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2008/3 - n° 34
pages 95 à 107
ISSN 0292-0107
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l’inconscient
déterritorialisé
peter pál pelbart
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Finnegans Wake, voilà un entrecroisement sauvage des hiéroglyphes. Ici les mots ne
contre-nature. On aurait du mal à imaginer sont pas les contorsions respectueuses de
deux écritures si éloignées l’une de l’autre, l’encre d’imprimerie du XXe siècle. Ils sont
et dans le genre, et dans le style, et dans vivants. Ils se frayent un chemin vers la
le propos. Un texte de Beckett lui-même, page, et ils luisent et flamboient, se fanent
pourtant, qui au moment de l’écriture de et disparaissent... Cette vitalité élémen-
Work in Progress a généreusement pris la taire interne et cette corruption de l’ex-
défense active de son ami d’exil attaqué pression font passer une agitation furieuse
de toute part, m’a permis de mieux situer dans la forme, et sont admirablement
la distance qui sépare mais fait résonner ajustées à l’aspect purgatorial de l’œuvre.
ces deux projets extravagants et tellement Il y a là une germination, une maturation,
divergents. Beckett dit en s’adressant aux une putréfaction verbales sans fin. Dans
critiques de l’œuvre majeure de Joyce : quel sens, alors, l’œuvre de M. Joyce est-
« Et si vous ne la comprenez pas, Mesda- elle purgatoriale ? Par l’absence absolue de
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L’essentiel est le rapport à la langue en tant ticulées par un agent réel d’énonciation
que jouissance, fût-ce celle de l’envahisseur et d’effectuation. Cela revient à dire que
britannique. Le jeu pur avec le langage, le les coupures signifiantes les plus ‘intimes’,
pun, le calambour même quand il échoue, et pourquoi pas celles de la prétendue
prouvent en tout cas, dit Lacan, que Joyce ‘vie privée’, pourraient se révéler comme
est désabonné de l’inconscient. Chez lui, la noyaux décisifs de la causalité historique.
langue « est la seule chose que de son texte Allez savoir si la révolution qui nous at-
nous puissions attraper », prête à nous stu- tend ne déclinera pas ses principes de
péfier. « Là où ça parle, ça jouit, et ça sait quelque chose énoncé par Lautréamont,
rien. » Mais le Sinthome dont Joyce serait Kafka ou Joyce5 ? » La théorisation du
le porteur, selon Lacan, diffère du symp- « Sinthome » comme fonction de prothè-
tôme classique (message dirigé à l’autre) ; se ou destin psychique « individual » chez
il ne serait qu’une prothèse, qui lui offre Lacan et l’ouverture poétique-politique
un ego de remplacement par lequel il « fait (préfiguration de l’agencement collectif
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Jules Verne – Voyage au centre de la terre. nière possibilité de livre… Oser être con.
À ma façon je n’arrête pas... Mais ça ne se C’est difficile étant attelé à Gilles ! Être
voit pas. Travail d’une rêverie incessante. con à ma façon9. » Si l’on ajoute la pers-
Des plans sur la comète. Tout dans la tête, pective « animiste » qui le traverse, après
rien dans les manches. Épiphanie... Je les dégâts structuralistes et la prostration
continuerai à donner ces textes à Fanny postmoderne10 qu’il a combattue farou-
et, en bout de chaîne, à Gilles. Pour lui je chement, on s’approche du défi lancé par
sens bien qu’ils ne comptent guère. Les cette œuvre si proche du désœuvrement,
idées, oui. Mais ce tracé, ce flux de texte ce « flux schizo qui charrie toute sortes de
continu-discontinu qui garantit ma per- choses », comme disait Deleuze. Autant
sistance, manifestement il n’en saisit pas la les diagrammes formalisent les circuits
fonction. Ou s’il la saisit, ça ne l’intéresse machiniques et chaosmiques avec une
pas. Toujours il a l’œuvre en vue7. » Et le obstination et une rigueur qui attendent
lecteur se voit en face d’un vrai malaise et une élucidation philosophique, autant la
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« révèle sa position de base (ou de basse) de sens en général n’est pas que ruine de
dans la polyphonie des composantes cha- monde, mais promeut des discursivités
osmiques. Ce n’est donc pas un degré zéro a-signifiantes et génère des mutations on-
dans la subjectivation, mais son degré tologiques. « La chaosmose n’oscille donc
d’extrême intensification »18. « C’est en pas mécaniquement entre zéro et l’infini,
passant par cette ‘prise de terre’ chaotique, entre l’être et le néant, l’ordre et le désor-
cette oscillation périlleuse, qu’autre chose dre : elle rebondit et bourgeonne sur les
devient possible, que des bifurcations on- états de chose, les corps, les foyers auto-
tologiques et l’émergence de cœfficients de poïétiques qu’elle utilise à titre de support
créativité processuelle peuvent émerger19. » de déterritorialisation. (...) On a ici affaire
On pourrait objecter que le figement dont à un infini d’entités virtuelles infiniment
la pathologie témoigne est tout le contrai- riche de possibles, infiniment enrichissa-
re de la processualité que Guattari défend, ble à partir de processus créateurs. (…)
mais le statut de la schizophrénie dans son Les vitesses infinies sont grosses de vites-
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amour de l’inconnu23. » L’événement est est posé en face de l’objet connu, la biologie
en même temps actualisation et déterrito- fait l’expérience (...) que le vivant se trouve
rialisation intensive, instantané et éternel, être dans une détermination dont le fond
bien que déjà cristallisé dans des coor- même ne saurait devenir objet. Le vivant,
données spatiales, causalités temporelles, dans son ‘rapport au fond’ (Grundverhält-
échelonnements énergétiques. La clause nis), révèle ce qu’est le fond : la zoè non ob-
existentialisante est réitérée plusieurs fois. jectivable (...). Dans les moments critiques,
La finitisation protosubjective ou même la vie va ‘au fond’ et elle en ressurgit en se
subjective, appuyée sur une composante fondant. La décision est Grundlegung, attes-
détachée de la vitesse infinie chaosmique tation et position de fondements à travers
et déterritorialisée, n’abolit pas l’infiniti- ce moment originaire du ‘rapport au fond’,
sation et les déterritorialisations qu’elle au fond obscur, indéfini, de la vie24. »
promeut, un peu comme un coup de dés Comme le dit Maldiney : le
n’abolirait le hasard. Dans ce va-et-vient fond, c’est l’indéterminable, l’apeiron
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quelque chose de grossier, d’âpre, partout passage35. Tout est passage, d’une consis-
se rompent des barrages et se forment des tance à l’autre, d’un complexe de possibles
vagues qui se croisent en tumulte. En re- à l’autre, d’un agencement à l’autre36. Fi-
fusant tout déterminisme, James ne cesse nalement, on ne devrait même pas parler
d’affirmer qu’il y a des variables indé- de réalité. Les objets sociaux, mentaux, les
terminées. Les « choses sont cohérentes entités intrapsychiques devraient être tra-
sans doute en partie, mais en dehors des duits en termes d’agencement37. Un agen-
points par lesquels elles tiennent les unes cement, contrairement à une structure,
aux autres, elles ont d’autres éléments, des dépend toujours des composantes hété-
éléments libres ». C’est une « théorie du rogènes qui concourent à sa consistance
monde incomplet, théorie de la nouveau- spécifique, et des quanta de possible qu’il
té, indéterminisme, théorie de la possibi- porte. « Un agencement est inconsistant
lité »32. Il s’agit d’évaluer dans quelle me- quand il se dépouille de ses quanta de pos-
sure des forces sont disponibles pour faire sible, quand les signes-particules l’aban-
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l’infini, dans ses sens multiples, et du thème sifs et infinitifs met en jeu une pluralité de
des prises de consistance, vient à Guattari temporalités, de fragments, des synthèses
de son expérience avec la psychose, et la dé- disjonctives, des connexions transversales,
borde vers le plan de la pensée elle-même. des schizes, des collapsus, des paralysies,
Il n’est pas inutile de rappeler le passage de des défaillances de sens... Qu’un cadre déli-
Qu’est-ce que la philosophie ? sur le chaos mité et précis comme celui de Freud ait du
et le cerveau : « Nous demandons seule- mal à contenir une telle prolifération, il ne
ment un peu d’ordre pour nous protéger faudrait pas en être surpris. L’expérience
du chaos. Rien n’est plus douloureux, plus de la clinique de La Borde, dès le début,
angoissant qu’une pensée qui s’échappe à a constitué une expérimentation de cette
elle-même, des idées qui fuient, qui dis- ouverture à l’infini.
paraissent à peine ébauchées, déjà rongées
par l’oubli ou précipitées dans d’autres que finitude, mort, non-sens
nous ne maîtrisons pas davantage. Ce sont et retour
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la manière de réservoirs d’apeiron pour teur en scène qui nous a rejoints récem-
des reconfigurations à venir. ment, la pièce que l’on est en train de met-
Le pari de Guattari révèle son tre en scène est basée sur Finnegans Wake,
actualité croissante à mesure que l’escalade de Joyce, et portera le nom de Finnegans
biopolitique et sa dimension nihiliste, ho- Ueinzz. Ueinzz est la sonorité qu’avait émi-
mogénéisante et anesthésique atteignent se l’un de nos acteurs à l’occasion de notre
leur point d’épuisement – et d’intoléra- toute première répétition, il y a dix ans, et
ble – dans le domaine de la subjectivité. son sens nous échappe entièrement. Reste
Si Guattari a été le premier à évoquer le que nous sommes aujourd’hui la Compa-
lieu central de la production de subjecti- gnie théâtrale Ueinzz. Chez nous, une sin-
vité dans le contexte capitalistique, il n’a gularité a-signifiante quelconque, comme
jamais arrêté dans le même temps de son- ce son, peut devenir un foyer de subjecti-
der les possibilités de renversement qui y vation, un cristal de singularité, porteur
pointent partout. d’une productivité existentielle entière-
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on le revendiquait il y a quelques décen- Ou bien tout laisser tomber parce que son
nies. L’un des défis est de faire apparaître heure est venue et qu’on va mourir d’ici
la dimension chaosmique qui opère, de lui peu, ou encore discuter avec le souffleur
faire écho, de plonger dans ce va-et-vient qui n’est pas censé être présent... Ou gro-
entre l’hétérogenèse et l’homogenèse, et de gner ou coasser, ou, comme les nomades
travailler ce rapport entre les « vacuoles de de « La Muraille de Chine », parler com-
décompresssion » et les « noyaux d’auto- me des choucas, ou tout simplement dire
poïèse ». Il ne faut pas fuir les collapsus de Ueinzz. La cantatrice qui ne chante pas,
sens et les discursivités a-signifiantes, mais comme Joséphine la danseuse qui ne danse
en appréhender la puissance de mutation. pas, l’acteur qui ne joue pas, le héros qui
Ce qui est sur scène dans nos représenta- s’évanouit, l’empereur qui ne règne guè-
tions, ce sont finalement des manières sin- re… Pouvoir ubuesque, dirait un critique
gulières de se déplacer, de parler, de ritour- portugais. Ce qu’on voit sur scène, ce n’est
nelliser, de représenter sans représenter, pas la vie nue, supposée réduite à sa dimen-
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