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DE CÉLESTINE LA RÉVOLTÉE À ANNA LA DOUCE :

LA DOMESTIQUE CRIMINELLE

L’année 1900 n’est pas seulement marquée par la cinquième Exposition universelle
organisée à Paris, qui fait le bilan des créations du XIXe siècle, c’est aussi l’année de la
parution du Journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau et, dans l’univers fictionnel,
l’année de naissance d’Anna Édes, une troublante figure de domestique créée par l’écrivain et
journaliste hongrois Dezső Kosztolányi (1885-1936).
Il est impossible de savoir avec certitude si Kosztolányi connaissait l’œuvre de
Mirbeau et avait lu Le Journal d’une femme de chambre. Ce qui est certain, toutefois, c’est
qu’il lisait beaucoup et avait une connaissance approfondie des auteurs de son temps. Sándor
Márai, dans ses Mémoires de Hongrie, évoque la maison de Kosztolányi, avec ses murs
tapissés de livres, et rappelle que « parmi les écrivains européens, les Hongrois étaient les
lecteurs les plus assidus1 ». Comme les points communs entre le texte de Mirbeau et celui de
Kosztolányi sont assez nombreux, on peut supposer qu’il connaissait en effet l’histoire de
Célestine.
Il serait cependant inexact de dire que Kosztolányi s’est inspiré du roman de Mirbeau
pour écrire Anna la douce (1926), dans la mesure où il y a des différences importantes entre
les deux textes. La plus importante de ces différences, et qu’on remarque d’emblée, est celle
de la focalisation. Dans Le Journal d’une femme de chambre c’est Célestine, narrateur
autodiégétique, qui raconte son histoire et le lecteur a un accès privilégié à ses pensées. Dans
Anna la douce, non seulement la focalisation est externe, avec un narrateur hétérodiégétique,
mais le lecteur a très peu d’informations sur le personnage de la domestique et ne sait pas
vraiment ce qu’elle pense ou ressent. Spectateurs du drame qui se joue sous nos yeux, nous
restons toujours à l’extérieur ; à aucun moment il ne nous est donné de pénétrer dans la
conscience de l’étrange jeune fille prénommée Anna. Une autre différence importante entre
les deux romans réside dans la personnalité même des deux domestiques. Alors que Célestine
se montre sûre d’elle, désinvolte et n’hésite pas à revendiquer ses opinions (du moins par
écrit), Anna est beaucoup plus timide et effacée. La voix de Célestine est forte et affirmée,
parfois impertinente, tandis que celle d’Anna est à peine audible. Le point commun entre les
deux est qu’elles ne reculent pas devant le crime, ou du moins l’idée du crime. Célestine se dit
prête à aller jusqu’au crime par amour, tandis qu’Anna commet un double meurtre pour des
raisons qui restent obscures, mais qui ont aussi un lien avec l’amour.
Ces deux romans, à travers la représentation de la domesticité, donnent à réfléchir sur
l’état de la société dans laquelle ils ont été conçus. Ils sont tour à tour des miroirs, des mises
en garde et des réflexions sur le pouvoir de la parole et les dangers de la doxa.
Nous voulons, dans cet article, nous interroger sur la question de la domesticité, qui
engendre, dans les deux textes, un processus de déshumanisation de l’individu aboutissant à la
révolte ; c’est voir en quoi consiste la misère de la domestique, qui n’est pas juste matérielle,
mais aussi spirituelle ; c’est explorer l’amour impossible qui se crée dans la relation
maîtresse-domestique et qui engendre la perversion ; c’est, enfin, tenter de montrer ce que ces
deux romans de la domesticité révèlent, avec un humour teinté de tristesse, de la vanité de la
parole.

I. La domestique : de la déshumanisation à la révolte

La domestique, cette figure souvent oubliée dans la littérature, est au centre des deux
romans qui occupent notre analyse. Soumise à des mauvais traitements, déshumanisée, elle
est souvent considérée comme un objet. Pourtant, comme les deux romanciers le rappellent,
l’annihilation de la liberté de l’individu ne peut jamais être totale ou définitive.
Comme Mirbeau dans Le Journal d’une femme de chambre, Kosztolányi met l’accent
sur les mauvaises conditions de vie de la domestique. Celles d’Anna Édes sont, d’une
certaine manière, beaucoup plus difficiles que celles de Célestine. En effet, Anna ne dispose
pas de chambre personnelle, ses gages ne sont pas fixés d’avance, ses horaires de travail sont
extrêmement contraignants (elle ne dispose que d’un dimanche sur deux pour elle, de 15 h. à
19 h.) et son apparence même témoigne de son dénuement. Alors que Célestine est fière
d’exhiber ses tenues de dame lorsqu’elle sort le dimanche pour aller à la messe, Anna ne
possède que deux robes extrêmement simples et abîmées. Comme elle ne se révolte pas, les
humiliations qu’elle subit sont nombreuses, comme par exemple lorsque tous les amis du
couple Vizy éclatent de rire quand elle sort de la pièce. Son isolement est total, ce qui la rend
particulièrement vulnérable aux manipulations de Mme Vizy, notamment lorsque cette
dernière lui fait du chantage pour la forcer à rester auprès d’elle et à renoncer à son projet de
mariage. Sa déshumanisation est totale et, même si Mme Vizy est surprise de la qualité de son
travail et de son dévouement aux tâches ménagères, elle se garde bien de lui exprimer la
moindre reconnaissance. Jamais elle n’adresse à la jeune fille un mot de félicitation et à
aucun moment elle ne lui témoigne une quelconque affection. M. Vizy, quant à lui, contribue
à cette déshumanisation par son total manque d’intérêt pour les affaires du foyer et son
indifférence, aussi bien à l’égard d’Anna que de l’attitude de son épouse.
Pour les Vizy cette déshumanisation est normale, dans la mesure où, à leurs yeux, la
domestique n’est pas un être humain comme les autres. En effet, la figure de la servante se
confond souvent avec celle d’une marchandise pour la classe dirigeante. Quand elle pense à
ses domestiques, Mme Vizy les perçoit comme des choses interchangeables : « Elle les
confondait déjà. Elle trouvait une tête, elle lui cherchait un corps ; ailleurs, un corps n’avait
pas de tête. Elle fouillait dans cet étrange capharnaüm2 ». Cette décollation est révélatrice du
regard qu’elle porte sur ses domestiques, qui sont pour elle avant tout une fonction (un corps
au travail) avant d’être des êtres humains avec une tête et un visage. Les domestiques sont
considérées de la même manière dans les maisons de placement. Le placeur, décrit comme
une fripouille, présente « sa marchandise en chuchotant3 ». Mme Vizy n’est pourtant pas dupe,
et sait reconnaître la mauvaise qualité d’un produit. Celles qu’il tente de lui vendre ne lui
conviennent pas, car il s’agit de « rebuts, de ces marchandises qui restent après toute
liquidation parce que personne n’en veut4 ». Anna, au contraire, se révèlera un produit de
premier choix, avec une excellente rentabilité. Les Vizy sont fiers de leur possession : c’était
« une admiration inconditionnelle, une adoration, une déification dépourvues d’esprit
critique – leur acquisition s’avérait tellement rentable ! – et une certaine fierté aussi : elle
était à eux, rien qu’à eux5 ». Anna accepte son rôle, elle a « les mouvements d’un automate
silencieux. Une machine, se disaient-ils6 ».
De machine à tout faire à jouet sexuel, la distance est minime. Célestine était
conscience du glissement de son statut, comme lorsqu’elle raconte l’obsession fétichiste de
M. Rabour, ou encore quand elle se souvient des moments qui suivirent son coït avec le fils
de Mme de Tarves : « Je passais sans transition de l’état de bête d’amour à l’état de bête de
servage7 ». Dans les deux scènes son prénom est supprimé et remplacé par un autre et elle
n’est plus qu’une « créature impersonnelle8 ». L’attitude de Jancsi à l’égard d’Anna pousse à
l’extrême cette logique de l’impersonnalité. Quand ses oncles partent de Budapest pour
quelques jours et le laissent tout seul dans leur maison avec Anna, il savoure l’idée « que tout
était à autrui, et qu’il pouvait faire tout ce qu’il voulait9 ». Il a une attitude de vandalisme et
ne désire pas Anna comme il désirerait n’importe quelle autre femme, il a l’impression de se
salir dans son lit et, voulant que cette souillure soit totale, il a envie de joindre sa bouche à
celle de la jeune fille.
La domestique a pourtant beau être traitée comme un automate ou un jouet, elle n’en
demeure pas moins un être humain comme les autres, pouvant éprouver de la haine et se
révolter. Célestine est consciente du pouvoir des domestiques : « Quand je pense qu’une
cuisinière, par exemple, tient, chaque jour, dans ses mains, la vie de ses maîtres... une pincée
d’arsenic à la place de sel... un petit filet de strychnine au lieu de vinaigre... et ça y est 10 !... »
Elle-même ne va pourtant pas jusque-là et se contente d’être, par son silence, la complice de
Joseph lorsqu’il cambriole leurs maîtres. Elle se vengera des humiliations qu’elle a subies en
devenant à son tour une maîtresse tyrannique et, en ce sens, on peut parler d’une révolte
inefficace, car elle ne fait que perpétuer un système de domination du plus faible. Les derniers
mots du texte n’excluent pourtant pas des crimes à venir. Ces crimes, qu’elle dit être prête à
perpétrer par amour pour son mari, ne peuvent être que répugnants, si on considère que
Joseph est non seulement un antisémite, mais sans doute aussi un violeur, un pédophile et un
meurtrier. Vivre un « bonheur dans le crime11 » aux côtés de Joseph n’est donc pas anodin.
La révolte d’Anna paraît beaucoup plus sanglante car elle est en opposition totale avec son
attitude durant tout le roman. Lorsqu’elle est présentée par son oncle à Mme Vizy, elle
n’exprime sa révolte que par un hochement de tête imperceptible, un « geste silencieux de
révolte ancillaire12 », qui agace Mme Vizy. Mais, après cette scène, elle ne donnera aucun
autre signe d’insubordination. Il y a donc une apparente contradiction entre le meurtre et la
vie d’Anna.
Pourquoi Anna passe-t-elle à l’acte ? Pourquoi va-t-elle si loin, elle qui était justement
si douce ? Le roman n’apporte pas de réponses à ces questions, mais certaines pistes sont
données.

II. La misère ancillaire

Le processus de déshumanisation auquel sont soumises les domestiques n’est pas


provoqué uniquement par l’attitude des maîtres et maîtresses. Être domestique, c’est aussi
avoir un rapport particulier au monde et vivre son individualité d’une manière bridée, sans
disposer de la même liberté que d’autres catégories d’individus. La domesticité engendre la
misère mais pas seulement la misère matérielle ; le dénuement est aussi spirituel.
La misère spirituelle de Célestine est visible dans son « adoration du million13 », qui
la rend esclave et l’empêche d’être véritablement libre intérieurement. Comme Célestine,
Anna est un personnage complexe. Si elle a des conditions de vie misérables, sa misère ne se
réduit pas à ces aspects purement matériels. C’est une misère totale : matérielle, affective,
sexuelle, mais aussi spirituelle. Comme le souligne Péter Balassa, cette misère est une
véritable « condition anthropologique14 ». L’attitude d’Anna, si on adopte un point de vue
psychanalytique, peut être comprise comme du refoulement. Le soir du meurtre, elle délaisse
le principe de réalité et succombe au principe de plaisir (avant de tuer ses maîtres, elle mange
énormément, par exemple, chose qu’elle ne fait jamais). Cette explication ne semble pourtant
pas suffisante pour comprendre le double meurtre.
La première caractéristique d’Anna, et en cela elle est à l’opposé de la très bavarde
Célestine, c’est son mutisme. Anna est douce, mais avant tout elle est muette. Cette
caractéristique du personnage est centrale et visible dès sa première apparition dans le récit,
lors de son entretien d’embauche avec Mme Vizy. C’est son oncle Ficsor qui répond aux
questions posées, tandis qu’Anna ose à peine lever les yeux et ne s’exprime qu’en haussant
les épaules. Son mutisme sera le même après le double meurtre, ainsi que pendant l’audience ;
le président du tribunal tentera de traduire par des mots intelligibles ce qu’il croit avoir
compris des sentiments de la jeune fille, dans la mesure où elle ne les exprime pas, mais il ne
fait qu’interpréter ce que lui-même a du mal à saisir. Anna n’a pas les mots pour rendre
intelligible ce qu’elle éprouve, c’est là sa plus grande misère. Elle est en-deçà du langage et
c’est aussi la raison pour laquelle « dans tout son être il y avait quelque chose
d’inexprimable 15 ». En effet, « la misère, c’est l’inexprimable et le balbutiement, avant
l’articulation et l’expression linguistiques, elle est interrogation sur le monde, expérience
primordiale d’avant toute chose. Et à la question “pourquoi” inarticulée, il n’y a pas de
réponse raisonnable16 ».
La misère d’Anna est d’être sans parole, mais aussi sans passions, comme si sa
personnalité était à peine ébauchée. Elle semble inconsciente de son propre être. C’est, là
encore, une caractéristique qui la distingue fortement de Célestine, qui a une identité
beaucoup plus affirmée, notamment après son aventure avec Georges. Quand Ficsor parle de
sa nièce à Mme Vizy, il explique qu’elle n’aime que le travail et cela semble vrai d’une
certaine manière. Elle ne peut pas aimer ce qu’elle ne connaît pas, et la seule chose qu’elle
connaisse est le travail ; en dehors du travail, il n’y a pour elle que le vide. Lors de ses rares
moments de liberté, comme lorsque Mme Vizy lui dit de sortir se promener le cinquième
dimanche, le désœuvrement l’écrase.
Son inculture et sa simplicité font d’elle un être proche de l’animal et c’est la raison
pour laquelle, lorsqu’elle passera à l’acte, sera évoquée la « cruauté bestiale dont l’assassin
avait fait preuve17 ». L’animalité d’Anna ne se résume pas à sa simplicité, elle se traduit aussi
par une sensibilité extrêmement développée, qui se manifeste par l’odorat et la vue. Là encore
on n’est pas loin de l’univers du Journal d’une femme de chambre, où les odeurs
(nauséabondes en général) sont souvent mentionnées. Célestine évoque avec dégoût, par
exemple, la cuisine où elle prend ses repas avec les autres domestiques : « Il y circule des
odeurs de vieille graisse, de sauces rances, de persistantes fritures. Pendant que nous
mangeons, une marmite où bout la soupe des chiens exhale une vapeur fétide qui vous prend
à la gorge et vous fait tousser... C’est à vomir18 !... » En ce qui concerne Anna, elle ne parle
pas, mais elle sent. Son odorat est très développé et certaines odeurs la dégoûtent au plus haut
point : « Elle percevait une indicible puanteur, comme à la pharmacie, une odeur perçante,
froide, qui la prenait au nez de plus en plus obstinément, qui lui tordait les entrailles. [...] Elle
avait voulu s’enfuir dès le premier instant, et si elle n’écoutait que son instinct, elle prendrait
la fuite sans dire au revoir19 ». Cette allergie ne fera que se développer au fil du temps et
« quoi qu’elle fît, elle ne parvenait pas à s’habituer à cette place. Son odorat, fin comme celui
d’un chien, résistait20 ». Sa sensibilité se manifeste aussi par la vue ; elle est particulièrement
sensible à la disposition des meubles et aux couleurs. Certains meubles lui inspirent « une
terreur sans nom21 ». Anna ressemble à un animal mais aussi à une enfant, comme l’indique
sa trompette dans son baluchon. Lorsqu’elle observe Mme Vizy pour la première fois, celle-ci
lui fait penser à un oiseau inconnu22. Voyant que Jancsi la délaisse, elle pense qu’il est fâché
contre elle et va le trouver pour s’excuser. Sa simplicité et son manque de connaissance des
mécanismes psychologiques (les siens propres comme ceux des autres) la handicapent dans
ses rapports avec les autres et la maintiennent au seuil de l’âge adulte.
L’absence de langage et l’inconscience ontologique sont deux phénomènes
intrinsèquement liés. Anna ne parle pas parce qu’elle n’existe pas. Comme le souligne
Heidegger, « le langage est la maison de l’Être23 ». L’être d’Anna n’a pas de maison, et il
peut être rapproché du concept d’« Être jeté » (Die Geworfenheit), développé par le
philosophe allemand dans Être et Temps. Ce phénomène unitaire signifie que l’être en
question n’est jamais la cause de son être-au-monde, de ses actions, et se trouve dans
l’ignorance de la fin, devant assumer son asservissement comme un fardeau. La notion d’être
jeté va à l’encontre de la conception chrétienne, selon laquelle c’est Dieu qui crée les êtres. En
outre, le Dasein n’a pas de liens, il est une liberté qui se réalise dans ses possibilités multiples
(pouvant être contradictoires entre elles, comme c’est le cas pour Anna). On ne sait que très
peu de choses de son histoire, mais ce qui est certain, c’est qu’elle semble bel et bien avoir été
jetée dans le monde et n’avoir de liens avec personne.
Dans la diégèse, il faut noter le travail onomastique. Même si Anna ne parle pas, son
nom est signifiant, quoique d’une manière trompeuse, et en cela l’influence du Journal d’une
femme de chambre semble directe. Chez Mirbeau il y a un jeu oxymorique extrêmement
ironique sur le prénom de la domestique. Le prénom de Célestine renvoie aux célestins, un
ordre religieux mis en place vers 1254 par Célestin V et qui obéit aux règles de saint Benoît.
Ce prénom fait donc penser à l’ordre religieux et à ses règles morales strictes. Bien entendu,
ce prénom renvoie également à tout ce qui est « céleste », c’est-à-dire relatif au paradis, à
l’au-delà. Célestine serait celle qui vient du ciel pour apporter le message divin aux mortels,
une sorte d’ange. Or c’est tout le contraire qui se passe, bien évidemment. Le prénom donné à
Célestine par ses patronnes vient doubler l’effet ironique, dans la mesure où on la surnomme
Marie, ou Mary. Là encore, dans ce prénom empreint de vertu, on trouve une allusion à peine
voilée à la Vierge Marie24. L’ironie du prénom de la domestique est tout aussi importante
dans le roman de Kosztolányi. Anna est un prénom trompeur pour Mme Vizy : « Ce nom gentil
et moelleux lui fut sympathique, car elle n’avait encore jamais eu ni bonne ni parente
prénommée Anna, ce qui l’aurait sans doute gênée 25 ». Le prénom « était tombé sur elle
comme quelque chose d’aussi blanc que la manne26 ». Comme sa tante, Jancsi lui aussi sera
séduit par le prénom de la jeune domestique. Anna est pour lui « le plus beau nom de femme,
un nom porteur de la promesse éternelle, sous une forme espièglement conditionnelle27 ». En
ce qui concerne son nom de famille, il se confond en hongrois avec l’adjectif « doux28 », ce
qui justifie le choix du titre français dans la nouvelle édition.
En réalité, Anna n’a rien de moelleux et la couleur qui peut lui être associée est
davantage le rouge que le blanc. Elle est à l’opposé de tout ce qu’incarne Mme Vizy, qui elle
est sous le signe du blanc. Toutefois, même si les deux femmes semblent aux antipodes l’une
de l’autre, certains éléments établissent des ponts entre elles, créant une relation ambiguë.

III. Maîtresse-domestique : un amour impossible

La relation qui s’établit entre la maîtresse et sa domestique est une relation très
particulière, qui ne ressemble à aucune autre. Il ne s’agit ni d’une relation filiale ou amicale,
ni d’une relation d’employeur à salarié, mais de tout cela à la fois, avec en plus une dimension
érotique.
Mirbeau insiste sur le caractère spécifique du statut de la femme de chambre, qui est
« quelqu'un de disparate, fabriqué de pièces et de morceaux qui ne peuvent s'ajuster l'un dans
l'autre, se juxtaposer l'un à l'autre... [...] un monstrueux hybride humain... Il n'est pas du
peuple, d'où il sort ; il n'est pas, non plus, de la bourgeoisie où il vit et où il tend 29 ».
Kosztolányi semble prolonger la réflexion de Mirbeau lorsqu’il affirme qu’il s’agit de « l’être
le plus proche et le plus lointain, l’amie et l’ennemie en une seule personne : la mystérieuse
invitée, l’invitée énigmatique de tout foyer30 ». Monstrueux hybride ou invitée énigmatique, la
domestique entretient un rapport complexe avec sa maîtresse, qui peut parfois s’apparenter à
une forme d’amour à l’envers. Dans Le Journal d’une femme de chambre, différentes formes
d’érotisme et de perversion sont données à voir, mais le monde décrit par Mirbeau apparaît
comme un univers où toute forme d’amour véritable est impossible. C’est aussi l’impression
qu’on peut avoir en lisant Anna la douce, dans la mesure où ni le mariage des Vizy, ni la
brève aventure d’Anna et Jancsi, ne reposent sur une forme d’amour authentique. C’est plutôt
dans la relation unissant Mme Vizy et Anna que l’amour se donne à voir, mais d’une manière
pervertie.
Par certains côtés, Angéla Vizy ressemble à Euphrasie Lanlaire. Elle a la même
« bienveillance chicanière » que cette dernière lorsqu’elle dit « comme ça, ma fille… comme
ci, ma fille… sur la table… Mais par miséricorde, pas près du bord, ça va tomber31… » ; par
ailleurs, l’avarice est l’un de ses défauts ; elle est maniaque et a horreur du gaspillage, à
l’instar de Mme Lanlaire qui compte les pruneaux et gronde Célestine lorsqu’elle se rend
compte que celle-ci en a mangé deux. Mme Vizy est aussi une femme malheureuse qui, non
seulement a perdu son enfant, mais vit avec un mari qui la trompe, sans compter les
humiliations qu’elle a dû subir à l’époque communiste.
D’une certaine manière Mme Vizy est très différente d’Anna, ce qui paraît logique
étant donné la différence sociale qui les sépare. Elle apparaît d’emblée comme une femme
hautaine, qui ne répond pas au salut de Ficsor et affiche du mépris, voire du dégoût, pour les
domestiques, allant jusqu’à singer Katitza, son ancienne bonne ; ses beaux cheveux couleur
d’ambre sont à l’opposé des cheveux d’Anna, abîmés, de même que ses tenues élégantes
n’ont rien de commun avec la vieille robe abîmée que porte Anna en permanence. Malgré ces
différences, cependant, des parallèles s’établissent rapidement entre les deux femmes. Comme
Anna, Angéla vit une vie misérable sur le plan affectif, sexuel et spirituel. Sa vie est vide et
dépourvue de sens. Comme Anna encore, elle a perdu son enfant et a frôlé la folie à certains
moments, ayant même été internée dans un sanatorium. Superstitieuse, elle cherche un sens
caché dans sept grains de riz ou un miroir brisé. La quête de la domestique idéale devient pour
elle une obsession névrotique et une façon de fuir la vacuité de son existence, de la même
manière qu’Anna se jette à corps perdu dans son travail. On peut dire que toutes les deux
évitent de regarder en face la réalité de leur vie.
Le comportement d’Anna à l’égard de Mme Vizy est teinté de mimétisme. Comme
Célestine, qui se vantait d’avoir des tenues de dame et imitait les grandes dames chez qui elle
travaillait, Anna prend sa maîtresse pour modèle. Elle admire les robes et, « comme la plupart
des bonnes, elle se mit elle aussi à imiter sa patronne. Elle se lissait les cheveux tout comme
Mme Vizy et souvent, quand des gens de connaissance téléphonaient, il ne savaient pas s’ils
entendaient sa voix ou celle de sa maîtresse32 ». Plus troublant encore, quand le conseiller la
questionne après le meurtre, elle ne répond que « oh » et « se caressa les cheveux du geste
affecté et maniaque qu’elle avait appris de sa maîtresse33 ». C’est comme si pour devenir
entièrement Mme Vizy et prendre ainsi sa place, Anna avait dû la supprimer.
Au-delà du mimétisme, la relation qui se crée entre Anna et sa maîtresse ressemble
plus à une relation amoureuse qu’à un rapport maîtresse-domestique. Avant même de faire la
connaissance d’Anna, Mme Vizy est obsédée par la mystérieuse inconnue, et dans son
obsession l’idée de possession est centrale : « Elle était tourmentée par une sorte de remords :
elle avait été infidèle à Anna, elle avait voulu la tromper, la quitter pour une autre ; et elle
décida que, coûte que coûte, elle l’aurait34 ». Une fois qu’Anna est à son service, elle a le
sentiment de la posséder réellement et se plaît à dire « mon Anna à moi35 », allant même
jusqu’à l’idée incongrue d’une photo commune. Cette relation ambiguë, qui se crée entre la
maîtresse et la domestique, n’est pas sans rappeler ce qu’écrit Célestine à ce sujet, lorsqu’elle
insiste sur le caractère érotique du rapport maîtresse-domestique. L’héroïne mirbellienne aime
par-dessus tout voir ses maîtresses nues et pénétrer dans leur intimité, car « de cette façon,
elles deviennent pour vous autre chose qu'une maîtresse, presque une amie ou une complice,
souvent une esclave 36 … ». Cette idée est reprise presque mot par mot par Kosztolányi,
lorsqu’il note qu’« indéniablement, Mme Vizy était à présent beaucoup plus esclave qu’elle ne
l’avait jamais été avec n’importe laquelle de ses bonnes37 ». La dialectique du maître et de
l’esclave est un combat qui se joue dans la sphère de l’intime, où la plus forte est celle qui
s’immisce le plus dans l’intimité de l’autre.
Bien qu’Anna tue les époux Vizy, c’est sa maîtresse qu’elle voulait tuer, comme elle
l’explique à l’inspecteur, en précisant qu’elle ne voulait pas faire de mal à Monsieur, qu’il lui
avait simplement fait peu 38 . Le meurtre lui-même ressemble à une scène d’amour :
lorsqu’Anna pénètre dans la chambre, elle tient la main de Mme Vizy et, en poussant Anna,
Mme Vizy l’enlace. Le coup de couteau est planté en plein cœur, dans ce même cœur qui s’est
montré si froid. C’est avec un « gros couteau de cuisine », qu’Anna poignarde Mme Vizy,
c’est-à-dire avec son outil de travail. C’est en tant que femme qu’elle tue sa maîtresse, mais
aussi en tant que domestique ; le couteau de cuisine réunit les deux facettes d’Anna, qui est à
la fois une figure nourricière et meurtrière. L’amour qui unissait Anna à Mme Vizy était un
amour mère-fille impossible, où Anna incarnait à la fois le rôle de la fille (celle qui est jeune,
qui fait la fierté du foyer) et de la mère (celle qui nourrit et qui fait du foyer un lieu
hospitalier).
Chez Mirbeau y a souvent un parallèle entre la relation maîtresse-domestique et maître-
domestique. Dans les deux cas, c’est le corps de la domestique qui est en jeu. Aussi bien pour
le maître que pour la maîtresse, la domestique est perçue avant tout comme un corps (outil de
travail pour l’un, objet sexuel pour l’autre), et non comme un sujet agissant. Ce parallèle
réapparaît chez Kosztolányi dans la relation d’Anna avec Jancsi. Tout comme Mme Vizy, son
neveu profite de la présence physique de la jeune fille. Pour Péter Balassa, « la liaison de
Jancsi avec Anna est ainsi le pendant des relations Anna-Mme Vizy, car, dans les deux cas, il
s’agit d’une forme renversée de l’affection, de l’amour. Mme Vizy, assurément, aime Anna,
mais d’une affection exaltée et pervertie39 ». L’exploitation, dans les deux cas, va de pair avec
une absence totale de communication et entraîne une déshumanisation de la domestique.
On ne connaît pas la raison exacte du meurtre commis par Anna. Ce peut être parce que
son projet de mariage est tombé à l’eau à cause de sa maîtresse, mais aussi pour des raisons
plus obscures. Le soir du meurtre, Anna est doublement déçue : elle voit Jancsi danser avec
Mme Moviszter et sa maîtresse, quant à elle, lui parle durement, la chassant quand elle vient
débarrasser la table, et lui disant qu’elle en a assez d’elle40. En outre, les deux formes d’amour
qu’Anna avait connues se révèlent décevantes ; les deux êtres auxquels elle s’était attachée la
rejettent comme un rebut. En tuant, Anna agit de son propre gré pour la première fois de sa
vie et passe ainsi du statut d’objet à celui de sujet.
La question du pourquoi est certes importante, mais reste malgré tout secondaire dans le
récit. Le premier et le dernier chapitre du texte montrent que Kosztolányi, tout comme
Mirbeau, nous raconte une histoire avec un arrière-plan politique et veut nous faire réfléchir
sur la société.

IV. La vanité de la parole

Aussi bien chez Mirbeau que chez Kosztolányi, l’histoire de la domestique apparaît, si
ce n’est comme un prétexte, du moins comme une surface sous laquelle des réflexions plus
profondes sur la société et l’être humain sont développées.
Le Journal d’une femme de chambre peut être lu comme une métaphore de l’affaire
Dreyfus et une réflexion sur l’opinion publique. Il s’agit, comme le souligne Alain Pagès dans
son article « Les représentations romanesques de l’affaire Dreyfus », d’une représentation
réaliste et discursive. À travers la figure de Joseph, Mirbeau dénonce l’antisémitisme et la
bêtise de ceux qui forment leurs opinions d’après les journaux (en l’occurrence La Libre
parole), et lisent la presse sans discernement. Joseph apparaît comme un homme rustre,
violent et stupide, dépourvu du moindre recul critique. Mais, au delà de Joseph, c’est le
peuple lui-même, l’opinion commune, qui est condamnée pour sa bêtise, ses préjugés, ses
idées reçues et son ignorance. Marianne illustre tout cela à merveille, dans la mesure où elle «
approuve de temps en temps, par des mouvements de tête, des gestes silencieux, ces discours
violents… Elle aussi, sans doute, la République la ruine, la déshonore… Elle aussi est pour le
sabre, pour les curés et contre les juifs… dont elle ne sait rien d’ailleurs, sinon qu’il leur
manque quelque chose, quelque part41 ». Célestine elle-même, qui se montre pourtant critique
face aux mensonges que la société véhicule, se laisse séduire par le discours antisémite dès
lors qu’elle se rapproche de Joseph : « Et moi aussi, bien sûr, je suis pour l’armée, pour la
patrie, pour la religion, et contre les juifs42… » La foule apparaît ainsi comme une masse
abêtie, facilement manipulable et dominée par des instincts de meurtre. À la fin du roman,
dans le café tenu par Joseph, Mirbeau met en scène une foule gagnée par la folie, comme pour
indiquer – fidèle à son pessimisme lucide – que c’est finalement la masse qui aura le dernier
mot.
Comme Le Journal d’une femme de chambre, Anna la douce est un roman
démystificateur. La première chose qu’on observe est que Kosztolányi met en évidence, dans
son roman, la lutte des classes et se plaît à dénoncer les abus commis par la classe dirigeante.
Avec la chute de la Commune, le faux égalitarisme disparaît et les anciennes hiérarchies se
remettent en place. La situation des Vizy s’améliore : Mme Vizy peut s’habiller normalement,
sans se déguiser en ouvrière ; Kornél est quant à lui bientôt nommé Secrétaire d’État. C’est
l’inverse qui se passe pour les opposants : Ficsor, l’oncle d’Anna, est un Rouge qui s’efforce
d’être serviable et de faire plaisir à Mme Vizy ; l’épicier Viatorisz salue à nouveau les clients.
Kosztolányi insiste sur l’attitude méprisante des bourgeois qui, à l’image de Kornél Vizy,
peuvent être mal habillés 43 et avoir des mauvaises manières 44 , mais se sentent néanmoins
infiniment supérieurs aux gens du peuple. Mme Vizy est hautaine et affiche un mépris flagrant
à l’égard des plus pauvres. Son attitude est aussi teintée de cynisme, par exemple lorsqu’elle
affirme devant ses amis que seuls les domestiques ont la belle vie45.
Le roman de Kosztolányi, à l’instar de celui de Mirbeau, va pourtant au-delà d’une
simple critique des rapports de classe et de la domination bourgeoise. Ce qu’on remarque
d’emblée à la lecture est l’originalité de la structure du récit. En effet, le premier et le dernier
chapitre sont extérieurs à l’intrigue. Dans le premier chapitre est évoquée la fuite du
commissaire du Peuple, Béla Kun, ainsi que la chute de la république des Conseils. C’est de
manière indirecte que le jugement porté sur ce personnage public est évoqué. La dernière
phrase de ce chapitre (« Au moins est-ce là ce qui se racontait dans le quartier Krisztina ») est
ambiguë dans la mesure où, grammaticalement, elle peut renvoyer aussi bien à l’ensemble du
chapitre (et, si tel est le cas, tout serait faux) qu’à l’histoire de la chaîne en or qui tombe de
l’avion, atterrit au milieu du Champ des Martyrs et est ramassée par un passant. Cette dernière
phrase fait donc allusion à la doxa et à la mentalité d’une certaine classe sociale (celle qui
habite le quartier bourgeois de Krisztina, comme les Vizy).
C’est le dernier chapitre qui viendra éclairer le sens de cette entrée en matière peu
conventionnelle. Ce chapitre, intitulé « Dialogue devant une maison à barrière verte » se situe
après la condamnation d’Anna et la fin de son histoire. Druma, le gérant de la maison des
Vizy, qui sera bientôt élu député au Parlement, passe devant une maison à barrière verte,
accompagné de deux de ses agents électoraux et ils aperçoivent Deszö Kosztolányi lui-même
dans la véranda de la maison. Tout de suite, ils portent sur lui différents jugements et ont tous
trois des opinions tranchées sur le journaliste. Pour Druma « c’était un communiste
convaincu », pour le premier agent électoral « c’est un réactionnaire fini », tandis que, pour le
deuxième agent, « c’était un terroriste blanc ». Pour mettre un terme à la discussion, Druma
tranche en affirmant que Kosztolányi était « avec tout le monde et avec personne. Il tourne
avec le vent46 » D’une certaine manière, cette scène répète le motif du jugement, qui vient
d’avoir lieu. Toutefois, ce n’est plus Anna qui est jugée pour meurtre, mais un écrivain-
journaliste que l’opinion populaire tente d’étiqueter, de faire entrer dans une catégorie bien
définie. Kosztolányi met en évidence la vanité de toute parole qui tenterait d’exprimer une
vérité immuable, mais aussi le caractère illusoire de l’ensemble du récit qu’on vient de lire,
montrant ainsi au lecteur qu’il a été crédule et naïf lui-même en considérant comme vraie
l’histoire qui vient de lui être narrée. Cette scène est d’autant plus significative que le récit de
Kosztolányi, contrairement à celui de Mirbeau, est écrit à la troisième personne. Or la
troisième personne, comme le souligne Roland Barthes, « fournit à ses consommateurs la
sécurité d’une fabulation crédible et pourtant sans cesse manifestée comme fausse », tandis
que le « je » est « moins ambigu, [...] et par là-même moins romanesque ». Le dernier chapitre
du roman hongrois vient ainsi briser « le pacte intelligible entre la société et l’auteur47 », qui
était scellé par l’emploi de la troisième personne. Aucun discours n’est vrai, semble nous dire
Kosztolányi, et surtout la vérité n’est pas réductible aux opinions.
En définitive, le récit s’ouvre et se referme dans le bruit des bavardages et des
opinions infondées, où le réel se donne à voir sous une forme brute. Entre les deux il y a un
grand silence, qui est celui d’Anna. Elle représente l’ineffable, la complexité et le mystère de
l’âme humaine. La fausseté des jugements est soulignée dès l’avant dernier chapitre,
lorsqu’on assiste au procès d’Anna. Le président du tribunal « savait qu’un acte ne pouvait
être expliqué ni par une raison ni par plusieurs, et que derrière tout acte il y avait l’être tout
entier, avec toute sa vie, que la justice est incapable de démêler48 ». Le dernier chapitre est là
pour rappeler au lecteur que, si vraisemblable que puisse paraître l’histoire qu’il vient de lire
(celle d’Anna), il ne s’agit en réalité que d’une construction romanesque.
L’humour est omniprésent dans les deux romans et accentue cette idée qu’il ne faut
pas prendre au premier degré ce qui est écrit. Le Journal d’une femme de chambre est un
roman entièrement placé sous le signe du rire. Célestine réprime fréquemment une envie folle
de pouffer lorsqu’elle accomplit les tâches liées à sa fonction, et ce dès son arrivée. Elle est
une femme qui, malgré des moments de découragement, perçoit toujours l’aspect comique des
situations et des êtres. Son rire est un rire canaille, un rire qui a pour fonction de dévoiler les
turpitudes de la classe dirigeante. Nous sommes proches par moments de l’esprit de Molière,
qui explique, dans la préface du Tartuffe, que « c'est une grande atteinte aux vices que de les
exposer à la risée de tout le monde49 ». La figure de Figaro n’est jamais loin non plus, et l’on
ne peut s’empêcher de penser à son irrévérence ironique vis-à-vis de son maître. Mais le rire
mirbellien est aussi un rire triste. Dans sa dédicace au journaliste français Jules Huret,
Mirbeau insiste précisément sur cet aspect du comique, qui n’est jamais éloigné du regard
pessimiste qu’il porte sur l’humanité : « C’est que nul mieux que vous [...] n’a senti, devant
les masques humains, cette tristesse et ce comique d’être un homme... Tristesse qui fait rire,
comique qui fait pleurer les âmes hautes50 ». En d’autres termes, le but de Mirbeau, à travers
cette œuvre, est de faire rire son lecteur tout en l’attristant, pour mieux lui faire voir la réalité
du monde.
Dans le roman de Kosztolányi, le rire occupe une place tout aussi importante. Comme
le souligne János Szávai dans « Le rire de Kosztolányi », les effets comiques sont nombreux
dans la narration, ainsi que les situations de vaudeville. Cela est visible, par exemple, lorsque
Mme Vizy utilise le jargon communiste pour répondre à Ficsor quand celui-ci cherche à se
faire pardonner son passé rouge lors de la chute de la Commune, ou encore lorsque Jancsi est
effrayé par le poulet d’Anna au moment où il se glisse dans son lit. Toutefois, c’est surtout le
fait que le premier et le dernier chapitre détruisent l’illusion fictive qui accentue l’ironie qui
plane sur l’ensemble du récit. Comme les romantiques allemands, l’écrivain hongrois montre
qu’il ne prend pas au sérieux ses personnages. L’humour, dès lors, n’est point comique et « il
sert, au contraire, à exprimer la mélancolie, le tragique ou, si l’on veut, l’absurdité de la vie.
Humour lucide, humour qui fait mal, mais qui détend en même temps51 ».
En définitive, le rôle de l’humour dans ces deux romans est d’accentuer l’absurdité des
jugements hâtifs et des certitudes irrévocables. On ne peut s’empêcher de penser à ces mots
de Kundera : « Clair, divin, qui découvre le monde dans son ambiguïté et l’homme dans sa
profonde incompétence à juger les autres, l’humour nous découvre l’ivresse de la relativité
des choses humaines, le plaisir étrange issu de la certitude qu’il n’y a pas de certitudes52. »

* * *

Le Journal d’une femme de chambre comme Anna la douce sont des romans qui, tout
en explorant la condition ontologique des domestiques (déshumanisation, misère matérielle et
spirituelle, amour impossible) cherchent à mettre en évidence des dysfonctionnements plus
profonds de la société. Dans les deux romans, deux paroles s’opposent. D’un côté, on a une
parole authentique (incarnée par les mots de révolte de Célestine et le silence d’Anna, qui est
lui aussi une forme d’expression), de l’autre, une parole vaine et superficielle, qui patine à la
surface du monde et ne va jamais au fond des choses. Par leur humour teinté de tristesse,
Mirbeau et Kosztolányi rappellent l’importance du discernement.
Dans Le Journal d’une femme de chambre, Célestine incarne l’évolution de la France
au tournant du siècle. Elle apparaît comme l’héritière de la France des Lumières et des valeurs
révolutionnaires, mais son esprit est confus en cette fin de siècle qui lutte contre une
décadence inévitable qui mènera droit aux deux guerres mondiales. Elle a l’irrévérence et la
liberté d’esprit en elle, mais des passions mortifères la condamnent à l’aliénation et à une
destinée sinistre. Anna, quant à elle, est née en 1900 et son destin semble se confondre avec
celui du siècle naissant, un siècle qui n’est plus dans l’hésitation de la fin-de-siècle, mais
s’engouffre dans une violence que la raison ne saurait expliquer.
Contrairement au roman de Mirbeau, dans lequel aucun personnage n’incarne des
valeurs positives, dans Anna la douce la figure du docteur Mowiszter personnifie la sagesse et
l’humanisme et est en quelque sorte le porte-parole de l’écrivain. Ce personnage introduit une
note d’optimisme dans le récit, qui est inexistante dans le roman de Mirbeau, foncièrement
pessimisme. L’histoire semble néanmoins avoir donné raison à Mirbeau.
Lisa RODRIGUES SUAREZ

1
Sándor Márai, Mémoire de Hongrie, Albin Michel, 2004, p. 139.
2 Dezső Kosztolányi, Anna la douce, Viviane Hamy, 1992, p. 43.
3 Ibid, p. 60.
4 Ibid.
5 Ibid, p. 116.
6 Ibid, p. 126.
7 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, Buchet/Chastel, Pierre Zech éditeur, Paris, 2001, p.

559.
8 Ibid.
9 Dezső Kosztolányi, Anna la douce, op. cit., p. 170.
10 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 573.
11 On sait que Mirbeau s’est inspiré de la nouvelle de Barbey d’Aurevilly.
12 Dezső Kosztolányi, Anna la douce, op. cit., p. 86.
13 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 405.
14
Péter Balassa, « Kosztolányi et la misère : réflexions sur Édes Anna », Regards sur Kosztolanyi, A.D.E.F.O.,
Paris, Akadémiai Kiadó, Budapest, 1988, p. 22.
15 Dezső Kosztolányi, Anna la douce, op. cit., p. 81.
16 Péter Balassa, « Kosztolányi et la misère : réflexions sur Édes Anna », op. cit., p. 22.
17 Dezső Kosztolányi, Anna la douce, op. cit., p. 268.
18 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 398.
19 Dezső Kosztolányi, Anna la douce, op. cit., p. 85.
20 Ibid, p. 100.
21 Ibid, p. 103.
22 Ibid, p. 88.
23 Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme, trad. Roger Munier, Aubier, 1992, p. 67.
24 Voir à ce sujet l’analyse de Carmen Boustani, « L’entre-deux dans Le Journal d’une femme de chambre »,

Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001.


25 Dezső Kosztolányi, Anna la douce, op. cit., p. 57.
26 Ibid, p. 57.
27 Ibid, voir la note de la traductrice en bas de la page 187 : adna est la troisième personne du singulier du

verbe « donner » – « donnerait » (jeu de mots hongrois).


28 Dezső Kosztolányi, Anna la douce, op. cit., Préface, p. 9.
29 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 496.
30 Dezső Kosztolányi, Anna la douce, op. cit., p. 97.
31 Ibid, p. 104.
32 Ibid, p. 237.
33 Ibid, p. 270.
34 Ibid, p. 61.
35 Ibid, p. 122.
36 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 407.
37 Dezső Kosztolányi, Anna la douce, op. cit., p. 111.
38 Ibid, p. 294.
39 Péter Balassa, « Kosztolányi et la misère : réflexions sur Édes Anna », op. cit., p. 23-24.
40 Dezső Kosztolányi, Anna la douce, op. cit., p. 260.
41 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 465.
42 Ibid.
43 Dezső Kosztolányi, Anna la douce, op. cit., p. 24.
44 Ibid, p. 35.
45 Ibid, p. 136.
46 Ibid, p. 312.
47
Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, Éditions du Seuil, 1953 et 1972, p. 29.
48 Dezső Kosztolányi, Anna la douce, op. cit., p. 292-293.
49
Molière, Le Tartuffe ou l’Imposteur, in Œuvres complètes, t. II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
2010, p. 93.
50
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 377.
51
János Szávai, « Le rire de Kosztolanyi », Regards sur Kosztolanyi, A.D.E.F.O., Paris, Akadémiai Kiadó,
Budapest, 1988, p. 154.
52 Kundera, Les Testaments trahis, Gallimard, 1993, p. 47.

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