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Isabelle Robinet

Histoire du taoïsme
des origines au
e
XIV siècle
INTRODUCTION

I. DÉFINITIONS

Le taoïsme qui, dans la tradition chinoise, fait partie de ce qu’on


appelle les “trois enseignements” (avec le bouddhisme et le confucianisme)
n’a pris forme que peu à peu en une lente gestation qui fut une intégration
progressive de différents courants anciens. Aussi ne peut-on en dater la
naissance de façon précises. En outre, cette intégration d’éléments ambiants
n’a cessé de se poursuivre. Si l’on ajoute à cela que tout au long de son
histoire, de nouvelles révélations ou de nouvelles impulsions sont venues
l’enrichir, on comprendra combien le taoïsme est une religion ouverte, en
perpétuelle progression et évolution, et combien il est difficile, non
seulement d’en dater l’apparition, mais aussi d’en cerner les contours. On
peut donc fort légitimement avec L. Kohn estimer que “le taoïsme n’a
jamais été une religion unifiée et a constamment été une combinaison
d’enseignements fondés sur des révélations originelles diverses”, qu’il ne
peut être saisi que dans ses manifes-tations concrètes et que parler d’un
taoïsme comme un tout n’a pas de sens. Cependant, c’est précisément en
composant cet ouvrage que nous nous sommes rendu compte que s’il est un
fil qui parcourt le taoïsme, il se trouve dans sa généalogie et dans le
processus cumulatif et intégratif de son évolution.
L’un des éléments que nous pourrions choisir pour en définir les
frontières est le Canon taoïste (Daozang). On pourrait ainsi poser comme
axiome que tous les textes qui sont contenus dans ce Canon sont des textes
taoïstes et doivent être intégrés dans une histoire du taoïsme. Ce n’est pas
une méthode absolument fausse, et pourtant il faudrait à l’évidence en
exclure certains textes et se demander alors au nom de quels critères. C’est

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une question dont nous espérons qu’elle trouvera un certain nombre
d’éclaircissements au cours de cette étude.
Quant à la date possible de l’émergence du taoïsme, dont il est clair
qu’elle est liée à la définition qu’il faut donner à cette religion, certains
retiennent la reconnaissance par Cao Cao, en 215 apr. J.-C., de l’Église des
Tianshi (les “Maîtres célestes”). C’est un fait historique, avéré, commode,
certes, mais on ne peut absolument pas réduire le taoïsme à cette Église.
Une autre date peut alors s’ajouter: celle de la révélation du Shangqing (la
“Grande Pureté”) entre 365 et 370, en ce qu’elle est une oeuvre
d’intégration et d’organisation de données antérieures rassemblées alors en
un corpus qui a bénéficié d’une existence officiellement reconnue. Nous
arrivons ainsi à deux dates correspondant à deux tendances
complémentaires du taoïsme qui ont pris forme organisée et dont on peut
considérer que la presque totalité des courants taoïstes ont hérité d’une
façon ou d’une autre, à un degré ou à un autre.
Cependant, il est bien évident qu’on ne peut de façon aussi stricte
dater l’apparition du taoïsme en s’appuyant sur des critères aussi formels et
extérieurs, comme le font certains érudits qui se refusent à parler de
“taoïsme” avant l’organisation institutionnelle de celui-ci. Non seulement il
nous semble nécessaire de tenir compte de l’aspect souvent marginal de
cette religion, qui est caractéristique de celle-ci plus que de toute autre,
nous semble-t-il, au point que ce serait la tronquer et la trahir que de ne pas
en faire état, mais en outre il est absolument indispensable d’éclairer sa
genèse et de mettre en lumière ses racines, sans lesquelles sa structure et
son sens profond ne seraient pas compréhensibles.
En fait, au contraire du confucianisme qui possède un état civil, est
conscient de ses origines et se réfère à une figure reconnue par tous comme
dominante ainsi qu’à des classiques bien précis qui fondent les bases de sa
doctrine tout du long de son histoire à travers son évolution, le taoïsme n’a

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ni date ni lieu de naissance. Il n’a cessé de cheminer, de se transformer,
d’absorber. Son histoire nous montre qu’il a sans cesse procédé par
“boucles récursives”, reprenant son passé comme un baluchon sous le bras
pour continuer sa route vers de nouveaux horizons et, chemin faisant,
glanant toutes sortes de richesses sur son passage. Nous verrons que cette
façon d’avancer a fait de lui le plus précieux dépositaire de tout un passé
culturel de la Chine qui lui est resté constamment vivant, et qu’il a su
préserver alors même que ce passé était rejeté par les doctrines officielles.
Nous aurons à plusieurs reprises dans le cours de notre exposé à
évoquer la question du rapport entre ce qu’on a appelé le “taoïsme
philosophique” et le “taoïsme religieux”, cette distinction recouvrant à peu
près celle qui a été faite entre le taoïsme contemplatif et le taoïsme
“purposive”, c’est-à-dire “intéressé”, “orienté” (ce que nous traduirons
librement par “opératoire”), qui traite de techniques de longévité. Beaucoup
d’encre a été versée à ce propos, mais, en général, il faut le noter, par des
personnes qui n’avaient pas étudié les textes du “taoïsme religieux”. Nous
aurons, à plusieurs reprises et tout naturellement, l’occasion de constater
que cette séparation n’a rien de pertinent. Il s’agit d’un faux problème né
d’une apparente différence, commune à toutes les religions et à toutes les
mystiques, entre l’ascèse - les procédés, l’entraînement -, d’une part, et,
d’autre part, soit l’aboutissement de cette ascèse, soit les spéculations qui,
elles, peuvent accompagner ou couronner cette ascèse. Qu’il y ait une
différence entre celui qui grimpe à une montagne et celui qui est au
sommet, entre le guide de montagne et son élève, est évident, comme il est
évident que parfois l’apprenti reste à mi-pente ou rebrousse chemin. Mais
que l’on ait cru à deux courants distincts nous paraît une position qui
provient de ce qu’en Occident on n’est guère familier avec les techniques
menant à l’expérience mystique et qu’en conséquence les Occidentaux
conçoivent mal le rapport entre ce qui leur paraît des procédés prosaïques

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et le but ultime de ceux-ci. Rapport, encore une fois, que certains adeptes
oublient eux-mêmes parfois, mais que les maîtres taoïstes sont nombreux à
rappeler. Il est certain qu’il y eut des hommes, en particulier chez les
empereurs, qui ne cherchaient qu’à accroître leur durée de vie et à
améliorer leur santé, et d’autres qui n’étaient en quête que de pouvoirs
magiques et, éventuellement, d’un pouvoir sur leurs semblables. Peu
importe, pour notre propos, de savoir si c’étaient là des déviations et si,
originellement, ces techniques étaient destinées à mener à l’extase et à
l’expérience mystique ou non. Nous importe seulement qu’elles étaient
employées en ce sens et, en particulier, que Zhuang zi, par exemple, les
connaissait et y fait allusion, ce qui n’est pas par hasard. On pourrait même
ajouter qu’il est très possible et pertinent de prendre comme critère de ce
qui peut être considéré comme faisant partie du taoïsme la combinaison ou
l’addition de techniques d’immortalité et de la visée ultime conduisant à
l’expérience, sinon mystique, du moins religieuse. De même, il est
arbitraire de séparer, comme certains ont tendance à le faire, l’approche
empirique des techniques de longue vie de la pensée théorique, de la
recherche de cohérence qui les soutient ou les surplombe, dont rien ne
permet d’affirmer objectivement qu’elles n’aient pas été constamment
conjointes. L’expérience montre que l’humanité a toujours procédé,
probablement dès qu’elle a été en mesure de penser, et de nos jours encore
dans la recherche scientifique, à un dialogue entre l’empirisme et la théorie,
l’un contrôlant et faisant avancer l’autre et inversement en des séries
d’infirmations ou de confirmations.
Une autre question connexe est celle du rapport des taoïstes avec le
monde des hommes. Elle est de même nature. Certains se sont réfugiés
dans la retraite, d’autres non. On ne peut pour autant conclure à des
courants fondamentalement différents. Ce sont deux options possibles, pour
lesquelles chacun optait selon son tempérament et en fonction de l’époque

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où il vivait - les époques de troubles politiques et d’insécurité ont été
chaque fois celles où la retraite a été le plus prônée-, et selon le stade de
développement spirituel où il se trouvait, trait qui se retrouve dans toute
l’histoire de la mystique. Nous aurons l’occasion à plusieurs reprises de
constater combien ces deux options, tout comme les deux aspects du
taoïsme “philosophique” et “opératoire”, sont étroitement liées.
Sous-jacente à son existence officielle, même lorsqu’il était bien en
cour, le taoïsme a toujours mené une vie secrète, au moins en partie - aussi
bien dans les couches populaires que chez les lettrés, pour qui leur adhésion
au taoïsme était affaire privée, si bien qu’il serait vain de croire que tout en
est connu. En fait, il convient et il importe, pour lui donner forme, à la fois
de ne pas le limiter et de ne pas le diluer, tout en tenant compte de ses
multiples facettes et de l’immense et diverse influence qu’il a eue. Non pas
le définir, mais simplement assigner des limites à notre sujet n’est donc pas
chose aisée, la frontière étant aussi fragile et mouvante entre le taoïsme et
la religion populaire d’une part, qu’entre le taoïsme et la pensée de l’élite
intellectuelle d’autre part. Le meilleur critère à adopter nous parut résider
dans les avis de ses porte-parole les plus avérés. Même si parfois ceux-ci ne
sont pas tout à fait sincères et obéissent à des préoccupations
sociopolitiques, on peut arriver à une vue d’ensemble satisfaisante en
tenant le compte de toutes les voix; les reniements éventuels et les rares
anathèmes sectaires sont décelables.
Nous séparerons nettement le taoïsme de la religion populaire -
croyances et pratiques - contrairement à ce que font certains historiens
chinois, et en tout premier lieu au nom de ce que font les taoïstes eux-
mêmes sur lesquels on peut légitimement se fonder pour définir leur
position car elle est assez homogène, plutôt que de s’en remettre au dire
d’historiens ou auteurs étrangers à cette religion qui, soit par ignorance, soit
pour des raisons politiques, tendent à jeter le discrédit sur le taoïsme en le

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confondant avec des mouvements de foi souvent désordonnés qui
empruntaient également au confucianisme, au taoïsme et au bouddhisme, et
qu’en fait le taoïsme désavouait autant que le confucianisme. La relation
qu’entretenaient ces “trois enseignements” avec les croyances populaires
était, à coup sûr, ambiguë. Les échanges et le dialogue, certes, étaient
constants, comme l’a fort bien montré R. Stein, et comme il est de règle
dans toute société entre “religion populaire” et “religion instituée”, ainsi
que l’explique très clairement M. Meslin. Cette question est trop large et
serait trop longue à débattre dans le cadre de cet ouvrage que nous voulons
restreint. Nous nous bornerons à signaler ici et là au passage quelques
échanges et ne pourrons aborder la question de l’adoption des cultes locaux
dans certains courants du taoïsme, pour laquelle nous renvoyons aux
travaux disponibles.
Pour cette même raison nous éviterons de nous attarder sur certains
aspects du taoïsme qui ont été généralement considérés comme
caractéristiques de cette religion et qui, bien qu’ils aient effectivement
coloré le taoïsme, appartiennent, en fait, au fonds chinois et sont le propre
de toute une couche de la population qui ne se considère pas du tout
comme taoïste; je fais allusion ici en particulier aux techniques d’hygiène -
respiration, gym-nastique et pratiques sexuelles. Dans ce cas aussi nous
nous référerons à ce qu’en disent les intéressés eux-mêmes, les taoïstes
d’un côté, les pratiquants de ces techniques de l’autre.
La question est délicate de savoir où commence et où s’arrête le
taoïsme dans les spéculations de l’intelligentsia chinoise. Certains ont
considéré le Xuanxue (l’“École du Mystère”) comme “néotaoïste”,
s’appuyant sur le fait que Lao zi et Zhuang zi faisaient la base de ces
études. Il est d’une évidence première qu’on ne peut considérer que tous les
commentateurs de ces auteurs étaient taoïstes, le critère ne suffit donc pas.
Il est vrai que E. Zurcher a raison d’établir une démarcation entre les

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auteurs du Xuanxue et quelqu’un comme Ji Kang (223-262), adonné aux
techniques de longévité. Cependant, la frontière ne peut être tranchée
nettement; un Guo Xiang (312), reconnu comme membre de ce Xuanxue,
très marqué par Zhuang zi, défend, plus qu’un Wang Bi (226-249), une
philosophie à la fois naturaliste et mystique bien près de celle des taoïstes,
à la différence de celle de Wang Bi qui semble avoir été une métaphysique
spéculative et qui, pour autant qu’on en puisse juger, ne fait appel à aucune
expérience existentielle. En outre, tous les personnages rangés dans le
camp du “néotaoïsme” - Wang Bi, Guo Xiang, Ji Kang, et Ruan Ji (v. 312)
- malgré leurs différences, relevaient d’un même courant et d’un même
milieu où s’échangeaient des idées communes. En fait, on peut dire que
nous sommes, avec ce “néotaoïsme”, en présence d’une influence
incotestable du taoïsme et en même temps d’un phénomène qui aura des
retentissements sur le dit taoïsme (voir ch. VIII): nous sommes à la frange
où s’institue un mouvement de va-et-vient, et l’on peut considérer que cette
frange fait partie du domaine du rayonnement du taoïsme; nous ne ferons
donc qu’y faire allusion.
Ces limites une fois posées, quels sont les points communs qui
peuvent être trouvés, sinon à tous les courants du taoïsme, du moins à un
assez grand nombre d’entre eux pour qu’on puisse considérer qu’ils les
cimentent ensemble?

II. LA COSMOLOGIE ET L’ANTHROPOLOGIE

Ce sont les principes de l’École du Yin-Yang et des Cinq Agents


wuxing, aussi traduits par “cinq éléments”, qui donnent au taoïsme son
substrat théorique et son langage. La mise en forme définitive de ce
système cosmologique fut réalisée sous les Han à partir d’éléments plus
anciens, et l’on peut dire que, par la suite, ce sont la médecine chinoise et le

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taoïsme (initialement confondus, rappelons-le) qui constituent les domaines
où ces théories ont été les plus développées et les plus appliquées.
L’univers s’autocrée perpétuellement en une évolution constante
(l’une de ses dénominations est “les dix mille transformations”), en
perpétuels genèse et devenir, à partir d’un matériau unique, le Souffle (ou
énergie) primordial (Yuanqi) qui n’est ni matière ni esprit. Il nous faut ici
préciser un point d’importance: certains historiens se sont crus autorisés à
traduire QI, le “Souffle”, par “énergie-matière”, ce qui n’est légitime qu’en
ce qui concerne quelques auteurs à partir des XIe et XIIe siècles. De là, ils
ont conclu au “matérialisme” des penseurs chinois qui, presque
unanimement, mettent à la suite de Zhuang zi, ce Qi au fondement du
monde; or, si tant est que le terme de matérialisme puisse encore signifier
quelque chose de nos jours où la notion même de matière s’est effritée, il
ne signifie rien dans la Chine ancienne. La seule acception de ce vocable de
“matérialisme”, aux significations multiples et mal définies, qui puisse
convenir dans ce cadre est celle de “philosophie naturaliste”, qui
correspond très bien à tout le taoïsme, aussi bien, peut-être, qu’à toute la
pensée chinoise.
Dynamisme principiel, ce QI, donc, ni matière ni esprit, est
antérieur au monde, et toute chose n’en est qu’un aspect et un état de plus
ou moins grande condensation. Condensé, il est vie; dilué, il est potentiel
indéfini; c’est là une conception qui remonte à Zhuang zi et a été reprise
par toute la Chine classique jusqu’au néoconfucianisme. Il est représenté
comme une force qui se répand et anime le monde en un mouvement
tournant par lequel il se répartit et se distribue dans chacun des secteurs de
l’espace et du temps tour à tour. Ce n’est pas une substance qui aurait une
existence repérable, en dehors des formes qu’elle prend et de leurs
transformations; les “instruments” ou les êtres qui le manifestent ne sont
pas autre chose que lui sous une forme particularisée, et, lorsqu’ils

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disparaissent, ils redeviennent Qi; il ne “demeure” pas derrière ces
manifestations: elles sont une des formes qu’il prend, qu’il est. Mais quand
elles disparaissent, il passe à une autre forme; principe d’unité et de
cohérence qui relie les multiples entre eux, il subsiste comme un potentiel,
la force de vie immanente au monde qui n’est connaissable que par les
aspects divers et changeants qu’elle revêt. On a ainsi, d’une part, l’énergie
qui, sans leur être extérieure, est distincte des formes concrètes, en tant
qu’elle en est la source, c’est-à-dire le potentiel indéfini et infini, et en tant
qu’elle demeure lorsque ces formes concrètes disparaissent, et, d’autre part,
les formes que prend cette énergie, qui ne sont rien d’autre qu’elle. En
raison de cette double possibilité de s’arrêter à une forme et de la dépasser,
ce QI “informe (zao) et transforme (hua)” toute chose, en une opération à
double face (zaohua étant l’équivalent chinois de notre “création”, mais
sans créateur), puisqu’il définit la forme arrêtée, mais aussi la change
constamment. La seule réalité constante est le Qi en ses transformations, le
va-et-vient continu entre son état indiscernable et dilué et son état visible et
condensé dans un être déterminé.
Ce Souffle a commencé par se différencier en un souffle pur et
léger, le Yang, qui est monté et a fait le Ciel, et un autre, opaque et lourd, le
Yin, qui est descendu et a formé la Terre, le propre du Ciel étant d’être pur
et mobile, celui de la Terre, d’être opaque et stable. Pur et mobile, le Yang
est le “oui”, le Même, principe d’unicité (pur), d’identité, de continuité,
donc d’expansion et de mouvement. Opaque et stable, le Yin est le principe
contraire -. c’est le “non”, l’Autre, le Deux, qui arrête l’expansion du
continu, qui délimite, la coupure, la faille, le différent, le discontinu, la
contraction et l’immobilité. Dans le Yi jing, le Yang, représenté par un trait
continu, est dit “rigide”; c’est le pareil à soi-même; le Yin, figuré par un
trait discontinu est dit “souple”; c’est l’ouverture à la différence. En tant
qu’unité, le Yang “commence”: toute identité, tout individu commence par

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l’Un, par un principe de continuité, d’identité à soi-même, en s’opposant à
l’Autre, le différent, qui le délimite. C’est pourquoi le Yin, parachève.
L’Un ne peut se suffire, a besoin de l’Autre pour le borner, délimiter son
contour. Et c’est ce qui fait à la fois que le Ciel-Yang, transparent,
expansif, a une priorité logique (il s’est formé le premier) sur la Terre-Yin,
opaque, qui s’est formée après lui, bien que l’un ne subsiste pas sans
l’autre. Cette “priorité” n’est que façon de parler, elle n’est pas
chronologique.
Le monde est un cercle (ou une sphère) partagé par deux axes; l’un,
vertical, va du nord (placé en bas) au sud (en haut): à gauche se situent le
Yang et à droite le Yin; l’autre axe est horizontal et délimite une moitié
supérieure qui est Yang et une autre inférieure qui est Yin. De la sorte, la
sphère est partagée en quatre secteurs: celui du sud-est est yang, celui du
nord-ouest est Yin; les deux autres sont composés de Yin et de Yang, le
quartier situé au nord-est étant, comme disent les Chinois, celui du Yang
dans le Yin, et celui du sud-ouest celui du Yin dans le Yang.
Selon un autre partage, les deux pôles extrêmes, supérieur et
inférieur, marqués par le Ciel, pur Yang, et la Terre, pur Yin, délimitent un
entre-deux où se situe le monde de l’Homme, constitué de l’union du Yin
et du Yang. Dans ce monde, il n’est pas de Yang sans Yin et, inversement,
pas de Yin ni de Yang purs. C’est dire que le Yin et le Yang ne peuvent
vraiment se définir, comme on le fait parfois (obscurité et lumière, féminin
et masculin, principes passif et actif, potentialité et actualisation,
repliement involutif et déploiement évolutif, etc.), car ce sont des lignes de
force, des directions dont le propre est de se croiser et de s’emmêler, de
jouer l’une contre l’autre, l’une avec l’autre, à la fois de s’engendrer et se
donner impulsion, de s’annuler et d’alterner, dont la fonction est de
dessiner une double syntaxe de la polarité et de l’ambigu. Chacune,
lorsqu’elle est parvenue à son extrême, ne peut subsister; elle se renverse

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alors en son contraire, ce que les Chinois expriment en disant du Yang qu’il
enfante le Yin qu’il porte en lui, et inversement. Autant dire que le Yin et le
Yang sont deux pôles extrêmes, deux instances idéales qui n’ont
d’existence que conceptuelle et didactique, qui n’existent pas dans le
monde, mais vers lesquelles toutes choses tendent plus ou moins et qui
président à un partage liturgique de l’univers et à son double procès
génétique. Ils sont le principe de la différence qui crée attraction, ainsi que
du devenir et de la multiplicité qu’ils font naître par leurs combinaisons;
mais aussi, par la corrélation étroite qui les unit, ils sont les témoins de
l’Unité de fond sous-jacente au monde. Ils illustrent le dynamisme des
contraires qu’on ne connaît que par couples, dont l’antagonisme se
manifeste par la loi d’alternance qui régit leur fonctionnement (jamais l’un
et l’autre en même temps en un même lieu, sinon l’un virtuellement dans
l’autre), qui est tel que lorsque l’un domine, l’autre se virtualise, force
réservée, comprimée et intensifiée, en une oscillation mouvante faite de
passages constants de l’un à l’autre, de l’un vers l’autre: comme le Qi ne se
révèle que par les formes qu’il devient passagèrement, le Yin et le Yang ne
se révèlent que par leurs échanges. Le rythme et le principe des jeux du Yin
et du Yang sont essentiels dans tout le taoïsme, mais c’est l’alchimie
intérieure qui a le plus insisté et réfléchi sur leurs interactions.
La nature ambiguë des dieux et du divin rend assez complexe la
signification qui peut être donnée au Yin et au Yang à cet égard. Domaine
de la lumière, le Ciel est Yang, et les dieux de même. En tant qu’invisibles,
ceux-ci appartiennent cependant aussi au monde du Yin, qui est pourtant
aussi celui des enfers, de la Terre et des morts: celui par lequel on accède
au domaine céleste. Cette ambiguïté se retrouve constamment et aboutit à
des semblants de contradiction: le taoïste doit devenir Yin, caché dans la
ténèbre divine, et “féminin” en tant que réceptif à l’influx céleste; mais
aussi Yang, pure lumière. Le Yin et le Yang ne peuvent exister l’un sans

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l’autre, ils sont à parité; et pourtant, le Yang a la précellence; c’est selon
qu’on les place à l’horizontale comme deux pôles complémentaires dans la
vie humaine, ou à la verticale, le Yang surplombant le Yin, pour signifier le
destin de l’homme à se dépasser.
Au Yin et au Yang s’ajoutent cinq rubriques qui sont les Cinq
Agents: Bois (ou végétation), Feu, Terre, Métal (ou minéraux) et Eau, qui
forment un système différentiel constitué de repères classificatoires spatio-
temporels, de tracés stratégiques présidant à une organisation du monde en
cinq constellations, lignes directrices d’articulation, cinq groupes dont
chacun est défini par un ensemble d’équivalences auquel préside l’un des
Cinq Agents. Ainsi, le Bois, le Feu, le Métal et l’Eau partagent à leur tour
le monde en quatre secteurs, respectivement l’est-printemps, le sud-été,
l’ouest-automne, le nord-hiver. La Terre est au centre, où elle assume la
cohésion du tout. Portée sur la périphérie du cercle que forme la ronde des
Cinq Agents, elle assure le passage d’un Agent à l’autre et se situe alors à
la frontière qui les joint/sépare: soit au point de passage des Agents de type
Yang (Bois et Feu) à ceux de type Yin. (Métal et Eau), soit à la fin de
chacun des secteurs, au lieu de passage de l’un à l’autre. En effet, ce
système se combine avec celui du Yin et du Yang en ce sens que le Bois est
dit “jeune Yang”, et le Feu “grand Yang”, etc. Comme le Yin et le Yang,
ces Agents sont des “souffles”, des principes dynamiques: chacun à tour de
rôle, selon la succession des saisons ou du cours du soleil dans la journée,
en son “temps” et en son “lieu”, active son secteur, c’est-à-dire, par
exemple, qu’au printemps et/ou à l’est, tout ce qui relève de la rubrique
Bois est particulièrement fort et actif, tandis qu’en été, ce sera le tour de ce
qui appartient au Feu. Ainsi, l’univers est réglé par un équilibre changeant
où les différentes forces qui l’animent ne sont jamais égales, mais le
dominent tour à tour en des hégémonies alternantes. Cet équilibre
s’instaure par un jeu balancé d’alliances et d’antagonismes entre les Cinq

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Agents qui en fait un système autocorrecteur: sur quoi s’appuie une
confiance dans le cours normal de la nature qui s’exprime par une défiance
envers l’intervention humaine où s’ancre le principe de la “non-
intervention” (wuwei) taoïste.
Ces repères servent à classer l’ensemble des êtres, jouant à la façon
de têtes de liste. A partir de ce principe de classement peuvent se découvrir
des résonances et influences, soit contraires, soit d’attraction, dont l’une
des formulations de base s’exprime par la loi selon laquelle ce qui se
ressemble s’attire. De la sorte sont expliquées ou prévues certaines actions
et interactions, dans l’espace comme dans le temps, horizontalement (d’un
bout à l’autre du monde) aussi bien que verticalement (de la Terre au Ciel).
Mais nous n’insisterons pas davantage sur cet aspect de la cosmologie
chinoise dont le maniement est très complexe, qui est bien connu des
Occidentaux, et renvoyons aux maints ouvrages qui donnent le détail des
correspondances gouvernées par ces rubriques. Dans le taoïsme, où les
Cinq Agents sont divinisés sous plusieurs formes, ce système structure
aussi bien la méditation que la liturgie dont il est la syntaxe.
Les spéculations cosmologiques taoïstes ont beaucoup insisté sur le
rapport de l’Un à la multiplicité et sur les articulations de ce rapport. Pour
eux, héritiers directs en ceci de Lao zi (ce qui a été repris plus tard dans
l’ensemble de la pensée chinoise), la scission fondatrice du monde en deux
tendances antagonistes, Yin-Yang, transite, avant de donner naissance aux
“dix mille êtres”, par le Trois qui est la réunion des Deux sans laquelle
aucune vie ne peut exister: du Un (l’Un suprême, le Taiyi, qui réside dans
la Grande Ourse) elles passent, après la scission en Deux, au Trois qui
donne la vie sur terre. De là, soit au Quatre (les quatre points cardinaux, les
quatre trigrammes...) soit au Cinq (les Cinq Agents), puis au Six (les quatre
points cardinaux, le haut et le bas), au Sept (sept étoiles de la Grande
Ourse), au Huit (huit points de la rose des vents), au Neuf (8 + 1,

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achèvement des premiers nombres, totalité, neuf régions du monde...), puis
à des repères astro-calendériques: au Dix (dix signes cycliques), au Douze
(douze signes calendériques), et au vingt-quatre ou vingt-huit (vingt-quatre
“souffles” de l’année, un par quinzaine; vingt-huit constellations
zodiacales), et, de là, à toutes sortes de multiples, en particulier de neuf et
douze (par exemple trois cent soixante pour les trois cent soixante jours de
l’année). Toute une partie de son panthéon, qui suit le même modèle, prend
sa signification dans ce schéma et le rôle de l’adepte ou du prêtre consiste
alors à “descendre” du Un au multiple puis à y “remonter”.
“Ce qu’il y a de plus précieux au monde”, l’Homme, en tant
qu’instance cosmique, est le troisième terme (son emblème est le chiffre
Trois), placé à parité avec le Ciel et la Terre qui le couvrent et le
supportent, l’englobent, l’enfantent et le nourrissent comme père et mère.
Composé de ces deux Principes primordiaux, il est le médiateur hybride,
l’élément qui les sépare (c’est ainsi que fut fait le monde: un homme, Ban
Gu ou Lao zi, qui, en grandissant à partir d’un oeuf, sépara le Ciel et la
Terre) et les unit. Dans la civilisation chinoise, l’Homme par excellence,
l’Homme unique est l’empereur; dans le taoïsme, l’adepte en méditation se
doit de devenir cet Homme unique et total.
En vertu de l’unité de l’univers, aussi bien de sa substance, le
Souffle, que de sa structure en Trois (verticalement) et Cinq
(horizontalement), le monde humain et l’homme lui-même sont
organiquement construits de la même façon et homologables l’un à l’autre.
Ainsi, la constitution de l’Homme peut-elle être mise en parallèle avec
celle de la société et avec celle de l’univers. L’univers est un Homme
cosmique, un makanthropos, ce qu’illustrent les mythes de Lao zi et de Ban
Gu, dont le corps a fait et est l’univers, et l’homme est un petit univers.
Tout être humain est composé de Yin et de Yang - Yang à l’extérieur et
Yin à l’intérieur pour les hommes, et inversement pour les femmes, Yang à

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gauche et en haut du corps et Yin en bas et à droite -, et chacun de ses
organes, soit internes, soit externes (peau, yeux, bouche ... ) relève de l’un
des Cinq Agents. Chacun des chiffres clefs de la cosmogonie énumérés
plus haut gouverne son organisation: deux yeux, trois parties du corps (tête,
buste, bas-ventre), quatre membres, cinq - viscères”, six organes internes
reliés aux viscères, sept et neuf orifices, trois cent soixante articulations
(pour les trois cent soixante jours de l’année), etc. Son développement et
son équilibre suivent les mêmes lois que celles de l’univers et obéissent aux
règles qui gouvernent le mouvement des heures et des saisons.
Ainsi, l’homme est mis en relation terme à terme avec le Ciel et la
Terre. Ses cinq “réceptacles” (zang, traduit généralement par “viscères”),
dans l’ordre - foie, coeur, rate, poumons et reins-, sont gouvernés par les
Cinq Agents et lui sont ce que les planètes sont à la voûte céleste et les cinq
pics cardinaux à la Terre. De la sorte, il peut être relié de façon très précise
à ce qui couvre sa tête et à ce qui supporte ses pieds.
En outre, selon l’antique tradition chinoise qui semble s’être
répandue à partir du IIIe siècle av. J.-C. et qui s’exprime aussi bien dans les
Chuci que dans les Classiques confucéens, l’être humain possède deux
sortes d’âmes - les hun, qui sont Yang et d’ordre céleste, et les po, qui sont
Yin et d’ordre terrestre. Ces deux sortes d’âmes cherchent à quitter le corps
pour retourner à leur origine, les âmes hun pour s’élever vers les cieux, et
les âmes po pour revenir en terre. Ici encore, deux principes dynamiques
qui écartèlent l’être humain vers le haut et vers le bas, et qu’il doit
harmoniser et maintenir dans son corps, car ils lui sont source de vie. Que
ces âmes se séparent et s’en aillent, et c’est la mort.
Ce corps humain est aussi analogue à l’organisation d’un État,
lequel est conçu comme un tout organique dans toute la tradition chinoise.
De nombreux textes taoïstes exposent cette conception de façon précise et
développée, assimilant chaque organe à un fonctionnaire dont le souverain

16
est le coeur, l’homologue du prince.

III. LE CERCLE, LES CYCLES

Comme on le voit, le monde est un ensemble clos, formé


d’emboîtements dans le temps et dans l’espace, et balisé de repères
transposables à des échelles différentes. Tout est circulaire (“cela tourne et
recommence sans fin”, est un leitmotiv constant des taoïstes), le début et la
fin se rejoignent. Si les repères sont constants, assurant un rythme et un
ordre possibles, les transformations sont incessantes, et infinies les
possibilités de changements dans les répétitions, de renouveau, de
retrouvailles. Il s’agit cependant d’un processus circulaire actif: si la
conception taoïste du monde et du temps est cyclique, si elle y voit un
perpétuel retour aux alternances des deux forces YinYang, une unité
répétitive et conforme à un modèle de base, la notion de progrès, d’étape et
de déroulement y est cependant fortement présente, mais plus dans le
déroulement du destin des êtres, des choses et des événements, que dans
celui du monde; elle s’affirme avec des termes qui expriment une idée
d’avancée, comme hua, “transformer”, xiu, “s’exercer”, bi’an,
“Changement, métamorphose”, lian, “purification”, qui y sont essentiels et
qui font la raison d’être de sa discipline - un renouvellement perpétuel est à
l’oeuvre, qu’expriment les variétés successives que prennent les formes
diverses de la vérité, les apparences sans cesse changeantes que revêtent les
divinités, la conception de la formation progressive de l’individu humain
qui s’achemine au sein même de son temps de vie vers une consommation
finale, qui est un accomplissement, celui du “Décret divin” (ming), de la
mission que lui a donnée le Ciel de se parfaire. Mais cette progression est
aussi un Retour. Car, d’être cycliques, le temps et le monde des taoïstes
permettent un recommencement, une renaissance; ce sont un temps et un

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monde d’éternelles transformations. Le propre, hautement déclaré, de ce
temps circulaire est d’être réversible, au contraire, disent les taoïstes, du
temps ordinaire des hommes, qui est sans retour et s’achemine
vectoriellement vers une fin, la mort.
Non pas un cercle fermé, cependant, mais une multitude de cercles,
des mondes multiples, et ici le monde clos s’ouvre sur l’infini, dont
l’emboîtement permet d’aller du plus grand au plus petit et inversement, du
centre à la périphérie et inversement. Un centre mobile, qui n’est pas un fait
unique et dont on s’éloigne ou se rapproche, qui ouvre sur l’infini non
repérable, mais qui est cependant un repère fondamental. Et c’est peut-être
l’une des différences entre cette pensée et celle du YinYang et du Yi jing à
laquelle elle a tant pris, que pose la notion de Centre, qui est primordiale,
alors que pour le Yi jing c’est celle du point de départ qui prévaut, étant
bien entendu que cette distinction est à nuancer: ce Centre, pour les
taoïstes, est aussi Origine, et le Sage du Yi jing, qui est celui qui connaît le
premier mouvement des choses, est situé au Centre; la différence n’est que
de tendance.
Un monde ordonné par centrage et rayonnement, en contraste avec
celui du confucianisme qui ordonne par déploiement et distribution, sur un
mode plus pyramidal que circulaire. Cette différence est illustrée par deux
façons distinctes de figurer le rapport de l’Un à la multiplicité: pour le
taoïsme, des cercles concentriques et une Unité primordiale qui engendre le
Deux, puis le Trois, et alors seulement la multitude articulée qui se déploie
en fonction de nombres symboliques; pour les néoconfucéens, à la suite de
Shao Yong, approuvé en cela par Zhu Xi, des carrés disposés en couches
linéaires superposées de façon à former une pyramide, et une Unité
primordiale qui se multiplie par divisions répétées, allant d’un à deux, puis
à quatre, huit, etc., selon une progression géométrique. Cette différence se
reflète aussi dans la conception de la société, plus hiérarchique chez les

18
confucéens, et plus égalitaire chez les taoïstes.

IV. POSITION DU TAOÏSTE DANS LE COSMOS

Dans ce monde dynamique, qui est de sa construction, le taoïste


s’établit au centre et se pose en démiurge: situant, articulant, identifiant et
nommant, il donne signification au cosmos, non pas pour y intervenir, mais
pour s’y intégrer et en faire un cadre et un instrument de pensée. Comme
telle, son oeuvre est acte d’intellection et d’interpellation, qui modifie
l’esprit et l’être, institue une relation entre la réalité et l’individu donneur
de signification dans l’interrelation et l’interaction.
Travailler à son salut consiste à retourner à la case départ, qui est au
Centre, pour reprendre le monde à neuf, au jour de sa genèse, et suivre son
développement dans le bon ordre et dans le bon sens. Le retour à l’Origine,
et Lao zi est alors une source abondante de citations, fait partie des
leitmotive constants du taoïsme de toutes les tendances: “retour au village
natal”, “retour à l’Un”, “retour au père et à la mère Originels”, “retour à la
Perle” qui fut à l’origine du monde, retour à l’“état antérieur au Ciel et à la
Terre”, revenir au moment où le mouvement et l’immobilité sont
confondus, où tout se coproduit, se régénère et se réorganise
perpétuellement.
Puis, il bâtit un ensemble systématique, selon le schéma
compréhensif et relationnel fourni par le Yin-Yang et les Cinq Agents, un
monde réduit qui lui devient exemplaire et lui sert de modèle exploratoire,
qui va même souvent jusqu’à être figuré par un diagramme, une sorte de
représentation symbolique constituée de jalons spatio-temporels utilisant,
entre autres et plus particulièrement, des repères astronomiques et
numérologiques. Cartographe et arpenteur, il marque le terrain, inscrit les
frontières, c’est-à-dire les limites en tant que lieux de passage, d’échanges,

19
et figure le temps et l’espace en des schémas géométriques simples: carré,
octogone et cercle (pour aller de la Terre au Ciel). Muni de ce dispositif
opératoire aisé à représenter, que l’on peut faire fonctionner à plusieurs
niveaux homologables, il l’anime de dieux et d’images diverses qu’il met
en oeuvre concrètement, et y introduit le devenir.
Car il y fait aussi constamment la part de l’ouverture, du
dépassement, de l’impensable, de la transcendance du Tao immanent, la
part de la croyance à l’immortalité, de la foi en un autre monde, une autre
vérité, un autre corps. A cet égard, le taoïsme, longtemps, jusqu’au
néoconfucianisme (environ au XIe siècle), a été le complément - avec le
bouddhisme, à partir du moment où celui-ci est intervenu concrètement
dans la pensée chinoise, environ à partir du Ve siècle - du confucianisme
classique qui congédiait le fabuleux, l’inexplicable, le lointain (yuan,
sémantiquement proche parent de xuan, “mystère”), l’incroyable et
l’extraordinaire qui avaient, pour les Chinois, comme une teinte taoïste; et
c’est là encore un domaine où l’on se heurte à la difficulté de cerner le
taoïsme et de le démarquer des simples croyances populaires.
C’est là que se situent le ciel taoïste, son panthéon, ses paradis. Son
monde est orienté vers le centre, mais aussi vers le haut, qui ne font qu’un.
Le taoïste construit le centre et s’y place, mais doit aussi assurer le lien
entre le haut et le bas, monter et descendre, ce qu’il fait en usant de divers
instruments symboliques, tels que des instances cosmiques divinisées, ou
les trigrammes.
A travers et par-delà le monde, en passant par une prise de
conscience de son insertion dans ce monde dans lequel il s’ordonne et qu’il
ordonne, qu’il se concilie et qu’il assimile, et avec lequel il se réconcilie, il
retrouve le Principe. En se contemplant et en se situant dans le schéma
géométrique orienté représentant le cosmos en une sorte de mandala, il
parvient à s’identifier correctement et rituellement par rapport à l’axe du

20
monde. Ou encore: en retrouvant le Principe, il retrouve l’ordre du monde,
le sens de son propre rapport au monde. Les deux mouvements sont
concomitants. Il faut à la fois ordonner le monde pour se le concilier et
pour se réconcilier avec soi-même, afin et avant de retrouver le Principe de
toute chose, en soi-même, dans le monde et par-delà, mais aussi et
conjointement retourner au Principe pour comprendre, intégrer de façon
cohérente l’univers tout entier.
On peut constater ainsi la méconnaissance dont témoignent les
critiques que lui a faites le confucianisme (en particulier le
néoconfucianisme) d’avoir ouvert un abîme entre le monde intérieur et
l’extérieur, d’avoir exalté le premier et abaissé le second; alors que le
propos du taoïsme est, tout au contraire, même s’il commence par
l’intérieur, d’unir intimement le monde intérieur et l’extérieur; simplement,
ce monde extérieur est compris avant tout comme la Nature, le cosmos, le
monde naturel, et secondairement comme la société des hommes.

V. LE PANTHÉON

Le panthéon taoïste est très nombreux et s’est accru sans cesse au fil
des ans, chaque école, chaque révélation ajoutant ses propres dieux aux
anciens qui étaient conservés. Au Ve siècle déjà, lorsque Tao Hongjing
(voir chap. V), le premier, tenta de dresser une liste des dieux du
Shangqing, celle-ci couvrit plus de vingt-huit pages. Celles qui suivirent
furent largement amplifiées. Nous ne tenterons donc pas de donner une
idée de ce panthéon, mais nous nous bornerons à quelques remarques
générales.
Sauf de rares exceptions, qui se multiplieront au fur et à mesure que
le taoïsme acquerra un caractère plus populaire, lorsque des saints locaux
ou des héros légendaires seront incorporés, perdus dans la masse, les dieux

21
taoïstes sont impersonnels. Lao zi mis à part, au contraire des saints
populaires, ils n’ont pas d’histoire, sinon purement éthérée, céleste et
impersonnelle, et se distinguent par leurs titres plus que par leurs noms.
Plus que des individus, ils sont l’incarnation de fonctions. Même lorsqu’ils
ont une généalogie, comme les filles de la Reine mère de l’Ouest, par
exemple, ils sont dits être nés par “transformation du Souffle primordial” et
non d’un embryon, au contraire des esprits des morts. Une distinction,
cependant, est à faire entre les dieux du rituel et ceux du corps; ceux-ci, en
raison de leur fonction même, sont des dieux qui, pour avoir la même
nature que les autres, n’en deviennent pas moins plus familiers, plus
intimes. Ceux du rituel sont, en général, soit des instances abstraites, soit
des hypostases des forces de la nature, parmi lesquelles sont incorporées les
anciennes divinités du sol, du Fleuve, de la pluie, etc. Peu à peu, trois
grands dieux se sont dégagés dans le rituel qui ont incarné la triade
suprême; ce sont les "trois Purs", le Yuanshi tianzun (le "Vénérable céleste
du Commencement originel”), le Dao jun (Seigneur Tao) et Lao jun
(Seigneur Lao) qui ne sont autres qu’un avatar des trois “Seigneurs”, les
patrons des trois grandes divisions du Daozang, étroitement liés à l’antique
et fondamentale triade de “Trois-Un”, (sanyi) ou “Trois Originels”
(sanyuan).
Une distinction fondamentale est à faire cependant - dont nous
trouverons l’effet dans le rituel - entre les dieux sur lesquels l’adepte a
pouvoir et ceux devant lesquels il s’incline. La situation de l’adepte et du
prêtre est double: pour une part, il est le maître de certains dieux qu’il
rassemble et met à son service, pour l’autre il est leur solliciteur et en reçoit
une sanctification. A l’égard de ceux auxquels il commande, il est dans la
même situation que l’empereur vis-à-vis des fonctionnaires et de certains
dieux, mais non pas devant les grands dieux célestes (qui n’ont pas de
fonction définie), pas plus que l’empereur devant Shangdi (“l’empereur

22
d’en haut”).
Cependant toutes ces divinités n’en sont qu’une seule ou, selon une
autre formule dont le sens est le même, elles sont toutes issues d’une seule
instance, le Tao. Leur multiplicité figure la différenciation progressive à
partir du Sans-Forme et de l’Un origine de toute chose qui s’opère sur le
même mode que le cosmos, du un au trois, au quatre ou cinq, etc., jusqu’à
douze mille et plus.
Soit elles sont dans le corps de l’adepte, soit elles y entrent, soit
elles en sortent; il en est qui en sortent, comme les quatre animaux
héraldiques des quatre points cardinaux (dragon pour l’est, tigre pour
l’ouest, phénix pour le sud et tortue enlacée par un serpent – ou “guerrier
sombre” – pour le nord), mais qui parfois, au contraire, viennent des quatre
pôles pour entrer dans la chambre du fidèle. En fait, ce qui compte, c’est le
va-et-vient qui manifeste la communication entre l’intérieur et l’extérieur.

VI. LES TAOÏSTES ET LA SOCIÉTÉ

Plus qu’une croyance ou une doctrine, le taoïsme est une pratique.


C’est peut-être ce qui lui confère un caractère particulier. Au cours des
siècles, il reste toujours l’affaire d’initiés possesseurs respectueux de livres
révélés qui ne sont pas divulgués parmi les masses. Il ignore la prédication
et ne fait que répondre à la demande. Il reste le fait d’individus, voire de
lignées de prêtres. En raison de quoi, il garde comme une marque
d’élitisme et de marginalité, même dans son activité au sein du peuple. Il
évolue dans un monde à part, comme ceux qu’il construit dans ses
méditations et dans son rituel, un monde toujours marginal dans la société,
intégré à elle, mais témoignant d’un autre monde qu’elle qui le dépasse.
Le monde des taoïstes est avant tout le monde naturel, celui de la
nature, plus que celui de la société. Les taoïstes sont connus pour cela; ce

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sont eux, souvent ermites dans les montagnes reculées qui, en quelque
sorte, ont appris aux Chinois à apprécier les paysages avec la sensibilité
que l’on sait. Vis-à-vis de la société des hommes, leur attitude est plus
complexe. Ji Kang et Ge Hong, avec bien d’autres, particulièrement lors
d’époques marquées par des troubles politiques, professaient qu’on ne peut
s’adonner à la recherche de l’immortalité en vivant à la cour. Dongfang
Shuo, l’“immortel exilé sur terre”, conseiller à la cour de l’empereur Wu
des Han, tenait que l’on peut trouver l’immortalité partout. Il y eut, comme
on le verra, des maîtres taoïstes qui jouèrent un rôle important auprès des
empereurs, tandis que d’autres, et c’est un thème classique dans les
hagiographies, refusèrent de se rendre à la cour, prétextant une maladie
lorsque l’empereur les mandait. D’autres encore se plaçaient au-dessus de
la société et de l’autorité humaine la plus haute, comme le “Vieillard du
bord du fleuve”, Heshang gong, qui en assena la preuve à l’empereur:
lorsque celui-ci lui reprochait de n’avoir pas obtempéré à son appel, il
s’éleva au-dessus de terre pour lui donner son enseignement, afin de
montrer que, de là, il ne relevait plus de l’autorité impériale. Certains
initièrent des empereurs aux arcanes taoïstes, d’autres, et des plus grands,
comme par exemple Ye Fashang (ca. 614-720) ou Chen Tuan (ca. 906-
989), refusèrent d’accéder à la demande du souverain qui voulait connaître
les secrets de l’alchimie en répondant soit que la recherche de la Pierre
philosophale était vaine et dangereuse, soit qu’elle n’était pas le fait d’un
empereur.
En fait et quoi qu’il en semble parfois, le lien était bien assuré entre
les exercices de perfectionnement spirituel intérieur et le rituel accompli
publiquement pour la pacification des esprits, ceux du peuple comme ceux
des souverains; ainsi en atteste l’oeuvre d’un Bo Yüchan, grand maître
d’alchimie intérieure et grand ritualiste tout à la fois. On verra aisément que
pour une bonne partie du taoïsme, le bon ordre universel passe par celui de

24
l’empire et de l’ensemble des hommes, bien que, d’un courant à l’autre, les
moyens mis en oeuvre puissent différer du tout au tout: gestion sage et rôle
de conseiller de l’empereur, ou laisser-faire s’autorisant du fait que l’ordre
s’instaure naturellement si les hommes n’interviennent pas, ou encore
grandes cérémonies rituelles propitiatoires. La vocation du taoïsme s’est
souvent affirmée comme visant à ordonner à la fois et d’un même
mouvement l’individu et l’empire (ce qu’exprime l’axiome courant:
zhishen zhiguo, “ordonner sa personne et gouverner l’empire” tout en
même temps). Transmis à un empereur, le commentaire de Heshang gong
au Daode jing est l’un des exemples les plus fameux d’une mise en
pratique de ce double principe et a fait école parmi les commentateurs
taoïstes de cet ouvrage.
En outre, il existe fondamentalement une affinité étroite entre
l’empereur et le maître taoïste qui s’est souvent manifestée dans l’histoire
de la Chine. Comme nous le verrons, les taoïstes possèdent des objets
sacrés de nature semblable à celle des palladia garants de la légitimité du
pouvoir impérial, et leurs talismans sont censés leur avoir été conférés par
des souverains mythiques, faisant d’eux, en quelque sorte, leurs
successeurs spirituels. L’investiture d’un maître taoïste est comparable à
celle des empereurs, car elle le place au centre du monde, comme le maître
des hommes, et le met en relation avec les puissances célestes, et s’effectue
selon un rite remontant à la dynastie des Zhou qui plonge ses racines dans
les rites féodaux d’alliance jurée avec délégation de pouvoir.
Enfin, la vocation populaire d’une certaine couche du taoïsme le
place en position d’intermédiaire entre le souverain et le peuple qui est
censé, selon la doctrine chinoise, être le porte-parole de la volonté céleste
légitimant le pouvoir suprême. A plusieurs reprises, des maîtres taoïstes ont
été conduits à confirmer celui de l’empereur, ou d’une nouvelle dynastie,
en lui apportant officiellement un soutien à la fois moral et religieux par

25
une intronisation solennelle.
Démiurge en sa chambre, prince de son corps, le taoïste en tant
qu’officiant dans le rituel joue aussi un rôle semblable à celui du souverain
dans l’empire et de ses représentants qui sont “agents de culte” et se
chargent du bon ordre aussi bien dans le domaine humain que dans la
nature, écartant les fléaux naturels, rébellions et inondations ou génies
malfaisants. Le rôle d’exorciste du taoïste est une partie de la fonction
anciennement dévolue aux gouvernants, empereur ou préfet, qui doivent
protéger le peuple contre les attaques qu’ils subissent de la part des esprits
lorsque ceux-ci leur envoient des maladies ou déclenchent des catastrophes
naturelles.
Par ailleurs, les prêtres taoïstes sont et ont toujours été un élément
important de la vie du peuple à qui, par leurs exorcismes, leurs rituels et
leur thérapeutique, ils apportent un élément de sécurité dans sa lutte contre
les démons et les maladies. Nombreux sont les témoignages, dans les
romans ou dans les recueils d’anecdotes prises sur le vif comme le Yijian
zhi de Hong Mai (1123-1202), de la présence et d’interventions fréquentes
de prêtres taoïstes dans la vie populaire, même lorsque ceux-ci sont
dépeints comme des débauchés corrompus.
La propension naturelle du taoïsme à une certaine marginalité,
parfois anarchisante, ajoutée aux liens qu’il a toujours entretenus avec la
couche populaire et à sa prétention d’assurer l’ordre du monde ont créé une
combinaison qui en a fait à plusieurs reprises le terrain privilégié de
soulèvements dirigés le plus souvent contre les exactions du fisc, et menés
par des idéologies taoïsantes, dont celle des Cinq Boisseaux (voir chap. III)
fut la première et qui fut suivie par d’autres comme celle de Sun En en 399
apr. J.-C. et de Zhong Xiang au XIIe siècle parmi d’autres. Cela a contribué
à susciter une méfiance à son égard de la part des dirigeants, méfiance qui
les a conduits souvent à jeter le discrédit sur lui et à le rabaisser en le

26
présentant comme un ramassis de superstitions et de pratiques magiques.
Le monde du taoïste est un monde à la fois “rationnel”, au sens
large qui est parfois donné à ce mot, c’est-à-dire organisé selon un système
logiquement concevable, en tant qu’il est structuré. C’est aussi un monde
symbolique, en tant qu’il fait appel au mode de pensée symbolique. En
revanche, le mythe proprement dit y a peu de part, bien que quelques
mythes anciens y soient intégrés et que celui du saint, central, fasse
exception. La combinaison des différentes tendances qui le tissent - rêve,
structure, symbole - a valu au taoïsme d’être à la fois étroitement lié à la
naissance et au développement de la science chinoise - médecine,
astronomie, spéculations mathématiques - et à ceux des lettres et des arts.
Guidé par sa vision totalisante du monde, il a combiné, mis en évidence,
repris et digéré, recueilli et amalgamé, conservé en les organisant les
diverses tendances de la culture chinoise, Lao zi et Zhuang zi, les “hommes
à techniques”, ancêtres de la pensée scientifique en Chine, le fonds
mythique chinois, certaines données bouddhistes et d’autres confucianistes,
sans jamais abandonner son identité ni sa cohérence propre. Il a ainsi
constitué une sorte de force de coordination et de synthèse des traditions
chinoises constamment en travail, poursuivant l’oeuvre des Han, puis
intégrant de plus en plus d’éléments au fur et à mesure de leur apparition. Il
a imprégné toute la civilisation chinoise, non seulement, comme on le sait
et comme on l’a abondamment montré (bien qu’il reste encore beaucoup à
faire en ce domaine), la poésie et la peinture, mais aussi le Chan (le Zen au
Japon), mais encore, comme on l’ignore trop souvent, la pensée; celle-ci,
en particulier, par sa façon de traiter la notion du vide, d’exalter et de
rendre vivante la figure du Saint, de lire le Yi jing dont il est toujours resté
un familier, d’utiliser symboliquement et activement les jeux du Yin et du
Yang, des trigrammes et des hexagrammes.
Nous nous sommes attachés, dans cette histoire du taoïsme qui se

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veut succincte, à faire ressortir la généalogie de cette tradition religieuse, à
montrer à la fois l’hétérogénéité des facteurs qui sont en jeu à travers la
discontinuité des époques, et la cohérence de son développement, le
constant mouvement de reprise des acquis et la progression qui intègre les
facteurs nouveaux. Notre propos a surtout été de retracer les grandes lignes
de son évolution doctrinale, plus qu’à retrouver les faits qui ont marqué son
histoire. Une histoire événementielle du taoïsme reste à faire et ne peut
encore guère être qu’esquissée dans l’état actuel de la recherche. Les
historiographes chinois officiels sont pratiquement muets sur la matière, le
taoïsme étant considéré comme un culte secondaire par rapport au culte
officiel, une affaire privée, mis à part les grandes cérémonies ordonnées par
l’empereur, et qui n’avait donc pas sa place dans les annales dynastiques
consacrées avant tout à relater les faits politiques officiels.
Seuls les phénomènes les plus saillants ont pu être retenus, au prix
de nombreux sacrifices, car c’était la règle qui s’imposait pour ne pas
alourdir et noyer un exposé qui porte sur un sujet encore mal connu et qui
n’a à ce jour fait l’objet d’aucun développement de ce genre, et pour lequel
nous avons dû nous résigner à faire des raccourcis. Cette histoire du
taoïsme espère cependant servir de guide au lecteur intéressé, grâce à des
renvois aux études plus approfondies qui ont été faites sur certains points
sous forme de notes bibliographiques à la fin de chaque chapitre. Seuls les
travaux publiés en langues occidentales sont mentionnés, mais il sera
facile, à partir de ceux-là, de retrouver ceux qui existent en chinois ou en
japonais.
On verra comment sont traités de façons diverses selon les époques
et selon les différents courants des thèmes récurrents, comme ceux de la
Vérité ultime, de l’immortalité, du Saint, de la genèse et de la fin du
monde, de la rétribution du bien et du mal, les représentations des cieux et
des enfers, le rapport entre le corps et l’esprit, entre les vivants et les morts,

28
entre l’homme et la société, entre l’expérience mystique et la forme sociale
d’une religion, etc.
Le plan que nous avons suivi est dicté par ce souci de retrouver
l’engendrement des différentes tendances. Il est à la fois chronologique et
thématique, mais d’une chronologie flottante en raison de la façon dont
s’est développé le taoïsme, qui, s’il assimile de nouvelles données au cours
de son cheminement, ne cesse parallèlement de développer les anciennes.
Ainsi, le mouvement des Maîtres célestes qui est chronologiquement le
premier à se structurer est traité au début (chap. III), mais il n’a cessé
d’exister jusqu’à nos jours. Celui du Shangqing (chap. V) a pris forme au
IVe siècle, mais a vécu ses plus belles heures sous les Tang (618-907). Le
Lingbao (chap. VI) surgit peu après, mais donne naissance sous son égide à
un immense rituel qui reprend une partie de celui des Maîtres célestes, puis
s’amplifie sous les Song (960-1279). Le mouvement de consolidation qui
se constitue sous les Tang et l’influence du bouddhisme qui s’affirme à la
même époque (chap. VII) avaient pris naissance depuis le Ve siècle pour le
premier, au Ve pour la seconde. L’alchimie intérieure qui se développe
surtout sous les Song et les Yuan (et donc du Xe au XIVe siècle, chap.
VIII) s’annonçait déjà aux VIIIe et IXe siècles et continue de nos jours.
Malgré tout, l’ordre adopté correspond à une chronologie réelle et permet
de mettre en lumière les grandes tendances et leur déroulement.
On lira donc cet ouvrage en gardant à l’esprit que les diverses
strates qui forment la substance du taoïsme se superposent constamment et
que chacun des courants au fur et à mesure qu’ils apparaissent garde des
acquis des précédents et comporte souvent en germe ce que les suivants
développeront, en n’oubliant pas, en outre, qu’il y a constamment des
emprunts d’un courant à l’autre. Chacune des pratiques usitées et chacun
des thèmes majeurs ont été présentés dans le cadre des écoles qui leur ont
donné le développement le plus marquant ou qui en ont été les initiateurs

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les plus notables, mais cela ne signifie pas qu’ils aient jamais fait l’objet
exclusif d’une école. Ainsi, la récitation rituelle des textes prend de
l’importance avec le mouvement du Lingbao, mais elle existait déjà depuis
le début des Maîtres célestes et avait continué de jouer un rôle dans le
Shangqing. Les pratiques exorcistes sont plus particulièrement le fait des
Maîtres célestes, mais certains textes du Shangqing sont aussi destinés à
exterminer et chasser les démons en préliminaire à d’autres pratiques plus
spécifiques de ce courant. Les procédés thérapeutiques des Maîtres célestes
sont caractéristiques de ce courant, mais existent aussi dans les autres
écoles et, loin d’être abandonnés, leur démonologie sera développée tout du
long de l’histoire du taoïsme. La lutte contre les cultes populaires a été
inaugurée par les Maîtres célestes, mais a été poursuivie aussi bien sous les
Six Dynasties que sous les Tang et plus tard. Les méthodes pour acquérir la
longévité ont existé de tout temps et dans toutes les écoles; elles ne sont
traitées dans le chapitre iv que parce qu’il est consacré au courant qui leur
fait le plus de place.

CHAPITRE PREMIER: LES ROYAUMES


COMBATTANTS (IVe-IIIe SIÈCLE)

I. LE TAOÏSME PHILOSOPHIQUE: LAO ZI ET ZHUANG ZI

Nous ne traiterons dans cette rubrique que de Lao zi et Zhuang zi,


ceux qu’on a appelés les “pères du taoïsme”, en excluant Lie zi parce que
l’ouvrage qui porte ce titre comporte des textes de dates très diverses et a
en fait été rédigé aux environs des IIIe et IVe siècles après notre ère et qu’en
outre il n’apporte rien qui ait eu une importance dans le développement du

30
taoïsme.

A. Lao zi

Lao zi, dont on ne sait s’il a existé et qui selon la légende aurait été
archiviste-devin à la fin de la dynastie des Zhou, possède un statut ambigu
dans le taoïsme. Si, pour certains, il est le “père” du taoïsme, pour d’autres,
il n’est qu’un sage ou un Saint parmi d’autres. Par ailleurs, en tant que
divinité, il fait partie de la triade des dieux suprêmes du taoïsme liturgique,
et sa figure est enrichie de légendes chargées de sens. En outre, le Daode
jing qui lui est attribué est constamment cité, en particulier dans les textes
de techniques respiratoires et dans ceux d’alchimie intérieure. On peut en
conclure en disant que, s’il n’est pas la figure dominante du taoïsme,
comme certains Occidentaux l’ont cru, Lao zi en est une majeure, et le
Daode jing y est une source importante de références.
Si l’on s’en tient à cet ouvrage, dont la rédaction daterait de la fin
du ive siècle ou du début du IIIe siècle av. J.-C., dont le texte a été arrêté
vers le IIIe siècle apr. J.-C. (par les versions de Wang Bi et de Heshang
gong), et qui a été promu au rang de Classique et enseigné officiellement à
partir de 737, la question se pose, pour une histoire du taoïsme, de savoir
quel a été son apport parmi l’ensemble des autres courants de la pensée
chinoise et ce qui en a été déterminant pour le taoïsme.
En tout premier lieu, bien sûr, la notion de Tao. C’est un mot qui,
dans la langue chinoise, signifiait “voie, méthode”, au besoin “règle de vie”
ou “procédé”, et qui, dans le Daode jing, prend pour la première fois le
sens de “Vérité ultime”. Une Vérité ultime, une, transcendante: invisible,
inaudible, imperceptible (Lao zi 14), non praticable et non nommable (Lao
zi, 1), chemin sans chemin qu’il faut cheminer pour connaître; situé au-delà
de tout rapport de différenciation, de tout jugement et de tout antagonisme,

31
il est neutre: en tant que tel, sa vérité ne peut être abordée que par la voie
apophatique. Mais il est aussi source de toute vie, fécond (la “mère”, Lao
zi, 1), extensif et universel (“pervasif”, tong), riche de “promesses” et seule
référence sûre (Lao zi, 25): c’est là la voie positive.
Ce sens éminent de vérité absolue lui restera et le terme de Tao sera
souvent employé dans cette, acception dans toute la tradition chinoise et
pas seulement dans le taoïsme; mais c’est revêtu de cette acception qu’il
donnera son nom au taoïsme et, en tout premier lieu, sur le plan
chronologique, au “taoïsme philosophique”, au daojia (mot à mot –
“l’école du Tao”) qui, dans le catalogue bibliographique de l’Histoi’re des
Han, le plus ancien que nous ayons, comprend les oeuvres de Lao zi,
Zhuang zi, Lie zi, d’autres ouvrages qui ont trait à Lao zi ou sont en
relation avec l’Empereur jaune (Huang di), sur lequel nous aurons à
revenir, et enfin quelques autres textes qui ont disparu et sur lesquels nous
n’avons guère de renseignements, en tout simplement trente-sept ouvrages.
Un court compte rendu de cette idéologie la définit dans ce catalogue en
des termes très proches de ceux du Daode jing.
Le Daode jing apporte en outre une vision du monde qui est restée
l’idéal du Sage taoïste, fondée sur la sérénité, le retrait des “affaires” du
monde, le refus des valeurs établies en tant que trop recherchées, relatives
et partielles, conscientes et artificielles, au profit d’un mode de vie
spontané où n’entre aucune de ces émulations vertueuses qui engendrent
rivalités et vanités. Qu’on laisse faire la Nature en soi et hors de soi, et le
monde tournera très bien tout seul, la main et l’esprit de l’homme n’y
apportant que des perturbations. Notre propos n’étant pas d’exposer la
philosophie du Daode jing, mais simplement de résumer ce que le taoïsme
ultérieur en a gardé, nous nous en tiendrons ici aux notions de “spontané”
(ziran) et de non-action ou non-intervention (wuwei), dont nous venons de
voir les fondements.

32
Il semble que nous pouvons en outre rapidement mentionner aussi
la tendance relativiste du Daode jing, les notions de beau et de laid, de bien
et de mal, d’être et de non-être, s’impliquent et s’étayent les unes les autres
et n’ont de sens que l’une par l’autre, sont des concepts logiques
antagonistes qui n’existent que corrélativement, toute opposition
impliquant corrélation et appartenance à un ensemble commun. Avec cette
nuance que cela n’est pas propre au Daode jing et constitue une des
caractéristiques spécifiques de la pensée chinoise que l’on trouve dans le Yi
jing, par exemple, et qui est au fondement de la pensée de l’Ecole du Yin-
Yang et des Cinq Agents. Ce qu’on peut en dire en ce qui concerne le
Daode jing, c’est qu’il tire de cette constatation des conséquences
différentes: tandis que la pensée du Yi jing est fondée sur l’idée que
l’homme en connaissant les lois des interactions du Yin et du Yang peut
connaître les événements à venir et même les empêcher, le Daode jing en
déduit que la pensée procédant par paire d’opposés ne peut parvenir à la
Vérité ultime qui est Une. D’où ce précepte: “Cessez toute pensée. "
La notion de vide en découle. Dans le Daode jing, elle est présentée
de façon concrète: c’est le vide interstitiel qui permet le mouvement, le
vide du réceptacle qui est accueil (Lao zi, 11); sur le plan humain, c’est le
vide mental et affectif, l’absence de préjugés et de partialités, qui a
également pour raison d’être de permettre aux choses de jouer pleinement:
un vide fonctionnel et existentiel; la première forme de la conception du
Vide en Chine, laquelle s’affinera et évoluera par la suite.
En somme, la leçon fondamentale exprimée dans le Daode jing telle
qu’elle s’est inscrite dans le taoïsme est celle-ci: la Vérité ultime est une,
elle agit spontanément, sans qu’il soit besoin de l’intervention de la
conscience des hommes; la pensée ne peut y atteindre puisqu’elle est
forcément dualisante, et l’on ne peut la rejoindre qu’en la laissant opérer
naturellement. A partir de là, le Daode jing prône le vide et le renoncement.

33
Il lègue en outre l’image du Saint qui s’enrichira elle aussi
considérablement et se nuancera. Dans le Daode jing, il s’agit surtout d’un
saint souverain, ou d’une sorte de démiurge, une sorte de forme
anthropomorphisée du Tao en ce sens que, immobile meneur du monde, il
en assure le salut par sa seule existence insoupçonnée, par son non-agir, en
se plaçant au centre Un.
Cette image du Saint se combine dans le Daode jing avec une
tendance “primitiviste” qui n’est pas propre à Lao zi, qui se retrouve dans
plusieurs courants de la pensée chinoise et qu’on rencontre par la suite dans
le taoïsme. Elle s’exprime par la croyance en une société humaine
primordiale et idéale où le souverain, ici le Saint, n’intervient pas, où la loi
naturelle joue spontanément et sans entraves de telle sorte que l’ordre
s’établit harmonieusement entre les hommes et avec la Nature et le Ciel.
Des métaphores cosmogoniques, liées à des thèmes mythologiques, celles
du Chaos, de la Mère, invitent au Retour au sein de l’indifférencié
primordial, à l’Enfance et, sur le plan social, à une anarchie heureuse et
harmonieuse qui serait originelle.
Cela résume brièvement l’apport idéologique ou philosophique du
Daode jing au taoïsme. Il est cependant une autre lecture du Daode jing qui
est celle qu’ont faite certains commentateurs ou commentaires célèbres
comme Heshang gong (probablement IIe siècle apr. J.-C.), le Xiang’er
(vers la fin du IIe siècle) et le Jiejie (au plus tard au début du IVe siècle), et
qui répond à un aspect différent du Lao zi, lequel s’ajoute à celui dont nous
venons de parler sans aucunement l’infirmer. On peut voir le Daode jing
comme l’aboutissement auquel conduisent sur le plan de la pensée les
pratiques de longévité, comme un traité théorique ayant trait à ces pratiques
qui ferait par endroits des allusions à celles-ci sous forme codée. Ses
formules incompréhensibles sur lesquelles commentateurs et traducteurs
ont sauté allègrement à pieds joints pendant des siècles, telles que l’“esprit

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de la vallée”, la “femelle obscure”, etc., laissent à penser, lorsqu’on les
rapproche des documents archéologiques exhumés ces dernières années,
qu’elles pouvaient être des allusions à ces pratiques. Sa forme poétique et
scandée suggère qu’il était censé acquérir une force incantatoire par la
répétition rythmée de récitations qui renforcent une pratique, qu’il était
destiné à être chanté et mémorisé, comme il l’a été en fait dans certaines
sectes religieuses. Les textes traitant de longue vie et datant des IIIe et IVe
siècles av. J.-C., que les fouilles archéologiques nous ont fait connaître,
induisent à penser que cette façon de comprendre le Lao zi, si elle ne
l’épuise certainement pas, loin de là, ni n’en donnent la véritable
envergure, n’est pas non plus à écarter, sous peine d’en ignorer l’une des
dimensions.
En effet, cet ouvrage supporte des interprétations diverses et les
demande. A. Waley et R.G. Hendricks ont bien montré qu’il joue sur les
mots et ont fait ressortir la nature ambiguë du langage qui y est utilisé, ce
qui correspond à une attitude récurrente dans le taoïsme. Ce texte a été
compris de façons fort variées et selon toutes sortes de tendances - légiste,
confucianiste, bouddhiste et taoïste. Mais, pour notre propos, il est à
signaler que certains auteurs taoïstes ont, à tous les siècles, commenté,
interprété et cité le Daode jing dans l’optique précise de leurs pratiques, si
différentes soient-elles, soit qu’une tradition se soit maintenue dans le
taoïsme de considérer cet ouvrage comme recelant des allusions à des
pratiques de longévité, soit que les formules obscures qu’il contient y
invitaient fortement. Ses expressions énigmatiques ont été des morceaux de
choix pour des interprétations de ce genre. La “femelle mystérieuse” (Lao
zi, 6) a été le couple Ciel-Terre qui, transposé en termes de techniques
respiratoires, est celui du nez (Ciel) et de la bouche (Terre); l’expression
“embrasser l’Un” (Lao zi, 22) a servi de titre à des exercices de méditation.
“Mianmi’an ruo zun” du Lao zi, 6 (qui signifie: “continûment - à la façon

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d’un fil qui se déroule - et comme constant”) fut souvent cité pour illustrer
le rythme continu et imperceptible que doit prendre la respiration. Des
expressions imagées comme “connaître le blanc et garder le noir” (Lao zi,
28), cette “chose confuse née avant le Ciel et la Terre” (Lao zi, 25),
“indistincte et vague”, dans laquelle “il est une image”, “une essence très
fiable” (Lao zi, 21) et d’autres encore, nombreuses, ont évoqué pour les
taoïstes soit certaines méthodes de méditation, soit certaines phases de leur
ascèse, soit encore des données cosmologiques et anthropologiques
fondamentales dans leur pensée.

B. Zhuang zi

A Zhuang zi, qui a très probablement vécu au IVe siècle av. J.-C.,
l’on attribue un ouvrage qui porte son nom et qui, comme on le sait, est
rangé parmi les textes fondateurs du taoïsme, mais qui ne serait de sa main
qu’en partie (les sept premiers chapitres, de l’avis de la majorité des érudits
qui ont étudié la question). Le reste aurait été écrit aux IIIe et IIe siècles av.
J.-C. L’ensemble est assez hétérogène - ce qui, à notre avis, peut
s’expliquer en partie par le parti pris de l’ouvrage de dérouter le lecteur -
mais est considéré par la tradition chinoise comme un tout et a été reçu et
étudié comme tel. La version que nous en avons de nos jours, la seule que
connaissent les Chinois depuis lors, date de son plus célèbre commentateur,
Guo Xiang (mort en 312), qui a refondu et en partie émondé le texte
original. C’est à partir de cette version que nous rechercherons quel est
l’apport de cette oeuvre dans la constitution du taoïsme.
Pour nous en tenir à cette perspective, nous devrons donc laisser de
côté des aspects majeurs de ce texte, l’un des plus riches et des plus
complexes qu’ait produits la Chine.
Zhuang zi reprend en partie à Lao zi les thèmes de l’unité, de la

36
sérénité, du refus du monde, en les développant, en les systématisant et en
leur donnant plus de force et de relief. Mais il se démarque de Lao zi par
une plus grande tendance à l’intériorisation; le souci sociopolitique
disparaît, le non-agir n’a plus de connotation ni sociale ni politique et
devient un état de conscience; plutôt que le rêve d’un âge d’or, le thème du
retour à l’Unité devient une aspiration à faire un avec le flot mouvant de la
vie. Un élément mystique intègre et surplombe à la fois le relativisme
dialectique de Lao zi.
Incontestablement l’image du Saint est le maillon le plus important
qui relie Zhuang zi à la tradition taoïste. Le trait dominant et probablement
le plus originel de celle-ci est la croyance en l’existence d’êtres à forme
humaine qui sont immortels et pourvus de dons surnaturels. Le Zhuang zi
est le texte le plus ancien qui nous en livre une description vivante et
précise. Tandis que le Saint de Lao zi n’est qu’un immense personnage
tutélaire et exemplaire, que quelques notations concises dotent, semble-t-il,
de quelques pouvoirs surnaturels, chez Zhuang zi il prend une tout autre
envergure, au point, à notre sens, de constituer le pôle complémentaire,
positif, du pôle négatif que représente dans l’ouvrage tout son versant
apophatique, critique, et même destructeur. Aux questions que pose
Zhuang zi et qu’il laisse en suspens sur le plan du discours et de la
conceptualisation, le Saint est la seule réponse, qui se situe à un autre
niveau, sur le plan théologique. Ici encore, nous ne pouvons mettre en
lumière que ce qui nous paraît spécifiquement préfigurer et probablement
inspirer la figure du Saint taoïste et laisser de côté bien des aspects du Saint
de Zhuang zi.
Une analyse des textes qui le concernent dans cet ouvrage nous
permet, dans cette optique, de le brosser ainsi: le Saint de Zhuang zi est
caractérisé principalement par une totale liberté physique et mentale: il est
hors du monde, il navigue, s’ébat (vou) aux quatre coins de l’univers; il est

37
un avec l’univers dans son mystère sans réponse, dans son “hors norme”,
dans sa diversité qu’il englobe si infiniment qu’il en tire une capacité
inépuisable de changements, de réponses diversifiées, sans nuire pour
autant à son identité une et unifiante. Exempt de tout souci moral, politique
ou social, de toute inquiétude métaphysique, de toute recherche
d’efficacité, de tout conflit interne ou externe, de tout manque et de toute
quête, il a l’esprit libre et vit en parfaite unité avec lui-même et avec toute
chose. Il jouit ainsi d’une totale plénitude (ou intégrité, quan) qui lui
confère une grande puissance, et il revêt une dimension cosmique. En
bonne logique, par conséquent, et contrairement au Saint de Lao zi, il ne
gouverne pas, fût-ce par le non-agir. Si l’on cherche les qualificatifs qui lui
sont le plus souvent attribués, on constate qu’il est Un, et donc “seul” (du)
et unique, “véritable” (car, pour Zhuang zi, est artificiel ce qui dépend de
l’extérieur) et “céleste” (ti’an), ce qui signifie aussi “naturel”, en
opposition à “humain”, car l’homme superpose à la nature des repères et
des outils qui ont une visée utilitaire. Il porte en lui sa propre source de vie
avec laquelle il ne fait qu’un.
La description qu’en donne Zhuang zi dès les premiers chapitres
(reconnus comme les plus anciens) est probablement le plus ancien
témoignage de ce qui fera le fonds de toutes les hagiographies taoïstes,
mais aussi de ce qui sera un des ressorts les plus puissants de la quête
taoïste. Le Saint chevauche le vent, ou de “blanches nuées”; son corps ne se
flétrit pas, , le feu ne le brûle pas et l’eau ne l’immerge pas”; la canicule ni
le gel ne le touchent, ni bêtes ni hommes ne peuvent lui nuire (chap. VI; cf.
aussi chap. XVII). En outre, il revêt une dimension cosmique, ce qui sera
tout au long de l’histoire du taoïsme un trait fondamental du Saint. De plus,
c’est à propos de ce Saint que Zhuang zi nous livre des détails qui
témoignent de façon frappante de l’existence à cette époque de techniques
de longévité: les “hommes divins” ne mangent pas des “cinq céréales”,

38
aspirent le vent et boivent la rosée, chevauchent les nuages et l’air,
conduisent des dragons volants et se promènent hors des quatre mers.
Nous abordons avec cette dernière notation un nouvel élément,
présent à plusieurs reprises dans Zhuang zi et qui constitue une
caractéristique spécifique du taoïsme: l’envol mystique. Ouvrant son
ouvrage sur le vol magnifique du phénix géant, Zhuang zi nous avertit
d’emblée qu’il s’agit d’un thème important, d’une clef de son propos. En
effet à plusieurs reprises, nous voyons plusieurs de ses personnages (Zi Qi,
Lao Dan, Nie Que, chap. II, XXI, XXII) tomber en extase, laissant leur
corps “comme du bois mort” ou comme “une motte de terre”, et leur coeur
(siège à la fois de la vie intellectuelle et de la vie affective) comme de la
“cendre éteinte”.
Zhuang zi fournit l’élément mystique du taoïsme qui s’exprime par
une intégration au cosmos, non pas, comme dans le système structuré sur le
modèle du Yin-Yang et des Cinq Agents, selon une intégration opérée par
le moyen de la mise en place d’un dispositif spatio-temporel fondé sur des
distinctions et des relations qui établissent les articulations du monde, mais
par tout l’être. Une intégration qui n’est pas formelle et objective et ne
s’exprime pas par le respect de normes qui sont censées l’établir et la
manifester extérieurement, mais par un sentiment intérieur surabondant qui
est le fruit de la méditation et de l’extase; Zhuang zi, à cet égard, apporte
un élément complémentaire fondamental qui sera presque constamment
superposé à l’autre, plus rationnel. L’expérience mystique dont il fait part
est, en fait, le fruit de la mise en pratique des exercices mêmes dont il se
gausse parce qu’il faut aller au-delà; il est à la fois le témoin glorieux et
jubilant de l’aboutissement de ces pratiques et la voix qui rappellera
constamment aux taoïstes qu’il faut les dépasser. Ce sera l’une des
missions qu’il remplira auprès de ceux-ci: il représente le “rejet”, l’“oubli”
de ces pratiques parce qu’il en est l’accomplissement qui en signe

39
l’abolition, et, en tant que tel, il est toujours invoqué par les maîtres comme
celui qui, en les dépassant, les justifie.
Deux principes sont mis par Zhuang zi au fondement de la vie, qui
auront la même importance dans le taoïsme, ce qui atteste d’une même
vision des mécanismes vitaux: le soufne (qi) et l’“essence” (jing). C’est
Zhuang zi le premier qui a écrit que “la vie est concentration de souffle;
qu’il se concentre et c’est la vie, qu’il se disperse et c’est la mort”, une
phrase reprise constamment par des auteurs qui semblent souvent en avoir
oublié la source. Ce qi, ce “souffle”, ni matière ni esprit, unique substance
du monde, est le Souffle primordial des taoïstes et c’est celui qui fera
l’objet de la plus grande partie des techniques de longévité. L’autre élément
est le jing, un terme qui revêtira des sens divers, mais dont nous avons ici à
retenir que Zhuang zi y insiste à plusieurs reprises pour affirmer qu’en lui
est “la racine du corps” (chap. XXII), que “le Saint le prise”, qu’il “faut le
garder intact et entier” et “ne pas l’agiter” (chap. XV).
La quiétude que prônait Lao zi, le silence et l’absence de pensée
sont soulignés maintes fois par Zhuang zi. C’est ainsi que Guang Chengzi
mis en scène donne son avis à Huang di: “Ne regarde pas, n’écoute pas,
embrasse tes esprits dans la quiétude, et ton corps, de lui-même, sera
correct; sois calme, sois pur, ne fatigue pas ton corps, n’agite pas ton
essence, et tu pourras vivre longtemps; si tes yeux ne voient rien, si tes
oreilles n’entendent rien, si ton coeur-mental ne sait rien, tes esprits
garderont ton corps, et ton corps vivra longtemps; prends garde à ton
intérieur, ferme-toi à l’extérieur; trop de savoir mène à la ruine” (chap. xi).
Le “jeûne du coeur-mental” (“Que ta volonté soit une; n’écoute pas avec
les oreilles, mais avec le coeur-mental; n’écoute pas avec le coeur, mais
avec le souffle”, chap. IV), la métaphore du “miroir du coeur” (chap. II),
pur et sans trouble, qui peut refléter le monde entier en sa totalité sans
gauchissement, la “méditation assise” (zuowang, mot à mot: “s’asseoir et

40
oublier”), où l’on “abandonne son corps et ses membres, rejette l’acuité de
ses perceptions, quitte sa forme, chasse son savoir et s’identifie au Grand
universel” (chap. VI), sont autant de leçons auxquelles les taoïstes
accorderont un grand prix.
Le “jeûne du coeur” va de pair avec une formule que Zhuang zi
reprend à Lao zi, “garder l’Un”, qui est devenue un mot clef du taoïsme où
il désigne diverses techniques de méditation. C’est Guang Chengzi encore
qui fait la leçon à Huang di: “je garde l’Un, dit-il, et demeure dans
l’Harmonie; c’est ainsi que je suis parvenu à l’âge de mille deux cents ans”
(chap. XI). Et c’est encore Lao Dan qui répond à Confucius lui demandant
comment il est tombé en extase: “Obtiens l’Un et identifie-toi à lui” (chap.
XII). Bi Yi, lui faisant écho, enseigne aussi à Nie Que, qui aussitôt tombe
en extase: “Que ton corps soit droit, ta contemplation une et l’Harmonie
céleste viendra; recueille ton savoir; que tes actes soient un, et les esprits
viendront dans ta demeure” (chap. XXII). Nous avons ici, comme dans
d’autres passages de Zhuang zi, tous les principes de la contemplation
taoïste: le “corps droit” (zheng), qui suggère à la fois un corps sain et un
corps en position correcte pour la méditation, et la “venue des esprits dans
la demeure” qui évoque l’apparition d’esprits divins, soit dans la chambre
de méditation, soit dans le corps même du taoïste, leur “demeure”.
Tout cela correspond à l’attitude de concentration et de fermeture
au monde extérieur, au monde des sens, un acte de repliement et de rupture
qui, en fait, n’est que le complément et le stade préliminaire au mouvement
d’extension qui s’ouvre sur le Saint s’ébattant dans un univers continu où il
n’est plus d’intérieur ni d’extérieur. La fermeture au monde des sens est
une fermeture au monde étroit de l’individu en tant que délimité par ses
perceptions sensorielles et ses pensées propres, et une ouverture à l’unité
cosmique par le moyen du “souffle” cosmique (“N’écoute pas avec tes
oreilles, ni même avec ton coeur et ton mental, xin, mais avec le ‘souffle’”).

41
Nous avons là tous les fondements de la méditation taoïste.
Quelque peu oublié sous les Han, Zhuang zi fut remis à l’honneur
dès les IIIe et IVe siècles apr. J.-C., en particulier lorsque les Chinois furent
confrontés aux spéculations bouddhistes. Au sein du taoïsme, dès le
Vesiècle, avec Ge Hong qui s’y réfère très souvent, puis, par la suite, avec
les textes du Shangqing qui y font allusion, et enfin tout au long de
l’histoire de cette religion, Zhuang zi a occupé une place importante.

II. LES CHUCI, LES WU ET LES FANGSHI

A. Les Chuci et les randonnées extatiques

Quelques-uns des traits que nous avons relevés chez Zhuang zi sont
également communs à un autre courant avec lequel celui-ci partage
certaines affinités, au point qu’il est très possible et même probable que
Zhuang zi ne soit que la partie visible de tout un ensemble qui ne nous a
laissé que peu de traces; cet autre courant, ce sont les Chuci, les “Élégies
du royaume de Chu”, qui en témoignent principalement 2.
Ces Élégies, un ensemble de poèmes datant des IIIe-IIe siècles av.
J.-C., sont le produit de la veine “chamaniste” du sud de la Chine qui
possédait une culture autonome; elles témoignent d’une forme de religion
différente de celle de la Chine du Nord. Le personnage central n’y est ni le
souverain, ni le chef de famille, comme dans la religion officielle, mais un
prêtre inspiré et visité par une divinité avec laquelle il entretient des
rapports de hiérogamie dont le caractère amoureux est indubitable.
Elles semblent être la trace écrite de la tradition des wu, terme que
l’on traduit approximativement par “chamans”, ou “sorciers”. Ces wu, bien
qu’incarnant une religion très différente des cultes officiels, avaient leurs

42
représentants dans le clergé de la cour. D’après le Zhou li (qui est censé
décrire le rituel de la dynastie des Zhou), ces prêtres (ou prêtresses, le plus
souvent) étaient chargés de “sacrifier aux esprits éloignés” qu’ils faisaient
venir, à qui ils donnaient des noms, et de faire venir la pluie par des danses.
En outre, ils savaient se rendre invisibles et utilisaient à des fins de
guérison des plantes médicales, des charmes et des formules imprécatoires,
les zhu, qui ont donné leur nom aux invocations taoïstes. Bien des pratiques
taoïstes s’inscrivent dans la droite ligne de cette tradition, bien que le
taoïsme se démarque ouvertement d’elle.
Les traces du lien que cet ensemble de textes entretient avec le
taoïsme sont multiples et souvent étonnamment précises. Ce sont, pour ne
donner que quelques exemples, des noms d’immortels, comme Chisong zi
ou Wang Qiao, qui font partie du patrimoine des saints légendaires du
taoïsme, ainsi que des allusions à des pratiques caractéristiques du taoïsme
postérieur: apparitions de divinités; randonnées mystiques de l’âme en des
pays lointains et mythiques qui rappellent celles de Zhuang zi et de Lie zi,
ou en des contrées célestes (dans le Yuanyou), où, loin de la poussière de ce
monde, le poète ne voit plus rien, ni le ciel en haut, ni la terre en bas,
notation que l’on retrouve exactement dans les textes du Shangqing, le
courant qui a été le plus marqué par la tradition des Chuci; nourritures
d’effluves cosmiques, dont nous avons vu que Zhuang zi y faisait allusion
aussi, et qui portent des noms qui sont les mêmes que dans certains textes
taoïstes. Le nom même de la prêtresse possédée par le dieu, lingbao, est un
terme qui a pris, comme nous le verrons, une importance énorme assez tôt
dans le taoïsme.
Le thème de la randonnée extatique qui appartient aussi bien aux
Chuci qu’au Zhuang zi a joué un rôle majeur dans la tradition chinoise sous
l’égide du taoïsme. On le retrouve en poésie, où il constitue un genre à lui
tout seul, et dans toutes les méditations visuelles du type Shangqing qui

43
sont présentes à peu près partout dans les pratiques taoïstes, aussi bien dans
la méditation solitaire que dans la liturgie.

B. Les fangshi

La tradition des wu n’est pas non plus sans liens avec le milieu de
ceux qu’on a appelés les fangshi, ou encore daoren ou daoshi, tous termes
qui signifient “hommes à techniques” et qui désignaient sous les Han, selon
une remarque judicieuse de De Woskin, ce qu’on pourrait appeler “les
autres”, c’est-à-dire les marginaux, les excentriques, par rapport à la
doctrine officielle du confucianisme. Ils s’adonnaient à l’astrologie, la
médecine, la divination, la magie, la géomancie, ainsi qu’aux méthodes de
longévité et aux randonnées extatiques. Idéologiquement très proches de
l’École du Yin-Yang et des Cinq Agents, c’étaient généralement des
chercheurs solitaires qui tentaient de trouver des lois dans les phénomènes
naturels; ils étaient les détenteurs d’un savoir parallèle transmis de maître à
disciple, soit de bouche à bouche, soit par des écrits secrets. On peut
retracer certaines lignées de transmission, mais celles-ci ne constituent pas
pour autant des écoles, car ces lignées s’entrecroisent, un même disciple ne
se privant pas d’avoir plusieurs maîtres, par exemple, et de cultiver des
disciplines diverses.
Leur généalogie est complexe. Ils héritaient de ces archivistes-
devins de l’Antiquité dont aurait fait partie Lao zi et qui, sous les Shang et
les Zhou, étaient les seuls détenteurs du savoir divinatoire et de l’écriture.
Parmi ceux qu’on peut considérer comme leurs ancêtres, il faut compter
aussi les “magiciens” des pays nordiques de Yan et de Qi que nous présente
le Shiji (Chavannes, Mémoires historiques, III, p. 436-437) qui, au IVe
siècle av. J.-C., "possédaient des techniques d’immortalité" et savaient
"désagréger leur corps, le dissoudre et le transformer", ce que le

44
commentateur rapproche expressément des pratiques taoïstes de
“délivrance du cadavre” (voir plus bas, p. 106).
Attestée par des inscriptions sur des bronzes Shang, la croyance en
l’immortalité physique, caractéristique du taoïsme, remonterait au VIIIe
siècle avant notre ère. Divers ouvrages datant d’avant les Han l’évoquent.
A Yan, elle était assez vive pour que les rois envoyassent, au IVe siècle
avant notre ère, des hommes à la recherche des îles d’immortalité, comme
firent plus tard les empereurs Qin Shihuangdi et Wu des Han. Or ces îles
d’immortalité, où poussaient des herbes assurant la longévité, sont décrites
dans les textes taoïstes qui en ont repris le mythe, et plusieurs des
immortels légendaires du pays de Yan sont entrés dans les hagiographies
taoïstes. Il semblerait que ce soit à partir de cette époque aussi qu’on a
pensé de façon courante que l’immortalité pouvait être acquise au moyen
d’ingestion de drogues, premier pas vers la quête alchimique.
En l’absence de tout ouvrage théorique issu de ces milieux de
“magiciens” de Yan et de Qi, nous n’avions jusqu’à maintenant que ces
quelques témoignages historiques très brefs qui n’avaient valeur que
d’indices. Les fouilles archéologiques récentes nous ont permis de
connaître un peu mieux les pratiques utilisées et, bien que les documents
exhumés ne contiennent que des instructions pratiques assez prosaïques
dénuées de théorie générale, ils nous permettent de constater très
concrètement l’existence, dès le IIIe siècle av. J.-C., de techniques de
longévité très semblables à celles des taoïstes.
Certains de ces documents traitent expressément de pratiques
sexuelles et de techniques respiratoires destinées à allonger la durée de la
vie en des termes très proches de ceux qui seront utilisés plusieurs siècles
plus tard. Ainsi de passages qui font état de "méthodes sexuelles et de
régulation du souffle divin" visant à "voir longtemps et à vivre à parité avec
le Ciel et la Terre", d’"abstention de céréales", de nombreuses références à

45
la circulation du sperme à l’intérieur du corps, d’absorption de souffles
cosmiques qui portent les mêmes noms que ceux que donnent les Chuci, de
"délivrance du corps" et de mouvements de gymnastique imitant des
postures animales, tout comme les évoquent Zhuang zi, puis Ge Hong au
IVe siècle de notre ère, et d’autres encore.
L’exorcisme est l’une des activités particulièrement caractéristiques
de ces fangshi, tout comme il en est des wu: ces sorciers, appelés lingbao,
ici aussi, sont mentionnés comme chasseurs de démons aux côtés du
fangxiang, qui n’est autre que l’exorciste officiel de la cour. Un texte du
IIIe siècle av. J.-C., récemment exhumé par les fouilles, est très significatif
à cet égard. L’on y trouve, rassemblés en faisceau, un bon nombre de traits
que nous avons déjà réunis. En outre, il y est fait état du “Pas de Yu”, une
“danse” exorciste que le taoïsme a conservée et continue de pratiquer, qui
remonte donc au moins à cette époque, ainsi que de postures exorcistes qui
se retrouvent dans des textes de “gymnastique taoïste” (daoyin) plusieurs
siècles plus tard. Ce texte permet ainsi de reconstruire le lien entre les
techniques exorcistes, destinées à chasser les démons occasionnant des
troubles divers et les techniques thérapeutiques qui visent à assurer une
bonne hygiène et un bon équilibre physique; c’est, en d’autres termes,
l’évolution de l’exorcisme vers la médecine que l’on peut ainsi retracer, le
passage de la conception de la maladie comme due aux démons à celle de
la maladie comme conséquence d’un mauvais équilibre de vie, d’une part,
et, d’autre part, le passage de la démonologie à une angélologie: dans ce
texte, la connaissance des démons est fondée sur celle de leurs noms qui
sont consignés dans des registres spécifiques, ce qui préfigure les
techniques taoïstes visant à maîtriser les démons, dieux ou esprits par le
même procédé, qui se concrétise lui aussi en des registres composés de
listes des noms de ces esprits.
Les activités divinatoires de ces fangshi s’appuient sur des

46
spéculations cosmologiques et calendérologiques qui préparent la vision du
monde des Chinois des Han et sous-tendent celle du taoïsme. C’est à cette
époque que s’ébauche le système des correspondances fondé sur la théorie
des Cinq Agents et sa mise en relation avec le comput calendérique
sexagésimal ainsi qu’avec les nombres et les sons musicaux.

III. GUAN ZI

Trois chapitres du Guan zi, un ouvrage "philosophique", composite


de date incertaine, mais antérieur à la dynastie des Han, nous offrent
l’occasion de souligner une fois de plus le lien entre le “taoïsme
philosophique” et les techniques de longévité dont ils constituent un
remarquable exemple. Ces trois chapitres, le Nei ye (l’“oeuvre intérieure”),
qui daterait de la fin du IVe ou du début du IIIe siècle av. J.-C., et deux
autres portant le titre de Xin shu (l’ “art du coeur”) conjoignent ce qu’on a
appelé le “quiétisme” du taoïsme et des allusions aux pratiques de
longévité. La notion de Tao est à peu près la même que celle du Daode
jing: ineffable, lointain, inlocalisable, le Tao est “sans racine, sans tige,
sans fleurs ni feuilles”; il est cependant source de toute vie et proche de
toute chose. Il ne peut être appréhendé par les sens, mais peut l’être par le
“coeur” qui est le siège de la pensée et des sentiments. Lorsque celui-ci est
pur de toute émotion, il est l’égal du Tao et décrit en des termes
semblables. Le Saint (sheng ren), à l’instar de celui de Zhuang zi, est à la
fois mobile et souple pour s’accommoder “aux temps”, et à jamais
inchangé; en haut il touche au Ciel, en bas à la Terre, et il emplit et connaît
universellement le monde entier.
Les voies vers cet état de sagesse ou sainteté résident
principalement en la “correction” (zheng) du corps, le terme même
qu’emploie Zhuang zi, la pacification du coeur exempt de toute émotion, la

47
concentration et la régulation du souffle. Elles sont évoquées avec des
expressions classiques dans le taoïsme, telles que “tenir l’Un”, “garder
l’Un”, “obtenir l’Un”, “garder le souffle”. Comme dans toute la tradition
taoïste, le corps est comparé à un pays et ses organes à des fonctionnaires
dont le coeur est le “prince”. Certains passages sont calqués sur ceux de
Zhuang zi, comme celui-ci: “Peux-tu te concentrer?... Peux-tu être Un?...”
(Rickett, p. 164). D’autres énoncent des axiomes de base du taoïsme: la
régularité du souffle est liée à la paix du coeur; les esprits viennent
spontanément lorsque la paix intérieure règne. L’équilibre de vie prôné - ne
pas trop manger, ne pas trop penser, ne pas trop s’abstenir - est celui que
nous retrouverons à plusieurs reprises. Plusieurs notations indiquent une
transformation du corps - la vue et l’ouïe deviennent aiguës, l’un des
apanages du Saint; les “neuf orifices” prennent une dimension universelle;
les os et les tendons sont renforcés.
Les principaux outils de cette transformation sont le “souffle” qui a
valeur cosmique sous sa forme raffinée d’“essence” (jing), et le xin qui,
comme nous l’avons dit, est semblable au Tao lorsqu’il est pur et quiet, ou
encore, le “souffle spirituel” (lingqi) qui est dans le coeur et qui est "si
grand qu’il n’est rien à l’extérieur, si petit qu’il n’y est rien à l’intérieur”,
une phrase cliché qui décrit généralement le Tao.
Il faut ajouter que ce texte est, lui aussi, rythmé comme s’il devait
être chanté et mémorisé, et que sa stylistique est très semblable à celle des
documents archéologiques présentés précédemment.
C’est vers les IVe et IIIe siècles avant notre ère, époque de grande
effervescence intellectuelle, que tous les fondements de la culture chinoise
se sont mis en place. Ceux du taoïsme n’ont pas fait exception. Cette
époque est caractérisée par un énorme mouvement d’échanges d’idées entre
les diverses tendances confucianisme, légisme, taoïsme, etc. - aussi serait-il
artificiel de tracer une nette démarcation entre ces courants qui n’ont cessé

48
de dialoguer entre eux. Nous n’avons pas abordé la question, bien connue,
du “flirt” entre le légisme et le taoïsme parce qu’il n’a pas laissé de traces
dans le taoïsme ultérieur. Nous verrons à l’oeuvre, plus tard, les
interactions entre le confucianisme et le taoïsme, qui se font jour déjà dans
Zhuang zi et dans les chapitres du Guan zi dont nous avons traité, et qui
n’ont cessé d’avoir lieu.
Il suffit pour le moment de distinguer entre quatre composantes qui
marquent la naissance du taoïsme: le “taoïsme philosophique”, les
techniques d’extase dont les Chuci et Zhuang zi sont les principaux
représentants, les pratiques de longévité et d’immortalité physique, et enfin
l’exorcisme. Ajoutons que ces quatre composantes coexistent souvent en
des proportions diverses chez un même auteur ou dans un même milieu.

BIBLIOGRAPHIE
Études

D. HARPER, “A Chinese Demonography of the Third Century B.C.”, Harvard Journal


of Asiatic Studies, 45, 2, 1985, p. 459-498.

"The Sexual Texts of Ancient China as Described in a Manuscript of the Second


Century B.C.”, Harvard Journal of Asiatic Studies 47, 2, 1987, p. 539-593.

M. KALINOVSKI, “Les traités du `Shuihudi’ et l’hémérologie chinoise à la fin des


Royaumes combattants”, T’oung Pao, 72, 1986, p. 175-228.

I. ROBINET, Les Commentaires du Tao tö king jusqu’au VIIe siècle, Mémoires de


l’Institut des hautes études chinoises, Paris, 1977, p. 24-56.

- "Chuang tzu et le taoïsme religieux”, Journal of Chinese Religions, 11, 1983, p. 59-
105.

Traductions

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D. HAWKES, Ch’u Tz’u: the Songs of the South, An Ancient Chinese Anthology,
Oxford, 1959.

C. LARRE, Lao tseu, Tao Te King, Paris, Desclée de Brouwer, 1977.

49
LIV K.H., L’Oeuvre complète de Tchouang tseu, Paris, Gallimard, 1969, et la Pléiade.

W.A. RICKETT, Kuan-tzu, Hong Kong University Press, 1965.

CHAPITRE II: ÉMERGENCES SOUS LES


HAN (IIe SIÈCLE AV. J.-C. - IIe SIÈCLE
APR. J.-C.)

I. SPÉCULATIONS COSMOLOGIQUES

La mention dans l’un des documents dont nous avons fait état à la
fin du chapitre précédent d’un dieu du fourneau, déjà évoqué dans Zhuang
zi, nous conduit directement au personnage de Li Shaojun. Celui-ci vivait
au temps de l’empereur Wu des Han (140-87) et connaissait, nous dit le
Shiji, l’“art du fourneau” qui permettait de faire venir les esprits, celui de
ne pas avoir besoin de manger (l’une des pratiques taoïstes, encore) et
d’écarter la vieillesse. Il aurait fondu du cinabre qui, par l’entremise des
esprits ainsi convoqués, pouvait être transformé en or; l’immortalité était
alors assurée à quiconque mangerait dans cette vaisselle d’or. Ce sont les
premières traces connues de l’alchimie chinoise. Elles émaneraient du
milieu des fangshi.
Ce sont eux encore qui conseillèrent à l’empereur de faire des
sacrifices au Grand Un (Taiyi), au Ciel et à la Terre - une triade qui
annonce celle des taoïstes - ainsi qu’aux Cinq Empereurs des quatre points
cardinaux et du centre, et de porter un étendard sacré où figurerait une
représentation du Boisseau (la Grande Ourse) flanquée de celles du soleil et
de la lune. Remarquons que, parmi ces dieux, plusieurs sont présents déjà
dans les Chuci. Les inspirateurs de ce culte se rattachaient ainsi à un ancien

50
mouvement religieux.
C’est sous l’empereur Wu, et plus généralement pendant la dynastie
des Han, que fleurirent en effet les fangshi dont les théories sont
étroitement liées à celles des weishu, ou chenwei, les “apocryphes”
ésotériques voués à la science des présages, dont ils furent les champions.
Ceux-ci, comme leur nom l’indique (wei, de weishu, signifie “trame”),
prétendaient être la trame cachée, le fondement ésotérique des Canons
classiques, les jing (ce mot, dans l’une de ses acceptions, désigne la chaîne
d’un tissu). Ils véhiculaient une idéologie propre à cette époque qu’on a
appelée le “confucianisme des Han” ou le jinwen, l’école des “écrits
nouveaux”. Ils ont été proscrits et brûlés à la fin des Han et ne subsistent
plus que par fragments difficiles à dater, mais dont l’étude et la
comparaison avec les textes taoïstes s’avèrent étonnamment fructueuses.
L’affinité entre les sujets d’étude des fangshi et celle des taoïstes a été
longtemps si grande que la distinction entre ces penseurs et les taoïstes est
malaisée à faire, au point que nombre de traités de géomancie ou de
divination qui relèvent de la pratique des fangshi ont été incorporés dans le
Daozang.
L’art des fangshi et l’idéologie qui sous-tend les weishu sont fondés
sur un développement et une application extrêmement élaborés des théories
de l’École du Yin-Yang et des Cinq Agents, et l’on peut considérer que
c’est à partir de ce développement et de ces applications - ou tout au moins
dans la même direction - que se sont construits tout le langage, le code et
un très grand nombre de pratiques et de croyances du taoïsme. Le principe
même du talisman ou de l’écrit comme gage d’alliance entre les dieux et les
hommes, et celui du pouvoir que donne la connaissance des noms des dieux
et des démons, hérités de l’Antiquité par le taoïsme, est passé par
l’élaboration que lui ont fait subir les weishu. Les spéculations sur le Yi jing
qui sont liées à ce milieu, et qui furent si actives sous les Han, disparurent à

51
peu près de la scène officielle après eux, alors qu’elles furent tout du long
activement poursuivies au sein des milieux taoïstes qui en maintinrent ainsi
la tradition et en firent hériter le néoconfucianisme sous les Song, celui-ci
ne faisant alors que reprendre le flambeau dont la flamme avait été
entretenue et est encore entretenue par le taoïsme.
Certains traits précis, d’ordre mythologique, sont des preuves
indubitables de l’héritage apporté par ces weishu au taoïsme, comme la
mention de l’un de leurs textes, le Sanhuang wen, l’existence de dixiazhu
(des “gouverneurs souterrains”), des mentions de plantes ou élixirs
d’immortalité qui se trouvent dans les montagnes ou qu’apportent des
“filles de jade”, les noms donnés soit aux empereurs des points cardinaux,
soit aux dieux corporels, qui sont les mêmes dans certains textes taoïstes.
Ce sont des notations éparses très significatives qui permettent de penser
que ce qui constitue les bases du taoïsme existait déjà et était assez bien
établi à cette époque et dans ce milieu. Nous ne pouvons que regretter plus
amèrement la disparition de ces textes dont il ne nous reste que des
fragments et qui nous auraient peut-être considérablement éclairés sur les
premiers temps du taoïsme. On peut considérer qu’une grande partie des
croyances et des méthodes qui seront exposées dans les chapitres suivants
existaient déjà sous une forme très semblable dans le milieu des fangshi des
Han.
Il est, en tout état de cause, possible actuellement d’établir que la
cosmologie taoïste a indubitablement pris racine dans celle des fangshi telle
qu’elle s’exprime dans les weishu, dans le chapitre calendérique du Hanshu
(l’“Histoire des Han”) et dans certains instruments de divination comme le
shi. La représentation du monde qui s’est formée à cette époque obéissait à
des préoccupations à dominante divinatoire, selon une très ancienne
conception de la divination dont on trouve des traces sous les Shang et qui
consistait essentiellement à connaître le moment et le lieu favorables pour

52
une action. L’univers étant perçu comme éminemment changeant, ce qui
est bon à un moment donné ne l’est pas à l’autre, un endroit favorable à un
moment donné ne l’est pas à un autre. Ainsi, un événement, fait ou
individu, prend son sens dans un contexte donné, construit selon un
système d’interrelations dont il faut connaître la morphologie. De là sont
nées toutes sortes de spéculations et de “cartes” du monde où chaque
secteur de l’espace doit être situé dans un temps donné, ce qui conduit à
accorder à la calendérologie une place importante. Or, c’est à cette époque
que les calendérologistes et les devins ont le plus travaillé, encouragés
probablement par la doctrine officielle de l’État, un confucianisme
imprégné des théories du Yin-Yang et des Cinq Agents, et ont ainsi établi
les bases de ce qui sera la cosmologie de la Chine classique et en particulier
celle du taoïsme. Mis en présence de plusieurs systèmes de datation et
d’orientation, ils ont cherché à les raccorder ensemble pour tenter d’en
dresser un système cohérent et ont été ainsi conduits à dessiner des cartes
du monde qu’on trouve soit dans des textes comme le Yueling (les
“Ordonnances mensuelles” incorporées dans le Li ji, le “Classique des
rites”) ou le Huainan zi, soit dans les tables de divination. Et c’est de ces
cartes du monde et des spéculations sur sa genèse que le taoïsme a
directement hérité.
Selon cette cosmologie, dont nous n’exposerons ici que très
succinctement, ce qui annonce celle du taoïsme, la lente gestation
processive de l’univers à partir du Yuanqi, le Souffle primordial, s’est faite
sous la forme de plusieurs Genèses, au cours desquelles se constituent peu
à peu les formes et la matière. Trois “Originels” (sanyuan), du Ciel, de la
Terre et de l’Homme, président à une tripartition du cosmos. Au centre du
Ciel, le Boisseau (la Grande Ourse) qui se substitue à l’étoile polaire,
demeure de l’Un suprême, le Taiyi, dont la circulation ordonne le monde
en neuf secteurs, les Neuf Palais (huit périphériques, pour les huit points de

53
la rose des vents, et un central) en se déplaçant à partir du centre vers la
périphérie. Ces Neuf Palais sont mis en correspondance avec les neuf
premiers chiffres, et les huit de la périphérie avec les huit trigrammes du Yi
jing; ils sont entourés par les douze signes cycliques et ceux-ci par vingt-
huit constellations. Les quatre coins du monde sont les Quatre Portes,
respectivement des démons ou de la lune au nord-est, de la Terre au sud-
est, des hommes ou du soleil au sud-ouest, et du Ciel au nord-ouest. Sur ce
tableau cosmique, la répartition des chiffres liés aux points cardinaux se
fait selon plusieurs dispositions possibles, le système dit nayin qui les met
en correspondance avec les notes de musique et qui figure de nos jours
encore dans les almanachs populaires étant celui qui a été adopté le plus
communément par les taoïstes des Maîtres célestes ou du Shangqing et
dans la liturgie, par exemple.
Cette construction du monde est celle-là même que reflète celle de
l’autel de la liturgie taoïste (voir plus bas).

II. L’ÉCOLE HUANG-LAO

A cette époque aussi s’est développée l’école dite Huang-Lao qui


constitue l’un des maillons importants dans l’histoire de la constitution du
taoïsme, et qui tient son nom de l’empereur Huang di (l’Empereur jaune) et
de Lao zi qu’elle vénérait tous deux comme des patrons. Elle avait son
centre dans le pays de Qi (au nord), dont la famille princière prétendait être
issue de Huang di, où un soi-disant descendant de Lao zi était venu
s’installer et dont le chancelier pratiquait le gouvernement par le non-agir
selon les préceptes de Lao zi.
De Huang di, Zhuang zi nous donne une image ambiguë, tantôt le
tournant en dérision pour avoir voulu, souverain prétentieux et dangereux
par son excès de zèle, remettre le monde en ordre, tantôt le présentant

54
comme un disciple éclairé à l’écoute d’enseignements de longévité. Nous
avons déjà relevé que plusieurs livres qui lui étaient attribués étaient classés
avec l’école taoïste. La teneur de ces livres, selon Ban Gu, l’auteur du
Hanshu (l’“Histoire des Han”), ressemblait à celle du Lao zi. Le Huainan zi
et le Lie zi contiennent des passages cités sous le nom de Huang di qui en
fait figurent dans le Zhuang zi et le Daode jing; c’est dire l’imbrication des
trois personnages. L’école Huang-Lao prônait le renoncement aux richesses
et l’application des recettes de longévité, et mettait en pratique l’art du
gouvernement par le non-agir. Plusieurs magistrats de l’empereur Wu des
Han, émules du chancelier de Qi, prétendirent ainsi régler les affaires
administratives par la nonintervention.
Déjà, sous les Royaumes combattants, certains légistes comme
Shang Yang et Han Fei zi s’étaient adonnés à l’étude conjointe de textes de
Huang di et de Lao zi. Il semble, dans ce contexte, qu’on ait tenté d’adapter
les principes du non-agir et la dimension transcendante du Tao apportés par
Lao zi et Zhuang zi, impraticables à l’état pur, pour les intégrer dans la
société humaine de façon plus concrète et plus vivable, en les accordant à
des notions plus réalistes comme celle d’“opportunité”, par exemple, que
font intervenir les légistes. A cet égard, pour la période qui nous occupe, le
Huainan zi nous paraît être tout à fait exemplaire.

III. LE HUAINAN ZI

Bon témoin de la cosmologie des Han, cet ouvrage, qui fut rédigé
collectivement sous la direction du prince de Huainan (180-122),
représente assez bien les tentatives de syncrétisme qui ont marqué cette
époque, s’essayant à concilier les idéaux taoïstes et confucianistes en les
assortissant de composantes empruntées au légisme, plus réalistes sur le
plan politique et social. Par ailleurs, le substrat cosmologique de l’ouvrage

55
qui relève de l’École du Yin-Yang et des Cinq Agents est aussi celui du
taoïsme; outre la mention du Souffle primordial comme Origine du monde,
présente aussi dans les commentaires des weishu du Yi jing de la même
époque, on y trouve ce qui constitue un trait fondamental de la
cosmogenèse taoïste: la naissance du monde par bipartition de ce Souffle
en souffle pur et clair qui s’élève pour former le Ciel, et souffle lourd et
opaque qui descend former la Terre. Mais il y a plus: la figure qui assure
une cohérence métaphysique, théorique et ontologique aux diverses
tendances idéologiques en présence et les assemble de l’intérieur est celle
du Saint, mais un Saint, précisément, qui réconcilie les hautes sphères
spirituelles où évolue celui de Zhuang zi, et les exigences plus terre à terre
d’un homme politique, et qui, en outre, tient également du Saint du Yi jing
(le “Livre des mutations”) et des confucianistes, civilisateur et ordonnateur
cosmique. Le personnage de Huang di y est significatif: il est empereur, à
l’encontre de Lao zi qui n’a jamais été présenté tout au plus que comme un
conseiller des souverains. Le Saint du Huainan zi est l’incarnation du Tao,
du Centre-Un, qui à la fois rend possible et sauvegarde la multitude en
laquelle se réfléchit doublement cette unité centrale: en tant que celle-ci est
composée d’unités distinctes et en tant qu’elle forme un tout cohérent et
unifié, l’Un qui constitue toutes les multiplicités. C’est en ce sens qu’il
possède toutes les qualités d’un homme politique: il “distribue”, il
“contrôle les détails”, “porte attention aux petites choses, veille à ce qui est
infime [...], prend garde aux multiples facettes”, “pèse les opportunités”. Il
sait juger un homme. Il respecte les hiérarchies qui donnent à la société sa
stabilité structurelle. “Souple comme le cuir et le jonc”, il sait se
transformer et s’adapter aux besoins et aux moeurs qui changent avec les
époques. En somme, il concilie la nescience mystique, le non-agir et
l’“inutile”, le gratuit, prônés par Zhuang zi, la présence du Tao enracinée
en son coeur, avec la prudence, la sagesse avisée du fin politique et de

56
l’homme du siècle. Son universalité tient à la fois de celle du Tao présent
en toute chose et partout sous toutes les formes, et de la polyvalence du
génie de l’homme d’État.

IV. LES IMMORTELS

Une question reste. Quel est le lien exact entre le non-agir


philosophique et les recettes de longévité qu’au début de notre ère le
philosophe sceptique Wang Chong attribuait nommément au taoïsme
(daojia)? Il est d’autant plus difficile de le dire que ce lien semble avoir
évolué avec le temps. Nous avons vu que Zhuang zi tient des discours tant
sur la première méthode que sur la seconde. De même Huang di est à
double face à cet égard. Il est aussi une figure importante pour lesfangshi,
pour qui il est le patron de la médecine, de l’alchimie et des recettes de
longévité. Il aurait atteint à l’immortalité et se serait envolé après avoir
fondu un trépied magique. Par ailleurs, les témoignages sont nombreux qui
font de Lao zi un patron de pratiques physiologiques au début de notre ère.
Or, un centre de fangshi se trouvait dans le pays de Qi, lieu de prédilection
de l’école Huang-Lao. Il semblerait, selon A. Seidel (p. 50 sq.), que la
doctrine du gouvernement par le non-agir ait reculé peu à peu au profit de
celle des pratiques physiologiques individuelles. Quoi qu’il en soit, le
terme de “huang-lao”, dépouillé de ses connotations politiques, est resté
synonyme de “taoïsme” jusque sous les Song au moins, où on le trouve très
couramment utilisé avec cette acception dans les ouvrages d’“alchimie
intérieure”.
Tant les textes que les témoignages archéologiques nous indiquent
que la période des Han est une grande période d’exaltation de l’immortalité
et de la quête de longévité, et dans ces notions nous retrouvons le mélange
hybride de deux tendances qui ne concordent pas tout à fait: le désir de

57
vivre longtemps en restant jeune, et la recherche d’un au-delà de la vie
ordinaire, d’un merveilleux qui se concrétise à la fois par des pouvoirs
extraordinaires et par des états mentaux différents. Nous possédons des
hagiographies, issues de documents historiques ou puisant à des sources
plus populaires, qui décrivent ces immortels (les xian) ou chercheurs
d’immortalité. Ce sont des textes plus récents, mais composés à partir de
sources anciennes relatant des faits antérieurs, qui nous livrent une peinture
très vivante de ces immortels.
Aimant à vivre cachés, à l’écart du monde, retirés dans les
montagnes et demeurant souvent dans des grottes, ces immortels, parmi
lesquels on compte Huang di et Lao zi, encore eux, sont maîtres de la pluie
et du vent comme les sorciers wu, et, comme le Saint de Zhuang zi, entrent
dans le feu sans se brûler et dans l’eau sans se mouiller, ce qui signifie
qu’ils savent dominer le Yin et le Yang (eau et pluie, feu et vent). Ils
montent et descendent à leur gré avec les nuages, sont gens ailés à qui il
pousse des plumes et qui chevauchent soit des grues, soit des poissons (air-
Yang et eau-Yin). Ils connaissent l’avenir. Ils sont maîtres du temps, mais
aussi de l’espace; ils savent à volonté rapetisser le monde à la taille d’une
gourde, mais aussi faire d’une gourde un monde aussi vaste que l’univers.
Ils sont éminemment évanescents, disparaissant et apparaissant en un clin
d’oeil. A l’instar des immortels du mont Gushi de Zhuang zi, comme le
poète des Chuci, ils se nourrissent de souffles et de nuées, mais aussi de
fleurs, de graines et de simples. Guérisseurs, ils fabriquent des drogues,
pratiquent des exercices respiratoires et gymnastiques. Ils ont souvent une
apparence extraordinaire, portant longues oreilles et possédant des pupilles
carrées. En un mot, ils conjuguent les traits des exerciseurs thérapeutes, des
magiciens et de l’immortel. Ce ne sont pas leurs qualités morales qui sont
essentielles - les parangons de moralité relevant plus du confucianisme -
mais leur participation active et mystique au mécanisme naturel de la vie et

58
du monde.

V. LA DIVINISATION DE LAO ZI

À partir du milieu du IIe siècle apr. J.-C., une évolution se fit jour
pour aboutir à une divinisation de Lao zi qui, entre-temps, a été plus ou
moins confondu avec Huang di et avec le dieu Taiyi. Lao zi incarne alors le
Saint cosmique du taoïsme tel qu’il est dépeint par Zhuang zi, tel que
Huainan zi en reprend la description. Mais s’y ajoutent des notations
intéressantes indiquant l’incorporation d’un élément mythique
cosmologique: il demeure dans le Boisseau, centre de la sphère céleste, en
descend et y remonte, ce qui lui donne un statut d’intermédiaire entre le
Ciel et le monde des hommes; il est entouré des quatre animaux
héraldiques des quatre points cardinaux, ce qui le désigne comme le centre;
il se transforme suivant le cours du soleil et des saisons, ce qui signifie
qu’il assume de multiples apparences au gré des temps. Comme le Tao, il
sait s’étirer à l’infini et se restreindre à l’infime. Cette description est à peu
près la même que celle du dieu Taiyi et correspond au rôle de régulateur et
animateur central, qui est celui du souverain dans la Chine ancienne, et
celui de l’adepte taoïste en méditation. Le Lao zi divinisé n’est autre
qu’une hypostase du Saint cosmique taoïste, de cette forme
anthropomorphique du Tao que nous évoquions à propos du Daode jing,
mais plus précise et plus imagée, assortie des symboles qui seront utilisés
par les textes taoïstes et qui constitueront une bonne partie de leur langage.

VI. LA RELIGION POPULAIRE

Mais Huang di nous conduit encore vers une autre piste, celle de la

59
religion populaire. Une étude faite par A. Seidel à partir des textes
funéraires des Han révèle que la divinité suprême était appelée soit
“empereur céleste”, soit “empereur jaune” (huangdi), soit encore le “dieu
jaune du Boisseau”. L’examen de ces textes est très intéressant pour nous.
Outre cette mention du Boisseau, nous rencontrons un envoyé du dieu
suprême, monstre armé jusqu’aux dents, entouré des animaux héraldiques
des quatre points cardinaux et assisté de démons exécuteurs de sa justice,
dans lequel on peut reconnaître le prototype des démons protecteurs et
exorcistes du taoïsme. Non moins significative, la tenue des registres de vie
et de mort par les Cinq Empereurs des Cinq Pics, ces Cinq Pics célèbres du
taoïsme. L’aspect bureaucratique de cette forme populaire de religion est à
relever en effet: outre la mention de la tenue de ces registres qui règlent le
temps de vie et la date de la mort, on trouve dans ces textes la phrase même
qui clôt les documents officiels des Han: ru lüling, "au nom des décrets et
ordonnances”, phrase reprise par les Maîtres célestes et incorporée dans les
textes liturgiques jusqu’à nos jours. Le caractère exorciste de cette religion
populaire, fortement marqué, est assorti d’une connotation à la fois
judiciaire et morale: l’absolution des fautes y occupe une grande place, de
celle, en particulier, qui consiste à molester les esprits de la terre en
construisant une maison ou en creusant une tombe qui entraîne une
demande de pardon destinée à apaiser les esprits courroucés; la durée de la
vie et la date de la mort sont liées à la conduite morale, et le terme de
“délivrance” (jie, celui que nous rencontrerons pour signifier la “délivrance
du cadavre”, voir plus bas) implique l’idée d’emprisonnement dans les
enfers souterrains en même temps que celle du rachat des fautes. Ici,
contrairement aux croyances de l’élite exposées dans les textes classiques,
les âmes hun et po vont conjointement sous terre, ce qui s’accorde avec
celles qui sont exprimées dans le Taiping Jing (voir plus bas).

60
VII. LE LAO ZI BIANHUA JING

Le Lao zi bianhua jing (le “Livre de transformations de Lao zi”),


étudié par A. Seidel, est un texte que nous ne possédons plus que sous une
forme altérée. Il semblerait dater de la fin du IIe siècle apr. J.-C. et être issu
de milieux populaires du Sichuan dont il exprimerait les croyances. Comme
son titre l’indique, il traite des transformations de Lao zi, c’est-à-dire, en
tout premier lieu, d’un Lao zi divinisé décrit par moments avec les termes
qui sont utilisés pour décrire le Tao: il "façonne" le monde, son existence
est antérieure à l’univers et remonte à l’origine des êtres, et il revêt une
stature cosmique. Immortel, ce dieu Lao zi se transforme éternellement,
soit au plan cosmique en suivant les révolutions des astres, soit au plan
humain en adoptant des identités diverses sous lesquelles il joue, en des
réincarnations successives depuis l’origine des temps, le rôle traditionnel
de sage conseiller des empereurs et leur livre un enseignement. Dieu
sauveur, il annonce au peuple qu’il interviendra pour rétablir l’ordre
compromis lors de la fin de la dynastie des Han: il a donc, dans une
certaine mesure, un caractère révolutionnaire. En outre, il prend figure ans
e corps même de l’adepte en méditation. Il conseille la pureté exempte de
tout désir et de toute action intentionnelle. Il prône la récitation des “cinq
mille mots” (le surnom du Daode jing) et la confession des péchés.
Nous pouvons relever dans ce texte quelques traits fondamentaux
qui demeureront dans l’histoire du taoïsme. La figure du Saint se précise.
Comme le Tao, dont il n’est que la forme anthropomorphisée, il est à
double face: l’une obscure et cachée, qui est primordiale, l’autre brillante,
manifeste et agissante. Son action joue sur trois plans: l’un cosmique - il
façonne la terre et le ciel et fait tourner les astres; l’autre est personnel - il
est objet de méditation pour l’adepte qui s’identifie à lui; le troisième est
sociopolitique - il s’incarne pour conseiller et pour diriger les empereurs et

61
pour sauver le peuple lorsque les désordres sont trop grands, et il prône une
bonne conduite. Ce dernier aspect du rôle de Lao zi se retrouve dans toute
l’histoire du taoïsme. Repris sous les Six Dynasties, le thème des
réincarnations successives de Lao zi fut considérablement développé sous
les Tang puis à nouveau sous les Song. Il fournit l’occasion de brosser
toute l’histoire du taoïsme en y rassemblant tous les éléments sous l’égide
de Lao zi et de présenter celui-ci comme l’unique révélateur, en différentes
renaissances et sous différentes formes, de tous les enseignements et de
toutes les écoles de cette religion.
En résumé, on peut retenir que le taoïsme est l’héritier de plusieurs
tendances qui ont cours sous les Han et qui s’y croisent, et qu’il les a
rassemblées en un faisceau: spéculations cosmologiques, théologiques et
anthropologiques des fangshi en quête d’immortalité, respect du non-agir et
religion populaire. Ces tendances se manifestent dans toutes les parties de
la Chine: à la cour, recherche de longévité et spéculations cosmologiques;
au nord, dans le pays de Qi, présence d’une école Huang-Lao et d’un centre
de fangshi; dans le Sichuan, culte de Lao zi; dans toutes les couches de la
société, chez le prince et dans le peuple. Soulignons que, sous les Han, le
terme de “taoïsme” (daojia) désigne aussi bien, sans distinction, les
chercheurs d’immortalité et leurs techniques (chez Wang Chong, par
exemple, Lunheng 7), et le courant Huang-Lao (Hanshu), ainsi réunis.

BIBLIOGRAPHIE
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Han Zeit”, dans G. NAUNDORF et al., Religion und Philosophie in Ostasien,
Würzburg, 1985, p. 161-184.

63
CHAPITRE III: LES MAÎTRES CÉLESTES

I. HISTORIQUE DES ORIGINES

Dans le cours du IIe siècle apr. J.-C., de nouveaux événements


surviennent qui ont une importance majeure pour l’histoire du taoïsme et
qui signent l’apparition d’un taoïsme collectif d’esprit bien différent de
celui des fangshi indépendants, plus ou moins légendaires et anonymes,
que nous avons évoqués jusqu’ici. Nombre d’éléments que nous avons
relevés s’y retrouvent cependant, et il se situe dans une certaine mesure
dans le prolongement de ce que nous connaissons déjà. Mais le fait
nouveau et essentiel réside en ce que le taoïsme prend une forme organisée.
En relation avec l’éclipse du mouvement Huang-Lao relégué au
second plan par l’instauration du confucianisme comme doctrine d’État, un
clivage se produisit entre la doctrine officielle et les courants taoïsants qui
se réfugièrent soit dans les gynécées, soit dans les couches paysannes.
Deux mouvements apparaissent, distincts, mais parallèles et liés par
des ressemblances certaines: celui des Cinq Boisseaux de riz (wudou mi
dao) dans le Sichuan, et celui des Turbans jaunes au centre et à l’est. Ce
dernier, mené par Zhang jue, recueillait des adeptes en masse et l’on y
"guérissait les foules"; il aboutit en 184 à un soulèvement qui faillit
renverser la dynastie des Han jugée comme décadente. Ses adeptes
vénéraient le Dieu jaune et croyaient en une ère nouvelle qui apporterait le
règne d’un “Ciel jaune” (couleur de l’Agent Terre qui, selon l’ordre suivi
par l’École des Cinq Agents pour l’engendrement de ces Agents les uns par
les autres, succède au Feu, de couleur rouge, qui présidait aux destinées de
la dynastie des Han) en l’honneur duquel ils portaient ce turban qui leur
valut leur surnom. Cette ère idyllique annoncée serait celle de la “Grande

64
Paix” (Taiping) - d’où un autre nom donné à ce mouvement, celui de la
“Grande Paix” (Taiping dao). Cela renvoie à une utopie chinoise d’un Age
d’or (datong) tout d’harmonie, de paix, de sagesse et d’égalité, dont on
trouve trace dans les Classiques, mais qui semble être d’origine autre que
confucéenne, et qui était illustrée par des descriptions d’un État idéal situé
à l’ouest, le Da Qin, identifié à l’Empire romain. Tout au long de l’histoire
des Han, une faction politique de la région de Qi avait tenté de faire
prévaloir à la cour une doctrine de la Grande Paix qui s’était répandue dans
le peuple lorsque le pouvoir officiel fut discrédité. L’élément nouveau
qu’apporte ici ce mouvement est d’ordre messianique: cette ère de paix
n’est plus située, comme auparavant, dans un passé infiniment lointain; elle
est à venir, dans une date proche, l’an 184, précisément, marqué par les
signes jiazi, les premiers de la série sexagésimale des signes de datation, ce
qui lui donnait un caractère particulier, un peu comme l’an mille chez nous;
nous sommes en présence d’une doctrine millénariste.
Les Turbans jaunes furent finalement écrasés par les Han. Peut-être
est-ce la raison pour laquelle les taoïstes (l’école du Shangqing, par la voix
du Zhengao, par exemple - voir chap. V) les rejettent. Pourtant, leurs
pratiques, telles les guérisons par la confession des péchés et par des
retraites, la récitation de textes sacrés, leur hiérarchie ecclésiastique calquée
sur la triade chinoise, Ciel, Terre, Homme, qui faisait déjà partie de la
doctrine confucéenne, leur vénération du dieu Huang-Lao, étaient très
proches de celles des Maîtres célestes, qui en outre adoptèrent leur livre
sacré, ou un autre semblable et de même titre, le Taiping jing. De plus,
comme le mouvement des Maîtres célestes, celui de Zhang jue se situe dans
la lignée de l’idéal taoïsant du Saint souverain qui assume en même temps
le rôle de chef religieux.
Par ailleurs, en 142 apr. J.-C., Lao zi, qui était vénéré dans les
couches populaires comme un grand saint et qui, rappelonsle, fut divinisé

65
peu après, en 165, sous le titre de Taishang Lao jun (“le très haut seigneur
Lao”), apparaissait à Zhang Daoling, un représentant de la classe des petits
propriétaires terriens qui s’était retiré dans les monts du Sichuan et avait
rallié le milieu des fangshi. Il apportait la nouvelle loi de l’“Un orthodoxe
(Zhengyi) à autorité de serment juré” qui devait propager le règne des Trois
Cieux, délivrer le monde de la décadence due à l’influence néfaste des Six
Cieux, et rétablir en son état parfait le “peuple semence”, le peuple des
élus. Il semble que, plus que de renverser la dynastie des Han, il s’agissait
d’instituer un interrègne fondé sur une idéologie religieuse qui devait
préparer l’avènement d’une nouvelle et vertueuse dynastie. Le Maître
céleste devait être le vicaire terrestre du dieu Lao jun à qui celui-ci, ayant
retiré le mandat céleste à l’empereur, avait confié le soin de diriger le
peuple élu. Ce mouvement reçut d’abord la dénomination de doctrine (dao,
“voie”) des “Cinq Boisseaux” en raison de la contribution de cinq
boisseaux de riz que devaient verser ses adeptes. Il prit rapidement une
grande extension. Il se développa considérablement sous la direction du fils
de Zhang Daoling, puis de son petit-fils Zhang Lu (v. 190-220), qui
organisèrent dans le Sichuan un véritable État indépendant jouissant, grâce
aux taxes prélevées sur les fidèles, d’une autonomie politique, mais aussi
financière. Zhang Lu, qui semble n’avoir jamais prétendu au trône, se
rendit en 215 à Cao Cao en reconnaissant en lui le nouvel empereur
légitimé par le dieu Lao zi et, en contrepartie, fut doté par ce dernier de
titres et de revenus et installé dans la capitale. Il gagna par la suite de
nombreux fidèles à sa voie. Ses héritiers désormais porteraient le titre de
Maîtres célestes, emprunté à un passage de Zhuang zi, prétendant assumer
le rôle d’instructeurs et de guides à la place de Lao zi dont les incarnations
terrestres avaient pris fin. C’est la première forme organisée du taoïsme.
Appelé aussi Zhengyi, du nom de la révélation reçue, le mouvement se
perpétua si bien qu’au IIIe siècle apr. J.-C. il comptait plusieurs familles

66
puissantes parmi ses membres et protecteurs, passant ainsi de la couche
populaire et paysanne, où il s’était recruté, à celle des aristocrates.
L’organisation survécut jusqu’aujourd’hui avec, à sa tête, une lignée de
Maîtres célestes héréditaires, descendants de Zhang Lu, qui continue de se
perpétuer et de présider aux destinées de cette Église.
Nous pouvons reconstituer un certain nombre de traits qui
caractérisaient les croyances, les pratiques et l’organisation de ce
mouvement grâce à des sources de différentes sortes. Certaines, comme les
textes bouddhiques des Ve et VIe siècles, doivent être lues cum grano salis
en raison de leur caractère polémique. Elles peuvent être complétées et
rectifiées grâce à des sources historiques qui ne donnent malheureusement
que des informations fragmentaires, auxquelles s’ajoutent quelques textes
taoïstes.

II. ORGANISATION

Comme les Turbans jaunes, les adeptes de la “Voie des Cinq


Boisseaux de riz” croyaient en un âge d’or et souhaitaient réaliser un État
parfait gouverné par la religion et la morale auquel tendait l’organisation
étatique qu’ils avaient mise sur pied au Sichuan. Cet État avait à sa tête le
Maître céleste, dont les trois premiers, fondateurs du mouvement, reçurent
un culte à la façon d’ancêtres. Il était divisé en vingt-quatre
circonscriptions, sièges à la fois administratifs et religieux, des zhi (ou des
hua, à partir des Tang, en raison d’un tabou sur le mot zhi). Chacun de ces
vingt-quatre zhi était mis en rapport avec l’un des Cinq Agents, l’une des
vingt-quatre périodes de l’année, l’une des vingt-huit constellations
zodiacales (dans deux cas avec deux, et dans un cas avec trois), et avec des
signes de cycle sexagésimal, et tout fidèle relevait de l’une de ces
circonscriptions selon le signe cyclique de sa naissance. Chacune de ces

67
circonscriptions était administrée par vingt-quatre fonctionnaires qui
avaient sous leurs ordres deux cent quarante armées d’esprits, comprenant
deux mille quatre cents généraux, vingt-quatre mille officiers et deux cent
quarante mille soldats. Ce système administratif, où se retrouvent les
schémas cosmologiques des Han, était à la fois imprégné d’esprit
archaïsant proche de l’administration qu’avait voulue instituer Wang Mang
(9-25 apr. J.-C.), reflétant un système utopique décrit dans le Rituel des
Zhou (Zhouli), en même temps qu’inspiré par un idéal de vie
communautaire villageoise.
L’esprit bureaucratique dont nous avons déjà relevé des traces dans
la religion populaire chinoise des Han est à l’oeuvre, l’administration et la
religion allant de pair: la hiérarchie religieuse adopte des titres empruntés à
la titulature des Han: jijiu, zhubu, ling ..; les charmes et requêtes adressés
aux dieux sont faits sur le modèle des actes administratifs, se réclamant, par
exemple, comme ceux-ci, de l’autorité de codes nommément désignés. Les
fidèles sont groupés par famille dont chacune est rattachée à une
circonscription. Des registres d’état civil sont tenus à la fois par les familles
et dans chacune de ces circonscriptions. Tout changement dans cet état
civil doit y être porté et est accompagné de contributions en nature de la
part du fidèle. Ces registres ont pour réplique ceux que tiennent les
divinités. De l’exactitude de leur tenue à jour, qui se fait périodiquement
lors de grandes assemblées (les 7 du premier et du septième mois et le 15
du dixième mois), dépend l’efficacité des requêtes adressées aux divinités,
car celles-ci comportent l’état civil détaillé de l’intéressé qui permet de
l’identifier avec certitude. Ces registres font en outre fonction de talismans,
et les contributions apportées pour leur mise à jour, appelées “gages de
foi”, établissent un lien entre le fidèle, le maître et les divinités qui
président au destin. Par ailleurs, ainsi que l’écrit R. Stein, “l’idéal de vie
communale, avec sa morale et sa vie relativement fermée en vase clos”, se

68
profile également en arrière-plan, dans la personne des chefs des
communautés, par exemple, qui sont élus pour leur sagesse et leur intégrité.
Les néophytes s’appellent “corvéables démons” (ou des “démons”),
et ceux qui dirigent un groupe s’appellent des “instructeurs” ou jijiu,
“libateurs”. L’instruction semble s’être faite sous la forme d’un catéchisme
du genre de celui que l’on trouve dans le Xiang’er, un commentaire du
Daode jing attribué à Zhang Lu, très soucieux de répandre la “vraie voie”
et de lancer des anathèmes contre les doctrines fallacieuses: l’Un qu’il faut
“garder” est Lao zi divinisé et son enseignement; le Xiang’er part en guerre
contre les “magies vulgaires et fausses” qui assignent un nom et une
apparence au Tao et à l’Un et en font une méthode de méditation. Cela
nous donne probablement un écho des luttes qui opposaient les Maîtres
célestes à d’autres tendances comme celles dont témoigne le Laozi bianhua
jing mentionné dans le chapitre précédent, ainsi que de multiples indices
qui attestent de l’antiquité des méditations visuelles qui se développeront si
fort plus tard.
Les jijiu remplissaient des fonctions à la fois religieuses et
administratives; ils recevaient les impôts (riz, tissus, papier, pinceaux,
nattes...) et établissaient des “auberges d’équité” le long des routes. Celles-
ci étaient comparables aux relais officiels de l’administration des Han; l’on
y disposait riz et viande à l’intention des voyageurs qui ne devaient pas en
manger plus qu’à leur faim, sous peine de châtiments. des “fonctionnaires
des démons” étaient en outre chargés de faire faire leurs prières aux
malades et de rédiger pour eux les requêtes adressées à la triple
administration du Ciel, de la Terre et de l’Eau. En effet, la caractéristique
dominante des prêtres des Maîtres célestes réside dans leur compétence à
rédiger des requêtes et à les acheminer vers les puissances divines; c’est là
leur fonction principale.
Les fidèles, hommes ou femmes, gravissaient les échelons de la

69
hiérarchie en proportion de leurs mérites, jusqu’à être ordonnés comme
maîtres (daoshi) et recevoir alors, au cours d’une cérémonie, que les textes
comparent à l’investiture des rois, le “registre”, constitué par la liste des
esprits qu’il est en leur pouvoir de mander, qui définissait leur rang non
seulement dans la hiérarchie ecclésiastique, mais aussi dans la bureaucratie
céleste.

III. PRATIQUES RELIGIEUSES

Le droit et la morale étaient confondus. Les fautes - ivresse,


débauche, vol - épiées et notées par les dieux, dont certains sont d’origine
populaire, comme les dieux du sol et du foyer, étaient rachetées par la
confession, souvent publique, et par des pénitences qui consistaient en
actes de bienfaisance, comme la réparation des routes ou une retraite
imposée (dans les “maisons de retraite”) pour inciter le pécheur à la
réflexion. Les maladies étaient considérées comme des châtiments envoyés
en raison de péchés commis et étaient donc soignées par des moyens
religieux comme la confession ou l’usage d’eau charmée.
Les fidèles s’adonnaient à la récitation de textes sacrés, le Daode
jing en particulier, ainsi qu’à la respiration embryonnaire et à l’abstinence
des céréales. A dates fixes, en particulier aux équinoxes, des cérémonies
collectives, qui s’accomplissaient généralement en plein air, où les maîtres
répandaient leur enseignement, préceptes et défenses, les réunissaient en
assemblées (hui) ou en "jeûnes" (zhai), d’un mot emprunté à la religion
officielle et utilisé encore de nos jours pour désigner les cérémonies
taoïstes. Ce sont en quelque sorte les ancêtres des cérémonies liturgiques
taoïstes (zhai ou jiao).
Ces cérémonies étaient souvent ponctuées de repas pris en commun,
parfois de vraies agapes, héritage de pratiques anciennes souvent liées au

70
culte des dieux domestiques, des dieux du sol ou des tombes (le creusement
d’une tombe exigeait d’être compensé par un rite de contrition envers le
dieu du sol ainsi molesté). Ces repas étaient désignés sous le nom de
“cuisines” et avaient aussi lieu indépendamment, soit lors des changements
d’état civil, à l’occasion de naissances ou de décès, soit pour écarter le
malheur et apporter des “bonheurs”, mais en tout cas au début de l’année et
lors des “assemblées” des “Trois Fonctionnaires”. Une hiérarchie stricte y
régnait sur les participants, où primaient les mérites et l’ancienneté dans la
voie, sans considération pour le statut social. Ils étaient composés de trois
sortes d’aliments: des hors-d’oeuvre, de l’alcool (ce qui explique le titre de
“libateurs” des chefs de groupe), dont il fallut réglementer la quantité pour
restreindre les abus, et du riz. Ces repas avaient obligatoirement lieu en
groupe, dont le nombre des participants était précisé, en principe, et étaient
offerts autant aux divinités qui y étaient présentes qu’aux fidèles. Les
"cuisines" disparaîtront en tant que telles vers le VIe siècle, mais
subsisteront sous la forme d’"offrandes" faites aux divinités en
remerciement des faveurs reçues.
Parmi les “assemblées” figuraient les fêtes des “trois
administrations” (sanguan) - du Ciel, de la Terre et de l’Eau chargées de
contrôler les actions humaines et de les sanctionner, qui avaient lieu trois
fois par an; elles étaient destinées à guérir les malades en adressant des
pétitions à ces sanguan en trois exemplaires: l’un adressé au Ciel devait
être brûlé et ainsi porté vers les sphères célestes par la fumée; l’autre,
adressé à la Terre, était enterré, et le troisième, adressé à l’Eau, était
immergé. Ce processus restera dans de nombreuses pratiques rituelles
taoïstes, et d’autres écoles, comme celle du Shangqing, par exemple,
l’adopteront.
Du “Jeûne de la boue et du charbon” (tutan zhai), il nous reste une
description, probablement remaniée par Lu Xiujing au Ve siècle, traduite en

71
partie et expliquée par Maspero (p. 416), extraite d’une anthologie datant
du VIe siècle (Wushangbiyao, résumé par J. Lagerwey, p. 156-158). C’est
un rituel de contrition mené par les adeptes enduits de boue et de charbon
en signe de repentir, couchés, les mains attachées dans le dos, une pièce de
jade dans la bouche comme les criminels, et destiné à demander le pardon
des péchés commis par les membres vivants et morts de la famille des
participants, de ceux-ci, du “peuple tout entier”, “de tous les hommes et
animaux sur terre” - un rituel de salut universel, par conséquent. On y récite
ses péchés en une longue litanie, on y invoque les divinités des cinq et dix
directions, et il se termine sur un rite conservé jusqu’à nos jours où le prêtre
procède à la “sortie des fonctionnaires” (chuguan): il charge les messagers
que sont ses esprits corporels de porter aux divinités célestes sa prière
rédigée en forme de mémoire et accompagnée de la confession des
pénitents.
Les cérémonies sexuelles de ces taoïstes ont fait couler beaucoup
d’encre. Les bouddhistes au VIe siècle se sont fait un plaisir de les dénoncer
pour jeter le discrédit sur les taoïstes en présentant ces cérémonies comme
des orgies. Mais, en fait, comme R. Stein l’a montré, ces rites sexuels
étaient strictement réglementés: chacun devait s’accoupler avec un ou une
partenaire désigné(e) par le maître, après trois jours de jeûne, et selon un
ordre de préséance qui ne laissait pas de place aux initiatives individuelles
et qu’établissait le maître religieux en fonction des mérites acquis. Nous
avons un texte qui correspond assez bien aux citations et descriptions que
font les témoins du VIe siècle et qui date au plus tard précisément de
l’époque de ces témoins. Ces cérémonies commencent par un jeûne et des
prières, accompagnées d’exercices respiratoires, de méditations visuelles et
d’évocations répétées des principales divinités corporelles et des dieux
supérieurs de la secte qui assistaient les participants tout du long. Elles
visaient elles aussi à l’inscription du nom des participants sur les registres

72
de vie. Le dénouement des ceintures, des vêtements et des cheveux opéré
par le maître y symbolisait explicitement le “dénouement des liens de
l’adepte”. Il préludait à une chorégraphie dessinant les Neuf Palais du carré
magique lié aux spéculations calendériques et à l’art divinatoire des Han,
qui met en rapport les huit trigrammes du Yi jing, les neuf points de
l’espace (quatre points cardinaux, quatre points intermédiaires et le centre)
et les neuf premiers chiffres. Ce carré était indiqué par les positions des
doigts entrelacés des mains des partenaires puis par celles de leurs pieds et
doigts de pieds. Cette danse symbolique mettait en présence un homme et
une femme désignés comme "Yin" et "Yang" ou comme "Ciel" et "Terre"
et revêtus ainsi d’une dimension cosmique. Leur union hiérogamique était
comprise comme le début d’un processus de création d’un corps
d’immortel. Ainsi était appliqué un dispositif spatio-temporel à neuf
repères orientés et chiffrés selon un procédé qui appartenait, comme M.
Kalinowski l’a fort bien montré, à un milieu culturel commun au
confucianisme de l’époque et au taoïsme. Simple rite d’initiation
permettant d’entrer dans l’église des Maîtres célestes, mais ne valant pas
ordination, précisons-le, ce rite consistait donc, par l’intermédiaire de la
symbolique de chiffres premiers, à reconstruire le corps humain selon un
schéma d’ordonnancement du cosmos qui était lié à la construction du
monde par Yu le Grand. Par certains côtés, cette chorégraphie dessinée sur
le plan du carré cosmique évoque, et jusque dans des termes précis (le “filet
du Ciel” et les “rets de la Terre”), les nombreux rites de la “marche sur les
étoiles “des méditations ultérieures du courant Shangqing, dont certains
textes des Maîtres célestes comportent des indices trop peu explicites pour
qu’on puisse savoir ce qu’ils signifiaient dans cette secte.
Enfin, mentionnons ce qui nous reste de la description du rituel
d’entrée dans l’oratoire, construit à l’instar de ceux que les confucianistes
aménageaient pour la lecture des Classiques selon des règles précises

73
spécifiant sa taille et le mobilier qui devait y figurer, et que chacun des
adeptes de la secte devait avoir chez lui. L’intérêt de ce rituel visionnaire,
dont nous tenons une version transmise par l’école du Shangqing, réside en
ce qu’il constitue le noyau originel de ce que sera le rituel taoïste et
contient en germe un bon nombre des principes et des pratiques que
développeront les générations ultérieures. Il est court et simple par
comparaison avec ceux qui suivront. Non pas un sacrifice, mais, comme l’a
montré U. Cedzich, une procédure administrative visant à établir une
communication avec l’au-delà et à faire parvenir à l’Empereur de jade, la
divinité suprême, une supplique portée par des messagers divins issus du
corps de l’officiant, lequel à la fois invoque les puissances cosmiques et
célestes à venir en lui et les mande vers les cieux. Ces puissances sont
principalement les Maîtres célestes et leurs épouses ainsi que les Trois
Souffles primordiaux. L’officiant les prie d’irriguer et de féconder son
corps, de chasser les maléfices, éventuellement de guérir des maladies
lorsque la cérémonie est accomplie dans ce but, de délivrer les âmes de ses
ancêtres jusqu’à sept générations au-dessus de lui et de faire de lui un
“immortel volant”. Le rituel se termine par l’extinction de la lampe à
encens qui accompagne le “remerciement” des puissances médiatrices
invoquées et une "proclamation de leurs mérites". Nous avons là tout le
schéma de base de la liturgie taoïste des siècles postérieurs.

IV. LUTTE CONTRE LA RELIGION POPULAIRE

L’un des rôles et des objectifs des Maîtres célestes fut de lutter
contre la religion populaire, dont il faut cependant souligner tout de suite
qu’ils en intégrèrent un certain nombre d’éléments, ce qui, en fait, fut l’un
de leurs atouts dans cette lutte. En cela ils s’insèrent dans une attitude
générale qui, au sein du taoïsme et tout au long de son histoire, n’est pas

74
leur unique apanage et les rapproche en outre des confucianistes: à cet
égard, il faut souligner que, tandis qu’il lui est souvent arrivé de faire des
emprunts avoués au confucianisme et au bouddhisme en déclarant que le
but ultime de ces deux religions était le même que le sien, le taoïsme ne
s’est jamais démarqué de façon insistante que des "sorciers" (les wu),
même lorsqu’il les employait comme subalternes, et des "cultes excessifs".
Il s’agissait en fait, pour les Maîtres célestes, de régulariser les
relations du peuple avec le sacré: ils lancent des accusations contre les
charlatans et thérapeutes qui abusent de la crédulité du peuple et contre les
messies qui prétendent incarner Lao zi; ils cherchent à canaliser les
ferveurs religieuses qui se donnent libre cours sous forme de croyances à
des miracles, de cultes rendus à des dieux locaux et “mineurs” non
répertoriés officiellement (rochers, arbres, tombes ou morts autres que les
ancêtres, etc.), de possessions de médiums par des “démons” (gui), de
prophètes et de devins, de sacrifices d’animaux, de danses et de chants, de
banquets et de beuveries (mot à mot: “Viandes et vins”). Toutes ces
pratiques, désignées sous les termes généraux de “voies perverses” ou
“cultes excessifs” (une expression qui englobera assez vite les cultes
bouddhistes), auraient eu leurs entrées jusqu’auprès des empereurs et, selon
les sources historiques dont nous disposons, Zhang Lu lui-même ainsi que
sa mère y auraient adhéré. L’apparition de Lao zi divinisé (Taishang Lao
jun) aurait été destinée à mettre fin à tous ces débordements en instituant le
règne des “Trois Cieux” purs et en rejetant aux enfers les “Six Cieux”
pervers qui sont liés aux cultes rendus aux “autres” divinités. L’un des sens
à donner au mot “zheng”, “correct”, qui figure dans l’autre appellation de
l’école, Zhengyi (du “Un correct”), est “orthodoxe”, au sens de “contrôlé,
répertorié”, par opposition à ce qui est anarchique. Les esprits “corrects”
sont ceux des Maîtres célestes.
Essentiellement, deux moyens sont mis en oeuvre dans cette lutte:

75
le premier gît précisément dans cet aspect très réglementé, bureaucratique
et hiérarchisé des relations avec le divin - un rituel obéissant à des règles
formelles strictement fixées; un prêtre seul médiateur entre l’adepte et les
esprits, qui, en contraste avec les pratiques des fangshi, fait office de scribe
à la façon d’un fonctionnaire patenté, ce qui l’oppose aussi manifestement
aux médiums; une hiérarchie et des circonscriptions religieuses bien
établies; des registres qui tiennent le compte précis des adeptes et de leurs
mérites dont dépend la longévité qui leur est accordée.
Après la reddition de Zhang Lu, non seulement la hiérarchie
ecclésiastique subsistera, mais encore les circonscriptions administratives
seront maintenues. Par ailleurs, bon nombre des textes de cette école que
nous possédons encore et qui datent d’une période se situant entre le IIe et
le Ve siècle sont consacrés à exposer de façon détaillée la forme exacte,
stylisée et ritualisée, que doivent revêtir les prières et requêtes adressées
aux dieux dont les Maîtres célestes devinrent les plus grands spécialistes.
Ces textes ressemblent en fait souvent à des guides pratiques composés à
l’intention des prêtres et comportent des formulaires à remplir, avec le nom
du prêtre, celui de l’adepte, le lieu et les circonstances de la cérémonie. La
communication avec les esprits a un aspect judiciaire (le terme qui désigne
le rituel est fa, qui signifie "loi") qui n’est pas sans rappeler les procédés de
la religion populaire des Han mentionnés plus haut. L’objet des requêtes à
composer concerne toutes sortes de préoccupations: sécheresse, tigres,
maladies, invasions de sauterelles, possession, décès, fêtes liturgiques,
naissance, repos des défunts, etc.
L’autre sorte d’arme employée dans cette lutte contre les cultes
populaires évoque ce que nous appellerions une campagne d’intoxication;
je fais allusion à l’exorcisme. Les dieux populaires sont qualifiés de
démons, et tous les malheurs et afflictions dont souffre l’humanité leur sont
imputés. Ce sont eux qui apportent les maladies; ce sont eux, anciens

76
“chamans” (wu) ou sorciers médiums, ou dieux domestiques populaires,
dieux des poutres, des recoins de la maison, des ustensiles de métal, du
puits et du foyer, ou antiques divinités naturelles comme le Comte du
fleuve, ce sont eux, sombres esprits du monde invisible, qui viennent
d’outre-tombe molester les vivants, et c’est au monde des morts que
s’originent tous les maux. Dès lors, c’est la guerre. Reprenant de vieux
usages à leur compte, les Maîtres célestes assument un rôle d’exorcistes qui
les apparente, une fois de plus, quoi qu’ils en aient, aux anciens "sorciers"
wu.
Cherchant cependant à établir leur identité et à affirmer leur
spécificité et leur autorité, ils jouent donc sur deux tableaux: d’une part, ils
héritent et assument les anciens pouvoirs de ces wu, d’autre part, ils s’en
démarquent aux yeux des lettrés en luttant contre les croyances et pratiques
populaires dont ils ne sont guère éloignés. Pour accomplir cette tâche, ils en
appellent à des armées d’esprits guerriers, tandis que le chef des démons est
décrit comme un être aux défenses de cuivre et aux dents de fer; ils
dressent d’impressionnantes listes de démons (comme le Nuqing guilu,
790), dont certains sont d’anciens sorciers wu morts, comportant les noms
de ceux-ci et des descriptions précises; ils démasquent alors et accusent ces
esprits qui, loin d’être bénéfiques et de mériter des cultes, fussent-ils
propitiatoires, doivent être expulsés, et qu’ils interpellent de façon
menaçante en faisant état de leurs armes: talismans, écrits sacrés, formules
imprécatoires (zhu), puissance de leur souffle et assistance des dieux.
Transformés en chefs d’armée, comme l’indiquent certains de leurs titres
(“soldats des démons”, “généraux”...), soit ils punissent ou chassent les
démons et génies, soit ils se les asservissent et en font des dieux mineurs.
Dans la foulée, ils s’emploient à contrôler et réduire les antiques cultes des
ancêtres, des dieux du sol et de celui du foyer qu’ils intègrent, ne pouvant
les abolir, mais en limitant les offrandes à des denrées végétariennes (des

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offrandes “pures” disent-ils, qui excluent viande et argent) et le nombre de
celles-ci à cinq par an pour les ancêtres et deux pour les dieux du sol et du
foyer. Ils clament hautement que le Tao, que leur voie “aime la vie et
déteste la mort”, et, adoptant l’antique bipartition cieux/vie, d’un côté, et
monde souterrain/mort, de l’autre, ils la renforcent de celle qui oppose la
religion ordonnée, la leur, aux “cultes sauvages”. Aux fonctionnaires
célestes chargés, dans les neuf cieux, de tenir les “registres de vie” où sont
portés les noms des vivants s’opposent ceux des six cieux souterrains,
dieux sombres du monde invisible qui tiennent les registres de mort.
Bureaucrates et exorcistes, cet aspect des Maîtres célestes, il faut
bien le dire, ne nous rapproche guère de la philosophie naturaliste
respectueuse des rythmes de la nature et de leur équilibre complexe qui
colore généralement le taoïsme, mais qui cependant n’a pas disparu et se
fait jour çà et là dans leurs textes.

V. LA MORALE

Pour être inscrit sur les registres de vie et voir le nombre de ses
années à vivre augmenter, l’adepte doit avant tout observer une conduite
vertueuse, et ses manquements sont sanctionnés par un raccourcissement de
la durée de vie qui peut atteindre jusqu’à ses descendants. La morale à
observer est assez banale, sauf sur certains points particuliers. Il faut aider
les pauvres et les opprimés, ne convoiter ni richesses ni renom, ne
consommer de viandes et de vin que modérément, réciter les textes sacrés
dans une "chambre de pureté" construite selon les règles, observer les
vertus confucéennes - humanité, loyauté, justice, respect envers les parents
et les gens âgés. Il faut “ne pas quitter sa famille” (c’est là une marque
d’opposition à la vie d’ermite) et ne pas divulguer indûment les
enseignements religieux (règle qui sera développée en détail plus tard).

78
Certains traits relèvent d’une morale villageoise de bon comportement
convivial - il ne faut ni polluer, ni assécher les rivières, ni boucher les puits,
non plus qu’allumer des feux dans les plaines ou dénicher les oiseaux. Le
respect des animaux et des esclaves (ne pas marquer ceux-ci au visage) est
également préconisé, ainsi que certaines pratiques religieuses spécifiques
que nous retrouverons ailleurs, plus détaillées: se “nourrir de souffles”,
“cesser les céréales”, “garder l’Un”, s’exercer à des pratiques respiratoires.
La recherche du salut universel subsiste, puisqu’il est recommandé de ne
pas brûler d’encens à son seul profit personnel, mais pour "la grande paix
du monde entier". Une note de méfiance envers les autorités officielles est à
relever, qui rappelle les antécédents autonomistes et villageois de ce
mouvement religieux: les adeptes ne doivent pas se lier d’amitié
inconsidérément avec les fonctionnaires impériaux. Les vertus supérieures
sont de l’ordre de celles que préconise Lao zi expressément évoqué: la
souplesse, la féminité et l’effacement, le non-agir et la quiétude.
Dans leur marche vers le salut, les adeptes se répartissent en trois
classes qui préfigurent les classements ultérieurs qu’opèrent les taoïstes
mais dont deux seulement sont mentionnées. Au plus bas se situent ceux
qui ne visent ou ne parviennent qu’à accroître leur durée de vie, au-dessus
desquels se placent les “hommes divins”, sur lesquels aucune précision
n’est apportée.

VI. COSMOLOGIE ET PANTHÉON

Tout cela s’appuie sur une cosmologie qui, pour n’être pas exposée
systématiquement, peut néanmoins être reconstituée dans ses grandes
lignes, bien qu’il faille se garder d’en faire un exposé doctrinal, les
contradictions qu’offrent les textes ne le permettant pas.
Le Tao est à l’origine du monde, issu de rien, s’appuyant sur rien et

79
transformé spontanément (Santian neijie jing, 1205, 1, 2a). Il est “à la fois
carré et rond, sans rien à l’extérieur”; les hommes y vivent comme des
poissons dans l’eau, sans se rendre compte qu’il les englobe (Zhengy fawen
tianshi jiaojie kejing, 789, 8a). Voici comment s’exprime, en un très bref
passage, ce texte du IIIe siècle environ:
"Le grand Tao embrasse le Ciel et la Terre, nourrit toutes les vies,
gouverne les myriades de mécanismes [du monde]. Sans forme, sans
image, confusément et obscurément [hunhun dundun, une sorte
d’onomatopée évoquant le Chaos primordial], spontanément, Il engendre
les myriades d’espèces. Les hommes ne peuvent le nommer et tout ce qui
existe à partir du Ciel et de la Terre est engendré et mis à mort par lui. Le
Tao confère [la vie] au moyen de souffles subtils de trois couleurs, qui sont
les souffles Xuan, Yuan et Shi. Le souffle Xuan (“obscur, mystérieux”) est
vert et forme le Ciel, le souffle Shi (Originel) est jaune et forme la Terre, le
souffle Yuan est blanc et forme le Tao” (789, 12a).
Le Tao, poursuit le texte, a engendré le Ciel, qui a engendré la
Terre, qui a engendré l’Homme (ce qui suit le schéma processif qu’adopte
le Daode jing). Ces trois souffles, mis en relation avec les trois cieux
Qingwei, Yuyu et Dache (796, 807, 1354, 14b), ont chacun engendré trois
souffles à leur tour, de façon à en former neuf (les "Neuf Cieux") qui sont
en correspondance avec les neuf orifices des neuf souffles du corps
humain. Lorsque ceux-ci sont bien ordonnés, les cinq viscères le sont
également et les esprits humains aussi, par voie de conséquence.
Le Santian neijie jing, du Ve siècle, cité plus haut, où l’on trouve
trace d’une lutte contre le bouddhisme considéré comme relevant du “petit
véhicule”, parce qu’il n’enseigne qu’à “s’asseoir et compter son souffle”,
ce qui annonce le reproche fondamental qui lui sera constamment fait par le
taoïsme, reprend une partie de cette cosmologie. La place de l’homme dans
l’univers est complémentaire de celle de la Terre et du Ciel qui ne peuvent

80
“s’établir” sans lui: un monde sans hommes serait comme un ventre sans
dieux; mais sans le Ciel et la Terre, l’homme ne peut vivre. En d’autres
termes, comme les esprits sont les forces animatrices du corps, l’homme
anime l’univers; et l’homme en retour est au Ciel et à la Terre ce que le
corps est aux esprits: le support de leur puissance. Ainsi, l’homme participe
à l’ordre cosmique et ses dérèglements retentissent sur l’ordre de l’univers
de la même façon que le font ceux du Ciel (éclipses) et de la Terre
(inondations).
Le dieu suprême, dans cet écrit, est le “Grand homme du Dao et du
De” (Daode zhangren) né avant le Souffle primordial. Ensuite sont apparus
les grands dieux des Maîtres célestes, puis divers “chaos primordiaux”, le
youming (l’“obscur”), le gongtong (le “creux vide”) et le “grand vide”
(taiwu). Rappelons que le thème des chaos multiples et procédant les uns
des autres, ici esquissé, qui se trouve aussi dans le Lie zi, est traité déjà
dans les “apocryphes” des Han du type weishu; il est constamment repris
dans le taoïsme pour illustrer un lent et progressif processus générateur.
Ces chaos se sont transformés et ont donné les Trois Souffles primordiaux
Xuan, Yuan et Shi. Ceux-ci ont fusionné pour former la “Fille de jade”
Xuanmiao (“Merveille ténébreuse”) qui a engendré Lao jun (Lao zi
divinisé) par son flanc gauche (réplique inversée de la naissance du
Buddha). Celui-ci a répandu les trois souffles qui, tout d’abord en état de
fusion chaotique, ont l’aspect d’un oeuf de couleur jaune, puis se sont
scindés en trois: le souffle xuan, léger et pur, est monté former le ciel, le
souffle shi, lourd et trouble est descendu former la terre (ce schéma est
celui du Huainan zi), et le souffle yuan a coulé pour former l’eau et les
astres. Puis, avec le souffle de l’Harmonie centrale, Lao jun a procédé à la
création de l’univers et a répandu les “trois voies” pour l’enseignement du
“peuple céleste”, la voie pure et yang étant destinée à la Chine, les autres,
de nature yin, aux quatre-vingt-un barbares. Ensuite vient la série des

81
réincarnations de Lao zi remplissant la fonction d’instructeur des
souverains à laquelle nous avons fait allusion plus haut, très semblable à
celle qui est relatée dans le Shenxian zhuan (un ouvrage relevant d’un
courant plus proche de celui des fangshi). Puis retourné dans le sein de sa
mère, Lao zi naît une seconde fois, sous le roi Wuding de la dynastie des
Shang (XIVe siècle av. J.-C.), puis maintes fois encore à différentes
époques pour jouer le rôle de conseiller des empereurs.
Ce thème de Lao zi aux multiples renaissances survenues au cours
des siècles pour jouer le rôle de maître des souverains de l’Antiquité va
faire fortune plus tard et bénéficiera d’un très ample développement. Il est
lié au rôle auquel prétendent les Maîtres célestes. Ceux-ci, en effet, se
présentent comme les héritiers des anciens rois auxquels ils entendent
suppléer lorsqu’une dynastie décadente n’est plus en mesure de remplir sa
mission qui est de faire circuler le Tao. Ils ont reçu de Lao zi la “Voie”
pour gouverner le peuple et commander aux démons, pour mettre en place
les diocèses (et donc constituer l’Église), et pour répandre les “trois
souffles” (789, 14b). Cela transparaît dans certaines formules où est compté
parmi les mérites à acquérir celui d’“assister le pays” (zhuguo, par
exemple: 1301, 16b). En fait, les Maîtres célestes, après avoir
effectivement établi un gouvernement étatique dans le Sichuan, puis y avoir
échoué, ont renoncé à jouer le rôle politique dont ils se faisaient une
vocation et ont évolué dans le sens d’une intériorisation; leur rôle de guide
des souverains prend alors un sens tout symbolique et religieux.
Le panthéon extrêmement complexe et prolifique des Maîtres
célestes nous est connu par des textes spécifiquement consacrés à préciser
le nom et l’apparence des démons et des divinités. Divinités cosmiques,
divinités des astres (en particulier, le Boisseau et les cinq planètes), des
quatre points cardinaux et du centre, des signes cycliques, qui sont des
repères spatiotemporels décrits comme des divinités volantes, dévêtues, à

82
figure humaine, à poils rouges et dépourvues d’yeux; forces chtoniennes
aussi, monts, pierres, tigres, serpents, singes, métaux; puissantes divinités
exorcistes, comme Zhao Gongming, par exemple, qui est devenu le dieu
des épidémies; et surtout les Trois Fonctionnaires (sanguan) du Ciel, de la
Terre et de l’Eau. Les divinités supérieures chevauchent des attelages de
nuées, sont escortées de “filles de jade” et dirigent des armées. Les vingt-
quatre dieux du corps sont intégrés dans ce panthéon, ce qui trahit une fois
de plus un lien avec les weishu, les textes "apocryphes" des Han, qui
attribuaient de même des noms aux dieux corporels; ceux-ci rapportent au
ciel les fautes commises par les hommes (789, 4a et 1210, 15a). Connaître
les noms et l’apparence des dieux est indispensable pour avoir un pouvoir
sur eux et savoir les mander. C’est la raison d’être de ces registres qui
existent encore de nos jours où ils attestent de l’autorité d’un prêtre de
l’Église des Maîtres célestes.
Cependant, la connaissance de l’identité de ces esprits n’est pas
exclusivement destinée aux pratiques d’exorcisme. Plusieurs textes
décrivent des exercices de méditation, soit que l’adepte fasse entrer les
officiers généraux dans son corps pour le pacifier, soit qu’il procède à
l’absorption de souffles colorés, comme, par exemple, les trois souffles
cosmiques primordiaux fondus en un oeuf teinté de cinq couleurs, puis se
colorant de jaune, qui entre dans le champ de cinabre (1294, 5b). D’autres
pratiques semblables consistent à absorber le “soufre qui règne”, c’est-à-
dire celui de la saison en cours selon la théorie des Cinq Agents, pour le
faire entrer dans le champ de cinabre, sous le nombril, puis remonter au
Kunlun, c’est-à-dire dans le cerveau. Nous retrouverons ces exercices sous
des formes beaucoup plus développées dans la “tradition de Ge Hong”
(chap. iv) et dans les textes du Shangqing (chap. V).

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VII. LE TAIPING JING

Pour terminer, nous donnerons un aperçu du contenu du Taiping


jing, le “Livre de la Grande Paix”, qui date en partie du Ier ou du IIe siècle
de notre ère. Malgré les remaniements qu’il a subis vers le IVe siècle de
notre ère, il reste l’un des textes taoïstes les plus anciens qui nous aient été
conservés et reflète certainement au moins en partie l’état d’esprit du
mouvement des Cinq Boisseaux de riz, bien que, très empreint d’idées
classiques et de croyances appartenant à l’époque des Han, il ne paraisse
pas d’inspiration exclusivement taoïste; mais cela est le fait de nombreux
ouvrages taoïstes.
Un texte portant un titre approchant avait été présenté à l’empereur
Cheng (32-7 av. J.-C.) dans l’intention de le pousser à procéder à des
réformes pour renouveler la vertu décadente de la dynastie des Han. On
sait, comme il a été dit plus haut, que la secte des Turbans jaunes possédait
un livre de ce titre qui pourrait être en partie celui-là; mais, bien que cette
secte ait été reniée par les Maîtres célestes, ceux-ci avaient certainement
adopté le Taiping jing, dont l’existence leur est très probablement
antérieure, mais dont une version leur aurait été révélée, et auquel au moins
un des ouvrages relevant de ce milieu se réfère en de nombreuses allusions
et citations (n° 1301).
Le Taiping jing propose un enseignement et un ensemble de
solutions, émanant des “hommes divins” ou des “Maîtres célestes” envoyés
par le Ciel, permettant de prévenir la fin de l’humanité et de parer à la
décadence d’une époque en proposant des remèdes d’ordre religieux et
cosmologique.
Le titre de ce texte, “Grande Paix”, signifie aussi Grande Égalité.
Ce terme qui désigne aussi le lointain orient où se lève le soleil est ancien
dans la tradition chinoise. Notre texte le rapproche d’un autre vocable,

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Dongji, ou Dong suprême. Dong, au propre “grotte”, est un mot qui évoque
le vide, la communication, la circulation; il est souvent rapproché par les
Chinois d’un homophone qui signifie traverser toute chose, de façon
universelle. L’antique idéal du Taiping est celui d’un État utopique et
communautaire qui, comme nous l’avons vu, fait partie du fonds chinois et
qui suppose une harmonie parfaite. Les idées de paix, de circulation et
d’harmonie sont étroitement liées.
Le Taiping Jing est lui-même un signe d’harmonie: il est l’un des
talismans que le Ciel, entité cosmique quelque peu anthropomorphisée et
divinisée, première hypostase du Tao ou du Souffle primordial (Yuanqi),
père et mère de l’humanité, guide de la conduite humaine qui connaît et
surveille toute chose, envoie, en gage de protection et de faveur, au
souverain qui gouverne bien, c’est-à-dire à celui qui a su établir une
heureuse concorde entre le peuple, le Ciel et lui-même, ou entre les “Trois
Voies” du Ciel, de la Terre et de l’Homme, ou encore, sur un autre registre,
du Yang, du Yin et de l’Harmonie centrale, fruit, celle-ci, de l’interaction
des deux premiers et source de toute vie. Cette tripartition du cosmos en
Ciel, Terre, Homme, faisait partie de l’idéologie confucéenne en place à
l’époque. Issue de la division en trois du Souffle primordial, elle se répète
ici en une structure triadique dont la hiérarchie règle l’univers à tous les
niveaux en une série de subdivisions tripartites bien réglées: dans la voûte
céleste, elle correspond au soleil (Yang), à la lune (Yin) et aux étoiles
(médian); sur terre, aux montagnes, aux rivières et aux plaines; chez les
hommes, elle se subdivise encore en trois, soit dans la famille (le père, la
mère et l’enfant), soit dans la société (le souverain, le ministre et le peuple),
soit sur le plan moral (le Dao, le De et la vertu confucéenne d’humanité).
Le Prince doit transmettre le Souffle céleste vers le bas, c’est-à-dire à son
ministre, et celui-ci doit faire monter le Souffle de la Terre vers son prince;
et de même le peuple en ce qui concerne le Souffle de l’Harmonie médiane.

85
Le signe que la communication est établie, que les forces de vie
circulent entre les trois niveaux du cosmos dans le cadre d’une heureuse
collaboration justement hiérarchisée, c’est précisément l’apparition du gage
céleste qu’est le Taiping jing; en revanche, l’interruption du flux céleste et
vital est marquée par l’irruption de calamités: c’est l’idéologie du jinwen
(ou confucianisme de l’époque des Han) qui s’applique ici. Mais, reprenant
un thème chinois fort ancien, le Livre spécifie que l’accord ne doit pas
simplement émaner d’en haut: il doit aussi venir du peuple sous forme
d’avis donnés par la sagesse populaire au prince; cela marque une tentative
visant à rendre au peuple un pouvoir qui lui était reconnu dans la vieille
tradition de Mencius et que les lettrés des Han avaient confisqué à leur
profit en s’érigeant comme seuls juges de la vertu impériale et de son bon
gouvernement. A cette fin, des sortes de boîtes postales doivent être
établies dans des huttes où chacun doit pouvoir déposer ses suggestions. De
même doivent circuler tous les biens, matériels et spirituels. C’est
commettre une faute grave que d’en couper la circulation en retenant des
objets de valeur, richesses, force vitale physiologique, recettes ou idées.
La morale et les croyances traditionnelles sont repensées de façon
originale. La responsabilité individuelle joue un rôle de premier plan, car
c’est dans la mesure où chacun assume sa place dans l’ensemble et agit
correctement que peuvent rayonner la “non-intervention” du souverain et la
Grande Paix. Inscrites sur des registres tenus par des “bureaux de
longévité” et “du mal”, registres célestes de vie et registres terrestres de
mort, les uns au Ciel dans le “Palais de la lumière” (Mingtang), les autres
dans le “Grand Yin”, les fautes sont sanctionnées par un raccourcissement
du lot de vie. Les immortels montent au ciel, les autres vont sous terre
après la mort. La sanction des actes bons comme des mauvais retombe
aussi sur les descendants. Les vertus confucéennes sont prisées, et la piété
filiale consiste avant tout à rechercher des méthodes de Longue Vie pour

86
ses parents. Les âmes des morts ne demandent aucun soin ni aucune
offrande coûteuse; il leur suffit de rester tranquilles sous terre, ce qu’elles
font si le sol est riche; elles reviennent alors "nourrir" leurs descendants;
dans le cas contraire, elles s’emploient à molester les vivants. Il semble
donc qu’il y ait aussi communication du flux de vie entre les vivants et les
morts. De plus, les souffles de ceux-ci se réincarnent après cinq
générations, mais non individuellement, semble-t-il. Le Ciel est un père et
la Terre une mère; il ne faut donc pas plus la creuser qu’on n’entaillerait le
corps de sa propre mère, aussi est-il interdit de forer des puits. Il est
également défendu de tuer les filles en bas âge, comme c’était la coutume,
ce qu’atteste notre texte, car elles représentent le principe Yin qui est
nécessaire à la vie. La chasteté est condamnée car elle interrompt le cours
de la vie.
Des préceptes et des méthodes de Longue Vie sont préconisés. La
première condition pour vivre longtemps est de vivre moralement et
frugalement. Des plantes médicinales peuvent y aider en guérissant les
maladies. Elles sont classées selon leur efficacité en plantes “célestes”, qui
agissent en un seul jour, “terrestres”, dont l’efficacité demande deux jours,
et “humaines” (mot à mot: des "démons humains", autrement dit, des âmes
des morts) qui n’agissent qu’au bout de trois jours. Les aiguilles
(d’acupuncture) et les moxas peuvent intervenir également. Bien sûr, les
talismans et les imprécations sont aussi d’un secours important. Enfin, la
musique a une valeur thérapeutique, chacune des notes étant mise en
rapport avec un organe du corps qu’il peut maintenir en bon état en
fonction des concordances établies par l’École des Cinq Agents. Il faut se
nourrir en accord avec les saisons et s’entraîner à manger peu, jusqu’au
point de ne plus absorber que des drogues et nourritures “non matérielles”,
comme les souffles, dont les souffles cosmiques du Yin et du Yang. Des
allusions sont faites à des techniques respiratoires non précisées, à propos

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desquelles la “femelle obscure” de Lao zi est évoquée, et en des termes qui
annoncent la “respiration embryonnaire”, connue par les textes postérieurs.
La vision intérieure est préconisée. Des exercices de méditation sont
décrits; l’un d’eux est intitulé “garder l’un” et consiste à visualiser des
souffles colorés jusqu’à ce qu’on soit complètement illuminé à l’intérieur
comme à l’extérieur; un autre consiste à voir ses viscères revêtus de formes
humaines et de vêtements de couleur correspondant à la saison en cours.

VIII. KOU QIANZHI

L’histoire des Maîtres célestes marque un tournant avec Kou


Qianzhi qui rénova le mouvement et lui donna un temps de gloire à la cour
des Wei (dans le nord de la Chine) entre 424 et 448. Cet épisode présente
ceci de différent qu’il ne s’agit plus d’un mouvement d’origine populaire,
puisqu’il se passe à la cour et sous les auspices de l’empereur.
La dynastie des Wei était issue d’une tribu barbare, les Tuoba, dont
la religion, formée d’un mélange de chamanisme et d’animisme, la
prédisposait à une plus grande réceptivité à l’égard des pratiques
d’immortalité à tendance magico-religieuse du taoïsme. Quelques années
auparavant, un département consacré aux immortels (dont Kou Qianzhi fit
partie) et un laboratoire de drogues d’immortalité avaient été créés. En
outre, la cour, en la personne du ministre Cui Hao (381-450), trouvait dans
l’idéologie de “peuple élu” des Maîtres célestes et dans les tendances
conservatrices et contre-révolutionnaires de Kou Qianzhi des éléments
favorables à l’instauration d’un nouvel État chinois dans le nord de la
Chine.
Kou Qianzhi, en effet, disait avoir reçu deux textes à lui révélés en
415 et en 423 par le Seigneur Lao et, en les offrant à la cour, il pouvait être
considéré comme un messager céleste qui apportait à la jeune dynastie

88
barbare un gage de la confiance et de l’appui que lui accordait le Ciel dans
son mandat. En outre, en tant que membre de l’aristocratie chinoise du
Nord, il apportait le soutien des vieilles familles du pays déjà acquises aux
Maîtres célestes.
La nouvelle tendance religieuse de Kou Qianzhi était influencée par
plusieurs composantes. Le goût confucianiste pour une société
hiérarchiquement ordonnée par le respect des rites se mêlait à l’exigence de
tenue morale des bouddhistes, parmi lesquels Kou Qianzhi avait eu des
maîtres. S’ajoutait l’influence des réflexions qui avaient occupé
l’intelligentsia chinoise depuis près de deux siècles, partagée entre les deux
camps de l’École du Mystère (xuanxue) et celle des Noms (mingjiao),
portant sur le rapport entre la vie personnelle de l’individu et la société,
entre la spontanéité libre et créative et les obligations sociales. Par ailleurs,
Kou Qianzhi désirait canaliser et réduire le penchant inhérente aux
communautés taoïstes à former une société marginale à tendances
révolutionnaires comme l’avait prouvé quelques années auparavant la
révolte du taoïste Sun En (mort en 402). Dans son désir d’inaugurer une ère
de Grande Paix, plus que d’une communauté égalitaire, Kou Qianzhi rêvait
d’un Etat bien ordonné, ce qui convenait parfaitement au ministre Cui Hao
qui fut le principal artisan de son succès.
C’est celui-ci, en effet, qui l’appuya auprès de l’empereur et obtint
que Kou Qianzhi reçût le titre officiel de Maître céleste et que son nouveau
Code, le Laojun yinsong jiejing, fût promulgué par tout l’empire. Un autel
taoïste fut construit dans la banlieue sud-est de la capitale et cent vingt
prêtres taoïstes furent conviés pour y célébrer leur culte. Kou convainquit
ensuite l’empereur d’adopter comme nom de règne celui de “Souverain
parfait de la Grande Paix” et d’en assumer le rôle. Cela donna lieu à une
cérémonie solennelle où Kou fit don à l’empereur de talismans et de
registres en confirmation de sa vertu impériale. Ainsi fut inaugurée une

89
série de cérémonies d’investiture, qui dura jusqu’en 574, où les empereurs
recevaient confirmation de leur mandat de la part des taoïstes.
Cependant, la communauté taoïste de la capitale ne survécut guère à
la mort de Kou Qianzhi en 448. Sa dispersion fut ordonnée en 548. Mais
cet épisode marque une date dans l’histoire du taoïsme car ce fut la
première fois que cette religion fut instituée officiellement comme religion
d’État.
Le Daozang nous conserve le texte de Kou Qianzhi qui fut à
l’origine de son Code religieux destiné à épurer la “fausse doctrine des trois
Zhang” (les Maîtres célestes fondateurs), à en faire disparaître les pratiques
sexuelles, l’imposition de taxes religieuses sur les fidèles, le caractère
héréditaire des fonctions, la coutume des banquets. On y voit Kou
condamner les mouvements messianiques, préconiser la copie et la
récitation psalmodiée de textes sacrés, du Daode jing en particulier,
instituer pour ses fidèles des règles de bon comportement et réglementer les
règles qui président à la formulation écrite des requêtes adressées aux
divinités et les rites qui gouvernent l’“entrée dans la chambre pure” où se
recueille le maître pendant que les fidèles restent à la porte pour procéder à
la confession de leurs péchés. Les bons feront partie du “peuple semence”
et auront la vie éternelle; les mauvais renaîtront comme insectes ou
animaux et seront passibles de l’enfer.
Les Maîtres célestes virent leur influence décliner aux siècles
suivants avec l’apparition de nouvelles révélations et de nouveaux
courants; ils furent alors rangés au plus bas échelon de la hiérarchie des
écoles taoïstes. Il semble qu’aucun texte spécifique de cette école soit
apparu sous les Six Dynasties, mais une grande collection, le Zhengyi
fawen, réunissant les textes de l’école, fut constituée à la fin de cette
époque et continua d’être complétée sous les Tang. Éparpillée par la suite
en plusieurs volumes, elle ne nous est cependant pas parvenue comme telle.

90
Sous les Tang, vers la fin du VIIIe siècle, se développèrent un centre
et une nouvelle lignée des Maîtres célestes au Longhu shan, et les
circonscriptions religieuses disparurent. L’activité de ce centre était
essentiellement consacrée à la rédaction et à la vente aux Inspecteurs des
mérites, c’est-à-dire aux chefs de l’organisation liturgique, de registres
d’ordination qui avaient valeur de talismans protecteurs et auxquels un
culte était rendu. Au IXe siècle se forment des associations et des guildes
patronnées par des saints locaux placés sous l’égide de l’Église Zhengyi,
qui deviennent des centres de cultes locaux et qui continuent de subsister
de nos jours. Cette Église taoïste joue alors un rôle important dans
l’établissement, en marge de l’administration officielle, de réseaux
d’échanges commerciaux et culturels réunissant des villages ou des
commerçants entre eux.
L’Église Zhengyi bénéficia d’un notable regain sous les Song, que
renforça l’appui officiel des empereurs de la dynastie des Ming; ses prêtres
furent alors promus au rang de chefs de file de tous les courants taoïstes qui
s’étaient formés entre-temps. Aujourd’hui, leur secte est la plus florissante
et la plus active parmi les diverses tendances taoïstes qui subsistent.

BIBLIOGRAPHIE
Études

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Julius-Maximilians-Universitât, Würzburg, 1987; compte rendu par A. SEIDEL, “Early
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" Les fêtes de cuisine du taoïsme religieux”, ibid., 1971-1972, p. 431-440.

CHAPITRE IV: GE HONG ET SA


TRADITION

I. GE HONG

Ge Hong (ca. 280-ca. 340) est un témoin important de la longue


tradition qui le précède et qui se rattache au milieu des chercheurs
d’immortalité des Han. Il est l’un des maillons dans la chaîne de ceux qui
perpétuèrent et développèrent la pensée corrélative de l’École des Cinq

92
Agents. Le texte qu’il nous a laissé, qui porte son nom de plume, le Baopu
zi (le “Maître qui embrasse la Simplicité”, une expression de Lao zi), n’est
malheureusement pas un exposé méthodique des techniques dont il fait état
et ne nous permet donc pas de les retracer de façon précise. Il nous livre
cependant assez d’indications pour le rattacher à d’autres écrits qui, bien
que souvent tronqués et altérés, le complètent, ce qui nous permet de nous
faire une idée des croyances et pratiques qui eurent cours au moins depuis
les Han jusqu’à lui, et de constater l’unité qui, malgré une évolution
certaine, relie entre eux les courants taoïstes depuis les Han jusqu’au
Moyen Âge chinois (IVe-VIe siècle). Par ailleurs, il est devenu une
référence pour de nombreux auteurs postérieurs, qui l’ont cité, ou qui se
sont réclamés de lui en signant leurs textes de son nom, comme il était de
coutume en Chine ancienne de la part de ceux qui se reconnaissaient
comme les fils spirituels d’un grand maître. Enfin, il est le seul auteur dans
toute l’histoire du taoïsme à exposer un point de vue personnel et, pour la
même raison, le seul dans l’antique tradition des techniques d’immortalité à
les placer dans un contexte général taoïste de recherche d’immortalité, au-
delà de simples procédés d’hygiène ou de thérapie.
On a beaucoup présenté Ge Hong comme un alchimiste. Pour n’être
pas complètement faux, c’est cependant inexact: c’est avant tout un
chercheur d’immortalité et, à cet égard, il précise que, bien qu’il s’agisse là
de son souci dominant, cette seule quête ne définit pas le taoïsme. Et si
l’oeuvre alchimique a sa préférence en ce qu’il la considère comme
indispensable et décisive, il affirme maintes fois que de nombreuses autres
conditions et pratiques sont non moins indispensables. Il expose donc à la
fois sa croyance en l’immortalité et les multiples exigences auxquelles cette
quête doit se plier, sans grande continuité méthodique et sans faire un
véritable effort de synthèse. Aussi son ouvrage est-il aussi riche que touffu,
et parfois anarchique.

93
Nous commencerons par le situer en tentant de reconstituer la
lignée de maîtres et de textes dont il se réclame, puis, après avoir exposé
les grandes lignes de sa thèse, nous tenterons de donner un aperçu des
différentes méthodes dont il fait état, en complétant ses dires à l’aide de
textes qui décrivent celles-ci de façon plus détaillée et qui, ou bien lui sont
contemporains selon toute vraisemblance, ou bien relèvent des écoles dont
il se réclame.

A. La tradition de Ge Hong

Ge Hong appartenait à une famille aristocratique du sud de la


Chine, région où le mouvement des Maîtres célestes ne s’était jusque-là
que fort peu propagé et qui avait maintenu la tradition des fangshi.
Il représente une longue lignée dont on peut remonter l’origine au
moins jusqu’aux fangshi qui entouraient l’empereur Wu des Han. Les
immortels ou chercheurs d’immortalité dont il fait état sont ceux dont nous
entretiennent aussi bien Zhuang zi que les Chuci et les histoires officielles
des dynasties qui l’ont précédé, ainsi que des hagiographies antérieures
comme le Liexian zhuan. Outre ces personnages, il fait constamment
allusion à des écrits et à des méthodes dont le nombre et la diversité
attestent de l’activité et des spéculations séculaires dont il a hérité,
certaines des méthodes qu’il expose pouvant être directement reliées à un
savoir remontant aux Royaumes combattants (au IIIe siècle au moins). De
plus, il fait l’inventaire de la bibliothèque de son maître, dont
malheureusement presque tous les ouvrages ont disparu et nous sont
inconnus, mais qui est un témoignage de plus de cette longue histoire et de
l’ancienneté de ses racines.
Ici nous sommes en présence d’un fait qui distingue complètement
cette tradition de celle des Maîtres célestes. La révélation sur laquelle

94
s’appuyait celle-ci, en effet, ne se réclamait d’aucun écrit, mais simplement
d’une alliance, et la transmission du savoir et du pouvoir de maître à
disciple passait par les “registres”, par un inventaire de forces cosmiques
ou divines sur lesquelles le maître avait puissance. Dans la tradition dont
hérite Ge Hong, nous sommes tout de suite en présence d’une bibliothèque,
et de nombreuses références sont faites à des ouvrages.
Ge Hong dit avoir eu pour maître le disciple de son propre grand-
oncle, Ge Xuan (v. 238-250) qui lui-même avait été à l’école de Zuo Ci
(155-220), un fangshi de l’entourage de Cao Cao. De cette lignée lui
viendraient le Lingbao wufu jing, les “Cinq Charmes du Lingbao” qui
permettent d’entrer dans les montagnes, ainsi que l’“Écrit du Cinabre-neuf
et de l’Élixir d’or”, dont l’origine remonterait au moins à Li Shaojun,
l’alchimiste de la cour de l’empereur Wu des Han. Il se réclamait aussi de
son beau-père Bao jing (230 ou 260-330), un haut fonctionnaire issu d’une
famille de tradition taoïste, à qui aurait été transmise une méthode de
“libération du cadavre” par l’épée et qui aurait reçu en outre deux textes
fondamentaux du taoïsme, l’“Écrit des Trois Augustes” (Sanhuang wen)
qui lui aurait été révélé dans une grotte et qui permettait de “mander les
divinités du ciel et les esprits de la terre”, ainsi que le “Tableau de la forme
véritable des Cinq Pics”, un ouvrage originellement du type des
diagrammes cosmiques, dont la légende dit qu’il aurait été auparavant
révélé à l’empereur Wu. Ce texte est lié à l’art de mander les divinités des
jours marqués par le signe cyclique jia (les “Six jia”) et à un autre qui
contient la description des îles d’immortalité. Ge Hong détenait en outre
une méthode pour “marcher sur la Grande Ourse” qui permettait d’obtenir
le pardon de ses fautes et de faire inscrire son nom dans les cieux.
Tous ces textes, hormis le traité d’alchimie, sont de nature
semblable: ils sont en rapport avec les Cinq Agents et les cinq directions
qui leur correspondent. Ce sont des charmes qui permettent de mander et de

95
se concilier les esprits. De plus, ils sont tous passés entre les mêmes mains,
celles de personnages venus de tous les coins de la Chine et qui auraient
vécu à la cour de l’empereur Wu et de Cao Cao, où l’intérêt porté par ces
deux hommes d’État aux pratiques magiques et à la quête de l’immortalité
les avait rassemblés. Ces écrits existent encore dans le Daozang et, bien
qu’ils soient altérés, remaniés et tronqués, il est possible de constater qu’au
moins en partie ils correspondent à ce qu’en connaissait Ge Hong.
L’Écrit concernant les "Six jia" est un talisman qui permet de
mander les esprits et de s’asservir les démons, de se transformer et de
disparaître, et de commander aux forces de la nature: commander au soleil,
faire venir le tonnerre, faire se lever le vent et la pluie, tous arts où
excellent les saints taoïstes légendaires. Il permet également de "faire venir
la cuisine de voyage" (xingshu), une expression liée aux techniques
alchimiques, celle par exemple de Li Shaojun dont il était dit qu’il "faisait
venir les êtres [divins] en sacrifiant au fourneau", et qui évoque également
les "cuisines célestes" que sont les banquets où, au cours de cérémonies
rituelles déjà connues chez les Maîtres célestes, on faisait circuler (xing) les
plats et où l’on faisait venir les divinités qui participaient aux agapes. Le
terme de "cuisine" renvoie en outre à l’idée de cuisson et aux viscères qui
"cuisent" les aliments. Ainsi sont étroitement liées les notions de
convocation des esprits, de banquets communautaires et de méditations sur
les viscères.
L’"Écrit des Six jia" en livrant les noms et en décrivant l’aspect des
Six jia donne pouvoir sur ces divinités sur lesquelles nous aurons à revenir.
De même, l’"Écrit des Trois Augustes", celui des "Cinq Charmes"
(conservé en partie dans le Daozang) et celui des "Cinq Pics" étaient à
l’origine des charmes qui permettaient de faire apparaître des divinités et
des plantes de vie, autour desquels des textes se sont greffés. L’"Écrit des
Cinq Charmes" contient les noms de divinités corporelles et l’"Écrit des

96
Trois Augustes" permet d’invoquer des divinités célestes (le Très-Haut -
Gaoshang - ou le Haut Ciel - Gaotian) et astrales (soleil, lune et Grande
Ourse), ou naturelles et terrestres (les antiques dieux du soi et du fleuve), et
de maîtriser les génies malfaisants.

B. Le Tao et l’immortalité selon Ge Hong

Quant aux techniques alchimiques, nous y reviendrons plus loin.


Nous commencerons par nous arrêter sur le propos général de Ge Hong.
Nous l’avons dit, son unique visée est l’immortalité, ce qui confère à
l’ensemble de ces textes et de ces pratiques une unité incontestable en les
subordonnant toutes à cette préoccupation et en leur assignant à toutes un
rôle et un rang en fonction de ce but. De plus, il donne à son livre une
inspiration plus haute que celle qui émane des textes que nous venons de
présenter en le plaçant d’emblée sous le signe de ce qu’il appelle le
“Mystère” (xuan), comme le montrent les toutes premières lignes de son
Baopu zi.
" Le Mystère, dit-il, est l’ancêtre premier du Spontané,
la souche des multiples diversités.
Insondable et obscur en sa profondeur, aussi le dit-on imper-
ceptible;
étiré au loin dans la distance, aussi le dit-on merveilleux;
si haut qu’il couvre les neuf empyrées,
si large qu’il encercle les huit points cardinaux;
lumineux plus que le soleil et la lune,
prompt plus que l’éclair rapide;
tantôt il brille soudain et disparaît comme une ombre,
tantôt il jaillit en tourbillon et file comme une comète;
tantôt agité de remous profonds comme en un gouffre clair,

97
tantôt floconneux et brumeux, il s’élève en nuées;
il prend forme et genre, et il est (you),
il s’en remet à l’obscurité et à la solitude, et il n’est plus (wu);
il s’immerge au-delà dans la grande ténèbre et s’enfonce profond,
il s’élève au-dessus des étoiles et flotte très haut;
le métal ni la pierre ne peuvent égaler sa dureté,
et l’humide rosée ne peut atteindre à sa douceur.
Carré sans équerre, rond sans compas,
il vient et personne ne le voit,
il part et personne ne le suit;
par lui, le ciel est haut, la terre basse,
par lui, les nuages courent, la pluie se déverse.
Il porte en lui l’embryon de l’Origine Une,
il forme et modèle les deux Principes (Yin et Yang)
il exhale et absorbe la grande Genèse,
il incite et transforme la multitude des espèces,
il fait tourner les constellations,
il a façonné la Ténèbre primordiale,
il mène le ressort merveilleux de l’univers,
il exhale les quatre saisons,
il enclôt dans l’obscurité le vide et le silence,
il libère et déploie l’abondance naturelle,
il fait descendre ce qui est lourd et monter ce qui est léger,
il fait couler les fleuves Ho et Wei.
Qu’on y ajoute, et il n’augmente pas,
qu’on y retranche, il ne diminue pas,
qu’on lui donne, il n’en est pas glorifié,
qu’on lui ôte, il n’en souffre pas.
Où le Mystère est présent, la joie est infinie,

98
où le Mystère s’en va, l’efficience s’épuise, l’esprit disparaît”.

Ouvrant ainsi son Baopu zi sur le “Mystère” - un autre nom du Tao


-, Ge Hong place son ouvrage sous le signe de l’ineffable qui soutient et
englobe toute chose, et, plus particulièrement pour lui, sous le signe du
mystère et du merveilleux incompréhensible de la vie. Ce court morceau
que nous avons choisi de présenter au lecteur est très proche de la façon
dont les taoïstes (Huainan zi, par exemple) décrivent le Tao (ou le Saint;
comparer avec le Lao zi bianhua jing traduit par A. Seidel), qui est la
“souche”, l’“ancêtre”, l’unité première qui donne vie et forme à toutes les
multiplicités. En tant que tel, Il embrasse tous les contraires: il peut à la fois
être petit et grand, caché et manifeste, rigide et souple (les deux pôles de
l’univers dans le Yi jing), large et profond, ou horizontal et vertical, être là
ou n’y être pas. Il donne à chacun ses caractéristiques: la hauteur au Ciel, la
basseur à la Terre, la rapidité aux nuages, la fluidité à la pluie ...; et, plus
loin, de même, le Tao confère le mouvement au cercle et l’immobilité au
carré, l’élévation au mouvement d’ascension, l’abaissement au mouvement
de descente.
Celui qui parvient au Mystère, poursuit-il, est:
" si haut qu’on ne peut y atteindre,
si profond qu’on ne peut le sonder;
il chevauche la lumière fluide,
il fouette l’espace dans les six directions,
il traverse les immensités aquatiques,
il émerge au-delà de la hauteur,
il s’enfonce en deçà de la profondeur,
il franchit le seuil de la vastité,
il s’ébat dans la lande lointaine et retirée,
il s’ébroue dans la ténèbre indistincte,

99
il vogue à la pointe de l’indéfini,
il absorbe les neuf efflorescences au bord des nuages,
il savoure les six souffles de l’empyrée,
il va çà et là dans l’obscurité ombreuse,
il voltige dans l’infime ténu. "
"Celui qui parvient au Mystère" est décrit avec des termes qui
s’inspirent de ceux qui dépeignent les ébats du Saint dans le Zhuang zi ou
les randonnées extatiques du poète dans les Chuci, et qui avaient été repris
par un poète de cour comme Sima Xiangru sous les Han pour décrire
l’envolée céleste de l’"Homme grand". Il a pour éléments la lumière,
l’espace, la ténèbre, les nuées et l’empyrée, soit qu’il s’y ébatte, soit qu’il
s’en nourrisse, soit qu’il les exhale. Autant dire qu’il en est traversé tout
autant qu’il les “chevauche” ou les “foule”. Le vocabulaire employé vise à
donner une impression d’infini et de liberté tels qu’ils débouchent sur
l’indéfinissable. L’auteur puise dans l’arsenal des “impressifs” de la langue
chinoise, dont beaucoup sont repris à Zhuang zi et aux Chuci, qui décrivent
des mouvements d’ailes d’oiseaux qui montent et descendent, tournent,
viennent et s’en vont, ou encore l’obscurité de la ténèbre mystique,
l’errance libre, l’immensité déserte de l’espace, l’au-delà de toutes les
limites dans le sens de la verticale comme de l’amplitude.
En outre, pour traiter du caractère insaisissable du Tao (chap. IX),
Ge Hong utilise les termes de you et de wu (l’“existence”, l’“être-là”, et sa
négation); on retrouve alors Wang Bi qui, commentant le Daode jing,
écrivait de la Vérité ultime: “Nous voudrions dire que c’est le wu (il n’y a
pas) et pourtant il accomplit toute chose. Nous voudrions dire que c’est le
you (l’existence, l’être-là), et pourtant on n’en voit pas la forme” (Lao zi
14). Ge Hong, en effet, de reprendre, presque en écho (y aurait-il une
influence?): “Si l’on traite de son absence (wu), alors, ombre et écho, il est
comme présent (you); si l’on traite de sa présence (you), alors les dix mille

100
êtres sont comme une absence (wu)” (9, la). Le fin bout d’un poil
d’automne (ce qu’il y a de plus minime) est trop grand pour lui, et l’espace
immense ne lui suffit pas. Lao zi est rappelé: le Tao n’a pas de nom, le
terme de Tao est un “nom d’emprunt” (Lao zi 25) et, ajoute Ge Hong,
toutes les multiples dénominations, discriminations et spéculations dont il
est l’objet ne sont qu’égarements. On croirait alors entendre Zhuang zi:
“Maintenez-vous dans la quiétude, et il ne sera nul besoin d’exorcismes ni
d’invocations; le Tao est ici et non au loin, notre destin est en nous et non à
l’extérieur”. La première partie de ce propos illustre bien la double position
de Ge Hong: il se rallie d’une certaine façon au “taoïsme philosophique” de
Lao zi et de Zhuang zi qui enseignent que la quiétude seule suffit, et
pourtant, ailleurs, il leur reproche expressément de n’avoir livré aucune
méthode précise et consacre la plus grande partie de son oeuvre à en traiter.
La deuxième partie de ce propos constitue une prise de position
fondamentale pour lui, ainsi que pour de nombreux auteurs qui emploient
la même formule; en opposition avec la première partie de sa phrase, elle
justifie la nécessité de toutes les méthodes: l’immortalité est en effet entre
nos mains; elle n’est pas affaire de destin; elle est le fruit d’un long effort.
Mais les grands principes ne suffisent pas - Lao zi et Zhuang zi volent trop
haut et n’apportent aucune aide à ceux qui recherchent l’immortalité,
estime Ge Hong qui, tout en affirmant que le taoïsme ne se borne pas à
“nourrir la vie”, consacre le plus gros de son ouvrage à des méthodes
permettant de devenir immortel.
Aux termes de la conception du taoïsme selon Ge Hong, qui divise
son Baopu zi en deux parties, l’une exotérique qui est consacrée au
confucianisme, l’autre ésotérique, consacrée au taoïsme, celui-ci est le
complément de celui-là. Au confucianisme qui se préoccupe d’ordonner la
société et le comportement des hommes répond le taoïsme qui préconise le
renoncement aux honneurs et aux biens matériels, au savoir, au monde

101
extérieur, aux désirs personnels. A la multiplicité complexe des règles de
vie confucéennes, il oppose l’enseignement silencieux du taoïsme et la
simplicité de ses prescriptions. A chacun son domaine, dit Ge Hong pour
qui Huang di est le seul à avoir su cumuler la sagesse confucéenne et la
sainteté taoïste; il donne ainsi son explication de la figure ambiguë de ce
personnage, à la fois sage souverain et mystique taoïste, et le présente en
même temps comme une exception qui confirme le fait que, selon lui, la vie
officielle et les soucis du gouvernement sont incompatibles avec la quête
d’immortalité: les anciennes visées politiques du taoïsme ont disparu.
Pourtant Ge Hong, en une formule fréquente dans les textes taoïstes,
déclare que, dans le taoïsme, “la culture de soi-même et le gouvernement
de l’État” vont de pair, ce qui signifie que les principes qui président à ces
deux ordres d’action sont identiques. Mais les moyens ne sont pas les
mêmes que ceux du confucianisme, car, pour le souverain taoïste, c’est par
la rectitude intérieure seule, simplement en se plaçant dans la droite ligne
du Tao, en la respectant et s’y soumettant lui-même, que toutes choses
s’ordonnent selon l’harmonie naturelle, sans qu’il soit nécessaire
d’instaurer rites ni règles de morale et de comportement, ni aucun moyen
de gouvernement spécifique.
Car les immortels existent, bien qu’ils ne soient pas visibles au
vulgaire et que celui-ci n’y croie pas. Et c’est contre ce scepticisme que Ge
Hong s’élève en une argumentation passionnée. Il se soutient de la réalité
des expériences qu’il rapporte, d’où l’importance de la relation des
mirabilia opérées par les immortels et rapportées par les hagiographies et
les histoires officielles. Il n’y a pas de limites aux merveilles du monde,
lance-t-il, alors comment pourrait-on penser les connaître toutes, et
pourquoi nierait-on celles-là, nous qui ignorons presque tout de ce qui est
au-dessus du ciel et sur la terre? Pourquoi se limiter à ce que nous voyons
et entendons; c’est là s’amputer; ne pas croire à l’irrationnel, ne s’appuyer

102
que sur l’existence quotidienne et le concevable, n’est-ce pas trop triste et
pitoyable? Prenons donc le parti d’aller, comme le Saint, au-delà; la
sagesse confucéenne, qui est d’ordre humain, est facile à comprendre parce
qu’elle s’appuie sur des évidences premières, mais elle est incomplète au
regard de la sainteté taoïste laquelle traite du mystère, de la vie, de choses
difficiles à comprendre, qui dépassent les évidences, et connaît la longévité
et l’immortalité. L’immortel est aussi réel et aussi caché que la pierre
précieuse dans sa gangue, et ce n’est pas parce que celle-ci est dissimulée
dans son enveloppe qu’elle n’existe pas. La possibilité de changer la nature
est inscrite dans le monde, les métamorphoses sont courantes, pourquoi
donc un homme ne pourrait-il se transformer lui aussi en immortel? Nous
ne sommes pas ni ne devons donc nous concevoir comme immuables.
Affaire de croyance, conclut-il, qui ne peut se forcer: Ge Hong déclare ne
s’adresser qu’à ceux qui croient aux choses extraordinaires, aux merveilles
que taisent les classiques confucéens dont ce n’est pas le propos, et tient
qu’il est inutile de chercher à convaincre les sceptiques.
Ge Hong place l’existence de l’immortel au rang des phénomènes
naturels de transformation et, pour étayer sa thèse de la réalité de cette
existence, use de l’argument des métamorphoses qui s’accomplissent dans
la nature, que déjà décrivaient complaisamment les écrivains de
l’Antiquité, Zhuang zi, Huainan zi et Lie zi, et qui rendent compte du
continu cosmique et du devenir. Néanmoins, en comparant les
métamorphoses naturelles à la teinture, à l’instar du Huainan zi qui les
rapprochait de l’obtention de la toile à partir du chanvre, il fait intervenir
un élément de “travail”: naturelle, l’immortalité est cependant une
transformation et le résultat d’une action. Mais elle est phénomène de
nature, quoique poussé un peu plus loin; qu’elle soit inexplicable n’est que
le signe de notre incapacité à comprendre. Mais il y a plus. Pour lui, la mort
ne semble pas être un phénomène aussi naturel qu’il y paraît. Elle est le

103
résultat de forces contraires, miasmes de toutes sortes, maladies,
vieillissement... qui peuvent se combattre.
Tout d’abord, il faut faire la différence entre la longévité et
l’immortalité, la première n’étant qu’une étape vers la seconde et une
condition nécessaire. D’autre part, il existe trois sortes d’immortels. Ge
Hong, comme la plupart des textes taoïstes, distingue entre ceux qui vivent
sur terre, les immortels terrestres qui jouissent de pouvoirs surnaturels,
ceux qui s’établissent dans le Kunlun (l’axe du monde), et ceux qui
demeurent dans les cieux (4, 7b). Ailleurs (2, 8b), il place au plus bas ceux
qui opèrent la “délivrance du cadavre” (voir plus bas), au-dessus desquels
se situent les “immortels terrestres” (souvent confondus avec les premiers
dans les textes taoïstes), ce qui est parfois le résultat d’un choix volontaire
de la part de ceux qui ne veulent pas renoncer aux désirs ordinaires et ne
souhaitent pas même monter dans le vide (3, 8a); puis viennent les
“immortels divins” qui “montent au ciel en plein jour”: ceux-ci ont réussi à
préserver leur intégrité corporelle et à rendre leur corps assez pur et assez
léger pour monter avec lui aux cieux.
En tout état de cause, l’immortalité est physique. La notion
d’immortalité évoluera, mais il est certain que pour Ge Hong, et
vraisemblablement pour la plupart des taoïstes de son époque, elle est
corporelle; il ne s’agit pas simplement d’un état de conscience. Une bonne
partie des pratiques vise à purifier et à sublimer le corps, et la sainteté passe
par cette sublimation. En revanche, malgré une notation assez curieuse
mais, semble-t-il, isolée (8, 2a), selon laquelle l’Élixir alchimique assure
l’immortalité du monde entier et non d’un seul individu, l’immortel de Ge
Hong, bien qu’il s’ébatte dans les sphères infinies, ne paraît pas vraiment
revêtir l’aspect cosmique de celui de Zhuang Zi.
Corporelle et, en quelque sorte, naturelle, mais “divine” pourtant et
exceptionnelle, l’immortalité s’acquiert au prix d’un long labeur. Elle peut

104
et doit être cultivée. Ge Hong prend en cela position dans un long débat qui
a occupé la Chine avant et après lui: l’immortalité, la sainteté sont
possibles, mais doivent se conquérir et ne sont pas innées. C’est, aux yeux
de Ge Hong, le but de toutes les pratiques, qui ne doivent pas se résumer à
une seule, qui se complètent les unes les autres, et dont on doit connaître à
la fois l’utilité et les limites pour chacune.
La première condition pour acquérir l’immortalité est d’y croire. Ge
Hong insiste beaucoup sur la foi et le ferme propos. L’ascèse est longue et
dure, et si la volonté de l’adepte n’est pas fermement ancrée, il est voué à
abandonner son entreprise en cours de route et donc à échouer. Ce ferme
propos, cette foi, sont un don; ils font partie de la destinée de chacun, de la
vocation innée de l’individu à se consacrer à cette recherche, et ne peuvent
se fabriquer. Vocation est le mot propre, nous paraît-il, car Ge Hong
explique qu’elle dépend de l’étoile qui préside à notre naissance (7, la) et
qui prédestine chacun à se consacrer à tel ou tel art ou métier. En raison de
cette condition de vocation, le mouvement premier vers la quête doit être
spontané. D’où il s’ensuit qu’il est inutile de faire du prosélytisme.
En outre, il faut trouver un maître compétent qui non seulement
transmettra les écrits secrets, mais aussi les complétera des indications
orales indispensables et saura être un guide averti. Mais il n’acceptera pour
disciple que celui dont il aura longuement éprouvé la fermeté et la
persévérance (par exemple 14, 5a). C’est parce que le choix d’un maître
capable est déterminant que Ge Hong vitupère aussi violemment que les
confucianistes contre les faux maîtres, les charlatans et les messies de tous
bords qui induisent le peuple en erreur et abusent de lui.
Cependant, la guidance du maître et l’assistance des dieux ne sont
que des adjuvants. il n’est que soi-même pour préserver sa propre vie et
obtenir la longévité, ce qui n’est affaire, en ultime ressort, ni de moralité ni
d’intelligence (7, 2b-3a). Ge Hong critique vertement ceux qui en appellent

105
aux dieux pour obtenir le bonheur et qui accusent les démons de tous leurs
maux, au lieu de reconsidérer leur propre comportement. Il ne croit pas à
l’efficacité des sacrifices et des prières lorsqu’ils sont le fait d’hommes
dissolus et de pécheurs invétérés. “Notre destin est entre nos mains”: qu’y
peuvent les dieux si nous détériorons notre corps par nos actes? Nous
entendons ici le “technicien” parler.
Et tout premièrement, il est élémentaire de suivre un mode de vie
sain, tant moral que physique. Moral, parce qu’il faut préserver la sérénité
indispensable, ne pas être troublé par des désirs, désir sexuel ou désir de
pouvoir et de renommée. Les règles que préconise Ge Hong relèvent de la
morale courante. La seule particularité que l’on puisse noter réside en une
forme d’amour universel qui doit être étendu jusqu’aux “êtres rampants”
(6, 5a-b et 3, 8b). Les prescriptions de convivialité villageoise ont disparu,
ce qui n’est pas pour nous étonner, étant donné le milieu social de Ge
Hong.
Le châtiment d’une faute peut retomber sur les membres de la
famille du fautif, ce qui correspond au système pénal et à la notion de
solidarité familiale de la Chine ancienne. Les fautes doivent être rachetées
(outre les moyens rituels indiqués par les textes) par un acte compensatoire
de la même nature que la faute commise: ainsi, celui qui aura bénéficié
d’un bien mal acquis devra faire des largesses aux indigents, celui qui aura
laissé accuser un innocent à sa place devra se faire un devoir de
promouvoir des hommes compétents à des postes de fonctionnaires.
Quant aux prescriptions que donne Ge Hong pour mener une vie
physiquement saine, elles sont de bon sens et se retrouvent à peu près
identiques dans les textes taoïstes de la même tendance (821, 3b; 862, 9b et
13a). Il faut éviter tous les excès: ne pas rester trop longtemps assis ni
debout ni couché, ne pas trop se fatiguer ni trop se reposer, ne pas manger
ni boire excessivement, ne pas s’abstenir de relations sexuelles ni en

106
abuser, ne pas se laver trop souvent, ne pas fatiguer ses yeux à regarder
trop loin, etc. (13, 7b-8a). Il faut aussi savoir éviter les maladies et les
guérir. C’est à quoi visent des pratiques d’ordre divers, comme l’absorption
de drogues, la circulation du souffle, les exercices gymnastiques et
certaines méthodes de méditation visuelle.
Bien sûr, il importe également de savoir parer aux dangers, bêtes
malfaisantes ou ennemis politiques. C’est la véritable raison d’être des
pouvoirs surnaturels que confèrent certains charmes ou certaines pratiques
qui permettent de disparaître ou de se métamorphoser, ou encore de devenir
invulnérable, et dont nous pouvons noter que certaines remontent aux
Royaumes combattants et faisaient partie de l’art de la guerre.
L’assistance des dieux est indispensable pour chasser les maux,
c’est pourquoi il faut connaître les recettes qui donnent les moyens de les
mander. En outre, il est bon et nécessaire de stimuler les forces vitales, soit
avec des drogues ou des exercices corporels, soit en animant les dieux qui
sont à l’intérieur du corps (6, 3a).
Après ce bref exposé de l’organisation d’ensemble qui, selon Ge
Hong, doit gouverner l’utilisation des méthodes destinées à assurer
l’immortalité, nous tenterons, avant de passer à la présentation de ces
méthodes mêmes, de donner un tableau général de la vision du monde et de
l’être humain qui les sous-tend telle qu’on peut la reconstituer à partir d’un
ensemble de textes qui relèvent de la tradition dont se réclamait Ge Hong et
dont une partie au moins lui est antérieure (comme, outre ceux dont il a été
question au début de ce chapitre, le Huainan zi et le commentaire de
Heshang gong au Daode jing, par exemple) ou contemporaine. Cette
conception du monde et de l’homme a continué, bien après Ge Hong, à
constituer le substrat de la cosmologie et de l’anthropologie taoïstes jusqu’à
nos jours, bien qu’ayant été enrichie au cours des ans.

107
II. L’ART DE “NOURRIR LE PRINCIPE VITAL”,
YANGSHENG

Yangsheng, l’art de "nourrir le principe vital" (une expression


utilisée par Zhuang zi), consiste à adopter un mode de vie réglé sur des
principes d’hygiène physico-mentale qui n’est pas propre au taoïsme et qui
appartient au vieux fonds chinois; mais le taoïsme l’a adopté, développé et
coloré à sa façon en faisant intervenir la notion de “Souffle primordial”
(Yuanqi), en l’associant à des instances et à des divinités taoïstes, ainsi qu’à
des pratiques plus spécifiquement religieuses, en lui donnant une
dimension cosmique et en y ajoutant la notion de purification et de
sublimation. Même lorsqu’elles semblent éclipsées par de nouvelles
tendances, les règles de cet art sont au fondement de toutes les pratiques
taoïstes de tous les temps - exorcismes, thérapies, liturgie, “alchimie
intérieure” - et n’ont pas cessé à toutes les époques de faire l’objet
d’exposés divers.
Cet art est traditionnellement comparé à celui du gouvernement
d’un pays: il consiste à régler, et par là à assainir (les deux sens du mot
“zhi” qui est utilisé pour dire “gouverner”), les forces vitales, c’est-à-dire,
principalement, le souffle (qi) et l’essence séminale (jing). Deux principes
fondamentaux régissent la bonne utilisation de celles-ci: les préserver en
évitant de les dépenser outre mesure et inconsidérément, et les faire circuler
de façon équilibrée afin de les rendre harmonieusement actives; tout
malaise, toute difficulté provient d’un manque, d’un excès ou d’un blocage,
c’est là une des règles essentielles de la médecine tout comme de la
cosmologie chinoise. L’histoire de Yu le Grand, l’un des patrons du
taoïsme, en témoigne, qui sut "guérir" (zhi) la Chine des “Grandes Eaux”,
non en établissant des barrages comme son père qui échoua, mais en
ouvrant aux eaux des voies naturelles dans le sens des lignes de force de la
géographie terrestre. De là vient qu’il faut connaître la carte du monde et

108
celle du corps pour savoir y guider et y faire circuler les forces vitales.

A. Cosmologie et anthropologie

1. La vie et la mort

La conception de la vie et de la mort de l’être humain dans la


tradition de Ge Hong tient de deux grands principes d’inspiration: d’une
part, la notion même de vie qui se définit principalement en termes de
solidarité et d’harmonie avec la Nature, d’autre part, l’aspiration dominante
de sa tradition qui est l’immortalité. En tant qu’harmonie avec la Nature,
cette notion de vie relève en grande partie des principes de l’École du Yin-
Yang et des Cinq Agents que nous avons brièvement exposés dans
l’introduction de cet ouvrage, auxquels s’ajoutent des croyances
traditionnelles de la vieille Chine qui gouvernent toutes les pratiques.
La vie est "souffle"; la mort survient lorsque le souffle disparaît,
mais aussi le corps humain est la demeure d’esprits divers et nombreux qui
l’animent; la vie ne dure que tant que ceux-ci y sont présents, et leur départ
signe la mort. Par ailleurs, l’étoile qui préside à la naissance de chacun
assigne une durée de vie définie qui peut être raccourcie en châtiment de
mauvais comportements. Certains esprits, comme le dieu du destin
(Siming), celui du foyer et les “trois vers” (ou “trois cadavres”), déjà
mentionnés dans les weishu, surveillent les actes des êtres humains et en
font régulièrement un rapport au Ciel qui sévit en raccourcissant le lot de
vie dévolu initialement au fautif, le pire des châtiments qui peuvent frapper
des chercheurs d’im-mortalité. C’est dans cette idée que plus tard furent
rédigés les barèmes des mérites et des fautes qui établissaient le compte des
jours à vivre, retranchés ou ajoutés selon les fautes commises ou les mérites
acquis, dont le plus ancien connu date de 1171, qui se multiplièrent et

109
jouèrent le rôle de guides personnels pour la conduite des adeptes dans le
cadre de la morale populaire à partir du XVIIe siècle.

2. Le panthéon céleste et terrestre

Les divinités ou esprits principaux que nous aurons à ren-contrer


sont, sur le plan cosmique: les Trois-Un, des divinités astrales et
chronocalendériques, et les divinités présidant aux quatre points cardinaux
et au centre. La plupart sont d’origine ancienne.
L’Un, déjà exalté par Lao zi et Zhuang zi qui préconisent de
l’“embrasser” ou de le “garder”, est soit identifié au Tao, soit considéré
comme engendré par Lui: selon les interprétations, il est la Vérité ultime ou
sa première forme connaissable. Il se réfléchit sur les trois plans de
l’univers. Le principe de la triade est, selon Lao zi, ce qui a donné
naissance au monde: c’est le chiffre Trois de l’Harmonie et de l’Homme,
celui de l’Enfant, celui du fruit de l’union du Ciel et de la Terre, ou du Yin
et du Yang. Ces Trois-Un, en raison de leur primordialité, sont aussi
appelés les Trois Originels (sanyuan): nous retrouvons encore les
croyances des weishu.
Les Liujia sont des divinités que les weishu mettent au rang des
entités cosmiques, avec le Ciel, la Terre et les quatre saisons. Elles sont
liées aussi aux spéculations calendériques qui gou-vernaient l’étude des
influences astrales et qui jouaient un rôle important dans la connaissance
indispensable des jours fastes et néfastes qui dicte toute action religieuse.
Selon le comput chinois des jours, elles président, dans l’ensemble des
soixante signes cycliques qui jouent un grand rôle dans la divination (Ngo
van Xuyet, p. 193), aux premiers jours de chaque décade ou de chaque
lunaison ou année. Ce sont donc des dieux chronocrators qui gouvernent le
repérage du temps. En outre, selon Du Guangting, le grand ritualiste du IXe
siècle, elles interviennent dans la formation de l’embryon, tout comme le

110
font les Neuf Cieux suprêmes, selon les textes du Shangqing.
Aux divinités célestes correspondent des divinités terrestres, dont
les principales sont simplement des hypostases très anciennes des quatre
points cardinaux et du centre. Soit des animaux héraldiques (dragon pour
l’est, oiseau rouge pour le sud, tigre pour l’ouest, tortue pour le nord), soit
les “Cinq Empereurs” demeurant en ces cinq points qui sont marqués par
les Cinq Pics sacrés du taoïsme, des monts qui "fixent" la terre, c’est-à-dire
qui assurent sa stabilité, laquelle constitue sa vertu essen-tielle, et qui sont
en relation d’analogie avec les cinq planètes. Ces divinités, animaux
héraldiques ou empereurs, ont donc pour fonction, elles aussi, de construire
l’espace, terrestre celui-là, et ainsi de déterminer un centre et de protéger
l’adepte.
Aux pôles terrestres demeurent également des génies, hérités de la
mythologie chinoise. Au centre se dresse le Kunlun, axe de la terre, dont la
cime touche à l’étoile polaire et dont les fondements s’ancrent dans les
enfers (les “sources jaunes”). Réplique terrestre du Boisseau, il assure les
mêmes fonctions. Il est la demeure de l’antique Reine mère d’Occident et
des immortels terrestres. La plus ancienne description détaillée que nous en
ayons est dans le Huainan zi qui le présente comme un lieu paradisiaque et
initiatique entouré d’une “eau molle” sur laquelle aucune plume ne peut
surnager: on ne peut y accéder que par les airs.

3. Le corps

L’ouvrage le plus ancien qui décrive la physiologie taoïste est le


Huangting jing qui le fait en termes cryptiques; c’est un ouvrage de
référence qui a donné lieu à plusieurs commentaires et à de nombreux
développements (cf. H. Maspero, Le Taoïsme, et I. Robinet, Méditation
taoïste).
Le corps, à l’instar de l’univers, est divisé en trois parties, dont

111
chacune comporte un centre, appelé “champ de cinabre”, où viennent se
loger chacune des hypostases de l’Un primordial. Ainsi dans le bas-ventre
se situe le champ de cinabre inférieur qui porte différents noms, dont celui
de “porte du destin” (ming: "destin" désigne aussi la force vitale), et qui est
placé, selon les textes, à deux ou à trois pouces sous le nombril; dans le
buste, le champ de cinabre médian est logé dans le coeur, ou “palais
écarlate”; dans la tête le champ de cinabre supérieur occupe un “palais” qui
s’appelle le niwan. Dans ces trois champs de cinabre demeurent aussi les
“trois vers” qui sont des principes de nature chtonienne, destructeurs et
mortifères. Ainsi, ces champs de cinabre sont trois lieux choisis, porteurs à
la fois de salut et de mort, demeures des Originels célestes et des démons
terrestres.
Tandis que les trois champs de cinabre correspondent à l’axe
vertical du monde, les cinq zang (“réceptacles”) - foie, coeur, rate,
poumons et reins - sont les points privilégiés de la relation de l’homme au
cosmos en tant que placé sous la direction des Cinq Agents, c’est-à-dire
dans le sens horizontal. Ceux-ci, à travers les zang, règlent donc la vie et
l’équilibre de l’être humain, chacun selon son propre moyen d’action (tel
ou tel aliment, couleur, son, etc., homologable à l’un des Cinq Agents) et
selon son temps, heure de la journée ou saison. Les zang sont la réplique
des cinq planètes et des Cinq Pics sacrés. Ils sont en outre le réceptacle de
forces spirituelles qui sont (avec quelques variantes selon les textes), dans
l’ordre: les hun (âmes Yang et célestes), l’esprit (shen), la volonté, les po
(âmes Yin et terrestres), et l’essence séminale (jing).
Le corps est en outre habité de vingt-quatre esprits de lumière, que
connaissent aussi les Maîtres célestes sous d’autres noms, et qui
correspondent aux vingt-quatre périodes tropiques solaires, ou “souffles”
de l’année.

112
B. Les pratiques élémentaires

C’est à partir de ce tableau général que nous pouvons maintenant


exposer les diverses sortes de pratiques auxquelles se livraient ces taoïstes.

1. La pureté

Toute pratique exige un certain état de pureté morale et rituelle.


Pureté physique obtenue par des ablutions et par le jeûne, mais aussi pureté
mentale: l’adepte doit se retirer afin d’écarter de lui toute personne
ordinaire, impure ou sceptique, et demeurer dans un état de quiétude.
Aucune pratique ne peut être efficace sans l’assistance des dieux qui sont
conviés par une cérémonie religieuse préliminaire, et ceux-ci ne viendraient
pas ou se retireraient si quelque incrédule ou quelque source d’agitation
était présent. En outre, les esprits aiment la paix et quittent les lieux
troubles. Ne fût-ce que pour garder ses dieux intérieurs, la sérénité est donc
indispensable. C’est aussi pourquoi les taoïstes aiment à oeuvrer dans les
montagnes; mais Ge Hong précise qu’il faut choisir des “grandes
montagnes” qui sont gouvernées par des dieux, et non des “petites
montagnes” infestées de génies inférieurs (génie des arbres, des pierres,
vampires...) (4, 16b-17a); c’est là se démarquer des croyances populaires.
C’est encore la raison pour laquelle Ge Hong pense que les hommes
occupés à remplir des fonctions officielles, accablés de soucis, ne peuvent
se livrer à la quête d’immortalité.
Outre les montagnes, les adeptes disposent d’oratoires qui ont leur
ancêtre dans ceux des Maîtres célestes, appelés “chambres de pureté”, dont
la construction et le mobilier obéissent à des normes précises. De plus, ils
procèdent, au début de chaque méditation, à l’instauration symbolique
d’une aire sacrée et fermée en faisant venir aux quatre coins les quatre
animaux héraldiques qui ferment et protègent leur espace.

113
2. Le temps

Le temps est qualitatif et cyclique, défini par les évolutions du Yin,


du Yang et des Cinq Agents.
Le partage du jour étant défini, à l’instar de l’année, par les
influences du Yin et du Yang, il convient de ne s’exercer qu’aux moments
du “souffle vivant”, c’est-à-dire aux heures Yang qui vont de minuit à midi.
Pour la plupart des pratiques il est tenu compte de la saison en cours
pour déterminer l’orientation de la prière et l’identité des divinités ou
instances à faire intervenir, empereurs des quatre points cardinaux, astres,
souffles colorés, etc. Particulièrement cruciales sont les “huit articulations”
de l’année, les moments où l’équilibre entre le Yin et le Yang change; ce
sont les premiers jours de chaque saison, les solstices et les équinoxes,
deux temps de Yang ou de Yin à leur acmé, et deux d’équilibre entre eux.
Aussi une bonne partie des pratiques à mettre en oeuvre doivent-elles l’être
particulièrement à ces moments-là. En outre, on trouve dans les oeuvres de
Ge Hong, comme dans d’autres postérieures comme celles du Shangqing
qui relèvent d’une même lignée, des notations sur les jours fastes et
néfastes qui font partie de l’héritage légué par les hémérologues des
Royaumes combattants.

3. Les drogues

Parmi les procédés mineurs, Ge Hong compte l’absorption de


drogues, soit végétales, soit minérales. A cette époque et dans ce courant,
les taoïstes, à la différence des Maîtres célestes, sont quelque peu
herboristes et médecins. Depuis le temps des Han, une spécialisation s’était
opérée, et le courant médical s’était distingué de celui du taoïsme. Mais il
n’en fut jamais complètement séparé: Sun Simiao, le célèbre médecin des
Tang, a composé des ouvrages traitant de méditation taoïste; en outre, les

114
taoïstes continueront de préparer des drogues et plusieurs seront appelés au
chevet d’empereurs malades. Nombreux furent ceux que les rites ou la
méditation guérirent - fondateurs d’écoles, grandes figures du taoïsme ou
empereurs.
Cependant, Ge Hong traite de quelque chose d’un peu différent. Les
drogues végétales des taoïstes leur sont spécifiques, précise-t-il; ce ne sont
pas les mêmes que celles dont les botanistes font la nomenclature. Les plus
particulières sont les zhi, des herbes miraculeuses dont les descriptions sont
fantas-tiques (une partie du chap. XI du Baopu zi et un traité entier contenu
dans le Daozang leur sont consacrés) et qui n’appa-raissent dans les
montagnes qu’aux initiés après qu’ils se sont concilié les dieux par certains
rites. Les minéraux les plus utilisés pour composer les drogues sont le
cinabre, le réalgar, la malachite, le soufre, le mica, le salpêtre et l’orpiment.
Plusieurs d’entre eux sont appréciés pour des raisons symboliques. Ainsi le
mica parce qu’il résiste au feu et à la pourriture et qu’il rassemble toutes les
couleurs du prisme. La couleur rouge du cinabre (rouge, emblème du
Yang), l’éclat de l’or et son caractère inaltérable, les noms chinois du
réalgar (“le jaune mâle”, jaune est la couleur du centre) et de l’orpiment
(“jaune femelle”) expliquent au moins en partie le prix qu’on leur attache.
Les drogues alchimiques, dit en effet Ge Hong, sont d’une nature différente
de celles qu’utilisent les médecins. Elles sont secrètes et chères, car elles ne
visent pas simplement à guérir, mais contribuent aussi à assurer la Longue
Vie. Elles sont “lointaines”, tandis que celles des médecins sont “proches”,
et "lointain" (yuan) ici est un terme qui est sémantiquement associé à "ciel"
(tian) et à "mystère" (xuan); elles ne peuvent être obtenues en période de
troubles (16, 5b-6a: on voit ici encore l’accent mis sur la sérénité). Les
noms donnés aux ingrédients, ajoute notre auteur, “sont parfois les mêmes
que ceux des ingrédients ordinaires, alors que leur réalité est différente”
(l’on peut aussi comprendre: “ils sont différents en réalité”, 16, 6b). A

115
l’évidence, référence est faite à un code secret ainsi qu’à un esprit différent
qui préside à l’utilisation de ces ingrédients divers, ce qui leur donne un
sens différent. Certains procédés semblent avoir une valeur presque
uniquement symbolique, comme celui qui consiste à nourrir de viande
rouge et de cinabre un jeune oisillon dont les plumes ne sont pas encore
venues, de façon que leurs plumes soient rouges lorsqu’elles pousseront;
celles-ci, ainsi que leur chair séchée, seront alors réduites en une poudre
qui assurera cinq cents ans de vie à qui l’absorbera.
Notons enfin que cette tradition vient en droite ligne de celle des
weishu, comme le prouvent certains passages de ceux-ci qui recoupent
exactement les propos de Ge Hong.

4. Pratiques sexuelles

Les pratiques sexuelles sont indispensables, selon Ge Hong,


simplement parce qu’elles permettent d’avoir des relations sexuelles - la
chasteté étant néfaste car génératrice d’anxiété - sans qu’il y ait déperdition
de vitalité. Leur principe réside en général à ne pas éjaculer. En appuyant
sur la base du pénis au moment de l’éjaculation, les taoïstes disaient qu’ils
faisaient “remonter l’essence (jing) au cerveau” (les femmes doivent, elles,
se concentrer sur le coeur et faire descendre le souffle aux reins, puis le
faire remonter par la colonne vertébrale au cerveau); cependant, il faut
noter que cette expression, si elle pouvait être prise au pied de la lettre, et
elle l’a été, pouvait avoir aussi un sens sûrement symbolique, puisque
certains textes l’utilisent pour désigner des pratiques simplement
respiratoires et visuelles (818, 17a-b).
En outre, comme on peut "accroître le souffle" par des techniques
respiratoires, on peut “accroître l’essence spermatique” en l’agitant et en
l’émouvant dans les rapports sexuels sans éjaculation. Alors seulement une
éjaculation ainsi intervenue après plusieurs coïts interrompus ne risquera

116
pas de diminuer la force vitale. Nous ne nous attarderons pas sur ces
pratiques qui n’étaient pas spécifiquement taoïstes et qui sont décrites par
Maspero et van Gulik auxquels nous renvoyons.

5. “Cesser les céréales”

La pratique consistant à “cesser les céréales”, lesquelles sont de


nature terrestre, lourde et épaisse, par opposition au souffle céleste et
aérien, est subsidiaire aussi, et en aucun cas ne saurait assurer la longévité.
Elle fait partie des règles qui président à la nourriture et obéit à l’idée, déjà
exprimée en détail dans le Huainan zi, selon laquelle la sorte d’aliment
dont se nourrit un homme détermine sa nature; qui s’alimente
grossièrement sera d’une étoffe grossière, qui se nourrit de souffles ou de
lumière devient souffle ou lumière; c’est pourquoi les immortels de
Zhuangzi et des Chuci, par exemple, se nourrissent de façon aussi éthérée.
L’abstention des céréales est une forme de jeûne qui, contrairement
à d’autres où l’adepte se nourrit de souffles ou de charmes, ne cause aucun
affaiblissement; il améliore la santé, au contraire, et rend invulnérable au
vent, au froid, aux poisons (ce qui permet de boire de grandes quantités de
vin sans être saoul, l’une des caractéristiques des saints). Certains textes
expriment cela en disant que l’on évite par ce moyen de nourrir les “trois
vers” maléfiques dont les céréales sont l’aliment ordinaire. En outre, cette
pratique accélère les effets de l’ab-sorption de la “Grande Médecine
alchimique”. Elle consiste à cesser de consommer des céréales, mais en
même temps à remplacer celles-ci par l’absorption de certaines drogues
miné-rales.

6. Les charmes et Écrits sacrés

Les charmes eux aussi n’ont qu’un rôle d’adjuvants, mais ils sont

117
indispensables et ont une fonction importante dans toutes les pratiques
religieuses du taoïsme depuis les premiers temps jusqu’à nos jours. Les
Écrits sacrés sont eux-mêmes des talismans; ils sont souvent, à l’origine,
des charmes qui se sont développés en forme de textes, et ils sont souvent
doublés de charmes qui en forment le complément. Le terme même qui
désigne ces charmes évoque les trésors talismaniques des souverains qui
attestaient de la protection divine qu’ils avaient reçue, ainsi que les
anciennes tessères qui scellaient les contrats entre les souverains et leurs
sujets. Ces charmes affectent, et affecteront tout du long de l’histoire du
taoïsme, la forme d’une écriture pseudo-archaïsante très stylisée imitant
celle qui figure sur les bronzes anciens que l’on découvrait de plus en plus
souvent à l’époque médiévale et auxquels on attribuait des forces spiri-
tuelles de bon augure. Les livres sacrés dévoilent les noms et les formes
secrètes et “véritables” (c’est-à-dire selon leur essence divine) des lieux
terrestres et célestes, monts et rivières, et de leurs esprits; ils décrivent
également dans le corps humain les parcours et les demeures des énergies
divines, et dans le monde la topologie et la toponymie des paradis terrestres
et célestes, dont la connaissance est indispensable pour y accéder.
Révélés par les dieux qui en détiennent une moitié ou un double,
talismans et textes sont le gage d’une alliance passée par eux avec les
hommes qui les reçoivent de leur maître au cours d’un rite de consécration
accompagné d’un serment juré où les divinités sont prises à témoin. Sons et
images incantatoires, tels sont les charmes et souvent les Livres qui doivent
en conséquence s’écrire et se réciter, et qui apportent à l’adepte l’aide
divine nécessaire pour mener ses pratiques à bien.

118
III. MÉTAMORPHOSES, TRANSMUTATIONS ET
CIRCULATIONS

Ge Hong nous a aidé à brosser une vue générale des pratiques


taoïstes de sa tradition et à retracer le sens général qui était le leur. Nous
pouvons maintenant nous attarder sur quelques-unes d’entre elles dont Ge
Hong ne traite que brièvement, mais que d’autres textes ont développées de
façon plus détaillée, en leur donnant des développements plus importants
ou un peu diffé-rents.

A. Métamorphoses et transmutations

Ce sont les mille transformations du Souffle qui font la diversité des


êtres; le mécanisme de la vie est fait de mutations et d’évolutions, les
bianhua, qui sont le dao (la voie) naturel, les mouvements spontanés du
Yin et du Yang. Selon le Yi Jing, celui qui les connaît sait comment se
meuvent les esprits, et selon Zhuang zi, le Saint agit en accord avec elles et
se manifeste à travers elles. Nous avons vu que Ge Hong assimile
l’acquisition de l’immortalité à une métamorphose. De là à considérer le
taoïste comme un maître en cet art, il n’y a qu’un pas.
En effet, Ge Hong mentionne un certain nombre de méthodes qui
permettent, grâce à des drogues ou à des talismans, d’ac-complir des
transmutations; on peut ainsi faire apparaître une rivière à partir d’une
goutte d’eau, une montagne avec une pincée de terre, une forêt à l’aide
d’une simple graine. Ces procédés mineurs visent à accélérer le processus
naturel de transformation: à l’aide de bois on obtient du bois, à l’aide de la
pierre on obtient de la pierre, en imitant une femme on devient une femme,
en dessinant une rivière on fait couler de l’eau... Le don d’ubiquité relève
du même genre de procédé: il consiste à multiplier son apparence, et des
techniques de méditation qui enseignent à se concentrer sur son propre

119
corps sont proposées à cette fin. La capacité de disparaître, dont les
hagiographies dotent les saints taoïstes, est du même ordre et n’est que
l’envers de la faculté de faire apparaître des divinités: “Le corps humain est
naturellement visible, dit Ge Hong, et il est des méthodes pour le rendre
invisible; les esprits et démons sont naturellement invisibles et il est des
procédés pour les rendre visibles” (16, 2a). C’est là, ajoute-t-il, le principe
des métamorphoses: devenir invisible, c’est simplement changer
d’apparence. En d’autres termes, il n’y a aucune discontinuité entre
l’invisible et le visible; ce n’est qu’une question de passage.
De même qu’il est possible de concrétiser le feu du ciel en le
concentrant sur un miroir solaire et l’eau de la lune sur un miroir lunaire, de
même les miroirs font apparaître la “vraie forme” des démons et peuvent
réfléchir les événements futurs: ils concrétisent l’invisible. Inversement,
l’adepte averti peut disparaître, soit qu’il se fonde dans son environnement
et ne s’en distingue plus - il devient bois quand il entre dans un bois, eau
quand il entre dans l’eau, homme ordinaire inaperçu dans la foule -, soit
qu’il use de procédés magiques qui lui permettent de disparaître, de
“plonger en terre en plein jour”. En plein jour, plonger en terre, dans le
monde souterrain dont l’abîme, dans la cosmologie taoïste, est en
communication avec le faîte des cieux, est parallèle à “s’élever au ciel en
plein jour”, but ultime des taoïstes.
Ce sont, en effet, en dernière analyse, des procédés
métamorphiques, et donc naturels, qui permettent à l’adepte de sublimer et
purifier son corps et de se transformer en immortel ailé. En somme, la
pierre précieuse extraite de sa gangue, l’animal qui sort de sa chrysalide,
les images employées le disent: s’il s’agit d’une transformation qui est
accomplissement d’un contenu (le “décret divin”). Cette notion se combine
parfaitement avec le principe selon lequel on devient ce dont on se nourrit:
l’intérieur informe l’extérieur.

120
Cette transformation à accomplir est cependant lente et difficile, et
parfois la mort intervient avant qu’elle ne soit tout à fait parachevée. C’est
alors que l’adepte procède à la “délivrance du cadavre”, opération par
laquelle il se délivre de son corps encore trop charnel, ou d’une partie de
celui-ci, pour s’envoler en le laissant dans le cercueil. L’adepte est dit alors
“simuler la mort” ou “transformer son corps”, car il lui donne l’apparence
d’une paire de sandales, d’une épée ou d’un bâton, tous emblèmes de
l’ermite taoïste, qu’il laisse derrière lui. Cela indique bien qu’il s’agit
encore d’une sorte de métamorphose qui, comme les autres, nécessite un
support matériel, car il est écrit, en effet, que “se délivrer de son cadavre”
consiste à “s’en aller en utilisant un objet matériel”. La différence
essentielle, cependant, entre les métamorphoses ordinaires et la délivrance
du cadavre, réside en ce que celle-ci prend place uniquement à la fin de la
vie: il s’agit non d’un simple pouvoir surnaturel ou magique, mais d’une
forme de délivrance après laquelle l’adepte est immortel et vit avec les
esprits, généralement dans les montagnes, ou bien encore sous terre, pour
certains textes.
Dans ces cas, généralement, le corps continue de se purifier après la
mort, si bien qu’il s’envole au bout d’un certain nombre d’années,
comptées parfois par centaines. L’objet matériel qui en tenait lieu, lorsque
c’est le cas, se transforme également et s’envole: les sandales deviennent
des oiseaux, l’épée ou le bâton un dragon.
Les procédés mis en oeuvre sont divers; la plus noble de ces
délivrances est celle qui se fait par l’épée - soit une épée ordinaire, que
l’adepte étreint sur sa couche, soit, pour une forme de délivrance
supérieure, une épée magique et divine qui a été forgée selon un rituel
précis, accompli dans un endroit retiré. Apparaît alors l’Un suprême qui
emporte l’adepte sur son cheval divin, tandis que l’épée, transformée en
cadavre, prend sa place dans le cercueil. Mais l’adepte lui-même prend à

121
son tour l’apparence de l’Un suprême, s’identifiant donc évidemment avec
ce dieu.
C’est aussi une transformation, mais totalement accomplie celle-là,
que celle qui permet de “monter au ciel en plein jour”, à laquelle vise
l’adepte en se construisant un corps d’immortalité. Mais celle-ci intervient
par le feu, soit le feu de l’alchimie opératoire, soit celui que constitue le
“souffle” qui est de nature Yang et qui permet, comme celui du fourneau
alchimique, d’opérer la “fusion des âmes”. Le binôme qui connote les
transformations, bianhua, fréquemment lié à un terme qui signifie
dissolution, indique bien la nature transmutatoire de ce corps d’immortalité.
On emploie aussi l’expression lianhua, où lian peut être écrit soit avec la
clef du métal et signifie alors “purifier par le feu”, soit avec celle de la soie
et signifie en ce cas “pratiquer”, “s’exercer”. De même, le terme hua
signifie à la fois transformer et “améliorer”, “cultiver”, ou encore, dans le
binôme huohua, “purifier par le feu”. Hua, dans le rituel taoïste, est le
terme utilisé pour désigner la crémation des pétitions adressées au ciel qui
montent avec la fumée.
Nous en venons ainsi à la “fusion des souffles” et à la “fusion du
jing” qui font “dissoudre la chair et alléger le corps”. Mais auparavant,
pour la commodité de l’exposé, nous nous consacrerons à l’alchimie
opératoire.

B. L’alchimie opératoire

L’alchimie chinoise, dans ses grandes lignes, ressemble beau-coup


à l’occidentale. L’Oeuvre alchimique est de nature reli-gieuse. Sa “pierre
philosophale”, ou “élixir d’immortalité”, est soit l’or, soit le cinabre, selon
les textes, cinabre et or représentant l’aboutissement d’une longue
transformation vers un état parfait et achevé. L’or recherché est l’or

122
alchimique, artificiel, fabriqué de main d’homme, et plus prisé que l’or
naturel: nous voyons ici à l’oeuvre toute la distance entre Ge Hong, qui se
place au point de vue de l’acquisition de l’immortalité, et un Zhuang zi,
chantre de la maîtrise consommée.
Deux principes de base président à cette alchimie. L’un relève de la
notion de métamorphose -. l’or naturel, le plus pur et le plus inaltérable des
métaux, est issu d’une lente métamorphose, d’une longue maturation qui a
lieu au sein de la terre; l’or alchimique fait de main d’homme est de même
nature, il est simplement le fruit d’une transmutation provoquée. L’autre
principe relève de la pensée analogique, en application des lois de
correspondance qui gouvernent le monde: de même que l’homme est un
microcosme dont la structure est la même que celle du macrocosme, de
même dans l’Oeuvre alchimique, et cela aussi bien au plan de l’espace qu’à
celui du temps: le temps de maturation nécessaire pour l’or naturel peut
ainsi être contracté à la dimension du microcosme, et par conséquent
accéléré, ou, plus exactement, réduit. C’est l’idée de réduction du temps qui
est pertinente; l’accélération n’est que la mani-festation et la conséquence
de la miniaturisation de l’ensemble qui entraîne une intensification (voir R.
Stein, “Jardins en miniature d’Extrême-Orient”, Bulletin de l’EFEO, 42,
1942, p. 1-104). Le processus qui préside à la formation du cinabre naturel
par la transformation spontanée du “mercure fluide” uni au plomb pour
donner naissance au cinabre dure quatre mille trois cent vingt ans, mais
peut, à l’échelle alchimique, être réduit à une année. De même, l’athanor
est une réduction, un monde en petit, ce que reproduit sa forme, affectant
fréquemment celle de l’oeuf cosmique, comportant le plus souvent soit
trois pieds, soit trois étages pour les trois niveaux de l’univers - céleste,
terrestre et humain - le supérieur étant rond comme le Ciel et l’inférieur
carré comme la Terre. Il doit être hermétiquement luté, à l’image de
l’adepte qui doit exclure le monde extérieur de sa méditation. Ses

123
mensurations obéissent à des chiffres symboliques s’ordonnant aux lois
cosmiques.
Avec le temps et le vaisseau alchimique, le troisième élément
important est constitué par les ingrédients. Ceux-ci, dont cinq sont
traditionnellement retenus comme fondamentaux - avec parfois quelques
variantes, ce sont le cinabre, le réalgar, la kanéite (ou Porpiment, ou
l’arsénolite), la malachite et la magnétite -, sont mis en rapport avec les
Cinq Agents, dont ils sont comme les représentants potentiels, et les cinq
planètes, et obéissent à la même distribution: selon un texte, le réalgar à
gauche (Bois), Porpiment à droite (Métal), le cinabre en haut (Feu) et la
malachite en bas (Eau) - mais on trouve beaucoup de divergences quant à
ces équations.
A ce schéma de base s’ajoute une dimension métaphorique
constante. La métamorphose est en fait une purification progressive;
l’Élixir ne devient parfait qu’après un grand nombre de réitérations,
chacune d’entre elles marquant un degré de sublimation de plus qui chaque
fois le rend plus efficace, le plus pur pouvant assurer l’immortalité en un
seul jour. La purification et la cuisson se font soit par l’eau, soit par le feu.
Tout cela est une représentation très simplifiée des processus
alchimiques dont les textes, on s’en doute, donnent une image beaucoup
plus complexe. Les ingrédients sont souvent choisis en fonction de raisons
symboliques, comme nous l’avons noté plus haut. Ajoutons que l’or et le
mercure, deux matière inaltérables qui jouent un rôle important,
correspondent, le premier au soleil et au “souverain”, le deuxième à la lune
et au "ministre". La dynamique qui régit ces ingrédients est la même que
celle qui gouverne les Cinq Agents: le plomb ainsi contient le “germe
jaune” parce que le Métal contient la Terre dont il a reçu le “souffle”,
puisque, selon la loi qui préside à la production des Agents l’un par l’autre,
la Terre engendre le Métal, ce qui fait que le fils contient la mère, puisqu’il

124
en a hérité.
Les lois d’alternance, de concentration, de transmutation et
d’emboîtements réciproques qui président dans la nature aux mouvements
du Yin et du Yang prévalent ici aussi. Les élément sur lesquels travaille
l’alchimiste doivent subir des opération visant à leurs transmutations,
sublimations et condensations tour à tour, tout comme le Yin et le Yang se
transmutent l’un dans l’autre chaque fois qu’ils atteignent un point de
concentration extrême.
Mais en fait, tout n’est pas si transparent. Les ingrédient sont
souvent nombreux et il est parfois difficile de trouver la raison qui a présidé
au choix de certains d’entre eux. Un bonne partie des minéraux dont sont
composés les élixir alchimiques étaient toxiques, ce que les Chinois
savaient parfaitement, et l’on a pu constater qu’alors qu’ils usaient de ce
composants avec une grande prudence en médecine, ils en prescrivaient des
doses beaucoup plus fortes pour la fabrication des élixirs, quitte à conseiller
de prendre certaines drogue végétales avant l’absorption de ces minéraux
pour “préparer” l’organisme. Certaines recettes correspondent à des
préparation chimiques identifiables, d’autres non, en raison de l’utilisation
d’un code secret et de métaphores constantes pour nommer les ingrédients
qui rendaient nécessaire l’assistance d’un maître. Même lorsque les recettes
paraissent formulées en langage clair, elles ne semblent souvent pas donner
de résultat notable, sauf en de rares exceptions.
En réalité, la question n’est pas résolue de savoir dans quelle
mesure cette alchimie devait véritablement être matériellement mise en
oeuvre, bien qu’il soit absolument certain qu’elle l’ait été et qu’elle ait
donné lieu à des découvertes chimiques. La complexité des opérations
matérielles s’est ajoutée à celle des spéculations théoriques et symboliques
pour former parfois un ensemble assez confus, gouverné par des lois qui ne
s’accordent pas toujours entre elles, la pratique venant se superposer à la

125
théorie sans toujours s’y accorder. Il est sûr, cependant, que lorsque
certaines manipulations chimiques intervenaient, elles n’acquéraient leur
sens qu’à travers un réseau de significations symboliques où jouaient non
seulement la problématique de l’École du Yin-Yang et des Cinq Agents,
mais aussi le langage que constituent les hexagrammes du Yi jing. Il est
également certain par ailleurs que l’alchimie a évolué dans le sens d’une
intériorisation et d’une prédominance de l’élément symbolique de plus en
plus marquées, si bien qu’à partir des Tang il est très difficile, sinon
impossible, en ce qui concerne un certain nombre de textes, de savoir s’il
s’agit d’une alchimie qui comprend des manipulations chimiques ou d’une
alchimie purement spirituelle.

C. Les pratiques du Souffle et du jing

Rappelons-le, le Qi est le Souffle vital, le principe dynamique qui


est au fondement du monde, antérieur à lui et constamment présent en
toutes choses. Il est l’éternité et il assure l’unité du cosmos. En ce sens il
est le Yuanqi ou Souffle originel, la Vérité ultime, l’équivalent du Tao.
Aussi l’adepte qui veut devenir immortel cherche-t-il à se “nourrir” de lui,
à le nourrir en lui et à s’identifier à lui, seul principe éternel, car le Ciel et
la Terre sont destinés à disparaître pour être remplacés par d’autres. Dès les
IIIe-IVe siècles de notre ère, au moins (contrairement à ce que dit Maspero),
on trouve des textes qui traitent de l’absorption et de la circulation du
Souffle primordial (par exemple 820, 4b-5a).
En outre, ce souffle est aussi notre élément: “L’homme existe dans
le qi, et le qi réside à l’intérieur de l’homme, écrit Ge Hong. Depuis le Ciel
et la Terre jusqu’à toutes choses créées, il n’y a rien ni personne qui n’ait
besoin de qi pour se maintenir en vie. L’homme qui sait comment circule
son qi préserve l’intégrité de son moi et éloigne les puissances mauvaises

126
qui pourraient lui nuire” (5, 5b). Le processus naturel qui mène vers la mort
est processus de déperdition d’énergie; pour y parer et s’assurer d’une
Longue Vie, il faut donc retourner à la Source de cette énergie, le Souffle
primordial, puis, sans la laisser filtrer au-dehors indûment, en guider le
cours et la faire circuler.
Mais ce qi existe sous différentes formes et selon des états divers.
Aussi le terme qi revêt-il des significations ou des valeurs différentes selon
le mode plus ou moins particularisé du Qi originel auquel il correspond.
Dans le corps, le qi est l’énergie Yang, le principe aérien. En tant
que tel, il est le corollaire de l’énergie Yin du corps. Lorsque celle-ci prend
une forme solide, le qi est alors le pendant ou bien du corps matériel dans
son ensemble, ou bien des “saveurs”, les aliments, élément solide de la
nutrition, qui sont Yin, par opposition à l’élément aérien, le souffle Yang.
Lorsque l’énergie Yin est représentée par des éléments liquides, le qi est
opposé au jing, les humeurs, ou bien au sang. Il désigne dans ce cas
quelque chose de beaucoup plus général que le souffle de la respiration qui
ne constitue que sa forme corporelle la plus particularisée.
Cependant, ce terme de qi n’a pas toujours une valeur positive, car
la différenciation dans l’univers entre souffle pur et souffle impur se
retrouve en l’homme qui est constitué de l’ensemble des deux. C’est ainsi
que le partage entre les hommes naturel-lement bons et ceux qui penchent
vers le mal s’explique par une répartition inégale parmi eux du souffle pur
et de l’impur. Il existe donc des souffles pernicieux qu’il faut éliminer. Il
faut pour cela apprendre à “cracher le vieux [souffle] et aspirer le neuf”,
toute chose “vieille” et usée étant mauvaise, en respirant très doucement,
aspirant par le nez - qui correspond au ciel -et exhalant par la bouche - qui
vaut pour la terre; cela s’appelle “harmoniser le souffle”, le purifier, mais
aussi l’augmenter, l’intensifier. A cette fin, on “nourrit son souffle” en le
tenant “fermé” le plus longtemps possible; c’est la “respiration

127
embryonnaire”, comparée à celle de l’embryon dans le ventre de sa mère.
Ainsi accru, le souffle confère des pouvoirs extra-ordinaires; il a en
particulier un effet d’inhibition qui permet d’arrêter le sang qui coule, le
feu qui embrase, d’empêcher l’eau bouillante de brûler, de neutraliser les
serpents, etc. Il peut aussi guérir lorsqu’on le fait aller dans l’organe
malade. Car il convient de le faire circuler par tout le corps pour assurer à
celui-ci souplesse et santé et à ses organes de perception une bonne acuité.
En le suivant par la pensée on le fait aller tout en facilitant son parcours par
des mouvements de gymnastique, connus et attestés depuis le IVe siècle av.
J.-C. qui assouplissent les membres, accompagnés de massages.
Mais tout cela fait partie de pratiques qui ne sont pas propres aux
taoïstes, que les médecins et les bouddhistes aussi bien ont utilisées aussi et
qui ont été sécularisées assez tôt. C’est lorsque ces exercices font intervenir
le Souffle primordial et certains points du corps particulièrement chargés
de signification, comme les champs de cinabre, qu’ils prennent une
coloration et une dimension vraiment taoïstes. Alors seulement nous
entrons véritablement dans le domaine des pratiques taoïstes qui consis-tent
à organiser la vision du monde, et donc d’un corps, en fonction d’une
transcendance qui les centre et les exalte. C’est donc le Souffle primordial
qui dès lors est pris en considération et qui doit circuler par tout le corps et
dans le monde entier, en tant que ce corps est mis en relation avec
l’univers. Cela s’opère par le biais de certains lieux du corps
spécifiquement reliés au monde: les trois champs de cinabre, que relie entre
eux la colonne vertébrale, et les cinq viscères. L’adepte conduit donc le
souffle en esprit, soit dans les cinq viscères, en accord avec la saison en
cours et en y insufflant le “souffle” qui lui vient du point de l’espace qui lui
est lié, soit selon l’axe vertical qui va du champ de cinabre inférieur au
supérieur et passe par les “trois barrières” (trois points du dos) et le champ
de cinabre médian. Savoir faire circuler son souffle, c’est donc connaître

128
les lieux par où il doit passer, c’est-à-dire non seulement les points de
passage, mais aussi leur valeur, leur sens, en les reliant au mouvement
universel de la vie et à l’espace tout entier.
Une mention particulière doit être accordée aux reins qui
remplissent à peu près la même fonction que le champ de cinabre inférieur
et sont pour cela parfois confondus avec lui. Avec lui et le nombril, ils se
situent dans une région qui est celle de la Source mystérieuse de la vie et
dont les divers points reçoivent des noms ésotériques imagés très divers:
“Porte secrète”, “Porte de vie”, “Portail obscur”, “Porte du destin”
(“destin”, ming, a aussi le sens de force vitale en tant que donné par la
Nature, le “Ciel”), “Mer du souffle”, “Palais où se reçoit la vie”. Le monde
entier y est présent et ses dieux: la Reine mère d’Occident et son
compagnon le Vieillard roi de l’Orient, portant, elle, la lune, lui, le soleil, et
identifiés au couple primordial que forment Fu Xi et Nu Gua, fondateurs du
monde en tant qu’ordonné et civilisé. Le rein droit est le Grand Yin, et le
gauche le jeune Yang qui en est issu: c’est dire que c’est d’eux que part la
remontée de la lumière à partir du nord et du solstice d’hiver, qui sont le
lieu et le moment de l’année auxquels ils sont liés. C’est le lieu de la Terre,
cette région chthonienne où se conserve la semence masculine, où se cache
le Yang en hiver. C’est la vaste voie de la Matrice et des entrailles et du
début de la vie. C’est la Materia prima du taoïste, la “Mère du Tao”, le
Chaos primordial dont il porte les noms: “Grande Genèse”, “Grande
Pureté”, “Grande Harmonie”. C’est la source de la respiration
embryonnaire, du Souffle qui parcourt le corps entier et qui, à partir de là,
doit monter au cerveau, le Ciel du corps humain.
L’espace situé entre les reins, tout naturellement, symbolise le
milieu entre le Yin et le Yang, équivalent du Faîte suprême, Centre, et
point ultime du monde qui tient enclos le Yin et le Yang; il est tout à la fois
le couple primordial et le lieu de son union, en même temps que l’enfant

129
même qui en naît.
Source du Souffle, mais aussi de son pendant, le jing est la semence
sexuelle ou, sur un plan plus général, le principe Yin humide du corps qui
fait couple avec le qi. Comme le qi, le terme jing peut renvoyer à plusieurs
niveaux de particularisation du Yin: soit les humeurs liquides du corps, soit
la semence sexuelle, soit encore la salive qui figure le “Yin du Yang”,
c’est-à-dire l’élément Yin liquide qui se trouve en haut du corps, dans sa
partie Yang, et constitue ainsi la réplique de la pluie céleste. Hérité de la
mère, comme le qi est hérité du père, le jing irrigue et féconde le corps et,
comme le qi, et en façon de complémentarité, doit circuler. Le qi et le jing
se complètent, se croisent et se transforment l’un dans l’autre. L’adepte fait
monter son qi au cerveau (comme le Yang est monté pour faire le Ciel à
l’origine des temps) et descendre son jing (comme est descendu le Yin pour
former la Terre), sous forme de salive, mais aussi fait descendre le qi,
comme descend l’influx céleste sur les hommes et sur la Terre, et monter le
jing comme monte l’eau de la Terre en buées et nuées vers le Ciel.
En effet, comme pour le souffle, tantôt considéré comme aspiré par
le nez, tantôt considéré comme surgi d’en bas, de la “Mer du Souffle”, il
existe un jing d’en haut, la salive, parfois perçue comme issue de la
transmutation du souffle, et un jing d’en bas, la semence sexuelle. Celui-ci,
qui contient le qi d’en bas, monte pour "réparer le cerveau". Ainsi, le qi et
le jing se répondent, se croisent et s’unissent pour former l’embryon
d’immortalité, l’“enfançon”, le germe du corps subtil que doit faire croître
en lui l’adepte. Dans ce contexte, qui n’est plus tout à fait celui de Ge
Hong, mais qui suit un développement logique inscrit dans la même ligne,
il semble en effet que les “pratiques sexuelles “soient sublimées et soient
complètement incluses sous cette forme dans le cadre plus général de la
circulation du souffle (encore que, comme nous l’avons vu, Ge Hong
employait une expression généralement consacrée aux pratiques sexuelles

130
pour l’appliquer à celles du souffle).
La salive, quant à elle, réplique complémentaire à la fois du Yin
d’en bas et du qi aussi bien d’en haut que d’en bas, est très importante. Elle
est le “divin suc”, la “liqueur d’or” (or est Yang, et “liqueur”, ou “élixir”,
est Yin; ici, nous avons la même expression qu’en alchimie), le “suc de
jade” (le jade est Yin), la "rosée douce" (qui, dans la mythique chinoise est
un signe de la faveur céleste). Elle remplit deux fonctions complémentaires
- l’une est purificatrice (purification par l’eau, pendant de celle par le feu
qu’est le qi), lorsque l’adepte se rince la bouche rituellement. Mais elle est
aussi, comme le qi, nourriture d’immortalité, eau de vie; comme lui, elle
assouplit les articu-lations, irrigue et harmonise les cinq viscères, et
sustente les esprits corporels. Les avalements de salive scandent les
exercices respiratoires et sont comparés à des perles qu’on enfile et qui
descendent le long de la gorge. Celle-ci est alors à la salive et au
mouvement descendant ce qu’est la colonne vertébrale au souffle - l’axe de
son parcours vertical. Lorsque la salive s’unit au souffle - les textes sont
nombreux et de toutes époques à le décrire -, il se forme comme une pilule
de couleur jaune et de goût comparable au miel qui est nourriture de vie.
Toutes ces pratiques, plus ou moins développées, avec plus ou
moins de variantes, ainsi que les principes sur lesquels elles s’appuient,
subsisteront comme un substrat, parfois tacite, ou à peine évoqué, dans les
pratiques du Shangqing; elles feront parfois au contraire l’objet d’exposés
qui leur sont entièrement consacrés, comme celui de Sima Chengzhen
(647-735), ou bien seront assorties d’autres procédés et d’autres
symbolismes, comme dans l’alchimie intérieure. Mais elles continueront
toujours de jouer un rôle.

131
D. Le corps cosmicisé et divinisé

Dans la perspective religieuse et proprement taoïste où nous nous


plaçons, il va de soi que, outre la transcendance ineffable, l’élément divin,
paradoxalement beaucoup plus concret, joue un rôle. Le corps en effet est
habité de dieux, soit qu’ils y demeurent en permanence, soit que ces
pratiques les fassent venir. De la sorte, le corps n’est pas seulement
“cosmicisé”, il est aussi divinisé ou, du moins, entièrement occupé et animé
par des dieux. Ceux-ci ne sont là que si le corps (et le mental qui va de pair
avec lui) est pur, car ils n’aiment pas les lieux troubles, comme nous
l’avons dit. En outre, la connaissance que l’adepte a de leurs noms et de
leur apparence lui permet de les faire venir et de les maintenir en lui (cun,
le terme qui signifie “méditer”, signifie au premier chef “être là”,
“maintenir”).
Cette connaissance, cette interpellation est action, en raison du
principe qui veut que nommer et représenter quelque chose ou quelqu’un
donne pouvoir sur cette chose ou cette personne - très antique principe qui
se retrouve dans toutes les civilisations et qui a reçu de nombreuses
applications en Chine dès l’Antiquité. Le monde des dieux devient alors
langage et vision; le processus de sanctification passe par la connaissance
de la topologie et de la toponymie qui font l’essentiel de bien des textes
taoïstes. Il passe par la parole et la vue; ce qui est à rapprocher du fait que
le caractère “saint” en chinois comprend une oreille et une bouche et que le
saint est celui qui a une vue et une ouïe perçantes: il sait voir ce qui est
caché. De même, l’adepte doit se rendre familier le monde invisible, ténu et
subtil, des dieux et des effluves, et développer à cet effet une aptitude
particulière à la vision qui fixe et rassemble, qui épiphanise les forces de
l’au-delà, en une activité créatrice et imaginative tournée vers la perception
intérieure du monde des esprits qui sont à la fois corporels et célestes.

132
La méditation comporte en effet une composante visuelle
importante. Le taoïste doit conduire le souffle en différentes parties de son
corps; il doit voir ses viscères et les esprits qui les habitent en retournant
son regard vers l’intérieur de son corps, et il doit faire circuler son souffle
vivant pour renouveler et raffiner son corps. La contemplation des viscères
est chose ancienne puisqu’on la trouve dans le Taiping jing. Leur des-
cription fait l’objet de plusieurs textes, et en particulier d’un ensemble
d’écrits qui se réclament du Huangting jing, le “Livre de la cour jaune”,
probablement antérieur à Ge Hong.
Ces pratiques revêtent un double aspect de fermeture et
d’ouverture: fermeture au monde extérieur des sens, mais aussi au monde
intérieur des émotions et des pensées, celui-ci étant considéré comme ayant
sa source dans le premier: mouvement de séparation, de fermeture au
monde immédiat de l’homme ordinaire, de l’individu personnel, et par là
concentration. Mais ouverture à l’univers, un univers imaginaire et
symbolique, le monde des esprits, considéré comme ayant sa source dans
l’Origine, le Souffle primordial, et débouchant sur l’infini. Ainsi, s’il est
préconisé constamment de se “garder”, de “thésauriser” ses forces vitales,
il n’y a là rien d’“égotiste”, il faut thésauriser afin de communiquer.
On le constate aisément lorsque l’adepte nourrit ses viscères de
chacun des souffles cosmiques qui leur correspond en introduisant en
chacun le souffle du pôle qui est le sien et en lui insufflant ainsi une
dimension cardinale. C’est en tant qu’organes liés au macrocosme aussi
que l’adepte peut en faire surgir soit les animaux héraldiques des Cinq
Agents, soit les Empereurs des quatre points cardinaux et du centre.
Absorbant à l’aube, lorsque les “deux souffles ne sont pas encore séparés”,
les “germes” de ces pôles selon une pratique dont on trouve des éléments
dans ce qui reste du Wufu jing et qui a ensuite été fort développée, l’adepte
nourrit ses viscères de “germes de nuées”, c’est-à-dire des souffles des cinq

133
directions encore à l’état “tendre et comparable aux pousses des végétaux”,
pour "fixer et raffermir ses viscères et ses organes”. Par là, il “recueille au
loin l’essence du Ciel et de la Terre [c’est-à-dire l’essence cosmique] et au
près les rassemble dans son corps”. Ces "germes" sont les “émanations des
pôles extrêmes” chargés de la puissance des confins. “Tendres et
comparables aux pousses des végétaux”, ils ont toute la force des êtres à
l’état naissant, en un moment, l’aube, qui est l’équivalent de l’état
embryonnaire du monde, celui qui est le plus proche de l’Unité
primordiale. jeunes et souples, essence raffinée et pure, ils sustentent les
viscères des effluves subtils de l’univers qui sont bien loin des nourritures
grossières dont se repaissent les hommes ordinaires.
Sous les Tang, pour le Xuanmen dayi (1124, 16b), qui tente de
coordonner les diverses pratiques en établissant une hiérarchie entre elles,
celui qui se nourrit de “cinq germes” devient germe, celui qui se nourrit de
lumière devient lumière, celui qui se nourrit des souffles des Cinq Pôles
peut voguer dans l’espace à travers l’univers, celui qui se nourrit de
souffles cosmiques fait corps avec l’univers, et enfin celui qui procède à la
respiration embryonnaire retourne à l’état de nouveau-né et fait fusion avec
le Tao. C’est l’application de l’ancien principe, que le Huainan zi expose,
par exemple, selon lequel les êtres sont à l’image de ce qui les nourrit.

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1987.

J. R. WARE, Alchemy, Medecine and Religion in the China of A.D. 320, The Nei Pien
of Ko Hung, New York, Dover Publications, 1966.

CHAPITRE V: LE SHANGQING

I. INTRODUCTION

Ge Hong est le dernier grand représentant de la tradition du sud de


la Chine avant qu’elle ne soit mêlée d’éléments provenant de celle des
Maîtres célestes. En effet, le mouvement du Shangqing (de la "Haute
Pureté"), apparu à la fin du IVe siècle, quelques décennies après la
rédaction du Baopu zi, reprend l’essentiel de la tradition à laquelle
appartient Ge Hong, mais en y incluant une partie de celle des Maîtres
célestes et en incorporant certains cultes locaux et, pour la première fois
dans le taoïsme, en faisant au bouddhisme quelques emprunts qui restent
cependant très superficiels. N’y sont pas absentes non plus certaines

135
réminiscences des débats sur le wu (l’absence, l’inexistence) et le you
(présence, existence) qui avaient fait les beaux jours de l’intelligentsia
chinoise des IIIe et IVe siècles. Le tout est fondu dans un ensemble
fortement marqué par la tradition lettrée chinoise, que ce soit par sa forme
littéraire élégante ou par l’insertion de vieux mythes de l’Antiquité. Il reste
fidèle cependant à la tradition des taoïstes individualistes dont il se réclame
ouvertement; le rituel des Maîtres célestes y est circonscrit presque
uniquement à l’entrée dans l’oratoire. Désormais, c’est l’aspect visuel de la
méditation qui domine, tandis que les anciennes techniques d’immortalité
prônées par Ge Hong passent au second plan. A partir du Shangqing, nous
avons pour la première fois une école bien constituée, solidement bâtie sur
des textes canoniques qui forment un tout articulé et cohérent, et obéissant
à des règles de transmission strictement réglementées.

A. Histoire

Ce mouvement a pour base un ensemble d’écrits qui furent révélés


et dictés à un certain Yang Xi par des divinités et des esprits qui lui
apparurent la nuit entre 364 et 370. De Yang Xi, on ne sait pas grand-
chose, sinon qu’il était un client de la famille Xu, une famille d’aristocrates
du Sud, alliée depuis plusieurs générations à celle de Ge Hong, à laquelle
ces révélations étaient destinées. Quoi qu’on en ait dit, cette révélation ne
peut être assimilée au grossier système “de la planchette” utilisé par des
médiums qui dessinent en transe des traits informes qu’un prêtre doit
interpréter pour leur donner un sens. Témoins, s’il en est besoin, l’écriture
de Yang Xi dont la qualité calligraphique a fait l’admiration de Tao
Hongjing, la valeur littéraire de ses textes qui dépasse de loin ceux qui
existaient jusque-là dans le taoïsme, et la cohérence de ce corpus
scripturaire. Il faut plutôt comparer ce phénomène aux visions illuminantes

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accompagnées de voix qui dictent un texte, bien connues dans l’histoire des
religions, et dont les exemples les plus célèbres sont l’Apocalypse de saint
jean, la dictée du Coran et les visions de Swedenborg.
Certains des esprits apparus à Yang Xi sont des immortels
légendaires qui auraient vécu sous la dynastie des Han, et dont les
hagiographies nous content les exploits. D’autres sont des saints locaux,
comme les frères Mao qui auraient aussi vécu sous les Han et qui ont donné
leur nom au Maoshan, une montagne située au sud de Nankin qui devint le
centre du mouvement du Sangqing, appelé aussi pour cette raison le
mouvement du Maoshan. D’autres sont des divinités ou des esprits
inconnus jusqu’alors, comme cette dame Wei Huacun, principale initiatrice
de Yang Xi et premier patriarche du Shangqing; morte trente ans
auparavant, elle avait été “libatrice”, ce qui signifie qu’elle avait fait partie
de l’organisation hiérarchique des Maîtres célestes. C’est d’elle que nous
tenons le rituel qu’elle dicta à Yang Xi, dont une portion est conservée dans
le Canon taoïste, qui est l’un des plus anciens témoignages écrits de la
liturgie des Maîtres célestes.
La révélation du Shangqing intervint à un moment où les adeptes
des Maîtres célestes, arrivés du Nord avec la cour chassée par les barbares,
avaient entrepris une croisade, avec destruction des temples et autels,
contre les croyances populaires et les anciennes coutumes des pays du Sud,
leurs chants et danses, roulements de tambour et sacrifices d’animaux.
L’action des Maîtres célestes s’inscrivait dans le cadre d’une prise de
possession politique et sociale par les sphères gouvernementales des pays
du Sud à tendances traditionnellement séparatistes et en représentait la face
idéologique et religieuse. Or, la famille Xu, dont les membres étaient
intégrés à la faction gouvernementale, était acquise à la foi des Maîtres
célestes.
Mais la révélation de Shangqing, revanche du Sud sur le Nord, se

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présente comme supérieure aux précédentes. Elle promettait à ses adeptes
l’accès à un ciel d’un rang plus haut -le Ciel du Shangqing, de la “Haute
Pureté” -, apportait des Écrits sacrés et des méthodes plus éminentes, et
reléguait les anciens immortels (xian) - Ge Xuan, par exemple, le grand-
oncle de Ge Hong - en deuxième place derrière ses propres divinités et
“hommes véritables” (zhenren). Sa lutte était double: outre celle qu’elles
engageaient contre les Maîtres célestes, les divinités révélatrices du
Shangqing reprenaient à leur compte celle que ces derniers menaient contre
les croyances locales (ce qui ne les empêchait pas, comme nous l’avons dit
plus haut, d’en adopter subrepticement quelques bribes).
Cette révélation se répandit dans les milieux aristocratiques du Sud
où un groupe se constitua, rassemblant des gens unis par des attaches
familiales qui trouvaient en la révélation du Shangqing un lien religieux
nouveau, concrétisé par la trans-mission d’Écrits sacrés accompagnée de
serments jurés. Ce groupe trouva son grand théoricien en la personne de
Tao Hongjing (456-536), qui faisait partie d’une famille alliée depuis
plusieurs générations aux Xu et aux Ge; historien scrupuleux doublé d’un
bibliographe, celui-ci rassembla, authentifia, classa et mit en honneur les
Écrits sacrés. Les données qu’il apporte en annotant le Zhengao, où sont
relatées par le menu les diverses circonstances de la révélation à Yang Xi,
témoignent de la large diffusion des Écrits du Shangqing au sein de
l’intelligentsia chinoise et du succès qu’ils remportèrent. Succès à double
tranchant, qui leur valut, au long du Ve siècle, toutes sortes de
mésaventures: vols des documents prestigieux, copies fraudu-leuses,
plagiats et ventes de textes contre de substantiels biens matériels. Succès
positif, cependant, puisque vers le milieu de ce siècle, le Maoshan abritait
un groupe de fidèles qui se vouaient à l’étude des textes révélés et qui sont
mentionnés par les histoires officielles comme les plus notables des ermites
de leur temps, parfois honorés par des reconnaissances officielles de la part

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des princes et des empereurs. Le plus connu était Gu Huan (ca. 420-ca 483)
qui fut leur premier “historien” et bibliographe, et dont le travail de
pionnier fut repris et parachevé par Tao Hongjing.
Par la possession des textes du Shangqing si prisés, ces hommes
tous lettrés de haute éducation appartenant à des clans puissants, liés par
serment en une sorte de confrérie religieuse, acquéraient un surcroît de
prestige au sein du taoïsme dont l’histoire aborde un nouveau tournant. Ils
en sont la tête, mettent en place de nouvelles structures et donnent forme à
une nouvelle élite spirituelle. Apparurent des sortes de monastères ou
commu-nautés, soutenus par des donations, réunissant aussi bien des
femmes que des hommes, mariés ou non, laïcs ou non, visités par des
pèlerins qui venaient en nombre au moment des fêtes religieuses. Les
Maîtres célestes, apparemment sur la voie d’une défaveur qui sanctionnait
un affaiblissement de leur efficacité présumée et de leur crédibilité, étaient
relégués au second plan.
Tao Hongjing, génie polyvalent, savant herboriste, ami des
bouddhistes, passa, comme nous l’avons dit, de nombreuses années à
compiler et à authentifier les Écrits de Shangqing; mais il fut en outre un
familier du bouddhisant empereur Wu des Liang, pour qui il prépara des
substances alchimiques et dont l’impériale amitié préserva son ermitage
lors des proscrip-tions qui frappèrent le taoïsme en 504 et 517. Celles-ci,
cependant, en atteignant certains taoïstes qui émigrèrent au nord, furent les
artisans de la diffusion des enseignements de l’école qui se répandirent
ainsi sur toute la Chine: au VIe siècle, l’encyclopédie taoïste parue sous les
auspices de l’empereur Wu des Zhou du Nord accorde la plus grande place
aux textes de l’école qu’elle met au premier rang. Néanmoins, le centre du
mouvement resta au sud, où vivaient les disciples de Tao Hongjing. Du VIe
au Xe siècle, sous les Six Dynasties et les Tang, ce fut l’école du
Shangqing qui eut une influence prédominante parmi les taoïstes.

139
Succédant à Tao comme dixième patriarche du Shangqing, Wang Yuanzhi
(_ 635) gagna aussi la faveur de l’empereur dont il confirma la légitimité en
apportant son appui religieux et qu’il initia à certains textes. Vinrent
ensuite Pan Shizheng (t694), dont les conversations avec l’empereur
Gaozong témoignent de sa connaissance tant des textes du Shangqing que
de ceux du bouddhisme, puis Sima Chengzhen (647-735), sur lequel nous
aurons à revenir, qui fut l’un des plus grands maîtres de son époque et qui
initia l’empereur Xuanzong et le poète Li Bo à certains textes de l’école;
sur sa demande Xuanzong promulgua en 721 un édit qui donnait aux
divinités du Shangqing la mainmise sur le culte des monts sacrés en lieu et
place des dieux locaux. Puis il se fixa au mont Tiantai (dans le Zhijiang)
d’où il fut appelé à plusieurs reprises par les souverains successifs qui
firent construire des temples en son honneur.
Durant tout le IXe siècle, poètes et prosateurs, témoignant de
l’intérêt suscité par les textes du Shangqing dans les cercles lettrés,
s’inspirèrent si bien de ceux-ci que leurs oeuvres, foisonnant d’allusions
aux textes ou hagiographies de l’école, ne peuvent être pleinement
comprises sans la connaissance de ces écrits, ce qu’ignorent,
malheureusement, la plupart des historiens de la littérature chinoise.
Ce succès ne se démentit pas, puisqu’au XIe siècle encore, les
patriarches de l’école continuèrent de bénéficier de l’appui des empereurs,
de transmettre leurs enseignements et leurs “registres” aux souverains et à
leur famille, et d’édifier des temples grâce aux dons impériaux.
Les textes du Shangqing, mais aussi ses méthodes de méditation
eurent une importance considérable dans l’évolution et la formation du
taoïsme, et lorsqu’on voulut classer les différentes écoles taoïstes, ce fut le
Shangqing qui fut considéré comme la plus éminente. Les siècles suivants
surent tirer un formidable parti de ces textes pour les codifier, les
développer et en intégrer de multiples données dans diverses élaborations.

140
La partie taoïste du Taiping yulan, la grande encyclopédie compilée sur
ordre de l’empereur et terminée en 983, est en majorité composée de textes
de l’école. Ceux-ci furent réunis en recueils, parfois joints à de grands
rituels, qui lui font de larges emprunts, comme, par exemple le “Grand
rituel de la salle de jade”, apparu en 1120. Ils fournirent à la liturgie aussi
bien des hymnes que la forme des méditations auxquelles doit se livrer
l’officiant principal pendant le rituel, ainsi qu’un bon nombre de pratiques
et de concepts, comme le “dénouement des noeuds” et les représentations
du soleil et de la lune. Aux XIIIe et XIVe siècles, le Shangqing recule
devant les Maîtres célestes qui regagnent la primauté sur les autres écoles
et qui cependant adoptent les registres d’ordination du Shang-qing qu’ils
placent au premier rang.
Mais en même temps et en contrepartie, les textes et l’esprit du
Shangqing se modifièrent. Ce qui en faisait l’originalité, la prédominance
faite à la méditation visuelle et à la pratique personnelle, s’est estompé avec
le temps, en fonction d’une évolution vers une institutionnalisation. Les
textes furent peu à peu codifiés et organisés - Tao Hongjing fut l’un des
premiers à accomplir cette tâche - selon une échelle de valeurs qui
définissait le rang d’un adepte dans la hiérarchie du mouvement organisée
en fonction de la possession, de la connaissance et de la pratique de ces
textes, un peu à la façon des registres des Maîtres célestes dont ils prirent la
place à cet égard. Apparurent des recueils destinés à systématiser le
panthéon de l’école et à en ordonner logiquement les oeuvres. Entre la
seconde moitié du IVe siècle et la fin du VIe siècle, l’ensemble scripturaire
du Shangqing se modifia notamment. De nouveaux textes, peu homogènes
et difficiles à dater, se greffèrent sur les anciens ou y furent incorporés, qui
intégrèrent des éléments du Lingbao (voir chap. suivant) et des Maîtres
célestes, ainsi que des traces plus importantes de bouddhisme. La tendance
générale de ces remaniements fut à la ritualisation et à

141
l’institutionnalisation; le maître prit de plus en plus d’importance, les codes
de transmission de textes aussi. La veine moralisante des préceptes à
suivre, où se mêlaient vertus confucéennes et bouddhistes, s’accrut aux
dépens des conditions de pureté rituelle; les procédés de visualisation
furent simplifiés, la récitation de textes tendit à l’emporter sur leur mise en
pratique, le lyrisme disparut. Un rituel se forma, des registres d’ordination
à la manière des Maîtres célestes surgirent. Parallèlement, la relation des
fidèles avec les divinités prit peu à peu la forme qu’elle affectionnait chez
les Maîtres célestes: la place accordée aux requêtes s’accrut aux dépens des
prières-poèmes. Un rituel du Shangqing apparut, dont les prémisses
s’annonçaient déjà à l’époque de Tao Hong-jing, qui incorporait des
éléments du Lingbao, où surgirent de nouveaux talismans et de nouveaux
textes, inextricablement mêlés aux anciens.
Puis, sous les Song, du Maoshan, à l’origine simple lieu de culte
local qui, depuis la révélation du Shangqing, était devenu une montagne
jalonnée de souvenirs, d’ermitages et de temples, vénérée et célèbre par
toute la Chine, dont on connaissait et avait inventorié chaque grotte chargée
de mystère, chaque ruisseau et chaque crête, émanèrent de nouvelles
révélations. Celles-ci, bien que de caractère assez différent et
principalement orientées vers l’exorcisme empruntèrent beaucoup au
Shangqing dont elles se réclamaient, tant pour constituer leur panthéon que
pour élaborer certaines de leurs pratiques, comme les absorptions
d’effluves astraux et l’envol dans les cieux.
Enfin, le quarante-cinquième patriarche de l’école, Liu Dabin (v.
1317-1328), écrivit une monumentale monographie de cette montagne qui
en retraçait l’histoire et en décrivait la géographie mythique et spirituelle.

142
B. Caractères généraux, apports du Shangqing

Pour revenir au Shangqing originel, celui de la révélation à Yang


Xi, les principes de base qui président à la pratique religieuse du Shangqing
restent ceux que nous avons déjà vus: la topologie et la toponymie sont
essentielles, les grandes lignes de la cosmologie et de l’anthropologie
demeurent à peu près inchangées, les règles de transmission de savoir sont
reprises, mais soulignées fortement, un bon nombre de pratiques anciennes
sont maintenues mais développées.
La principale différence réside dans la hiérarchie des valeurs
correspondant à un changement d’orientation générale: un très fort
mouvement d’intériorisation donne le pas à la méditation, et celle-ci est
surtout visuelle. Le Shangqing délaisse une bonne partie de l’aspect
judiciaire des Maîtres célestes, relègue au deuxième plan les exercices
physiologiques, l’utilisation de drogues et d’herbes, transforme
considérablement la procédure alchimique. Il privilégie le mythe,
l’invention, l’affabulation, insiste sur la divinisation et la cosmicisation de
l’adepte, fait une part prépondérante à l’image, à la randonnée, au voyage.
Le paysage change, le panthéon est assez différent, et pourtant, presque
aucun élément réellement nouveau n’a fait son appa-rition. Tout existait
déjà, ne fût-ce qu’à l’état de germe, mais les dieux sont plus invoqués que
sommés, l’adepte s’unit à eux plutôt que de les dominer, et les relations de
Yang Xi avec son initiatrice céleste, une fille de la Xiwang mu, retrouvent
la tonalité amoureuse que l’on connaissait déjà dans les Chuci, bien que la
chasteté fût nettement exaltée. L’évocation inté-rieure, l’entraînement
personnel à la concentration mentale comptent plus que la force d’un acte
rituel. Les dieux sont des intercesseurs et des médiateurs, et le salut est
affaire de connaissance de la “forme vraie” des lieux et des personnes
célestes; il est fonction de la transformation de la vision que l’adepte a du

143
monde et de sa propre personne plutôt que de luttes contre les forces du
mal. Les rapports de forces cèdent le pas à la fusion et à l’union, la théurgie
à la mystique. Les dieux sont des intercesseurs qui apportent à l’adepte les
clefs des royaumes célestes, qui le nourrissent d’effluves divins, parfois
bouche à bouche, qui descendent en lui et le font monter aux cieux, main
dans la main. Leurs formes sont changeantes et multiples, comme leurs
noms: cette multiplicité métamorphique est celle du Tao.
De là vient que le Shangqing est aussi, dans le taoïsme, le premier
mouvement à produire en nombre de véritables hymnes aux divinités.
Allégresse, exaltation, joie mystique fusent, là où un Ge Hong était à peu
près le seul à trouver quelques accents semblables pour chanter le Xuan, le
“Mystère”. L’adepte participe aux ébats divins que décrivent les écrits,
avec leurs musiques, cours célestes, charrois et bannières, dais de plumes,
cohortes de dragons et de phénix chantant, attelages azurés; il visite des
paradis dont les descriptions prolongent fastueusement celles que l’on
trouve dans les Chuci et le Huainan zi, et qui firent école dans le taoïsme à
venir. Très proche de celle qu’en donnent les textes anciens, les
hagiographies populaires et la mythologie des Han, l’image du Saint est
centrale. Perpétuel-lement présente, soit dans les promesses faites par les
textes à l’adepte assidu, soit dans les voeux qu’il formule lui-même, elle est
le motif même de la quête de l’adepte et illustre de façon très suggestive
son but ultime.
Centrées principalement sur la visualisation mentale, les pratiques
enseignées par les textes du Shangqing se situent à mi-chemin entre les
techniques corporelles et les spéculations mentales. C’est une mystique
visionnaire qui complète la spé-culative et qui met en oeuvre ce que M.
Eliade appelle l’“imagination créatrice” et H. Corbin l’“imagination
active”, ce que Paracelse appelait tout simplement l’Imagination. Tout se
passe dans le monde des Images, où “se corporalisent les esprits et se

144
spiritualisent les corps”, qui joue un rôle d’intermédiaire entre celui des
réalités tangibles et celui des réalités indicibles, le monde des xiang (les
“images” ou “symboles”) dont usait déjà le Yijing et dont Wang Bi
expliquait qu’il était intermédiaire entre celui des idées et celui des mots.
En effet, les taoïstes, et parmi eux le Shangqing plus systématiquement
encore, procé-dant par images, des images qui sont des mots, ne font que
systématiser un peu plus ce qui est un trait général de la pensée chinoise:
les mots, qui sont des graphes, tels que le Tao, le Taiji, le Yin et le Yang, le
Qi, les nombres, sont des images plus que des concepts; ils se situent à mi-
chemin entre l’abs-traction et la chose concrète, et, comme les images, sont
porteurs d’une forme active qui fait défaut au concept. De même que le
monde est conçu comme un processus en cours de création continue, de
même des mots et des images qui contiennent une force latente qui se
développe au fur et à mesure qu’ils imprègnent celui qui les manie. La
pensée se fonde sur l’analogie, travaille sur des symboles, des signes. Les
grandes questions métaphysiques et ontologiques, la relation du Même à
l’Autre, de l’Un au multiple, la genèse du monde, sont traitées en images.
La méditation visuelle fait vivre à l’adepte plasti-quement et scéniquement
ce que la métaphysique exprime dialectiquement et discursivement. Les
textes du Shangqing sont particulièrement exemplaires à cet égard; c’est
chez eux que cette tendance est la plus poussée. Mais nous la retrouverons
en pleine action avec l’alchimie intérieure (voir chap. VIII).
Autre caractéristique qui n’est pas sans rapport avec la première:
ces textes témoignent d’une orientation accentuée vers l’intériorisation que
décèlent de nombreux traits. La priorité est donnée à la méditation visuelle
accomplie seul dans sa chambre: la “contemplation intérieure”, insiste
l’initiatrice de Yang Xi, est la “racine et l’origine de l’immortalité
spirituelle”. Le ritualisme s’assouplit: les absorptions des effluves du soleil
et de la lune peuvent s’accomplir à l’intérieur s’il fait mauvais temps - la

145
seule vision imaginative compte; de même, il n’est pas nécessaire de se
retirer dans les montagnes pour pratiquer, on peut le faire en son coeur, car
“il n’y a pas de différence entre son corps et les montagnes saintes”; les
exercices peuvent s’accomplir hors des dates précises s’il y a une raison
impérieuse de le faire; les invocations ne sont plus de simples formules
magiques, mais de véritables prières adressant des louanges aux dieux sous
une forme très poétique; la confession des fautes est tout intérieure aussi;
les causes de maladies et de mort sont considérées comme ayant une
origine interne; les pratiques sexuelles, formellement condamnées, sont
remplacées par la contemplation intérieure du dieu même qu’invoquaient
en ces occasions les adeptes des Maîtres célestes, et l’invoquer dispense de
s’adonner aux anciennes pratiques, est-il spécifié. Les dieux se moquent du
Saint qui était parti chercher la vérité autour du monde: c’est en lui-même,
lui disent-ils à la fin de son périple, qu’il la trouvera. Une phrase tirée de
l’un de ces textes résume cette attitude d’ensemble: “L’immortalité s’étudie
par le coeur; si le coeur est sincère, on obtient la voie de l’immor-talité; la
voie de l’immortalité est une recherche intérieure; que l’on se retire
intérieurement et le Tao viendra. "
Pourtant, tout cela est soigneusement réglé. La méditation est
conduite, guidée selon des règles précises; celles-ci sont dictées par le
Livre qui apporte une grande minutie à la description des visions que
l’adepte doit provoquer en lui. Il définit la mise en scène des méditations
qui forment comme de menus "psychodrames" et en fournit le programme.
Son discours, ordonné comme un récit, comporte les trois articula-tions
qu’on s’accorde à distinguer dans les récits: la compétence - dignité de
l’adepte, sur laquelle nous reviendrons -, la per-formance - la mise en
pratique du procédé de méditation - et la sanction, avec la transformation
du fidèle qui devient immortel. Celui-ci est donc tout autre chose qu’un
“médium” ou un “illuminé”. C’est lui qui suscite les images, ordonnées

146
selon un mode structuré et bien articulé, qui est la cause de la descente des
dieux. Les exercices finissent souvent par des états extatiques où l’adepte
ne distingue plus rien, où il n’est plus de séparation entre le haut et le bas,
l’intérieur et l’extérieur, dans une exaltation lumineuse. Mais la
démarcation est nettement faite entre ces états et l’état de conscience
ordinaire, de sorte qu’il n’y a pas de danger de confusion entre les deux
états de conscience; elle est délimitée par des rites “de passage”, tels que
des massages, un lieu bien défini, matériellement (la “chambre pure”) et
mentalement (l’encadrement par les quatre animaux héraldiques des quatre
directions), des temps nettement marqués (des dates et heures précises), le
tout étant encore mieux précisé semble-t-il, que dans les traditions
antérieures.
Ce temps “court” est doublé d’un temps “long” qui est celui de
l’acheminement progressif de l’adepte dans l’initiation aux Écrits de
l’école, aux termes d’une hiérarchie qui ordonne les textes dirigeant le
fidèle peu à peu vers la sainteté.
Organisant, et codifiant, dans une certaine mesure, les rapports des
hommes avec les dieux, le courant du Shangqing tient le milieu entre la
voie solitaire des ermites inspirés et celle de l’organisation sociale des
aspirations spirituelles. Comme dans la tradition des quêteurs
d’immortalité, et contrairement à ce qui se passe dans l’Église hiérarchisée
des Maîtres célestes, l’adepte est à lui-même son propre prêtre, c’est-à-dire
qu’il a personnellement et directement un accès au sacré. Mais cet accès ne
lui est ouvert que par un ensemble d’Écrits codifiés, dont la transmission
est sujette à des règles précises et dont la possession signe l’appartenance à
un groupe humain donné.

147
C. L’Écrit

C’est en effet sur l’Écrit que repose cette école, et c’est dans cette
école qu’on voit se développer de façon grandiose une théorie de l’Écriture
sacrée qui a marqué tout le taoïsme, qu’on retrouve jusque dans le rituel, et
qui s’appuie sur une conception de la force contraignante et de la
signification fondatrice de l’écriture et de l’image dont les racines plongent
dans l’antique fonds chinois. Puissance de l’écriture qu’attestent les
légendes qui entourent Yu le Grand, lequel prit pouvoir sur les êtres et put
rendre le monde habitable aux hommes en faisant porter la représentation
de toutes choses sur les trépieds sacrés, mais aussi, sur un plan différent, les
antiques moeurs judiciaires où la chose écrite avait seule valeur de
témoignage. L’écriture déchiffreuse du monde a une origine sacrée - elle
est née, en Chine, de la divination - et une dimension cosmique. Elle
représente la forme des êtres et transcrit la configuration des dessins que
tracent les étoiles dans le ciel, les montagnes et les rivières sur la terre. Elle
rend le monde intelligible et, par là, permet à l’homme de s’y orienter et de
le manier. Elle dévoile la “vraie forme” des êtres et des choses, qui est leur
forme secrète, celle qui résulte de la contemplation par le Dieu d’En haut et
qui permet d’agir sur les êtres.
L’une des premières questions que posa Yang Xi à ses apparitions
célestes porta sur l’origine des jing, les Écrits -question fondamentale qui
vise la nature même de l’enseignement apporté.
Or, les jing, lui fut-il répondu, sont l’état condensé du Souffle
primordial. Nés spontanément du Vide, ils préludent à l’avènement du
monde. Apparus d’abord en forme de rayons de lumière insoutenable à la
vue, ils se sont “solidifiés” en descendant, revêtant au fur et à mesure des
formes de plus en plus grossières: de lumière, ils sont devenus “sceaux de
nuages”, nuées encore, mais comme scellées en formes plus fixes. Puis, ils

148
furent écrits par les divinités en caractères non humains, de jade sur des
tablettes d’or, et conservés dans les Palais célestes ou dans des montagnes
sacrées. Leur transcription en écriture humaine ne survient qu’ensuite,
lorsque le Ciel fit “descendre les traces”: les Écrits sacrés que possèdent les
hommes sont la manifestation de la grâce du Ciel qui se répand sur eux,
mais ne constituent qu’une “trace”, une empreinte grossière, le reflet d’un
prototype céleste qui est resté dans les cieux, et cependant, le signe qui
conduit et reconduit vers eux - le guide, c’est là un des sens du mot “jing”
qui est synonyme de “chemin”.
Le Livre sacré, origine du monde et piste qui permet de connaître sa
structure et d’en retrouver la nature primordiale, est un “Trésor” assimilé
aux talismans dynastiques que possé-daient les familles régnantes et
princières et qui attestaient de la protection qu’elles avaient reçue du Ciel.
A l’égal des talismans royaux, et tout comme le Souffle primordial et la
puissance vitale dont ils sont désormais l’incarnation et le réceptacle, ils
doivent être préservés comme des trésors: ils apportent la protection divine,
ils sont signe d’une alliance avec les forces célestes, et ils témoignent de la
généalogie spirituelle qui relie l’adepte aux divinités et aux cieux.
Ils aboutissent en effet entre les mains de celui-ci après avoir été
transmis de divinités en divinités pendant des milliers d’ères cosmiques,
puis, après que celles-ci les ont révélés aux êtres humains, de maître à
disciple pendant des générations, au fil d’une longue chaîne qui relie
l’adepte à l’Origine du monde. Mais en outre, dévoilant les “noms”, les
“sons” et les formes des personnes et des lieux divins, et par là les moyens
du salut, ils sont le gage de la protection de ces divinités qui en leur faisant
volontairement don de ces "trésors" se sont du même coup engagées à y
répondre.
Cependant, les Textes ne sont pas seulement écriture, mais aussi
son. L’écriture et le son, le visible et l’audible se doublent et se complètent.

149
Les Textes sont apparus en lettres de lumière dans le vide, ils furent écrits
en lettres d’or dans les cieux par les divinités; les copier est un acte pieux;
ils doivent être présents sous forme écrite, ouverts sur l’autel, pendant le
rituel, et tenus en main par l’adepte pendant sa méditation; les charmes
doivent être écrits. Rappelons qu’ils furent révélés sous forme de dictée.
Mais aussi ces textes doivent être récités. L’accent mis sur la récitation est
plus insistant que chez les Maîtres célestes; il est précisé que toute erreur
dans la récitation doit être suivie d’un acte de contrition. De plus, les textes
sont chantés par les dieux dans les cieux en écho à la récitation terrestre. La
“forme vraie” autant que le “son ésotérique” ont tous deux une efficacité
conjointe.
En développant et en magnifiant ainsi plus que jamais le Livre
sacré, le Shangqing a été conduit à insister plus qu’au-paravant sur les
règles de transmission du jing qui, désormais développées et précisées plus
qu’elles n’avaient jamais été, valent intronisation en lieu et place des
“registres”, de nature bien différente. La transmission se fait de maître à
disciple, seul à seul, après un jeûne de plusieurs jours, et sous forme de
contrat juré, selon un rituel qui s’inspire des rites anciens de consécra-tion,
d’alliance et d’inféodation, où sont invoquées en des formules
imprécatoires les divinités et les puissances infernales prises à témoin.
Cette transmission s’accompagne de dons faits par le disciple au maître qui
évoquent d’anciens mythes liés aux légendes des souverains civilisateurs
auxquels le Ciel envoya des talismans ou des Livres sacrés en récompense
de leur dévouement et de leur sacrifice, et qui, d’être les gages de sa
sincérité, portent le nom de “foi” (xin). Des anneaux et des charmes sont
rompus en deux parties, maître et disciple gardant chacun une moitié, qui
symbolisent les anciennes tessères des contrats.
Le disciple s’engage surtout à ne jamais divulguer le texte
indûment. Celui-ci, en effet, ne doit être transmis qu’à qui est digne de le

150
recevoir, qu’à ceux qui ont leur nom inscrit sur les registres célestes et qui
possèdent des “os de jade”, faits de la matière imputrescible et précieuse
qui compose le corps des immortels, en un mot, à ceux qui, par nature, sont
prédestinés à l’immortalité. Cela signifie que celui qui reçoit un jing reçoit
en même temps la révélation et l’assurance de cette prédesti-nation, de sa
qualification. S’approprier un Écrit sacré illégiti-mement, c’est “voler un
trésor du Ciel” et lui ôter son efficacité qui n’existe qu’en fonction de
l’aptitude du disciple, laquelle est comme la deuxième moitié de la vertu
propre de l’Écrit. Un Livre transmis ou acquis indûment s’envole
spontanément au Ciel ou s’enflamme. Le transmettre à la légère est un acte
sanctionné par un terme qui évoque l’eau qui s’échappe par une fente; la
faute est du même ordre que celle qui consiste à laisser s’écouler ses
principes vitaux. C’est la plus grave que puisse commettre un disciple,
aussi celui-ci ne pourra-t-il plus jamais acquérir l’immortalité. Par ailleurs,
la possession juste d’un Livre entraîne une protection divine: garçons et
filles de jade viennent protéger le Livre et son détenteur. Elle implique
aussi des devoirs, car la part humaine du contrat reste à accomplir; il
incombe à l’adepte de lui rendre un culte, de le psalmodier et de mettre en
pratique les méthodes qu’il contient.
Le rôle du maître, dans ce courant, consiste donc plus à transmettre
le jing qu’à guider, puisque c’est principalement l’Écrit qui joue le rôle de
guide et qui apporte le savoir. Et cela se vérifie par le fait que les “formules
orales “qui constituaient la partie de l’enseignement transmise
personnellement "de bouche à bouche" sont souvent écrites désormais et
adjointes à l’Écrit. On passe d’une tradition semi-orale à une tradition
presque totalement écrite et codifiée. La révélation est close, tout entière
contenue dans le corpus du Shangqing: il n’y en eut plus de notable dans
l’école. Le maître n’est plus guère qu’un garant de la juste transmission. Le
lien qu’il noue avec le disciple est de l’ordre de la parenté, disent les textes,

151
et ceux des disciples entre eux sont d’ordre confraternel. Le maître
n’officie pas. La méthode qu’il transmet ne porte pas son nom, comme
c’était souvent le cas dans la tradition des chercheurs d’immortalité. Il n’est
plus qu’un simple maillon de la chaîne qui relie les dieux à une lignée
d’hommes, mais, garant de la juste transmission du Livre, il est par là
garant de son efficacité.
C’est donc le Livre, ou l’ensemble des Écritures, qui est au centre
de cette école du Shangqing, où la hiérarchie spirituelle, qui culmine en la
personne de son patriarche, remplace l’ec-clésiastique, avec des degrés
dans l’initiation qui se mesurent aux Écrits reçus et pratiqués.

D. La notion de salut; l’immortalité

Les textes du Shangqing ont eu à accorder différentes conceptions


du salut. Deux questions se posent. D’une part, qui est sauvé? Et cette
question est fonction de la notion de personne humaine. D’autre part, en
quoi consiste le salut? A la première question, le Shangqing répond en
accordant trois conceptions de façon très cohérente et solide. A la
deuxième, la réponse est plus hybride.
La notion de rétribution joue un rôle de premier plan: le salut des
individus est lié à celui de ses ancêtres jusqu’à sept ou neuf générations; les
fautes des ancêtres retombent sur l’individu, celles de l’individu sur ses
descendants, par voie de conséquence, comme dans le Taiping jing. Cela
relève du fonds chinois où l’individu ne se distingue jamais tout à fait de la
famille et garde un certain caractère collectif. C’est l’influence du culte des
ancêtres qui joue et qui se retrouve de façon tout à fait analogue dans le
système légal de châtiments qui s’étendent à la famille du coupable. Mais
intervient un élément nouveau lié logiquement à la conception selon
laquelle, comme nous le verrons plus bas, la purification peut encore

152
s’obtenir après la mort: en conséquence de cette idée, l’adepte peut sauver
ses ancêtres. Dès lors, d’une part, l’adepte demande le pardon de ses fautes
propres et de celles de ses ancêtres, d’autre part le bénéfice du mérite
acquis par ses pratiques retombe sur ceux-ci. Le salut de l’individu n’est
pas concevable sans celui de ses ancêtres: tous les textes du Shangqing
promettent à l’adepte qu’ils seront sauvés en même temps que lui-même.
L’adepte, en travaillant à son salut, travaille au leur. Ontologiquement, il
n’est pas séparé d’eux.
Se surimpose, en outre, une représentation toute différente, qui est
celle du Saint, “unique” et cosmique, image centrale qui plonge ses racines
dans Zhuang zi, Lie zi et le Huainan zi, agrémentée par l’imagerie
populaire de détails fantastiques et qui motive la quête d’immortalité. Le
thème est constant et fondamental dans les textes du Shangqing. L’adepte
dans ses prières, les textes dans leurs promesses, retrouvent toujours les
mêmes images: il portera le traditionnel vêtement de plumes qui
l’apparente aux oiseaux, chevauchera la lumière et enfour-chera les astres
ou flottera dans le vide; il aura le vent et la lumière pour chars, des dragons
pour attelage; ses os seront comme du jade, son visage resplendissant, une
auréole entourera sa tête, tout son corps émettra un rayonnement surnaturel
et sera aussi incandescent que le soleil et la lune; il connaîtra l’avenir,
pourra franchir mille li en un jour, s’immerger dans l’eau sans se mouiller,
entrer dans le feu sans se brûler, bêtes ni armes ne pourront rien contre lui;
il commandera aux forces naturelles et aux esprits; il pourra réaliser tous
ses désirs, jouira d’une jeunesse sans fin; il sera l’égal du Ciel et de la
Terre, du soleil et de la lune. La vision finale du fidèle du Shangqing est à
la fois cosmique et mystique, faite de participation mystique au cosmos et
d’union avec la vérité suprême ou le Tao. Il fait voeu de se fondre dans
l’univers, de s’unir aux grandes forces du monde, le Yin et le Yang, la
Mère mystérieuse, les Trois Genèses.

153
Enfin, troisième volet de ce tableau complexe, hérité, celui-ci, des
chercheurs d’immortalité: le salut dépend de l’individu. Au contraire des
Maîtres célestes, l’école du Shangqing s’appuie sur des méthodes
techniques et mystiques, donc individuelles. La participation de l’adepte à
son salut est totalement person-nelle, directe et active, sans qu’intervienne
l’action d’aucun autre intermédiaire humain, et, s’il subit les conséquences
des fautes de ses ascendants, c’est à lui personnellement que sont donnés
les moyens de s’en délivrer et lui qui doit le faire: “Son salut est en lui”.
C’est la tradition des fangshi qui joue.
Ainsi, l’adepte est convié à assumer un triple destin dont les
différentes composantes s’harmonisent assez bien: celui d’un être humain
et social, attaché à son lignage, celui de l’Homme cosmique, et celui d’un
individu isolé. Mais le contenu de la notion d’immortalité est plus
complexe.
Tout d’abord, il semble qu’il y ait une contradiction entre la
prédestination nécessaire pour acquérir légitimement un texte sacré, avoir
des “os de jade” et son nom inscrit sur les registres célestes, et l’obligation
de pratiquer qui incombe même aux divinités. L’état d’immortel cosmique,
total et unique ne comporte pas de degrés. Et pourtant il existe une
hiérarchie de fonction-naires célestes et une gradation précise entre
immortels souter-rains, terrestres et célestes; celle-ci, en outre, est continue,
de sorte que, même après la mort, le fidèle peut poursuivre ses pratiques et
son ascension pour monter de l’état de “gouverneur souterrain” (dixiazhu) à
celui d’immortel céleste. Le Shangqing fait coexister deux points de vue,
en termes bouddhistes, le “subitisme” et le “gradualisme”; c’est le
problème de la "grâce" et des "oeuvres" que rencontre toute mystique et qui
ne fait pas défaut ici.
La condition d’immortel est le but que proposent et font miroiter les
textes avec insistance, et non plus l’état de fonc-tionnaire céleste: rarement

154
on voit, comme dans les textes précédents, l’adepte briguer un rang dans la
hiérarchie céleste, même si celle-ci continue de subsister. C’est la condition
d’immortel qui fait l’objet des désirs du fidèle, celle même que décrivent
Zhuang zi et Ge Hong, avec quelques variantes. Dans les textes du
Shangqing, le Saint n’est plus un personnage légendaire; son image s’est
intériorisée et constitue le modèle auquel s’identifie chaque adepte. Les
mêmes tournures et les mêmes images sont employées. Cependant, la
dimension cos-mique et extra-cosmique de l’immortalité est accentuée:
l’adepte demande à “devenir l’égal des trois luminaires”, à “naître dans le
Souffle du Spontané”, “en haut, à atteindre aux immortels célestes et, en
bas, à toucher aux abysses”, à “s’ébattre au loin là où il n’est ni rond ni
carré, profondément serein au-delà des phénomènes, le you et le wu
confondus dans la Ténèbre”. Sans pour autant quitter le plan du
merveilleux naïf et concret, cette vision finale à laquelle tend le fidèle du
Shangqing se colore d’une teinte véritablement mystique par moments,
lorsqu’il souhaite “à jamais demeurer sur les sommets du Grand Vide, dans
la Chambre du Palais précieux; le matin s’ébattre avec l’Empereur de jade,
le soir se reposer avec la Mère mystérieuse; assoiffé, s’abreuver aux plantes
de jade de la Source immense du puits Lang (sur le mont cosmique du
Kunlun)”. Il s’agit d’un salut universel, mais dont l’expression et la
représentation sont tout à fait différentes de celles du bouddhisme, et qui,
par certaines notations, dépasse la fusion avec le cosmos. “Qu’avec le Vide
je naisse, s’écrie-t-il, qu’avec le Vide je meurs, que je meure et renaisse”.
Oui, désormais, pour ces adeptes, “la Longue Vie réside dans le regard
mystique, le Tao réside dans l’infime essentiel, l’infime essentiel dispense
un corps pacifié et une sérénité sublime, inonde l’esprit de Souffle véritable
et repose le coeur dans le Ressort mystérieux [du monde]”. Certaines
expressions utilisées indiquent clairement un dépas-sement de l’alternative
entre la vie et la mort, bien dans la manière de Zhuang zi, lorsqu’il est

155
question, par exemple, de “ne plus mourir ni naître”, de “se dépouiller de la
vie et de la mort”, ou d’“égaliser et trancher la vie-mort”. Cette façon de
s’exprimer, totalement absente des textes antérieurs, est un fait tout à fait
nouveau. En outre se greffe sur tout cela une notion nouvelle de
renaissance sur laquelle nous aurons à revenir.

II. LES PRATIQUES

A. Le Dadong zhenjing

Le texte le plus important du Shangqing, qui est devenu un des


textes majeurs du taoïsme, est le Dadong zhenjing, l’“Écrit véritable du
grand Dong”. Ce terme de dong possède plusieurs niveaux de sens; il
signifie “grotte”, “creux”, “profondeur”, “traverser, communiquer”. Les
“grottes” jouent un rôle impor-tant dans le taoïsme, surtout à partir du
Shangqing qui en a fait le premier inventaire et en donne des descriptions;
nichées au creux de montagnes où faisaient retraite les ermites, ce sont des
paradis terrestres; labyrinthes lovés dans les entrailles de la terre, elles
recèlent des trésors de vie, Écrits sacrés ou talismans protecteurs, et
communiquent entre elles, de sorte que, d’un ciel-grotte à l’autre, on peut
cheminer par une voie souterraine. Ce sont des mondes en petit, où il est
difficile de parvenir, tant l’entrée en est cachée et resserrée, parfois
distribués en trois étages, qui contiennent leur soleil et leur lune, et qui
commu-niquent avec les cieux d’en haut. “Ce qui s’appelle ‘vide’ dans les
cieux se nomme ‘grottes’ dans les monts, et ‘chambres’ [des divinités] dans
le corps, c’est tout un”, dit un texte. Nous verrons également que les trois
parties principales du Canon taoïste sont des “grottes”. Pour ce qui est du
Dadong, les commentateurs l’expliquent en disant qu’il désigne le “Vide

156
suprême”, le “grand Mystère sans bornes”.
La récitation de ce texte - qui est par elle-même une mise en
pratique, comme nous allons le voir - suffit à assurer l’immortalité et rend
inutiles les méthodes alchimiques anciennes. Il est composé selon une
structure double qui fait intervenir un niveau céleste et un autre corporel,
qu’il faut préserver contre la mort. Avant de le réciter, l’adepte doit
convoquer un grand nombre de dieux dont il invoque l’intercession et la
protection, et qui doivent venir chacun à sa place dans la chambre de
méditation. Puis il doit se voir lui-même en gloire, assis sur des lions,
revêtu des insignes sacrés, habit de plumes, bonnet aux “astres de jade”,
flanqué des animaux emblématiques de l’est et de l’ouest, dragon vert et
tigre blanc. C’est ainsi que, sacralisé et exalté, dans un oratoire habité par
une foule de dieux qui l’assistent et empli de nuées aux teintes célestes et
de parfums surnaturels, il psalmodie le Dadong zhenjing.
La récitation de chaque section du texte s’accompagne tout au long
de la visualisation de dieux corporels; ceux-ci descendent du cerveau vers
l’une des “portes de la mort”, qui sont des points précis du corps par où
s’engouffre un souffle mortel, afin de les maintenir hermétiquement closes
et faire du corps de l’adepte à la fois la demeure des esprits célestes et la
matière de l’oeuvre de raffinement à laquelle il se consacre. Alors
seulement l’adepte psalmodie les stances qui sont adressées aux dieux
célestes et qui célèbrent leurs ébats divins.
Curieusement, ces grands dieux ne tiennent pas une place
importante dans les textes du Shangqing, où on ne les retrouve que
rarement. En revanche, ce sont les dieux corporels qui entrent le plus
souvent en jeu dans les exercices exposés par les textes de ce courant. Mais
ils n’y jouent plus simplement le rôle de gardiens des brèches mortelles: ils
représentent des forces vitales essentielles et fixent des points du corps
subtil. La liste en est longue, puisqu’ils sont trente-neuf, et nous renvoyons,

157
pour plus de détails, à l’analyse qui en a été faite ailleurs.
Cette récitation et cette visualisation-animation qui l’accom-pagne
visent à conjoindre les esprits et le corps qui est leur demeure, mais aussi à
faire fusionner et s’unir les esprits du corps et les divinités célestes. La
lecture de chaque stance adressée aux divinités célestes est associée à la
visualisation des divinités corporelles, au point que la description par le
texte des ébats des dieux peut s’appliquer aussi bien aux divinités célestes
qu’aux corporelles, et que le corps humain, sanctifié par la présence des
dieux, finit par former un ciel terrestre. De plus, tous les dieux que nous
avons dits “corporels” ont une résidence céleste qui double leur demeure
corporelle.
Le but est de parvenir à l’Unité à travers la diversité et la
multiplicité des formes de la vie qui anime notre corps. L’homme est conçu
comme une pluralité qu’il faut harmoniser, une totalité qu’il faut conquérir,
une unité qu’il faut construire en préservant sa complexité: les “cent
esprits”, dit et répète le Dadong zhenjing, doivent fusionner et parvenir à
l’Unité. La méthode du Dadong est définie comme celle de la "fusion
unitive" et du "retour à l’Origine".
L’artisan de cette fusion est le “Vent tourbillonnant”, un “vent
divin” qui tranche les entraves, qu’exhale l’Empereur Un, que l’adepte,
après avoir fini de réciter le jing, voit, sous la forme d’un “souffle blanc”
(couleur de la lumière), né de la fusion des “cent esprits”, entrer par sa
bouche, parcourir tout son corps, ressortir, l’entourer et l’illuminer, se
colorer de pourpre (couleur du Centre projeté au Ciel), se “nouer” pour
former l’Empereur Un du Dadong; celui-ci exhale à son tour un Vent
tourbillonnant qui éclaire toute chose “comme un soleil blanc”. Ce vent
n’est autre que le Souffle primordial que l’on retrouve dans l’école un peu
plus tardive du Lingbao sous le nom de “Vent universel”, qui par son
déploiement circulaire, “tournant comme une roue”, anime tour à tour les

158
extrémités du monde et met en mouvement les Cinq Agents, unissant
l’Unité et la multiplicité, proche parent du vent-véhicule que chevauchait
Lie zi, vent violent, vent fou, qui monte “en corne de bélier”, vent-oiseau,
grand phénix de Zhuang zi, envol et envolé à la fois, le char divin et l’esprit
qui le monte. Ainsi dit une préface au Dadong zhenjing.

B. L’Unité complexe

L’Unité qu’il faut conquérir et préserver est une unité complexe,


non simplement celle de l’Origine chaotique, mais aussi celle du retour qui
englobe et ramasse la multiplicité. C’est pourquoi elle est trine ou trois fois
trine, ce que rend le chiffre neuf, dernier des chiffres avant le retour à l’Un.
Parmi les nombreux dieux corporels et dans le cadre, toujours, de
l’unification de la personne, trois dieux jouent un rôle particulièrement
important. Nous les avons déjà vus, ce sont les Trois Originels; mais les
textes du Shangqing, adoptant et révisant, semble-t-il, des textes antérieurs,
développent et éla-borent plus avant la méditation sur la tri-unité. Trois
dieux, les Trois Originels (sanyuan), gouvernent les vingt-quatre souffles
du corps et demeurent dans les champs de cinabre. Ils deviennent l’objet
d’exercices de méditation au cours desquels l’adepte, accompagné par eux
et par leurs acolytes, monte dans le Boisseau, symbole du Centre et de
l’Unité projeté sur la voûte céleste.
Mais le cerveau, le Kunlun du corps humain, siège de l’Originel
supérieur, reçoit une attention particulière. Sa géo-graphie mystique
devient plus complexe. Il comporte désormais neuf cases, qui sont autant
de Palais abritant des dieux, alignés en deux étages et communiquant entre
eux. En outre, le Niwan, le champ de cinabre supérieur qui en fait partie,
communique avec la gorge, et ainsi avec tout le corps. La contemplation
des divinités qui habitent ces Palais permet à elle seule d’obtenir

159
l’immortalité. Celles-ci sont divisées en deux groupes; l’un est composé de
divinités masculines et l’autre des féminines. La méditation sur les divinités
du "masculin-Un" et celle sur les divinités du “féminin-Un” - celles-ci étant
supérieures à celles-là - se complètent et culminent avec la visualisation du
Seigneur véritable du Un suprême (le Taiyi de l’Antiquité) qui s’achève sur
l’envol de l’adepte et du Taiyi dans le Boisseau. Ainsi, le dieu Un suprême
forme la triade des “Trois-Un” avec l’Un masculin et l’Un féminin, eux-
mêmes de nature multiple, et opère la synthèse de ces deux Un.
Dans les textes du Shangqing, le Taiyi préside à tous les dieux du
corps. Il est dit “l’essence de l’embryon, le maître des transformations”, ce
qui signifie qu’il est à la fois l’origine et le principe de l’évolution et donc
de la multiplicité, la vie en tant que transformation, l’unité qui se
développe. C’est pourquoi ses noms et localisations sont divers. Il est
partout et polymorphe. L’adepte le visualise sous sa propre forme et
s’identifie avec lui.

C. Les noeuds de l’embryon, la mort et la renaissance

Le Taiyi est mouvant. Le terme de Dadong, autre nom que le


Shangqing donne au Tao, évoque la communication. La vie est
transformation. Le souffle doit circuler. Inversement, la mort est stase. Aux
anciens symboles des principes de mort, comme les trois vers, le Shangqing
en superpose un nouveau: ce sont les “noeuds de l’embryon” qu’il faut
dénouer pour obtenir l’immortalité. Dès la gestation, alors que l’embryon
est encore dans la matrice où il reçoit les “souffles des neuf cieux” qui lui
confèrent la vie, se forment douze noeuds et nodules, “racines mortelles de
la matrice” qui “maintiennent en torsion serrée les cinq intérieurs (les
viscères)” et qui sont la cause des maladies. Avant même de naître,
l’homme porte en lui les germes de la mort sous forme d’entraves qui

160
s’opposent au libre influx du courant vital. Pour les dénouer, l’adepte doit
revivre sa vie embryonnaire sur le mode divin et cosmique. Il revit le
développement de cet embryon en recevant les Souffles des Neuf Cieux
primordiaux, un par mois, en invoquant le Père originel céleste et la Mère
mystérieuse (xuan) terrestre, et en faisant descendre dans son corps les Rois
des Neuf Cieux qui, à tour de rôle, raffinent et transmutent l’un de ses
organes. Il se crée ainsi un corps d’immortel d’or et de jade. Ce sont les
“neuf transmutations”, ou le “cinabre neuf”: une version tout intérieure de
l’alchimie de Ge Hong, dont cette expression provient.
Dans d’autres exercices destinés également à dénouer ces noeuds,
ce sont les vingt-quatre esprits du corps, qui sont des points de lumière, qui,
mandés en trois groupes de huit par les divinités de l’Un féminin dans les
trois champs de cinabre, défont les noeuds de fils rouges qui leur sont
remis, puis embrasent ces fils dans un grand feu qui consume tout le corps
de l’adepte et le réduit en cendres.
Bien que “la pratique réside dans l’excellence du coeur et ne se
suffise pas d’un nom céleste sur des tablettes blanches”, il faut, ici comme
dans les écoles précédentes, avoir son nom inscrit sur les registres célestes
pour devenir immortel. Réguliè-rement, les dieux font une tournée
d’inspection dans le monde et mettent alors à jour les registres de vie et de
mort. De grandes assemblées solennelles les réunissent, forme sublimée,
céleste, des assemblées terrestres qui avaient la même fonction chez les
Maîtres célestes, à des dates précises où le fidèle cherche alors à faire
effacer ses fautes par cette méditation du dénouement des noeuds. Les
“cinq esprits des registres”, qui sont particulièrement chargés de surveiller
les êtres humains, y jouent le rôle principal. Ce groupe, dont le Taiyi situé
dans le cerveau, est le chef, réunit des dieux qui demeurent l’un dans le
foie, l’autre dans les poumons, le troisième dans le coeur et le quatrième
dans le nombril, ce qui correspond, avec quelques variantes, aux “cinq

161
viscères”: la rate, organe central, étant remplacée par le cerveau (projection
du centre vers le haut), et les reins par le nombril qui se situe dans une
partie du corps qui a le même rôle symbolique. L’adepte alors doit voir,
une fois les noeuds dénoués, en une sorte de psychodrame, les cinq esprits
inscrire solennellement son nom sur les tablettes des registres de vie. C’est
à ce schéma que peut se résumer cet exercice qui comporte de nombreuses
variantes.
En fait, ces noeuds signifient que les germes de mort sont de nature
ontologique dans l’homme, puisqu’ils existent dès la vie embryonnaire, ce
qui implique une conception de la mort différente de celle que nous avons
vue chez Ge Hong. Pour les dénouer, il faut revivre, remonter le cours de sa
gestation, passer par une nouvelle naissance en “retournant à l’embryon”,
une expression qu’on ne trouve pas dans Ge Hong et qui annonce
l’“embryon d’immortalité” de l’alchimie intérieure. Ici inter-vient un fait
majeur: ceux qui donnent la vie ne sont plus les parents selon la chair, mais
le Père et la Mère Originels, cosmiques et infinis, ou bien les Neuf Souffles
primordiaux, un par mois de gestation. Le corps qui en résulte n’est plus
simplement le corps raffiné que cherchait à se composer Ge Hong. C’est un
“corps spirituel”, selon l’expression même de Tao Hongjing.
La renaissance est une notion nouvelle qui n’apparaît pas dans les
textes antérieurs et qui prend forme dans plusieurs sortes de pratiques
méditatives. Reprise par le Shangqing, la notion de shijie subit une
évolution significative qui se décèle dans la description qui est faite de la
“purification par le Yin suprême”, une des formes de shijie. Dans ce cas,
‘grâce à l’assistance de divinités qui ont veillé sur lui, au bout de cent ans
et, parfois, après avoir pourri, le corps ressuscite dans le Yin suprême dont
le Xiang’er, ce commentaire du Daode jing attribué à Zhang Lu, faisait le
“palais de la purification du corps”, une sorte de creuset en quelque sorte
ou une matrice qui prépare à une nouvelle naissance. “Après la mort, dit

162
une citation du Dengzhen yinjue (Taiping yulan, 664, 14), à propos du
shijie, l’esprit peut progresser, tandis que le corps ne peut s’en aller”.
Ce cas de "délivrance du cadavre" signifie que, lorsque la
purification est imparfaite, surviennent une mort partielle et une survie dans
un lieu intermédiaire en attendant une purifi-cation plus complète et le salut
ultime. En fait, le shijie ainsi conçu est une étape dans l’ascèse taoïste, un
processus de salut après la mort, et non pas un “suicide rituel”, selon une
hypothèse que rien ne vient étayer.
L’adepte peut aussi renaître dans le Palais du Feu rouge, ou dans la
Cour du Feu liquide, des paradis situés à l’extrême sud où il subit une
purification par le feu et renaît, non pas en tant qu’homme comme dans le
bouddhisme, mais comme immortel: c’est une voie de salut qui se situe à
l’opposé de la réincarnation bouddhiste.
En outre, après la mort, ceux qui sont descendus aux enfers
peuvent, s’ils font preuve de pureté, s’élever dans la hiérarchie très graduée
des fonctionnaires souterrains et parvenir ainsi à monter aux cieux: la
progression n’est pas interrompue et il existe une communication continue
des enfers aux cieux.

D. Les randonnées extatiques

1. Les paradis terrestres

Retrouvant les anciennes errances du Saint de Zhuang zi et de


Huainan zi qui le menaient aux confins de l’univers et par-delà les quatre
mers, se remémorant aussi les expéditions des souverains de l’Antiquité qui
faisaient le tour de leur monde afin d’en aménager l’espace et d’y apporter
leur efficacité royale, pour en remporter ensuite à la capitale les vertus
particulières concentrées en leur personne, à la façon du chaman voyageur,

163
comme ont fait Huang di et Yu le Grand, tout comme firent les saints
patrons de l’école poussés par leur quête qui, pédestrement, selon la
légende, avaient parcouru les Monts et les Eaux polaires, l’adepte du
Shangqing, de même, en pensée, voyage sans sortir de sa chambre, mettant
en pratique l’adage de Lao zi: “Sans franchir sa porte, il connaît l’univers”.
Il va jusqu’aux marches lointaines, jusqu’aux pays étranges et
indomptés, jusqu’aux contrées qui ne sont pas aménagées, terres de
barbares et de monstres, de merveilles et de l’extraordinaire, riches de
puissances vierges, que décrit le “Livre des monts et des mers”. Mais, au
contraire de ce que décrivent cet ouvrage et les Chuci, pour qui ils sont
dangereux et peuplés de monstres, ces pays sont pour lui saturés
d’influences bénéfiques. Il y rencontre, en effet, les génies célèbres de la
mythologie chinoise qui forment les quatre piliers de la terre, les quatre
empereurs ou les “cinq vieillards” (avec celui du centre), et en reçoit une
nourriture d’immortalité. Il les fait aussi venir dans son oratoire et jusque
dans ses viscères et se nourrit de leurs effluves. Il s’aventure jusque dans
ces fameuses “îles d’immortalité” où jadis les empereurs envoyèrent des
émissaires. Il va jusqu’au Kunlun ou à ses équivalents, monts sacrés, axes
du monde, ou monts cardinaux, Pics sacrés du taoïsme, repères fixateurs,
répliques célestes de ce que sont au ciel les planètes et dans l’homme les
cinq viscères séjours d’immortels aussi qu’habitent les Cinq Empereurs et
où sont recelés les Écrits sacrés. Le “Tableau de la forme véritable des
Cinq Pics” hérité du courant du taoïsme du Sud, fruit de la “contemplation
mystérieuse” du Seigneur Tao, dévoile “la configuration de leurs sommets
contournés et labyrinthiques”. Comme la description des îles des
immortels, il aurait été délivré aux hommes par Dongfang Shuo, l’immortel
déchu, le compagnon banni de la Reine mère d’Occident qui vivait dans
l’entourage de l’empereur Wu des Han. Ce tableau, dont il existe plusieurs
versions, comporte des cartes labyrinthiques, autant de talismans qui

164
ouvrent à qui les possède l’accès des montagnes, lieux chargés de magie,
riches de force Yang, ainsi que du monde entier.
A ce génie qu’est Dongfang Shuo, sorte de bouffon inspiré, de
fripon divin, surnommé l’Adolescent vert, est également attribué un
ouvrage du Shangqing qui décrit les “régions extérieures”, où s’aventure
également l’adepte et dont il psal-modie les noms, au nombre de six, pour
les quatre points cardinaux, le zénith et le nadir, auxquelles se superposent,
selon la traditionnelle répartition par neuf, trente-six royaumes sou-terrains
et trente-six cieux (4 x 9) s’étageant ainsi en pyramide du bas en haut.
Ces voyages aux lieux extrêmes ne peuvent s’accomplir que grâce
aux guides, cartes et talismans, à la connaissance des sons ésotériques et
divins que sont les noms des dieux à visiter, des portes à franchir, et qui
sont autant de laissez-passer délivrés par les puissances divines. Ils
s’accomplissent par le regard intérieur de l’adepte qui s’entraîne à acquérir
la vision aiguë qui caractérise le Saint, à voir jusqu’au bout du monde, très
clairement, flore et faune, habitants et divinités, et, tout en même temps, à
faire venir ceux-ci à lui, en un double mouvement où sa chambre et son
corps contiennent le monde qu’il parcourt d’un bout à l’autre.

2. Les planètes, le soleil et la lune

Ses pérégrinations ne se limitent pas au domaine terrestre, il va de


soi. Elles culminent dans un envol vers les planètes et les astres, soleil, lune
et Boisseau. C’est alors une randonnée céleste, nourrie de lumière. Les
astres jouent un rôle majeur dans les pratiques du Shangqing. Ils sont à la
fois des repères temporels et cosmiques, et les agents et régulateurs du
processus de transmutation auquel se livre l’adepte et auquel ils président.
La relation de l’adepte avec les divinités des planètes, qui avec le
soleil et la lune forment une triade en réplique à celle des trois champs de
cinabre, est à peu près la même que celle qu’il noue avec les Cinq

165
Empereurs des pôles, car elles sont en rapport direct avec les repères
terrestres que sont les Monts cardinaux, ainsi qu’avec les génies qui
président aux quatre coins du monde. La situation est la même, reportée un
degré plus haut, sur la voûte céleste.
Le soleil et la lune, manifestation céleste du Yin et du Yang, jouent
un rôle particulier. Comme Granet l’a bien mis en évidence, les anciens
mythes chinois font accomplir au soleil, et éventuellement aux rois
mythiques, soit en un jour, soit en un an, un voyage dans le ciel qui le fait
surgir du Val du Levant où il baigne ses rayons, monter le long du Mûrier
solaire, passer d’une constellation à une autre, s’arrêter à diverses étapes et
disparaître dans l’Arbre du couchant. Le “Livre du souffle jaune [celui de
la lune] et de l’essence yang [celle du soleil]” est un ouvrage du Shangqing
qui reprend ces éléments et les développe à sa façon en les appliquant en
outre à la lune. Lors des “huit articulations” de l’année - les solstices, les
équinoxes et le premier jour de chaque saison -, l’adepte doit accompagner
les astres en chacune de leurs stations. Celles-ci, situées aussi aux Pôles,
sont autant de terres d’immortalité où se dresse un arbre de vie dans lequel
nichent des oiseaux dont les plumes d’or tissent des habits d’immortalité
aux fidèles, et sur lesquels mûrissent des fruits qui confèrent une vie sans
fin à qui s’en nourrit. Au pied de l’arbre, un point d’eau, source ou étang,
permet à l’astre, aux habitants de cette terre et à l’adepte venu leur rendre
visite de se purifier. Les Seigneurs de ces endroits bienheureux ne sont
autres que les génies tutélaires, régulateurs des “vertus heureuses” que
l’ancienne mythologie chinoise fait résider dans les pôles.
L’adepte doit, à chaque station de l’un des astres dans l’une de ces
contrées, dessiner un talisman qu’il jette dans de l’eau dont il fait ensuite
ses ablutions purificatrices, réminiscence des rites apotropaïques et
thérapeutiques des Maîtres célestes; puis il monte sur le rai de l’astre
jusque dans le Palais correspondant à la station. Il y reçoit des fruits

166
d’immortalité des mains du souverain de cet endroit. Puis il avale le
talisman qu’il avait dessiné.
Ces exercices ont plusieurs significations. D’une part, l’adepte se
nourrit de lumière, la faisant entrer dans la partie de son corps qui
correspond à la saison en cours et au rythme de la course des astres (ou de
la planète sur laquelle il médite, s’il s’agit des planètes), et devient lumière
lui-même. “Le souffle pourpre [du soleil], dit le Huangqi yangjing jing,
s’amoncelle et descend couvrir le corps [de l’adepte]. Celui-ci pense qu’il
est dans la lumière du soleil. La lumière du soleil entoure son corps et il
monte dans le Palais du Yang universel [la station solaire de plein midi qui
correspond au solstice d’été]”. Alors, “tout est lumière, à l’intérieur et à
l’extérieur”. Celui qui s’adonne à ces pratiques acquiert un “visage
vermeil”, “tout son corps est lumineux et brillant”, et il en “irradie une
lumière extraordinaire; sa nuque porte un éclat rond, il illumine les six
directions”. Pareil au soleil et à la lune, il a rejoint le Saint de Zhuang zi et
du Huainan zi
Sa méditation porte aussi sur les mouvements alternés et parallèles,
opposés et complémentaires du Yin et du Yang, lune et soleil, qui se
croisent et se conjoignent, dont rend compte un système complexe
d’échanges hiérogamiques d’attributs (les astres, par exemple, sont tous
deux composés à la fois de feu et d’eau).
Il ne s’agit nullement d’un culte solaire ou astral: c’est sur la
concertation des deux principes, sur la conjugaison, le contraste et l’accord
de leurs mouvements, qu’est mis l’accent. Le soleil et la lune sont ici
inséparables. Comme les cinq planètes et les Cinq Pics à un autre niveau,
ils représentent le monde et ce qui les mesure, les quatre directions et ce qui
les conjoint deux à deux. A eux deux, en leur double marche, ils figurent la
bipolarité fondamentale qui écartèle l’Unité primordiale et annoncent la
coïncidentia oppositorum. L’adepte, face au soleil et à la lune, est le

167
troisième terme, le centre, comme il l’était déjà lorsque les quatre
emblèmes des pôles terrestres l’entou-raient, mais ici dans le ciel, sur le
mode du chiffre Trois. De plus, récapitulant l’univers, par ses pratiques, il
fait coïncider les trois mondes, le monde extérieur que parcourent la lune et
le soleil, le monde symbolique habité par les divinités, et son propre monde
intérieur qui tient des deux premiers car il est à la fois physique et
symbolique.

3. Le Boisseau

Cependant, le soleil et la lune, en fait, se situent encore à mi-chemin


entre le ciel et la terre, puisque ce sont des lieux polaires terrestres qu’ils
visitent. Manque une véritable dimension verticale: le soleil et la lune
correspondent à l’est et à l’ouest, non au nord et au sud. Le Haut et le Bas
sont absents. C’est le rôle du Boisseau que de figurer, en un symbole
unique quoique double, l’Unicité fondamentale des deux Principes.
Le Boisseau (la Grande Ourse) forme lui aussi une triade dont il est
le centre avec le soleil-Yang et la lune-Yin. Sa valeur magico-religieuse est
ancienne: elle apparaît déjà dans les Chuci, est confirmée par le culte que
lui rendit l’empereur Wu et par les mentions qu’en fait le Huainan zi. Il
n’est que de rappeler la connotation foncièrement religieuse des
spéculations astro-calendériques de l’ancienne Chine pour comprendre
l’impor-tance prise par ce Boisseau dans le taoïsme directement issu de ce
milieu. Centre du ciel, il se substitue à l’étoile polaire qui, unité refermée
sur elle-même, joue rarement un rôle. Par les mouvements de son manche,
il se désigne comme l’ordonnateur et l’indicateur des rythmes naturels qui
permettent de déterminer l’orientation nécessaire à l’accomplissement des
actes religieux en accord avec les instances symboliques et divines qui
doivent y prendre part pour assurer l’efficacité de ces actes; c’est donc lui
qui construit l’espace rituel et permet d’y pénétrer, et qui dicte le moment

168
et la forme des actes à accomplir. En tant qu’ordonnateur de l’aspect faste
du monde, il est aussi protecteur et chargé de vertus apotropaïques. En tant
que Centre, il est la demeure du Un suprême, le Taiyi.
Tandis que le couple soleil-lune/Yin-Yang indique la binarité
inhérente à tout l’univers, il est le Pôle unique et central du monde. Mais il
figure une unité complexe car il comprend neuf étoiles (Neuf, chiffre de la
totalité, de l’achèvement de la série des chiffres, de la multiplicité qui
retourne à l’unité), dont deux invisibles, que seuls perçoivent ceux qui en
sont dignes, ce qui leur accorde plusieurs siècles de vie. Ce chiffre de neuf
s’accorde parfaitement avec son statut de demeure du Taiyi, puisque, dans
les spéculations des Han, ce dieu arpentait les Neuf Palais du ciel (tout
comme Yu le Grand fit des neuf contrées de la terre) afin de lui donner sa
configuration de totalité une et articulée, en le divisant en plusieurs secteurs
qu’il coordonnait par sa présence une et mouvante, allant de l’un à l’autre
tour à tour et les joignant au centre régulièrement lorsqu’il y faisait une
pause.
Pour les textes du Shangqing, chacune des étoiles du Boisseau
contient un paradis construit sur le même schéma que ceux de la lune et du
soleil. Le Boisseau lui-même est entouré d’“étoiles noires”, qui sont ses
âmes po, où résident des divinités féminines, épouses des Seigneurs des
étoiles du Boisseau, sur lesquelles elles versent une “lumière obscure”.
C’est bien dans le monde céleste que nous sommes, le monde à l’envers, où
le Yang et la lumière sont à l’intérieur, tandis que l’obscurité, les âmes et le
Yin sont à l’extérieur. Dans le corps de l’homme, ces divinités résident
dans le cerveau, tandis que celles des étoiles du Boisseau, masculines,
demeurent dans le coeur.
Plusieurs sortes de pratiques sont enseignées. En raison de son rôle
apotropaïque, qui fut considérablement amplifié aux siècles suivants, le
Boisseau peut être simplement invoqué comme tel, ou l’adepte peut se

169
couvrir du manteau protecteur de ses étoiles. Mais aussi il peut s’élever
vers lui, “se coucher dans le Boisseau”, ou encore “marcher sur le
Boisseau”, pratique attestée dès le Ier siècle de notre ère, dont on trouve
des traces dans certains textes des Maîtres célestes et peut-être dans Ge
Hong, mais dont le Shangqing donne les premières formes détaillées et qui
connaîtra d’amples développements dans la liturgie.
Cette marche s’accomplit sur le pas de Yu, celui-là qui, pour Ge
Hong, permettait d’entrer dans les montagnes. Appliqué à la marche sur les
étoiles, ce pas reproduit l’union du Yin et du Yang; il est “l’essence du vol
dans les cieux, l’esprit de la marche sur la terre, la vérité du mouvement de
l’homme”, expliquent des textes postérieurs: la quintessence, donc, de tout
mouvement - céleste, terrestre ou humain -, la danse qui conjoint Ciel,
Terre et Homme, et que la formule “trois pas, neuf traces”, qui le définit
parfois, met en rapport avec les Trois Originels et les neuf étoiles du
Boisseau. Cette marche sur le Boisseau est dite “marche sur le réseau” ou
"marche dans [ou "sur"] le vide". Elle donna lieu à des hymnes religieuses
célèbres et fut un thème qui inspira nombre de poètes.
Cette pratique, qui consiste à “marcher le temps”, autrement dit à
l’inscrire dans l’espace, tire son origine de la marche du dieu Taiyi qui, par
sa déambulation, répartit le Souffle et le distribue en fractions porteuses de
vertus spécifiques à chacune dans les différents secteurs de l’espace et
selon les temps successifs, accomplissant ainsi son rôle, que reproduisent le
souverain antique dans le Palais de la lumière (Mingtang), l’adepte dans
son oratoire, puis, plus tard, le prêtre dans l’aire rituelle, rôle
d’organisateurs qui unifient et de médiateurs entre le Ciel (les mouvements
célestes des astres) et la Terre (sur laquelle ils reportent ceux-ci au moyen
des mêmes repères, transposés d’un plan à l’autre). Bugang, la “marche sur
le réseau”, signifie aussi “marcher sur le rigide” (gang, même phonétique,
caractère semblable et considéré comme interchangeable), le continu, le

170
Yang Un; c’est répartir l’Unité.
Cela se fait à partir du Centre céleste pour “descendre” selon un
mouvement centrifuge du Ciel à la Terre, ou vers le Centre-Un en montant
de la Terre au Ciel, selon que l’adepte va de la première étoile du Boisseau
à la dernière ou l’inverse. Les deux mouvements alternent, aussi bien dans
les pratiques du Shangqing que dans le rituel: à la “descente” du Un vers le
multiple succède la “montée”, ici celle de l’adepte au Ciel. Une version de
cet exercice compte “trois voies”: l’une “dans le sens” (de la première
étoile à la dernière), l’autre “à rebours”, dans le sens contraire, et une
troisième qui est le “retour”: l’adepte après être descendu du ciel sur terre y
remonte.
Dans les textes du Shangqing, où cette pratique n’a pas encore
atteint à l’extrême complexité qui lui sera donnée, l’adepte dessine les
étoiles de la Grande Ourse sur une bande de soie et, après avoir construit
une enceinte sacrée en mandant les planètes autour de lui, il “se revêt” des
étoiles du Boisseau, puis monte dans la constellation en marchant d’abord
sur le cercle extérieur que constituent les “étoiles noires” et en invoquant
les divinités féminines qui y résident. Alors seulement, il peut marcher sur
les divinités du Boisseau en faisant apparaître chaque fois la divinité de
l’étoile sur laquelle il pose le pied en suivant un ordre précis.
Héritées de la cosmologie des Han, les implications symbo-liques
du Boisseau sont nombreuses.
Car s’il est centre, le Boisseau représente aussi le nord, et par
conséquent l’Origine, l’emplacement des signes cycliques liés à l’embryon,
le pôle que symbolise l’eau, le Grand Yin qui engendre le Yang, le lieu de
toutes les genèses. Ses sept étoiles ouvrent les sept orifices de l’embryon et
lui donnent vie. Ses neuf étoiles le mettent en relation avec tout ce qui se
dénombre par neuf, comme l’annonce dès la première page l’“Écrit ailé des
étoiles volantes et des Neuf Véritables “qui lui est consacré.

171
Par l’Un, il est le lieu de l’Origine, par le Neuf, celui du Retour. Les
jours du “retour à l’Origine” (huiyuan) lui sont consacrés et sont des jours
de renouveau. Les titres que portent ses divinités féminines évoquent des
phénomènes de mutation, impliquent qu’elles ont pour fonction de protéger
l’embryon. Naissance, retour, tournoiement, en somme, il est la forme
manifestée, en voie de développement, du Taiyi, l’Un suprême, qui, sous sa
forme cachée, fermée sur elle-même, est représenté par l’étoile polaire.
Il est au ciel la représentation la plus ramassée du déploiement du
monde centré sur l’Un, ordonné.
A chacune des différentes étoiles, le texte que nous avons
mentionné plus haut assigne des fonctions de gouvernement, surveillance et
direction, tant dans le domaine céleste que terrestre. Il oriente, il ordonne,
et c’est donc à lui qu’est aussi confiée la mission de trancher entre le bien
et le mal, de punir et de récompenser. Parmi les pratiques qui le concernent,
une grande partie est destinée à demander pardon de ses fautes et à faire
effacer son nom du registre des morts. juge du bien et du mal, le Boisseau
est aussi lié aux Enfers. C’est pourquoi l’un des textes du Shangqing qui lui
est consacré, le Kaitian santu jing (l’“Écrit des Trois Diagrammes qui
ouvrent le ciel”) contient une “Méthode pour passer à la vie et se garantir
l’immortalité”, où l’adepte, tournant avec le Boisseau dans le ciel, est
emporté par ses étoiles jusqu’aux trois portes célestes; mais ce même texte
énumère aussi les noms des Six Cours infernales (six: chiffre des enfers) de
la cité Feng, qui font pendant aux Trois Passes célestes, comme
s’opposaient les Six Cieux démoniaques aux Trois Cieux des Maîtres
célestes. Dans cette cité, qui porte le nom de l’ancienne capitale des Zhou,
située au nord-est, siègent les juges infernaux placés sous les ordres du
Seigneur du Boisseau, dont d’anciens empereurs ou des héros légendaires,
ainsi que les “commandeurs souterrains”, les dixiazhu des weishu des Han,
qui ont parfois à régler les comptes des morts avec les vivants.

172
Unité multiple, “réseau tortueux et sinueux”, dit un texte, qui fixe et
ordonne en même temps qu’elle promeut et fait évoluer, char qui
transporte, le Boisseau est étroitement lié à la notion de passage. Ses sept
étoiles sont celles qui “font passer”; l’expression “les sept passages”
renvoie à la marche sur le Boisseau; sa dernière étoile s’appelle “Porte
céleste” et donne parfois son nom à toute la constellation qui est dite
“charnière entre la disjonction et la conjonction”. Pour se faire ouvrir cette
porte, l’adepte doit présenter une fiche d’identité religieuse dûment établie
dans les formes prescrites.
Ainsi, en un premier temps, l’adepte du Shangqing a d’abord
parcouru les quatre coins du monde; en suivant le parcours du soleil et de la
lune, il a marqué les quatre coins de la terre et en a mesuré les quatre
secteurs. Puis il s’est élevé sur l’axe central à double face, car le centre est
double en ce qu’il ramasse et déploie, recèle et manifeste à la fois le haut et
le bas: disjonction haut et bas, ciel-enfer, et/ou conjonction, à l’intérieur du
Boisseau, du Yin et du Yang, disjonction/conjonc-tion qui se concrétisent
aussi dans les rapports entre l’homme et les divinités: il monte à elles
comme elles descendent à lui, incarnation et assomption qui ne peuvent se
séparer. Dualité des pôles verticaux et dualité de la relation au divin. Du
couple soleil-lune à la constellation du Boisseau, l’évolution se fait dans le
sens de l’ampleur à l’intensité. Le Boisseau constitue comme une
concentration en une seule constellation de ce que repré-sentent les deux
luminaires et leur large parcours sur la terre: il ramasse en une unité
l’étendue que mesurent le soleil et la lune. De même, des pratiques du
fidèle qui s’accomplissaient en un an ou en un mois pour le couple soleil-
lune, en un seul exercice pour le Boisseau.
Revenant maintenant aux procédés de l’alchimie opératoire, nous
pouvons découvrir le cheminement qui se fait entre celle-ci, les pratiques
astrales du Shangqing, et la future alchimie intérieure. En effet, les

173
quelques recettes alchimiques qu’expo-sent les textes du Shangqing ont
ceci de particulier que certaines des drogues portent des noms qui les
relient aux pratiques astrales. Par exemple, l’orpiment et le réalgar
s’appellent “âme hun du soleil” et “fleur de la lune”; l’un des Élixirs
obtenus porte le nom qui est donné à l’essence lunaire qu’absorbe l’adepte
lors de sa méditation; un autre celui d’une liqueur d’immortalité que des
divinités du Shangqing instillent dans la bouche de l’adepte en méditation.
L’alchimie revêt des couleurs astrales. Mais en contrepartie le soleil est
comparé à un fourneau; il est chargé de “liquéfier les organes”, il est
qualifié de “lumière du cinabre” et est, en tant que feu, avec la lune-eau,
l’un des agents de purification. Le terme employé pour désigner les
rotations cosmiques dans lesquelles est entraîné l’adepte, zhuan, est le
même que celui qui connote les transmutations alchimiques. De l’alchimie
s’opèrent un déplacement et une évolution vers l’absorption des essences
lunaires et solaires, drogues d’immortalité. Les liqueurs d’immortalité que
les divi-nités apportent à l’adepte dans sa méditation ont elles aussi des
noms qui sont empruntés aux vieilles techniques alchimiques, comme celui
de “Liqueur d’or” ou “Or liquide” (jinyi).
Revenant en arrière pour observer Ge Hong et le voir, dans
certaines recettes, capter les eaux de la lune et du soleil pour en faire des
élixirs et les absorber, on voit comment le processus se poursuit en
s’intériorisant jusqu’au Shangqing. Ce mouvement d’intériorisation est
encore à l’oeuvre dans la pratique qui consiste à incorporer, mois après
mois, les souffles des Neuf Grands Cieux primordiaux pour obtenir une
régénération du corps, et qui s’appelle, de façon bien significative, la
méthode des “neuf cinabres” (jiudan); or, cette régénération du corps,
accomplie selon le même schéma, mois après mois, organe après organe,
s’obtenait par l’ingestion de drogues dans le Wufu jing, l’un des textes
majeurs de la tradition de Ge Hong.

174
Certaines méthodes du Shangqing sont donc bien des versions
sublimées et intériorisées de méthodes alchimiques. La gestation du corps
spirituel doit être accomplie par la méditation, sous forme d’union de
principes cosmiques complémentaires (lune et soleil, Père et Mère
originels), en des mouvements réitérés d’ascension et de précipitation, de
sublimation et de condensation qui annoncent de façon frappante les
principes et les formulations de l’alchimie intérieure.

BIBLIOGRAPHIE
Études

P. ANDERSEN, “The Practice of ‘Bugang’”, à paraître dans Cahiers d’Extrême-Asie, 5,


1990.

I. ROBINET, Méditation taoïste, Paris, Dervy-Livres, 1979.

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d’Extrême-Orient, 1984.

Id. “La pratique du ‘tao’, la transmission de textes sacrés, les paradis terrestres et
cosmiques, la marche sur les étoiles”, Mythes et croyances du monde entier, Chine,
Paris, Lidis, 1986, p. 369-398.

Id. “On the Alchemy of T’ao Hung-ching”, dans H. WELCH et A. SEIDEL, Facets of
Taoism, op. cit.

Id. Le Taoïsme du Mao shan, chronique d’une révélation, Paris, Collège de France,
1981.

R. STEIN, “Jardins en miniature d’Extrême-Orient”, Bulletin de l’École française


d’Extrême-Orient, 42, 1942, p. 1-104.

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Pao, 43, 1, 1977, p. 1-64.

Traductions

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Meditation of the Fourth Century A.D., Studies on Asian Topics, 1, Londres, Curzon
Press, 1980.

P. KNOLL, “In the Halls of the Azure Lad”, Journal of Asiatic and Oriental Studies,
105, 1, 1985, p. 75-94.

175
Id. “The Barrier of Heaven”, Études asiatiques, 40, 1, 1986, p. 22-39.

M. PORKERT, Biographie d’un taoïste légendaire: Tcheou Tseu-yang, Paris, Collège


de France, 1979.

E. SCHAFER, “The Jade Woman of Greatest Mystery”, History of Religions, 17, 1978,
p. 387-398.

CHAPITRE VI: LE LINGBAO


L’apparition des Écrits du Lingbao fut une conséquence directe du
succès remporté par les textes du Shangqing.
Le binôme lingbao, traduit généralement en français par “joyau
sacré” et qui était le nom donné aux « sorcières », rappelons-le, est
composé du terme bao, “trésor”, dont nous avons expliqué plus haut la
riche connotation. Le terme ling qui lui est adjoint et que l’on peut traduire
par « sacré, esprit » possède dans ce binôme un sens complémentaire. Il
désigne la divinité qui s’unit au bao, au trésor, objet ou être humain, sorcier
ou médium, qui sert de support à l’esprit et lui permet de s’incarner. Les
deux termes sont sexués et sont entre eux dans le même rapport que le Ciel-
masculin (ling) et la Terre-féminin (bao), le couple cosmique dont l’union-
séparation est au fondement de la vie.
Ces Écrits ont pour base la plus ancienne celle des “Cinq Charmes »
(Wufu jing), dont il reste des fragments dans le Canon taoïste, qui était lié
aux textes apocryphes weishu du “Tableau du Fleuve (jaune)” et au “Livre
de la Luo”. C’est lui qui donne à la plus grande partie du Canon du
Lingbao sa structure fondée sur les cinq secteurs orientés de l’espace et du
temps. C’est donc tout à fait logiquement que, reliés à cet écrit, tous les
autres sont censés avoir été révélés à Ge Xuan, le grand-oncle de Ge Hong,
qui l’aurait effectivement possédé. Il aurait ainsi transmis les Écrits du
Lingbao à son disciple Zheng Siyuan et, par lui, à Ge Hong, mais aussi à un

176
moine bouddhiste, Falan, connu pour avoir vécu ca. 241, et à Sun Quan
(185-252), fondateur du royaume de Wu (capitale Nankin). Se réclamer de
Ge Xuan était une façon de légitimer l’ancienneté de ces Écrits. En fait, ils
furent fabriqués entre 397 et 402 par Ge Chaofu, dont on ne sait
pratiquement rien, sinon qu’il faisait partie de la famille de Ge Xuan et de
Ge Hong, dont il connaissait la bibliothèque qui lui a sûrement servi à
composer ses écrits. Il avait, en outre, sans aucun doute, eu connaissance
des textes du Shangqing dont il s’inspira et dans lesquels il chercha un
élément de légitimation. En une dizaine d’années à peine, ces textes
remportèrent un succès considérable, si bien que, du temps de Tao
Hongjing, des monastères abritant des adeptes de ce courant étaient
installés dans le Maoshan près de ceux du Shangqing.
Le Lingbao est important à deux titres: c’est lui qui, jusqu’à nos
jours, détermine l’essentiel du rituel; en outre, c’est avec lui qu’apparaît
dans le taoïsme une première infiltration véritable du bouddhisme, mais
d’un bouddhisme déjà très sinisé (elle n’avait été que superficielle dans le
Shangqing, rappelons-le). L’école du Shangqing était un aboutissement -
celui des méthodes et de l’esprit des chercheurs d’immortalité - après
lequel rien ne pouvait plus se créer de semblable, sinon sous forme de
plagiat. Un renouveau ne pouvait venir qu’à l’aide d’apports différents: ce
fut l’amplification des germes ritualistes des Maîtres célestes et le
bouddhisme qui les fournirent. A quoi s’ajoutèrent quelques éléments
confucianistes (essentiellement le respect des vertus confucéennes) moins
accentués dans les courants précédents (dans le Taiping jing, par exemple)
et qui demeureront dans tout le taoïsme ultérieur.
Ce corpus scripturaire, dont le noyau est constitué par le « Livre
rouge des Cinq Écrits” (n° 22) et le “Livre pour le salut des hommes”,
Duren jing, est en partie développé à partir de données contenues dans le
Wufu jing. Il tient à la fois de la synthèse, relativement cohérente par

177
moments, et de l’amalgame, parfois assez bâtard. Comme nous le verrons,
il rassemble des traits des Maîtres célestes - une partie du rituel, et avec elle
une partie du panthéon -, certains éléments hérités du Shangqing - la
conception de l’Écrit sacré à dimension cosmique, les hymnes et leur style,
certaines données cosmologiques, quelques méthodes de visualisation - à
quoi s’ajoutent des emprunts aux anciens textes connus de Ge Hong
(comme le Sanhuang wen), ainsi que des éléments bouddhistes - une
certaine conception du salut, certaines données cosmologiques. Tout cela
est ordonné autour d’une vision du monde en grande partie héritée du Wufu
jing, articulée en cinq secteurs dominés par les Cinq Agents dont la
fonction, comme nous l’avons vu, consiste à assurer la coordination d’un
ensemble de repères du monde à plusieurs niveaux homologables les uns
aux autres, ce qui permet, moyennant un rituel et des invocations, de
chasser les démons et les catastrophes. Plusieurs de ces textes portent la
dénomi-nation d’“écrits rouges”, se réclamant d’une purification par le “feu
rouge » du Sud, Yang extrême. Mais, en fait, cette couleur est surtout
l’indication d’un lien avec la tradition selon laquelle le Wufu jing et le Hetu
(le « Tableau du Fleuve ») étaient écrits en caractères rouges.
C’est dans l’élaboration plus complexe et plus systématisée du
rituel des Maîtres célestes et dans l’amplification, due au bouddhisme, de la
notion de salut, étendue à tous les êtres, que réside le plus gros apport du
mouvement du Lingbao, dont on peut dire qu’il est le véritable père de la
liturgie taoïste.
Lu Xiujing (406-477), qui était avant tout un ritualiste, joua un rôle
important à cet égard. Auteur du premier catalogue bibliographique taoïste,
il chercha à ordonner l’ensemble des textes taoïstes parus jusqu’à son
époque et, pour ce faire, s’appuya sur certains éléments contenus dans les
textes du Lingbao pour ordonner hiérarchiquement l’ensemble des écrits
taoïstes en les divisant en trois “grottes”, à la façon du Tripitaka

178
bouddhiste. Il plaça ceux du Shangqing au premier rang, mais pour codifier
le rituel, il se fonda avant tout sur les Écrits du Lingbao. En outre, il mit sur
pied un rituel pour la transmission du Canon du Lingbao établi sur la base
de principes anciens - transmission jurée des textes en échange de «gages
de foi» - mais qui, beaucoup plus solennels, avaient lieu lors d’une
cérémonie semblable aux grands rituels du Lingbao. Avec le temps,
l’évolution se fit dans le sens d’une complexité de plus en plus grande et
d’une énorme prolifération d’un rituel où, au contraire de ce qui se passait
chez les Maîtres célestes des origines, les laïcs jouent un rôle constamment
réduit au profit de celui des prêtres, jusqu’à aboutir de nos jours à des
cérémonies où les laïcs ne participent plus que par le truchement de
quelques-uns de leurs représentants.
En raison du développement auquel ont donné lieu les textes du
Lingbao, nous étudierons en un premier temps ce qui s’appelle le “Lingbao
ancien », qui date de la fin du ive siècle; puis en une seconde partie nous
aborderons le rituel auquel il a donné naissance.

1. LE LINGBAO ANCIEN

Schématiquement, nous pouvons dire que, quoique avec quelques


variantes, les anciennes valeurs sont maintenues, mais subsumées sous
celles de la “compassion” (ci); les pratiques ne sont guère nouvelles: le
rituel des Maîtres célestes est repris, quoique considérablement développé,
amplifié et dominé par le système des Cinq Agents; les visualisations du
Shangqing passent en arrière-plan, sont réduites, mais subsistent; le but
ultime reste de “monter au ciel en plein jour”, mais il est assorti de la
notion de salut universel. Outre le Wufu jing, les textes antérieurs qui sont
adoptés et prônés sont le Daode jing (ce qui relie le mouvement aux
Maîtres célestes), le Sanhuang wen (lié à la tradition de Ge Hong) et les

179
textes du Shangqing (en particulier le Dadong zhenjing). En revanche,
comme dans le Shangqing, les pratiques de gymnastique, de “nourriture du
principe vital”, l’absorption de drogues et l’alchimie opératoire sont
rejetées à un rang inférieur (23, 14a; 671, 1, 7a, 9b et 2, 2b ... ). L’aspect
liturgique, la récitation des textes priment; l’adepte en méditation, seul dans
sa chambre, disparaît presque totalement. Le maître reprend de
l’importance; il fait partie, avec le Tao et l’Écrit, des «Trois Trésors»
calqués sur le bouddhisme; Lao jun, la forme divinisée de Lao zi, en est le
prototype; la méditation sur les maîtres est incorporée dans le rituel
d’entrée dans l’aire rituelle.

A. L’influence du bouddhisme et le salut universel

La plupart des emprunts qui sont faits par le Lingbao au


bouddhisme sont superficiels et maladroits, ne viennent pas d’un
bouddhisme savant et témoignent d’une bonne ignorance de cette doctrine:
les textes sacrés ne sont plus toujours écrits dans les cieux par les divinités,
mais souvent, à l’instar des sûtra, proférés par la divinité suprême devant
une assemblée de dieux d’où parfois surgit un disciple qui l’interroge;
comme le Shangqing, mais de façon plus courante, le Lingbao aime à
donner à ses cieux des noms imités des transcriptions phonétiques du
sanscrit; certaines données cosmologiques bouddhistes, comme nous le
verrons à l’occasion, sont plaquées sur les anciennes; certains termes sont
adoptés, souvent à contresens; quelques expressions, issues du bouddhisme,
font allusion à des supplices infernaux, une conception absente dans le
taoïsme jusqu’alors; la notion d’une renaissance sur terre pointe
timidement. En fait, le seul apport véritablement important du bouddhisme
dans cette école réside dans la notion de salut, à laquelle celle
d’immortalité cède le pas et qui évolue dans le sens d’un salut universel, ce

180
qui nous éloigne des chercheurs d’immortalité. Toutefois, cette notion
comporte deux faces, ce qui infléchit l’influence bouddhiste.
On a beaucoup insisté sur cette influence bouddhiste, qui est
évidente à cet égard: pour le Lingbao, le salut individuel passe par le salut
de tous, “en nombre incommensurable”, nouvelle expression fréquemment
utilisée. Les premiers textes s’en tiennent là; mais ceux qui sont apparus un
peu plus tardivement dans cette école emploient parfois une formule plus
proche de l’esprit du Mahâyâna comme “sauver les hommes avant de se
sauver soi-même” (361, 2, 13b), ce qui deviendra courant dans certains
autres textes sous les Tang. De même, on trouvera des formules selon
lesquelles tous les saints ont fait serment de désirer, des centaines de
milliers d’ères cosmiques durant, secourir et sauver ceux qui souffrent et
qui ont commis des fautes; les moines entrant en religion juraient la même
chose.
C’est en contradiction avec le vieux principe chinois, que l’on
trouve aussi bien dans le confucianisme que dans le taoïsme, selon lequel il
faut commencer par se régler soi-même avant de régler le monde,
conception qui s’harmonise plus aisément avec la position du Hinayâna. En
fait, ces deux attitudes peuvent être accordées en considérant, de façon très
“mahayaniste”, que les deux saluts vont de pair et s’équivalent, et que la
différence n’est que de méthode; et là nous abordons une position qui est
celle que revendiquent volontiers les taoïstes, un peu plus tard, qui ne sont
ainsi nullement gênés par ce qui a été chez eux, selon les époques, soit une
contradiction inconsciente se situant sur un plan superficiel logique, soit
une évolution.
Cette conception a aisément intégré une forte composante purement
chinoise qui se superpose et se manifeste de plusieurs façons dans les textes
du Lingbao: d’une part, le salut universel comprend expressément le salut
des morts, et en particulier celui des ancêtres - ce qui est à l’origine de

181
l’apparition et du développement des rites funéraires taoïstes; d’autre part,
le salut est aussi entendu comme on le faisait dans la Chine ancienne:
l’homme - et dans l’Antiquité, le souverain - est partie intégrante du
cosmos, et son équilibre va de pair avec celui de l’univers (nous avons ici
l’héritage de la théorie des Cinq Agents). Ainsi, le salut humain d’un
individu ou d’un groupe dépend de celui de l’univers et inversement, et la
liturgie, comme celle des anciens rois, est destinée à assurer cet équilibre.
Cela se vérifie, par exemple, dans les voeux que prononcent les
fidèles ou le maître officiant. Certains relèvent de ceux qu’auraient pu
formuler les empereurs d’antan et ne doivent rien au bouddhisme: que la
terre soit vaste et large, qu’elle ne soit ni submergée ni engloutie, que le
soleil et la lune ne souffrent pas d’éclipses, que les quatre saisons se
succèdent en ordre (330, 3a-5a, par exemple). Les prières visent à la fois à
la maîtrise des esprits, à fixer les Pics sacrés, à préserver la durée des temps
célestes, à régler le cours des trois luminaires, à faire venir la Grande Paix,
à assurer la richesse et le bonheur du peuple, et à sauver tous les vivants
(ibid., 7b et 9b). Plusieurs plans sont présents: l’ordre cosmique, l’ordre
étatique, le monde des êtres vivants et celui des morts (457, la-2b; 369;
344, l5a; 352, 1a; 348, 1a).
L’image du Saint s’estompe - dans ces voeux, l’adepte n’aspire
plus, comme dans le Shangqing, que par touches éparses et comme
accessoires, et principalement dans les hymnes empruntées au Shangqing
ou inspirées par eux, à s’identifier aux corps célestes ni à s’associer à leur
course. Le point de vue cosmopolitique prime: on est plus près de la
conception du Saint du Yi jing. Le désir de sauver les ancêtres, exprimé
régulièrement par l’adepte dans ses voeux ou par l’officiant dans la liturgie,
est bien un trait du peu de cohérence que nous avons signalé dans le
Lingbao: si tous les êtres vivants et morts doivent être sauvés, pourquoi
plus particulièrement les ancêtres? Nous avons ainsi, superposées, trois

182
conceptions différentes du salut qui tiennent du culte des ancêtres
(l’individu lié à sa famille), du rôle rituel et magique du Saint souverain
ordonnateur cosmique, et du bouddhisme.

B. Vie et mort

Restant taoïste, c’est-à-dire profondément chinois, plus qu’à une


synthèse, le Lingbao aboutit à un compromis.
Comme le montre Bokemkamp, l’idée de survie après la mort selon
les croyances chinoises et taoïstes y est associée maladroitement à
l’expression bouddhiste “miedu” (mot à mot: “s’éteindre et passer au-delà”)
qui désigne la délivrance. L’âme hun est maintenue sous terre (ce qui
rappelle les croyances populaires des Han) par les puissances infernales, les
Trois Officiers des Maîtres célestes, et peut être délivrée grâce aux
injonctions de l’officiant et en raison d’actes vertueux accomplis de son
vivant, pour être transférée au Palais du Sud, tandis que le corps, qui
demeure dans l’antique Palais du Grand Yin, à l’extrême nord, est pris en
charge par l’un des esprits ou divinités présidant à celui des cinq secteurs
du monde dont relève le mort en fonction de la date de sa naissance; il y
subit une purification qui doit lui permettre de revivre. Une renaissance est
prévue, âme et corps réunis, ainsi qu’une purification progressive, grâce à
la pratique du Lingbao, en neuf temps, ou bien, selon les textes, un nombre
de renaissances suffisant pour que l’adepte accumule assez de mérites pour
être prêt, physiquement et spirituellement, à monter aux cieux où il
demeurera à jamais (par exemple 97, 2, 18b). Cette renaissance s’accomplit
donc sur terre, à la façon bouddhiste et à la différence des renaissances
dans le ciel du Shangqing.
Pourtant, une partie de la leçon du Shangqing est retenue. Selon le
456, 33b sq., les parents selon la chair ne sont pas les “véritables” parents,

183
et le corps de l’adepte n’est pas à lui; il n’est qu’une résidence temporaire
(une réminiscence de Zhuang zi). Celui qui a atteint au Tao n’a plus de
forme ni de corps qui est source de soucis (réminiscence de Lao zi), et son
ego (wo), ou sa personne (shen, qui signifie aussi “corps”), ne fait plus
qu’un avec son esprit et forme avec lui son “véritable shen”; il retourne
alors à ses véritables parents originels et ne meurt plus jamais, et lorsqu’il
“miedu”, son corps ne tombe plus en cendres. En revanche, celui qui
accomplit de mauvaises actions retourne à des parents temporaires et son
mauvais karma subsiste. Lorsque les esprits sont délivrés, ils fusionnent
avec la lumière, et l’on renaît alors comme homme, et le corps et l’esprit ne
se séparent plus.
Cette formulation est un peu confuse, mais on peut la résumer
comme suit: l’union du corps et de la personne n’est pas stable. Qui est
assujetti au mal par son karma renaît de parents qui ne sont pas ses «
véritables » parents (on retrouve ici la notion de parents originels » du
Shangqing, et de “véritable » au sens de sacré”), et l’instabilité se poursuit.
Au contraire, qui atteint le Tao n’a plus de corps ordinaire (xing); son moi
et son shen (personne, probablement ici la notion de personne incarnée) ne
font plus qu’un; il ne meurt plus et retourne à ses “vrais” parents, c’est-à-
dire à son Origine. Pour le Taishang jing jie (787, 4a), plus tardif de
quelques décades, cette unité du corps et de l’esprit est obtenue grâce à la
méditation et à la thésau-risation du souffle et du jing. En outre, il est un
texte (n° 369) qui décrit une méthode destinée à assurer aux morts une
promotion dans la voie du salut en leur transmettant des textes qu’on
enterre dans la tombe.
En outre, le compte d’années à vivre tenu sur des registres, dont la
longueur est fonction des actes bons ou mauvais, subsiste. Outre les cinq
dieux des registres du Shangqing, les anciens dieux du foyer et “trois
cadavres”, presque tous les dieux, célestes, terrestres, corporels ou

184
souterrains, y participent et, comme dans le Shangqing, de grandioses
assemblées de dieux sont tenues régulièrement pour mettre les registres à
jour, à des dates qui, en conséquence, sont des jours de jeûne et de
purification.
Les enfers ne tenaient presque pas de place dans les textes du
Shangqing, où l’on ne connaissait qu’une ville, à la fois lieu de jugement et
centre administratif du monde souterrain. Le Lingbao (en particulier, le n°
456) fournit beaucoup plus de détails sur cette administration, systématisée
sur des données antérieures fournies par les Maîtres célestes. La structure
de base, triadique encore, est construite à partir de trois cours de jugement,
celle de gauche qui relève du Grand Yang et du Feu, et qui connaît des cas
relevant de la vie; celle de droite, rattachée au Grand Yin et à l’eau, connaît
de ceux qui relèvent de la mort. Celle du centre est une cour qui juge de ce
qui relève des deux; elle porte le nom de “vent-couteau”, un vent qui
tranche les articulations à la mort, à rapprocher du Vent divin du Shangqing
qui délivre des entraves, et de la notion de shijie qui, avec le vocable jie,
comporte l’idée de dépeçage. C’est la délivrance, mais aussi le partage
entre la droite et la gauche, la mort et la vie. Chacune de ces trois
catégories de cours est répétée trois fois pour les Trois Originels, du Ciel,
de la Terre et de l’Eau, chacun de ces domaines étant gouverné par la Fille
verte et traitant des affaires qui relèvent, respecti-vement, des domaines
céleste, terrestre et aquatique. Chaque cour comprend douze bureaux,
administrés par mille deux cents fonctionnaires. Ces enfers sont donc,
comme dans le Shangqing, des lieux de jugement et d’administration
portant sur les questions de vie et de mort, et non des lieux de supplices.

C. Panthéon et cosmologie

Il semble que ce ne soit à peu près que lors des injonctions

185
auxquelles se livre l’officiant pendant le rituel que le Lingbao reprenne le
panthéon des Maîtres célestes. Certaines divinités du Shangqing subsistent,
ainsi que les anciens dieux calendé-riques. En outre, des dieux spécifiques
à l’école apparaissent, dont les plus grands sont les dieux supérieurs de la
liturgie taoïste actuelle. Le dieu suprême est le Yuanshi tianzun, le
“Vénérable céleste du Commencement originel”, une forme bouddhisée du
Yuanshi tianwang (wang: “roi”, au lieu de zun: “vénérable”) du Shangqing,
qui remplace l’antique Taiyi. Lao jun, Lao zi divinisé, vient en second. Les
Cinq Empereurs appelés les Cinq Vieillards, comme dans le Shangqing, les
Rois des démons et les rois dragons jouent également un rôle très
important. Le Boisseau du Nord a désormais quatre contreparties
correspondant aux quatre autres points de l’espace, pour obéir au modèle
cosmologique fondamental du Wufu jing. Ge Xuan est évidemment l’un
des saints les plus éminents.
Malgré la division traditionnelle du monde en cinq secteurs qu’il a
adoptée, c’est peut-être en cosmologie que le Lingbao innove le plus.
Cette division en cinq secteurs est assortie de celle, héritée du
bouddhisme, en dix régions: huit horizontales, pour les huit points de la
rose des vents, plus le haut et le bas. Cela est nouveau, car on ne trouve
dans le Shangqing, et dans la tradition chinoise, que des divisions en
quatre, cinq, six (quatre plus le haut et le bas), huit ou neuf (huit et le
centre).
Les cieux ne sont plus trente-six, mais trente-deux, horizon-
talement distribués sur le pourtour du disque céleste, huit cieux pour
chacun des quatre secteurs. Ils portent des noms autres que ceux du
Shangqing et sont répartis en “trois mondes”, à la façon bouddhiste, les
mondes du désir, de la forme et du sans-forme. En revanche, les
descriptions des cieux et des paradis sont calquées sur celles du Shangqing.
La conception traditionnelle de l’origine du monde à partir d’un

186
Souffle unique qui s’est séparé en Ciel et Terre est conservée. Mais celle-ci
est associée, sans grande cohérence, avec celle des trois souffles originels,
xuan, yuan et shi, des Maîtres célestes.
Pour le Jiutian shengshen zhangfing, l’un des ouvrages les plus
importants de l’école, qui nous fait assister à un immense prélude à
l’apparition du monde, ces trois Souffles n’en forment fondamentalement
qu’un et sont mis en correspondance avec trois divinités, qui sont trois
“Seigneurs” (jun), du Trésor céleste (tianbao), du Trésor sacré (lingbao) et
du Trésor divin (shenbao), trois termes qui signifient à peu près la même
chose; ceux-ci, lors de trois ères cosmiques successives, et dans trois cieux
distincts qui deviendront les trois grands cieux du taoïsme (de la Pureté de
jade, yuqing, de la Haute Pureté, shangqing et de la Grande Pureté,
taiqing), ont apporté trois enseignements: du Dadong (Grande Grotte), du
Dongxuan (Grotte mystérieuse) et du Dongshen (Grotte divine). Nous
avons les germes de la classification des écrits du Daozang.
Mais où le Lingbao innove le plus, c’est en réactualisant de façon
extrêmement appuyée les vieilles tendances apocalyptiques chinoises qui
avaient déjà quelque peu resurgi dans les textes du Shangqing, lesquels
avaient repris à leur compte des des-criptions et des expressions
empruntées à l’histoire officielle des Han. Elles réapparaissent ici, peut-être
sous l’influence de l’idée bouddhiste des ères cosmiques, mais structurées
selon les schémas dictés par la théorie du Yin-Yang et des Cinq Agents.
Cependant, ces vieilles peurs devant les cataclysmes naturels portées à leur
paroxysme sous la forme de la crainte de la fin du monde sont ici
exprimées en des formes beaucoup plus systématisées. Dans cette école,
cette tendance fut durable, car les textes postérieurs au noyau originel du «
Lingbao ancien » la reprennent (320, 321, 322).
Dans les textes du Shangqing, les éléments d’eschatologie qui se
font jour mêlent deux thèmes: le premier est lié aux spéculations cosmiques

187
sur le Yin et le Yang, sous la forme de fins du monde causées par
l’épuisement du Yin et celui du Yang, par une rupture dramatique et
paroxystique de l’équilibre et du couplage nécessaires de ces deux forces
qui entraîne la destruction de toutes choses. Ce thème est déjà connu des
Han, puisqu’on en trouve témoignage dans le Hanshu (l’“Histoire des
Han”, de Ban Gu, achevé vers 82 apr. J.-C.), au chapitre consacré au
comput calendérique. Selon le Santian zhengfa jing, un texte perdu du
Shangqing dont nous n’avons plus que des extraits, le Yang est épuisé
après trois mille six cents révolutions célestes et le Yin après trois mille
trois cents révolutions terrestres; c’est la fin d’un petit cycle. Les grands
cycles s’achèvent de même après neuf mille neuf cents révolutions célestes
et neuf mille trois cents révolutions terrestres. Alors le monde et ses lois se
renversent: comme au début du monde, et comme lors de l’apparition d’un
texte qui signe l’aube d’une ère nouvelle, les astres s’arrêtent et changent
de cours.
Sur ce motif eschatologique, le Shangqing a greffé celui du Livre
fondateur du monde et celui du Saint invulnérable, immortel et de
dimension extra-cosmique. De même que le Livre fonde le monde et que le
Saint l’ordonne, lors de l’apocalypse, les Textes sacrés et les immortels
dominent les cycles du Yin et du Yang et de leurs vicissitudes, et, réfugiés
sur l’axis mundi qu’est le mont Kunlun, survivent aux catas-trophes
cosmiques.
Certains éléments de l’ancienne mythologie émergent aussi, avec la
mention d’êtres mystérieux qui interviennent pour juger les hommes: la
“Mère de l’eau » (ou « mère aquatique »?) et le Cheval céleste, ou Cheval
de métal (ou d’or), ainsi qu’un Grand Oiseau qui est probablement un
phénix. En outre, un des textes du Shangqing mentionne la descente d’un
“Saint des temps postérieurs” (housheng), c’est-à-dire des temps
postérieurs à la formation du Ciel et de la Terre (houtian), par opposition à

188
ce qui précède cette formation (xiantian), un titre qui est l’apanage des
Saints de haut rang dans la hiérarchie céleste du Shangqing.
Ceux qui seront sauvés seront ceux qui portent les “marques de
sainteté” - signes physiques - lumière solaire dans les yeux, dents vertes,
sang blanc, bouche carrée, émanation pourpre exhalée par le ventre et la
bouche, par exemple. Ceux-ci sont inventoriés par le Housheng lie ji de
façon détaillée et, selon telle ou telle de leur forme, mettent l’adepte qui les
porte en rapport avec un Palais céleste précis. Les textes trouvent ainsi
l’occasion de définir les fidèles de l’école et de leur promettre une
récompense suprême en leur assurant une survie à la fin du monde.
Plusieurs textes du Lingbao reprennent le sujet. Quelques variantes
sont apportées. D’une part, les ères cosmiques sont mises en relation avec
les révolutions célestes, liées à celles du Boisseau; d’autre part, les cycles
cosmiques se succèdent selon un rythme gouverné par les chiffres et les
repères correspondant à chacun des Cinq Agents ou « Souffles”. A la fin du
règne de chacun de ceux-ci, l’Empereur de la couleur relevant de cet Agent
descend apporter un enseignement sur le mont terrestre approprié pour
sauver un nombre d’hommes égal à celui du chiffre du Souffle. En outre, il
existe deux sortes d’ères: des courtes et des longues. Chacune se termine
par un excès de Yang (embrasement général) ou de Yin (inondation). A la
fin d’une première ère, la Mère des eaux (la lune) produit une inondation,
les montagnes s’affaissent, les Cinq Empereurs des cinq secteurs du monde
se réunissent dans la Capitale mysté-rieuse au plus haut des cieux, les Neuf
Souffles de l’univers sont renouvelés, les dix mille empereurs changent de
rang. A la fin d’une grande ère, le Yang-neuf est épuisé, le Yin-six aussi,
les êtres maléfiques se déchaînent, le Ciel et la Terre se renversent, métaux
et pierres entrent en fusion, les six directions de l’espace se confondent en
une seule.
Cette vision apocalyptique reprend des traits de celle du Shangqing:

189
à la fin du monde, les dieux, dont, en particulier, la Reine mère de l’Ouest
(vieille réminiscence d’un mouvement millénariste des Han qui avait cette
divinité pour centre), prennent en charge les bons qui constituent le “peuple
semence” qu’ils transfèrent dans les “terres de bonheur” ou sur des monts
cosmiques que les catastrophes apocalyptiques n’atteignent pas (ce qui
donne l’occasion de faire une nouvelle description du mont Kunlun), et où
sont également préservés les Écrits sacrés en attendant d’être révélés. Sont
alors sauvés ceux qui possèdent les Ecrits, qui jouent en cette occasion
extrême leur rôle fondamental de talismans conférant vie et santé. La
disparition de l’ancien monde est suivie par l’apparition d’un monde
nouveau et pur. Les dates où doit intervenir la fin du monde étaient
indiquées par des signes cycliques qui pouvaient s’inter-préter de façons
diverses, et qu’on a cru désigner les dates de 382 ou 442, si bien qu’il y eut
à plusieurs reprises des groupes de fidèles qui attendaient avec angoisse les
cataclysmes annoncés (Lagerwey, Wu-shang pi-yao, op. cit., p. 81 et 86-87;
352, 1, 22b, l5b, 20a, l9b; 330, la; 22, 2.4b-8a).

D. Messianisme

Toute cette eschatologie millénariste fut doublée dans certains


milieux taoïstes d’un messianisme, qui semble avoir vécu son temps le plus
fort au ve siècle et qui tire son origine dans le thème des réincarnations de
Lao zi, dont nous avons vu qu’il avait pris forme sous les Han. Le
Housheng du Shangqing s’appelle Li Hongyuan. Ce nom évoque de près
celui de Li Hong qui fut celui de faux prophètes dont l’apparition a jalonné
l’histoire de la Chine. Certains prétendaient au trône comme ce Li Hong
qui fut exécuté en 324 pour avoir proclamé qu’il était destiné à être roi;
d’autres, comme l’un d’entre eux à la fin du ive siècle, à la tête de bandes
de rebelles, se paraient du titre de “Saint roi du Tao ». Au début du ve

190
siècle, on voit Kou Qianzhi s’élever contre eux avec véhémence, ce qui
suppose qu’à cette époque le phénomène était déjà répandu. Ce nom de Li
Hong, selon le Laojun bianhua wuji jing, serait celui qu’aurait pris Lao zi
lorsque, après avoir converti les barbares à l’ouest, il serait revenu dans le
Sichuan. Or, l’un des textes du Lingbao dont nous avons traité fait mention
de ce Li Hong qui est donc adopté dans cette école (322, 4b). La destinée
de ce messie se poursuivra au sein du taoïsme au moins jusqu’aux Song.
Un ouvrage anonyme, le “Livre des incantations divines des
profondeurs abyssales” (n° 335), est consacré à ce thème; il provient d’une
secte formée en communautés liturgiquement organisées au sud du Fleuve
bleu, au début du ve siècle, possédant clergé et rituel propres et mue par un
prosélytisme très actif. Excepté ce dernier trait, exceptionnel dans le
taoïsme, l’ensemble du message apporté par ce texte n’a rien de vraiment
particulier. Il est exemplaire de ce genre de littérature et, par nombre de
références aux données fondamentales du taoïsme, s’inscrit tout à fait dans
cette tradition religieuse. L’Écrit a valeur de talisman et assure le salut. Il
annonce une fin du monde imminente, précédée de fléaux humains et
cosmiques - épidémies, inondations, guerres, banditisme, oppres-sion par le
pouvoir gouvernemental, famine, misère, etc. - qui sont dus à des armées
de démons et à la corruption morale ambiante. Ici aussi, le “peuple
semence” constitué par ceux qui possèdent cet Écrit sera sauvé. La venue
d’un Li Hong sauveur de l’humanité complète le tableau. Notons
simplement que réapparaît avec une force accrue la vieille peur des
épidémies, et avec elle l’accent mis sur la valeur prophylactique du Livre,
ainsi que l’obsession des attaques démoniaques qu’il faut repousser.

E. Pratiques et conditions de salut

Que ce soit pour échapper à ces cataclysmes ou pour assurer son

191
propre salut, celui des morts ou celui de tous les vivants, les moyens sont à
peu près les mêmes: prières, injonctions, usage de charmes, psalmodie de
textes prennent plus d’impor-tance qu’ils n’en avaient dans le Shangqing,
au détriment des quelques méditations visuelles qui subsistent.
La hiérarchie des conditions de salut est à peu près la même que
celle du Shangqing. S’y ajoute la nécessité d’être un être humain de sexe
masculin - influence du bouddhisme. La séquence ensuite est la même:
pratique de vertus, tant confu-cianistes que bouddhistes, et des méthodes
anciennes, qui sont mises sur le même plan, puis possession légitime d’un
Écrit, psalmodie de celui-ci et enfin mise en pratique des méthodes
indiquées par l’Écrit.
Quant à la pratique du bien, on retrouve le même mélange de
tendances héritées des Maîtres célestes et du Shangqing: les prescriptions
commandant le respect de la nature voisinent avec les admonestations
contre la transmission indue d’un ouvrage, auxquelles s’ajoutent des mises
en garde plus précises contre le manque de respect envers le maître, bien
dans la logique du Lingbao qui, en accordant tant d’importance au rituel,
est conduit à accorder la même au maître officiant.
La psalmodie des textes, toute rituelle aussi, en vient également à
prendre une signification qu’elle avait déjà dans le Shangqing mais qui est
accrue. Les noms des cieux sont des « sons célestes » et par là leur
récitation possède des vertus surnaturelles. A l’instar de ce qui commençait
déjà à apparaître dans le Shangqing, ces noms affectent une forme pseudo-
sanscrite; ce sont des “mots secrets du Grand Brahman” et ils ont une
efficacité comparable à celle des mantra. Le Duren jing a pour objet
essentiel la révélation des noms des cieux et de leurs habitants; il fut,
originellement et avant les temps, récité par le Yuanshi tianzun (le
Vénérable céleste du Commencement originel) et les hommes, en le
psalmodiant, réactualisent cette première récitation qui a présidé à la

192
formation du monde et qui fut accomplie dans une perle mystique
suspendue dans le vide, point initial du cosmos, où s’étaient assemblés tous
les dieux. Chacune des récitations réitérées de ce texte par le dieu suprême,
une par direction de l’espace, a été source de vie et de renouveau: les
aveugles ont retrouvé la vue, les sourds l’audition, les vieux la jeunesse, les
femmes la fécondité, les morts ont ressuscité. La récitation des Écrits
“aplanit” la terre Qa terre “plane”, équivalent de la Grande Paix, ou Grande
Égalité; ping signifiant “étale, plan, plaine”, aussi bien que « paix”) et
écarte les catastrophes cosmiques: guerres, épidémies, déséquilibres du Yin
et du Yang ou du cours des saisons, obscurcissement des astres. Plus
s’accroît le nombre de récita-tions, plus est grande leur efficacité qui peut
aller jusqu’à la communication avec les dieux et à l’envol dans les cieux.
On peut déceler une fois de plus le composé mixte que fait le Lingbao dans
cette conception de la récitation dont nous avons vu qu’elle a des racines
chinoises, lorsqu’elle revêt dans certains textes une teinture bouddhiste en
sus qui ne dépare pas: c’est parfois sous forme de lumière sortant de la
bouche du Yuanshi tianzun et inondant le monde, que le dieu, ému de
compassion devant la misère humaine, dispense son enseignement.
C’est aux textes du Lingbao ancien que s’origine le rituel du « jet
des dragons” qui devint célèbre et sera si souvent solen-nellement accompli
sur ordre impérial du viie au xive siècle. Il consistait à jeter dans des
grottes, ravins ou sources, à la fin d’une cérémonie liturgique accomplie en
général dans la mon-tagne des prières inscrites sur des fiches de métal ou
de pierre auxquelles était attaché un dragon d’or qui était chargé d’em-
porter la fiche et de la convoyer jusque chez les Trois Originels. Ce rite
avait de lointaines origines dans les rites d’expiation des souverains du
passé mythique, ce que rappelle un certain nombre de signes qui sont
interprétés explicitement comme tels par les textes. En effet, aux fiches
étaient annexés un anneau de jade et des boutons en or qui tenaient lieu du

193
sang dont on se frottait les lèvres lors des serments jurés d’allégeance; les
fils de soie qui liaient dragons, jades et boutons aux fiches étaient le
symbole des cheveux coupés pour être offerts à la divinité présente en tant
que témoin du serment. Ce rite était donc une transposition symbolique des
rites de sacrifice personnel des souverains accomplis dans l’intérêt de leur
royaume et du peuple. On comprend pourquoi les empereurs s’intéressaient
à leur exécution et en donnaient l’ordre.
Selon un texte de quelques décades postérieur au « Lingbao ancien”
(361, en particulier 1, 1b), ces fiches devaient être acheminées vers les cent
quatre-vingts mers qui sont situées dans les trente-deux cieux et dans les
trente-deux abysses aquatiques des montagnes où s’ébattent les rois
dragons (les nara du bouddhisme). A la tête des huit animaux majestueux et
terribles (bawei) reliés aux astres et aux huit “portes” du monde (pour les
huit points de la rose des vents), qui sont les poisons des bêtes malfaisantes
domptées par le Yuanshi tianzun et qui chassent tous les maux, et en
particulier les bêtes sauvages, ces rois dragons jugent de ceux qui peuvent
être sauvés et sauvent les fidèles lors de la fin du monde.

II. LE RITUEL

A. Structure

Rituel de salut et de renouveau, la liturgie du Lingbao est, avec


l’organisation ecclésiastique des Maîtres célestes, l’un des aspects
institutionnels du taoïsme. L’importance qu’acquit le rituel dans le taoïsme
correspond à une évolution de cette religion dans un sens communautaire et
en faveur d’une emprise par les prêtres qui forment un corps
institutionnellement établi. Il y eut au début des rites qui pouvaient

194
s’accomplir en solitaire, comme dans le Shangqing, mais les communautés
prirent le pas petit à petit; parfois accomplis en petits groupes aux ve et vie
siècles, très vite ils réunirent soit une grande famille à la chinoise, soit un
village, puis devinrent des cérémonies officielles de dimension impériale.
De nos jours, réfugié dans les campagnes et dans les couches populaires
dont il a assimilé les cultes, il est associé aux fêtes locales et cimente les
structures régionales.
Cette liturgie est fondée principalement sur la révélation du
Lingbao et incorpore des éléments du rituel des Maîtres célestes. Codifiée
par Lu Xiujing, elle fut à nouveau mise en forme au viiie siècle par Zhang
Wanfu, puis par Du Guangting (850-933) qui fit autorité en la matière. Par
la suite, des variantes furent apportées sous le couvert de nouvelles
révélations, mais sa structure générale resta celle du Lingbao. Ces variantes
furent finalement incorporées, pour une bonne part d’entre elles, dans les
grands recueils ultérieurs, dont les plus importants datent des xiie et xiiie
siècles.
Elle met en oeuvre et illustre la plupart des éléments que nous
avons déjà rencontrés. Tous les symboles vécus intérieu-rement par
l’adepte en méditation sont mis en scène spectacu-lairement avec, par
moments, surtout dans les temps modernes, une note quasi théâtrale et
dramatique - l’une des origines du théâtre chinois se trouve dans le rituel
taoïste. Le lien entre les éléments de la méditation que nous avons vus et
cette liturgie est si fondamental qu’on ne peut vraiment comprendre ni
l’origine ni le sens profond du rituel sans connaître le principe, les thèmes
et le déroulement des diverses formes de la méditation taoïste, que le rituel,
en contrepartie, met en acte et illustre. Certaines données, cependant, sont
parfois enrichies ou développées, ainsi des théories cosmologiques et
calendériques qui traversent tout le taoïsme et qui sont héritées du savoir
des Han.

195
Plusieurs traits généraux peuvent être dégagés, dont certains
appartiennent à l’ensemble de la tradition taoïste, soulignons-le. L’aspect
théâtral, scénique, de l’ensemble, accompagné de musiques, bannières,
chants et danses, parfois de pantomimes; la redondance, chaque partie du
rite formant un ensemble qui en comprend plusieurs qui s’emboîtent; le
caractère pluridi-mensionnel, le rite s’accomplissant en même temps à
plusieurs niveaux; la forme généralement impersonnelle tant du panthéon
que des voeux et confessions proférés par le prêtre au nom de l’assemblée,
malgré le caractère parfois local et populaire de ces cérémonies; la pluralité
de niveaux que fait intervenir ce rituel: trois niveaux, le Ciel et ses astres, la
Terre et ses monts, l’Homme et ses viscères, mais qui tous renvoient au
domaine céleste et divin vers lequel ils convergent et qui les unifie. Ces
trois niveaux sont mis en oeuvre sur deux plans: la cérémonie extérieure
faite d’actes physiques est doublée par la méditation intérieure du prêtre.
En outre, les actes accomplis ont une valeur symbolique: lorsque le prêtre,
par exemple, asperge d’eau son épée, il faut comprendre qu’il s’agit de
l’eau de l’Un céleste et de l’épée de Zhang Daoling qui chasse les démons,
et que cette eau est celle qui sourd du Mont sacré du centre, c’est-à-dire du
Coeur de l’Homme réel qui est l’officiant transfiguré.
Il existe et a existé de nombreuses variantes et plusieurs sortes de
rituels. Traditionnellement et schématiquement, on en compte trois sortes:
Le “Registre d’or”, de nature céleste, accompli dans le but d’écarter les
calamités naturelles, dédié aux souve-rains, à l’origine, et célébré
essentiellement en l’honneur de la famille impériale sous les Tang; le
“Registre jaune”, de nature terrestre, destiné à assurer le repos des défunts,
mais dont on considérait sous les Song qu’il pouvait aussi être accompli au
bénéfice des vivants; le “Registre de jade”, de nature humaine,
originellement dédié aux princes, destiné à sauver les hommes. De nos
jours ne subsistent que celui du Registre jaune, dit “sombre”, et celui du

196
“Registre d’or”, dit “pur”, qui doit assurer le salut de toute l’humanité. Leur
structure étant la même, ce qui les distingue est marqué par une séparation
rituelle des instruments utilisés ainsi que par quelques variantes pour le
rituel du “Registre jaune”.
Évitant d’entrer dans le détail des transformations progressives du
rituel, de son évolution et de ses différentes variantes, nous nous
contenterons d’en donner un tableau schématique, dressé à l’aide d’un
examen de textes du Daozang, ainsi que de différentes études qui ont été
publiées à ce sujet et auxquelles nous renvoyons pour plus de détails.
Réduit à l’essentiel de sa forme, qui n’a guère changé depuis les Six
Dynasties, l’ensemble du rituel se divise en trois parties. L’“Annonce
vespérale”, qui se passe le soir, est une mise en place du monde sacré.
L’accomplissement du sacrifice lui-même, qui a lieu le lendemain matin, se
divise en deux parties, la première dite «jeûne» (zhai) et la seconde
“offrande” (jiao). La première comprend une randonnée autour de ce
monde en petit qu’est l’aire sacrée, dont on a dit qu’elle pouvait s’inspirer
du rite de déambulation bouddhiste, mais dont il est évident, et le lecteur ne
manquera pas de s’en convaincre, qu’elle est intimement liée à toutes les
“randonnées” chinoises, cosmo-théologiques, impériales ou extatiques. La
deuxième est une épreuve de compétence où le prêtre passe en revue les
puissances de son “registre” pour en vérifier l’efficacité, l’attester, et ainsi
l’accroître; il renoue l’alliance avec les dieux et la ponctue par une offrande
de mets qui trouve son lointain ancêtre dans les “cuisines”. Couronne le
tout, la “Proclamation des mérites”, c’est-à-dire du résultat du sacrifice, la
“sanction” qui a lieu le lendemain et qui se clôt sur l’envoi de la cérémonie,
où l’on “congédie” les dieux, disperse l’autel et brûle les Écrits.

197
B. Les différentes phases

1. La mise en place des éléments

Les principaux éléments du rituel sont, d’une part, les dieux, de


l’autre, les hommes, et entre les dieux et les hommes, les instruments -
physiques, mentaux et humains - qui jouent le rôle d’intermédiaires et qui
sont les principaux acteurs.
Le rituel se joue devant la cour céleste tout entière. L’ensemble des
dieux est, en général, avec des variantes, un panthéon très mélangé, où se
côtoient les dieux des anciens rites des Maîtres célestes, certaines divinités
du Shangqing - les astrales en particulier -, d’autres qui sont des dieux
locaux ou des héros légendaires, et enfin des dieux du Lingbao. On peut
distinguer plusieurs niveaux, dont deux principaux. Le premier comprend
des divinités ou instances éminentes, dont certaines relèvent de notre
monde, d’autres d’au-delà, pour la plupart des formes abstraites de
principes ou de forces cosmiques, comme le Yuanshi tianzun, les Trois
Purs, les Trois Augustes, les Cinq Empereurs, les Trois Fonctionnaires
(sanguan), Lao jun, les astres, le tonnerre, etc. Le deuxième est composé de
divinités messagères, d’origine Zhengyi pour la plupart, soit “civiles”,
comme les dieux du corps (celui du maître) ou ceux des quatre directions,
soit guerrières, comme les “rois des démons » ou toutes sortes d’entités
armées et terribles. Pour ce qui est des secondes, l’art du maître consiste en
ce que “par le Souffle véritable du Tao céleste, il mande les souffles
‘corrects’ [orthodoxes, au sens de contrôlés et non sauvages] des trois
champs de cinabre et des cinq viscères, leur donne la fonction de divinités
sacrées” et sait les faire “sortir” de son corps pour les transformer (hua) en
messagères qui assurent la communication avec le Ciel. Entre ces deux
sortes de divinités, il existe une distinction fondamentale, et l’on peut dire

198
que le maître en est la frontière et le lieu: en position respectueuse
d’inférieur par rapport aux premières devant lesquelles il se présente
comme un sujet vassal, il est au contraire le maître des secondes, le général
en chef devant ses troupes. L’ensemble fonctionne comme une chan-
cellerie céleste: la tendance bureaucratique l’emporte sur la note de
compassion qu’a introduite le bouddhisme et sur le rayonnement lumineux
qui dominait dans le Shangqing, bien que ces traits ne soient pas totalement
absents.
Les hommes sont ceux pour qui le rituel est accompli; autrefois ce
pouvait être l’empereur, aujourd’hui le plus souvent les membres d’une
communauté, famille, village ou guilde. Ils sont habilités à demander cette
cérémonie en tant que croyants, c’est-à-dire en tant que respectant les
prohibitions et prescriptions de leur foi. C’est le sens de la proclamation
solennelle des commandements et défenses qui est faite au cours de la
cérémonie, ainsi que des rites de purification et de rémission de péchés qui
sont accomplis à plusieurs reprises à différents moments de la cérémonie.
Les instruments sont de deux sortes: les uns matériels et scéniques,
les autres sont les officiants.
Tout d’abord, le lieu, c’est-à-dire l’aire sacrée et l’autel qui, en
général, ne sont pas dans un temple, mais à l’air libre, souvent sur une
montagne à l’origine, et sont construits pour l’occasion. L’aire sacrée est un
de ces « mondes en petit » dans lesquels travaille le taoïsme, organisé et
orienté selon les repères traditionnels, qui servent à déterminer, en leur
donnant une signification précise, les directions vers lesquelles s’oriente et
se dirige tour à tour le prêtre. C’est en fonction de la structure de cette aire
sacrée, décor qui sous-tend tout le reste, avec ses quatre coins, son ciel et
son enfer, marqués par des pancartes, des tentures ou des inscriptions
comme un décor de théâtre, ou encore par des boisseaux de riz qui
rappellent les antiques coutumes des Maîtres célestes, que l’ensemble du

199
rituel prend un sens. Un fait frappant qui n’a pas encore été relevé à ma
connaissance doit être noté: toute la structure de ce monde est la même que
celle que l’on trouve sur les tables de divination des Han – ses «quatre
portes» rapportées, comme on va le voir, à l’Homme (ou à la lune), aux
démons (ou au soleil), au Ciel et à la Terre, la disposition des trigrammes,
des constellations et des différents systèmes numériques, ainsi que de leurs
variantes, qui sont accolés aux quatre directions, etc. Ce qui fait de ce rituel
l’héritier direct du comput et des spéculations calendériques des Han.
Il existe, en effet, plusieurs modèles d’aire sacrée. Celui du
Sanhuang zhai, des Trois Augustes, par exemple, est bâti sur le mode du
Mingtang, le “Palais des lumières”, le microcosme qui servait de cadre au
gouvernement rituel des souverains de l’Antiquité: un carré à neuf cases,
avec quatre portes aux quatre coins; trois tables sont dressées avec des
offrandes, pour le Ciel, la Terre et l’Homme, et au milieu de l’autel une
autre table avec un brûle-parfum (Wu-shang pi-yao, Lagerwey, p. 152). Un
autre est bâti en trois “étages”, trois carrés concentriques dessinés à plat sur
le sol, correspondant, en allant de l’extérieur à l’intérieur, aux trois
domaines des Fonctionnaires, celui de l’Eau (les enfers) entouré par les
trigrammes, celui de la Terre délimité par quatre portes, et celui du Ciel
avec dix directions, dont deux centrales pour un centre double qui conjoint
haut et bas (ibid., Lagerwey, p. 163-164). De nos jours, cette triple aire est
bordée, pour sa partie extérieure par vingt-quatre lampes qui représentent
les vingt-quatre souffles de l’année et les vingt-quatre étoiles du zodiaque
qui leur correspondent, et pour la partie médiane par quatre portes et huit
trigrammes. Les quatre portes sont celles du Ciel au nord-ouest, de la Terre
au sud-est, de la lune ou des hommes au sud-ouest, et du soleil ou des
démons au nord-est. Cette disposition est couplée avec celle des
trigrammes selon la disposition du roi Wen. Chaque point cardinal est mis
en relation avec un nombre, selon la disposition dite nayin qui est celle

200
qu’utilise le Shangqing, faite de telle sorte que les chiffres additionnés du
Nord et de l’Ouest, d’une part, du Sud et de l’Est, de l’autre, font douze (le
tout fait alors vingt-quatre, pour les vingt-quatre souffles et étoiles) et que
le partage entre les chiffres Yang et les chiffres Yin se fait selon un axe
nord-est/sud-ouest qui est celui du système cosmique “antérieur au ciel”,
c’est-à-dire, avant l’avènement du monde. Sur les autels sont disposés les
talismans des Cinq Directions ainsi que les “gages de foi” et des offrandes -
selon les cas et les époques: vin, viande séchée, encens, brouet - qui
constituent le «banquet» (la «cuisine») offert aux dieux. L’autel principal
est comparé à une «grotte», mais aussi à une montagne; il est appelé les
“neuf provinces”, du terme qui désigne tout l’univers connu; pourtant, il est
néanmoins situé “au-delà des trois mondes”, dans le ciel suprême.
L’autel extérieur est doublé d’un autel “intérieur” que construit le
prêtre par sa méditation en convoquant les quatre animaux héraldiques qui
sortent de son corps comme dans les exercices de méditation pour former
comme les quatre pans de l’aire sacrée qui écartent les influences
extérieures néfastes; le prêtre fait aussi appel à d’autres forces exorcistes,
comme celle du Boisseau dont il se couvre, de l’épée pourfendeuse de
démons et de l’eau purificatrice. Ainsi est clos, purifié et sacralisé, “scellé”
et “interdit”, selon les termes utilisés, le monde en petit. Enfin, le corps
même du maître est aussi un autel en trois étages, marqué par les repères
traditionnels du taoïsme.
Les instruments de musique sont de deux sortes - ceux à cordes et
ceux à percussion - et sont aussi doublés par les instruments corporels du
prêtre: grincer des dents, c’est jouer de la cloche ou de la pierre sonore,
cloche qui est Yang et céleste, et pierre qui est Yin et terrestre. Le brûle-
parfum est un instrument de purification; il semble avoir été introduit par le
Shangqing, reprenant la vieille tradition chinoise de la fumée sacrificielle
qui, sous les Han, était devenue un important agent de purification (voir U.

201
Cedzich, op. cit.).
Le nombre des officiants a varié avec les époques; il leur incombe
des fonctions diverses: psalmodier les textes, diriger la cérémonie, faire
brûler l’encens, etc. Le chantre principal est le plus important des acolytes.
Il prononce les formules d’in-vocation et de consécration et récite les textes
de confession. Mais il n’est que le double apparent du maître qui tient, la
plupart du temps silencieusement, le rôle principal car c’est lui qui a le
pouvoir de communiquer avec les dieux. Ce pouvoir, il le proclame
solennellement, lui vient de son « registre”, c’est-à-dire du document qui
atteste son introni-sation et qui n’est rien d’autre que la liste des esprits
dont il peut disposer comme messagers vers le ciel. Ce seront ces
puissances qui seront ses intermédiaires. En fait, ce sont sa faculté de
concentration, ses propres forces vitales - celles de ses cinq viscères ou de
ses quatre membres, qui, sous une forme individuelle, sont les mêmes que
les animaux héraldiques mentionnés plus haut, ajoutées à celles du
panthéon que lui alloue son registre - qui lui permettent de sacraliser l’autel
et d’accomplir la cérémonie en faisant venir les dieux; tout cela est le fruit
de la transmission qui lui a été faite de livres et de talismans, de
l’enseignement qu’il a reçu, et enfin de l’entraînement à la méditation qui
est le sien.
L’objet avoué de la cérémonie est la pétition qui doit être présentée
au ciel de la part de la communauté, écrite selon les formes, en des règles
héritées des Maîtres célestes; mais, comme on s’en rendra compte, le fait
réel est la reconstitution du monde, le “retour” de l’officiant du ciel vers la
terre en étant le garant. Le rituel purifie la communauté en expulsant le
“vieux”, c’est-à-dire les mauvais esprits, et en accueillant le “neuf”.
Ici encore l’écrit joue son rôle. Tout le rituel est écrit et les écritures
sacrées doivent être présentes sur l’autel; de même, les talismans doivent
être écrits en suivant les prescriptions rituelles. Mais le son a sa part aussi,

202
car la pétition est lue à haute voix; d’où l’importance maintes fois
soulignée de l’ex-pression correcte: prononciation, rythme et intonation.
Cette pétition annonce la raison de la cérémonie, très souvent la
consécration d’un temple, mais aussi une requête demandant la pluie, une
guérison, la capture d’un bandit, l’expulsion d’un démon qui hante un
fidèle; elle peut aussi être accomplie en remerciement d’une naissance,
parfois celle d’un prince héritier, de l’exaucement d’un voeu, etc. En outre,
le prêtre exprime les voeux de la communauté sous une forme standardisée
très générale, assez semblable aux voeux des textes du Lingbao ancien que
nous avons résumés plus haut. A quoi s’ajoute la récitation des textes
sacrés, comme le Duren jing, lui-même une incantation qui assure la
présence protectrice des dieux. Mais l’objet véritable qui sous-tend l’objet
avoué de la cérémonie est en fait le renouvellement de l’alliance entre les
hommes et les dieux, plus spécifiquement et concrètement de l’alliance
entre le maître officiant et les divinités de son registre, car sans cette
alliance, chaque fois confirmée, aucune pétition ne parviendrait à la “Porte
d’or” céleste.

2. L’accomplissement

Intitulé le “Site du Tao”, c’est-à-dire l’univers sacralisé par le Tao,


le deuxième acte est le noyau de la cérémonie, vers lequel convergent les
deux autres qui l’encadrent. C’est l’accom-plissement du mystère, la
montée vers le ciel des messagers et du prêtre lui-même qui « vont en
audience » rendre hommage au Tao et présenter une pétition. Il s’est
beaucoup développé au cours des siècles où l’on en venait à répéter la
même cérémonie plusieurs fois.
Il s’accomplit sur plusieurs plans qui ne sont qu’un: un
microcosme, constitué par l’aire sacrée; le macrocosme repré-senté par les
trigrammes; le ciel représenté par les étoiles du Boisseau. Extérieurement,

203
ce sont les mouvements du prêtre, allant et venant, se tournant et se
retournant, dansant sur le pas de Yu, brandissant l’épée pourfendeuse de
démons, remuant les doigts qui doublent les pieds en mimant la marche sur
le Boisseau, entouré de ses acolytes qui font brûler l’encens, psalmodient le
texte et jouent des instruments de musique.
Le prêtre arpente le monde ainsi reproduit en ses multiples niveaux
pour l’aménager en y distribuant l’Unité, en mesurer la largeur, la
longueur, la profondeur et la hauteur, à la façon de Yu qui le fit dans tout
l’empire, à l’instar des empereurs dans leur Mingtang; tout comme aussi le
faisait le dieu Taiyi des fangshi sur les Neuf Palais, ou dans le Ciel sur les
étoiles du Boisseau. Ce voyage remplit une double fonction: le prêtre
pacifie le monde et il le sacralise en faisant venir, à la façon des
méditations du Shangqing, de toutes les directions, les diverses divinités
qui y président. Procédant selon le sens ascendant, il fait sortir de lui-même
les puissances divines en commençant par celles qui ont un rang inférieur,
celles du Zhengyi, puis les fait redescendre sur l’autel, en commençant
alors par les puissances supérieures, celles du Shangqing.
Plusieurs moyens sont utilisés pour symboliser extérieurement la
montée aux cieux. Ils varient selon le mode de construction de l’autel.
Ainsi le maître entre soit par la porte située au nord-est, qui est celle des
démons, porte de la Capitale des enfers, soit par celle de la Terre, au sud-
est. Partant, par exemple, de la porte des enfers, qui est celle des démons
(gui) où tout retourne (gui) et s’assemble pour repartir où les hommes sont
détenus dans les prisons obscures, il s’achemine vers celle de la Terre,
située à la “porte des hommes”, et ensuite vers celle du Ciel, et là, comme
l’empereur, il se tourne vers le sud, direction du ciel. Du pas de Yu,
“marcher sur le Boisseau », échelle céleste, ou sur les trigrammes, en allant
vers celui qui symbolise le Ciel (trigramme qian, le premier) en est un
autre.

204
Mais, de même que la “délivrance du cadavre” (shijie) peut se faire
dans le Yin suprême (Taiyin), de même, partant du Ciel pour aboutir à la
Terre, Yin suprême, le prêtre met aussi en oeuvre une démarche
labyrinthique calquée sur une ancienne technique de métamorphose
aboutissant à l’invisibilité, dite dunjia; cette technique datant des Han, très
liée à la “marche sur le Boisseau”, était conseillée par Ge Hong pour «
entrer dans la montagne”. Interviennent alors, non plus les divinités Liu jia
rencontrées plus haut, mais leurs parèdres Yin, les Liu ding (les esprits des
six jours ding qui sont en relation de Yin par rapport aux jours jia, Yang),
émules des divinités Yin présidant aux transformations et à la renaissance
qui entourent le Boisseau, comme nous l’avons vu plus haut. Car le Yin, en
tant que wu (non-être), peut transformer et changer; signe de la dualité, il
est double: il peut « être wu et you [être], sortir à la vie et rentrer dans la
mort; embrasser l’invisible et le manifeste”, dit un texte (852, 2, 2b);
indéterminé, il est agent de transition; « il est sans forme”, ajoute ce texte
qui considère que, contrairement au Yang qui peut se jauger, il est
inépuisable. « J’entre dans la région de l’obscurité, chante alors le prêtre, et
vis à jamais” (voir P. Andersen).
Ces moyens extérieurs sont doublés d’autres, intérieurs, comme
celui qui consiste à visualiser, issu des reins, le nord du corps, les enfers, un
enfançon qui monte vers le cerveau le long de la colonne vertébrale, pont
céleste, et grandit jusqu’à devenir l’Homme véritable vêtu de rouge, la
couleur du sud et du cinabre. Ainsi, toute une partie du rituel est accomplie
dans le silence de la méditation du grand prêtre, et c’est là que s’insère
l’apport des méditations du Shangqing. A cet égard, la nouveauté apportée
par le Lingbao, par rapport à ce qui l’a précédé, réside en ce que la
méditation intérieure et visuelle, accomplie ici dans un contexte
communautaire, n’est plus utilisée seulement par le salut personnel du
maître et de sa famille, mais est censée assurer celui du monde entier.

205
Cette ascension est une transformation: le Maître se trans-forme en
Homme réel, c’est-à-dire en Homme cosmique, en Lao jun. En montant, il
“répare son cerveau”, vieille expression qui désignait la montée de
l’essence vers la tête; il transporte le Yang qui était dans le Yin, au nord,
dans les enfers, dans les reins, et le fait monter au cerveau, au sud. Ce
faisant, il passe d’une des deux dispositions des trigrammes, celle du
système “postérieur au Ciel”, qui est celle du monde manifesté, du monde
en mouvement, à l’autre, celle du système “antérieur au ciel”, qui
représente à la fois le monde à l’état virtuel, l’Origine, et le monde dans
son état parachevé, la fin. Il se transforme, et même disparaît. Le but est
évidemment de présenter la pétition aux dieux et, ce faisant, de renouveler
l’alliance des hommes avec eux par l’entremise du Maître, ce qui se
marque par les offrandes disposées sur l’autel, un banquet céleste, composé
de viandes séchées et de vin.

3. La sanction

La cérémonie se clôture sur l’acte trois, celui de la “Proclamation


des mérites”, qui a lieu le lendemain. Le maître, alors, tourne le dos à la
Porte du Ciel, faisant face aux fidèles: il revient du Ciel vers les hommes.
Cette partie du rituel, bien que revêtue d’une dénomination
bouddhiste (gongde), correspond à une très ancienne représen-tation
mentale remontant au culte de l’antique dieu du sol que le taoïsme a
intégré. Le terme de “mérite” est sémantiquement et historiquement
l’équivalent du mot “fu”, “bonheur”, au sens de “bénédiction céleste” qui
était recherchée et obtenue lors des anciennes «cuisines» en contrepartie
des rites de pardon qui libéraient les fidèles de leurs fautes (voir R. Stein,
“Religious Taoism...” op. cit.).
La pétition a été reçue. Le maître est revenu des sphères célestes. Il
a réintégré à l’intérieur de lui les forces divines qu’il avait envoyées en

206
messagères. D’être montées au ciel, d’avoir su, une fois de plus, mettre en
action leur capacité d’intermédiaires et d’avoir confirmé l’alliance, elles en
reviennent magnifiées. Le corps du maître en est divinisé et glorifié. A ces
forces divines ou, pour mieux dire, divinisées qu’il a su faire sortir, le
maître enjoint d’“enserrer son corps et entourer ses os, de diriger et
combiner ses veines, de parcourir tout son corps et toute sa substance, de se
régler totalement sur le Ciel et la Terre, d’entrer en bas dans le champ de
cinabre et de monter en haut jusqu’au niwan [le champ de cinabre
supérieur]”. L’Homme véritable qu’à l’intérieur de lui il avait fait monter
jusqu’à son sinciput est redescendu. Mais, de même que ce dernier, parti
enfançon, revient sous la forme d’un Ancien après avoir un temps revêtu
celle de l’Homme véritable, de même le maître revient en proclamant bien
haut le renouvellement de ses “mérites”, c’est-à-dire de son pouvoir. Il a
conjoint virtualité-origine et achèvement: en extériorisant ses forces vitales
divi-nisées, il les a fait passer de l’état virtuel, “antérieur au ciel”, à l’état
de manifestation extérieure, “postérieure au ciel”, pour finalement les
réintégrer, parachevées par leur extériorisation; en transmettant les
messages des fidèles au Dieu de l’Origine, le Yuanshi tianzun, il a aussi
relié à son Origine le monde extérieur qui s’en trouve vivifié: les aveugles
voient, les morts ressuscitent, le monde entier est sauvé. Fort de tout cela, il
a avancé d’un degré dans l’échelle des “mérites” et dans la hiérarchie
spirituelle. En un immense holocauste purificateur sont alors brûlés les
écritures, textes sacrés, talismans et pancartes de façon à ce qu’ils
disparaissent du monde ordinaire.

C. Évolution du rituel

Durant le règne des Song, de nombreux rites nouveaux apparurent


en des révélations qui tendaient à se présenter comme supérieures aux

207
précédentes et à les coiffer. Cependant, chaque nouvelle révélation se
trouvait devant la nécessité de se réclamer d’une ancienne et respectable
tradition afin de gagner une audience et de bénéficier de son autorité. Elle
s’y reliait en établissant une généalogie mythique et en empruntant aux
traditions anciennes un certain nombre de données qui four-nissaient des
éléments de rattachement très divers qui prenaient forme de talismans; ainsi
de la «cloche de feu» (huoling), des «cinq talismans» (wufu), du «puits
oriental» (dongjing, une station du soleil et de la lune), des noms donnés au
soleil et à la lune (Yuyi et Jielin), etc.
Soit découvertes dans des grottes, comme l’antique Sanhuang wen,
soit dictées comme le furent les textes du Shangqing, elles prétendaient en
général à une origine très ancienne et s’appuyaient sur l’autorité de Zhang
Daoling ou du Shangqing. Ces révélations étaient fréquemment liées à des
luttes d’influence sur la scène politique et par conséquent leur succès était
tributaire des oscillations de la faveur impériale qui accordait tour à tour la
suprématie à un groupe ou à l’autre. De grands recueils de rituels furent
compilés surtout à partir du règne de Huizong (1100-1125) qui s’intéressa
de si près au taoïsme et à son rituel qu’il alla jusqu’à composer des
hymnes; ces encyclopédies furent révisées et amplifiées aux siècles
suivants, en particulier chaque fois que l’empire était secoué par des
troubles sociaux et politiques. Cela s’explique par le caractère d’exorcisme
au sens large de ces rituels puisque les cérémonies taoïstes étaient utilisées
comme des moyens de pacification des esprits: elles étaient conduites aussi
bien pour mener à terme une sécheresse qu’une épidémie, mais aussi pour
purger une région de ses bandits; le magistrat local y participait et parfois la
menait; les empereurs en firent célébrer à plusieurs reprises, par exemple
en 875 à l’occasion d’une sécheresse et lors d’une épidémie. La liturgie
taoïste et le rituel d’État furent par moments étroitement liés, comme en
témoigne la personne de Du Guangting, figure dominante du taoïsme du

208
ixe siècle, à qui furent confiées des fonctions liturgiques dans le temple
ancestral des empereurs des Tang. Ainsi, le rituel taoïste n’avait pas
toujours un but religieux, et, tout comme il en est pour le bouddhisme,
devint une technique d’ordre et de santé, une thérapie sociale autant
qu’individuelle; en effet, la relation des circonstances entourant les diverses
révélations montre qu’une bonne proportion de ceux qui en ont reçu étaient
atteints d’une grave maladie que cette révélation a guérie.
L’incorporation dans ce rituel de cultes locaux, dont l’épa-
nouissement et la multiplication avaient été favorisés au ixe siècle avec la
fragmentation de l’empire et qui avaient perduré, est le fait majeur
caractéristique de l’évolution du rituel à partir de cette époque. Les
divinités se multiplièrent, d’origine historique ou légendaire, issues de
cultes populaires voués à des hommes morts autres que les ancêtres - ce à
quoi s’opposait fermement le taoïsme des origines -, morts au champ de
bataille, par exemple, qui, récupérés par le culte, de démons dangereux et
vindicatifs devenaient des forces domptées et mises au service du maître,
au lieu que les cultes locaux les exaltaient sans les asservir.
La plupart des nouveaux rites accordent une importance accrue aux
charmes et talismans, parfois considérés comme centraux dans le rituel et
qui ainsi se multiplient. Deux pôles sont particulièrement marqués: les
astres - généralement le soleil, la lune et le Boisseau - et les enfers, liés au
Boisseau, rappelons-le - avec le culte de l’Empereur du Nord, Zhenwu, le
“guerrier sombre », et celui du dieu Tianpeng. Le culte du très populaire «
guerrier sombre » eut beaucoup de succès sous les Song, et plus encore
sous les Ming, dont le fondateur considérait cet esprit comme son
protecteur; exorciste aux cheveux épars, pieds nus, épée à la main, il est
accompagné du “Noir exterminateur” et est lié à Tianpeng, une étoile du
Boisseau, comme son acolyte et lui-même. Pour Tianpeng, comme pour les
“trois luminaires”, la source principale se trouve dans le Shangqing qui a

209
exercé une influence certaine sur ces innovations. Les développements sur
le thème des Cinq Agents sont si restreints, eu égard à ces deux pôles
principaux, qu’on peut estimer qu’ils passent au second plan des préoccu-
pations, bien qu’ils soient toujours présents dans la mesure où le rituel
Lingbao reste la structure de base. On peut illustrer l’orientation de cette
évolution par le fait que la purification, comme le remarque un des auteurs
de l’époque, se fait le plus souvent par l’absorption des effluves du soleil et
de la lune plutôt que par l’Eau et le Feu issus du Métal et du Bois, en
somme, par les astres, plus que par les Cinq Agents. Le bouddhisme
tantrique a exercé sur le développement du rituel une influence qui se
dénote, par exemple, par l’utilisation des “sceaux », des « mudrâ”, qui sont
des gestes des doigts de la main: la marche sur le Boisseau, par exemple,
peut s’accomplir avec les doigts. L’accent est souvent fortement mis sur la
nécessité de la sincérité dans l’accomplissement du rituel et dans le
processus d’écriture des charmes; elle seule peut apporter l’efficacité
requise et elle est expressément comparée au pro-cessus de connaissance
des confucianistes, dit gewu (224, 1, 3b, voir aussi 223, 25, 5b et 222, 1,
2a), ou “investigation des choses”, qui “fait venir les ancêtres” (selon
l’étymologie qu’en donne le néoconfucianiste Cheng Yi) et qui conduit au
principe des choses. De nombreuses traces de l’influence de l’alchimie
intérieure peuvent s’y déceler, en particulier dans les rituels Qingwei (222,
1, 2a-b; 223, 25, 3b-5a, par exemple). L’alchimie intérieure et le rituel
étaient en effet étroitement liés: Bo Yüchan, par exemple, un des plus
grands maîtres d’alchimie intérieure, fut également un ritualiste renommé,
spécialisé dans les rituels du tonnerre, et sa lignée l’a suivi dans cette voie.
Les écoles sont nombreuses, se différencient parfois par peu de
chose et ne s’excluent pas l’une l’autre. Un même maître pouvait pratiquer
indifféremment des rites d’écoles différentes en combinant entre elles les
techniques qui lui paraissaient les plus efficaces.

210
L’une des premières grandes révélations fut celle que reçut Li
Lingsu (1076-1 à. 20), qui bénéficia d’une extraordinaire faveur de la part
de Huizong à partir de 1116. Il plaça le Duren jing en tête du Canon taoïste
en lui ajoutant cinquante-neuf chapitres. Il institua le rite du Shenxiao,
l’“empyrée divin”, du nom d’une région céleste qui, selon lui, était située
au-dessus de toutes celles qui étaient connues jusqu’alors, et le présenta
comme le couronnement de la révélation du Shangqing. L’em-pereur
Huizong, censé être le frère aîné de l’Empereur de jade descendu sur terre
pour faire le salut des hommes, reçut le titre de Grand Empereur de la
Longue Vie: divinisé de la sorte, non seulement il était mis à la tête de ce
nouvel ordre révélé et recevait un culte, mais il devenait également
responsable du salut de ses sujets.
La vocation de ce mouvement est essentiellement liturgique un
cycle complet de récitations assure le salut de l’humanité, équivaut à un
Retour à l’Origine, rompt le cercle des vies et des morts et permet de
renaître dans le ciel Taiping. Une place importante est accordée à la force
cosmique et apotropaïque du tonnerre et de la foudre que le maître doit
intérioriser pour exercer son pouvoir, ainsi qu’au charme de la « cloche de
feu” (huolin) qui tire son origine du Shangqing et joue un rôle de premier
plan dans les exorcismes.
En 1119, Li Lingsu fut écarté de la cour, puis mourut
mystérieusement l’année suivante, mais son ceuvre fut continuée par son
disciple Wang Wenqing (1093-1153). Lorsque les barbares occupèrent le
nord de la Chine et obligèrent la cour à se réfugier au sud, le mouvement
Shenxiao qui avait eu un énorme succès fut accusé d’être le responsable de
cette défaite (juste retour des choses, puisque le rituel taoïste prétend
garantir la paix de l’empire) et fut désormais mal en cour, mais il continua
d’être pratiqué sur les régions côtières du Sud. Il fut adopté par les Maîtres
célestes et subsista sous la forme du rituel Shenxiao des Cinq Tonnerres. Le

211
développement postérieur du rituel lui a beaucoup emprunté.
Le rite du Tianxin (le “Coeur du ciel”), apparu à la même époque,
eut également la faveur de Huizong. Sa révélation prétend remonter au ixe
siècle, mais ce sont des textes du début du xiie et du xiiie siècle qui lui ont
donné véritablement corps. Tianxin, le “Coeur du ciel”, identifié au
Boisseau, est un terme emprunté à la pratique dunjia mentionnée plus haut
qui permet de s’“échapper” et de devenir invisible. Il est mis en relation
avec le Nord et avec le signe cyclique zi, début de toute vie (par exemple,
1005, 2, 2a). Bien que le tonnerre y joue un rôle, ce rite est fondé sur
l’utilisation de trois talismans principaux qui sont censés remonter à Zhang
Daoling: celui des “trois luminaires” (soleil, lune, étoiles), celui du
Boisseau, et celui de l’Empereur du Nord, le “Guerrier sombre”. Il donne la
prééminence à la présentation des pétitions par le moyen de la marche sur
le Boisseau, qui va de pair avec la transformation intérieure et permet de
guérir les maladies. Si l’accent est mis sur les talismans, leur efficacité,
cependant, est due aux tech-niques du souffle et aux méditations qui
permettent au prêtre, lorsqu’il les écrit, d’incorporer les forces cosmiques
qu’il doit mettre en oeuvre dans son ministère. Ce rituel a pour vocation
d’aider l’État et de sauver le peuple jusque dans les plus humbles
chaumières. Plus particulièrement marqué par une tendance exorciste et
thérapeutique, et spécialisé dans la guérison des possédés, il s’est répandu
si largement, surtout à partir de la seconde moitié du xiie siècle, que
plusieurs romans, comme le Shuihu zhuan (le « Roman du bord de l’eau”),
par exemple, s’en sont inspirés. Il a surtout essaimé au sud de la Chine et
on en trouve des traces de nos jours jusque chez les Yao de Thaïlande.
Le rituel de la « Salle de jade”, Yutang, révélé en 1120 par Lu
Shizhong, un exorciste célèbre de son époque, est très proche de celui du
Tianxin dont il prétend être la forme ésotérique. Il se réclame aussi de
Zhang Daoling; son panthéon et ses charmes sont semblables à ceux du

212
précédent; les éléments empruntés au Shangqing, de longs fragments de
textes, y sont beaucoup plus nombreux, bien que mêlés aux techniques
d’exorcisme et à des éléments du rituel de salut du Lingbao; les termes
désignant le soleil et la lune qu’emploient le Shang-qing (Yuyi et Jielin) y
sont accolés de façon significative à ceux, propres à l’alchimie intérieure,
d’“Eau véritable” et de “Feu véritable”.
C’est du Shangqing encore que se réclament les rites Tongchu
(l’“Éclosion de la jeunesse”), du nom d’un ciel du Shangqing réservé aux
hommes. Révélés à Yang Xizhen en 1121, ils reprennent à cette tradition la
célèbre invocation à Tianpeng, la neuvième étoile du Boisseau et le premier
des “quatre Saints » dont le quatrième est le “Guerrier sombre » mentionné
plus haut.
Très nombreux, les rites du tonnerre, où le prêtre devait incorporer
la puissance du tonnerre, fruit de l’union du Yin et du Yang (263, 97, 10b),
manifestation du dynamisme du Tao et de son aspect majestueux et
terrifiant (ibid., 45, 14a), ressort secret du monde, ont connu un
développement intensif après les Ming et représentent un aspect plus
populaire de ces rituels. A certains égards, ces rites du tonnerre sont une
résurgence de l’antique culte du dieu puissant du tonnerre qui pour
certaines populations était confondu avec l’oeuf cosmique, le Chaos
originel. Ils ont eu une première manifestation dans ceux du Qingwei (la «
Pure ténuité”), connus par un texte du xiiie siècle, qui auraient eu pour
fondatrice Zu Shu (v. 889-904), et l’un de leurs fondateurs est Mo Qiyan
(1226-1293). Ils tendent à opérer la synthèse entre les traditions des
Maîtres célestes (en y comprenant le Daode jing), du Lingbao et du
Shangqing, et incorporent dans leur panthéon les instances et personnages
les plus notables des traditions précédentes. A partir du Guanxi, terre
d’origine de leur fondatrice, ils ont essaimé jusqu’au Wudang shan dans le
Hubei et furent adoptés par les Maîtres célestes.

213
Cependant, comme on pouvait s’y attendre, la prolifération de
rituels de plus en plus complexes entraîna une réaction vers plus de
simplicité. Ce fut celle de Jin Yunzhong (v. 1224-1225), auteur du
volumineux Shangqing lingbao dafa (HY 1213) qui, s’élevant contre ce
qu’il estimait être des distorsions et en particulier contre celles qui avaient
cours dans les rituels adoptés au mont Tiantai, proclama qu’étaient seuls
valables les rites qui s’inspiraient des techniques d’alchimie intérieure et
réduisit considérablement le nombre de charmes. Dans la même veine
Zheng Sixiao (1241-1318), faisant sienne la tendance de l’alchi-mie
intérieure qui visait à une synthèse des “trois enseignements” (taoïsme,
bouddhisme et néoconfucianisme), écrivit un rituel où il prônait et
défendait la primauté de la méditation et de la récitation silencieuse qui se
faisait “dans le coeur”, en état de profonde concentration. Son ouvrage, qui,
à la vérité, est à la frontière entre le rituel et le traité, est un bon exemple de
l’incorporation des techniques et du vocabulaire de l’alchimie intérieure
dans la partie que la liturgie consacre à la méditation.

BIBLIOGRAPHIE
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CHAPITRE VII: EPOQUE DES TANG

I. INTRODUCTION: LA SITUATION DU TAOÏSME

Sous la dynastie des Tang, le taoïsme vit une grande période


d’épanouissement dû en partie à ce que cette dynastie, dont le nom de

215
famille était Li, le même que celui que le Shiji prête à Lao zi, fit de celui-ci
son ancêtre et favorisa donc le taoïsme comme jamais il ne l’avait été
jusqu’alors.
Malgré une certaine tendance de cette religion à s’opposer à la
bureaucratie et au pouvoir impériaux, comme à la mainmise de la morale
confucéenne sur les esprits, elle avait cependant un atout qui lui avait
souvent valu de bénéficier du patronage des empereurs. Comme nous
l’avons souligné dès l’introduction à cet ouvrage et l’avons constaté tout du
long, elle était un dépositaire précieux de la culture chinoise; en outre, ses
rites et son idéologie prenaient racine dans l’idéal du Saint, très proche de
celui du souverain sage et souvent confondu avec lui. Tant par son héritage
culturel que par cet idéal, le taoïsme, à l’instar du confucianisme dont ce fut
l’une des raisons d’être, était ainsi un élément propre à favoriser une unité
idéologique et, lorsqu’une nouvelle dynastie s’instaurait, à lui fournir un
rituel qui plongeait ses racines dans le culte impérial des Han et dont le
propos avoué visait à l’instauration de la «Grande Paix» dans l’empire;
voilà qui était propre à affermir l’établissement de nouveaux venus en les
dotant d’une autorité aux origines séculaires. Si, fréquemment, des révoltes
surgissaient qui s’inspiraient de mots d’ordre taoïstes ou étaient dirigées
par des adeptes taoïstes, c’était toujours au nom de la “Grande Paix”
qu’elles se mettaient en marche et pour restaurer un ordre compromis par
une dynastie ou un empereur défaillants, à qui le “mandat céleste” était
retiré. Une nouvelle dynastie se trouvait donc souvent dans la même
position.
Le cas de celle des Tang fut exemplaire à cet égard. Le patriarche
du Shangqing, Wang Yuanzhi (528-635), avait donné, dès avant sa prise de
pouvoir, la secrète assurance à son fondateur Gaozu (618-627) qu’il avait
reçu le mandat du ciel et apporta une confirmation religieuse à
l’établissement de la dynastie. Et ce n’est probablement pas par hasard

216
qu’on signala, à l’époque de la fondation de la dynastie, plusieurs
apparitions de Lao zi, en particulier sur le mont Yangjue, dans le sud du
Shanxi. Gaozong (649-683) manifesta de façon éclatante la faveur qu’il
accordait au taoïsme par diverses mesures; il donna à Lao zi un nouveau
titre qui en faisait une incarnation du Chaos primordial, fit construire des
temples taoïstes dans chaque province, fit inclure le Daode jing dans les
textes sur lesquels portaient les examens officiels, fit faire une copie de
tous les écrits taoïstes en 675, accorda aux prêtres taoïstes un rang qui les
plaçait immédiatement après les princes (wang), protégea officiellement
Pan Shizheng (587-684) qui avait succédé à Wang Yuanzhi à la tête du
Shangqing et se fit expliquer par lui certains points de doctrine en des
termes qui attestent de ses connaissances et de son intérêt précis en la
matière, etc. Le Luguan, l’abbaye qui avait été érigée à l’endroit d’où,
selon la légende, Lao zi était parti vers l’ouest évangéliser les barbares en
laissant le Daode jing en guise de testament au “gardien de la passe”, Yin
Xi, devint un centre de culte officiel. Son abbé, Yi Wencao (mort en 688),
compila sur ordre impérial de volumineuses “Annales du Saint”, perdues
aujourd’hui, mais qui furent le modèle d’autres ouvrages de ce genre sous
les Song et qui rassemblaient toute l’histoire du taoïsme sous l’égide du
dieu Lao zi, dont la haute autorité unifiait ainsi l’ensemble des révélations
qui s’étaient succédé depuis des siècles sous le couvert de multiples
incarnations.
Initié au Shangqing par le patriarche Li Hanguang (683-769),
Xuanzong (712-755), par ailleurs friand des prodiges que pou-vaient
accomplir les taoïstes et les tantristes sommés à sa cour, semble avoir eu
l’intention de faire du taoïsme l’idéologie officielle et avoir tenté de lui
donner une importance au moins égale à celle dont bénéficiait le
bouddhisme, plus riche et mieux implanté que le taoïsme. En instituant en
741 des examens portant sur des textes taoïstes dont l’étude désormais

217
pouvait ouvrir l’accès à des postes de fonctionnaires, puis en organisant des
écoles taoïstes, il dota cette religion d’un statut d’enseignement officiel; en
outre, il ordonna que chaque foyer possédât un exemplaire du Daode jing,
qui devait désormais remplacer le “Classique de l’histoire” et les
“Entretiens” de Confucius. Il fit passer le clergé taoïste sous la juridiction
de l’organisme chargé des affaires de la famille impériale en conséquence
directe du fait que Lao zi était son ancêtre, de sorte que les rites taoïstes et
les confucéens étaient liés entre eux dans le culte aux ancêtres impériaux.
Un temple en l’honneur de Lao zi fut construit dans chacune des capitales
et dans chaque préfecture; le temple érigé sur le lieu de la naissance du dieu
fut restauré et agrandi. Ces mesures à caractère politique étaient en outre
dictées par un intérêt personnel certain envers le taoïsme, ce qu’attestent les
préfaces et les commentaires qu’il écrivit à des textes taoïstes, comme ses
commentaires au Daode jing. Il semble que Xuanzong ait voulu utiliser le
taoïsme pour unifier les divers rites religieux sous l’égide d’un seul dieu,
Lao zi, reconnu par sa famille et par l’État, figure universelle à la fois
publique et privée. Le taoïsme avait appris du bouddhisme à employer des
techniques de prosélytisme - récitations de textes sacrés, contes édifiants et
merveilleux - si bien que ses temples et ses fêtes devenaient des lieux et des
occasions de rencontre. Xuanzong, en les intégrant dans les rouages de
l’État, pouvait ainsi compter sur leur influence pour répandre le culte de
Lao zi. Parallèlement, des taoïstes de grande envergure, comme, outre ceux
que nous avons déjà nommés plus haut, Ye Fashang, Cheng Xuanying, Li
Rong ou Du Guangting, et bien d’autres, évoluaient dans les milieux
officiels et jouaient un rôle important à la cour. Du Guangting, en
particulier, fort de l’appui que pouvait apporter la liturgie taoïste, joua un
rôle politique en se posant comme défenseur de la maison des Tang à son
déclin, puis de celle des Wang. Le premier Canon taoïste fut compilé en
748 et suivi par d’autres, tous perdus aujourd’hui. Qui plus est, en 990

218
l’empereur fit copier et réviser tous les textes taoïstes qui furent ensuite
distribués dans les principaux temples. Il faut noter cependant que, même
au plus fort de son développement et de la protection impériale, le taoïsme
resta bien en retrait par rapport au bouddhisme, avec, par exemple, à
Chang’an, la capitale, seize établissements en 722, contre quatre-vingt-onze
bouddhistes.
Cette époque est aussi celle d’un notable rapprochement avec le
bouddhisme et le confucianisme, une tentative d’har-monisation des “trois
enseignements” à laquelle les empereurs non plus ne restèrent pas
indifférents (Xuanzong, par exemple, commenta le Daode jing, mais aussi
le Vajracchedikâ bouddhiste et le classique confucéen de La Piété filiale).
Depuis les Han déjà, où il était difficile de distinguer entre les fangshi
taoïsants et les “lettrés confucianistes”, en passant par les Six Dynasties où,
comme nous l’avons noté, une partie importante de l’intelligentsia
s’adonnait qui à l’étude de Lao zi et de Zhuang zi, qui aux pratiques de
longévité, et où l’on voit un Ge Hong diviser son ouvrage en deux parties,
l’une consacrée au confucianisme, l’autre au taoïsme, il existait une longue
tradition d’intérêt et d’échanges entre le confucianisme et le taoïsme; celui-
ci, pour sa part, avait dès ses débuts adopté les vertus confucéennes, autant
chez les Maîtres célestes, dès le Taiping jing et, de façon plus nette encore,
avec Kou Qianzhi, que dans l’école du Lingbao. Sous les Tang, cette
tradition s’affirma avec l’apparition de courants comme celui de la “Voie
de la piété filiale” (xiaodao), mise sous le patronage d’un saint local très
populaire nommé Xu Sun, qui aurait vécu au IIIe siècle, dont dériva l’école
Jingming zhongxiao (“de la pureté et de la lumière, de la loyauté et de la
piété filiale”). On peut considérer que jusqu’aux Song, où le néoconfucia-
nisme, en se démarquant du taoïsme à qui il emprunte tant, crée une rupture
qui n’existe, on le verra, que de son seul fait, le taoïsme faisait partie de la
culture d’une grande partie des lettrés, tandis que, de leur côté, bien des

219
taoïstes furent formés dans leur jeunesse aux classiques confucéens et
furent dès les Tang, c’est-à-dire bien avant ce qu’en disent généra-lement
les historiens, un actif partisan de l’unité des “trois enseignements”.
Les relations avec le bouddhisme furent beaucoup plus ambiguës et,
parfois, orageuses. Rappelons au passage que le bouddhisme s’infiltra en
Chine entre le iie et le ive siècle sous le couvert du taoïsme qui, frappé
d’une convergence de fond, à laquelle s’ajoutaient des ressemblances de
forme (les boud-dhistes utilisant, comme les taoïstes, des talismans
guérisseurs, des tours de magie et certaines techniques de méditation qui
offraient quelques ressemblances avec les leurs), crut d’abord se trouver
devant une tendance nouvelle née dans son propre sein. Les premiers
bouddhistes en profitèrent. En outre, beaucoup d’entre eux étant familiers
des classiques taoïstes lurent leurs propres textes à la lumière des concepts
taoïstes, jusqu’au jour où ils s’en démarquèrent vigoureusement pour
affirmer leur propre et autonome identité. Beaucoup plus encline au prosé-
lytisme, la religion bouddhiste se développa et s’établit consi-dérablement
plus que le taoïsme, dont les temples, monastères et richesses furent
toujours beaucoup moins nombreux, même lors de ses périodes fastes.
Éclata la célèbre querelle du Huahu jing dont les points culminants
se situent au ive et au vie siècle, puis de nouveau sous les Tang au viie
siècle: le Buddha, disaient les taoïstes, n’était qu’une incarnation de Lao zi
parti évangéliser les barbares indiens, et le bouddhisme une forme grossière
du taoïsme. Il serait trop long d’entrer dans le détail de ces hostilités,
souvent aiguisées par les alternances de la faveur et de la défaveur
impériales. La tradition du Huahu jing fut fatale aux taoïstes en ce sens
qu’elle attisa régulièrement la rancoeur des bouddhistes et que chaque fois
qu’ils eurent à débattre avec ceux-ci, les textes relevant de cette veine
furent condamnés, ce qui entraîna souvent leur propre condamnation, ainsi
que celle de leurs autres ouvrages. Les luttes pour la suprématie furent

220
parfois vives, et il semble que la proscription du bouddhisme en 845 fut en
partie inspirée à l’empereur Wuzong par le taoïste Zhao Guizhen.
Mais il faut souligner que ces querelles n’étaient pas partagées par
tous et que les échanges et rencontres entre taoïstes et bouddhistes restèrent
fréquents à toutes les époques et qu’à toutes les époques il se trouva des
taoïstes pour considérer le bouddhisme comme une discipline
complémentaire et parallèle du taoïsme, inférieure, parfois, mais non
incompatible avec lui. Nous avons vu et continuerons de voir que le
taoïsme n’a cessé d’emprunter au bouddhisme. Bien que de façon moins
avouée et par conséquent difficile à déceler, celui-ci en a fait autant, ce qui
est encore très mal connu et peu étudié. Les débats publics organisés par les
empereurs - dont l’enjeu était souvent capital pour les participants, car celui
qui remportait la victoire y gagnait une protection officielle - ne furent pas
sans consé-quence pour l’idéologie de chacun ni pour la formulation de
celle-ci. Les concepts et les doctrines ainsi affrontés à la fois
s’approfondissaient, s’articulaient et subissaient une influence décisive
pour l’évolution de ces religions, dont témoignent aussi bien les sources
bouddhistes que les taoïstes. Ces débats officiels étaient doublés
d’échanges individuels constants. Nombreux sont les taoïstes qui, comme
Tao Hongjing, se lièrent d’amitié avec des bouddhistes. Les cas sont
fréquents aussi de conversions d’une religion à l’autre; déjà dans le
Zhengao sont mentionnés des taoïstes convertis au bouddhisme et
inversement. Au vie siècle, le célèbre détracteur du taoïsme, le bouddhiste
Zhen Luan, avait été un adepte du taoïsme. De même de Yixing, un des
plus célèbres moines bouddhistes du viiie siècle, qui avait eu un maître
taoïste, ce que taisent les sources bouddhistes, et qui était également versé
dans les pratiques taoïstes et tantriques. Certains monts comme le Tiantai,
qui donna son nom à une école bouddhiste, ou le Lushan, centre du taoïsme
Lingbao, abritaient côte à côte des communautés taoïstes et bouddhistes qui

221
vivaient en bonne entente. Aussi bien du côté des taoïstes que de la part des
bouddhistes, au plus fort des débats, mais aussi au long des siècles, des
voix s’élevèrent toujours pour affirmer l’identité de fond, à travers la
différence de forme et de méthode, entre bouddhisme et taoïsme; ce fut le
cas, parmi bien d’autres, par exemple, du bouddhiste Sun Chuo (v. 300-
380), partisan et protégé du taoïste Wang Xizhe, pour qui le Buddha
incarne la même sagesse que Confucius et Lao zi, et des taoïstes Zhang
Rong (fin du ve siècle) ou Ma Shu (v. 560-581), qui “aimait les textes
bouddhistes, Lao zi et le Yi jing”, et du maître de Du Guangting qui
enseignait le “grand élixir” en faisant des parallèles avec le bouddhisme (n°
296, 40, 13b-14a). Sous les Tang, la tendance ne fait que continuer et se
confirmer, aussi bien chez les taoïstes que chez les bouddhistes.
Or, c’est sous les Tang qu’un mouvement de consolidation du
taoïsme va de pair avec l’intégration véritable des données bouddhistes.

II. CONSOLIDATION

L’époque des Tang est en effet pour le taoïsme une époque de


consolidation et de coordination: si à l’extérieur il s’est consacré à
incorporer certains éléments bouddhistes, à l’intérieur il fallut rassembler
les diverses tendances qui s’étaient fait jour aux siècles précédents. En cela
les taoïstes des Tang ne font que continuer un travail qu’ils avaient amorcé
dès le ve siècle, mais ils le poursuivent beaucoup plus méthodiquement et
systématiquement; ils multiplient les recueils hagiographiques, classent les
textes, font l’inventaire des cieux, des palais célestes et de leurs
descriptions, des dieux célestes et corporels, des lieux saints et paradis
terrestres qui y sont mentionnés et décrits, tous «nés spontanément de
Souffle» (1123,14b-15a). De grands ritualistes comme Zhang Wanfu (v.
711) et Du Guangting (850-933), pour ne mentionner qu’eux, fixent

222
l’ordonnance qui doit gouverner la liturgie ainsi que les règles qui président
à la montée dans l’échelle hiérarchique des prêtres, à la vie monastique,
aux vêtements sacerdotaux, à la fabrication de statues ou peintures, à la
forme des instruments du culte, à la récitation des textes. On constate une
importante activité en alchimie opératoire, en même temps qu’une
intériorisation de ces pro-cédés, avec les débuts de l’“alchimie intérieure”.
Enfin, les concepts majeurs sont approfondis et reçoivent des définitions.
Plusieurs ouvrages, dont je ne donnerai que quelques titres parmi
d’autres et dont il faut noter qu’ils ne peuvent plus se ranger quant à leur
contenu dans aucune des écoles précédentes, s’attellent à ces tâches sous
forme de recueils qui tentent d’intégrer et de coordonner les différentes
traditions. A la suite du Wushangbiyao, au vie siècle, le Sandong zhunang
et le Daomen jing faxiang cheng xuci au viie siècle et le Yi qie daojing
yinyi miaomen youqi du viiie siècle sont des anthologies thématiques;
d’autres, comme le Benji jing, le Daojiao yi shu et le Xuanmen dayi, des
vie et viie siècles, sont des ouvrages théoriques qui s’appuient sur des
oeuvres aujourd’hui disparues mais dont le nombre atteste le travail
intellectuel mené à cette époque.
Le Daojiao yi shu, l’un des premiers exposés méthodiques de points
de doctrine taoïstes, est un bon exemple des tentatives de bilan, de synthèse
et d’organisation qui sont opérées alors. Tout en s’appuyant, comme les
ouvrages qui l’ont précédé dans ce travail, sur des données bouddhistes,
dont la dialectique du Mâdhyamika, bien mieux maîtrisée qu’auparavant, il
tente de construire une théorie cohérente en se fondant sur deux sortes de
textes: certains traditionnels, comme le Daode jing et ceux du Shangqing et
du Lingbao, dont il rassemble des citations éparses en essayant de les faire
concorder, mais aussi d’autres plus récents qui ont déjà commencé le même
travail de construction: le Benji jing, le Xisheng jing, et d’autres aujour-
d’hui disparus, comme le Daomen dalun, ou certains auteurs dont il ne

223
nous reste rien, comme les Maîtres de la loi, Xu, Meng, Song, et Xuanqing.
Il procède de la sorte à une relecture de certains textes de base en
choisissant des membres de phrases pour les interpréter à la lumière du
travail déjà fait d’assimilation des techniques mentales et des concepts du
bouddhisme1. A cet égard, les spéculations bouddhisantes ont tendance à
prendre le pas sur les données apportées par les textes du Shangqing et du
Lingbao, bien que la cosmologie s’inspire essentiellement de ceux-ci. On
assiste ainsi à un curieux assemblage de taoïsme et de bouddhisme: au
bouddhisme sont prises la dialectique de l’existence (you) et de la non-
existence (wu), de l’illusion et de la réalité, les précieux outils conceptuels
que sont ti, le fondement constitutif, et yong, le fonctionnement, qui
permettent d’accorder deux faces complémentaires d’un même principe.
Au bouddhisme aussi est empruntée une partie de sa cosmologie et de sa
scolastique qui imprègne tous les textes de ce genre à cette époque: les trois
mondes, les “quatre grands” (terre, eau, feu et vent), par exemple, qui,
amalgamés avec les Cinq Agents donnent six principes, le vent s’ajoutant à
ces derniers. Les six consciences bouddhistes (mano-vijiiâna) sont mises en
équi-valence avec les six sentiments (qing) chinois. Dans le même temps,
la structure des paradis est bâtie sur celle du Shangqing, mais remise au
goût du jour - trois cieux primordiaux, qui sont les “trois purs”, dont
chacun engendre trois cieux, et chacun de ceux-ci à son tour en engendre
trois; ajoutant les neuf premiers à ces vingt-sept cieux, on arrive ainsi à
trente-six, le nombre des cieux du Shangqing. Les notions

1
En mettant en ceuvre ces procédés d’assimilation de caractère spécifique-ment
chinois, précisons-le, les taoïstes font ce que les bouddhistes avaient déjà fait dans
leur domaine sous les Six Dynasties (346-589) lorsque, pour mieux s’intégrer à la
culture chinoise, ils avaient fait concorder les Cinq Agents avec leurs quatre
éléments (mahàbhûta) et les cinq vertus confucéennes avec les cinq préceptes
moraux bouddhistes (cf. A WRIGHT, Buddhism in Chinese History, Stanford
University Press, 1971, p. 37-38). Sous les Tang, ils s’occupaient à poursuivre ce
travail d’assimilation en établissant des correspondances très complexes (cf. R.
BURNBAUM, « Introduction to the Study of Tang Buddhism Astrology », Society for
the Study of Chinese Religions Bulletin, 8, 1980, p. 12 sq.).

224
fondamentalement taoïstes de “chaos » et d’« incitation réponse”, ou
résonance (ganying), sont conservées. Le concept de Vide prend plusieurs
sens, s’enrichissant des connotations bouddhistes: le vide est
l’indétermination du Chaos primordial, où rien ne se peut distinguer, qui est
à la fois émergence et fin ultime; il est ouverture, par opposition à
l’existence concrète qui est obstacle; il est le vide de l’esprit qui doit
s’atteindre dans la contemplation; et enfin il est aussi défini, dans la plus
pure tradition du Mâdhyamika, comme “vide merveilleux” (miaoyou)
englobant à la fois négation (wu) et affirmation (you) en tant que
potentialité: ni corps ni obstacle mais possibilité de l’être, ni vide ni
passage mais possibilité de l’être. Le “fruit du Tao”, réalisation ultime à
laquelle tend l’adepte taoïste, est défini positivement comme permanence,
joie, ego et pureté, ce qui est un emprunt direct à la conception du nirvana
selon l’école bouddhiste du Tiantai, ce mont où coexistaient bouddhistes et
taoïstes.

III. INTÉGRATION DU BOUDDHISME

Le bouddhisme apporte sa pierre à ce travail de réflexion en


donnant au taoïsme, en particulier avec le tétralemme du Mâdhyamika, des
outils conceptuels et des modes d’expression plus élaborés. Le Vide, ou
l’“absence” (wu), est l’absence d’absence, le dépassement des deux notions
corrélatives de présence (you ou existence) et d’absence (wu ou non-
existence), qui aboutit à une synthèse à double face, doublement exprimée;
d’une part, le miao you, l’“existence merveilleuse » incluant et supposant la
non-existence et fondée sur elle, et, d’autre part, le zhen wu, la “non-
existence véritable » qui inclut son contraire, l’existence. Ce n’est là rien
que du bouddhisme. Mais on voit les taoïstes de cette époque manier cette
dialectique avec une aisance toute nouvelle et l’appliquer à toutes sortes de

225
concepts contradictoires pour parvenir à donner vie à l’union des contraires
où se situe le “juste milieu”. Il faut dire que Zhuang zi et l’École du Yin-
Yang et des Cinq Agents y préparaient.
Une école se crée autour du Daode jing, sous la forme de
commentaires de Zhuang zi et de Lao zi, et un terme apparaît à partir du
Lao zi, dont la pensée dialectique pouvait aisément supporter cette
formulation: c’est l’école de Chongxuan (le «double Mystère»), dont les
prémisses remontent peut-être au ive siècle, mais dont les principaux
représentants sont Cheng Xuanying (v. 650) et Li Rong (seconde moitié du
VIIe siècle). L’expression chongxuan, autour de laquelle se cristallise ce
courant, fréquemment employée à cette époque par de nombreux textes, est
inspirée par une phrase du chapitre Ier du Daode jing, “mystère et encore
mystère”; elle connote un double mouvement de l’esprit, aussi bien sur le
plan théorique et conceptuel que sur le plan existentiel et mystique: un
double “oubli”, oubli de ce qui est oublié, ou double rejet, rejet du rejet en
une positivité triomphante, un approfondissement du “mystère” en deux
étapes, dépassement de la croyance en un absolu de l’existence (erreur de
ceux qui croient à l’absolu, les “éternalistes”), puis dépassement de la
notion de vide (erreur des nihilistes), qui aboutit à une prise de conscience
paradoxale de la réalité de l’existence dite illusoire, réalité plus vraie de ce
qu’elle est reconnue comme “illusoire”, en une libération de tout
attachement à une opinion. Il s’agit de ne pas en rester à une croyance,
quelle qu’elle soit, de ne pas en venir à croire qu’il existe un vide. Le vide
n’est qu’un moyen, dont la fin n’est pas l’annihilation du you, de
l’existence, et inversement. Ces deux vérités doivent se concevoir
conjointement, d’abord superposées, puis confondues en une identité: le
vide est le plein, et inversement; le point de vue logique qui ne peut
appréhender deux vérités contraires en même temps et ne les admet que
chronologiquement doit être dépassé, de façon à les voir l’une et l’autre en

226
transparence. Encore une fois, tout cela n’est que du Mâdhyamika, mais
parfaitement assimilé et appliqué aux textes et aux conceptions taoïstes. On
remarquera à cette occasion, et c’est ironie, que bouddhistes et taoïstes
rejettent très exactement ce que les néoconfucéens, forts de leur ignorance
de ces disciplines, leur ont reproché de professer.
Ce procédé méthodologique est aussi utilisé pour élucider un vieux
débat qui occupa la Chine tout du long de son histoire: le rapport de la
parole à la réalité (ici, à la vérité ultime, au Tao), et c’est ainsi que les
taoïstes parviennent à expliquer un paradoxe fondamental de leur
philosophie: Lao zi et Zhuang zi ont tous deux discouru et ont pourtant
avancé que « celui qui sait ne parle pas », que la Vérité ne peut être dite ni
transmise. Comme l’expose le Daojiao yi shu (10, 5a), évoquant encore le
chapitre Ier de Lao zi (le Tao est innommable et nommable), l’impossibilité
de nommer peut se situer à deux niveaux: elle peut venir de ce que le vide
n’a pas de “corps” que l’on puisse « évoquer » (les noms sont faits pour
mander), mais elle peut aussi s’appliquer à l’existence concrète en ce
qu’elle est “illusoire”, sans substrat propre. En revanche, la possibilité de
nommer peut à son tour s’appliquer dans les deux sens: au vide en raison
de son caractère réel, et à l’existence concrète en raison de son caractère
concret qui permet de l’appréhender.
Ainsi est ouverte la voie à la justification des discours.

IV. LE CLASSEMENT DES ÉCOLES ET DES TEXTES

Mais, tout comme il est arrivé aux bouddhistes, les taoïstes se


trouvaient devant une autre difficulté: celle d’accorder toutes ses voies
(voix) entre elles. Les écoles, ainsi que nous l’avons noté, s’étaient
multipliées; la nécessité d’organiser l’ensemble s’était fait sentir assez tôt.
Nous l’avons vu, déjà certains textes du Shangqing et du Lingbao avaient

227
commencé d’y procéder sur la base d’une ordonnance hiérarchique; puis
Lu Xiujing avait continué et avait donné une impulsion décisive à cette
tendance qui fut poursuivie par Tao Hongjing et qui devint une marque
caractéristique du taoïsme des Tang. S’instaura une longue réflexion sur les
textes, sur leur nature et leur dignité respectives, s’appuyant et développant
la vision grandiose qu’en avait laissée le Shangqing. Des catégories
bibliographiques furent précisées et des niveaux différents de dignités
établis entre les Canons révélés (jing), les charmes, les “formules”
transmises par des maîtres, les essais et commentaires, les recueils de
préceptes, les registres destinés aux ordinations, les diagrammes
cosmiques, les “méthodes” ou exposés techniques, les hagiographies, etc.
Le classement hiérarchique des écoles et de leurs textes s’édifia en
s’appuyant sur des données cosmologiques et théo-logiques. Il se fit donc
sur le principe de la triade, aux nombreuses facettes, déjà bien ancré dans la
pensée taoïste et qui, par sa position d’axe central dans les systèmes de
toutes ces écoles, pouvait fournir un fondement commun à leur cosmologie,
à leur théologie et à leur patrologie.
Plusieurs sources, plusieurs traditions sont en présence, qu’il faut
coordonner. D’une part, la théorie des Sanhuang, des Trois Augustes,
l’Auguste Ciel, l’Auguste Terre et l’Auguste Suprême (tai); mise en avant
par les conseillers de Qin Shihuangdi, cette triade avait été transformée en
Trois-Un chez les fangshi de l’entourage de l’empereur Wu des Han: l’Un
Ciel, l’Un Terre et l’Un Suprême (tai). Dans le Sanhuang wen, qui
constitue l’un des fondements des traditions dont les taoïstes des Tang sont
en présence, les Trois Augustes ont subi une sorte de déplacement: ce sont
les Augustes Ciel, Terre et Homme, celui-ci étant l’élément médian, à la
jonction des deux premiers au lieu de les transcender comme l’Auguste
suprême. Ce principe triadique joue donc sur un niveau double: Unité
suprême qui se divise en Ciel et Terre, ou Ciel et Terre qui se rejoignent en

228
l’Homme. De leur côté les Maîtres célestes placent à l’origine du monde
trois Souffles - xuan, yuan et shi (“mystérieux”, “originel” et “principiel”) -
qui sont reliés aux Trois Originels, les sanyuan, lesquels, nous l’avons vu,
étaient devenus objets de méditation en même temps qu’ils constituaient
l’axe triple d’un vaste réseau de correspondances incluant les Trois
“Fonctionnaires” du Ciel, de la Terre et de l’Eau, les trois luminaires, les
trois champs de cinabre, etc.
On constate donc que, bien que calquée sur celle du Tripitaka
bouddhiste, la théorie des “trois grottes” (sandong) prend sa source bien
loin dans l’histoire du taoïsme. Sa formulation fut amorcée tout d’abord par
certains textes du Shangqing, puis développée par Lu Xiujing sur la base du
Jiutian shengshen zhangjing, l’un des ouvrages fondamentaux du Lingbao,
et fournit un fondement cosmologique et théologique à la répar-tition
hiérarchique des écoles entre elles. Cette classification, cependant, avait été
le fait des écoles du Sud et avait laissé de côté celle des Maîtres célestes qui
ne fut intégrée que par la suite. Elle se parachève et se complète à l’époque
des Tang.
Lors d’ères cosmiques successives, trois dieux suprêmes, régnant
sur trois cieux distincts, émirent tour à tour trois enseignements, ou “trois
grottes” qui correspondent aux trois écoles du Sud; à savoir, suivant l’ordre
hiérarchique descendant: les grottes zhen (“réelles”) qui rassemblent les
textes du Shangqing, xuan (“mystérieuses”) pour ceux du Lingbao, et shen
(“divines”) pour la tradition des antiques chercheurs d’immortalité. Les
textes se multipliant, l’on adjoint des “annexes” (fu) à ces grottes; le
Taixuan fu, centré autour du Daode jing et rattaché au Dongzhen
(Shangqing), le Taiping fu autour du Taiping jing rattaché au Dongxuan, le
Taiping fu qui rassemble les textes d’alchimie rattaché au Dongzhen, et
enfin le Zhengyi fu qui recueille les textes des Maîtres célestes. Ainsi sont
constitués les trois véhicules, le “grand » qui concerne les «trois vides» ou

229
Trois Originels, le «moyen» qui enseigne la médi-tation sur les esprits
corporels et la circulation du souffle, et le “petit » qui est consacré plus
particulièrement à l’alchimie, à la manipulation des charmes et à la maîtrise
sur les démons et génies (cette formulation souffre quelques variantes et
nuances selon les textes). Bien sûr, ces trois grottes et leurs annexes, ainsi
que les trois divinités dont émanent ces trois enseignements, ne font qu’un;
le tout est raccordé à l’antique méditation sur les Trois-Un. La dialectique
bouddhiste est alors appliquée: les trois sont à la fois Un et non-un, ni Un
ni non-un, à la fois trois et non-trois, ni trois ni non-trois.
En effet, tout procède du Tao qui, à l’origine du monde, a “fait
descendre les traces pour répondre à l’impulsion” (ganying) et s’est alors
divisé en trois. De façon très concise, cette formule en appelle à deux
théories fondamentales. L’une, qui est au fondement de la pensée taoïste et
du Xici (le “Grand Appendice” du Yi jing), évoque l’action du Ciel et du
Saint, qui n’est jamais dictée par une volonté personnelle, qui est une
“réponse spontanée” - c’est-à-dire s’inscrivant dans l’ordre naturel des
choses - à une incitation; le Dapjiao yi shu présente une version très
élaborée de cette théorie. L’autre est la notion de trace, ancienne notion
chinoise relue à travers le bouddhisme: l’en-seignement n’est qu’une trace
de la vérité, un indice révélateur, non point la vérité elle-même, mais
seulement une expression particulière et incomplète de celle-ci qui doit
servir de guide et qu’il faut dépasser; un voile entaché par le relatif, par le
contexte à travers lequel l’Absolu se manifeste. Les Écritures sont le
“nom”, ou la lettre, le véhicule opaque, extérieur à la “Racine”, mais ont
avec elle un double rapport de participation en tant que liées à leur Racine
et à leur Cause exemplaire, le Tao, et d’analogie en tant qu’elles sont le fil
qui guide vers la racine. Ces traces sont “descendues”, ont été accordées; le
terme employé (chui), selon une très ancienne formulation que l’on trouve
déjà, fort proche, dans le Taiping jing (p. 275), signifie au premier chef «

230
suspendre » et est traditionnellement employé pour désigner les astres
“suspendus” dans le ciel qui en sont l’élément civilisateur
d’ordonnancement, l’“écriture” (wen).
Selon d’autres versions, c’est le Yuanshi tianzun, le Vénérable
céleste de l’Origine première, qui s’est lui-même changé en trois Seigneurs;
ceux-ci sont ses trois “corps de transformation”, trois différentes
apparences qu’il a revêtues pour propager trois enseignements distincts à
trois époques diverses; mais ces trois corps et ces trois enseignements n’en
forment qu’un, qui est son “corps véritable”; ils ne sont trois que pour des
raisons d’opportunité (des “temps différents”). Cette notion et sa
formulation rejoignent à la fois, d’une part, un vieux fonds de pensée
chinoise que l’on trouve en particulier chez les légistes, mais aussi en
germe chez Confucius et très expressément développé dans le Huainan zi,
qui prône l’adaptation aux “temps” et un certain opportunisme et, d’autre
part, la théorie pédagogique de l’upâya (fangbian) des bouddhistes,
“moyens habiles” qu’il faut employer pour se faire comprendre de sorte
que l’enseignement soit adapté à l’auditeur et prenne donc des formes
diverses selon les époques et ceux à qui il est destiné. Cette théorie, ainsi
que celle de corps d’apparence et de transformation (nîrmâna-kâya) a été
abondamment utilisée par les textes taoïstes des Tang (en particulier les
chap. ii et ix du Benji jing) et leur a servi, à l’instar du bouddhisme, à
justifier des divergences qui distinguaient et parfois opposaient les divers
écrits entre eux. La forme de l’enseignement ou, en d’autres termes,
l’apparence que prend pour le fidèle le “corps de réponse” revêtu par les
dieux - Yuanshi tianzun ou Lao zi -est fonction de la capacité d’accueil, de
la faculté de voir et de comprendre de l’adepte.
Les trois enseignements sont mis en correspondance avec trois
instances de l’être humain, le Souffle, l’Esprit et l’Essence (jing). Dans ce
contexte spécifique, le Souffle est la forme la plus grossière, qui correspond

231
au toucher, à l’apparence extérieure; l’Esprit est mis en relation avec l’ouïe
et l’espace; l’Essence, se situant au plus haut dans cette échelle, est reliée à
la vue et à la lumière. Ces trois instances, rapportées aux trois champs de
cinabre, illustrent trois modes de connaissance. Mais la limite de la
connaissance humaine est rappelée par une phrase du Daode jing (chap.
xiv) décrivant le caractère inacces-sible du Tao: le Souffle, l’Esprit et
l’Essence sont les Trois Originels qui se trouvent dans les trois champs de
cinabre et qui se nomment l’Impalpable (pour le toucher-Souffle), le
Silencieux (d’un mot qui désigne aussi ce qui est épars, clairsemé, si
distendu et lointain qu’on ne peut l’appréhender, pour l’ouïe-espace-Esprit)
et l’Indistinct (pour la vue-Essence).
Pour d’autres textes, les Trois Seigneurs ne sont eux-mêmes à leur
tour que des “traces”, celles des Trois Originels ou de Trois Chaos
primordiaux qui les ont précédés (et c’est ici que parfois se situe l’une de
ces longues énumérations de Chaos aux noms divers, évoquant tous le vide,
qui s’engendrent les uns les autres spontanément). Ils apparaissent l’un
après l’autre et chacun est issu “par transformation” (et non par génération)
de l’un des Chaos dont il est l’«indice». Ils sont les Seigneurs d’un
enseignement et sont à l’origine des Principes du monde. Leur
correspondent trois Souffles (à peu de chose près, les trois Souffles
originels des Maîtres célestes), qui sont les énergies qui informent
l’univers. A la fois énergies et maîtres de Vérité, ils occupent ainsi une
position médiane entre les Chaos primor-diaux, qui sont aussi des Vides, et
le cosmos. De même que l’Écrit à la fois précède le monde et le fonde dans
les théories du Shangqing, de même, ici, les Seigneurs à la fois délivrent un
enseignement et donnent forme au monde à partir d’un état chaotique
d’indifférenciation et de potentialité pures. C’est par le Livre, et donc par la
connaissance, que le Ciel et la Terre se constituent, et que le clair (Yang) et
l’obscur (Yin) sont différenciés. Ces Trois Seigneurs ont été identifiés à la

232
triade des dieux suprêmes de la liturgie, le Yuanshi tianzun, le Taishang
Dao jun, ou Très Haut Seigneur du Tao, et le Taishang Lao jun, Lao zi
divinisé. Les domaines des Trois Seigneurs sont les Trois Purs, les cieux
suprêmes avec lesquels ils sont eux-mêmes parfois identifiés.
En effet, au-delà des trente-deux cieux du Duren jing, qui forment
les “trois mondes”, sont situés les quatre cieux des “hommes semences”
(un héritage de la tradition des Maîtres célestes), où la souffrance n’accède
plus, puis les “Trois Purs”, et enfin le ciel suprême Daluo (“grand filet”,
d’une expression issue du Daode jing), dont la description est inspirée de
celles que donnent des lieux célestes les textes du Shangqing. A ces cieux
correspondent différents degrés de sainteté: les anciennes distinctions, qui
n’avaient jamais été élucidées de façon tout à fait homogène par les textes
antérieurs, sont reprises, avec certains raffinements et variantes, entre les
Saints (sheng), les “hommes véritables” (zhen) et les “immortels” (xian).
Le système classificatoire adopté pour les textes détermine
également la montée graduelle des taoïstes dans l’échelle sacer-dotale: lors
de leur ordination les maîtres taoïstes recevaient un lot complet d’écrits
correspondant à l’une ou à l’autre des sections du Canon. Au plus bas, les
textes des Maîtres célestes; considérés à la fois comme inférieurs et comme
contenant tous les autres (en germe), ceux-ci constituaient le premier pas.
Au sommet, ceux du Shangqing qui étaient tenus pour conférer la plus
haute initiation. L’initiation pouvait commencer à sept ans pour les
garçons, dix pour les filles. Ceux qui n’étaient pas mariés pouvaient
devenir moines ou nonnes à partir de quinze ans. Elle débutait par les textes
des Maîtres célestes (le Zheng yi), puis se poursuivait par ceux qui étaient
attachés au Sanhuang wen avec l’ensemble rassemblé autour du Daode
jing, puis avec ceux du Lingbao, puis avec l’ensemble des sandong (les
“trois grottes”), et enfin s’achevait au plus haut de l’échelle sur ceux du
Shangqing. Cette initiation progressive dans l’échelle ecclésiastique était

233
dictée par la connaissance litur-gique en tant que mise en pratique à la fois
extérieure et intérieure d’un savoir.
Les Maîtres constituent la communauté religieuse et font partie des
« trois trésors » à parité avec le Tao et les Écritures. Ils sont intronisés lors
d’une cérémonie solennelle au cours de laquelle est fixée leur place dans le
monde religieux, marquée par une affectation précise dans une
circonscription (zhi) qui les relie à un mont sacré auquel se rattache leur
chambre de méditation. Ce lieu triple est également céleste, puisqu’il est
établi en fonction de leur date de naissance et de la position des étoiles à
cette date; en somme il est situé à la fois dans le temps et dans l’espace,
dans le ciel et sur la terre, dans le monde extérieur et dans l’oratoire du
prêtre. Le Maître s’engage alors à transmettre la “civilisation », ou l’art de
la transformation (hua, un mot qui a les deux sens), à oeuvrer pour le salut
des hommes, à prier pour faire venir la pluie et le beau temps, à accomplir
les cérémonies rituelles, et reçoit le lu, le registre, qui est la liste des forces
surnaturelles sur lesquelles il aura puissance. Ce registre est de la même
nature que les talismans royaux qui attestaient le mandat qu’avaient reçu du
ciel les souverains antiques.
Un culte est rendu aux Maîtres en une triple triade - la première est
constituée par les trois premiers Maîtres célestes (Zhang Daoling, son fils
et son petit-fils); elle se reflète dans la deuxième formée par le Maître
céleste actuel, son père et son grand-père, et dans la troisième, la triade
personnelle de tout maître, composée, outre son propre maître, du maître de
celui-ci et du maître de ce dernier. La relation qui unit un maître à son
disciple est expressément comparée à celle qui unit un père à son fils, car
c’est, est-il dit, le Maître qui donne la vie à son disciple. Ce culte est donc
construit sur la base d’une filiation religieuse et sur le modèle du culte des
ancêtres qui, effecti-vement, s’effectue sur trois générations.
Parallèlement, on reconnaissait plusieurs sortes de maîtres selon

234
leurs spécialités: la doctrine, le rituel, la discipline monastique ou la
purification intérieure; les ermites et les exorcistes étaient rangés à part.

V. NEIGUAN

L’époque des Tang est aussi, pour le taoïsme, celle où se manifeste


une nouvelle tendance au mysticisme. Illustré par de nombreux textes, dont
les plus importants datent du viie siècle, se dégage un immense courant que
nous ne pouvons présenter que brièvement ici et que, pour la commodité de
l’exposé, j’appellerai “neiguan”, “méditation intérieure”. Il développe une
forme de méditation silencieuse et sans images, visant au vide de l’esprit et
à l’union au Tao, plus qu’à l’extase et à l’envol dans les cieux. Sous
l’influence du bouddhisme, encore, la conception de la méditation et de la
contemplation prend un tour différent. Alors que, dans les techniques du
Shangqing, l’“oubli”, l’arrêt des pensées, n’était qu’une mise en condition,
la mise en pratique d’une rupture avec le monde ordinaire, il devient une
technique à lui seul et s’assortit de spéculations sur la réalité du monde et
sur le vide. Des termes anciens reçoivent de nouvelles définitions; ainsi, la
“délivrance” consiste à libérer l’esprit de tous les concepts et de toute idée
d’acquisition et de perte, à ce qu’il n’y ait plus rien et non plus d’absence
de quoi que ce soit (Benji Jing, 2, Paris, 1960, p. 26); “quitter sa famille”
(chujia) signifie quitter le monde des existants, s’affranchir du respect des
préceptes religieux et moraux. Mais les véritables préceptes sont ceux qui
ne peuvent s’observer ni se transgresser et l’adepte supérieur ne se retire
pas du monde car il n’en craint pas les souillures. La méditation sur les
textes comporte deux phases: l’une consiste à se concentrer, l’autre à se
libérer de cette méditation et à savoir que dans la “loi” (fa, la doctrine) il
n’y a fondamentalement pas d’écrits (cela date du VIe siècle et précède
donc la célèbre formulation de ce genre par le Chan, ou Zen); de même, la

235
méditation sur le maître consiste à le contempler en pensée en une première
phase, puis à n’avoir aucune pensée en une seconde (Benji jing, 2, p. 30).
Cette tendance est un témoin de l’une des manières qu’a eues le
taoïsme d’opérer une tentative de conciliation entre le taoïsme et le
bouddhisme. L’intérêt de cette tentative réside non seu-lement dans la
façon dont les taoïstes articulèrent les deux religions l’une sur l’autre, mais
aussi en ce que ce fut un travail d’assimilation du bouddhisme qui leur
permit de dépasser ce premier stade pour retrouver vers la fin des Tang une
formulation purement originale qui sera celle de l’alchimie intérieure
(neidan). Dans ce travail, on peut constater une fois de plus que, lorsqu’ils
empruntent - et, à la différence des bouddhistes et des néoconfucianistes, ils
le font en reconnaissant leurs emprunts, en citant volontiers les textes
bouddhistes où ils puisent -, les taoïstes restent néanmoins fidèles à leurs
sources et au caractère propre de leurs orientations. Ils se sont alors en effet
surtout tournés vers Lao zi et Zhuang zi et ont gardé leur identité et leurs
caractéristiques fondamentales.
Le Neiguan jing est un court traité qui devint plus tard un texte de
référence abondamment cité. Il est particulièrement intéressant par la façon
dont il intercale des données bouddhistes dans un fonds taoïste. Neiguan
signifie “contemplation intérieure” et, bien dans la tradition taoïste qui n’a
jamais donné dans l’introspection à la façon des mystiques occidentaux, il
s’agit d’un texte en grande partie consacré à la contemplation des dieux
corporels. L’anthropologie est toute taoïste: le Souffle primordial anime le
corps structuré selon le modèle donné par l’École du Yin-Yang et des Cinq
Agents; les dieux corporels sont ceux que nous avons déjà rencontrés; le
corps est un microcosme: les yeux sont la lune et le soleil, les cheveux les
astres, etc. Sous-entendant une méditation sur la renaissance, car c’est un
thème qui lui est lié, le texte commence par décrire la formation de
l’embryon, motif récurrent dans le taoïsme, dont traite déjà le chapitre vii

236
du Huainan zi, et qui se retrouve dans bien d’autres ouvrages taoïstes (par
exemple dans le Yebao yinyuan jing, 336, 8, 1a-b, où ce développement de
l’embryon est mis en rapport avec les Neuf Cieux; ou dans le Chujia
yinyuan jing, 339, 16b). Puis il énumère des dieux corporels, les dieux du
registre du Shangqing qui logent dans le corps, et les esprits des cinq
viscères. Il opère alors un tournant en traitant du xin, qui est, dans ce
contexte, à la fois l’organe physique siège de l’affectivité et du mental, et
l’esprit. C’est ici que taoïsme et bouddhisme s’entremêlent: l’homme à la
naissance est pur, lieu commun de la tradition chinoise qui voit l’origine
des troubles et des erreurs dans les émotions. Oui, mais les émotions sont
considérées comme la source des six formes de conscience (shi) du
bouddhisme, et ce sont celles-ci qui sont à la racine des vues erronées et
partielles. Il faut donc chercher l’origine de cette conscience (shi), qui est
dans le xin, puis l’origine de celui-ci, qui se situe dans la notion du moi,
celle-ci issue du désir. Nous voilà en pleine introspection bouddhiste.
Néanmoins, le texte tourne court en ce sens qu’il n’aborde aucune des
méthodes bouddhistes de destruction de cette conscience et de cette notion
du moi, mais revient au “vide de l’esprit” qui, pour être prôné par
d’illustres anciens, n’en avait pas moins été laissé de côté par la suite dans
le taoïsme. L’immortalité s’acquiert par le Tao et le Tao vient de lui-même
si le xin est pur. La fin du texte prône donc la vacuité du xin, l’apaisement
de l’esprit (shen): le Tao viendra alors de lui-même. Lao zi est cité, Zhuang
zi évoqué: ceux qui travaillent leur corps, font ceuvrer leur volonté et
agitent leur esprit ne sont que des ignorants. Pourtant, Lao zi mis en scène à
la fin de l’ouvrage reprend à son compte la position de base qui est celle du
taoïsme depuis des siècles en déclarant que sa sagesse n’est pas innée, qu’il
a dû s’efforcer pour atteindre au Tao.
Ce texte conjoint ainsi deux sortes de méditation et, malgré un court
passage d’inspiration bouddhiste, retrouve ses origines et se termine, en

237
dépit d’une note quiétiste, sur l’appel à l’“étude”. En effet, le taoïsme, tout
au long de son histoire, est délibérément gradualiste, ce qui se vérifie de
façon tout à fait évidente dans les autres textes de la veine neiguan. Et Sima
Chengzhen y insiste, tout en précisant qu’il ne faut pas presser le
mouvement, car cela porterait dommage à la “nature fondamentale” (xing);
il souligne qu’il ne faut pas non plus prétendre que le but peut être atteint
sans ascèse, un leurre contre lequel il faut mettre les débutants en garde.
Au coeur des ouvrages du type neiguan, on trouve un ensemble qui
peut s’articuler autour du Dingguan jing, l’“Écrit de la concentration et de
la méditation”, un texte de référence qui existe en plusieurs versions et est
attaché au nom de Sun Simiao (682), ainsi que le Zuowang lun, l’«Essai sur
s’asseoir et oublier» (une expression de Zhuang zi) dû à Sima Chengzhen
(647-735) qui a été relié au premier. Une fois de plus, on peut constater la
polyvalence des auteurs taoïstes, puisque Sun Simiao était un alchimiste
médecin, et Sima Chengzhen un patriarche de l’école du Shangqing qui ne
dédaignait pas les pratiques visuelles de cette école ni les techniques
d’immortalité, ainsi que le prouvent ses ceuvres. Ces textes abordent un
certain nombre de points fondamentaux, comme la définition des notions
de base que sont le ming (le Décret), le xing (la “nature fondamentale”), la
volonté (zhi), la connaissance, les facteurs de chute de l’être humain, le rôle
primordial attribué au xin (le “coeur-mental”) dans le processus de
libération.
Tous les textes dont nous traitons ici distinguent très nettement
plusieurs étapes, cinq pour les uns, sept pour les autres, mais qui ne
correspondent plus ici à une montée dans l’échelle ecclésiastique, mais à
une progression toute personnelle que rien d’extérieur ne sanctionne et à
une ascèse comme on en trouve dans toute l’histoire de la mystique.
Le premier degré prépare à la contemplation et se définit par le
respect des règles et préceptes moraux ainsi que des règles de vie du genre

238
de celles que préconisait Ge Hong - ne pas rester assis ni debout trop
longtemps, ni travailler trop longtemps (Sima Chengzhen). Il peut aussi
comprendre la pratique des anciennes recettes comme l’absorption de
drogues (Dapjiao yi shu, 1, 21a). Il est destiné à assurer une première
purification et un début de sérénité.
Le Dingguan jing compte cinq étapes qui marquent une évolution
progressive allant du mouvement à la quiétude, partant de l’état d’activité
ordinaire pour aboutir à la quiétude totale dont le caractère propre est de
subsister aussi bien dans l’action que dans l’immobilité. Alors seulement
commencent les sept étapes qui acheminent le mystique vers la “source du
Tao”. Les catégories anciennes sont intégrées: au cours de la première
étape, il faut “embrasser l’un et garder le milieu”; lors de la deuxième, le
fidèle retrouve son apparence de jeunesse; à la troisième, il atteint à l’état
d’immortel, s’ébat dans les monts sacrés et peut voler dans les airs; des
garçons et filles célestes l’entourent et le protègent. A la quatrième, il
sublime son corps en souffle, il rayonne de lumière, il est un “homme
véritable” (zhen). A la cinquième, le souffle est raffiné en esprit, il est
“homme divin” (shen); il peut remuer ciel et terre, déplacer des montagnes
et assécher des mers. A la sixième, il raffine son esprit et s’unit au monde
des apparences (si); ne faisant qu’un avec les apparences, il change de
forme selon les circonstances et les besoins des êtres. Enfin, à la dernière, il
est au-delà du monde des êtres, mais il n’en est aucun qu’il n’atteigne; il est
parvenu à la fin ultime.
Le terme même de dingguan mérite une explication. Comme le
binôme zhiguan (samatâ-vipasyanâ) adopté par le bouddhisme Tiantai, il
renvoie à une double attitude de l’esprit: ding est la concentration qui
apporte une stabilité égale à celle de la Terre; guan est la contemplation qui
met en ceuvre la sagesse intuitive (hui, prajfia, sapience) et rayonne de
lumière comme le Ciel. Ce sont deux aspects complémentaires toujours

239
présents dans ces textes: l’aspect négatif ou privatif, de stase, qui opère une
rupture avec le monde et les habitudes mentales; il est ici comparé à la
Terre, dont le propre dans la cosmologie chinoise est d’être stable, et rangé
dans la catégorie du Yin, qui est mouvement de repli. Celui-ci est complété
par un aspect positif, de déploiement et de lumière caractéristiques du Ciel
et du Yang. Ding et hui forment avec l’observance des “préceptes” (iie),
auxquels certains textes taoïstes ajoutent les shu, c’est-à-dire les
“méthodes”, les anciennes pratiques, une triade d’origine bouddhiste.
Comme l’exposaient, dans l’école du Chan, Huineng (638-713), à peu près
contemporain de Sima Chengzhen, et Shenhui (668-760), ding et hui sont
nécessaires conjointement: si trop d’importance est accordée à ding, on
sombre dans l’hébétude; si au contraire hui seul est cultivé, on aboutit à la
folie illuminée (kuang). Pour le Daojiao yi shu, le ding, à strictement
parler, fait partie inhérente du hui. Pour d’autres textes, le ding doit être
dépassé après avoir été pratiqué, car il est encore pensée.
Plusieurs états de l’esprit (xin), qui joue désormais un rôle
primordial, sont distingués: il faut faire disparaître l’“esprit attaché”, mais
non l’“esprit vide”, et l’“esprit agité”, mais non l’“esprit lumineux”, qui est
le Tao. Aucun attachement ne doit subsister, pas même le désir du non-
désir, pas même la fixation sur le vide; car, comme le remarque Sima
Chengzhen, pour devenir vide, il faut qu’il n’y ait plus de quelque part. A
ce prix seul, la légèreté et la luminosité peuvent être atteintes; la distinction
entre le vrai et le faux disparaît et l’esprit entre dans cette “aveugle
concentration” dont nous avons vu plus haut qu’elle est lumière. L’art est
délicat, il ne faut rien rechercher, et pourtant il ne faut pas s’attendre à ce
que cet état de liberté vienne de lui-même. C’est, en un composé nuancé de
“gradualisme” et du “subitisme”, d’effort et d’état de grâce, d’inné et
d’acquis, une “orientation” qui doit être donnée à l’esprit, qui est purement
négative en ce sens qu’elle consiste à éliminer le désordre sans même

240
s’attacher au vide ni faire disparaître la lumière (Zuowang lun, 3b-4a); il ne
faut pas appliquer son esprit à la concentration, et non plus qu’il n’y ait pas
de concentration (ibid., 12a).
Il faut contempler le xin (ici, le mental) avec le shen (l’esprit), et
non avec le corps (xing), explique Du Guangting dans son commentaire au
Qingjing jing (759, 10a-b), un autre de ces textes qui eurent beaucoup de
succès sous les Tang et sous les Song. L’“idée” (mot à mot: “l’idée
mentale”, xinyi) “attire le souffle” qui engendre le shen, mais le mental ne
doit s’attacher à rien et il n’y a donc aucun état mental qui puisse être
contemplé, ni qui puisse “fonctionner” (yong) ni être exercé; en d’autres
termes: “Le xin n’est pas ce xin [le mental d’un individu]”. Et pourtant,
c’est lui qui est le maître de la demeure qu’est le corps (ceci est l’un des
axiomes de base du taoïsme); sans demeure, il ne peut s’établir; tout se
passe comme s’il n’y avait pas de corps et pas non plus d’absence de corps.
Si l’on n’atteint pas à l’état de “non-mental”, comment peut-on oublier le
corps? C’est le fait que le mental oublie le corps qui est “non mental”, et
“le corps n’est pas ce corps”. En définitive, et en d’autres termes, l’“oubli”
qui est “non mental” ne peut venir que du mental. Le vide, continue ce
commentateur, n’est qu’un “attribut” (xiang, emprunt au bouddhisme)
illusoire, un upâya, un procédé pédagogique que le Tianzun a établi dans sa
grande bonté (12a); il n’est que le “fonctionnement” (yong) du Tao (11a),
en d’autres termes, il n’est que l’aspect laborieux de l’exercice spirituel
menant au Tao. Il faut atteindre au “non-fonctionnement”, qui est le “vrai
vide » et le vrai Tao. Le “grand vide” étant opposé au “petit vide” qui
s’exerce par le non-agir, il faut parvenir à ce que “petit” et “grand”
disparaissent tous deux, “grand” n’existant que par opposition à “petit”.
Cet ensemble de textes s’accorde pour insister sur deux points que
nous retrouverons couplés aussi dans le chapitre suivant à propos de
l’“alchimie intérieure”: ne pas s’attacher au vide, ne pas l’hypostasier, est

241
le premier, d’inspiration bouddhiste; s’exercer à la fois sur le plan
physiologique et sur le plan mental est le second, bien enraciné dans la
tradition taoïste, que nous retrouverons dans l’alchimie.
S’attacher au vide, se fixer sur le désir du non-désir est le grand
piège, déjà évoqué par le Huainan zi (chap. xi) qui, bien avant
l’introduction du bouddhisme, écrivait: “Qui constamment désire être vide
ne peut l’être; celui qui ne cherche pas le vide l’est spontanément”. Cette
phrase, à notre connaissance, n’est pas citée par nos taoïstes, mais elle
indique qu’ils pouvaient être tout disposés à comprendre et intégrer ce
point de doctrine longuement développé par les bouddhistes. Nous avons
déjà mentionné plus haut l’école du “double Mystère” et son “double
oubli”. En matière de contemplation (guan), les textes des Tang y
reviennent de multiples façons et à cette fin distinguent entre plusieurs
formes de contem-plation qui constituent des étapes successives. Certains
comptent trois temps, comme le Daojiao yi shu et le Sanlun yuanzhi: tout
d’abord la contemplation des “dharma illusoires” qui consiste à méditer sur
l’aspect composite des êtres, et nos auteurs trouvent facilement à illustrer
cela avec un extrait du chapitre ii de Zhuang zi; puis la contemplation des
“dharma réels”, puis celle du “vide universel”. Ici, l’influence du
bouddhisme du Tiantai est évidente. Ou encore: contemplation du you
«l’existence), suivie de celle du wu (la non-existence), puis de celle du Tao
du milieu: c’est le Mâdhyamika avec l’école des Sanlun qui parraine. Ou
encore: la maîtrise de l’esprit par la fixation sur l’Un, qui n’est que la
“nasse” avec laquelle on attrape le poisson (une image de Zhuang zi); puis
l’“esprit cendre” (une expression de Zhuang zi) par l’oubli de l’Un; puis
l’éveil à l’“Un véritable” et la “grande concentration” (encore un terme de
Zhuang zi). Mais certains modèles sont plus élaborés. Du Guangting
énumère quatorze sortes de concentration qu’il répartit en trois véhicules
auxquels s’ajoute celui du Saint qui les coiffe. Le Zuoxuan lun en connaît

242
quatorze autres, rangés par couples de contraires, de façon à créer un effet
de balance. Sous les Song, le mouvement se poursuit et le Daoshu en
distingue cinq sortes.
Le rapport de complémentarité et de corrélation qui unit le ding au
hui est le même que celui qui relie le corps à l’esprit, si bien que les deux
couples sont mis en correspondance. La concentration est reliée au corps et
aux exercices respiratoires - appelés par analogie, dans ce contexte, qiguan,
“contemplation du souffle” - et la sapience à l’esprit (xin ou shen) et à la
“contemplation de l’esprit”. Bien que tous deux soient également
nécessaires, il existe une gradation, comme pour la concentration et la
sapience: le Daojiao yi shu estime qu’il faut passer de la contemplation du
souffle à celle de l’esprit. Le Sanlun yuanzhi (11b) tient que la pratique du
souffle vise à la longévité, tandis que celle de l’esprit, qui consiste à
“s’asseoir et oublier”, assure le salut (miedu); mais là encore, nul
quiétisme: la réalisation de la quiétude consiste, dans le mouvement, à “être
transparent”, et, dans l’immobilité, à “rayonner de lumière” (7a).
Toutes ces spéculations préparent celles de l’alchimie inté-rieure
qui prend forme à la fin des Tang et se développera surtout à partir des
Song. On y retrouvera le couple ding-corps et hui-esprit sous les espèces du
ming et du xing. Il faut souligner cependant qu’elles coexistent
constamment avec les anciennes méthodes de méditation visuelle portant
sur la physiologie subtile et imaginaire, comme on peut le constater à la
lecture du commentaire de Du Guangting au Qingjing jing qui passe en
effet avec une grande aisance d’une forme de méthode à l’autre sans y voir
de contradiction, traitant, après de longs développements sur le non-
attachement, de l’absorption des effluves solaires et lunaires. Son
commentaire est également intéressant en ce qu’on y constate la présence
dès cette époque de thèmes et de termes propres à l’alchimie intérieure.
Le Yinfu jing est un court traité anonyme qui ne peut être passé

243
sous silence parce qu’il a eu un énorme succès. Bien que datant
probablement de la deuxième moitié du vie siècle, il n’a été répandu qu’à
partir du commentaire qu’en a fait un taoïste contemporain de l’empereur
Xuanzong, Li Quart (v. 743), qui en a été le promoteur, de sorte que la
première version qu’on en connaisse est accompagnée de son commentaire.
Cet ouvrage a été maintes fois commenté et constamment cité par la suite;
il est devenu un ouvrage de référence et a donné au taoïsme un certain
nombre de mots clefs de son vocabulaire. Dans la version de Li Quan, il est
divisé en trois parties comportant des titres: la première est consacrée au
Tao et aux immortels et à la «garde de l’Un» (baoyi); la deuxième à la loi, à
l’État et à la paix; la troisième aux « méthodes” (shu) qui s’appliquent pour
la guerre et assurent la victoire des armées: le pays (guo) et la guerre sont
compris métaphoriquement, selon la tradition taoïste, comme désignant
l’individu et la lutte pour la paix intérieure. Comme son titre (compris par
Li Quan comme signifiant l’“union à l’obscur Yin”), l’ouvrage est assez
énigmatique et c’est peut-être la raison de son succès. Sous les Song, il a
été le plus souvent interprété en termes de neiguan ou d’alchimie intérieure.
Le xin y occupe une place centrale: il est le «moteur» ou le mécanisme
fondamental (ji) de l’homme. Les Cinq Agents sont des “voleurs” en ce
qu’ils sont à l’origine de l’ouverture sur le monde extérieur et détournent
de la vie intérieure. Li Quart interprète ce texte de façon très tradition-nelle,
avec, cependant, une nette orientation vers la fermeture au monde extérieur
et une intériorisation extrême. L’homme est ce qu’il y a de “plus numineux
sur terre”, selon la formule consacrée, parce qu’il peut «retourner sa
lumière vers sa nature propre et comprendre totalement l’Origine
première». Cepen-dant cette compréhension passe par celle des
mécanismes du monde que sont les jeux du Yin et du Yang et des Cinq
Agents, et les cycles calendériques pour lesquels l’étude du Yi jing est
fondamentale. Cela parce que la sagesse et la sainteté ne visent point, pour

244
l’homme, à prendre l’initiative, mais à suivre l’ordre naturel et céleste.
Bien que les classiques confucéens soient cités, Lao zi, Zhuang zi, les sages
cachés et Huang di sont mis au premier plan et passent avant les sages
confucéens, Yao et Shun.

BIBLIOGRAPHIE
T. BARRETT, “Taoisrn under the T’ang”, dans Sui and rang China II, The Cambridge
History of China, 4, à paraître.

C. BENN, Taoism as Ideology in the Religion of Emperor Hsüan-tsung (712-755), thèse


P.H.D., Université de Michigan, 1977.

“Religious Aspects of Emperor Hsüan-tsung’s Taoist Ideology”, dans D.W.


CHAPPELL, éd., Buddhist and Taoist Practice in Medieval Chinese Society, Buddhist
and Taoist Studies, II, Hawaii, University of Hawaii Press, 1987, p. 127-146.

L. KÖHN, Seven Steps to the Tao, Sima Chengzhen’s Zuowanglun, Monographie XX


de Monumenta serica, 1987.

“The Teaching of T’ien-yin-tzu”, Journal of Chinese Religions, 15, 1987, p. 1-28.

Early Chinese Mysticism. Philosophy and Soteriology in the Taoist Tradition, à


paraître.

I. ROBINET, Les Commentaires du Tao tô king, op. cit., 2e partie.

INTRODUCTION ..................................................................................................2
I. DÉFINITIONS ................................................................................................2
II. LA COSMOLOGIE ET L’ANTHROPOLOGIE ....................................8
III. LE CERCLE, LES CYCLES .....................................................................17
IV. POSITION DU TAOÏSTE DANS LE COSMOS ................................19
V. LE PANTHÉON..........................................................................................21
VI. LES TAOÏSTES ET LA SOCIÉTÉ.........................................................23
CHAPITRE PREMIER: LES ROYAUMES COMBATTANTS (IVe-IIIe
SIÈCLE)...................................................................................................................30
I. LE TAOÏSME PHILOSOPHIQUE: LAO ZI ET ZHUANG ZI .........30
A. Lao zi ..........................................................................................................31
B. Zhuang zi....................................................................................................36
II. LES CHUCI, LES WU ET LES FANGSHI ............................................42
A. Les Chuci et les randonnées extatiques ..................................................42

245
B. Les fangshi ..................................................................................................44
III. GUAN ZI .....................................................................................................47
CHAPITRE II: ÉMERGENCES SOUS LES HAN (IIe SIÈCLE AV. J.-C. -
IIe SIÈCLE APR. J.-C.) ..........................................................................................50
I. SPÉCULATIONS COSMOLOGIQUES...................................................50
II. L’ÉCOLE HUANG-LAO...........................................................................54
III. LE HUAINAN ZI ......................................................................................55
IV. LES IMMORTELS .....................................................................................57
V. LA DIVINISATION DE LAO ZI ............................................................59
VI. LA RELIGION POPULAIRE..................................................................59
VII. LE LAO ZI BIANHUA JING ................................................................61
CHAPITRE III: LES MAÎTRES CÉLESTES ...................................................64
I. HISTORIQUE DES ORIGINES ...............................................................64
II. ORGANISATION .......................................................................................67
III. PRATIQUES RELIGIEUSES..................................................................70
IV. LUTTE CONTRE LA RELIGION POPULAIRE...............................74
V. LA MORALE ................................................................................................78
VI. COSMOLOGIE ET PANTHÉON .........................................................79
VII. LE TAIPING JING ..................................................................................84
VIII. KOU QIANZHI ......................................................................................88
CHAPITRE IV: GE HONG ET SA TRADITION.........................................92
I. GE HONG......................................................................................................92
A. La tradition de Ge Hong..........................................................................94
B. Le Tao et l’immortalité selon Ge Hong..................................................97
II. L’ART DE “NOURRIR LE PRINCIPE VITAL”, YANGSHENG..108
A. Cosmologie et anthropologie.................................................................109
1. La vie et la mort ...................................................................................109
2. Le panthéon céleste et terrestre .........................................................110
3. Le corps ................................................................................................111
B. Les pratiques élémentaires......................................................................113
1. La pureté ...............................................................................................113
2. Le temps ...............................................................................................114
3. Les drogues...........................................................................................114
4. Pratiques sexuelles ...............................................................................116
5. “Cesser les céréales”............................................................................117
6. Les charmes et Écrits sacrés...............................................................117
III. MÉTAMORPHOSES, TRANSMUTATIONS ET CIRCULATIONS
.............................................................................................................................119
A. Métamorphoses et transmutations........................................................119
B. L’alchimie opératoire...............................................................................122
C. Les pratiques du Souffle et du jing........................................................126
D. Le corps cosmicisé et divinisé ...............................................................132
CHAPITRE V: LE SHANGQING...................................................................135
I. INTRODUCTION ......................................................................................135

246
A. Histoire .....................................................................................................136
B. Caractères généraux, apports du Shangqing.........................................143
C. L’Écrit .......................................................................................................148
D. La notion de salut; l’immortalité ...........................................................152
II. LES PRATIQUES ......................................................................................156
A. Le Dadong zhenjing................................................................................156
B. L’Unité complexe ....................................................................................159
C. Les noeuds de l’embryon, la mort et la renaissance ............................160
D. Les randonnées extatiques.....................................................................163
1. Les paradis terrestres...........................................................................163
2. Les planètes, le soleil et la lune ..........................................................165
3. Le Boisseau...........................................................................................168
CHAPITRE VI: LE LINGBAO ........................................................................176
1. LE LINGBAO ANCIEN ...........................................................................179
A. L’influence du bouddhisme et le salut universel .................................180
B. Vie et mort................................................................................................183
C. Panthéon et cosmologie .........................................................................185
D. Messianisme.............................................................................................190
E. Pratiques et conditions de salut .............................................................191
II. LE RITUEL.................................................................................................194
A. Structure ...................................................................................................194
B. Les différentes phases .............................................................................198
1. La mise en place des éléments ...........................................................198
2. L’accomplissement ..............................................................................203
3. La sanction............................................................................................206
C. Évolution du rituel ..................................................................................207
CHAPITRE VII: EPOQUE DES TANG........................................................215
I. INTRODUCTION: LA SITUATION DU TAOÏSME.........................215
II. CONSOLIDATION ..................................................................................222
III. INTÉGRATION DU BOUDDHISME ...............................................225
IV. LE CLASSEMENT DES ÉCOLES ET DES TEXTES.....................227
V. NEIGUAN ..................................................................................................235

247

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