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Claude Aziza, Cicéron, le gouverneur et l'or des Juifs

Dans mensuel 328, daté février 2008 -

Les Belles Lettres viennent de rééditer un recueil de textes grecs et latins sur les Juifs. Parmi eux, un
plaidoyer de Cicéron dans lequel, pour la première fois, allusion est faite à la communauté juive de
Rome*...

Premiers jours d'octobre 59 av. J.-C., à Rome. Le tribunal Aurelium, un tribunal en pierre entouré de
gradins, construit sur une partie du Forum, est entouré d'une foule bruyante qui se presse pour assister au
procès de Lucius Flaccus. Ce haut fonctionnaire romain, propréteur et gouverneur de la province d'Asie
depuis 62 av. J.-C., est accusé d'avoir détourné à son profit des sommes diverses collectées dans sa
province.

On connaît, affirme Cicéron, leur solidarité tenace

Le plus brillant orateur de l'époque, Cicéron, est chargé de le défendre. Les deux hommes sont alliés. Lors
de son consulat, en 63 av. J.-C., Cicéron avait été confronté à une conjuration ourdie par le jeune noble
Catilina. Il était parvenu à la déjouer, se posant ainsi en défenseur de la République et Lucius Flaccus fut
l'un des artisans les plus dévoués à cette victoire.

Depuis, les temps avaient changé et Cicéron se trouvait bien isolé : à l'issue d'un pacte secret conclu avec
Pompée et Crassus le premier triumvirat en 60 av. J.-C. César était devenu consul et Clodius, l'ennemi
acharné de Cicéron, venait d'être élu tribun de la plèbe. L'accusation contre Flaccus était portée par un ami
de César et de Pompée, Lelius Balbus : détournement de l'argent public, extorsions de fonds à des cités,
abus de pouvoir contre des citoyens romains.

Mais, parmi ces griefs très fréquents à l'encontre des gouverneurs de province à la sortie de leur charge, une
accusation paraît plus surprenante : Flaccus a interdit la sortie de l'or recueilli par les Juifs de la province
pour être envoyé à Jérusalem. Cette somme provenait de la contribution annuelle envoyée chaque année au
temple de Jérusalem par chaque Juif de la Diaspora, soit 2 drachmes.

Bien plus, il en aurait conservé pour lui-même une partie. Nous avons même le détail des sommes
retenues : 100 livres d'or à Apamée, 20 livres à Laodicée, 100 livres à Adramyttium et quelques livres à
Pergame. Une livre romaine pesant 327 grammes, l'ensemble représente plus de 73 kg d'or ou 730 kg
d'argent, soit 170 000 drachmes : une somme considérable !

Contre toute évidence, puisque les faits sont prouvés, Cicéron va s'employer dans un plaidoyer, connu sous
le nom de Pro L. Flacco , à démonter l'affaire de l'or des Juifs. Avec des arguments qui loueraient presque
Flaccus d'avoir arrêté une telle hémorragie financière pour garnir le Trésor public, en refusant ainsi de céder
à une « superstition barbare » « barbarae superstitioni » d'un peuple vaincu, réduit en servitude et dont la
religion s'accorde mal avec la majesté romaine.

Cette allusion à la prise de Jérusalem par Pompée en 63 av. J.-C. se pare d'un argument dont on mesure la
mauvaise foi : Pompée a épargné le temple de Jérusalem sans le profaner, non pas par respect pour le
judaïsme mais par souci de sa propre grandeur.

Mais le plus étonnant reste à venir : Cicéron nous apprend, au détour d'une phrase, que se presse autour du
tribunal un grand nombre de Juifs « scis quanta sit manus » , dont on connaît la solidarité tenace « quanta
concordia » et, surtout, l'influence dans les assemblées « quantum valeat in concionibus » . C'est la
première fois dans la littérature latine qu'est fait allusion aux Juifs de Rome dont il est difficile d'évaluer le
nombre à cette époque. Et cette allusion contient déjà en germe les arguments de l'antijudaïsme : la
solidarité des Juifs et leur influence considérable.
Reste un mystère : comment, si l'on admet que la population juive de Rome tire ses origines de la
déportation par Pompée, après 63 av. J.-C., de milliers de prisonniers destinés à être vendus comme
esclaves, comment donc, en 59 av. J.-C., soit quatre ans après les faits, est-elle devenue si puissante,
composée d'affranchis, devenus citoyens romains ? Une seule explication : les captifs de 63 av. J.-C. ont
trouvé à Rome des coreligionnaires déjà installés, bien implantés, nombreux, argentés et influents qui, par
solidarité, les ont rachetés, puis affranchis.

D'où viennent les Juifs de Rome ?

Mais d'où viennent-ils ces Juifs de Rome ? Sans doute sont-ils arrivés avec ou après les trois ambassades
que les Maccabées, dans leur lutte de libération contre la Syrie, ont envoyées à Rome en 160 av. J.-C., 143
av. J.-C. et 139 av. J.-C1. Cette année même où Rome, si l'on en croit Valère Maxime, a pris des mesures
contre les cultes étrangers, dont le judaïsme. Mais il est probable que resta fixé à Rome un petit noyau juif
qui ne fit guère parler de lui mais qui grandit et prospéra dans l'obscurité.

Un dernier point : peut-on taxer Cicéron d'antijudaïsme ? Sans doute, car il a suivi à Rhodes les leçons du
rhéteur grec Apollonios Molon qui, selon Josèphe, n'était pas tendre envers les Juifs. Mais il a surtout
parfaitement joué son rôle d'avocat de la défense et a fait acquitter Flaccus. Malgré les Juifs de Rome...

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