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2009/1 N° 5 | pages 59 à 67
ISSN 1951-0519
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L’idéologie du risque
L’État et les assurances
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LQÁDWLRQWRXVOHVHQMHX[VRQWSHQVpVHQWHUPHVGHULVTXHV
Il serait trop simple d’y voir l’effet de la prolifération objective
des dangers (il est moins dangereux d’être humain aujourd’hui
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Tous les domaines sont concernés par cette irruption du risque. Ainsi pour
ce qui est de l’environnement géopolitique, le danger atomique a laissé place
au risque terroriste : pendant la guerre froide la manière de penser la menace,
à travers la doctrine de la dissuasion, était en elle-même rassurante. Pour
reprendre le mot de Raymond Aron, la paix était certes impossible entre les
deux blocs, mais la guerre était improbable. La politique se donnait comme
mise à l’écart ou circonscription du danger. Aujourd’hui la politique de lutte
contre le terrorisme ne se donne pas comme mise à l’écart mais plutôt comme
maniement du risque : il se pourrait que sa mise en œuvre soit en elle-même
plus risquée que ce qu’elle prétend éradiquer, comme le suggère la gestion des
FRQÁLWVLUDNLHQHWDIJKDQ
La mise à mal de la protection sociale, à travers ce qu’il est convenu
G·DSSHOHUODFULVHRXODÀQGHO·pWDWSURYLGHQFHIDLWDSSDUDvWUHGHVRQFRWpXQH
QRXYHOOHÀJXUHGXULVTXHFHTXHFUDLJQHQWOHVLQGLYLGXVQ·HVWSOXVWDQWO·DF-
cident, le chômage, les effets de la vieillesse, que de devoir les affronter sans
protection sociale. Le risque majeur est celui de l’exclusion.
(QÀQODTXHVWLRQHQYLURQQHPHQWDOHVHSRVHHOOHDXVVLVRXVOHVLJQHGHOD
multiplication des risques. Là encore ce qui est nouveau n’est pas le danger.
L’homme a toujours eu à se protéger de la nature. Ce qui est nouveau, c’est
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qu’il perçoit son interaction avec elle comme produisant le risque. Après avoir
vécu des millénaires sous la menace de la famine et des épidémies, nous en
arrivons aujourd’hui à considérer l’acte de manger [prion, OGM (Organismes
JpQpWLTXHPHQWPRGLÀpVSHVWLFLGHVHWF@RXO·DFWHGHVHVRLJQHULQIHFWLRQV
nosocomiales), comme risqués. L’apparition du principe de précaution dans
les années 1990 témoigne parfaitement de cette évolution.
Il est possible de voir dans cette obsession du risque et dans l’exigence
LQÀQLH GH SURWHFWLRQ TX·HOOH HQWUDvQH O·HIIHW G·XQH GpIDLOODQFH GX SROLWLTXH
dans sa fonction protectrice ; d’où la focalisation sur la question sécuritaire,
seul domaine où les états peuvent encore donner le change en mettant en
scène leur lutte contre la délinquance. Mais il est également possible d’y voir
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au contraire une forme nouvelle et inventive du politique, où l’art de gou-
verner se comprend comme calcul du risque et où la décision consiste à faire
le choix d’un risque contre un autre. Autrement dit, le politique se déploie-
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UDLWDXMRXUG·KXLVRXVODÀJXUHGHO·DVVXUDQFHHWGHVDWHFKQRORJLH'qVORUVOH
risque, à travers l’art de le prendre, devient en lui-même une valeur. Celui qui
SUHQGGHVULVTXHVHVWSDUpGHWRXWHVOHVYHUWXV,ODIÀUPHSDUOjVDGLJQLWpHWVD
responsabilité, contrairement à celui qui attend passivement l’assistance et la
protection d’une autorité de tutelle.
On reconnaît ici ce que l’on peut
Autrement dit, le politique appeler l’idéologie du risque, que le
se déploierait aujourd’hui Medef (Mouvement des entreprises
VRXV OD ¿JXUH GH O¶DVVX- de France), repris par une bonne
partie de la droite française, a véhi-
rance et de sa technolo- culée ces dernières années. Ernest
gie. Antoine Seillière a pu ainsi divi-
ser l’humanité en « risquophiles »
et « risquophobes », ces derniers
constituant l’électorat d’une gauche archaïque et rétive aux changements et
aux réformes. Et il est vrai que la gauche de gouvernement, subjuguée, n’a
pas su reprendre l’initiative idéologique, assistant impuissante au triomphe
du trader sur le fonctionnaire, à la substitution du contrat à la loi, à la pré-
sentation des acquis sociaux comme des avantages et celle des statuts comme
des privilèges. Ce discours considère que, face au risque, la seule recherche de
protection et de garantie légitime doit être pensée sur le modèle du contrat
d’assurance. C’est François Ewald, ancien élève de Michel Foucault, et prin-
cipal inspirateur du projet de refondation sociale du Medef, qui a développé
cette conception, depuis son ouvrage de 1986 sur l’État providence. Il y mon-
WUDLWTXHQRXVVRPPHVGHSXLVODÀQGX XIXe siècle dans une « société assu-
rantielle », qui se caractérise entre autres par l’avènement de la technologie
des assurances comme mode de gouvernement des sociétés. Avant d’examiner
cette thèse, une mise en perspective historique s’impose.
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Contexte historique
La naissance des assurances est indissociable de deux très importants
mouvements d’expansion maritime de l’Europe, en Méditerranée d’abord,
stimulé par les croisades, puis en Atlantique avec la découverte du nouveau
monde. La dimension maritime est centrale puisqu’elle marque le déploiement
de pratiques qui sont rétives par nature à tout contrôle de type territorial.
Ainsi J. Halpérin peut écrire : « Le seul domaine qui permettait de s’évader
de la rigide armature féodale était la mer. Le fondement du monde féodal est
d’essence foncière ; la mer, elle, échappe à la hiérarchie sociale et politique :
elle n’est soumise à aucune autorité étatique ou gouvernementale. Rien de
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moins féodal que la mer. 1» Nous verrons que s’il est en effet possible de sous-
crire à un tel propos en ce qui
concerne le monde féodal, cela La naissance des assurances
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L’usure — Dès le XIIe siècle, les marchands qui s’aventurent en mer intè-
grent le risque dans leurs calculs et leurs tractations et inventent le « prêt à la
grosse aventure » : chaque expédition maritime exige une mise de fond consi-
dérable qu’aucun marchand ne peut se permettre de perdre en une seule fois
dans un naufrage ou une attaque de pirates. Il s’agit donc de faire appel à des
EDQTXLHUVSRXUÀQDQFHUOHVH[SpGLWLRQV(QFDVGHSHUWHOHVEDQTXLHUVHQVRQW
pour leurs frais et le marchand n’a rien à rembourser. Si la cargaison arrive
jERQSRUWOHEDQTXLHUHVWUHPERXUVpHWUHoRLWXQHFRPSHQVDWLRQÀQDQFLqUH
qui peut être très élevée. Ce sont les abus sur le montant des compensations
qui conduisirent le pape Grégoire IX à interdire en 1234 le prêt usuraire. Il
fallut alors trouver une manière de maintenir la rentabilité de ce type de prêt.
Les banquiers exigèrent donc qu’une certaine somme d’argent leur soit versée
par les marchands avant l’expédition, somme qu’ils conservaient quoi qu’il
arrive. L’assurance était née. Les plus anciens contrats dont nous avons la
1 Cité par F. Ewald, in « Société assurantielle et solidarité », entretien accordé à la revue Esprit, octobre
2002
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trace furent souscrits à Gênes au XIVe siècle et c’est également dans cette cité
que fut fondée la première société d’assurance maritime en 1434. En France,
du fait de certains blocages surtout religieux, il faudra attendre Colbert pour
que l’activité d’assurance maritime soit réglementée en 1681. La « Compa-
gnie générale des assurances et grosses aventures » sera créée par un édit de
Louis XIV en 1681.
La vie, gageures et tontines — Au XIIe siècle apparaît une pratique qui s’ap-
parente avec l’assurance puisqu’elle est, elle aussi, un pari sur l’événement.
6RXYHQWTXDOLÀpHGH©VHFXULWDVªRQODGpVLJQDLWDXVVLFRPPH©DVVXUDQFH
par forme de gageure ». Il n’en reste pas moins qu’elle différait de l’assurance
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par son rôle social et économique : le demandeur de garantie n’avait aucun
intérêt dans l’objet sur lequel était placée la mise. La gageure portait souvent
sur l’arrivée d’une personne ou d’un navire. On s’engageait à rembourser un
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prêt si tel navire était de retour avant telle date. Mais on pariait aussi sur
la peste, l’issue d’une guerre, les élections. On en arriva à faire des gageures
« sur la vie des hommes » : le capital sera versé si X ne se remet pas de sa
maladie, ou si Y n’est pas mort dans l’année. Au début du XVe, les paris sur la
vie du pape prirent une telle ampleur que, de crainte que la nouvelle « ne par-
vînt aux oreilles dudit pape », le Sénat de Venise en prononça l’interdiction.
Malgré les interdictions dans la plupart des Cités la pratique se perpétua.
Au XVIIeVLqFOHDSSDUDvWUDXQHQRXYHOOHIRUPHGHSDULVXUODYLH/HÀQDQ-
cier italien Lorenzo Tonti crée en 1652 un type de contrat d’assurance dont
les modalités se rapprochent de ce que sera plus tard l’assurance vie. Les
« tontines » sont des associations de personnes constituées pour une certaine
durée et qui mettent en commun des fonds. Au terme du délai l’association
est dissoute et les fonds répartis entre les personnes survivantes. Chacun parie
donc sur sa propre survie et sur la mortalité des autres. Les premières tonti-
QHVUR\DOHVVRQWDXWRULVpHVGqVODÀQGX XVIIe et l’État y trouve une nouvelle
manière de faire des emprunts pendant le XVIIIe siècle. En 1770, elles sont
WUDQVIRUPpHVHQUHQWHVYLDJqUHVjWDX[À[HSDUDUUrWGX&RQVHLOGXURL1RWRQV
ici sans nous y étendre que le fait d’intégrer la vie et la mort dans un calcul
a constitué une révolution dans les mentalités à l’époque moderne, retirant
cette question à Dieu pour la livrer aux spéculations de la raison humaine et
jOHXUpYHQWXHOOHJHVWLRQSDUODÀVFDOLWpSDUO·État.
On voit aussi à quel point les dernières avancées des mathématiques avec
le calcul des probabilités et la statistique, appliqués aux phénomènes naturels
mais aussi aux affaires humaines et à la démographie, vont asseoir la techno-
logie des assurances.
La responsabilité — Dans le même temps l’assurance a cessé d’être seu-
lement maritime et dans les années 1780 sont créées en France les premières
compagnies d’assurance contre les incendies. Dès lors la porte est ouverte à
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C’est cette manière de voir qui a type d’« accident » sus-
présidé par exemple à la loi de 1958 citera elle aussi de nom-
qui rend l’assurance automobile breuses résistances dans
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réside dans le fait qu’une part
importante de la convention portait sur ce qui devait revenir aux « estropiés »
(qui étaient légion dans ce type d’aventures). Pour compléter ce contrat les
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crité, soit la nécessaire émancipation par rapport aux besoins vitaux qui leur
permet de se projeter dans le cadre d’une existence humaine, dans les diffé-
rentes formes de la citoyenneté, de l’engagement politique, de la « culture »,
tous horizons qui se dérobaient à leurs parents.
La thèse de F. Ewald est beaucoup plus subtile dans la mesure où elle
dépasse totalement ce clivage : dans son ouvrage de 1986, l’État providence,
il montre que ce dernier est né de l’intégration des techniques de l’assurance
dans le gouvernement des sociétés. Cette nouvelle articulation de l’individuel
et du collectif ne doit pas être datée comme on le fait souvent, de l’après
Seconde Guerre mondiale (avec la mise en place de la Sécurité sociale) mais de
ODÀQGXXIXe siècle. Ainsi la législation française de 1898 sur les accidents du
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travail part du principe que le risque est inhérent au travail et que la prise en
charge des accidentés du travail ne doit plus être suspendue à une imputation
de responsabilité individuelle, mais doit relever d’une prévoyance collective.
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Ainsi pour la première fois, l’État produit une loi sur le modèle d’un contrat
solidariste. Les assurances s’étaient construites en marge des États et parfois
contre eux. Ceux-ci n’avaient légiféré que pour leur assigner des limites et les
soumettre à l’impôt, mais à aucun moment elles n’avaient été à la source de la
loi. Le rapport était resté d’extériorité.
De manière générale les premières institutions de l’État providence ont été
le fait des entreprises dans leur intérêt : il s’agissait pour elles de lutter contre
OHVGHX[ÁpDX[GXYDJDERQGDJHHWGXSDXSpULVPH/HSDWURQDJHOHSDWHUQD-
OLVPHYLVDLWjÀ[HUODPDLQG·±XYUHHWjODPHWWUHjO·DEULGHODGpWUHVVHPDWp-
rielle et morale. Ce fut un échec mais la IIIe République va en reprendre le
contenu pour passer un compromis avec les partenaires sociaux sous la forme
d’un « quasi contrat solidariste ». « Les institutions patronales ont été juri-
dicisées reformulées en termes de droits, la manière dont les risques étaient
GpÀQLVHWSRUWpVIDLVDQWO·REMHWG·XQHUDWLÀFDWLRQGDQVOHFDGUHG·XQHVRUWHGH
négociation permanente 2».
La sécurité sociale fran- Cette sécurité totalement
çaise s’est mise en place comme FRQVWUXLWH HW DUWL¿FLHOOH HVW
une garantie du travailleur
contre les risques de perte de vécue par les individus comme
revenu du travail, que pou- une seconde nature.
vaient constituer la maladie, la
YLHLOOHVVHOHVDFFLGHQWV&HVULVTXHVGHYDLHQWDORUVQDWXUHOOHPHQWrWUHÀQDQFpV
par des cotisations pesant sur le travail. Et là on voit bien la vertu libéra-
WULFHG·XQWHOV\VWqPHFHWWHVpFXULWpWRWDOHPHQWFRQVWUXLWHHWDUWLÀFLHOOHHVW
vécue par les individus comme une seconde nature. Ils n’ont pas à agir pour
la conquérir ou la préserver.
2 Ibid
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pris la forme d’une société
assurantielle prend
L’État providence qui avait pris aujourd’hui la forme d’un
la forme d’une société assuran- État de précaution.
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3 Ibid
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Conclusion
En fait, derrière la promotion du modèle de l’assurance comme produi-
sant spontanément des individus responsables et solidaires, par opposition
au modèle étatique qui produirait des individus assistés et égoïstes, derrière
cette véritable phobie de l’État, se cache une logique qui veut certes multi-
plier les assurances contre toutes sortes de risques, mais au prix d’un certain
QRPEUHGHJOLVVHPHQWVHWGHIDOVLÀFDWLRQV'LUHSDUH[HPSOHTXHOHVULVTXHV
environnementaux concernent l’humanité et transcendent les barrières géo-
graphiques et sociales, est une imposture dans la mesure où les populations
les plus pauvres des pays riches et les pays pauvres dans leur ensemble, sont
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beaucoup plus touchées. Il y a une injustice dans la répartition des risques
qui est imputable à un mode de production et à une répartition des richesses
foncièrement injustes et que l’on peut souhaiter combattre politiquement et
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pas seulement en multipliant les assurances. Les États ont là un rôle central
à jouer.
Par ailleurs le modèle assurantiel proposé en matière sociale n’est en rien
solidariste mais consiste à offrir aux compagnies d’assurances privées de
nouvelles parts de marché en multipliant et en privatisant les risques. En
sont exclues les personnes insolvables. Le rôle de l’État est là aussi évident :
comme il l’a toujours fait, il doit introduire la question de l’intérêt général
dans le calcul des risques, en légiférant sur les assurances et en imposant, par
celles-ci, le respect du statut des individus.
Vincent Grégoire
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