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dans le Didot-Perceval
(Paris, BnF, nouv. acq. fr. 4166)
Julien Abed
Université de Paris IV-Sorbonne
Le manuscrit Paris, BnF, nouv. acq. fr. 4166 présente une double particularité.
Il est le seul manuscrit, avec le manuscrit Bibl. Estense E. 39, conservé à Modène,
à nous présenter dans son intégralité la trilogie des romans en prose attribués
à Robert de Boron – le Joseph, le Merlin et le Perceval. Il contient en outre une 81
interpolation unique, en plein centre arithmétique de l’œuvre, de la Prophetia
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Pour une description du manuscrit, voir William Roach, The Didot Perceval, according to the
manuscripts of Modena and Paris, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1941, p. 5-6.
Ce manuscrit a été édité par Richard O’Gorman, Robert de Boron, Joseph d’Arimathie, Toronto,
Pontifical Institute of Medieval Studies, 1995 (coll. Studies and Textes, t. CXX).
La description de la totalité des manuscrits du Merlin a été faite par l’éditeur du roman,
Alexandre Micha. Voir son article « Les manuscrits du Merlin en prose de Robert de Boron »,
Romania, 79 (1958), p. 78-94 et p. 145-174.
Paris, BnF, f. fr. 748 (deuxième moitié du xiiie s.) ; Paris, BnF, f. fr. 1469 (première moitié du xve s.) ;
Paris, Arsenal, 2996 (deuxième moitié du xiiie s.) ; Firenze, Biblioteca Riccardiana, 2759 (milieu
du xive s.), Firenze, Biblioteca Marucellina, BVI2. Voir Fanni Bogdanow, « Un manuscrit méconnu
de la mise en prose du Joseph-Merlin de Robert de Boron », Revue d’Histoire des Textes, 26
(1996), p. 205-245.
La plus ancienne édition accessible des Joseph et Perceval du Didot est celle d’Eugène Hucher,
Le Saint-Graal ou le Joseph d’Arimathie, première branche des Romans de la Table Ronde,
Le Mans, Monnoyer, 1875, vol 1, p. 277-333, « Texte du Petit Saint-Graal d’après le manuscrit
de M. Ambroise Firmin-Didot » et « Perceval ou la Quête du Saint-Graal, texte en prose de ce
roman, d’après le manuscrit unique de M. Ambroise Firmin-Didot », p. 375-413. Le Joseph du
manuscrit de Modène est édité par William Roach, « The Modena Text of the prose Joseph
d’Arimathie », Romance philology, 9 (1955-1956), p. 313-342. The Didot Perceval, éd. ������� Roach,
est une édition synoptique du Perceval d’après les manuscrits de Modène et de Paris. Plus
récemment, le manuscrit de Modène a été édité intégralement par Bernard Cerquiglini,
Le Roman du Graal, manuscrit de Modène par Robert de Boron, Paris, Christian Bourgois,
10/18, 1981 (coll. Bibliothèque médiévale). L’édition critique la plus moderne du Merlin est
celle d’Alexandre Micha, Merlin de Robert de Boron, roman en prose du xiiie siècle, Genève,
Droz, 1979 (coll. TLF, t. CCLXXXI), d’après le manuscrit Paris, BnF, fr. 747. On peut lire aussi sa
traduction : Robert de Boron, Merlin, Paris, Flammarion, 1994. Le Merlin du Didot est donc le
seul à ne jamais avoir été édité, malgré sa particularité.
Paul Zumthor, Merlin le Prophète. Un thème de la littérature polémique, de l’historiographie
et des romans, Lausanne, Payot, 1943, p. 117, mentionne cette interpolation sans en proposer
une étude complète.
La critique distingue généralement la Suite-Vulgate ou Histoire de Merlin ou « Suite historique »,
et la Suite-Huth ou Suite du roman de Merlin ou « Suite romanesque », éditée récemment par
Gilles Roussineau : La Suite du roman de Merlin, Genève, Droz, 1996, (coll. TLF, t. CCCCLXXII),
2 tomes.
13 Il est intéressant de mettre en perspective cette perte de la parole initiale avec la légende
rapportée par Aulu-Gelle au sujet de la sibylle dans Les Nuits attiques, t. 1, livre 1, Paris,
Les Belles Lettres, 1967, p. 62-63. La parole prophétique doit son obscurité à une faute des
hommes ; l’hermétisme de la parole oraculaire, pour le commun des mortels, provient de la
perte de son origine, de l’écartement par rapport à sa source.
14 Acton
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Griscom & �������
Robert Ellis �������
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Jones, The Historia regum Britanniae of Geoffrey of Monmouth
with contribution to the study of its place in early British History, New York, Longmans, Green
and Co., 1929 — Edmond Faral, La Légende arthurienne, t. III, Paris, Champion, 1929 ; Wright,
The Historia regum Britanniae, éd. cit. ; et Neil Wright, The Historia regum Britanniae of
Geoffrey of Monmouth, II, The First Variant Version : a critical edition, D. S. Brewer, 1988, qui
remplace Jacob Hammer, Geoffroy of Monmouth, Historia regum Britanniae. A Variant version,
Cambridge, Mass., Medieval Academy of America, 1951 (coll. Medieval Academy of America
Publications, t. LVII).
Didot : Et par icele lumiere neistra descort et dissension entre l’une ille et l’autre.
Un blanc dragon veillart torra le flueve de Periron ou .I. blanc cheval, e o une
blanche verge porpensera faire .i. molin sus icel flueve. Un leon vendra qui
se conbastra a .iii. leparz et seront le .iii. leparz vaincuz. Aprés les .iii. leparz
86 reprandront lor aleine et lor force et se combastront ou leon et sera le leon
ocis16.
17 �������
Lesley A.
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Coote donne quelques détails à ce propos lorsqu’elle évoque « the use of imagery
taken from someone’s coat of arms, badge or any form of heraldic device associated with that
person ». Voir Lesley A. Coote, Prophecy and Public Affairs in Later Medieval England, York,
York Medieval Press, 2000, p. 35.
18 Voir à ce sujet l’article de Roger Sherman Loomis, « Edward I, Arthurian Enthusiast »,
Speculum, 28 (1953), p. 114-127.
19 Sur l’exploitation du mythe arthurien, qui perdure bien au-delà d’Henri II, je renvoie à Amaury
Chauou, L’Idéologie Plantagenêt, Royauté arthurienne et monarchie politique dans l’espace
Plantagenêt (XIIe-XIIIe siècles), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001, en particulier
p. 265-269.
20 Peter
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de Langtoft, Chronicle, éd. Thomas Wright, 2 vol., Londres, Rolls Series, 1847.
Didot : […] et sera si fort aura Londres envie, et donc ele creitra ses murs
parasonmez lor mesure .iii. tant plus hauz et trestanz plus leez. Une fleve et la
novelle de l’ovre l’avironera de toutes parz. Et une moche qui fet miel qui a non
ef si montera desus. Aprés vendra le heriçon dedanz la cité que il aura refaite,
et illeuc marchera et deffolera o ses piez toutes ses pomes, et amprés il sera en
cavernes sor terre, et illeuc se porpensera a fere ses edifiement22.
L’abeille est, dans l’héraldique, liée à Clovis et à son père Childéric. Plusieurs
familles anglaises la portent sur leurs armoiries, mais les ouvrages consacrées
à l’héraldique sont peu bavards. L’action de l’animal (monter sur les murs de
Londres) ne nous aide pas beaucoup. L’ignorance (que l’on rencontre ailleurs
dans les prophéties) du terme Alpes explique certainement une confusion avec
le terme apes (« abeilles »), dont le résultat phonétique normal est ef ; dans ce
cas, transcendet est traduit par « montera desus ». Il ne s’agit probablement que
d’une simple erreur.
Les variantes que nous trouvons dans le manuscrit ex-Didot affectent
souvent, on le voit, la compréhension littérale du texte de Geoffroy, sans que
les dimensions, la structure, les procédés et la fonction du texte prophétique
21 The
���� Historia regum Britanniae, éd. �������������������������������������������������
Wright, p. 79. Laurence Mathey-Maille propose en
traduction : « Londres, jalouse, renforcera ses murs par une triple enceinte. La Tamise
l’entourera de toutes parts et la nouvelle de cet ouvrage franchira les Alpes. Le hérisson
cachera ses fruits dans la ville et construira des passages souterrains. » (Histoire des rois de
Bretagne, trad. ���������������
Mathey-Maille, op. cit., p. 166).
22 Paris, BnF, nouv. acq. fr. 4166, fol. 48c.
23 « Pourvu des dents du sanglier, il franchira les sommets des montagnes et dépassera l’ombre
de l’homme casqué » (Histoire des rois de Bretagne, trad. ������
Mathey-Maille, op. cit., p. 162).
24 L’ajout d’un nom propre dans la prophétie 47 m’est resté inconnu : sed in cacumine Uriani
cremabitur devient A la parfin il sera ars et brui en .i. montaigne qui est apelé le Conchevel
Urien les Falemeches. Peut-être y a-t-il un rapport avec Falmouth, en Cornouailles.
25 Le texte latin était : Transcendet excelsa et horrido rechanatu populum patrie terrebit (« [l’âne]
franchira ce qui est élevé et épouvantera les habitants du pays par son horrible braiement »,
voir Histoire des rois de Bretagne, trad. �������������
Mathey-Maille, op. cit., p. 169).
26 Alexandre Micha, Étude sur le Merlin de Robert de Boron, roman du xiiie siècle, Genève, Droz,
1980 (coll. Publications romanes et françaises, t. CLI), p. 67. Le phénomène est d’ailleurs
général ; on peut renvoyer ici à Anders Melkersson, Itération lexicale, étude de l’usage
d’une figure stylistique dans onze romans français des xii e et xiii e siècles, Göteborg, Acta
universitatis Gothoburgensis, 1992 ; à Claude Buridant, « Translatio medievalis : théorie et
pratique de la traduction médiévale », Travaux de linguistique et de littérature, 21 (1983),
p. 81-136 ; et, du même auteur, « Les binômes synonymiques, esquisse d’une histoire des
couples de synonymes du Moyen Âge au xvii e siècle », Bulletin du Centre d’Analyse du
discours, 4 (1980), p. 5-79.
27 Et trestoz les pas qu’ele fera seront plains de soffre et icels pas fumeront de doble flambé.
Et icele fumée les morra et la tormentera diversement. Lors vesra sa vie sor la rive de la mer
et plorra piteusement et decorra et fondra tote en lermes et criera orriblement et amplira
l’ille de son cri, qui sera si orrible que ce sera merveille. �������������
(fol. 48a-b).
28 �������������������������
Heinrich Oscar Sommer, « The ������������������
Queste of the Holy
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Grail, forming the third part of the trilogy
indicated in the Suite du Merlin », Romania, 36 (1907), p. 374-375.
29 The Didot Perceval, éd. Roach, p. 7.
30 �����������
William J. Entwistle,
����������� The Arthurian Legend in the literatures of the Spanish Peninsula, J. M.
Dent, Londres/Toronto, 1925 ; réimpr. New York, Kraus, 1975, surtout p. 175-179.
31 Pedro Bohigas Balaguer, « La Vision de Alfonso X y las Profecias de Merlín », Revista de
Filología Española, 25 (1941), p. 383-398.
32 The Didot Perceval, éd. Roach, p. 7.
33 Pour
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toute précision concernant la littérature arthurienne espagnole, voir Harvey
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L. Sharrer,
A Critical bibliography of Hispanic Arthurian Material, I. Textes : the prose romance cycles,
Londres, Grant & Cutler Ltd, 1977.
34 Pour l’édition du manuscrit castillan (Biblioteca Universitaria de Salamanca, 1877), voir Karl
Pietsch, Spanish Grail Fragments, Chicago, The University of Chicago Press, 1924, p. 3-54. Le
manuscrit portugais est le manuscrit 643, Archives de la Torre de Tombo, Lisbonne.
35 Pour l’Estoria, se reporter à Karl Pietsch, Spanish..., op. cit., p. 57-81. Pour les deux autres
œuvres, voir El Baladro del Sabio Merlin con suas profecias segun el Texto de la edicion de
Burgos de 1498, éd. Pedro Bohigas, Barcelona, Gráficas Aymamí, Selecciones Bibliofilas,
segunda serié, 3 vol., 1957, 1961, 1962 ; et La Demanda del Sancto Grial, dans Libros de
Caballerías, primera parte : ciclo artúrico‑ciclo carolingio, éd. Adolfo Bonilla y San Martin,
Madrid, Bailly / Baillière e Hijos, 1907 (coll. Nueva Biblioteca de Autores Españoles, t. Vl).
Sont donc contenues dans ce dernier volume : primera parte : El Baladro del sabio Merlin, et
segunda parte : La Demanda del Sancto Grial con los maravillosos fechos de Lanzarote y de
Galaz su hijo.
36 ������������������������������
C’est le manuscrit 2434 de la Bibliothèque
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de Catalogne de Barcelone,
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datant de la première
moitié du xive siècle ; il est édité par A. Soberanas, « La version galaïco-portugaise de la Suite
du Merlin », Vox Romanica, 38 (1979), p. 174-193. La Queste et la Mort Artu, enfin, sont lisibles
dans deux textes espagnols : le Lançarote espagnol du manuscrit de 1469, qui donne à lire
trois fragments de la Mort Artu, et la Demanda del Sancto Grial con los maravillosos fechos
de Lancarote y de Galaz su hijo, rédigée en castillan, imprimée une première fois à Tolède en
1515, et une seconde fois à Séville en 1535. La Demanda do Santo Graal portugaise, qui a
été copiée entre 1400 et 1438, quant à elle, constitue comme la suite du Joseph. Se reporter
successivement à Pietsch, Spanish..., op. cit., p. 83-89, et à La Demanda do santo Graal, éd.
Agosto Magne, 3. vol., Rio de Janeiro, Impr. Nacional, 1944.
Ms. Didot : [...] un blanc dragon veillart torra le flueve de Periron ou .i. blanc
cheval, e[t] o une blanche verge porpensera faire .i. molin sus icel flueve. Un leon
vendra qui se conbastra a .iii. leparz et seront le .iii. leparz vaincuz. Aprés les .iii.
leparz reprandront lor aleine et lor force et se combastront ou leon et sera le leon ocis.
Cadualadius apelera Conain et recevra Abbane en la compaignie. En cel tens seront
les ocasions des estranges genz [...]
La Demanda : [...] y el blanco viejo en blanco [...] tornara el rio de Pereñes, con
verga blanca medira sobre et niño. Llamo Cananura tomo Albania en compañia ;
estonce su merte de los estraños, y estonce correran los rios sangre [...]43
Les deux textes ibériques sont, en tout cas pour cette prophétie, beaucoup
plus proches que le Didot du texte de Geoffroy, même si la Demanda multiplie
les obscurités.
La question de la filiation entre les deux romans espagnols et la version
française qui leur a servi de source commune, ainsi que l’ancêtre ibérique
commun aux diverses versions de l’histoire arthurienne occupe depuis
longtemps les chercheurs. Néanmoins, ils concentrent leurs efforts sur la
96 partie finale du texte. Les Merlin ibériques descendent de la rédaction de la
« Suite romanesque » ou Suite-Huth du Merlin en prose de Robert de Boron.
Cette œuvre, qui est conservée dans cinq manuscrits, a donné naissance
également au roman de Thomas Malory44. Pour le dernier éditeur du roman,
Gilles Roussineau, les deux textes espagnols suivent un texte-témoin proche
du manuscrit Huth sans le traduire directement45. Les chercheurs qui se sont
penchés sur la question de la filiation ont tous remarqués les divergences qui
opposaient versions espagnoles et versions françaises dans l’évocation de la
fin de la vie de Merlin. À cause de la mystérieuse évocation d’un Conte del
Brait46, œuvre à laquelle le scribe de la suite du Merlin renvoie lorsqu’il se
refuse à donner des détails sur une aventure, le premier éditeur, Gaston Paris47,
a été convaincu que les versions espagnoles qui contiennent des détails non
48 E.
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Wechsler, Über die verschiedenen Redaktionen des Robert von Borron ugeschriebenen
Graal-Lancelot-Cyklus, Halle, 1895, p. 37-51.
49 Fanni Bogdanow,
������ ������������« The
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Spanish Baladro and the Conte du Brait », Romania, 83 (1962),
p. 383-399.
50 Rosalba Lendo, « Du Conte du Brait au Baladro del sabio Merlin. Mutation et réécriture »,
Romania, 122 (2001), p. 414-439.
51 C’est l’avis défendu par M. Rodrigues Lapa, « La Demanda do Santo Graal. Priorité au texte
portugais par rapport au texte castillan », Bulletin des Études portugaises, 1, (1931), p. 137-60.
53 Voir
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à ce sujet Richard W. Southern, « Aspects of the European Tradition of Historical Writing 3.
History as Prophecy », Transactions of the Royal Historical Society, 22, série 5, (1972), p. 159-
180 et Richard Trachsler, « Vaticinium ex eventu ou comment prédire le passé », Francofonia,
45 (2003), p. 91-108 (avec bibliographie récente).
54 Zumthor, Merlin le Prophète, op. cit., p. 23.
55 Richard Trachsler, Clôtures du Cycle Arthurien. Étude et Textes, Genève, Droz, 1996, (coll.
Publications romanes et françaises, t. CCXV), p. 65.
56 André Vauchez, Saints, prophètes et visionnaires : le pouvoir surnaturel au Moyen Âge, Paris,
Albin Michel, 1999 (coll. Bibliothèque Albin Michel Histoire), introduction, p. 7-22.
57 �����������
Trachsler, Clôtures, op. cit., p. 61.
58 Ibid., p. 65.
59 Ibid., p. 61.
60 Vauchez, Saints, prophètes…, op. cit., introduction, p. 7-21.
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