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L'INCONSCIENT DÉTERRITORIALISÉ

Peter Pál Pelbart

Assoc. Multitudes | Multitudes

2008/3 - n° 34
pages 95 à 107

ISSN 0292-0107

Article disponible en ligne à l'adresse:


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http://www.cairn.info/revue-multitudes-2008-3-page-95.htm
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Pour citer cet article :
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Pelbart Peter Pál , « L'inconscient déterritorialisé » ,
Multitudes, 2008/3 n° 34, p. 95-107. DOI : 10.3917/mult.034.0095
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l’inconscient
déterritorialisé
peter pál pelbart
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Joyce et Beckett ont toujours accompagné rons que viendra le temps, Dieu soit loué,
le travail littéraire de Guattari. Le chaos- il est déjà venu dans certains cercles, où le
mos joycien et guattarien résonne avec langage sera utilisé au mieux là où il est
l’éternel retour, la répétition qui affirme la malmené avec le plus d’efficacité. Comme
différence. Des lignes narratives multiples nous ne pouvons pas le supprimer d’un
enveloppent le narrateur d’Ulysse dans un seul coup, tâchons au moins de le discrédi-
chaosmos simultané, faisant éclater l’iden- ter. Y forer un trou après l’autre jusqu’à ce
tité de l’ensemble des personnages. Mais que ce qui est tapi derrière lui, que ce soit
Deleuze et Guattari semblent réticents quelque chose ou rien, commence à suin-
quant à l’ambition de Joyce d’une œuvre ter – je ne peux pas imaginer de but plus
totale et circulaire, et soulignent nettement élevé pour un écrivain d’aujourd’hui. »
le contraste avec Beckett qui, dans une si- Et pourtant, c’est Ulysse qui
tuation personnelle similaire (étranger, ir- reste au chevet de Guattari jusqu’au bout.
landais, exilé), entreprend une « littérature Comme le dit Marie Depussé sans hésita-
mineure » faite de bégaiement et de sous- tion : « Il est arrivé avec Joyce et est mort
traction. Une lettre adressée par Beckett à avec Joyce1 ». Et elle ajoute, sur les ambi-
son traducteur allemand témoigne de ce tions littéraires de Guattari : « Il n’était
programme impossible : « Il m’est en fait pas un véritable écrivain et je pense qu’il
de plus en plus difficile, absurde même, en a souffert. Il avait envie de créer. Je crois
d’écrire dans un anglais officiel. Et ma qu’il a été trop obsédé par Joyce2. »
propre langue m’apparaît de plus en plus Ma relecture de Guattari,
comme un voile qu’il faut déchirer afin ces derniers mois, s’est croisée à celle de
d’atteindre le rien caché derrière. Gram- Joyce. Cartographies schizoanalytiques et
maire et style. J’ai l’impression qu’ils sont
devenus tout aussi caducs qu’un costume 1 Entretien avec Virginie Linhart, cité par F. Dos-
se, Gilles Deleuze Félix Guattari, Biographie Croisée,
de bain Biedermeier ou que l’imperturba- Paris, La Découverte, 2007, p. 68.
bilité d’un gentleman. Un masque. Espé- 2 Idem, p. 503.
majeure multitudes34 l’effet-guattari page 96

Finnegans Wake, voilà un entrecroisement sauvage des hiéroglyphes. Ici les mots ne
contre-nature. On aurait du mal à imaginer sont pas les contorsions respectueuses de
deux écritures si éloignées l’une de l’autre, l’encre d’imprimerie du XXe siècle. Ils sont
et dans le genre, et dans le style, et dans vivants. Ils se frayent un chemin vers la
le propos. Un texte de Beckett lui-même, page, et ils luisent et flamboient, se fanent
pourtant, qui au moment de l’écriture de et disparaissent... Cette vitalité élémen-
Work in Progress a généreusement pris la taire interne et cette corruption de l’ex-
défense active de son ami d’exil attaqué pression font passer une agitation furieuse
de toute part, m’a permis de mieux situer dans la forme, et sont admirablement
la distance qui sépare mais fait résonner ajustées à l’aspect purgatorial de l’œuvre.
ces deux projets extravagants et tellement Il y a là une germination, une maturation,
divergents. Beckett dit en s’adressant aux une putréfaction verbales sans fin. Dans
critiques de l’œuvre majeure de Joyce : quel sens, alors, l’œuvre de M. Joyce est-
« Et si vous ne la comprenez pas, Mesda- elle purgatoriale ? Par l’absence absolue de
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mes et Messieurs, c’est parce que vous êtes l’Absolu. L’Enfer est l’absence statique de
trop décadents pour la recevoir... Vous vie d’une méchanceté que rien ne soulage.
vous plaignez que ce truc n’est pas écrit en Le Paradis, l’absence statique de vie d’une
anglais. Il n’est pas écrit du tout. Il n’est immaculation que rien ne soulage. Le pur-
pas là pour être lu – ou plutôt il n’est pas là gatoire est une inondation de mouvement
seulement pour être lu. Il doit être regardé et de vitalité3... »
et écouté. Son écriture n’est pas au sujet À ceux qui voient dans l’écri-
de quelque chose ; elle est ce quelque chose ture-Guattari une langue de bois, il faut
même... Quand le sens est le sommeil, les dire qu’une ligne volcanique la secoue,
mots s’endorment... Quand le sens danse, et que même les blocs durs que Guattari
les mots dansent... La langue est ivre. Les traîne malgré lui en sont traversés, « dra-
mots eux-mêmes sont inclinés et efferves- matisant » la direction la plus extrême de
cents... M. Joyce a désophistiqué le langa- sa pensée.
ge. Et il vaut la peine d’ajouter qu’aucune
langue n’est aussi sophistiquée que l’an- joyce et guattari
glais. Il a été abstrait à mort. Prenez le mot Est-ce qu’il y a un rapport entre la pas-
‘doubt’ : il ne nous donne pas vraiment sion-Joyce de Guattari et sa fréquentation
une impression sensuelle d’hésitation, de de Lacan ? Dans son séminaire XXIII, de
la nécessité d’un choix, d’une irrésolution 1975-76, Lacan demande : « Pourquoi Joy-
statique. Alors que c’est ce que fait le mot ce est-il si illisible ?... C’est peut-être parce
allemand ‘Zweifel’ ainsi que, à un degré qu’il n’évoque en nous aucune sympa-
moindre, le mot italien ‘dubitare’. M. Joyce thie4. » Mais ensuite, en remarquant qu’on
reconnaît à quel point ‘doubt’ est inadéquat le lit, même en ne cherchant pas à le com-
à exprimer un état d’incertitude extrême, prendre, et que ça se lit, il remarque que
et le remplace par ‘in twosome twominds’... c’est peut-être parce qu’on y sent « pré-
Cette écriture que vous trouvez tellement sente la jouissance de celui qui a écrit ça ».
obscure est une parfaite extraction de lan- 3 S. Beckett, « Dante...Bruno. Vico.. Joyce », in
gage et de peinture et de geste, avec toute Objet Beckett, Catalogue, Centre Pompidou, Imec,
2007.
la clarté inévitable de l’ancienne inarti- 4 J. Lacan, Séminaire XXIII, Le Sinthome, Paris,
culation. Ici nous trouvons l’économie Seuil, 2005, p 151.
majeure multitudes34 l’effet-guattari page 97

L’essentiel est le rapport à la langue en tant ticulées par un agent réel d’énonciation
que jouissance, fût-ce celle de l’envahisseur et d’effectuation. Cela revient à dire que
britannique. Le jeu pur avec le langage, le les coupures signifiantes les plus ‘intimes’,
pun, le calambour même quand il échoue, et pourquoi pas celles de la prétendue
prouvent en tout cas, dit Lacan, que Joyce ‘vie privée’, pourraient se révéler comme
est désabonné de l’inconscient. Chez lui, la noyaux décisifs de la causalité historique.
langue « est la seule chose que de son texte Allez savoir si la révolution qui nous at-
nous puissions attraper », prête à nous stu- tend ne déclinera pas ses principes de
péfier. « Là où ça parle, ça jouit, et ça sait quelque chose énoncé par Lautréamont,
rien. » Mais le Sinthome dont Joyce serait Kafka ou Joyce5 ? » La théorisation du
le porteur, selon Lacan, diffère du symp- « Sinthome » comme fonction de prothè-
tôme classique (message dirigé à l’autre) ; se ou destin psychique « individual » chez
il ne serait qu’une prothèse, qui lui offre Lacan et l’ouverture poétique-politique
un ego de remplacement par lequel il « fait (préfiguration de l’agencement collectif
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son nom », vu l’affaiblissement de la mé- d’énonciation) insufflée ici par Guattari
taphore paternelle. On voit bien le rapport ne pourraient être plus différents6.
nécessaire au Nom-du-Père. Le Sinthome Il n’est pas sûr du tout que
équivaut, au fond, au complexe d’Œdipe. Guattari ait éprouvé la même jouissance
Différemment du symptôme, donc, qui que Joyce dans son écriture, bien que ses
peut tomber au cours d’une cure, le Sin- calembours soient parfois d’une grande
thome est ce qui ne peut pas tomber, dans liberté, entremêlés avec des bouts de « jar-
sa fonction prothétique de tenir ensemble gon » et des durcissements qui témoi-
les trois sphères, le Réel, le Symbolique, gnent d’une vraie souffrance dans l’écri-
l’Imaginaire. Il peut revêtir l’aspect de ture. « Écrire pour pas crever. Pour crever
l’art pour certains artistes, les mathémati- autrement... Deleuze s’inquiète de ce que
ques pour des mathématiciens, Dieu pour je ne produis plus rien... Je me retrouve un
des croyants, le psychanalyste lui-même peu chez moi en déconnant de cette ma-
pour certains analysants, l’amant pour nière... C’est la première fois que j’écris ici
les amoureux. Bref, il ferait partie de la Deleuze au lieu de Gilles. Fini Fanny. Épi-
« structure ». Or rien de cela n’est présent, phanie. Vacuole de manque. Gilles prépare
même de loin, chez Guattari, et ce dès ses un grand article... Il travaille beaucoup.
premiers textes où il se débarrasse joyeu- On n’est vraiment pas de la même di-
sement, et avec quel mépris, de la notion mension ! Je suis une sorte d’autodidacte
même de Nom-du-Père. Quand il évoque invétéré, un bricoleur, un personnage à la
Joyce, c’est dans un sens tout à fait autre, à
contre-courant de la fonction structuran- 5 F. Guattari, Psicanálise y Transversalidad, Bue-
nos Aires, Siglo XXI, p. 235 (retraduit de l’édition
te qui tiendrait « ensemble » quoi que ce argentine).
soit. Dans Psychanalyse et Transversalité, 6 Comparer avec Deleuze : « chez Carroll, l’in-
par exemple, l’auteur de Finnegans Wake vention est essentiellement de vocabulaire, et non
syntaxique ou grammaticale. Dès lors, les mots-va-
est évoqué comme ouverture machinique : lises peuvent ouvrir une infinité d’interprétations
« l’inconscient n’est autre chose que le réel possibles en ramifiant les séries ; reste que la rigu-
eur syntaxique élimine en fait un certain nombre
à venir, le champ transfini de potentialités de ces possibilités. Il en est de même chez Joyce... Au
occultes par chaînes signifiantes ouvertes, contraire Artaud, mais parce qu’il n’y a plus de pro-
blème du sens à proprement parler », in Logique du
ou qui attendent de s’ouvrir et d’être ar- sens, Paris, Minuit, 1969, p. 112n.
majeure multitudes34 l’effet-guattari page 98

Jules Verne – Voyage au centre de la terre. nière possibilité de livre… Oser être con.
À ma façon je n’arrête pas... Mais ça ne se C’est difficile étant attelé à Gilles ! Être
voit pas. Travail d’une rêverie incessante. con à ma façon9. » Si l’on ajoute la pers-
Des plans sur la comète. Tout dans la tête, pective « animiste » qui le traverse, après
rien dans les manches. Épiphanie... Je les dégâts structuralistes et la prostration
continuerai à donner ces textes à Fanny postmoderne10 qu’il a combattue farou-
et, en bout de chaîne, à Gilles. Pour lui je chement, on s’approche du défi lancé par
sens bien qu’ils ne comptent guère. Les cette œuvre si proche du désœuvrement,
idées, oui. Mais ce tracé, ce flux de texte ce « flux schizo qui charrie toute sortes de
continu-discontinu qui garantit ma per- choses », comme disait Deleuze. Autant
sistance, manifestement il n’en saisit pas la les diagrammes formalisent les circuits
fonction. Ou s’il la saisit, ça ne l’intéresse machiniques et chaosmiques avec une
pas. Toujours il a l’œuvre en vue7. » Et le obstination et une rigueur qui attendent
lecteur se voit en face d’un vrai malaise et une élucidation philosophique, autant la
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d’un désir autre : « Rendre des comptes. vitesse générale obéit plutôt au « tout-ve-
Rendre raison. Ce qui me plairait c’est de nant » et au « tout-fuyant », même si l’en-
déconner. Publier ce journal par exemple. semble émet des « commandos concep-
Dire des saloperies. Déverser brut le flux tuels » d’une extrême efficacité. Comme
schizo déconnomaniaque. Balancer en il l’écrit avec humour : « Il y a une finalité
vrac à qui voudra lire… Écrire à même de la schizo-analyse : c’est la déterritoria-
le réel. Mais pas seulement le réel des lec- lisation, la schizoïdisation du désir. Tous
teurs professionnels genre La Quinzaine les moyens d’artifices, les suggestions sont
littéraire. Le réel proche et hostile. Les gens bons pour arriver au résultat, y compris
autour. Foutre la merde. L’enjeu dépasse les coups de pied au cul11 ! »
l’œuvre ou plutôt elle ne l’atteint pas...
Écrire à Gilles c’est bien tant que ça rentre psychose et chaosmose
dans la finalité du projet commun. Mais L’enjeu majeur de Chaosmose est de ré-
pour moi, l’essentiel, au fond, n’est pas là. concilier le chaos et la complexité sur un
La source d’énergie est dans le tout-ve- même plan d’immanence. Guattari y re-
nant, le bordel8... » Sa revendication d’un fuse les idées trop simples et statiques sur
droit au déraillement trouve une formula- le chaos, « celles en particulier qui tente-
tion supplémentaire, presque kafkaïenne : raient de l’illustrer sous forme de mélan-
« De mon côté je reste sans prise sur cet ge, de trous, de cavernes, de poussières,
autre monde du travail universitaire systé- voire même d’objets fractals12. » Il insiste
matique, secrètement programmé sur des plutôt sur les points suivants : 1) le chaos
dizaines d’années. Il me manque trop de « chaotise » ; 2) il est « virtuel » ; 3) il est
choses. Trop de retards se sont accumu- « porteur d’hypercomplexité ». Vitesse in-
lés... Il est nécessaire que je renonce à cou- finie, échappant aux logiques discursives,
rir derrière l’image de Gilles et derrière le 9 Idem, p. 496.
fini, la perfection qu’il a apportée à la der- 10 F. Guattari, Chaosmose, Ed. 34, 1992, p. 158, éd.
brésilienne, texte absent de l’édition française.
7 F. Guattari, Écrits pour L’Anti-Œdipe, Éd. 11 F. Guattari, Ecrits pour L’Anti-Œdipe, op. cit.,
Lignes&Manifestes, Paris, 2004, éd. par S. Nadaud, p. 45.
p. 491. 12 F. Guattari, Cartographies schizoanalytiques,
8 Idem. Paris, Galilée, 1989, p. 133.
majeure multitudes34 l’effet-guattari page 99

qui génère « autant de désordre que des cœfficients héterogénétiques là où ils se


compositions complexes virtuelles »13. Le trouvent, même en dehors de toute perfor-
chaos doit être conçu comme une matière mance orale, familialiste, centrée autour
première de virtualité, inépuisable réserve de la figure idéalisée de l’analyste.
d’une déterminabilité infinie. « Ce qui im- Il faudrait donc supposer deux
plique qu’en y faisant retour, il sera tou- types d’homogenèse recouvrant l’hété-
jours possible de retrouver en lui matière rogenèse de fond, selon le contexte. Celle
à complexifier l’état des choses. » Si Freud du névrotique, avec ses « distraction et
a eu le mérite d’indiquer le chemin à un tel évitement » quotidiens de la chaosmose,
mixte de chaos et de complexité, comme et celle pathique-pathologique, où se per-
Guattari le reconnaît lui-même, la chaos- dent les couleurs, saveurs, timbres, mais
mose ne coïncide pas pour autant avec le où émerge aussi une « altérification déli-
processus primaire. L’accès privilégié à la vrée des barrières mimétiques du moi ».
chaosmose et à la « zone ombilicale chao- La formule de Guattari est double : d’un
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tique » ne passe pas par la névrose, par le côté, comme Nietzsche, il « faut aller vite,
rêve ou par son interprétation, mais sur- il ne faut pas s’arrêter sur ce qui risque de
tout par la psychose et son appréhension nous engluer : la folie, la douleur, la mort,
« pathique ». La dimension chaosmique, la drogue, le vertige du corps sans orga-
antérieure à la discursivité, que le psycho- nes, l’extrême passion »16. D’un autre côté,
tique porte en soi, « saute à la gorge », lit- il faut combattre l’approche « réactive »
téralement. Ce qui la caractérise, c’est une de la chaosmose, qui sécrète un « imagi-
combinaison singulière d’homogenèse et naire d’éternité, en particulier à travers les
d’hétérogenèse, de répétition figée et de mass-médias, qui contourne sa dimension
déterritorialisation incessante, où l’on essentielle de finitude : la facticité de l’être
passe du « sentiment de catastrophe de là, sans qualité, sans passé, sans avenir, en
fin du monde » au pressentiment boule- absolue déréliction et cependant foyer vir-
versant « d’une rédemption imminente de tuel de complexité sans borne ». Partout
tous les possibles »14. C’est une telle stase il s’agit de repérer les « figements » chaos-
existentielle alternant vacuité et complexi- miques, que l’auteur appelle points « Z ou
té que Guattari qualifie de chaosmique. Zen de la chaosmose ».
Cette cœxistence déborde la figure du ma- Si la psychose dévoile un mo-
lade, et ses pôles se retrouvent finalement teur essentiel de l’être au monde, Guat-
partout, sous des modalités diverses. « On tari ajoute un avertissement nuancé qui
y est confronté dans la vie de groupe, dans l’éloigne des vapeurs heideggeriennes :
les rapports économiques, le machinisme, « Ce n’est donc pas l’Être en géneral qui
par exemple informatique, et même au fait irruption dans l’expérience chaosmi-
sein des Univers incorporels de l’art ou de que de la psychose, ou dans le rapport
la religion15. » Au schizoanalyste il revient pathique qu’on peut entretenir avec elle,
de plonger dans l’immanence homogéné- mais un événement daté, signé17. » Guat-
tique et, en même temps, de libérer des tari compare la pétrification ontologique
si remarquable dans la psychose à un « ar-
13 Idem, p. 133-4
rêt sur image », en ajoutant ensuite : elle
14 F. Guattari, Chaosmose, Paris, Galilée, 1992,
p. 115. 16 Idem, p. 118.
15 Idem, p. 120. 17 Idem, p. 114.
majeure multitudes34 l’effet-guattari page 100

« révèle sa position de base (ou de basse) de sens en général n’est pas que ruine de
dans la polyphonie des composantes cha- monde, mais promeut des discursivités
osmiques. Ce n’est donc pas un degré zéro a-signifiantes et génère des mutations on-
dans la subjectivation, mais son degré tologiques. « La chaosmose n’oscille donc
d’extrême intensification »18. « C’est en pas mécaniquement entre zéro et l’infini,
passant par cette ‘prise de terre’ chaotique, entre l’être et le néant, l’ordre et le désor-
cette oscillation périlleuse, qu’autre chose dre : elle rebondit et bourgeonne sur les
devient possible, que des bifurcations on- états de chose, les corps, les foyers auto-
tologiques et l’émergence de cœfficients de poïétiques qu’elle utilise à titre de support
créativité processuelle peuvent émerger19. » de déterritorialisation. (...) On a ici affaire
On pourrait objecter que le figement dont à un infini d’entités virtuelles infiniment
la pathologie témoigne est tout le contrai- riche de possibles, infiniment enrichissa-
re de la processualité que Guattari défend, ble à partir de processus créateurs. (…)
mais le statut de la schizophrénie dans son Les vitesses infinies sont grosses de vites-
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œuvre porte ce paradoxe dès le début. Les ses finies, d’une conversion du virtuel en
termes dans lesquels la question est posée possible, du réversible en irréversible, du
ici laissent entrevoir le point d’ancrage pa- différé en différence21. » La formule finale,
radoxal de l’approche de Guattari. « Que nietzschéenne, évoque « l’éternel retour
le malade psychotique soit incapable d’un incorporel de l’infinitude ».
rétablissement hétérogénétique (...) ne
dément pas la richesse d’expérimentation modulations d’existence
ontologique à laquelle il est confronté Il s’agit donc de suivre les « prises de
malgré lui. » Il n’est donc pas héros post- consistance » des foyers autopoïétiques,
moderne ou modèle normatif, et les stases d’appréhender les « choix de finitude »,
chaosmiques ne sont pas le privilège de l’inscription d’une « mémoire d’être », et
la psychopathologie ; chez le psychotique de saisir comment se génère telle ou telle
apparaissent avec moins de médiations ordination intensive, qui ultérieurement
des combinaisons éclatées de vitesses et pourra être considérée comme une proto-
de lenteurs, de naissances et de ruines de subjectivation, ou une subjectivation tout
mondes, simultanément. Comme il le rap- court. Ce deuxième pliage d’ordination
pelle : « Un monde ne se constitue qu’à la autopoïétique, actif et créationniste, qui se
condition d’être habité par un point d’om- dégage de la passivité inhérente au premier
bilic, de déconstruction, de détotalisation pliage chaosmique, est central22. « Produire
et de déterritorialisation, à partir duquel de nouveaux infinis à partir d’une plongée
s’incarne une positionnalité subjective dans la finitude sensible, des infinis non
(…) Cette vacuole de décompresssion est seulement chargés de virtualité mais aussi
en même temps noyau d’autopoïèse sur de potentialités actualisables en situation,
lequel se réaffirment constamment et se se démarquant ou contournant les Uni-
nouent, insistent et prennent consistance versaux répertoriés par les arts, la philo-
les Territoires existentiels et les Univers sophie, la psychanalyse traditionnels... des
de référence incorporels20. » Le collapsus devenirs intensifs et processuels, un nouvel
18 Idem, p. 115.
19 Idem, p. 115. 21 Idem, p. 156.
20 Idem, p. 113-14. 22 Idem, p.159.
majeure multitudes34 l’effet-guattari page 101

amour de l’inconnu23. » L’événement est est posé en face de l’objet connu, la biologie
en même temps actualisation et déterrito- fait l’expérience (...) que le vivant se trouve
rialisation intensive, instantané et éternel, être dans une détermination dont le fond
bien que déjà cristallisé dans des coor- même ne saurait devenir objet. Le vivant,
données spatiales, causalités temporelles, dans son ‘rapport au fond’ (Grundverhält-
échelonnements énergétiques. La clause nis), révèle ce qu’est le fond : la zoè non ob-
existentialisante est réitérée plusieurs fois. jectivable (...). Dans les moments critiques,
La finitisation protosubjective ou même la vie va ‘au fond’ et elle en ressurgit en se
subjective, appuyée sur une composante fondant. La décision est Grundlegung, attes-
détachée de la vitesse infinie chaosmique tation et position de fondements à travers
et déterritorialisée, n’abolit pas l’infiniti- ce moment originaire du ‘rapport au fond’,
sation et les déterritorialisations qu’elle au fond obscur, indéfini, de la vie24. »
promeut, un peu comme un coup de dés Comme le dit Maldiney : le
n’abolirait le hasard. Dans ce va-et-vient fond, c’est l’indéterminable, l’apeiron
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que son écriture ne cesse de parcourir, et d’Anaximandre, d’où émerge et s’abîme
par le biais des instances de discursivisa- toute finitude25. C’est peut-être ce que
tion de la complexité, Guattari s’intéresse Guattari, aux antipodes de Heidegger et
surtout aux voies d’autoréférence, qui même de la phénoménologie, appelle, de
coïncident avec le processus même de pro- façon provocatrice, chaosmose. Ainsi, la
duction de la subjectivité. consistance et les inflexions subjectives
Voilà donc la subjectivité pro- provenant de la chaosmose dépendent plu-
cessuelle autofondatrice de ses propres tôt des catégories que von Weizscäcker ap-
coordonnées, autoconsistancielle. Guattari pelait pathiques que des notions ontiques.
se réfère, à cet égard, au neurologiste d’ins- Il s’agit des modulations de l’existence. Ce
piration phénoménologiste Viktor von qui intéresse un malade, par exemple, ce
Weizsäcker, et à son idée de la subjectivité n’est pas ce qu’il est aux yeux du médecin,
comme rapport au fond (Grundverhält- mais ce qu’il peut, ce qu’il veut, ce qu’il
nis) : les êtres vivants ont originairement doit devenir, ce qu’il désire ou non faire,
un commerce avec la vie comme fond, se- etc. La dimension pathique est moins de
lon différentes modulations. Comme l’ex- l’ordre du subi que de l’éprouvé, ni passive
plique Schotte à propos de von Weizsäc- ni active, proche du neutre de Blanchot ou
ker : « Aussi paradoxal que cela paraisse, de l’impersonnel de Deleuze, en tout cas
les phénomènes vivants ne peuvent être a-subjective.
représentés dans les formes naturelles de
24 J. Schotte, Une pensée du clinique. L’œuvre
l’espace et du temps. Pour prendre l’exem- de Viktor von Weizsäcker, Université catholique de
ple de la causalité, le vivant est sujet de et Louvain, Faculté de psychologie et des sciences de
l’éducation, mai 1985. Notes de cours rédigées par
à l’auto-mouvement, il se présente comme Ph. Lekeuche et revues par l’auteur. Nous devons
étant là sa propre cause. L’objectivité du cli- ces références à la générosité de Joris De Biss-
chop qui, avec un petit collectif de la clinique de
nicien consiste donc à replacer l’ontique La Borde, autour de Marc Ledoux, est sur le point
dans le pathique, en dialectique avec lui. de publier la traduction de Pathosophie, le dernier
livre de Viktor von Weizsäcker.
Alors même que la physique présuppose
25 H. Maldiney, Penser l’homme et la folie,
que dans la recherche le moi connaissant Grenoble, Millon, 1991. Pour le caractère problé-
matique de sa perspective générale sur la folie, Cf.
P. Pelbart, « Temps et folie I : Le Temps se brise »,
23 Idem, p. 162. in Chimères, n° 43, Paris, 2001.
majeure multitudes34 l’effet-guattari page 102

Il s’agit d’abandonner la logi- quel sens elles sont relancées. De même, il


que du tout ou rien. « L’existence ici se ga- revendique une ère post-médiatique, in-
gne, se perd, s’intensifie, franchit des seuils diquant par là non une dépassement des
qualitatifs, en raison de son adhérence à médias, mais plutôt leur miniaturisation,
tel ou tel Univers incorporel d’endo-réfé- leur multicentrage, leur fractalisation,
rence. » Dans une ouverture philosophan- voire leur prolifération, aussi bien que la
te, Guattari explique : « à la césure brutale diversification de leurs modalités d’énon-
Être/Néant se substitue la gamme ouverte ciation, c’est à dire une molécularisation
des intensités existentielles », et ajoute : et une dissémination de ces dispositifs,
« L’être est modulation de consistance, une réappropriation généralisée de leur
rythme de montage et de démontage. Sa puissance d’énonciation. Cela implique
cohésion, sinon sa cohérence, ne relève ni une réinvention socio-technique, sémio-
d’un principe interne d’éternité ni d’un tique et subjective à la fois. Son élabora-
cadrage causaliste extrinsèque qui ferait tion schizoanalytique va dans la direction
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tenir ensemble les existants au sein d’un d’une ère post-psychanalytique dont il
même monde, mais de la conjugaison de faut réinventer les opérateurs théoriques
processualités de consistance intrinsèque et cartographiques dans chaque contexte
engageant elles-mêmes des rapports géné- et agencement, sans que cela signifie un
ralisés de transversalité existentielle26. » pan-psychanalysme. Selon l’une des règles
formulées à l’époque de L’Inconscient ma-
psychanalyse et chinique, toute idée de principe doit être re-
post-psychanalysme jetée28. L’élaboration théorique est d’autant
Le pari éthique consiste à multiplier à l’in- plus nécessaire, et devra être d’autant plus
fini les « embrayeurs existentiels ». Une audacieuse, que l’agencement schizoana-
telle pragmatique ontologique doit repé- lytique admet sa nature précaire. Ou alors,
rer partout les indices intensifs, les opé- comme le disent les textes préparatoires
rateurs diagrammatiques, les outils car- pour l’Anti-Œdipe : « La théorie est, doit
tographiques. Tout est bon ; même l’objet être, instrumentaliste, fonctionnaliste...
« a » de Lacan, vu son admirable caractère Rompre avec la théorie-œuvre pour arri-
déterritorialisé, ou les objets partiels de ver à : ‘chacun sa théorie’. Chaque agen-
Melanie Klein, peuvent opérer comme des cement collectif d’énonciation produit sa
« cristaux de singularisation », « points de théorie en s’articulant au plan de consis-
bifurcation hors des coordonnées domi- tance (...) La théorie est artifice (...) Son
nantes, à partir desquels des Univers de support est ce qui, dans l’histoire, est le
référence mutants sont susceptibles de plus déterritorialisé, elle travaille sur les
surgir »27. Mais il ne s’agit pas d’en faire indices machiniques », et ce mouvement
des universaux du désir dans une carto- est interminable, par définition29. Cette
graphie elle-même mutante. Si l’on re- construction fuyante, ouverte au « tout-
trouve peu à peu des notions issues de la venant », ne vise qu’à « effleurer la prag-
psychanalyse dans un paysage entièrement matique des événements incorporels qui
redessiné, on ne peut pas oublier dans recomposeront un monde ».
26 F. Guattari, Cartographies schizoanalyti- 28 F. Guattari, O Inconsciente maquínico, p. 191
ques, p. 138. [retraduit du brésilien].
27 Idem, p. 52. 29 F. Guattari, Écrits pour L’Anti-Œdipe, p. 444
majeure multitudes34 l’effet-guattari page 103

L’effort de repenser ce qu’il intérêts manifestes... – et à exploiter leurs


a été convenu d’appeler Inconscient se virtualités pragmatiques30 ».
trouve bouleversé dès qu’on le fait en Guattari ne postule donc pas
fonction des Agencements. La probléma- une matière première énergétique indif-
tique de l’inconscient devrait donc être férenciée, à ordonner comme dans le freu-
refondée en fonction des agencements disme selon des instances structurantes.
d’énonciation émergeant à notre époque, Les agencements matériels, biologiques,
c’est à dire en adéquation à une subjecti- sociaux, etc., sont capables de « machi-
vité partielle, pré-personnelle, polypho- ner » à chacun son propre sort et de créer
nique, collective et machinique, ce qui des univers complexes hétérogènes : tel-
nous oblige à déborder le dispositif centré les sont les conditions qui devraient per-
autour du divan. D’où la direction géné- mettre d’aborder la question des meutes
rale énoncée : « Tout me conduit à pen- moléculaires qui peuplent l’inconscient.
ser (...) qu’il serait préférable qu’elle [la « Une infinité d’agencements créateurs,
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psychanalyse] multipliât et différenciât, sans intervention d’un Créateur suprê-
autant que faire se peut, les composantes me », ni d’un Cogito ordonnateur, « une
expressives qu’elle met en jeu. Et que ses infinité de composantes, d’indices, de li-
propres Agencements d’énonciation ne gnes de déterritorialisation de machinis-
soient plus nécessairement disposés en mes propositionnels abstraits : tels sont
adjacence d’un divan et de telle sorte que les objets d’un nouveau type d’analyse de
la dialectique du regard en soit radicale- l’inconscient31 ». Quand il lie sa cartogra-
ment forclose. L’analyse a tout à gagner phie à des questions plus canoniques de la
à élargir ses moyens d’intervention ; elle philosophie, le résultat est baroque : « La
peut travailler avec la parole, mais égale- question du sujet et de la liberté se pose
ment avec la pâte à modeler (comme Gi- dans une optique complètement nouvelle
sela Pankow) ou avec la vidéo, le cinéma, à partir du moment où les combinaisons
le théâtre, les structures institutionnel- des choix ne s’appuient pas uniquement
les, les interactions familiales, etc., bref, sur des populations moléculaires dont les
tout ce qui permet d’aiguiser les facettes formes, rythmes, intensités énergétiques et
d’a-signifiance des ritournelles qu’elle effets seraient réductibles à des mathèmes
rencontre et de sorte qu’elle soit mieux universels, mais s’accrochent à des points
à même d’enclencher leurs fonctions ca- de singularité de toute nature. »
talytiques de cristallisation de nouveaux
Univers de référence (...) Dans ces condi- création et sympathie
tions, l’analyse ne reposera plus sur l’in- L’effet d’un telle indétermination n’est pas
terprétation des fantasmes et le déplace- très éloigné de la démarche d’un William
ment des affects, mais elle s’efforcera de James. Les relations, les connexions s’en-
rendre les uns et les autres opératoires, de roulent, se plient, se déplient. Arbitraire,
leur donner une nouvelle ‘portée’, au sens discontinu, enveloppé, fragmentaire, vis-
musical. Son travail de base consistera à queux, voilà certains des adjectifs par
détecter les singularités enkystées – ce qui lesquels James qualifie son univers. Il y a
tourne en rond ; ce qui insiste à vide, ce
30 F. Guattari, Cartographies schizoanalytiques,
qui refuse obstinément les évidences do- p. 266-67.
minantes, ce qui se met à contresens des 31 Idem, p. 154.
majeure multitudes34 l’effet-guattari page 104

quelque chose de grossier, d’âpre, partout passage35. Tout est passage, d’une consis-
se rompent des barrages et se forment des tance à l’autre, d’un complexe de possibles
vagues qui se croisent en tumulte. En re- à l’autre, d’un agencement à l’autre36. Fi-
fusant tout déterminisme, James ne cesse nalement, on ne devrait même pas parler
d’affirmer qu’il y a des variables indé- de réalité. Les objets sociaux, mentaux, les
terminées. Les « choses sont cohérentes entités intrapsychiques devraient être tra-
sans doute en partie, mais en dehors des duits en termes d’agencement37. Un agen-
points par lesquels elles tiennent les unes cement, contrairement à une structure,
aux autres, elles ont d’autres éléments, des dépend toujours des composantes hété-
éléments libres ». C’est une « théorie du rogènes qui concourent à sa consistance
monde incomplet, théorie de la nouveau- spécifique, et des quanta de possible qu’il
té, indéterminisme, théorie de la possibi- porte. « Un agencement est inconsistant
lité »32. Il s’agit d’évaluer dans quelle me- quand il se dépouille de ses quanta de pos-
sure des forces sont disponibles pour faire sible, quand les signes-particules l’aban-
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la différence. Dans une telle conception, il donnent pour migrer vers d’autres agen-
y a une place pour la croyance. Croire si- cements, quand les machinismes abstraits
gnifie croire dans la possibilité, la nôtre et qui le spécifient se sclérosent, dégénèrent
celle du monde, comme l’a dit Deleuze, en en abstraction, s’enkystent en stratifica-
faisant de cette consigne le pari contem- tions et structures, quand, enfin, il se rabat
porain, dans une époque où l’homme a sur un trou noir de résonance ou tombe
perdu non seulement sa croyance en ce sous la menace d’une pure et simple dé-
monde mais sa connexion à lui. C’est la sintégration (catastrophe de consistance).
sympathie, alors, qui pourrait nous relier Il prend consistance, au contraire, quand
au monde et à ses possibilités, une sympa- un métabolisme machinique déterritoria-
thie avec le devenir, avec la processualité, lisé ouvre de nouvelles connexions, diffé-
avec ce qui est en-train-de, c’est déjà une rencie et complexifie. »
différence, au milieu de l’indétermination
de fond, et la condition qu’un possible soit statut de l’infini
inventé. La pensée de Guattari comme celle Quand Guattari définit l’inconscient
de James serait une méthode qui nous aide comme productif et non représentation-
à fabriquer des idées qui peuvent servir à nel, quand il le renvoie à l’Agencement
l’action ou à la pensée... C’est un outil de d’Énonciation et, surtout à la fin de son
création, une méthode pour la création33. œuvre, quand il l’aborde à partir du thème
Le défi, par rapport à ces de la chaosmose, il opère une radicalisation
processus, serait de les « assister sémioti- croissante dans le rapport dudit incons-
quement et machiniquement »34. Pas de cient au dehors, un effort de prolifération,
mots d’ordre, uniquement des mots de de molécularisation et une infinitisation
incessants qui le redessinent entièrement.
32 W. James, in Problems, cité par Jean Wahl, in S’agit-il d’une ontologie de l’infini ou de
Les Philosophies pluralistes d’Angleterre et d’Améri-
que, Les Empêcheurs de penser en rond / Seuil, 2005, l’indéfini sans contrepartie ? Je tends à
p. 198. croire qu’une partie de cette obsession de
33 D. Lapoujade, William James. Empirisme et
pragmatisme, Paris, Les Empêcheurs de penser en 35 Idem, p. 180.
rond/ Seuil, 2007. 36 Idem, p. 183.
34 F. Guattari, O Inconsciente maquínico, p. 179. 37 Idem, p. 184.
majeure multitudes34 l’effet-guattari page 105

l’infini, dans ses sens multiples, et du thème sifs et infinitifs met en jeu une pluralité de
des prises de consistance, vient à Guattari temporalités, de fragments, des synthèses
de son expérience avec la psychose, et la dé- disjonctives, des connexions transversales,
borde vers le plan de la pensée elle-même. des schizes, des collapsus, des paralysies,
Il n’est pas inutile de rappeler le passage de des défaillances de sens... Qu’un cadre déli-
Qu’est-ce que la philosophie ? sur le chaos mité et précis comme celui de Freud ait du
et le cerveau : « Nous demandons seule- mal à contenir une telle prolifération, il ne
ment un peu d’ordre pour nous protéger faudrait pas en être surpris. L’expérience
du chaos. Rien n’est plus douloureux, plus de la clinique de La Borde, dès le début,
angoissant qu’une pensée qui s’échappe à a constitué une expérimentation de cette
elle-même, des idées qui fuient, qui dis- ouverture à l’infini.
paraissent à peine ébauchées, déjà rongées
par l’oubli ou précipitées dans d’autres que finitude, mort, non-sens
nous ne maîtrisons pas davantage. Ce sont et retour
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des variabilités infinies dont la disparition Guattari a en même temps insisté de ma-
et l’apparition coïncident. Ce sont des vites- nière récurrente sur la finitude, le caractère
ses infinies qui se confondent avec l’immo- transitoire des groupes et des institutions
bilité du néant incolore et silencieux qu’el- et aussi sur l’importance du non-sens
les parcourent, sans nature ni pensée (...) dans notre recherche de sens permanente.
Nous perdons sans cesse nos idées. C’est Dans Psychanalyse et Transversalité, il af-
pourquoi nous voulons tant nous accro- firme de façon provocante : « Arrivera-t-il
cher à des opinions arrêtées. Nous deman- un jour où on étudiera avec la même ri-
dons seulement que nos idées s’enchaînent gueur les définitions de Dieu du président
suivant un minimum de règles constantes ; Schreber ou d’Antonin Artaud, comme
l’association des idées n’a jamais eu d’autre celles de Descartes ou Malebranche ?...
sens que nous fournir ces règles protectri- La recherche philosophique devrait ainsi
ces, ressemblance, contiguïté, causalité, qui se préoccuper non seulement d’une or-
nous permettent de mettre un peu d’ordre dination conceptuelle, mais également
dans les idées, de passer de l’une à l’autre élaborer, sur le ‘terrain’, les conditions
suivant un ordre de l’espace et du temps, d’établissement et de permanence d’une
empêchant notre ‘fantaisie’ (le délire, la logique du non-sens dans la mesure de
folie) de parcourir l’univers dans l’instant son irruption dans tous les domaines39. »
pour y engendrer des chevaux ailés et des Il se peut que la perspective guattarienne,
dragons de feu38. » Pour Guattari, penser à en débordant le cadre de la psychanalyse,
la lumière de la schizophrénie fait rebondir et même « happée par l’infini », comme le
les rapports entre la forme et sa dissolu- dit Monique David-Ménard, ne cesse de
tion, la vitesse invivable et son interrup- se tourner vers la singularité des contex-
tion, l’hétérogenèse et l’homogenèse telles tes multiples, vers les ralentissements qui
qu’elles s’affirment dans un livre comme s’y produisent, vers les phénomènes de
Chaosmose. Le rapport pathique avec les « grasping » existentiels, vers les prises
malades, c’est à dire le corps à corps immé- de consistance, tout en gardant la réserve
diat et complexe aux mouvements inten- d’infini virtuelle qui cœxiste avec elles, à
38 G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philo-
sophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 189. 39 Idem, p. 119-120.
majeure multitudes34 l’effet-guattari page 106

la manière de réservoirs d’apeiron pour teur en scène qui nous a rejoints récem-
des reconfigurations à venir. ment, la pièce que l’on est en train de met-
Le pari de Guattari révèle son tre en scène est basée sur Finnegans Wake,
actualité croissante à mesure que l’escalade de Joyce, et portera le nom de Finnegans
biopolitique et sa dimension nihiliste, ho- Ueinzz. Ueinzz est la sonorité qu’avait émi-
mogénéisante et anesthésique atteignent se l’un de nos acteurs à l’occasion de notre
leur point d’épuisement – et d’intoléra- toute première répétition, il y a dix ans, et
ble – dans le domaine de la subjectivité. son sens nous échappe entièrement. Reste
Si Guattari a été le premier à évoquer le que nous sommes aujourd’hui la Compa-
lieu central de la production de subjecti- gnie théâtrale Ueinzz. Chez nous, une sin-
vité dans le contexte capitalistique, il n’a gularité a-signifiante quelconque, comme
jamais arrêté dans le même temps de son- ce son, peut devenir un foyer de subjecti-
der les possibilités de renversement qui y vation, un cristal de singularité, porteur
pointent partout. d’une productivité existentielle entière-
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Il y a dix ans que je coordonne ment imprévue, mais partageable. Il s’agit
le travail d’une compagnie de théâtre avec d’une production d’œuvre, mais aussi de
des usagers de psychiatrie à São Paulo. Ce subjectivité, d’inconscient, de ruptures et
projet est né dans un hôpital de jour où de remaniements dans la trajectoire d’une
j’ai mis les pieds pour la première fois en vie, qu’elle soit individuelle ou collective.
compagnie de Guattari lui-même, dont Comme le dit Guattari : « L’artiste – et plus
j’étais le traducteur. C’est là qu’a com- généralement encore la perception esthé-
mencé pour moi un contact quotidien tique – se détache et déterritorialise un
avec l’univers de la psychose et de l’insti- segment de réel d’une telle façon qu’il se
tution, qui dure depuis, et pour lequel les met à jouer le rôle d’un énonciateur partiel
théorisations de Guattari ont toujours été (...) Une singularité, la rupture de sens, une
inspiratrices, soit autour de la schizophré- coupure, la fragmentation, le détachement
nie, de l’inconscient machinique ou de la d’un contenu sémiotique – d’une manière
transversalité, soit par la manière dont il dadaïste ou surréaliste – peuvent originer
faisait migrer des fragments de sa pratique des noyaux mutants de subjectivation40. »
vers le domaine philosophique et micro- Il n’est pas sûr que nous soyons des artis-
politique, et vice-versa. L’un des fruits de tes, et cela nous est égal de notre point de
cette inspiration, la constitution de cette vue. Ce qui nous importe, c’est la nature et
troupe de théâtre à l’intérieur de l’hôpi- la puissance de l’agencement avec les voix
tal, a vite débordé les murs de l’institution dissonantes, les gestes singuliers et les bi-
vers le circuit culturel de la ville. Ayant furcations folles qu’il est en mesure d’ac-
quitté formellement la clinique d’ori- cueillir, de soutenir, de relancer, tout en
gine, quelques années plus tard, et même les ralentissant ou les intensifiant, autant
le domaine psychiatrique stricto sensu, le que l’univers incorporel qui émerge de ce
groupe s’est produit un peu partout au territoire existentiel, et les déplacements
Brésil, également en France, et, sous une subjectifs qui en résultent. Il ne s’agit pas
autre forme encore, il a été présent à la seulement de brouiller la frontière folie/
Documenta de Kassel, en association avec non-folie dans l’imaginaire social, comme
l’artiste Alejandra Riera.
Or, sur la suggestion du met- 40 F. Guattari, Chaosmose, p. 34-35, 51.
majeure multitudes34 l’effet-guattari page 107

on le revendiquait il y a quelques décen- Ou bien tout laisser tomber parce que son
nies. L’un des défis est de faire apparaître heure est venue et qu’on va mourir d’ici
la dimension chaosmique qui opère, de lui peu, ou encore discuter avec le souffleur
faire écho, de plonger dans ce va-et-vient qui n’est pas censé être présent... Ou gro-
entre l’hétérogenèse et l’homogenèse, et de gner ou coasser, ou, comme les nomades
travailler ce rapport entre les « vacuoles de de « La Muraille de Chine », parler com-
décompresssion » et les « noyaux d’auto- me des choucas, ou tout simplement dire
poïèse ». Il ne faut pas fuir les collapsus de Ueinzz. La cantatrice qui ne chante pas,
sens et les discursivités a-signifiantes, mais comme Joséphine la danseuse qui ne danse
en appréhender la puissance de mutation. pas, l’acteur qui ne joue pas, le héros qui
Ce qui est sur scène dans nos représenta- s’évanouit, l’empereur qui ne règne guè-
tions, ce sont finalement des manières sin- re… Pouvoir ubuesque, dirait un critique
gulières de se déplacer, de parler, de ritour- portugais. Ce qu’on voit sur scène, ce n’est
nelliser, de représenter sans représenter, pas la vie nue, supposée réduite à sa dimen-
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d’associer en dissociant, d’être sur scène sion biologique ou neurologique, mais la
et chez soi en même temps, de tout pren- vie en état de variation, qui réinvente ses
dre au sérieux et en même temps de « s’en coordonnées d’énonciation, qui ne cesse
ficher complètement » – partir au milieu d’effectuer ou contre-effectuer des modes
du spectacle en traversant la scène, le sac à d’existence, comme le disait Guattari en
dos à la main. Après tout, pourquoi rester évoquant le besoin d’une Refondation de
jusqu’à la fin si l’on a déjà joué sa partie ? l’Inconscient sur la Déterritorialisation.

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