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ENTRE BLANCHOT ET DERRIDA

De l'image spectrale aux cimetières virtuels


Manola Antonioli

ERES | « Chimères »

2008/1 n° 66-67 | pages 133 à 144


ISSN 0986-6035
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-chimeres-2008-1-page-133.htm
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Manola Antonioli, « Entre Blanchot et Derrida. De l'image spectrale aux cimetières
virtuels », Chimères 2008/1 (n° 66-67), p. 133-144.
DOI 10.3917/chime.066.0133
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CONCEPT
Manola Antonioli

ENTRE BLANCHOT ET DERRIDA


De l’image spectrale aux cimetières virtuels

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Les deux versions de l’imaginaire

En 1955, dans L’Espace littéraire, Blanchot place l’écriture


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littéraire sous le signe de la fascination provoquée par


l’image. La fascination est ainsi opposée à la maîtrise tradi-
tionnellement attribuée à la vue : voir suppose une distance
Manola Antonioli est
qui évite le contact et la confusion, qui permet la rencontre philosophe.
et la maîtrise de l’objet; la fascination relève au contraire du
domaine d’un voir qui ne saurait plus se soustraire à un
contact saisissant, où ce qui est vu s’impose au regard.
D’après une conception courante, l’image viendrait après
l’objet qu’elle re-présente, dans un après qui suppose une
subordination ontologique en même temps qu’un rapport
chronologique, tout comme le langage poétique ou litté-
raire viendrait après le langage quotidien destiné à la
« communication » et à la transmission de messages. Le
questionnement de l’image littéraire conduit Blanchot à
une réflexion plus vaste sur le statut théorique de l’image,
qui vise à mettre radicalement en question justement l’après
qui semble marquer son destin philosophique. Le déplace-
ment de la notion d’image, requis par une réflexion sur
l’expérience littéraire, aboutit au concept d’une image
caractérisée par sa capacité à introduire l’absence au sein de
la présence et par une ambiguïté fondamentale.

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1- Maurice Blanchot,
« Les deux versions Dans son texte sur « Les deux versions de l’imaginaire1 »
de l’imaginaire », in Blanchot s’inscrit dans le sillage d’une analyse phénoméno-
L’Espace littéraire,
Paris, Gallimard, logique de l’imaginaire dont on trouve des indications chez
1955, pp. 341-356.
Husserl, reprises et développées ensuite par Sartre dans
2- Husserl,
Méditations carté- L’Imaginaire, en 1940. Chez Husserl, l’image renvoie déjà à
siennes, Paris, Vrin,
1947, pp. 103-104. une fonction d’« irréalité » de la conscience, à une dimen-
3- Jean-Paul Sartre, sion de « non-existence » de l’objet qu’elle pose, présentée
L’Imaginaire, Paris,
Gallimard, 1940, pp. dans les Méditations cartésiennes comme une quasi-réalité
34-35. de l’imaginaire :
« Du côté de l’imagination surgit un concept nouveau de

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possibilité, concept général où l’on retrouve d’une façon
modifiée, dans l’aspect de la simple “concevabilité” (dans
l’attitude du “comme si”), tous les modes existentiels, à
commencer par la simple certitude de l’existence
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(Seinsgewissheit). Cette duplication s’accomplit en des


modes qui, par opposition aux modes du “réel” (tels que :
être réel, être réel possible, être réel douteux ou nul, etc.),
appartiennent à des “irréalités” purement imaginaires.
Ainsi s’établit une distinction corrélative entre les modes de
conscience de position et les modes de conscience de “quasi-
position” (du comme-si, des Als-ob), de l’“imagination”,
expression évidemment trop imprécise.2 »
Dans L’Imaginaire, Sartre souligne le caractère négatif de
l’imagination, qu’il oppose à la perception. L’image nous
renvoie à une fonction irréalisante de la conscience :
« En ce sens, on peut dire que l’image enveloppe un certain
néant. Son objet n’est pas un simple portrait, il s’affirme :
mais en s’affirmant il se détruit. Si vive, si touchante, si
forte que soit une image, elle donne son objet comme
n’étant pas.3 »
La caractéristique essentielle de l’image « c’est une certaine
façon qu’a l’objet d’être absent au sein même de sa pré-
sence4 ». La conscience imageante présente un surplus de

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4- Ibid., p. 144.
spontanéité par rapport à la conscience perceptive, puisque 5- Ibid., p. 94.
l’image est produite par une activité consciente, traversée
de part en part d’un courant de volonté créatrice. Même
quand la conscience semble être fascinée par l’image
(comme dans les images hypnagogiques, que Sartre analyse
longuement), sa captivité est toujours une captivité
consentie : elle peut toujours choisir de résister, « il reste en
mon pouvoir de secouer cet enchantement, de faire tomber
ces murailles de carton et de retrouver le monde de la
veille5 ». Dans tout l’essai, il s’agit pour Sartre de sauve-

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garder la dimension d’activité et de spontanéité de la
conscience, face à des expériences qui semblent la mettre
radicalement en question, comme les images nées du som-
meil ou de la lecture d’un roman. S’il établit une différence
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essentielle entre la perception et l’image, il insiste


également sur la proximité entre image et concept, et
définit à plusieurs reprises l’image comme « une conscience
dégradée de savoir ».
Dans L’Espace littéraire, Blanchot confère à l’image les
mêmes caractères mis en évidence par Sartre : une dimen-
sion négative, d’absence, une parenté étroite avec le reflet et
la ressemblance, une ambiguïté essentielle. Affirmer que
l’image vient après l’objet, signifie reconnaître et oublier
aussitôt que cet après suppose un éloignement qui est au
cœur de la présence. La ressemblance de l’image n’a rien à
quoi ressembler, elle ne renvoie à aucun modèle; même si
elle fait toujours penser à quelque chose de connu, ce
quelque chose n’est pas. Pour Sartre il était toujours possible
de sauvegarder la pureté du concept face au pouvoir dange-
reux et « de mauvais aloi » de l’image; l’imagination
comme acte de conscience restait toujours pour lui une
modalité du savoir, qu’on pouvait à tout moment différen-
cier du concept et de la perception. Le caractère spectral du
temps et de l’espace dans le monde imaginaire ne concer-

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nait en rien la dimension structurée du temps et de l’espace


dans la perception.
Mais, dans la lecture de Blanchot, le caractère subversif de
l’image consiste précisément dans son pouvoir de contami-
nation : elle nous révèle l’ambiguïté qui est au cœur de l’être,
du langage, de la pensée, un irréel qui double toujours le réel.
Dans l’écriture narrative de Blanchot a lieu ce que Sartre
semblait entrevoir et redouter : le temps réel laisse toujours
entrevoir l’ombre de temps qui le constitue, l’espace est
doublé d’une ombre d’espace, le « je » lui-même s’irréalise.

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Dans la fascination décrite par Blanchot la spontanéité de
la conscience perd son autorité face à l’avènement de
l’image. La nature ambiguë de l’image peut donner lieu à
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deux versions de l’imaginaire : dans la première l’image


vient après l’objet, elle lui survit et nous permet d’en dis-
poser même quand il n’est plus là, comme une énième res-
source du pouvoir de la conscience, de la connaissance et
de l’action. Blanchot ne récuse pas cette première dimen-
sion, mais il en fait apparaître une deuxième, où la dépen-
dance et la passivité accompagnent l’illusion d’autonomie
de l’imagination, où nous sommes renvoyés à l’absence
comme présence, à la duplicité insaisissable d’une image
qui n’est que ressemblance comme ressemblance. Les deux
versions de l’imaginaire ne sont pas simplement opposées,
mais toujours entrelacées. Il n’y a pas d’image pure qui
échappe radicalement au jeu du sens mais, parallèlement, il
n’y a pas d’expérience du sens qui ne recèle pas la puissance
ambiguë de l’image.

La ressemblance cadavérique

Blanchot choisit la dépouille mortelle comme la forme


exemplaire de l’image et de la fascination qu’elle génère :
« L’image, à première vue, ne ressemble pas au cadavre,

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6- Maurice Blanchot,
mais il se pourrait que l’étrangeté cadavérique fût aussi celle L’Espace littéraire,
de l’image6 ». Comme l’image, le cadavre échappe aux caté- op. cit., p. 344.

gories communes : il n’est ni le même que celui qui était en


vie, ni un autre, ni simplement une « chose ». Comme pour
l’écriture, le rêve et tout ce qui relève du domaine fascinant
de l’imaginaire, la manière d’être du cadavre n’est pas sim-
plement de ne pas être : le cadavre se situe dans l’entre-deux
qui sépare et réunit la vie et la mort, comme l’image occupe
une place étrange et inquiétante entre la réalité qu’elle est
censée représenter et sa transposition dans l’imaginaire. Le

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cadavre double le vivant, il lui ressemble parfaitement sans
pourtant lui ressembler, puisqu’on le perçoit comme plus
beau, plus colossal, plus imposant que lui. Face au cadavre,
on fait l’expérience-limite de la ressemblance par excel-
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lence, ressemblance qui ne ressemble à rien.


« Demeurer n’est pas accessible à celui qui meurt », l’image
est sans repos, la ressemblance cadavérique est une hantise,
un éternel recommencement qui attaque la possibilité
même d’un séjour pour les survivants. L’usage langagier qui
appelle « mortelle » la dépouille semble être une vaine ten-
tative de vouloir arrêter cette dérive de la mort, de la
confiner dans cette variante souvent oubliée du corps, sou-
mise à une mortalité qui devrait rester étrangère aux vivants
(qui préfèrent oublier leur mortalité fondamentale),
comme au défunt (qu’on situe déjà implicitement dans une
dimension d’immortalité). L’emplacement que le cadavre
occupe est entraîné par lui, s’abîme en lui, et le cadavre
étendu sur son lit de mort est aussi partout dans la
chambre, dans la maison; tout cadavre est déjà spectre et
fantôme : « À tout instant, il peut être ailleurs qu’où il est,
là où nous sommes sans lui, là où il n’y a rien, présence
envahissante, obscure et vaine plénitude. La croyance qu’à
un certain moment le défunt se met à errer, doit être rap-
portée au pressentiment de cette erreur qu’il représente

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7- Ibid., pp. 348-349.


maintenant7 ». La ressemblance cadavérique nous apprend
8- Ibid., p. 351.
aussi que l’image n’a rien à voir avec la signification, le sens
et la dimension diurne de la vérité, que l’image d’un objet
n’aide pas à mieux le comprendre et le saisir. L’ambiguïté de
l’image est liée aussi à la duplicité de la mort qui « est tantôt
le travail de la vérité dans la morale, tantôt la perpétuité de
ce qui ne supporte ni commencement ni fin8 ». Nous
retrouvons cette même ambiguïté lorsque, comme nous le
faisons de plus en plus souvent, nous vivons un événement
en image : vivre un événement en image ne veut pas dire

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s’en dégager, s’en désintéresser comme le voudrait une cer-
taine esthétique, ni s’y engager entièrement, mais implique
de s’y laisser prendre, de passer de la distance où nous
tenons habituellement les choses pour mieux en disposer à
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une autre région du réel où la distance nous tient. « Vivre un


événement en image c’est ne pas avoir de cet événement une
image » : il s’agit d’être confronté à un événement qui a vrai-
ment lieu, mais dont l’avoir-lieu reste toujours indécidable.
Ce mouvement de l’imaginaire comprend donc toujours
plusieurs niveaux : ce qui nous apparaît comme image peut
parler encore du monde et garder le lien avec le réel, peut
dans d’autres moments nous introduire dans le milieu
indéterminé de la fascination, ou peut également nous
donner le pouvoir de disposer des choses en leur absence et
par l’intermédiaire de la fiction, mais toute image significa-
tive comporte une dimension de fascination, une ambi-
guïté fondamentale où « rien n’a de sens, mais tout semble
avoir infiniment de sens. »
La ressemblance comme ressemblance, la doublure, le
reflet, se répètent à travers de multiples figures tout au long
des récits et romans de Blanchot, et y inscrivent les para-
doxes et les dangers de l’univers imaginaire. Souvent les
visages des personnages se superposent dans une ressem-
blance parfaite et inquiétante; la rencontre de l’autre, et

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surtout la rencontre des femmes, semble se situer entre une


expérience troublante de fusion des corps, de perte de
contours du visage et des parenthèses d’extrême éloigne-
ment, qui évoquent la dimension de présence-absence qui
caractérise l’imaginaire. Dans Aminadab, la peinture devient
le lieu privilégié de la ressemblance et du double, à travers la
présence de tableaux qui constituent un piège redoutable
pour le narrateur-spectateur comme pour le lecteur, où
l’extrême minutie de la représentation interdit de distinguer
les contours des choses, où le souci de reproduire fidèlement

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la réalité n’aboutit qu’à une infidélité extrême au modèle.
Dans Le Très-Haut, l’amie du narrateur tient une boutique
de photographie; dans la boutique des portraits sont sus-
pendus au mur, portraits qui « se ressemblaient tous, malgré
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la différence des traits ». La rencontre de l’autre à travers une


vitre, scène souvent répétée dans les romans et les récits, joue
le rôle d’une voie d’accès à un devenir-image du monde et des
autres qui se situe entre fascination et distance. La photo du
Saint-Suaire qui apparaît dans L’Arrêt de mort superpose à
nouveau deux images, où finissent par coïncider le visage du
Christ (l’effigie mortuaire de celui qui est dans notre tradi-
tion le « vivant » par excellence) et celui de Véronique,
comme un inattendu double féminin. Ces quelques lignes
condensent de façon exemplaire tous les aspects d’une
ambiguïté indécidable entre la vie et la mort, la présence
et l’absence, mais aussi entre le masculin et le féminin.
La présence répétée de la photo introduit l’itérabilité
infinie de l’image technique comme une troisième version,
désormais partout présente dans le monde contemporain,
de l’image et de l’imaginaire.

La spectralité de l’image télé-technologique

Même si Blanchot n’a jamais développé une analyse expli-


cite de cette troisième version de l’imaginaire, son œuvre

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9- Jacques Derrida,
Spectres de Marx, offre plusieurs éléments pour cette réflexion, éléments que
Paris, Galilée, 1993. l’on retrouve dans la logique paradoxale d’une hantise spec-
10- Jacques Derrida,
Échographies – de la trale ou d’une hantologie que Jacques Derrida, à partir de
télévision (avec
Bernard Stiegler),
Spectres de Marx9, a opposé à l’ontologie comme discours
Paris, Galilée, 1996. sur l’effectivité de l’être-présent, pour en faire ensuite
un outil d’interprétation des images technologiques
contemporaines et notamment de l’image télévisuelle dans
l’ouvrage Échographies – de la télévision10.
Le point de départ de la réflexion de Derrida n’est pas le
cadavre, mais le spectre du roi dans Hamlet de Shakespeare,

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ce qui la situe d’emblée entre le réel et le non-réel, le vivant
et le non-vivant, la présence et l’absence. Le temps des
spectres est toujours un temps out of the joint, disloqué,
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radicalement disjoint, sans conjonction assurée, le lieu


d’une anachronie radicale. À partir d’une double lecture,
de Shakespeare et de Marx, Derrida fait de la spectralité la
caractéristique de l’horizon contemporain de la technique,
où il faut penser la virtualisation de l’espace et du temps, la
possibilité d’événements virtuels dont le mouvement et la
vitesse nous interdisent désormais d’opposer le temps présent
au temps différé, le vivant au non-vivant, dans une dis-loca-
tion générale qui est de l’ordre d’une « spectralité » irréduc-
tible. Au contraire de l’ontologie, l’hantologie ne pourra
jamais plus dissiper les fantômes et accéder à la présence
comme réalité effective et comme objectivité immuable :
« Si du moins il aime la justice, le “savant” de l’avenir,
l’“intellectuel” de demain devrait l’apprendre et de lui. Il
devrait apprendre à vivre en apprenant non pas à faire la
conversation avec le fantôme mais à s’entretenir avec lui,
avec elle, à lui laisser ou à lui rendre la parole, fût-ce en soi,
en l’autre, à l’autre en soi : ils sont toujours là, les spectres,
même s’ils n’existent pas, même s’ils ne sont plus, même
s’ils ne sont pas encore.11 »

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Entre Blanchot et Derrida

11- Ibid., p. 278.


Les télé-technologies nous permettent de faire quotidien-
nement l’expérience de cette logique de la spectralité,
même si elle apparaît chez Derrida (comme chez Blanchot)
déjà dans ses premiers textes, à partir d’une pensée d’une
vie habitée par la mort, d’une présence habitée par
l’absence, une vie comme écriture, comme différance
infinie. Cet entretien infini de Derrida avec les spectres se
nourrit de la lecture de philosophes comme Heidegger,
Freud, Marx, Blanchot et Lévinas qui ont mis en question
toutes les certitudes de la métaphysique, mais se prolonge

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également dans le projet d’une « pensée du présent », sans
confondre le présent avec la simple actualité. « Penser son
temps aujourd’hui » signifie prendre acte du fait que le temps
de toute parole publique est artificiellement produit. C’est le
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trait du présent (du présent comme actualité télé-transmise)


que Derrida appelle artefactualité : toute actualité est faite,
elle n’est pas donnée dans sa prétendue immédiateté, mais
activement produite par des dispositifs qui sont toujours au
service de forces et d’intérêts que les producteurs et les
consommateurs d’actualité (y compris les philosophes ou
les observateurs les plus avertis) ne perçoivent jamais assez.
Le deuxième trait de l’actualité télé-technologiquement pro-
duite, est dans sa dimension d’actuvirtualité : elle présente
un aspect synthétique ou prothétique artificiel (image syn-
thétique, voix synthétique, documents d’archive qui se
superposent aux images de l’événement dit réel), et une
dimension virtuelle qu’on ne peut plus opposer à la réalité
actuelle, parce qu’elle affecte en profondeur le temps et
l’espace de l’image, du discours et de l’« information » qui
accompagnent un événement qui est toujours produit,
même et surtout dans son effet de présence.
En effet, la production d’événements télévisuels implique
de plus en plus toute une rhétorique du direct, la volonté de
construction d’un temps qui se veut « présent » et qui se

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12- Ibid., p. 47.


montre, s’expose, s’annonce comme tel. Déjà la définition
13 -Claude Jaeglé,
L’interview. Artistes de l’écriture chez Derrida impliquait une télétechnologie,
et intellectuels face
aux journalistes, une expropriation et une différence originelles; dans les
Paris, P.U.F., 2007.
Voir en particulier le
télétechnologies d’aujourd’hui, on voit s’imposer une
chapitre III de cet grande coordination et une extrême affinité entre ce qui
ouvrage, intitulé
« Micros et caméras : paraît le plus vivant (live) et « la différance ou le retard, le
la spectralité », p.
137-181.
délai dans l’exploitation ou la diffusion de ce vivant12 ». La
plus grande intensité de vie « en direct » est captée au plus
près pour être déportée au plus loin. Cette polarité entre le
plus proche et le plus lointain, le simulacre de vie et la pers-

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pective de la mort (de celui qui parle, dont l’image apparaît à
l’écran et dont la voix vivante est enregistrée pour pouvoir lui
survivre) existait déjà avec l’écriture, mais elle atteint
aujourd’hui une dimension inédite, qui en amplifie la spectra-
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lité. Même si tout ce qui est transmis en direct est produit


avant d’être transmis, le champ de la perception et de l’expé-
rience en général est profondément transformé dès lors que
nous « croyons » savoir qu’il est possible de transmettre instan-
tanément des voix et des images d’un bout à l’autre du monde.
Dans un ouvrage récent consacré à l’interview, l’essayiste
Claude Jaeglé évoque longuement cette dimension spec-
trale des techniques étudiée par Derrida13. Jaeglé remarque
que déjà l’enregistrement technique de la voix, bien avant
celui de l’image, « fissure l’évidence d’une identification de
l’individu à sa propre voix, disjoint identité et sonorité »,
en produisant un effet inquiétant de double spectral. Ce
phénomène est coextensif à l’histoire des techniques
d’enregistrement, et « Jacques Derrida nomme spectral ce
trouble qui hante la personne dont une machine capte la
voix et l’image et qui se découvre destinée, avec plus ou
moins de conscience, à devenir une archive14 ». C’est ainsi
que Deleuze, au début de L’Abécédaire, peut déclarer qu’il se
sent déjà réduit à l’état de pure archive avant même d’avoir
entamé l’entretien. La captation technique et l’enregistre-

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Entre Blanchot et Derrida

14- Ibid., p. 163.


ment « virtualisent » l’interviewé, déjà confronté à sa mort et 15- Ibid., p. 96-97.
à la disparition de son corps par le dispositif médiatique.
Jaeglé nous rappelle que, pour faire face de façon inventive à
ce difficile exercice de l’entretien, Deleuze choisit consciem-
ment de se mettre en situation posthume et décide que ses
réponses ne devront être vues et entendues qu’après sa mort.
« Deleuze précise qu’il sera mort quand on verra son image
sur un écran et nous prie de le considérer comme un mort-
vivant s’exprimant à partir de l’au-delà. Le seuil de la lettre
“ A ” de L’Abécédaire exige un sacrifice inaugural. Deleuze

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s’immole et nous prie de le prendre pour un autre. Il n’est
pas le philosophe vivant qui s’exprime devant nous, mais
un philosophe mort qui s’exprime de l’au-delà et ne se
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manifeste qu’à notre appel, par notre façon de faire tourner


des supports audiovisuels comme des tables tournantes,
comme un esprit appelé par un public de spirites téléspec-
tateurs. Autrement dit : comme un spectre15. »
La pensée du « spectre » chez Derrida, comme la ressem-
blance sans ressemblance de l’image pensée par Blanchot,
vise à mettre en question et à faire trembler toute distinc-
tion assurée entre le réel et le non-réel, l’effectif et le non-
effectif, le vivant et le non-vivant, l’être et le non-être, la
présence et l’absence, le virtuel et l’actuel et devient donc
indispensable pour penser la virtualisation généralisée qui
caractérise l’horizon contemporain des discours et des
images techniquement produits.

Cimetières virtuels

Pour conclure, je voudrais évoquer des expériences


esthétiques contemporaines qui semblent étrangement
confirmer cette dimension spectrale des nouvelles techno-
logies. Il s’agit de multiples projets artistiques de cimetières
virtuels16. Les artistes qui en sont à l’origine partent du

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Manola Antonioli

16- Ces projets ont


été évoqués dans un constat que, depuis l’entrée dans l’ère du numérique, nous
dossier sur le numé- laissons derrière nous d’innombrables traces (photos,
rique publié dans le
quotidien vidéos, textes) sur les blogs, les mails, etc. qui nous survi-
Libération,du ven-
dredi 9 février 2007 vront, dispersées dans le cyberespace. Le collectif artistique
("Encapsulés pour suisse etoy. CORPORATION s’est ainsi engagé dans un
l’éternité", de Marie
Lechner) d'où je tire projet intitulé Mission Eternity, qui consiste à créer des
les informations qui
suivent. « capsules » qui contiennent des fragments numériques de
la vie des défunts, pour produire une sorte de portrait
interactif de la personne disparue, qui choisirait avant sa
mort des informations visuelles, des photos, des morceaux

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de musique qu’il aime, ou des messages pour ses proches.
À l’origine du projet, il y a eu des rencontres entre les
artistes et des personnes âgées vivant dans des maisons de
retraite. Interrogés à propos de leur rapport aux nouvelles
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technologies, ces personnes évoquaient régulièrement la


question de la mort, sujet virtuel par excellence. De ces
rencontres est né donc le projet d’« arcanum capsule », lieu
de stockage de traces virtuelles du défunt, identifié par un
code qui permettrait d’accéder à son contenu. Plusieurs
recherches artistiques en cours interrogent les possibilités
de survie spectrale offertes par la technique : il existe des
projets de bioprésence (transcodage d’un morceau de gène
humain à l’intérieur du code ADN d’un arbre, qui se trans-
formerait ainsi en mémorial vivant), ou des plateformes
commémoratives virtuelles de toutes sortes.
Tous ces projets de cimetières virtuels visent donc à créer
par des moyens techniques très sophistiqués une virtualisa-
tion de la mort qui accompagnerait la virtualisation pro-
gressive de la vie que nous connaissons dans le monde
contemporain, en donnant ainsi une forme esthétique et
rituelle inédite à des intuitions déjà présentes depuis long-
temps dans la philosophie contemporaine.

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