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QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE CRISTEA c. ROUMANIE

(Requête no 56681/14)

ARRÊT

STRASBOURG

21 mai 2019

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.


ARRÊT CRISTEA c. ROUMANIE 1

En l’affaire Cristea c. Roumanie,


La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant
en un comité composé de :
Paulo Pinto de Albuquerque, président,
Egidijus Kūris,
Iulia Antoanella Motoc, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 avril 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 56681/14) dirigée
contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Andrei-Ovidiu
Cristea (« le requérant »), a saisi la Cour le 5 août 2014 en vertu de
l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des
libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par
son agente, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.
3. Le 15 avril 2015, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4. Le requérant est né en 1980. En 2010, il fut incarcéré pour purger une


peine de huit ans d’emprisonnement qui lui avait été infligée pour
complicité de trafic de personnes. Le 10 novembre 2015, il bénéficia d’une
libération conditionnelle.

A. Le suivi de l’état de santé du requérant

5. À la date de son incarcération, le requérant pesait environ


50 kilogrammes pour une taille d’environ 1,80 mètre. Au cours de ses
nombreux séjours dans des hôpitaux du réseau pénitentiaire, les médecins
diagnostiquèrent chez lui plusieurs maladies liées principalement à des
troubles du métabolisme : hypothyroïdie, syndrome anémique,
spasmophilie, vertiges, syndrome anabolique (difficultés d’assimilation des
nutriments), ainsi que des troubles de la personnalité.
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6. Le 28 septembre 2012, le requérant fut transféré à la prison de


Miercurea Ciuc. Il ressort de la fiche médicale établie dans cette prison qu’il
y bénéficia d’un traitement pour l’hypothyroïdie et d’un régime alimentaire
adapté aux personnes dystrophiques. Il en ressort également que le
requérant reçut des vitamines et du calcium.
7. Du 26 au 28 février 2013, le requérant fut hospitalisé à l’hôpital de la
prison de Dej. Les médecins décidèrent d’interrompre le traitement contre
l’hypothyroïdie et recommandèrent une cure de vitamines et le maintien du
régime alimentaire.
8. Du 9 au 14 avril 2013 et du 17 au 24 mai 2013, le requérant séjourna
à l’hôpital de la prison de Târgu-Ocna. Les médecins diagnostiquèrent une
gastrite chronique et lui recommandèrent de suivre un traitement
médicamenteux et de prendre des vitamines.
9. Du 18 juillet au 1er août 2013, le requérant fut soigné à l’hôpital de la
prison de Colibași. Les médecins lui recommandèrent de continuer son
régime alimentaire et de suivre une cure de vitamines pendant trois mois. La
prise quotidienne de deux antidépresseurs lui fut prescrite pour des troubles
de la personnalité à caractère névrotique. Selon les médecins,
l’administration des antidépresseurs devait se faire sous strict contrôle
médical.
10. Le 17 octobre 2013, le requérant fut soumis à des examens
d’endocrinologie à l’hôpital civil de Miercurea Ciuc. Les médecins lui
prescrivirent la prise quotidienne d’un médicament pour l’hypothyroïdie,
associé à un régulateur de la tension et un antihistaminique.
11. Il ressort de la fiche médicale du requérant qu’il bénéficia du
traitement pour soigner sa gastrite à partir du mois d’octobre 2013. En ce
qui concerne le traitement des troubles de la personnalité, l’intéressé reçut
des antidépresseurs une seule fois, le 22 octobre 2013. Quant au traitement
pour l’hypothyroïdie, il prit des médicaments une fois le 29 octobre 2013,
puis régulièrement à partir du 9 janvier 2014. On lui donna également des
vitamines à partir du mois de juin 2014. Par ailleurs, la fiche médicale
mentionnait que le 28 avril 2014 le requérant avait refusé un traitement
psychiatrique.
12. Après une hospitalisation en août 2014, les médecins décidèrent
d’interrompre le traitement pour l’hypothyroïdie. Par ailleurs, ils
constatèrent que le requérant souffrait de dystrophie et que son poids était
inférieur à la normale. En août 2015, le requérant fut à nouveau admis à
l’hôpital de la prison de Colibași. Les médecins recommandèrent un
traitement pour l’hypertension artérielle et les manifestations anxieuses.
13. D’après la fiche médicale établie à cette occasion, le poids du
requérant avait varié entre 49 et 53 kilogrammes au cours de la détention.
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B. La demande du requérant tendant à l’interruption de l’exécution


de sa peine pour raisons de santé et sa plainte auprès du juge
délégué de la prison de Miercurea Ciuc

14. Le 14 mai 2013, le requérant demanda au tribunal départemental de


Harghita d’ordonner l’interruption de l’exécution de sa peine pour raisons
de santé.
15. Le tribunal sollicita de l’institut départemental de médecine légale
l’établissement de deux rapports concernant le requérant. Ces rapports
conclurent que l’état de santé du requérant était compatible avec la
détention et que les traitements prescrits pouvaient lui être administrés par
le personnel médical du réseau pénitentiaire. Pour parvenir à cette
conclusion, l’institut s’appuya sur les résultats des examens effectués à
l’hôpital de la prison de Colibași et à l’hôpital civil de Miercurea Ciuc
(paragraphes 9-11 ci-dessus).
16. Par un jugement du 28 octobre 2013, le tribunal rejeta la demande du
requérant tendant à l’interruption de l’exécution de sa peine.
17. Le 11 juin 2013, le requérant se plaignit auprès du juge délégué à
l’exécution des peines de ne pas avoir bénéficié de soins médicaux et d’un
régime alimentaire adapté à son état de santé.
18. Par un jugement du 10 juillet 2013, le juge délégué accueillit
partiellement la plainte. Il constata que l’administration de la prison de
Miercurea Ciuc n’avait pas versé au dossier la preuve que le requérant
recevait les traitements prescrits. Par conséquent, il ordonna à la direction
de la prison d’entreprendre les démarches nécessaires pour que le requérant
pût suivre ces traitements. Quant au régime alimentaire, le juge constata que
le requérant bénéficiait d’un régime adapté à son état de santé.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA


CONVENTION

19. Le requérant se plaint d’une absence de prise en charge médicale


appropriée de ses problèmes de santé pendant sa détention à la prison de
Miercurea Ciuc. Il y voit une violation de son droit à la vie garanti par
l’article 2 de la Convention.
20. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause
(Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos. 37685/10 et 22768/12, §§ 114 et
126, CEDH 2018), la Cour, estime qu’il convient d’examiner le grief du
requérant sous l’angle de l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
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Article 3
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou
dégradants. »

A. Sur la recevabilité

21. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au


sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par
ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties


22. Le requérant allègue que la direction de la prison de Miercurea Ciuc
n’a fait aucun effort pour lui permettre de se soigner. Il dénonce une
absence de soins et un retard dans l’administration des traitements qui lui
avaient été prescrits, ce qui aurait entraîné une détérioration de son état de
santé et une perte de poids.
23. Le Gouvernement estime que le requérant a bénéficié dans la prison
de Miercurea Ciuc d’un suivi médical adéquat et d’un régime alimentaire
adapté à son état de santé.
24. En ce qui concerne le traitement contre l’hypothyroïdie, il expose
que le requérant a reçu le traitement prescrit, hormis pendant la période de
deux mois en novembre et décembre 2013 pour laquelle les documents
médicaux auraient fait défaut. Selon le Gouvernement, à supposer qu’il y ait
eu une défaillance dans l’administration de ce traitement l’état de santé du
requérant n’en a pas pâti. Celui-ci se serait même amélioré, ce qui aurait
justifié l’arrêt du traitement pour l’hypothyroïdie (paragraphe 12 ci-dessus).
25. Quant aux allégations du requérant concernant sa perte de poids, le
Gouvernement affirme que la dystrophie de l’intéressé était antérieure à son
incarcération. Il ajoute que le poids du requérant était stable pendant sa
détention et qu’il avait même légèrement augmenté (paragraphes 5 et 13
ci-dessus).

2. Appréciation de la Cour
26. La Cour renvoie aux principes bien établis dans sa jurisprudence en
matière de traitement médical des personnes détenues (voir, parmi d’autres,
Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 94, CEDH 2000-XI ;
Gennadiy Naumenko c. Ukraine, no 42023/98, § 112, 10 février 2004 ;
Rivière c. France, no 33834/03, § 62, 11 juillet 2006 ; et Cirillo c. Italie,
no 36276/10, §§ 35-37, 29 janvier 2013).
27. La Cour note d’emblée qu’il n’est pas contesté en l’espèce que, lors
de son incarcération et pendant toute la durée de sa détention, le requérant
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avait un poids inférieur à la normale et qu’il souffrait d’une pathologie


complexe caractérisée principalement par des troubles du métabolisme et de
la personnalité. Les parties divergent en revanche sur les défaillances
alléguées dans l’administration des soins et, en particulier, sur les
conséquences de ces défaillances sur l’état de santé du requérant.
28. La Cour relève qu’il ressort du jugement du juge délégué à
l’exécution des peines de la prison de Miercurea Ciuc que le requérant a
bénéficié d’un régime alimentaire adapté à son état de santé (paragraphe 18
ci-dessus). Dès lors et tout en observant que le poids du requérant était
relativement stable pendant sa détention (paragraphe 13 ci-dessus) et que les
expertises médicolégales ont conclu qu’il n’y avait pas lieu d’interrompre
l’exécution de la peine pour raisons de santé (paragraphe 15 ci-dessus), la
Cour estime que les autorités internes ne pouvaient pas être tenues pour
responsables du faible poids du requérant pendant sa détention.
29. Néanmoins, la Cour rappelle que la dégradation de la santé d’un
détenu ne joue pas en soi un rôle déterminant quant au respect de l’article 3
de la Convention. En effet, il ressort de la jurisprudence qu’il ne peut y
avoir violation de l’article 3 du seul fait de l’aggravation de l’état de santé
de l’intéressé, mais qu’une telle violation peut en revanche découler de
lacunes dans les soins médicaux (voir, dans ce sens, Kotsaftis c. Grèce,
no 39780/06, § 53, 12 juin 2008, et la jurisprudence qui y est citée). Ainsi, la
Cour se doit de rechercher si, en l’espèce, les autorités nationales ont fait ce
que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles eu égard à l’état de santé
du requérant. À cette fin, il convient d’examiner les soins dispensés à
l’intéressé.
30. La Cour note que les médecins avaient prescrit au requérant un
traitement pour soigner sa gastrite, la prise quotidienne d’antidépresseurs et
d’un médicament pour l’hypothyroïdie ainsi que des cures de vitamines
(paragraphes 7, 8, 9 et 10 ci-dessus).
31. Cependant, elle relève, à l’instar du juge délégué à l’exécution des
peines (paragraphe 18 ci-dessus), qu’il y a eu dans l’administration de ces
traitements plusieurs défaillances pour lesquelles la direction de la prison de
Miercurea Ciuc n’a fourni aucune justification.
32. En ce qui concerne le traitement pour la gastrite, la Cour constate
qu’il n’a débuté qu’en octobre 2013 (paragraphe 11 ci-dessus), alors qu’il
avait été prescrit dès avril 2013 (paragraphe 8 ci-dessus). Quant au
traitement pour l’hypothyroïdie et à la cure de vitamines, ils ont été retardés
respectivement de deux et de quinze mois (paragraphes 7, 10 et 11
ci-dessus). La Cour note également que le traitement pour les troubles de la
personnalité n’a pratiquement jamais été administré, hormis une seule fois
en octobre 2013 (paragraphe 11 ci-dessus).
33. Certes, le requérant avait refusé un traitement psychiatrique le
28 avril 2014 (paragraphe 11 ci-dessus). Néanmoins, la Cour ne saurait tirer
une conséquence juridique d’un tel refus. À cet égard, elle constate que la
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fiche médicale ne mentionnait ni en quoi consistait ce traitement ni quelles


étaient les circonstances et les raisons du refus.
34. La Cour ne peut souscrire à la thèse du Gouvernement selon laquelle
les examens médicaux pratiqués en 2014 avaient montré que le requérant ne
nécessitait plus de traitement pour l’hypothyroïdie et que les défaillances en
question ne présentaient aucune gravité (paragraphes 12 et 24 ci-dessus).
35. Elle estime que ce n’est pas parce qu’une des maladies a pu être
soignée, malgré un certain retard dans l’administration du traitement, que
les autorités internes pouvaient s’affranchir des consignes médicales claires
relatives aux modalités d’administration des traitements spécifiques à
chacune des maladies du requérant. Eu égard à la pathologie complexe et à
l’état de santé fragile du requérant, la Cour considère que les autorités de la
prison de Miercurea Ciuc auraient dû se montrer plus diligentes pour lui
fournir les traitements prescrits.
36. Aux yeux de la Cour ces défaillances, qui pouvaient entraîner une
détérioration de l’état de santé du requérant, ont constitué une épreuve
particulièrement pénible pour lui. Elle considère que l’absence des
traitements prescrits étaient de nature à susciter chez le requérant des
sentiments de peur, d’angoisse et d’incertitude atteignant le seuil de gravité
requis pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention.
37. Ces défaillances, dont les autorités sont responsables, suffisent à la
Cour pour conclure que les autorités internes, en ne fournissant pas au
requérant les traitements conformes aux prescriptions médicales avec la
célérité requise dans les circonstances, ont manqué à leur devoir de protéger
la santé de celui-ci pendant sa détention dans la prison de Miercurea Ciuc.
38. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

39. Aux termes de l’article 41 de la Convention,


« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et
si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer
qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie
lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

40. Le requérant réclame 100 000 euros (EUR) au titre des préjudices
matériel et moral qu’il estime avoir subis.
41. Le Gouvernement soutient que la somme sollicitée est excessive.
42. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 7 500 EUR
pour préjudice moral.
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B. Frais et dépens

43. Le requérant n’ayant pas demandé le remboursement de ses frais et


dépens, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce
titre.

C. Intérêts moratoires

44. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur
le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,


1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;

3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois,
7 500 EUR (sept mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être
dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral, à convertir
dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du
règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce
montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la
facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable
pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 mai 2019, en


application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Andrea Tamietti Paulo Pinto de Albuquerque


Greffier adjoint Président

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