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Faber Richard. L'églogue et l'apocalypse : Virgile, Novalis et l'âge d'or. In: Romantisme, 1987, n°58. pp. 3-22.
doi : 10.3406/roman.1987.4898
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/roman_0048-8593_1987_num_17_58_4898
Richard F A BER
L'églogue et l'apocalypse :
Virgile, Novalis et l'âge d'or
« [...] si Rome, qui jusqu'à présent hésite encore, / règne aussi sur
l'Egypte, alors on verra le règne le plus splendide d'un roi / immortel
sur tous les hommes de la terre. / Alors approche le maître saint, qui
sur la terre portera, / revêtu de puissance, le sceptre pour toujours » 23.
« [...] Un ressentiment inexpiable viendra alors terrasser les hommes du
Latium. / Trois puissances viendront détruire Rome dans sa destinée
lamentable. / Tous les hommes seront anéantis dans leur propre maison, /
quand du ciel se précipitera un jour un torrent de feu. Malheur à moi,
malheureux entre tous. / Quand viendra-t-il ce jour du dieu immortel /
et du roi puissant ? » 23.
Novalis fait éclater la pensée cyclique ; il ne le fait nulle part plus cla
irement que dans ce qui devait clore Heinrich von Ofterdingen, dans le texte
apocalyptique intitulé « Destruction de l'empire du soleil ». Dans ces vers,
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s'engendraient dans des jeux éternels. Elles étaient visitées par les enfants
du ciel. Ce n'est que lors de ce grand événement que les légendes sacrées
appellent déluge, que disparut ce monde en floraison... » 68
C'était le monde marécageux de l'hétaïre de Bachofen qui, déjà selon
l'amplification dionysiaque de Novalis — en fait seulement chez Novalis,
ce n'est plus le cas chez Bachofen — était susceptible d'un accomplissement
eschatologique, dans le « chant des morts », un des textes posthumes de
« Heinrich von Ofterdingen ». Mais sont-ce vraiment les morts qui chantent
là de leurs « fenêtres silencieuses » (première strophe) et de « leur cercle »
(deuxième strophe), ou ne sont-ce pas plutôt ceux qui sont incomparable
ment vivants ? W. Rehm les nomme avec raison « morts vivants » ee. Comme
à Heinrich von Ofterdingen lui-même, la mort leur apparaît comme « une
révélation supérieure de la vie » 70. Toujours « une nouvelle braise de la
vie » flambe sur leurs foyers (première strophe). « Aucun ne s'en plaindra
jamais / aucun ne souhaitera partir, / de ceux qui, à nos tables remplies /
s'étaient une fois assis dans la joie. » La « messe » des morts 71 est joyeuse,
elle dure sans fin. La mort ne peut plus s'approcher de leurs tables remplies
(comme dans l'antiquité de la « Cinquième hymne »), apparaître « terri
fiante » et plonger « l'âme dans d'horribles frayeurs ». Maintenant « se
tient » en lui « le ciel », « le bleu sans nuages ». Mais les « minuits » ont
aussi « leur douceur charmante » ; le jour éternel et la nuit éternelle sont
égaux, ils sont — apocalyptiquement 72 — interchangeables : « nous vous
connaissons » « jeux énigmatiques de la volupté » (sixième strophe), dont « la
vie sublime » est « la lutte des éléments » (septième strophe). Et même « tout
ce que nous touchons / se mue en offrandes d'un plaisir hardi » (huitième
strophe). Et pourtant : « toujours croît et fleurit l'envie » « de se consumer
dans le changement » (neuvième strophe). — Un aphorisme s'interroge :
« dans l'instant où un homme [...] se mettrait à aimer la douleur, il tiendrait
la plus charmante des voluptés dans ses bras [...] Plus terrible serait la
douleur, plus intense serait le plaisir qui s'y cache ? »78. Et des vers du
chant des morts » répondent : « II y a des plaies, qui font éternellement
mal, / une tristesse d'une profondeur divine / habite dans le cœur de nous
tous. / Nous dissout dans des flots. » — с Et dans ces flots nous som
brons / mystérieusement / dans l'océan de la vie / Au plus profond de
Dieu... » (strophe 11-12).
Dieu est la vie éternelle. C'est ainsi que le voient aussi les derniers vers
— eschatologiques — de la « Cinquième hymne » : « L'Amour ne porte
plus de chaînes, les cœurs sont unis à jamais. / Un immense océan de vie /
ondoie et brille à l'infini. / Tout n'est qu'une nuit de délices. / Tout n'est
qu'un poème éternel. / Et le soleil qui nous éclaire, / c'est la face auguste
de Dieu. »
Les vers chantés par Fable, à la fin du conte de Klingsohr, disent la
même chose : « Le royaume de l'éternité est fondé, / la querelle se termine
dans l'amour et dans la paix » 74 — ce qui signifie qu'ici aussi ce qui relève
du mythe des origines s'est transformé en eschatologie. — Chez Novalis,
quelque chose est toujours déjà posé : ce qui était grand et beau dans l'âge
d'or, et qu'il ne cesse de rappeler, n'est qu'anticipation du futur et de ce qui
est arrivé t maintenant ». Cette relation entre « promesse » et « accomplis
sement » est clairement exprimée dans la manière dont l'aède de l'Hellade
interpelle l'enfant prodigieux. « Tu es le jeune homme qui depuis longtemps
(sur une pierre d'artifice) se tient sur nos tombes dans une contemplation
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lectif « fait au nouveau Messie » dans les « mille membres » « d'une jeune
Eglise surprise » « en même temps ». с Le Messie au pluriel » est très maté
riellement « une nouvelle humanité (fraternelle) ». — Cette pensée remonte à
l'époque où Novalis était avec Friedrich Schlegel un partisan de la Révolut
ion française. A ce moment il avait écrit à son ami que « la révolution
sacrée » était « apparue sur terre », comme « un Messie au pluriel ». Et
cette image est conservée, comme le montre Y Essai sur l'Europe, dans sa
phase « post » -révolutionnaire. Que maintenant il soit question de l'« Eglise »
à la place de la révolution ne change rien ; le tiers restant est commun,
«l'humanité (nouvelle) *, synonyme de l'Eglise91. De ce fait, l'image du
Messie au pluriel est à l'origine biblique et elle est en relation, ce qui est plus
vrai encore des « mille membres », avec l'image paulinienne du « corps
mystique » du Christ, l'Eglise ; elle est certainement en relation aussi, et
même primordialement, avec le message d'un règne millénaire. Le millé-
narisme est ressuscité — mais avec une transformation de sa durée numér
ique en une messianologie corporative 92, le « germe de tout démocra-
tisme » 93.
Aux yeux du jeune Friedrich Schlegel, « le désir révolutionnaire de
réaliser le règne de Dieu » était la marque de l'histoire moderne et de sa
« structure » progressive (fr. de L'Athénée, 222). Dans YEssai sur l'Europe,
Novalis maintient la non-transcendance de « règne » : « [...] est-ce que tous
les véritables parents en religion ne doivent pas être emplis de nostalgie à
voir le ciel sur terre ? » 94.
L'incarnation historique de ce ciel, ce serait « une Eglise visible », sans
considération de frontières entre nations. Et il n'y a pas que ces frontières
qui doivent tomber. L'Eglise de Novalis veut être effectivement œcuménique
et catholique :
с la chrétienté a une triple figure ; l'une est produite par l'élément géné
rateur de la religion, comme la joie que l'on prend à tout ce qui est
religieux, l'autre par le pouvoir médiateur même, comme croyance en
la toute puissance du terrestre, capable d'être le vin et le pain de la vie
éternelle ; une autre enfin est fournie par la croyance en Jésus-Christ,
sa mère et tous les saints. Choisissez celle que vous préférez, choisissez
tous les trois, peu importe, vous serez par là des chrétiens, et les
membres d'une unique communauté éternelle et ineffablement heu
reuse » 95.
On voit clairement que « l'Eglise visible » ne désigne rien d'autre que
la loge « fondatrice de paix », où < les philanthropes et encyclopédistes »
sont appelés à recevoir « le baiser fraternel ». Un fragment, datant de
l'époque de la genèse de YEurope, ne laisse aucun doute :
< II n'y a pas de religion encore — il s'agit de fonder une loge,
où la véritable religion puisse se former [...] La chrétienté ressuscitera
du saint giron d'un vénérable concile européen, et l'office de l'éveil à
la religion s'accomplira selon un plan global et divin. Aucun ne protes
tera plus alors contre la contrainte chrétienne et séculière, car l'essence
de l'Eglise sera faite d'authentique liberté, et toutes les réformes néces
saires se réaliseront sous sa direction comme autant de procès pacifiques
et proprement étatiques » 9e.
(Université de Berlin)
Traduit par Mayotte Bollack
NOTES