. Nacional, 1944.

propheties medievales.indb 94 24/11/06 17:09:10


l’édition moderne37 ; il appartient donc bien à la traduction de l’œuvre de
Robert de Boron qui occupe les dix-neuf premiers chapitres. Le second texte
des prophéties se trouve dans le chapitre 52 de la Demanda38 qui en comporte
trois cent quarante et un, il est intitulé De como Merlin dixo al rey Veringuer lo
que significavan los dragones, mais les prophéties, écrit en note l’éditeur, sont
« redactada en estilo y lenguaje indescifrables »39.
Les deux fois, les prophéties interviennent dans le même contexte, qui
est également celui de la chronique de Geoffroy : arrivé devant Vertigier,
Merlin lui révèle l’existence de deux dragons souterrains qui empêchent la
construction de la tour, annonce le combat des deux animaux avant d’en
révéler à l’usurpateur la signification cachée. La transe prophétique du petit
Merlin succède à ces paroles. Les deux textes espagnols que nous avons pu
consulter suivent de près le texte de Geoffroy40 ; ils présentent donc un texte
fort différent de celui qui est lisible dans l’ex-Didot. Dans les deux versions
incunables des prophéties en effet, le texte de Geoffroy reste fidèlement traduit. 95
Les deux scribes espagnols semblent proches d’une version latine commune,

julien abed La traduction française de la Prophetia Merlini dans le Didot-Perceval


qui reste sans rapport avec le texte du manuscrit ex-Didot. La similitude des
deux traditions nationales du Merlin font coexister des prophéties mais ne
prennent pas appui sur le même texte de départ. La prophétie 19, qui, on
l’a vu, contient une interpolation intéressante dans l’ex-Didot, retrouve la
structure de la phrase de Geoffroy dans les deux textes epagnols et en respecte
ainsi le sens essentiel :
Texte de Geoffroy : [...] niveus quoque senex in niveo equo fluvium Perironis
divertet et cum virga molendinum super ipsum metabitur. Cadvaladrus vocabit
Conanum et Albaniam in societate accipiet [...]41

Ms. Didot : [...] un blanc dragon veillart torra le flueve de Periron ou .i. blanc
cheval, e[t] o une blanche verge porpensera faire .i. molin sus icel flueve. Un leon
vendra qui se conbastra a .iii. leparz et seront le .iii. leparz vaincuz. Aprés les .iii.
leparz reprandront lor aleine et lor force et se combastront ou leon et sera le leon ocis.
Cadualadius apelera Conain et recevra Abbane en la compaignie. En cel tens seront
les ocasions des estranges genz [...]

37 El Baladro del Sabio Merlin, éd. Bohigas, p. 74-87.


38 La Demanda del Sancto Grial, éd. �������������������������������
Bonilla y San Martin, p. 19-22.
39 Ibid, p. 19.
40 L’incunable de 1498 est conservé à la Biblioteca de la Universidad de Oviedo, celui de 1535 à
Paris, BnF, Rés.Y2 m 22.
41 Neil
�����������
Wright, The Historia regum Britanniae, ����������������
éd. cit.,�������
p. 77.

propheties medievales.indb 95 24/11/06 17:09:11


El Baladro del Sabio Merlin : [...] e el blanco viejo en blanco cavallo tornará el
río de Parenes, e con verga blanca mesurará sobre el niño. Llamó Catanum, tomó
Albamia en compañía, entonces su muerte de los estraños [...]42

La Demanda : [...] y el blanco viejo en blanco [...] tornara el rio de Pereñes, con
verga blanca medira sobre et niño. Llamo Cananura tomo Albania en compañia ;
estonce su merte de los estraños, y estonce correran los rios sangre [...]43 

Les deux textes ibériques sont, en tout cas pour cette prophétie, beaucoup
plus proches que le Didot du texte de Geoffroy, même si la Demanda multiplie
les obscurités.
La question de la filiation entre les deux romans espagnols et la version
française qui leur a servi de source commune, ainsi que l’ancêtre ibérique
commun aux diverses versions de l’histoire arthurienne occupe depuis
longtemps les chercheurs. Néanmoins, ils concentrent leurs efforts sur la
96 partie finale du texte. Les Merlin ibériques descendent de la rédaction de la
« Suite romanesque » ou Suite-Huth du Merlin en prose de Robert de Boron.
Cette œuvre, qui est conservée dans cinq manuscrits, a donné naissance
également au roman de Thomas Malory44. Pour le dernier éditeur du roman,
Gilles Roussineau, les deux textes espagnols suivent un texte-témoin proche
du manuscrit Huth sans le traduire directement45. Les chercheurs qui se sont
penchés sur la question de la filiation ont tous remarqués les divergences qui
opposaient versions espagnoles et versions françaises dans l’évocation de la
fin de la vie de Merlin. À cause de la mystérieuse évocation d’un Conte del
Brait46, œuvre à laquelle le scribe de la suite du Merlin renvoie lorsqu’il se
refuse à donner des détails sur une aventure, le premier éditeur, Gaston Paris47,
a été convaincu que les versions espagnoles qui contiennent des détails non

42 El Baladro del Sabio Merlin, op. cit., p. 77.


43 La Demanda del Sancto Grial, op. cit., p. 19. L’éditeur ajoute en note : « El ejemplar de la Bibl.
Nac. que no sirve de original está ilegible en muchas partes. » Nous avons noté entre crochets
ces blancs.
44 La Suite du roman de Merlin, éd. Roussineau, tome 1, p. L, sqq. L’éditeur donne une
description complète de tous les manuscrits connus, les deux plus complets, Londres, British
Library, Additional 38117 (ms Huth), Cambridge, University Library, Additional 7071, et trois
fragments, Siena, Archivio di Stato di Siena (sans cote), Paris, BnF Fr. 112 (c’est la version la
plus proche, selon Gilles Roussineau, de la copie française qui a servi au traducteur ibérique)
et Imola, Biblioteca Comunale, ms 135, AA5 n°9 (7).
45 L’éditeur, pour faire face au petit nombre de manuscrits qui ont conservé ce roman, s’est
d’ailleurs servi des textes espagnols pour vérifier la fiabilité du texte français.
46 Voir La Suite du roman de Merlin, éd. Roussineau, op. cit., § 239, l. 30-36, p. 194, pour la
première de ces références.
47 Merlin, roman en prose du xiiie siècle publié avec la mise en prose du poème du Merlin de
Robert de Boron d’après le manuscrit appartenant à M. Alfred Huth, éd. Gaston Paris et Jacob
Ulrich, Paris, SATF, 1886, 2 vol.

propheties medievales.indb 96 24/11/06 17:09:11


présents dans les textes français faisaient survivre des éléments de ce Conte del
Brait perdu. Un peu plus tard, E. Wechsler48 a émis l’hypothèse d’une triple
version de la Suite du Merlin, dont l’une serait constituée du fameux Brait.
Par la suite, E. Vettermann, H. O. Sommer ou W. J. Entwistle ont à nouveau
défendu l’idée que les deux textes du Baladro dérivaient d’un Brait perdu.
Rassemblant les occurrences de cette référence au fameux Conte du Brait et
s’apercevant qu’il est mentionné à la fois dans quatre manuscrits du Tristan en
prose, dans le Palamède et dans le manuscrit Paris, BnF, f. fr. 359, où il désigne
successivement le livre de Tristan, la Suite du Merlin et la jeunesse de Guiron le
Courtois, Fanni Bogdanow démontre que le Baladro espagnol n’a pas préservé
une part du Conte du Brait mais a élaboré lui-même à partir des références de
la Suite française de nouveaux épisodes49. Le compilateur espagnol aurait donc
développé librement à partir d’une version française. Plus récemment encore,
Rosalba Lendo poursuit ces analyses en montrant que le scribe espagnol
assume une nette préférence pour les exploits chevaleresques en supprimant 97
les passages qui pourraient donner une mauvaise image de la chevalerie, omet

julien abed La traduction française de la Prophetia Merlini dans le Didot-Perceval


des épisodes mystiques ou symboliques, et fait finir le prophète dans une visée
moralisatrice (il meurt en redevenant démon) 50. La question ne cesse donc
d’être débattue. C’est sans compter les tenants de la « priorité portugaise », qui,
détruisant les arguments de W. J. Entwistle, pensent que le fragment galaïco-
portugais de la première moitié du xive ����������������������������������������
siècle est le plus ancien témoin actuel
de la tradition ibérique de la Suite du Merlin51.
Que pourrions-nous dire alors, en voyant la similitude des prophéties de
Merlin dans le manuscrit ex-Didot et les incunables espagnols, alors qu’il ne
peut y avoir de filiation directe entre eux (l’absence des prophéties pro-anglaises
suffit à le prouver) ?
Fanni Bogdanow, qui a essayé de reconstituer le cycle hypothétique d’où
seraient nées les œuvres espagnoles à partir de divers fragments français et
des Demandas, a abouti à une forme de trilogie, constituée d’une Estoire del
Saint Graal, d’un Merlin et d’une Suite du Merlin, qui constitueraient les deux
premiers volets, enfin d’une Queste et d’une Mort Artu, qui formeraient la
troisième partie. Nous pourrions donc être tenté d’émettre l’hypothèse d’une

48 E.
�������������
Wechsler, Über die verschiedenen Redaktionen des Robert von Borron ugeschriebenen
Graal-Lancelot-Cyklus, Halle, 1895, p. 37-51.
49 Fanni Bogdanow,
������ ������������« The
������������
Spanish Baladro and the Conte du Brait », Romania, 83 (1962),
p. 383-399.
50 Rosalba Lendo, « Du Conte du Brait au Baladro del sabio Merlin. Mutation et réécriture »,
Romania, 122 (2001), p. 414-439.
51 C’est l’avis défendu par M. Rodrigues Lapa, « La Demanda do Santo Graal. Priorité au texte
portugais par rapport au texte castillan », Bulletin des Études portugaises, 1, (1931), p. 137-60.

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version à ce jour inexistante d’un manuscrit contenant les prophéties de Merlin
traduites de Geoffroy au cœur de la mise en prose de l’œuvre de Robert de
Boron. L’ancêtre commun aux incunables espagnols, et peut-être au Merlin
portugais, dont il ne nous reste que de trop rares fragments, aurait donc pu
contenir les prophéties de Geoffroy.
L’introduction de l’imprimerie en Espagne au xve ������������������������������
siècle encourage la stabilité
des matières narratives et a donc pu fixer la structure que l’on retrouve dans les
imprimés de 1498, 1515 et 1535. À l’époque où chaque copie était une modification
de l’original, et chaque scribe un compilateur, le changement était plus rapide
et la mouvance des textes beaucoup plus grande.
Le manuscrit Didot serait-il l’unique témoin d’un Merlin français accueillant
en son sein les prophéties de Geoffroy, et donc l’unique exemplaire sauvé par
le temps d’un nombre inconnu de manuscrits réhabilitant Merlin le prophète
au sein de l’œuvre graalienne ? Si cette hypothèse compte à ce jour assez peu
98 d’arguments décisifs, il peut nous permettre néanmoins de faire voir, comme en
un mirage, ce à quoi pouvait ressembler le Merlin primitif espagnol.
Notre manuscrit vient en revanche apporter un argument à un point souvent
discuté de la tradition française. Si le lien est établi entre les Merlin français et
espagnol sans qu’une filiation directe puisse exister, c’est que le Perceval n’est
plus la continuation évidente du roman adapté de Robert. Peut-être n’est-il
d’ailleurs qu’une suite provisoire, très tôt délaissée par goût des cycles plus
vastes. Une branche du roman de Merlin aurait donc perduré au masculin tout
au long du xiiie siècle
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incluant les prophéties traduites de Geoffroy, et donnant
naissance à la fois au manuscrit Didot qu’un scribe aurait fait suivre du Perceval,
et à la transmission de la matière arthurienne en Espagne comme le montrent
les résultats de 1498 et 1535.
Un point pourrait rester obscur cependant : les prophéties de Geoffroy
n’obtenaient pas un grand succès en Espagne au xve ������������������������
siècle, la diffusion de
l’Historia était même ralentie. Pourquoi avoir donné la priorité sur la péninsule
à un texte qui, contre la majorité des manuscrits sans doute, redonnait vie au
prophète breton ? Sans doute parce que ces textes ibériques n’ont pas ressuscité
Merlin et ses prophéties, mais se sont simplement contenté de les laisser à
l’endroit où leur modèle français les leur proposait.
***
La prise en compte des manuscrits médiévaux comme source de notre
sensibilité moderne à la littérature médiévale amène à s’interroger sur le projet
de ce manuscrit un peu particulier. On sait que le temps a taillé dans l’ensemble
de la littérature médiévale, nous faisant parvenir de façon un peu hasardeuse
et incertaine les œuvres sous des formes diverses. Il est évidemment très peu

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probable que la trilogie de Robert ait, sous sa forme initiale, intégré les Prophéties
de Merlin, même si le hasard, lui, nous a transmis le manuscrit ex-Didot, aux
côtés d’un autre manuscrit, celui de Modène, unique exemplaire d’un modèle
sans doute beaucoup plus répandu au Moyen Âge.
Mais que pouvait signifier l’insertion d’un texte prophétique dans une
œuvre romanesque pour les hommes du début du xive �������������������������
siècle ? L’interrogation
littéraire sur les effets nés de l’intertextualité frôle ici l’histoire des mentalités :
il s’agit bien de cueillir à sa source le mouvement de création, l’idée qui
poussait tel scribe (ou tel commanditaire) à vouloir la concomitance de deux
textes.
L’intertextualité ne doit pas faire oublier que prophétie et histoire du Graal
appartiennent à des modèles littéraires différents, où l’histoire est problématisée
de deux manières : la chronique et le roman. En méditant sur les rapports au
temps de chacun de ces genres littéraires, on peut s’interroger sur le choix, de
la part du scribe, d’utiliser ces deux formes différentes. Cette interrogation est 99
légitime dans la mesure où le Graal et Merlin eux-mêmes déjouent le cours

julien abed La traduction française de la Prophetia Merlini dans le Didot-Perceval


normal du temps et le cycle des âges de la vie.
La cyclisation romanesque entreprise par Robert de Boron, qui organise en les
articulant des récits jusqu’alors dispersés, s’oppose frontalement aux perspectives
offertes par la chronique, fût-elle imaginaire comme dans les prophéties : si le
roman, comme les genres historiques, entend donner à l’homme pouvoir sur le
monde par la parole, les lumières qu’il jette sur l’avenir ou sur le réel perçu sont
d’une nature bien différente de ces autres genres. L’insertion des prophéties dans
la matière romanesque amorce une esquisse de dialectique entre deux visions
opposées du temps : la collusion de ces deux perspectives a trouvé son lieu dans
un personnage, Merlin, dont les rapports au temps sont marqués du sceau de
l’exception.
D’une part, le « message sensationnel »52 contenu dans le délire du prophète
confère à l’œuvre de Geoffroy à la fois mystère et gloire : elle instaure une foi
chez le lecteur en provoquant une attente. La chronique imaginaire que Merlin
profère n’est plus seulement une redécouverte du passé, elle ouvre sur l’avenir
en projetant sur lui l’image d’une victoire souhaitée et possible. L’histoire
racontée participe de cette littérature généalogique dont le propos est d’exalter
les origines du peuple breton, notamment par le portrait de son plus illustre
guerrier, Arthur, et de sa voix, Merlin.
Les prophéties de Merlin chez Geoffroy n’avaient pas simplement pour dessein
de clore sur elle-même la chronique. Certes, la parole du devin est fondatrice
du temps généalogique qui est à la base de l’entreprise nationale du clerc : elle

52 Zumthor, Merlin le Prophète, op. cit., p. 47.

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est fondamentale dans la mesure où elle fait de Merlin non seulement le garant
de l’histoire bretonne mais aussi le responsable de l’œuvre de Geoffroy. Auctor,
Merlin est, par ses prophéties, le fondement et la clé de voûte de toute l’écriture
de l’Historia 53.
Mais Merlin suspend, par son apparition fugitive et ses dires, cette histoire
bretonne à un espoir, l’attente d’une victoire totale et définitive. Ce faisant, il
oriente la fin de la chronique, qui se clôt sur l’année 689, année de la mort du roi
Cadvalladr et de la fin de l’indépendance bretonne, en jouant sur le sentiment
qui animait l’opinion publique, celui de la croyance en un retour imminent
d’Arthur. Par les dires de Merlin, lui-même lié à la conception du grand guerrier
breton, Geoffroy accorde un statut de légende à l’espoir breton qui, tout « en
restant l’expression de rêves politiques et militaires, d’un nationalisme qui se
défend, [...] participait désormais des consolations spirituelles ; il devenait, à
petite échelle, un messianisme »54.
100 La prophétie pro-anglaise que l’on a décelée dans le manuscrit Didot
fonctionne à bien des égards comme les autres paroles du propagandiste de la
résurrection bretonne. Dans cette prophétie, Merlin annonce le triomphe futur
de l’Angleterre sur l’Écosse, mettant en pleine lumière la présence de la victoire
à venir au sein du présent dans lequel se trouve le lecteur. Merlin, qui s’y incarne
en prophète des Anglais et en propagandiste de la dynastie Plantagenêt, est
bien celui qui, face à tous ses auditeurs, sait déjà ce qui se trouve au terme de la
quête et de l’événement, et qui oppose à la spontanéité des acteurs de l’histoire
la sérénité de la connaissance acquise. Il est celui qui porte les clés, qui a vécu et
qui représente la plénitude de l’accomplissement.
Les prophéties ne sont pas qu’un cadre pour la chronique de Geoffroy ni pour
le scribe du manuscrit Didot : témoignant de la survivance de forces nationales
réelles, de virtualités de soulèvements et de révoltes, les prophéties dynamisent
le temps de l’histoire (bretonne ou anglaise), et mettent l’espace en perspective
par l’attente. Poète de l’histoire et de l’attente, Merlin installe au cœur de la
chronique l’urgence d’un pressentiment ; il personnifie temporellement la
tension préliminaire au grand événement. L’attente ainsi matérialisée oriente le
temps vers une finalité et fait du monde un ensemble parcouru par un réseau
de signes. Investi de son pouvoir de divination, Merlin est le détenteur des clés,
celui qui connaît l’orientation des espaces dans lesquels il se meut, et désigne
d’emblée le point où aboutit l’aventure : héros désenchaîné des situations de

53 Voir
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à ce sujet Richard W. Southern, « Aspects of the European Tradition of Historical Writing 3.
History as Prophecy », Transactions of the Royal Historical Society, 22, série 5, (1972), p. 159-
180 et Richard Trachsler, « Vaticinium ex eventu ou comment prédire le passé », Francofonia,
45 (2003), p. 91-108 (avec bibliographie récente).
54 Zumthor, Merlin le Prophète, op. cit., p. 23.

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ce monde-ci, il fait ressentir à ses auditeurs et à ses lecteurs la présence du fin
mot de l’histoire. Il insuffle la vie à un peuple en lui annonçant une promesse
et installe une atmosphère d’Avent.
Là se tient toute la richesse de la parole prophétique de Merlin insérée au cœur
de la chronique ou du roman : il décrit un réel en puissance dont l’existence
fait peser sur son absence apparente une promesse de bonheur. Tout converge
vers cette réalité mystérieuse et cachée qui se manifestera selon les dires du
prophète.
Comment le roman du Graal organise-t-il quant à lui la matière temporelle ?
La translation du Graal de la Terre Sainte au royaume de Logres, c’est-à-dire
du temps historique de la Passion au temps légendaire d’Arthur, confère au
royaume breton, au moins du point de vue métaphorique, le statut du peuple
élu par Dieu pour une nouvelle révélation. Le roman, que l’on s’accorde à
reconnaître comme la première manifestation de l’écriture cyclique en prose
de ce genre, s’étend donc de l’origine absolue qu’est, pour l’histoire chrétienne, 101
la venue du Christ, et, pour la fiction arthurienne, la naissance du Graal, à

julien abed La traduction française de la Prophetia Merlini dans le Didot-Perceval


cette fin absolue qu’est la disparition d’Arthur et de ses chevaliers au soir de
la bataille de Salesbières. Cette ambition totalisante, qui corrèle les époques
les plus éloignées, fait du temps lui-même, pour emprunter une expression
un peu convenue, le personnage principal de l’œuvre. Le Graal participe ainsi
d’un double mystère, celui des origines et celui de la rédemption finale, soit,
en termes merliniens, celui de la création de la vie et celui de la fin des temps.
Achever l’univers suspendu du Conte du Graal, c’est organiser un pont entre
deux temps primordiaux. Le roman de Robert présente ainsi une structure
narrative qui est fondée sur la quête et l’errance de chevaliers. Il transforme
en quelque sorte le temps en espace en organisant l’attente et la quête en un
parcours orienté et achevé. La réalisation des prophéties de Merlin, qui se fait
dans le cadre de cette fiction, induit une représentation quasi spatiale du règne
d’Arthur, symbolisé par des frontières temporelles. Tout se passe comme si,
à l’extérieur du royaume arthurien, on entrait dans un espace atemporel où
l’ordre de la succession devient tout bonnement impossible.
Alors que la chronique postule toujours une continuation possible, donc un
mouvement historique, la fiction arthurienne se clôt sur elle-même en achevant
un cycle qui réalise en son sein la totalité des annonces qui l’ont précédé. Le
« continu » de la chronique se heurte au « discontinu » de la fiction55. La présence
de la prophétie au sein de ce monde finalisé et orienté vers une chrétienté
idéale fait du temps un milieu sans épaisseur ni consistance propres, un simple

55 Richard Trachsler, Clôtures du Cycle Arthurien. Étude et Textes, Genève, Droz, 1996, (coll.
Publications romanes et françaises, t. CCXV), p. 65.

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espace où les chevaliers, en exil ou en errance, se déplacent dans l’attente d’un
accomplissement des prophéties. Si la seule utilité du prophétisme pour les
hiérarchies ecclésiastiques était d’éclairer les hommes et de les mettre sur le
droit chemin en vue du Jugement final, de même le livre de Blaise et de Merlin
a pour fonction d’orienter la route des chevaliers tout en prédisant l’avènement
d’un monde nouveau56.
Les prophéties politiques insérées au centre du manuscrit ne se contentent pas de
proposer une autre trajectoire possible de l’histoire ; elles en suggèrent une vision
et une philosophie tout à fait différentes. Par ses divagations, Merlin introduit
un système complexe de promesses à travers l’œuvre : disséminées çà et là, elles
organisent la diégèse en ménageant des suspens dans le cours du récit. Mais les
vaticinations politiques sont d’un ordre différent : le bref parcours que nous nous
sommes proposé a montré à quel point les dires du prophète électrisent le temps
du récit, attisent l’attente des Bretons dans les chroniques. Au cœur du roman du
102 Graal, rassemblées à un endroit critique du récit, elles provoquent une rupture
dans la façade unifiée du temps mythique, et marquent l’irruption, dans l’univers
sacré, d’un temps érotisé par une attente supplémentaire, celle de la victoire
bretonne et anglaise. De telles déclarations de la part de Merlin introduisent
dans le récit une finalité qui n’était pas présente dans le cours de l’histoire du
Graal. Cette nouvelle série de prophéties orientent l’attention du lecteur vers
de nouveaux horizons tout en élargissant dans le récit le monde des possibles.
L’insertion de nouvelles prophéties fait du récit un véritable jeu de miroirs
temporels et de promesses : les dernières prophéties de Merlin n’ont même pas
fait l’objet d’un effort de correspondance de la part du scribe, alors que l’ensemble
du roman manifeste un travail d’élaboration du matériau des chroniques pour
faire coïncider les paroles de Merlin avec les actions des personnages. Elles restent
au contraire en suspens à la fin du manuscrit, puisque le regard du prophète est
fixé à l’horizon, sa main prête à reprendre la plume pour enregistrer la suite de
l’Histoire. La virtualité d’une époque post-arthurienne, clairement annoncée par
Merlin, s’oppose à l’arrêt de l’écriture, l’écrivain posant sa plume après le retrait
des trois personnages principaux dans des lieux mystérieux. Pourtant, à y regarder
de plus près, cette suspension du temps et cet effet d’attente sont d’autant plus
suggestifs que la fin du Perceval est une fin « ouverte »57.
Les prophéties de Merlin instaurant une attente linéaire, conçue sur le modèle
continu de la succession des générations et des règnes, il est logique de se pencher
sur la clôture du texte du Perceval pour analyser les mystères de la confluence

56 André Vauchez, Saints, prophètes et visionnaires : le pouvoir surnaturel au Moyen Âge, Paris,
Albin Michel, 1999 (coll. Bibliothèque Albin Michel Histoire), introduction, p. 7-22.
57 �����������
Trachsler, Clôtures, op. cit., p. 61.

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des deux temporalités à la fin du manuscrit. Les critiques ont depuis longtemps
noté combien le récit du Graal introduisait des difficultés pour penser une suite
du texte : « La donnée du Graal modifie complètement le sens de l’Histoire
par rapport à Geoffroy et Wace, laissant comme seule échappatoire la route
d’Avalon »58.
Le Graal une fois atteint, il semble en effet que le récit se résolve dans
l’atemporalité des trois lieux où se réunissent les trois protagonistes du dernier
roman, les trois moteurs de l’action du roman qui deviennent les principaux
fossoyeurs de la durée et de l’épaisseur temporelle du monde arthurien. « L’au-
delà de l’aetas arturiana reste virtuel, il y a un mouvement de recul »59.
Cette virtualité d’un au-delà se confronte à la présence des prophéties
historiques non encore réalisées : la fin du manuscrit devient équivoque
puisqu’avec elle s’estompent les frontières génériques entre chronique et roman,
et les limites entre l’espace historique et l’espace imaginaire. L’esplumeor fait se
rejoindre en une unité problématique le monde des mortels et celui des êtres 103
surnaturels. Merlin, seul personnage à pouvoir franchir la frontière entre réel et

julien abed La traduction française de la Prophetia Merlini dans le Didot-Perceval


fiction, garantit en son lieu la réalité de ses promesses.
En Merlin sont cautionnés tous les événements : c’est en sa parole que
sont pris en charge tous les faits du monde arthurien et du monde réel.
Le temps successif de la chronique et le temps étalé du roman du Graal se
rejoignent en lui. La réputation prestigieuse du prophète est donc exploitée
par les chroniqueurs ou les romanciers qui font de Merlin une sorte de double
allégorique du Créateur. La fonction du prophète, au-delà de son rôle dans
l’exorcisme des peurs, la lutte contre l’anxiété ou la construction des espoirs,
est bien souvent de garantir l’autorité du discours littéraire : en suggérant que
les écrits sont prophétiques, les écrivains médiévaux manifestent tout à la fois
leur grande inquiétude à l’égard de la réception des textes, leur conscience de
l’imprévisibilité de l’interprétation textuelle et leur volonté de vivre à travers
leurs écrits dans la mémoire des hommes. Merlin signale par ses prophéties
politiques la possibilité de lire au-delà de la lettre, et, par son système d’annonces
dans le roman du Graal, s’approprie le temps dans le cadre d’une vision
globalisante de l’histoire humaine. La prophétie, si l’on en croit André Vauchez,
est redécouverte chaque fois qu’il s’agit de situer une histoire par rapport aux
axes fondamentaux : Création, Incarnation, Crucifixion, Jugement dernier60.
Elle justifie la prétention à échapper à la loi universelle du changement, à
arrêter le cours de l’histoire au niveau d’une chrétienté idéale. De même que les

58 Ibid., p. 65.
59 Ibid., p. 61.
60 Vauchez, Saints, prophètes…, op. cit., introduction, p. 7-21.

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institutions médiévales doivent trouver un appui dans l’Écriture sainte, dans le
cadre d’une interprétation allégorique ou mystique de cette dernière, de même
il faut trouver pour le monde arthurien du Graal une parole qui le fonde, car
un rôle dans le présent ou dans l’avenir, qu’il s’agisse de ce monde ou du monde
fictif, n’est justifié que s’il se trouve préfiguré ou prophétisé. Merlin est du coup
mis sur le même plan que les sibylles ou les prophètes bibliques. Le manuscrit
ex-Didot est sur ce point particulièrement clair : pour lui Merlin s’insère dans
une chaîne ternaire de prophètes :
Et cent ans ainz que vos fussiez rois prophetizerent li prophete vostre venue ; et
sachiez que la reïne Sibile prophetiza et dit que vos seriez le tierz hons qui rois
en seroit ; et aprés le dit Salemon ; et je le tierz qui le vos di 61. 

La phrase, absente du manuscrit de Modène, mais que l’on retrouve dans


d’autres manuscrits du Merlin, fait de Merlin une instance aussi importante que
104 les plus hautes sources de sagesse venues de l’Antiquité païenne ou biblique. Le
caractère messianique de la prophétie, qui s’applique ici à Arthur, sert aussi ce
dernier puisqu’il apparaît du même coup comblé par le destin : la trajectoire
annoncée par les trois prophètes se réalisant par les succès d’Arthur, la mise
sur le même plan de Merlin avec ses glorieux prédécesseurs est vérifiée. Ainsi
installé dans son statut de prophète, Merlin peut accueillir tout type de parole,
du moment que celle-ci soit considérée comme source de vérité. La réalité peut
alors refluer vers le monde clos arthurien et prendre lieu dans cette bouche de
vérité. Pour ne pas succomber au vertige d’un temps qui ne propose que les
perspectives étrangement charpentées de la légende du Graal, le scribe offre au
lecteur un temps épaissi, touffu, qui bascule dans des perspectives plus terrestres
et nationales. Délégué dans les épaisseurs du secret et de l’indéchiffrable, auréolé
de la gloire qui fait de lui un être d’exception, Merlin assure par sa parole
prophétique la bonne entente entre fiction du Graal et message politique.
L’originalité de ce texte, qui provient tout à la fois de son habit stylistique
et linguistique, de sa relative rareté dans l’univers du Graal et de son entrée
en résonance complexe avec la temporalité romanesque, montre à quel point
la mobilité textuelle au Moyen Âge était capable de produire des effets de
sens à partir d’une simple interpolation. Les trois approches que nous avons
successivement menées, linguistique, archéologique et exégétique, tirent parti
de ces régénérations constantes que l’œuvre médiévale entretient avec chacune
de ses variantes.
Le manuscrit ex-Didot mérite bien le nom de Roman des Prophéties de Merlin,
tant la diversité des prédictions prononcées par le personnage est significative.

61 Paris, BnF, nouv. acq. fr. 4166, fol. 94b.

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C’est en Merlin, au même titre que les sibylles, que se fonde la fascination
pour le souffle prophétique, qu’il soit au service de la fiction du Graal ou d’un
message politique. Si les textes prophétiques foisonnent particulièrement
au Moyen Âge, c’est qu’ils trouvent tout naturellement leur place dans une
littérature qui est mouvante dans ses matières, ses significations et jusque dans
ses moyens de diffusion. Si la prophétie devient matière à roman, c’est parce
qu’elle est capable d’égarer le lecteur dans un monde à la fois réel et imaginaire,
semblable et pourtant impossible à identifier, et qu’elle proclame la pertinence
de la lecture difficile. La mouvance immanente à la littérature arthurienne
trouve dans le texte prophétique comme un miroir de sa propre instabilité.

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julien abed La traduction française de la Prophetia Merlini dans le Didot-Perceval

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