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OCTAVE MIRBEAU FACE AUX TÉNÈBRES1


Fragments d’un discours tumultueux2
« Un fou, rempli d’erreur, que le trouble accompagne,
Est malade à la ville ainsi qu’à la campagne.
En vain monte à cheval pour tromper son ennui,
Le chagrin monte en croupe et galope avec lui. »
Boileau

« Laisse-moi disparaître dans les ténèbres noires,


Au paradis, je m’ennuierai beaucoup,
Et l’enfer, je l’ai déjà vu sur terre. »
Sacha Tchorny, poète russe (1880-1932)

« Dans le vertige physique, on sent tournoyer le monde autour de soi ; dans le vertige moral, c’est le monde
intérieur qu’on sent tournoyer […]. Perdre la compréhension, tomber dans un abîme de somnolence mentale.
C’est une sensation effrayante qui vous frappe d’une peur démesurée. Ces sensations
ne deviennent familières, et semblent frayer la voie à un nouvel état mental, évidemment, la folie. »
Fernando Pessoa, Journal, 25 juillet 1907

« The madness of depression is, generally speaking the antithesis of violence. It is a storm indeed, but a storm of
murk. […] Depression, which can be as serious medical affair as diabete or cancer. […]
It is hopelessness even more than pain that crushes the soul. »
William Styron, Darkness Visible : A Memoir of Madness

« Le premier, vous nous avez appris à déchiffrer ce qui grouille et gronde derrière un visage humain,
au fond des ténèbres de la subconscience. »
Octave Mirbeau, lettre à Tolstoï, 19033

1
Le titre est emprunté à William Styron, Face aux ténèbres. Chronique d’une folie, trad.fr. Gallimard, 1993.
(Titre anglais (USA), Darkness Visible : A Memoir of Madness, New York, 1990. L’ouvrage avait d’abord paru
dans Vanity Fair, 1989). Il s’agit d’une autobiographie de la dépression profonde suivie d’un effondrement
psychique, vécue par l’écrivain américain en 1985, dont il parle comme d’un « désespoir au-delà du désespoir
». Curieusement le titre se rattache à celui de son premier livre, rendu ainsi prémonitoire: Lie down in Darkness,
1951 (en fr. Un lit de ténèbres). Il s’apparente à l’ « auto-pathographie », genre apparu dès le XIX e siècle,
conjugué à des « pathographies » sur de grands écrivains ou des génies de l’art et de littérature. La France, la
Russie, les pays anglo-saxons en donnent de grandes illustrations. Selon Styron, le mot « melancholia », terme
ancien pour « dépression » paraît pour la première fois en anglais en 1303, sous la plume de Chaucer, avec toutes
ses nuances pathologiques. L’ouvrage de référence en la matière est de Cesare Lombroso, The Man of Genius,
London 1891 (1ère édition: Genio e follia, 1864). Une liste non exhaustive de ces publications sera donnée à la fin
de cet article.
Dans une même ligne d’études, voir mes articles, dont deux consultables sur Internet : 1° « Hector
Malot (1830-1907) : Un Beau-Frère: Parole au fou », 45 pages, mis en ligne le 29 août 2015, site de M. le
Professeur Gilles Guglielmi, Drôle d’En-Droit, http://www.guglielmi.fr/spip.php?article 313 2° « Voyage autour
de la Salle n° 6 d’Anton Tchékhov », 35 pages, mis en ligne le 16 novembre 2015, même site,
http://www.guglielmi.fr/spip.php?article 317. 3° « Le fou dans l’administration », in : L’Institution psychiatrique
au prisme du droit. La folie entre administration et justice (sous la dir. de Geneviève Koubi, Vida Azimi, Patricia
Hennion-Jacquet), éd. Panthéon-Assas, 2015, pp. 21-35. (Il y est question entre autres d’Althusser, du Président
Schreber, de Gogol, Dostoïevski, Courteline.
2
Les 21 jours d’un neurasthénique d’Octave Mirbeau, Fasquelle, Paris, 1901, éditions du Boucher/Société
Octave Mirbeau, 2003, consultable en PDF sur le site de l’éditeur, occupe la place centrale dans cette
contribution, qui n’en retient que ce qui se rapporte aux maladies psychiques. Sur les 35 personnages, seuls les
plus saillants sont étudiés. Les annotations politiques serviront comme matériau à ma contribution, « Octave
Mirbeau et le leurre démocratique : La République des mauvais bergers », colloque au Palais du Luxembourg,
27 janvier 2017. Les pages citées sont dans le texte. C’est moi qui souligne les passages en gras, chez Mirbeau et
dans d’autres citations.
3
Cité par Pierre Michel et Jean-François Nivet, Octave Mirbeau, l’imprécateur au cœur fidèle, Paris, Séguier,
1990, p.717. C’est moi qui souligne.
2

« La maladie nerveuse met à la puissance deux, au carré – comme disent les


algébristes – les qualités et les défauts de ceux qu’elle touche. “Elle les taille ainsi que des
crayons” », disait Alphonse Daudet4, grand connaisseur des eaux de Lamalou-les-Bains dans
l’Hérault, station thermale où l’on soignait les grandes maladies nerveuses et sur laquelle il
avait l’intention d’écrire, sous le titre, La Doulou – « douleur » en provençal –, paru à titre
posthume en 1931, avec en guise d’avertissement, « Dictante dolore » (« sous la dictée de la
maladie »), le journal de son affection, le tabes dorsal, une inflammation de la moelle épinière
due à la syphilis. Soustraction faite de la souffrance vénérienne, avec Les 21 jours d’un
neurasthénique, Octave Mirbeau met ses pas dans la même trajectoire, qui est tout autant celle
de beaucoup d’écrivains français et européens. Il y a comme une génération « folie », en
filiation avec « la neurasthénie », « un mal fin de siècle5 » – ou le « spleen » baudelairien, ou
la « névropathie » du Président Schreber, autant de désignations pour une pathologie similaire
– et qui critique avec virulence « l’aliénisme » (mouvement précurseur de l’anti-psychiatrie
du XXe siècle), la grande spécialité du XIXe siècle qui voit à l’œuvre Freud (dont Mirbeau ne
fit pas la connaissance) et sa découverte de l’inconscient et de la psychanalyse, ou Charcot, le
« père » de l’hystérie, attraction scientifique et mondaine. Au milieu, un grand texte juridique,
la fameuse et « abominable » loi du 30 juin 1838 sur l’internement des aliénés, dont les
dérives furent dénoncées par tout un courant militant, dont la meilleure incarnation littéraire
est Hector Malot, loi qui eut cependant une durée de vie quasi cent-cinquantenaire, en dépit
des attaques répétées contre ses failles et ses dangers. Contrairement à Hector Malot, Mirbeau
ne fait pas de la grande loi un protagoniste des 21 jours, mais il aurait approuvé Cyprienne,
personnage féminin principal d’Un Beau-Frère : « Ce mot seul : “la loi” est aussi effrayant
pour moi que cet autre mot horrible “le croup”6 ». L’on connaît l’exécration de Mirbeau pour
le droit, comparé aux pires maladies : « Quelle horrible chose ! C’est comme les humeurs
froides, les scrofules, la syphilis7 », son « incurable dégoût pour les professions judiciaires,
gabellaires, administratives », le sort qu’il fait aux jurisconsultes destinés à être « pendus,
bouillis, pilés au mortier et donnés aux porcs 8 ». Surtout cet « ennui profond », ce « marasme
et la tristesse9 » qu’il ressent durant son stage chez le notaire Robbe et qui va imprégner son
être et son œuvre. Zola écrit avec raison, si on ose dire : « Étudiez notre littérature
contemporaine, vous verrez en elle tous les effets de la névrose qui agite notre siècle 10 ». Un
fonds médical de base sert de référence à tous les auteurs hantés par l’insanité, à commencer
toujours par l’inévitable Cesare Lombroso, entre homme criminel et homme fou et/ou de
génie, à poursuivre avec Dégénérescence de Max Nordau (1892)11, et les travaux de l’aliéniste
Charles Féré, secrétaire particulier de Charcot, des écrits sur l’hérédit 12 (notamment ceux de
4
Cité par Léon Daudet, Devant la Douleur, Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux
de 1880 à 1905, Nouvelle Librairie nationale, Paris, 1915, p.237.
5
Voir l’excellent article de Monique Bablon-Dubreuil, « Une fin de siècle neurasthénique: le cas Mirbeau »,
Romantisme, 1996, n° 94. Nosographie et décadence, pp. 7-47. Voir aussi, Aude Fauvel, « Du danger d’être
normal. Écrits de fou, littérature et discours médical », Psychologies fin de siècle, Numéro spécial de RITM, n°
38, 2008, pp. 237-251.
6
Hector Malot, Un Beau-Frère, (Ed.1869), Hachette/Livre/BNF, réimpression à la demande, p. 56.
7
Dans le ciel, p.80, cité par M. Bablon-Dubreuil, op. cit., p. 11.
8
Lettres à Alfred Bansard, p. 97 (cité ibidem, p. 11).
9
Ibidem, p. 86-88 (cité ibid., p. 11-12.
10
Émile Zola, Mes Haines, Paris, Charpentier, 1866, p. 58, cité par M. Bablon-Dubreuil, op. cit., p.7.
11
Max Nordau, Dégénérescence, F. Alcan, Paris, 1894 (paru en allemand 1892). E. Cornille, Sur quelques
dégénérés dans les œuvres d’Octave Mirbeau, thèse de médecine, 1919, cité par Pierre Michel et Jean-François
Nivet, Octave Mirbeau, L’imprécateur au cœur fidèle, Paris, Séguier, 1990, p. 609.
12
Voir Émile Zola, La Conquête de Plassans, 1876, Paris, Charpentier, 4 e roman des Rougon-Macquart.
L’hérédité y est étudiée, comme étant à l’origine de la folie de plusieurs personnages : Félicité, l’artisan de la
fortune familiale, atteinte d’une « monomanie », celle de la réussite sociale et matérielle, Tante Dide enfermée à
3

Déjérine parus en 188613), sans compter le Dictionnaire encyclopédique des sciences


médicales, une littérature riche en symptômes et pauvre ou cruelle en remèdes 14. Mirbeau, fils
d’un officier de santé et traumatisé par cette paternité, « entre spleen et bistouri », qui
alimente « ses fantasmes de meurtre et de sang15 », mais rétif à la poursuite d’études
médicales, profita aussi de l’observation des maladies à l’école paternelle. À la même époque,
il y eut une vogue de romans de « fous » ; les éditeurs et les journaux se montrèrent
particulièrement friands de témoignages et de récits sur l’expérience des « fous », une
littérature brute (comme l’art brut)16. À noter surtout l’attribution, en 1903, du premier prix
Goncourt par l’Académie éponyme, à laquelle appartient Mirbeau, à John-Antoine Nau
(1860-1918), pour son roman, Force ennemie (édition La Plume), soutenu par notre auteur,
lui-même souffrant des nerfs. La maladie mentale, sa physiologie et sa médecine sont à la
mode et en débat, partout en Europe. L’esprit du siècle, dans sa deuxième moitié du moins, est
de combattre les injustices : on est dreyfusard, comme on s’élève contre « les Bastilles de
santé », locution courante alors en France et dans le monde anglo-saxon (dès le XVIII e siècle),
sans compter en Russie (Tchékhov,Voyage autour de la salle n° 6, entres autres nouvelles,
raskazy en russe). Mirbeau met l’expression dans la bouche d’un juriste qu’il interroge sur
une séquestration arbitraire, dans « L’Enfermé » (Le Journal, 9 octobre 1898) : « Ces maisons
sont autant de petites bastilles où “les honnêtes gens”, sans être inquiétés par les gendarmes,
peuvent supprimer ceux qui les gênent 17 ». L’ensemble de l’œuvre de Mirbeau est mu par la
perversité et les perversions en primum mobile (sadisme, fétichisme, goût pour la pourriture et
des larves, le fumier obsédant, le désir de tuer, la « gynécophobie » l’excuse pour le viol («
c’est encore de l’amour », selon Célestine dans Le Journal d’une femme de chambre, etc.). Or
les déviances relèvent du pathologique. Les 21 jours n’y échappe pas, on le verra. En y
pensant, vient à l’esprit un poème de 1906 d’Alexander Search, un des premiers hétéronymes
de Pessoa, intitulé « L’anormal et l’étrange » : « L’anormal et l’étrange/ont un parfum bien à
eux […] Ils ont l’odeur d’une paix troublée / Des salles renversées de joie / […] L’anormal et
l’étrange /ont un parfum bien à eux / Celui de la chair humaine 18 ». Comme Search, le bien-
nommé, Mirbeau est à sa propre recherche, en quête de son mal indéfinissable, mais bien
ressenti, et son œuvre réfléchit, tel un miroir, son âme tourmentée. Si Pessoa s’invente des
hétéronymes, Mirbeau se dédouble avec des pseudonymes ou des alter ego. « Je ne
comprends pas moi-même ce que j’ai, écrit Mirbeau en 1892, et quelle crise d’affreuse
tristesse, sans cause, je traverse. Depuis près d’un an, je ne fais rien. […] je ne suis pas
paresseux. Je suis malade19. »
« Monstruosité littéraire », selon l’expression d’Antoine Adam appliquée au Dom
Juan de Molière, « collage romanesque » pour Pierre Michel, le préfacier des 21 jours, qui

l’asile des Tulettes, Marthe Mouret qui craint cette ascendance et sombre dans la folie « religieuse » sous
l’influence du curé arriviste l’abbé Faujas, son cousin et mari Mouret qui devient fou à son tour et trouve «
refuge » au cabanon des Tulettes, leur fille Désirée, l’enfant « innocente », une adolescente de 14 ans qui a »
un rire de petite fille de cinq ans » qui ouvre le roman.
13
Dr J. Déjérine, L’Hérédité dans les maladies du système nerveux, Paris, Asselin-Houzeau, 1886.
14
Comme une représentation du théâtre médical de cruauté, « La chambre de Charcot » et sa machine infernale
censée soulager l’hystérie, l’œuvre de Louise Bourgeois, vue à l’exposition « Les papesses », Avignon, Palais
des Papes, été 2013.
15
Mirbeau, Dédicace du Jardin des supplices, cité par M. Bablon-Dubreuil, op.cit., p.10. Cité par idem, p. 11,
note 33 : « Le meurtre est la base même de nos institutions sociales, par conséquent la nécessité la plus
impérieuse de la vie civilisée » (Frontispice du Jardin des supplices, p.8).
16
Voir mon article sur Hector Malot, op.cit., p. 41et s.
17
Dictionnaire Mirbeau, article : Folie, http://mirbeau.asso.fr/dicomirbeau
18
Cité par Dominique Nédellec, Préface à Fernando Pessoa, Un Dîner très original, éd. Cambourakis, Paris,
2011, p.32.
19
Lette à Jean Grave, 8 ou 10 octobre 1892, cité in : L’imprécateur au cœur fidèle, op. cit. p. 475.
4

souligne « la juxtaposition arbitraire de séquences narratives étalées le temps d’une cure


(pour nous, le vocable est ambivalent et peut aussi désigner une cure analytique) […]
symptôme de son mal existentiel », racontée par « un inconsistant narrateur », Georges
Vasseur, « sous les yeux » duquel passe une « insupportable collection de toutes les
humanités20 », Les 21 jours semble obéir au débit même d’une parole de « fou » ou de «
neurasthénique », pour reprendre le titre (le mot « neurasthénie » est employé la 1ère fois par
un médecin new-yorkais du nom de Beard, dans un recueil de 1880, on connaît sa fortune
médico-littéraire), faite de « décousu » et de « saccadé », sans lien apparent. En effet, si la
folie a sa logique propre (« If there’s folly, yet there’s logic in it », Hamlet, Shakespeare), la
voix en reste désordonnée et discordante. Le choix stylistique de Mirbeau est tout à fait
conforme à la matière dont il traite. Il n’est pas « arbitraire », il est voulu. D’où le passage
régulier de la fiction à la réalité, de personnages inventés, aux noms fantaisistes (Clara Fistule,
un homme!, la marquise de Parabole, Parsifal ou les médecins Triceps et Trépan) ou éloquents
(Jean Loqueteux devenu ici le vagabond Jean Guenille), et d’autres réels, « empruntés au
Who is Who de la politique, du barreau et de l’armée21 », Georges Leygues, Maître Du Buit,
le général Archinard dont les murs sont tendus de peaux de « nègres » ou Émile Ollivier, tous
usurpant les droits du « citoyen souverain », tous dûment croqués et matraqués, entre « rêves
» et « cauchemars22 » éveillés, entre horreurs politiques et terreurs privées, entre le fantastique
et les diableries. Un fil directeur s’y dessine pourtant, le paysage à la fois physique et mental,
la montagne tragique.

La montagne tragique, métaphore du venin métaphysique : une phobie morbide

C’est par une fenêtre aveugle que le narrateur Georges Vasseur ouvre les 21 jours :
Ce que je leur reproche le plus aux Pyrénées, c’est d’être des montagnes…Or, les
montagnes, dont je sens portant, aussi bien qu’un autre, la poésie énorme et farouche,
symbolisent pour moi tout ce que l’univers peut contenir d’incurable tristesse, de noir
découragement, d’atmosphère irrespirable et mortelle…J’admire leurs formes
grandioses, et leur changeante lumière… Mais c’est l’âme de cela qui m’épouvante…Il
me semble que les paysages de la mort, ça doit être des montagnes et des montagnes,
comme celles que j’ai là, sous les yeux, en écrivant. C’est peut-être pour cela que tant de
gens les aiment. » (Chap. I, p. 34).
En face de soi, la montagne haute et sombre ; derrière soi, la montagne haute et
sombre…À droite la montagne, au pied de laquelle un lac dort ; à gauche, la montagne
toujours, et un lac encore…Et pas de ciel…jamais de ciel, au-dessus de soi ! De gros
nuages qui traînent d’une montagne à l’autre leurs pesantes masses opaques et
fuligineuses…Si la montagne est sinistre, que dire de ces lacs – oh !ces lacs ! – dont le
bleu faux et cruel, qui n’est ni le bleu d’eau, ni le bleu du ciel, ni le bleu de bleu, ne
s’accorde avec rien de ce qui les entoure et de ce qu’ils reflètent ? […] Mais peut-être
pardonnerais-je aux montagnes d’être des montagnes et aux lacs d’être des lacs si, à leur
hostilité naturelle, ils n’ajoutaient cette aggravation d’être le prétexte à réunir, dans leurs
gorges rocheuses et sur leurs agressives rives, de si insupportables collections de toutes
les humanités » (p. 35-36).

Le motif revient avec une récurrence impérieuse et sinistre, sempre più tragediante :
20
Pierre Michel, Préface « Le défilé de “tous les échantillons d’animalité humaine” », Les 21 jours, op. cit. p.
6-7.
21
Pierre Michel, Les Combats d’Octave Mirbeau, Annales littéraires de l’Université de Besançon, 1995,
téléchargé, sans mention de pages, voir le passage (sur deux pages) sur « La Mort du Roman… ou le retour aux
origines ? Les 21 jours d’un neurasthénique ».
22
Lucie Roussel, « Subir ses peurs, vivre ses rêves : cauchemar et folie chez Mirbeau », Cahiers Octave
Mirbeau, n° 13, 2006, p. 72-95. (http://mirbeau.asso.fr/darticlesfrancais/Roussel).
5

Je crois bien que cette tristesse me vient de la montagne. La montagne m’oppresse,


m’écrase, me rend malade. Suivant l’expression de Triceps (-un médecin de la station
thermale), chez qui je suis aller causer quelques minutes, je suis atteinte de « phobie »,
la phobie de la montagne. Comme c’est gai !... Être venu ici chercher la santé, et n’y
trouver que la phobie !... Et comment y échapper ?... Devant soi, au-dessus de soi,
toujours des murs, et des murs et encore des murs qui vous séparent de la vie !... Jamais
une éclaircie, une échappée d’horizon, une fuite vers quelque chose, et pas un oiseau…
[…] Non, rien que des murs mornes et noirs où le regard se heurte sans pouvoir les
franchir, où la pensée se brise sans pouvoir les franchir, où la pensée se brise sans
pouvoir les traverser…Et pas de ciel non plus ; jamais de ciel !... Comprenez-vous cette
terreur ?... Des nuages lourds, étouffants, qui tombent, couvrent les sommets, descendent
dans les vallées, en rampant sur les pentes, qui disparaissent aussi, comme les
sommets… Et ce sont les limbes… c’est le vide du néant… Plus impénétrable que le roc
et le schiste, ce ciel, que n’ouvre jamais aucun rêve, m’affole… Il ne me parle que de
désespoir, ne m’apporte que de persistants conseils de mort… Le suicide rôde partout ici,
comme ailleurs, la joie dans les prairies et dans les jardins… Et j’ai cette impression
d’être enfermé vivant, non dans une prison, mais dans un caveau…[…] Plus je marche,
plus se rétrécissent les murs, plus les nuages se condensent et descendent, descendent
jusqu’à me toucher le crâne, comme un plafond trop bas… Et ma respiration s’obscurcit,
mes jarrets fléchissent et refusent de me porter, mes oreilles bourdonnent… […] Ce qui
chante ainsi, autour de moi, c’est mon grillon, l’affreux grillon de la fièvre… […] Et il
chante plus fort… il m’emplit les oreilles de son bourdonnement grêle, qui se multiplie, à
chaque effort que je fais… La phobie et la fièvre !... Allons, c’est complet. […] Je marche
encore… L’étroite vallée devient un couloir, et le couloir une fente dans la pierre…
Pendant des heures et des heures, sur ma droite, c’est une muraille suintante, glaciale, et
si haute que je n’en vois pas la fin ; un petit torrent ronchonne à ma gauche…Il est
agaçant, ce petit torrent…je crois entendre un vieillard toussotant et grincheux… Ah !
voici un pont, enfin… Cela va peut-être changer… Je traverse le pont…cela change, en
effet, car maintenant j’ai la muraille suintante à ma gauche, et c’est à ma droite que
ronchonne le petit torrent… Je marche…je marche… et ainsi durant toute la journée…
[…] Il n’y a jamais de sommets… Quand on croit avoir atteint un sommet, il se trouve
qu’on est encore dans une prison, un caveau… Devant soi, les murs les plus terribles,
plus noirs, d’un autre sommet… Et, de sommet en sommet, c’est plus de mort que l’on
monte…[…] Il n’y a que le reflet sombre et tout proche, et sans espoir, de ces murs entre
lesquels nous marchons. Ah ! rentrons, rentrons… (chap. IV, p. 64-66).

La marche a été conseillée par le médecin. Elle est vécue entre hallucination auditive et
suffocation, quand elle ne s’avère pas accompagnée d’une tentation suicidaire. Or, ce mal des
montagnes n’est pas le vertige physique ou la vision du vide générée par l’altitude, mais
plutôt un encerclement physique et psychique, une étreinte qui, à force de serrer le cœur et
l’âme, provoque la mort et donne envie d’en finir. La montagne encercle et serre, serre
jusqu’à éteindre toute vie, tel un boa constrictor.
La montagne investit jusqu’aux chambres de l’hôtel, non comme vue par la fenêtre,
mais telle une invasion hostile: « En ces endroits-là, le sommeil a la pesanteur étouffante et
noire des montagnes. Car la montagne est partout. Elle est dans votre chambre fermée, aux
rideaux tirés ; elle est en nous, elle emplit vos rêves de sa masse ténébreuse… Et quels
pauvres êtres vont naître, cette nuit, des étreintes flasques de cette humanité vagabonde qui
promène son ennui de néant en chaos. » (Chap. XV, p.168).
Dans le dialogue du dernier chapitre (XXIII), c’est l’ami du narrateur, Roger Fresselou
ayant pris sa retraite dans un village de la montagne ariégeoise, qui reprend les sombres
images et pose le mortel diagnostic : « Du cirque des montagnes noires, en face de nous,
autour de nous, de ces implacables murailles de roc et de schiste, il m’est venu comme une
pesante oppression, comme un étouffement… J’avais réellement sur ma poitrine, sur mon
6

crâne, la lourdeur de ces blocs… […] – Pourquoi ne t’es pas tué ?... ai-je crié, énervé par la
voix de mon ami, et gagné, moi aussi, par l’horrible obsession de la mort qui flotte sur les
monts, autour des pics, plane sur les gouffres et m’arrive, comme autant de glas, du tintement
des clochettes qui se multiplie sur les pentes du plateau… Roger a répété d’une voix
tranquille : – On ne tue pas ce qui est mort… Je suis mort depuis vingt ans que je suis ici…
Et toi aussi, depuis longtemps tu es mort… Pourquoi t’agiter de la sorte ?... Reste où tu es
venu » (p. 311-312). Point de « rédemption » pour les existants !
Curieusement la description de la folie obéit souvent à une comparaison avec la
nature. Quand il ne s’agit pas de montagnes oppressantes, sont évoquées des forêts sombres,
sans clairières, tenant plus des cachots que de végétaux. C’est le sentiment de William Styron
qui écrit : « For those who have dwelt in depression’s dark wood » et raconte sa propre
depression : « In the middle of the journey of our life, I found myself in a dark wood, for I had
lost the right path » (Darkness Visible). Or ceux qui perdent le/leur chemin sont orientés vers
de vrais lieux d’enfermement, hôpitaux et asiles.

L’enceinte de l’insanité : l’asile et ses pensionnaires, « les fous officiels »

La ville d’eaux, plutôt une non-ville, artificielle comme un décor en carton-pâte, tient
déjà de la caserne par sa vie imposée et rythmée et ses distractions de rigueur -mondaine, et
surtout de l’asile : « La particularité de cette ville où je suis [Luchon, jamais nommé], et dont
l’excellent Baedecker, pince-sans-rire allemand, chante en des lyrismes extravagants […]
tient en ceci, qu’elle n’est pas une ville.. En général, une ville se compose de rues, les rues de
maisons, les maisons d’habitants. Or, à X…, il n’y a ni rues, ni maisons, ni habitants
indigènes, il n’y a que des hôtels… soixante-quinze hôtels, énormes constructions, semblables
à des casernes et à des asiles d’aliénés, qui s’allongent les uns les autres, indéfiniment, sur
une seule ligne, au fond d’une gorge brumeuse et noire, où toussote et crachote sans cesse,
ainsi qu’un vieillard bronchiteux, un petit torrent. » (Chap. I, p. 35). Léon Daudet, après avoir
accompagné son père à Lamalou-les-Bains, « l’enfer des nerveux », qui dut sa fortune à
Charcot qui y envoya sa clientèle, confirme cette perception, d’un œil de jeune clinicien et
non de malade, malgré la joie qui y apportait Alphonse Daudet, et la gaieté contrainte des
pique-niques : « Il est peu d’endroits aussi beaux, aussi sombres, aussi âpres, aussi
pathétiques que les eaux de Lamalou dans l’Hérault, tout près de la petite ville de Bédarieux,
arrondissement de Béziers23 ». « Car la pitié est bannie à l’ordinaire de ces stations thermales
où tout le monde souffre, ainsi que des sanatoria pour névropathes24 ». « Des êtres beaux,
jeunes, riches, frappés par l’inexorable mal, alors que la vie leur souriait, promenaient dans
la longue rue de Lamalou leur affreuse amertume, se regardaient lancer la jambe en avant
avec une grimace de colère, juraient sourdement […]25 ». Chez Mirbeau, la laideur et
l’insignifiance dominent chez les curistes : « Tout ce monde est fort laid, de cette laideur
particulière aux villes d’eaux. À peine, une fois par jour, au milieu de tous ces masques épais
et de tous ces ventres pesants, j’ai la surprise d’un joli visage et d’une svelte allure . Les
enfants eux-mêmes ont des airs de petits vieillards. Spectacle désolant, car on se rend compte
que partout les clauses bourgeoises sont en décrépitude » (chap. I, p.36). Même l’ami qu’il y
rencontre, qui n’en est pas un vraiment, « n’est pas un individu mais une collectivité. […]
dont on peut croire que le même tailleur a façonné les habits et les âmes – les âmes par-
dessus le marché, bien entendu, car ce sont des âmes d’une coupe facile et d’une étoffe qui
ne vaut pas cher » (chap. I, p. 37-38). Âme ? Plutôt, « une âmelette », petite et dérisoire, telle
celle de la marquise de Parabole (chap. X, p. 102), « une âme moderne » quoi (chap. XXII, p.
23
Léon Daudet, op. cit., p. 225.
24
Ibidem, p. 229. C’est moi qui souligne.
25
Ibidem, p. 234.
7

295) ! Le narrateur, qui devinera des ombres humaines derrière les vitres de l’asile, voit, aux
fenêtres de l’hôtel de la cure, des visages, « des existences disparates, jetées hors de chez soi
», avec les mêmes questions : « D’où viennent-elles ? Où vont-elles ?... On ne le sait pas… et
ne le savent pas elles-mêmes » (chap. IV, p. 66-67). L’asile n’est pas loin, il les guette.
Au chapitre III, le narrateur relate sa visite à son ami Triceps, alors interne dans un
asile. L’environnement est lui-même couleur-asile, épouse les teintes du temps qui fait : « Je
me souvins que j’avais un ami interne à l’asile d’aliénés, et que cet ami n’était autre que
Triceps. Je résolus de lui rendre visite. Il faisait un temps de chien, ce jour là… L’air était
glacé ; des rafales furieuses de nord-ouest me cinglaient terriblement le visage. Au lieu de
m’échouer dans un café, je hélais un fiacre et me fis conduire à l’asile. Le fiacre […] roulait
dans des banlieues mornes où, tout d’un coup, entre des terrains vagues, enclos de palissades
goudronnées, surgissaient d’énormes et noirs bâtiments, hôpitaux, casernes et prisons, ceux-
ci sommés de croix branlant au vent, ceux-là surélevés de lourds campaniles, autour desquels
des corneilles à bec jaune croassaient sinistrement. Puis il s’engageait entre de hauts murs
enfumés, de la pierre triste, épaisse, étouffante, percée çà et là de petits carrés vitreux, barrés
de fer, et derrière laquelle l’on sentait de la souffrance, de la damnation et de la mort. Enfin,
devant une porte en forme de voûte, peinte en gris sale et ferrée de gros clous à tête
quadrangulaire, il s’arrêtait. – C’est les fous…Nous sommes arrivés… dit le cocher.
J’hésitais, durant quelques secondes, à franchir le seuil redoutable » (p. 54-55), comme si les
fous faisaient corps avec les bâtiments, ou que les constructions fussent folles. S’en suit une
traversée fantomatique dans le labyrinthe architectural qui empruntait en quelque sorte les
sinuosités des âmes malades : « J’entrai pourtant. Le portier me remit aux mains d’un
gardien, qui me fit traverser des cours, des cours et encore des cours, par bonheur désertes, à
cette heure ; qui me fit suivre des couloirs et monter des escaliers, des escaliers, des
escaliers. De temps en temps, sur les paliers, des portes vitrées laissaient entrevoir de
grandes salles, des voûtes blanchâtres, et j’apercevais des bonnets de coton s’agiter
étrangement sur des fronts pâles et plissés. Mais je m’efforçai de ne regarder que les murs et
le plancher, sur lesquels, dans des carrés de lumière, il me semblait que passait l’ombre de
mains tordues » (p. 55). Pour comble de désolation, voici ce qu’on aperçoit de la fenêtre de la
chambre de l’aliéniste : « Ces arbres-là, tout près et ces petites machines, blanches, c’est le
cimetière… Ici… à droite, ces grandes maisons noires, c’est l’hôpital… À […] gauche […]
ça… les casernes de l’infanterie de marine », plus loin se devine « la prison » (p. 57), « très
chic », « dernier modèle » (p. 63).
Le spectacle des pauvres créatures démentes est insoutenable pour le visiteur
douloureusement anxieux, qui craint la contamination de la folie. Si le motif apparent de sa
venue est de voir son ami Triceps, sa préoccupation est d’explorer un univers qui provoque
chez lui une attirance peureuse. D’emblée, il déclare vouloir éviter « le regard des fous » : «
Je me rappelai que je ne peux plus supporter le regard d’un fou. Le regard des fous m’effraie
par la possibilité d’une contagion, et la vue de leurs longs doigts crispés, de leurs
grimaçantes bouches me rend malade. Mon cerveau devient aussitôt la proie de leur propre
délire ; leur démence se communique instantanément à tout mon être ; et j’éprouve, à la
plante des pieds, comme un chatouillement douloureux et persécuteur qui me fait sautiller,
dans les cours d’asile, ainsi qu’un dindon que de cruels gamins forcent à marcher sur une
plaque de tôle rouge » (p. 55). Cette projection dans la folie des autres est déjà la marque de
troubles psychiques dont Mirbeau n’est pas indemne ; c’est en quelque sorte « l’homme en
face de soi-même » (p. 168).
Malgré l’appréhension, le narrateur suit son ami aliéniste Triceps qui lui fait, plutôt
gaîment, « le tour du propriétaire » ou du moins du maître des lieux : « Tu en as de la
veine !... voilà les fous qui vont dans une cour » (p. 57). Ils assistent à la promenade
récréative des fous, à leurs tristes occupations ; entendent leurs cris et leurs requêtes, leur
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histoire de vie, de folie, d’internement même ; ils scrutent les visages tordus par des
grimaces ; ils découvrent jusqu’à la poésie de certaines paroles de fous :
Quelques fous se promènent sous les arbres tristes ou hagards ; quelques fous sont
assis sur des bancs, immobiles et têtus. Contre les murs, dans les angles, quelques fous
sont prostrés. Il y en a qui gémissent ; il y en a qui sont plus silencieux, plus insensibles,
plus morts que des cadavres. […] Et l’on entend un sourd lamento de cris étouffés, de
hurlements bâillonnés venant on ne sait de quelles chambres de torture, on ne sait de
quelles invisibles tombes et de quelles limbes lointaines… Un vieillard saute, à cloche-
pied, sur ses jambes débiles et tremblantes, le corps ramassé, les coudes plaqués aux
hanches. Il y en a qui marchent très vite, emportés vers quels buts ignorés ? D’autres se
livrent avec eux-mêmes à des conversations querelleuses. Dès qu’ils nous perçoivent, les
fous s’agitent, se groupent, chuchotent, délibèrent, dirigeant obliquement vers nous des
regards sournois et méfiants. On voit aussitôt se lever, se remuer dans l’air, des gestes
grimaçants, des mains très pâles qui ressemblent à des vols d’oiseaux effrayés. Les
surveillants passent parmi les groupes, et, bourrus, les exhortent au calme. Des colloques
s’engagent. (p. 57-58).

Les fous prennent le visiteur pour « le préfet », personnage redoutable pour eux, qui a
la haute main sur les internements et que la démence même ne parvient pas à faire oublier. Et
puis, ils reconnaissent l’aliéniste et lui exposent leurs « réclamations judicieuses ou obscures
» sur le comportement des gardiens, l’alimentation et « l’injustice de leur sort ». Dans
l’ensemble, ces fous sont selon le médecin, « de très bons diables…un peu toqués » (p. 58).
Aux yeux du visiteur, « ils n’ont pas l’air plus fous que les autres… Je me faisais d’eux une
autre idée. Je trouve que ça ressemble à la Chambre des députés, avec plus de pittoresque ».
Avec « plus de gaieté », acquiesce Triceps (p.58). Et voilà que se présente à eux un fou doux
et « triste », à qui le docteur fait croire que son ami est bien le préfet, pour le laisser parler,
pour qu’il fasse le récit de son « aliénation » dans toutes les acceptions du mot. Avant le
pauvre bougre avait « un nom, comme tout le monde », mais, en entrant dans l’asile, ce «
monsieur » – Triceps – lui aurait pris son nom et l’aurait mis, il ne sait « où », le perdant peut-
être, d’où sa plainte au « préfet » putatif : « Je ne sais pas à quel point monsieur avait le droit
de me prendre mon nom ?... Il me semble que c’est un véritable abus de pouvoir… Vous devez
comprendre, monsieur le préfet, combien c’est gênant pour moi… Je ne sais plus qui je suis…
Je suis non seulement pour les autres, mais pour moi-même…un étranger… De fait, je
n’existe plus » (p. 59). Et ce n’est pas tout, ce fou est aussi « victime de choses
extraordinaires ». « Poète », fréquentant des personnages aristocratiques de Balzac, il avait
commandé « de beaux habits » à un tailleur auprès duquel il s’était endetté et qui venait
régulièrement le « relancer » pour se faire payer. Un jour où il parut particulièrement «
menaçant », notre fou lui propose de prendre « une pendule » de famille, au lieu d’argent.
Advient l’ » inconcevable…Il prit ma pensée, dit le fou….Oui, monsieur le préfet, ma
pensée…comme plus tard, monsieur devait prendre mon nom… Vraiment ai-je de la
chance ? […] Je l’aie vue, dans ses mains, monsieur le préfet […] . Elle [ma pensée] était,
monsieur le préfet, comme un petit papillon jaune, très joli, très délicat, et qui bat de l’aile ;
un petit papillon, comme il y en a sur les roses, dans les jardins, les jours de soleil… » (p. 61).
Le méchant tailleur « la mit dans sa poche et s’enfuit en ricanant ». Il ne répondit pas à ses
lettres de réclamation. Le commissaire de police, à qui il porta plainte, le « traita de fou ». «
Enfin, un soir, des gens de mauvaise mine pénètrent chez moi et me conduisirent ici… Voilà
six mois que je suis ici… et que j’y vis, monsieur le préfet, parmi des êtres grossiers et
malades, qui font des choses déraisonnables et effrayantes…Comment voulez-vous que je sois
heureux ? ». Il demande « telles mesures de justice » qu’il plaira au préfet, tout en s’avouant
vaincu et résigné : « Mais je n’espère rien… Il y a des fatalités tellement étranges, tellement
supérieures aux volontés humaines, qu’on ne peut rien contre elles ». Or, au cœur même de
9

cette destinée funeste, le fou est habité, là où il se trouve, par une vision poétique, celle d’«
un petit papillon jaune […] pareil à celui » qu’il vit, « l’affreux jour, dans les grosses et
malpropres mains du tailleur », un papillon « délicat, frêle et joli », aux couleurs changeantes,
« quelquefois bleu, quelquefois blanc, quelquefois mauve, quelquefois rouge » selon les jours,
mais « il n’est rouge que quand je pleure ». Et le fou en est « intimement convaincu… C’est
[sa] pensée » qui se refuse à lui, car il n’a plus de nom, non plus (p. 61-62). Cela serre tant et
tant le cœur du visiteur, qui souffre et souhaite échapper à la malice douloureuse de la folie.
Après tout, dit en souriant l’aliéniste, « il n’est peut-être pas plus fou – il peut l’être moins,
qui sait ? – que les autres poètes en liberté qui prétendent avoir des jardins dans leur âme,
des avenues dans leur intellect, qui comparent les chevelures de leurs chimériques maîtresses
à des matures de navires… et qu’on décore, et auxquels on élève des statues » (p. 61-62).
Après « ce spectacle horrible », la sortie offre le même « tragique paysage de murs noirs, de
fenêtres louches, de jours grillés, de verdures grisâtres, tout ce paysage d’effroi social, de
lamentations et de tortures, dans lequel on sent une pauvre humanité enchaînée souffrir, râler,
mourir ». Ce que l’on ressent après une telle expérience, c’est un silence d’angoisse fait de «
quelque chose d’inexprimablement lourd, d’intolérablement dément » (p. 62-63). Le lecteur
s’y agrippe pour ne pas chavirer. « Mehr Licht », pourrait-on dire, tel Goethe mourant, et
mehr Luft, plus de lumière et plus d’air. Ce n’est pas là qu’un malade pourrait
proclamer : « Je humerai la guérison avec tranquillité » (p. 284). Il faudrait aller voir les
aliénistes pour en avoir la confirmation.

Les aliénistes et leur médecine

Ceux- là apparaissent dès le début et traversent les 21 jours de bout en bout. Mirbeau
parle des vrais médecins, surtout les mandarins, mais encore des praticiens imaginés, aux
patronymes pittoresques et diserts, Diafoirus de malheur, personnages de composition, aussi
vrais que nature, aussi enjoués que leurs patients sont atterrés.

* Les membres de la Faculté et autres savants :


Une expérience du narrateur sur « l’invulnérabilité du hérisson au venin de la vipère »
offre l’occasion à Mirbeau de se faire médecin malgré lui et contempteur moqueur des
scientifiques de tout poil, de régler ses comptes avec les scientistes et la caste mandarinale,
cités sous leur vrai nom, d’égratigner au passage les Jésuites qu’il abhorre et dont il a
souffert : « Si je ne fais point part de ma découverte à ce qu’on appelle le monde savant, c’est
que je le sais par nature peu accueillant aux libres observateurs, et, par système, franchement
hostile aux incursions des littérateurs dans le domaine de la science, qu’il considère comme
son fief exclusif. […] Il est heureux cependant, que de simples poètes corrigent parfois les
erreurs des savants, et je ne veux pas songer à l’affreuse nuit intellectuelle en laquelle nous
serions plongés si nous n’avions jamais que les savants pour nous expliquer le peu que nous
savon des secrets de la nature. L’alchimiste Van Helmont […] dota la science de la théorie de
la génération spontanée. Voici, comment. Un soir, il mit dans son jardin, sous un pot de fleurs
hermétiquement fermé, quelques noix sèches. Le lendemain, il souleva le pot, et vit des souris
qui grignotaient les noix. Immédiatement, il en conclut que les souris naissaient des noix avec
une spontanéité extraordinaire, et il porta cette bonne nouvelle aux Académies d’Europe
enthousiasmées. Hélas ! presque toutes les expériences scientifiques présentent cette valeur-
là : qu’elles sortent des bouillons de culture contemporains, ou des mystérieux athanors du
moyen âge, elle sont toujours le mensonge, du moins au dire des Jésuites, les meilleurs
éducateurs qui soient. Dans quelques années, nos fils riront des microbes de Pasteur
comme nous rions des souris spontanées de Van Helmont, et les localisations cérébrales du
docteur Charcot leur paraîtront, peut-être, des cocasseries plus inacceptables que
10

l’homuncule d’Arnaud de Villeneuve et les crapauds essentiels de Brandt 26. “Experientia


fallax”, comme disait le vieil Hippocrate. » (chap. XII, p.118-119). Il arrive à Mirbeau de
convoquer le « pessimiste » Ecclésiaste, pour faire sentir l’immense vanitas vanitatum, «
l’écœurement » de l’humain, de ses entrains et refrains, ou alors solliciter Baudelaire, le
poète-voyant (chap. XII, p. 127). Qu’il s’agisse du Ciel ou des hommes, Mirbeau reste
farouchement mécréant, un sceptique face au néant. Dans tous les domaines du savoir et des
connaissances, hier comme aujourd’hui, un certain charlatanisme peut être observé; Mirbeau
exagère exprès, par la caricature, pour mieux dénoncer les expériences peu scrupuleuses et les
conclusions hâtives et douteuses, cette fois, des médecins mis en scène dans Les 21 jours.

* Docteur Triceps :
C’est le premier dans l’ordre d’entrée et celui dont on a la discription la plus aboutie.
Il « ne vaut guère mieux » que les autres, mais est présenté comme un « ami » (chap. III, p.
51). Il diagnostique d’emblée la « montanéaphobie » du narrateur et lui conseille la marche
pour se détendre, puis autopsie le hérisson rendu alcoolique par le même, en dressant l’acte de
décès du piquant animal : « Intoxication complète. Est mort de la pneumonie des buveurs.
Cas rare, surtout chez les hérissons. (Signé) Alexis Triceps, D.M.P. » (chap. III, p. 54,
souligné dans le texte). C’est encore Triceps, interne à l’asile, qui accueille le narrateur, en lui
sautant « au cou » et débitant, « sans autres paroles de bienvenue » : « – Ecoute… tu vas me
rendre un service […].Tiens, je viens de terminer un petit travail sur “les dilettantes de la
chirurgie”… Tu ne sais pas ce que c’est, peut-être ?... Non ?... C’est une folie nouvelle
qu’on vient de découvrir… Les types qui découpent les vieilles femmes en morceaux… ça
n’est plus des assassins… c’est des dilettantes de la chirurgie. Au lieu de leur donner du
couperet sur la nuque, on leur flanque des douches… Du service de Deibler [le bourreau
titulaire, 1823-1904], ils ont passé au mien… C’est comme ça… Tordant, hein ?...
tordant !... Mais moi, ça m’est égal… J’ai fait un mémoire très documenté sur les dilettantes
de la chirurgie… j’ai même – ça c’est rigolo –, j’ai même trouvé la circonvolution cérébrale
correspondant à cette manie […]. Alors, voilà, je vais présenter ce mémoire à l’Académie de
médecine de Paris… Eh bien, il faut que tu intrigues pour m’obtenir un prix… un prix
épatant… et les palmes académiques… Je compte sur toi…Tu verras Lancereaux, Pozzi,
Bouchard, Robin, Dumontpallier27 » (chap. III, p. 56). Triceps, en parlant, semblait à
l’observateur « de petite taille encore plus exiguë, de crâne plus étroit, de barbe plus en
pointe. Avec sa calotte de velours et sa blouse de toile bise, qui le gonflait comme un ballon,
ses gestes saccadés, il ressemblait à un jouet d’enfant » (chap. III, p. 51). Portrait-type d’un «
savant » de la IIIe République, et même un savant-baudruche, « tout petit, bouffon » (chap. III,
p. 63), alliant la jovialité cynique à une pseudo-science, spécimen tristement intéressant de ces
« humanités différentes […] de mannequins pareils » (chap.VI, p. 75). Au salut de Boule-de-
Neige, l’ancienne maîtresse du vieux baron Kropp dont il raconte l’histoire – on le verra –
avec un plaisir gourmé, il répond par « Bonsoir, mon petit chat » et termine son récit
extravagant et horrible « avec un éclat de rire :– Non, ce que cette Boule-de-Neige est
rigolo !...Une nature !... » (chap. XI, p. 113 et 117). La plupart du temps, Triceps pose
immédiatement son diagnostic, apparemment simpliste. Ainsi, à propos de Dickson-Barnell,
un milliardaire américain, aussi riche de vie que Job sur son fumier : « – Dame ! à force
d’être si riche… on serait neurasthénique à moins » (chap. XII, p. 130). Face à tel fou,
26
Jean-Baptiste Van Helmont (1577-1644), médecin et chimiste bruxellois, découvreur des gaz et du suc
gastrique. Jean-Martin Charcot (1825-1893), sommité de La Salpétrière, connu pour ses recherches sur l’hystérie
et autres troubles nerveux. Arnaud de Villeneuve (c.1240-1313), médecin et alchimiste catalan, excommunié.
Hennig Brandt (mort en 1692), alchimiste de Hambourg, découvrit le phosphore.
27
Étienne Lancereaux, président de l’Académie de médecine, s’est signalé par des recherches sur l’alcoolisme,
le diabète et la syphilis. Les autres sont tous membres de l’Académie. Albert Robin, spécialiste de l’estomac,
était le médecin personnel de Mirbeau.
11

atteint de l’antisémitisme et anti-dreyfusard, Triceps se « tordait de rire dans son fauteuil : «


–Ah! tu vois […]. Quand je te le disais... […] un fou ! Moi je ne suis pas dreyfusard, et j’ai
le droit de ne pas l’être… parce que cela nuirait à ma clientèle… tu comprends ?... Mais
lui ?... Je te dis que c’est un fou », et il part « sur son thème favori de la folie… Et
d’observations en observations, et d’histoires en histoires », il conclut « que tout le monde
était fou », avant de mimer l’antisémite et de partir par « une pirouette », « avec un rire de
sonnerie électrique », pour sa consultation, en proférant « – Vive l’armée ! Mort aux juifs ! »
(chap. XVI, p. 178-179, 183).
Malgré sa simplicité faussement bonhomme, sardonique et amorale/immorale, Triceps
se veut homme de l’art, apte à « tirer des conclusions scientifiques » des vies de fous, devant
un aréopage d’amis médecins :
J’ai écouté attentivement vos histoires. Et elles me confirment davantage dans l’opinion
que, depuis longtemps, depuis le congrès de Folrath, surtout, je me suis faite de la misère
humaine. Tandis que vous prétendiez que la pauvreté était le résultat d’un ordre social
défectueux et injuste, moi, j’affirmais qu’elle n’était autre chose qu’une déchéance
physiologique individuelle… Tandis que vous prétendiez que la question sociale ne
pourrait être résolue que par la politique, la littérature militante, moi je criais bien haut
qu’elle ne pouvait l’être que par la thérapeutique… Mais c’est évident…[…] Ah ! La
science quelle merveille !... Vous savez à la suite de quelles expériences rigoureuses,
inflexibles, nous fûmes, quelques scientistes et moi, amenés à décréter que le génie, par
exemple, n’était qu’un affreux trouble mental ?... Les hommes de génie ?... Des
maniaques, des alcooliques, des dégénérés, des fous… Ainsi nous avions cru longtemps
que Zola28, par exemple, jouissait de la plus forte santé intellectuelle ; tous ses livres
semblent attester crier cette vérité… Pas du tout… Zola ? Un délinquant… un malade
qu’il faut soigner, au lieu d’admirer… et je ne comprends pas que nous n’ayons pu
obtenir encore, au nom de l’hygiène nationale… sa séquestration dans une maison de
fous… Remarquez bien, mes amis, ce que je dis de Zola, je le dis également d’Homère,
de Shakespeare, de Molière, de Pascal, de Tolstoï… des fous… des fous… des fous…
Vous savez aussi que les soi-disant facultés de l’esprit, les soi-disant vertus morales dont
l’homme est si fier et que – ô stupide ! – nous nous acharnons à développer par
l’éducation […], l’intelligence, la mémoire, le courage, la probité, la résignation, le
dévouement, l’amitié, etc., etc., ne sont que des tares physiologiques graves… des
déchéances… des manifestations, plus ou moins dangereuses, de la grande, de l’unique,
de la terrible maladie contemporaine : la névrose ?...Eh bien un jour je me posais la
question suivante : “Qu’est-ce que la pauvreté”. […] Je me dis : […] “Comment, dans
un temps de production et de surproduction tel que le nôtre, […] des êtres humains
crèvent de faim et de misère […]. Par quelle anomalie […], parmi tant de richesses
gaspillées, parmi tant d’abondance inutilisée, des hommes […] s’obstinent, […]
s’acharnent à rester pauvres ?” La réponse était facile : “Des criminels ?... Non… Des
maniaques, des dégénérés, des aberrants, des fous ?... Oui… Des malades, enfin… Et
je dois les guérir !... » (chap. XIX, p. 248-249).

La thérapie préconisée pour guérir, outre la marche, les douches et les eaux thermales
déjà prescrites, se voudrait un traitement réfléchi :

28
Pour un aperçu de l’homme tourmenté que fut Zola, voir Cézanne et moi, film de Daniel Thompson, 2016,
actuellement en salle, avec Guillaume Gallienne de la Comédie-Française, et Guillaume Canet dans le rôle de
Zola. De même, Viviane Alix-Leborgne, « La Folie chez Émile Zola et Hector Malot », article de 10 pages,
consultable sur Google. La folie, une énigme et une fatalité, rôde, intrigue et hante depuis Shakespeare, au
moins, les grands écrivains et artistes ; dès le XIXe siècle : Barbey d’Aurevilly, les Goncourt ; certains en sont
même des victimes : Nerval, Maupassant, Georges Feydeau, le musicien Charles Gounod, Camille Claudel, la
peintre Séraphine de Senlis, ou encore, plus proche de nous, Antonin Artaud.
12

Les guérir ?... Sans doute ?...Mais il fallait faire passer ce raisonnement du domaine
de l’hypothèse dans celui de l’expérimentation rigoureuse… des marécages de
l’économie politique, des tourbières de la philosophie, dans la terre végétale de la
science…Un jeu pour moi […]. Je me procurai une dizaine de pauvres offrant toutes les
apparences de la plus exiguë pauvreté… Je les soumis à l’action des rayons X… […].
Ils accusèrent à l’estomac, au foie, aux intestins, des lésions fonctionnelles qui ne me
parurent pas suffisamment caractéristiques et spéciales… Le décisif fut une série de
taches noirâtres qui se présentèrent au cerveau et sur tout l’appareil cérébro-spinal…
Jamais, je n’avais observé ces taches sur les cerveaux des malades riches, ou
simplement aisés… Dès lors, je fus fixé, et je ne doutai pas un instant que, là fût la
cause, de cette affection démentielle et névropathique: la Pauvreté…[…] [Ces taches]
étaient semblables à celles que les astronomes relevèrent à la périphérie de l’astre
solaire… […] Après de patientes analyses histologiques, j’en déterminai exactement la
nature…Le reste n’était plus rien pour moi… Je séquestrai mes dix pauvres dans des
cellules appropriées au traitement que je voulais appliquer… Je les soumis à une
alimentation intensive, à des frictions iodurées sur le crâne, à toute une combinaison de
douches habilement sériées… bien résolu à continuer cette thérapeutique jusqu’à
guérison parfaite… Je veux dire jusqu’à ce que ces pauvres fussent devenus riches…
[…] Au bout de sept semaines… l’un de ces pauvres avait hérité de deux cent mille
francs… un autre avait gagné un gros lot au tirage des obligations de Panama… un
troisième avait été réclamé […] pour rendre compte dans Le Matin, des splendides
représentations des théâtres populaires… Les sept autres étaient morts… Je les avais pris
trop tard !
La conclusion s’impose d’elle-même : « – Névrose ! névrose ! névrose !... Tout est
névrose ! » (chap. XIX, p. 249-250).
Le personnage de Triceps est plus complexe qu’il n’y paraît : tantôt, il incarne tout ce
que Mirbeau réprouve ; tantôt, il s’en fait le porte-parole. Il est « ridicule » ou « misérable »,
incapable de « distraire » le curiste narrateur (chap. XXIII, p. 308). Son rire étant là à titre de
précaution contre la contagion de la folie, un rire qui dénoue l’écheveau de la pesanteur
morbide, symptôme d’une médecine elle-même malade.

* Docteur Fardeau-Fardat, « l’embaumeur »


: C’est le médecin de Clara Fistule, l’un des curistes : « Le jour même de mon arrivée,
je me rendis chez le docteur Fardeau-Fardat, à qui j’avais été spécialement recommandé…
Un petit homme charmant, vif et gai, de parole exubérante, de gestes cocasses et qui,
néanmoins donnait confiance » (p. 48) La consultation est un morceau d’anthologie médico-
comique, où la désinvolture le dispute où sérieux : « Il m’accueillit avec une cordialité
banale, et après m’avoir enveloppé des pieds à la tête d’un regard rapide : – Ha ! ha ! fit-il…
sang pauvre… poumons atteints ?... neurasthénique ?... alcoolique ?... syphilitique ?
Parfaitement… Voyons ça… Asseyez-vous… […], il interrogea, dans un petit rire sautillant, et
sans me donner le temps de lui répondre : –– Hérédité déplorable ?... Famille de tuberculeux
?... de syphilitiques ?... Paternelle ?... Maternelle ?... Marié ?... Célibataire ?...Les femmes,
alors… les petites femmes ! Ah ! Paris !...Paris !... » (p. 48). Après une auscultation
méthodique et minutieuse, « brusquement d’un air jovial : – Avant tout… une question ?... En
cas de mort ici… vous vous feriez embaumer ?” Je sursautai. “ – Nous n’en sommes pas là,
corrigea cet aimable praticien… Diable… mais enfin… ». Fistule : « Je croyais, dis-je, un peu
effaré… je croyais qu’on ne mourait jamais, à X… / – Sans doute… sans doute… En principe,
on ne meurt pas ici… Mais enfin… un hasard… une malchance… une exception […] Donc ?
» Au refus de Fistule de se faire « embaumer » en cas de malheur, le médecin « ponctua » : «
Ah ! […] Vous avez tort… parce que nous avons ici un embaumeur étonnant… merveilleux…
génial… Occasion, unique, cher monsieur… Il prend très cher… mais c’est de la perfection.
Quand on est embaumé par lui… c’est à se croire encore vivant… Illusion absolue… à
13

crier… Il embaume… il embaume ! ! ! […] Vous ne voulez pas ?... Soit… Ce n’est pas
l’embaumement obligatoire, après tout…[…] Voilà…Traitement sérieux… J’irai vous voir
tous les jours et même deux fois par jour. » Fistule reconnaît pourtant : « Son originalité, sa
gaieté inaltérable, spontanée et parfois macabre, m’avaient conquis. Nous devînmes
d’excellents et fidèles amis ». Six ans plus tard, à un dîner chez lui, Fardeau-Fardat l’assure, «
avec une joie tendre », qu’il était « définitivement guéri » : « Et vous savez ?... dit-il… vous
êtes revenu de loin, mon cher… Ah !sapristi ! […] Vous rappelez-vous quand j’insistai
tellement pour que vous vous fissiez embaumer ? […] Eh bien, si vous aviez accepté, mon
cher ami… vous étiez un homme mort… » Au « pourquoi ? » de Fistule, « il s’interrompit tout
à coup… devint grave et soucieux durant quelques secondes… Et sa gaieté revenue : – Parce
que… les temps étaient durs alors… et il fallait vivre… En avons-nous embaumé, de ces
pauvres bougres… qui seraient, aujourd’hui… vivants comme vous et moi !... Qu’est-ce que
vous voulez ?...La mort des uns… c’est la vie des autres… » Sur ce, comme soulagé par sa
confession, « il alluma un cigare » (p. 49-50). Tout au long des 21 jours, Mirbeau ponctue
dialogues et descriptions de points de suspension, procédé littéraire certes, mais soulignant le
vide au-dessus duquel se trouve comme suspendu le malade, le gouffre entre les montagnes, le
vide entre maladie et thérapie. Le passage précité en est une illustration parfaite.

* Docteur Trépan :
Son nom est tout un programme et rappelle le trépan, cet appareil qui sert à percer un
trou dans le crâne pour y réaliser une découpe circulaire, en particulier pour soulager
l’hypertension, les céphalées, les méningites. Historiquement, la trépanation, aujourd’hui
interdite en Europe, est une des premières techniques de chirurgie connue dès l’Antiquité. Elle
a même été préconisée par des sorciers pour faire sortir les esprits malins ! Broca en donna sa
définition moderne. Tout ce qu’on sait du Docteur Trépan, sans doute un aliéniste, c’est qu’il
est l’ « ami et le protecteur » du docteur Triceps. Le dîner offert en son honneur devient
prétexte d’une conversation entre les convives, qui « naturellement » parlent « de la misère
humaine » avec « une sorte de joie sadique qu’ont les riches de pleurer, après boire et quand
ils sont bien gorgés de sauces, sur les pauvres. […]. La discussion, commencée dans la
philosophie, a peu à peu dégénéré en anecdotes » (chap. XIX, p. 225), occasion pour Mirbeau
de dire tout le mal qu’il pense de l’ensemble du corps médical. Il le dit par la bouche d’un
ouvrier menuisier qui a perdu ses trois enfants à cause de l’incurie des soignants et de « la
faute » des « autorités », de « l’État » qui « organise même administrativement, des
hécatombes de nouveaux-nés… comme si nous étions menacés d’un dangereux pullulement de
l’espèce », « la véritable infanticide, c’est cette société » (p. 232-233). Ses trois enfants sont
partis, « comme ils meurent tous ou presque tous chez nous », les deux premiers de la même
façon : la mère incapable de les allaiter, en raison d’ « une alimentation mauvaise ou
insuffisante », entre autres, ils furent mis au biberon et ne tardèrent pas à dépérir. Le médecin
consulté mit un diagnostic dilatoire : « Parbleu ! c’est toujours la même chose… le lait ne
vaut rien… le lait empoisonne vos enfants […]. Il n’y a pas de bon lait à Paris… Envoyez
votre enfant à la campagne ». Les « gosses » confiés à l’Assistance publique, puis à une
nourrice percheronne, moururent « comme il ils meurent tous, là-bas, du manque de soins, de
la férocité paysanne… de l’ordure ». Le troisième, gardé à la maison, devint « gras, rose »,
mais attrapa une maladie des yeux. Le médecin ordonna son hospitalisation. Il fut guéri de
l’affection oculaire mais attrapa « une diarrhée infantile » qui ne fut pas soignée, malgré les
supplications de la mère: « Un espèce d’interne, qui se trouvait là, dit : “On ne soigne ici que
les maladies des yeux… Si vous voulez qu’on le soigne pour la diarrhée… emmenez-le dans
un autre hôpital” ». L’enfant trépassa lors du trajet (p. 233-234). En somme une histoire
banale d’indifférence médicale et de dysfonctionnement hospitalier.
14

* Docteur Durand :
Encore un récit de mortalité infantile où la médecine défaillante se mêle à la religion
peu édifiante, plutôt à la superstition. La pauvre petite fille de Louis Morin, un gardien de
propriété en Bretagne, étant née chétive et non viable, les parents lui ont fait administrer « le
baptême de famille » par le docteur Durand, le vicaire s’emporte contre eux : « Tu es un
impie, voilà tout… un hérétique… un montagnard… Et ta femme aussi !... Si tu avais brûlé
une douzaine de cierges à notre bonne mère sainte Anne, ta femme n’aurait point été malade
» (p. 262, souligné dans le texte) ; « le docteur Durand ? Mais tu ne sais donc pas que le
docteur Durand est un hérétique, un montagnard ?... qu’il s’ivrogne et vit en concubinage
avec sa bonne ?... Et tu crois qu’il a baptisé ta fille, le docteur…Durand ?... Triple
imbécile !... Sais-tu ce qu’il a fait, ce monstre, ce bandit, le sais-tu ?.. .Eh bien, il a mis le
diable dans le corps de ta fille… Ta fille a le diable dans le corps… C’est pour ça qu’elle
crie… Je ne peux pas le baptiser… […] ça t’apprendra de ne pas appeler le docteur
Marrec… Tu peux aller soigner tes vaches… Morin, Durand, Enfer et Cie… » (p. 263). Pour «
seulement […] dix francs », le diable fut chassé du corps de la petite ; puis le vicaire prononça
des « mots latins », procéda à l’aspersion d’eau bénite, se signa et dit « gaiement »: « – Allons
! […] Maintenant elle est chrétienne, elle peut mourir… » ; et ils s’en allèrent sous «
l’ironique et miraculeuse image de sainte Anne, protectrice des Bretons » (p. 264). En
somme, de la même joie cynique et mauvaise que celle du docteur Fardeau-Fardat.

Figures de fous « ordinaires » et quelques histoires « extraordinaires »

Mirbeau ne veut pas être un de ces « romanciers psychologues » aux livres dont « la
vie est absente » (chap. VI, p. 74-75), amateurs de « lévitation morale » (p. 78). Ses fous,
curistes ou personnages racontés, sont à la fois bien « ordinaires », puisqu'ils obéissent à des
lois "universelles" de meurtre et de déviance, le lot de notre humanité, et leurs histoires sont
souvent « extraordinaires », voire du domaine du fantastique. La proximité de Mirbeau avec
Edgar Allan Poe paraît une évidence, tout autant que sa proximité avec Dostoïevski ou de
vraies affaires de folie et de crime.

* Jean-Jules-Joseph Lagoffin, notaire


Impossible pour un lecteur français contemporain de ne pas se souvenir de la célèbre
affaire du notaire de Bruay-en-Artois, qui aurait eu violé et tué la petite Brigitte fille d’un
ouvrier, et se trouva médiatisé, dans les années 1970, par une querelle idéologique d’extrême
gauche contre « le bourgeois », forcément coupable, dans une logique de lutte des classes.
Impossible tout autant de ne pas se rappeler Garde à vue, le film de Claude Miller (1981),
avec l’interprétation magistrale de Michel Serrault. L’on pense aussi à la confession de
Stavroguine, dans Les Démons (ou Possédés) de Dostoïevski (1871).
Le narrateur, ayant subi de grosses pertes suite au scandale du Panama (1896), se
trouve contraint, de « faire argent de tout », partant louer un petit pavillon indépendant dans
sa propriété, coquettement meublé. Tous ceux qui répondent a son annonce posent de telles
conditions ou se manifestent « si exigeantes » que notre propriétaire finit par désespérer de
voir son bien occupé. Là, « une après-midi, un petit monsieur, très rasé, très droit, très poli et
déjà vieux, se présenta, le chapeau à la main, pour visiter. Il avait des vêtements d’une coupe
ancienne et qui ne faisaient pas un pli, une longue chaîne de montre chargée de breloques
bizarres, et une perruque d’un blond verdâtre dont l’architecture démodée rappelait les plus
mauvais jours de notre histoire orléaniste ». Et voilà qu’il « trouva tout admirable ! », y
compris des « peintures licencieuses » de Fragonard, où « ses yeux se plisse[nt] étrangement
sous l’influence d’une sensation non équivoque. » Et voilà qu’il se décide de prendre le «
pavillon admirable […] et si discret ». Un « court bail » fut rédigé « sous seing privé ». Le
15

propriétaire apprit ainsi le nom du locataire et sa fonction, « ancien notaire à Montrouge ». À


la question sur son état marital, il se contenta d’aligner les billets sur la table. Or, « ses yeux
qui eussent peut-être, exprimé de la douceur […] n’exprimaient rien, tant ils étaient morts, en
ce moment, morts autant que la peau du front et des joues ». Après « force remerciements,
salutations et révérences », le notaire partit en promettant revenir le lendemain. Or il ne revint
ni le lendemain ni quinze jours plus tard. Se contentant d’explications plausibles adressées à
lui-même, le narrateur alla aérer le pavillon et découvrit « l’horreur » : « Sur des coussins, un
corps nu, un cadavre de petite fille, était étendu, effrayamment raide, les membres tordus et
convulsés, comme ceux d’un supplicié de la torture. […] C’était bien une petite fille de douze
ans à peine, une petite fille avec des formes grêles de jeune garçon. Elle portait à la gorge
des marques de doigts strangulateurs ; sur la poitrine et sur le ventre, de longues, de fines, de
profondes déchirures, faites avec des ongles, ou plutôt, avec des griffes pointues et coupantes.
Sa face gonflée était toute noire. Sur une chaise, des vêtements de pauvresse […] rangés
presque minutieusement. Et sur le marbre de la toilette, […] une assiette, un reste de pâté,
deux pommes vertes […] et une bouteille de vin de Champagne vide ». Passant « rapidement,
fiévreusement, sans ordre » en revue toutes les hypothèses de décision à prendre (avertir la
police, prévenir la Justice), il comprit que nul ne croirait qu’il n’ait rien vu, ni entendu, qu’on
irait « fouiller » dans sa vie : « Fragonard m’accuserait, Fragonard crierait l’impudicité de
mes plaisirs, la honte coutumière de mes luxures ». La solution d’ensevelir la petite chose
suppliciée semble la seule envisageable : « Rien qu’un peu de terre sur ce pauvre petit
cadavre, un peu de mousse de terre, et le silence, le silence, le silence…sur tout cela! » (chap.
XIV, p. 159-163). Pédophilie – pédomanie serait plus exact, car il ne s’agit point d’amour
mais de pathologie mentale – et crime ici, ailleurs d’autres perversions sont omniprésentes, on
le sait, sous la plume de Mirbeau, comme s’il avait fait sienne l’observation de Goethe : «
L’antinaturel aussi fait partie de la nature. Celui qui ne la voit point partout, ne la voit
nulle part. »

* Georges Vasseur, le narrateur et ses rêves29


« Comment les hommes ont-ils si peu réfléchi jusqu’alors aux accidents du
sommeil, qui accusent en l’homme une double vie ? N’y aurait-il pas une nouvelle science
dans ce phénomène ?... Il annonce au moins la désunion fréquente de nos deux natures.
J’ai donc enfin un témoignage de la supériorité qui distingue nos sens latents de nos sens
apparents », écrivait Balzac, prophétique, dans Louis Lambert (1833), bien avant Freud et son
Interprétation des rêves. Auparavant, Shakespeare avait fait de Queen Bess, la sorcière « qui
accouche les rêves », pratiquant une maïeutique de l’inconscient, ce continent encore
inexploré, dans Roméo et Juliette. Le sommeil, faiseur de songes, peut être promesse, celle
d’une descendance, comme pour le patriarche biblique, Booz endormi de Victor Hugo. Sa
matière peut être la réalité diurne ou sa part obscure cheminant sourdement angoisses et
détresses. Ceux du narrateur des 21 jours s’apparentent au rêve « d’un homme ridicule »,
sous-titré Un récit fantastique (1877), pour emprunter encore à Dostoïevski, dont la
découverte de L’Idiot (1874), est une « Révélation » pour Mirbeau. Voici ses trois rêves
récurrents :
J’ai souvent rêvé ces rêves : Je suis dans une gare, je dois prendre un train. Le train
est là, grondant devant moi. Des gens que je connais et que j’accompagne montent dans
les wagons avec aisance. Moi, je ne puis pas… Ils m’appellent… Je ne puis pas ; je suis
cloué au sol. (…) Je ne puis pas… Et le train s’ébranle, s’enfuit, disparaît. Les disques
29
Sur les quatre acceptions du mot « rêve » chez Mirbeau, voir article « Rêve », Dictionnaire Mirbeau, op. cit.,
par Pierre Michel. Les rêves de Georges Vasseur appartiennent au troisième type, révélateur d’obsessions et de
terreurs nocturnes. Pour Lucie Roussel, art. cit., « les rêves de l’inconscient mêlent résidus diurnes et peurs
profondes », sont marqués par « une authentique obsession de la mort ».
16

ricanent de mon impuissance ; une horloge électrique se moque de moi. […] Dix, vingt,
cinquante trains se forment pour moi, s’offrent à moi, successivement… Je ne puis pas
[…]. Et je reste toujours là, les pieds cloués au sol, immobile, furieux, devant des foules
dont je sens peser sur moi les mille regards ironiques.
Ou bien je suis à la chasse… Dans les bruyères et dans les luzernes, à chaque pas se
lèvent bruyamment les perdreaux… J’épaule mon fusil, je tire… mon fusil ne part pas…
mon fusil ne part jamais. […] Bien souvent les lièvres s’arrêtent dans leurs courses, et
me regardent curieusement… Les perdreaux s’arrêtent dans leur vol devenu immobile, et
me regardent aussi […].
Ou bien encore, j’arrive devant un escalier… C’est l’escalier de ma maison… Il faut
que je rentre chez moi. J’ai cinq étages à monter… Je lève une jambe, puis l’autre… et je
ne monte pas… Je suis retenu par une force incoercible, et je ne parviens pas […]. Je
piétine, je piétine, je m’épuise. […]. Et je n’avance point… La sueur ruisselle sur mon
corps… La respiration me manque […]. Et brusquement je me réveille, le cœur battant,
la poitrine oppressée, la fièvre dans toutes mes veines, où le cauchemar galope…galope.
» (chap. XV, p. 165-166).

Ces rêves d’incapacité et d’impuissance sont relativement courants, comme ceux qui
nous visitent des années après le passage d’examens importants, où nous aurions perdu tel
livre de cours ou nous serions arrivés en retard. Ce qui les rend cauchemardesques pour le
narrateur, c’est qu’il ne s’agit point de terreurs passées ou de hantises enfouies, ils sont aussi
le reflet exact de la vie qu’il mène à la station thermale : « Eh bien, je suis à X… comme dans
ces cauchemars. Vingt fois, j’ai voulu partir, et je n’ai pas pu. Une sorte de mauvais génie,
qui s’est pour ainsi dire substitué à moi, et dont la volonté implacable m’incruste de plus en
plus profondément en ce sol détesté, m’y retient, m’y enchaîne… L’annihilation de ma
personnalité est telle que je me sens incapable du petit effort qu’il faudrait » pour partir au
loin. Il subit là, « physiquement, le poids immémorial et l’inexorabilité cosmique ». Loin d’y
avoir trouvé « un peu de santé » par « la mystification commerciale que sont ces sources
fameuses », il est « envahi, conquis par la neurasthénie », par « tous les tourments de la
dépression nerveuse et de l’affaiblissement mental ». preuve, s’il en est, de son impossibilité à
travailler, à lire même des auteurs « vénérés » (Rabelais, Montaigne, La Bruyère, Tacite,
Spinoza, etc.) (chap. XV, p. 166). L’agitation élégante des curistes est une autre cause de
désarroi : « Cela défile comme à un enterrement » (p. 168).
Le symptôme le plus patent de la dépression est bien l’affaissement total du vouloir et
la stérilité psychique et physique. D’où l’incompréhension qu’elle suscite chez les bien-
portants. William Styron, empruntant au vocabulaire militaire, désigne cet état « the situation
of walking wounded », un être qui, blessé, continue à se mouvoir, comme indépendamment de
sa volonté, lors même qu’il est paralysé par la douleur de l’existence. L’être atteint est
conscient et totalement impotent, ce qui se formule plus par l’abandon au désespoir que par la
souffrance : « It is hopelessness even more than pain that crushes the soul » (Darkness
Visible). Certes, Mirbeau n’est pas à Luchon pour sa neurasthénie, mais pour se soigner la
gorge. Georges Vasseur est pourtant son double. Le paysage, les curistes, les médecins et les
contes de fous, le rappellent sans cesse à une réalité qui tient du cauchemar auquel même
l’espace onirique n’offre d’échappatoire salutaire. Il y a un fond de vérité dans quelques
récits, comme celui sur « la cuisinière toquée », qui a nom Mathurine, comme la cuisinière de
chez Mirbeau dans la vie. Surtout, la vérité réside dans la folie criminelle qui hante tout
homme.

* Monsieur Tarte, un curiste


C’est une vieille connaissance de cure, « un petit homme sec, nerveux, maniaque, de
gestes fébriles, de voix insolente, et qui s’irritait à propos de tout et de rien, […] le
cauchemar de l’hôtel ». Et voilà qu’il se montre affable et insiste auprès du narrateur pour lui
17

raconter son excursion au port de Vénasque, d’où il revient, « fort content…fort content ».
Georges Vasseur, intrigué, accepte d’écouter ses confidences :
J’aime les originaux, les extravagants, les imprévus, ce que les physiologistes appellent
les dégénérés. Ils ont du moins, cette vertu capitale et théologale de n’être pas comme
tout le monde… Un fou par exemple, j’entends un fou libre, comme nous en rencontrons
quelquefois… trop rarement, hélas ! Dans la vie… mais c’est une oasis en ce désert
morne et régulier qu’est l’existence bourgeoise… Oh ! Les chers fous, les fous
admirables, êtres de consolation et de luxe, comme nous devrions les honorer d’un culte
fervent, car eux seuls, dans notre société servilisée, ils conservent les traditions de la
liberté spirituelle, de la joie créatrice.
Et il poursuit comme dans une « ivresse d’âme exorcisée » :
J’ai un poids en moins sur le cerveau, sur le cœur, sur la conscience […]. Je suis libre,
enfin je me sens léger, volatil, impondérable […]. Il me semble que je viens de sortir d’un
long, angoissant, infernal cauchemar […]. C’est la lumière… la lumière… la lumière…
[…]. J’ai tué un homme… j’ai tué un homme.

« Tuer », le mot a désormais pour lui « une douceur de fontaine ». Il a tué « l’homme
au tube » qui l’irritait et le gênait dans la salle d’enfumage de la cure, en lui faisant perdre
l’équilibre et précipiter du haut de la montagne. « Le meurtre était en moi, dit-il, … à l’état de
désir vague, mais non à l’état d’acte résolu… C’est une horrible souffrance […], cette
obsession affolante du meurtre […]. Elle n’éveille que des idées de désolation et de mort ».
Dans son bonheur retrouvé par le crime, habité par « une musique surhumainement délicieuse
», il prend soin de souligner avec une dérision maniaque : « C’est net, c’est propre… Je n’ai
pas de sang aux doigts, ni de cervelle sur mes habits… L’abîme est discret. Il ne va pas
raconter ces petites histoires à tout le monde » (chap. XXI, p. 279-284).

* Le cocher à la livrée habitée


Il entre chez le Baron Bombyx, collectionneur de millions « d’éteignoirs » dont les
exigences se limitent à des références sur l’état mental du nouveau serviteur et au port de la
livrée de l’ancien cocher, devenu assassin et mort depuis. Le nouveau cocher hésite sur le port
du vêtement porté par un autre : « Cette livrée me va très bien au corps, possible… mais
c’est à l’âme qu’elle ne va pas du tout ! ». Le baron écarta par une objection généralisée: «
Tous les Bretons sont un peu toqués ». Or lui-même comme le nouveau cocher étaient
persuadés qu’en l’habit « habite un démon ». Dès qu’il endosse la livrée, notre homme se sent
étrange : « Il se passait quelque chose de bizarre et d’effrayant. À la minute même où j’avais
revêtu la livrée de l’ancien cocher, j’avais senti sur ma peau comme une démangeaison…Puis
cette démangeaison, peu à peu, entrait en moi, s’imprégnait en moi, descendit dans ma chair,
au plus profond de mes organes, et elle se faisait brûlure… En même temps, d’étranges
pensées, troubles encore, montaient à mon cerveau, qui semblait se gonfler de brouillards
rouges et de vapeurs de sang… ». Le service est morne et taciturne, les autres membres du
personnel sont « de profondes canailles », mais ce n’est rien à côté de la vêture : « C’était
surtout ma livrée qui m’exaspérait le plus et me rejetait, le plus violemment, à la porte de
moi-même. Quand je l’avais sur la peau – et, par une anomalie étrange, par une invincible
perversité, je ne voulais plus la quitter, même en dehors de mon service – je n’étais plus
réellement moi-même. Un autre se substituait à moi, s’infiltrait en moi, par tous les pores
de mon derme, s’éparpillait en moi, pareil à une substance dévoratrice, subtil et brûlant
comme le poison ». « L’âme de meurtre » de l’ancien cocher assassin y vivait, « âme obstinée
[qui] avait imprégné l’étoffe de son immortalité ». Pour échapper à cette entreprise de
possession-dépossession, le nouveau cocher employa tous procédés imaginables, sans réussir.
Quand il s’en ouvrit au baron, ce dernier le traita de « fou », malgré le malaise qu’il éprouvait
18

lui-même. Le « petit homme actif, laborieux, dévoué et timide » devint « une profonde
crapule », eut « tous les vices », pratiqua « toutes les débauches », sans compter son « rouge
désir de tuer ». Il ne fut sauvé que par son renvoi et le meurtre de son patron, se rappelant les
paroles de ses propres amis : « Les vieux, c’est le diable à tuer » (chap. XXII, p. 296-307).
Mirbeau, athée notoire, semble ici croire à l’immortalité de l’âme ou du moins d’esprits
malfaisants.
Ces quatre histoires n’entament pas les multiples récits qui constituent Les 21 jours.
Tout y passe, tel un condensé de turpitudes (inceste, pyromanie, etc.), et même la folie de
l’honnêteté de Jean Guenille, le vagabond qui porte à la police le portefeuille contenant
10 000 francs. Du début à la fin se trouve sous-jacente l’idée du suicide, seul vrai problème
philosophique selon Albert Camus. Et le lecteur sort, titubant de ces 21 jours, cherchant enfin
le jour…
Vida AZIMI
Docteur d’État en Droit, Directrice de recherche au CNRS
Centre d’études et de recherches en science
administrative et politique - Université Paris II
Bibliographie sommaire des ouvrages de pathographie

- Georges BECKER, The Mad Genius Controversy : A Study in the Sociology of Deviance, Beverly Hills, 1978.
- N. N. BOGDANOV, « “Sviashchennaia bolezn” kniazia Myshkina – morbus sacer Fiodora Dostoevskogo »,
[“La maladie sacrée” du Prince Myshkine – morbus sacer de Fiodor Dostoïevski], in : T.A. KASATKINA,
Roman F.M. Dosostoevskogo “Idiot”: sovremennoe izucheniia [Le roman L’Idiot de Dostoïevski : état des études
contemporaines], Moscou, 2001, p. 337-357.
- B. CARRERE, Dégénérescence et Dipsomanie d’Edgar Poe, Toulouse, 1906.
- Dr CHATELAIN, La Folie de J.-J. Rousseau, Neuchâtel, 1890.
- E.-M. DE VOGUË, Le Roman russe, Paris, 1892.
- Joseph FRANK, Through the Russian Prism : Essays on Literature and Culture, Princeton, 1990. / Idem,
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Philosophy, 9, 1984, p. 231-252.
- Zacharie LACASSAGNE, La Folie de Maupassant, Toulouse, 1907.
- L.-F. LELUT, Du Démon de Socrate, spécimen d’une application de la science psychologique à celle de
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- L.-F. LELUT, L’Amulette de Pascal, pour servir à l’histoire des hallucinations, Paris, 1846.
- Letopis’ zhizni i tvorchestva F.M. Dostoevskogo, T. 2, 1865-1874 [Chronique de la vie et des œuvres de
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Irina SOROTKINA, « La pathographie de Dostoïevski, ou les dangers d’être le père de L’Idiot », Gesnerus, 62,
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Stefan ZWEIG, Three Masters : Balzac, Dickens, Dostoeffsky, trad. par Paul Eden et Paul Sedar, New York,
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Stefan ZWEIG, La Guérison par l’esprit, Mary Baker-Eddy, Mesmer, Freud (Titre original, 1931), dédié « à
Albert Einstein, Respectueusement », trad. Fr. Paris, 1982.

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