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Delignon Bénedicte. Frontières pastorales et frontières génériques dans Les Bucoliques de Virgile : une poétique de la menace.
In: Vita Latina, N°174, 2006. pp. 38-50.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/vita_0042-7306_2006_num_174_1_1204
Frontières pastorales et frontières
Bucoliques
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dans l'églogue IX Lycidas regrette-t-il de n'être pas encore capable d'écrire des
œuvres dignes de Varius et de Cinna :
nom neque adhuc Vario uideor nec dicere Cinna
digna, sed argutos inter strepere anser olores2.
Dans Les Bucoliques, les bergers-chanteurs sont souvent des figures du poète, et
notamment lorsque les vers qu'ils chantent prennent une valeur réflexive, comme
c'est le cas ici. L'image de l'oie au milieu des cygnes harmonieux suggère que
entretient avec Varius et Cinna une relation d'émulation. Dans la mesure où
Varius a écrit des vers élégiaques et s'inscrit comme lui du côté de l'esthétique
on comprend qu'il puisse lui servir de modèle. Le choix de Cinna interroge
davantage. Cinna est en effet surtout connu pour son epyllion sur Smyrna, la mère
d'Adonis. Or Y epyllion, qui est la version alexandrine de l'épopée, est à la fois
aux grandiloquences et aux longueurs épiques et imitation, notamment du mètre
et des sujets épiques, h''epyllion est néotérique, mais n'est pas sans lien avec l'épopée
dont il se veut la contre-partie. Avec Cinna, Virgile choisit donc un poète qui se
trouve à la frontière du genus humile et du genus grande, et cela ne saurait être
étranger à sa propre poétique. C'est ce que confirme le double hommage à Pollion.
Dans l'églogue III, 84-86, Damète brandit Pollion comme le garant de sa
production poétique : puisque Pollion aime ses vers, ils sont bons, car le
d'un grand poète est nécessairement infaillible. Le passage a une dimension
réflexive évidente, et c'est Virgile qui fait ici de Pollion Yauctor des Bucoliques.
Il justifie aussitôt ce choix en rappelant, par la bouche de Ménalque, que Pollion
écrit aussi des noua carmina, autrement dit que ses poèmes se rattachent, comme
Les Bucoliques, à l'esthétique alexandrine. Dans l'églogue VIII, il rend un nouvel
hommage à Pollion, qu'il associe au premier :
A te principium, tibi desinam : accipe iussis
carmina coepta tuis3.
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Dans l'églogue X, Virgile dit non seulement son admiration pour Gallus, mais
son désir de l'imiter : il veut écrire des vers dignes d'être lus par Lycoris elle-
même, autrement dit des vers aussi beaux que les vers élégiaques habituellement
composés par Gallus pour sa maîtresse. Gallus est ici le poète elégiaque par
Or dans l'églogue VI, il joue un tout autre rôle. Cette églogue rapporte le
chant dont Silène gratifia les jeunes bergers Cromis et Mnasyle. Au milieu de
divers épisodes mythiques, on trouve la scène suivante :
Tum canit, errantem Permessi ad flumina Gallum
Aonas in montis ut duxerit una sororum,
utque uiro Phoebi chorus adsurrexerit omnis ;
ut Linus haec illi diuino carminé pastor,
floribus atque apio crinis ornatus amaro,
dixerit : « Hos tibi dant calamos, en accipe, Musae,
Ascraeo quos ante seni ; quibus ille solebat
cantando rigidas deducere montibus ornos.
His tibi Grynei nemoris dicatur origo,
ne quis sit lucus quo se plus iactet Apollo. »4
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d'autres genres que l'élégie et s'il a envisagé d'écrire un poème didactique sur le
Grynium. Mais la question importe peu ici. Le Grynium vaut parce qu'il fait le lien
entre la poésie didactique et la poésie pastorale. Si Hésiode poète didactique peut
avoir quelque rapport avec Gallus poète élégiaque, c'est qu'il était berger au
moment de son initiation poétique, c'est que Gallus est ici transporté dans un décor
bucolique et au sein d'une églogue. La scène de l'initiation poétique de Gallus
vaut donc autant comme hommage que comme programme poétique : la
virgilienne se propose d'opérer la rencontre de l'élégie et de la poésie
du genus humile et du genus grande. Et il s'agit bien d'une rencontre, voire
d'une superposition, et non d'un simple mélange. Ce programme poétique se trouve
également énoncé dans la recusatio de la même églogue VI.
*
* *
Tous les commentateurs ont noté l'allusion à la Réponse aux Telchines. Chez
Callimaque, c'est également Apollon qui interdit au poète le genus grande. Il oppose
la lourdeur de l'encens que le poète doit lui offrir à la légèreté de la poésie qu'il
doit composer : c'est évidemment l'origine de l'opposition entre les pingues oues
et le deductum carmen de Virgile. Mais entre la recusatio de Callimaque et celle
de Virgile, il est une différence qui se trouve au cœur de la poétique des
Chez Callimaque, le thème de la recusatio a la fonction qu'il conservera
presque toujours lorsque la poésie latine s'en emparera : en présentant son choix du
genus humile comme une injonction divine, le poète suggère que le genus humile
a lui aussi la faveur des dieux et qu'il vaut donc autant, sinon plus, que le genus
grande. Et la Réponse aux Telchines est en effet une réplique à des détracteurs,
réels ou imaginés pour l'occasion, qui reprochent à Callimaque de ne pas écrire un
long poème plein de rois ou de héros, autrement dit une épopée. La recusatio est
l'occasion pour le poète de dire son refus du genus grande, et le refus est à la fois
un refus de la forme (et en particulier de la longueur) et du sujet (les rois, les héros).
Callimaque ajoute, dans la Réponse aux Telchines et dans son épigramme XXVIII,
qu'il rejette les sujets épiques parce qu'ils sont rebattus. Lorsque l'élégie latine
le thème de la recusatio, elle lui confère la même fonction : il s'agit pour le
poète élégiaque de faire l'éloge du genus humile et de refuser le genus grande, tant
pour sa forme que pour ses sujets. L'élégie refuse l'épopée, à la fois parce qu'elle
lui paraît grandiloquente et parce qu'elle se nourrit des combats et des honneurs
qu'elle-même prétend rejeter7. De même, lorsque Horace reprend ce thème dans la
première satire du livre II, c'est pour se démarquer à la fois de la grandiloquence
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épique et de la servilité d'une poésie qui chanterait la gloire d'un prince qui ne le
réclame pas8. Or la recusatio de l'églogue VI ne s'inscrit pas dans cette lignée et
offre une originalité lourde d'incidences. Après avoir rapporté l'injonction
le poète s'adresse à Varus, que la recusatio semble concerner au premier chef :
Nunc ego (namque super tibi erunt, qui dicere laudes,
Vare, tuas cupiant, et tristia condere bella)
agrestem tenui meditabor harundine musam.
Non iniussa cano. Si quis tamen haec quoque, si quis
captus amore leget, te nostrae, Vare, myricae,
te nemus omne canet ; nec Phoebo gratior ulla est
quam sibi quae Vari praescripsit pagina nomen.9
A l'issue de la recusatio, qui s'annonçait comme un refus de louer Varus, l'éloge
de Varus est fait : non seulement le poète, locuteur de l'églogue, s'engage à louer
Varus dans son deductum carmen s'il trouve quelque lecteur, mais Virgile, faisant
de cet engagement du poète-locuteur un éloge à Varus, passe à l'acte dans son
propre carmen. Est-ce à dire que cette recusatio n'est qu'une prétérition ? Ce serait
la réduire un peu trop. Virgile distingue ici entre le refus de la forme et le refus
du sujet. Il refuse de louer Varus à la manière de ceux qui chantent les guerres,
c'est-à-dire à la manière épique. Mais une fois posé le principe du deductum
c'est-à-dire de l'esthétique alexandrine, il veut bien s'emparer de tous les
sujets du genus grande. Et effectivement, nous trouvons dans Les Bucoliques de
nombreux thèmes empruntés à l'épopée, à la tragédie ou à la poésie didactique :
l'églogue IV décrit l'âge d'or et reprend le mythe des races que l'on trouve dans
Les Travaux et les Jours d'Hésiode ; l'églogue V décrit la mort de Daphnis, dont
Sosithée a fait une tragédie, puis son apothéose, thème plutôt épique ; l'églogue
VI reprend des mythes qui ont nourri l'épopée. L'élégie s'empare elle aussi de
épiques, mais c'est toujours à titre de métaphore ou d'illustration : il s'agit
de comparer l'amant à un soldat ou de rappeler que les dieux aussi ont aimé, et
dans les deux cas de faire implicitement l'éloge de l'amoureux. Dans Les
les sujets épiques, mythologiques et tragiques valent en tant que tels. C'est
pourquoi la recusatio de Virgile ne saurait ressembler à celle que l'on trouve chez
les élégiaques. Il infléchit l'héritage alexandrin, parce qu'il accorde, au sein de
son deductum carmen, une place toute particulière à l'épopée, à la tragédie et à la
poésie didactique. Genus grande et genus humile ne s'opposent pas dans Les
mais se nourrissent mutuellement, les sujets de l'un trouvant leur place
dans les vers de l'autre : il ne s'agit pas seulement d'un mélange des genres, au
sens de la variété théocritéenne ; il s'agit d'une véritable rencontre, Virgile se
de fondre les éléments empruntés aux uns et aux autres et de créer ainsi une
esthétique singulière. Il convient dès lors de comprendre à la fois la manière dont
les genres se rencontrent, voire se confondent, et la fonction d'une telle rencontre
ou d'une telle fusion.
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De nombreux commentateurs ont noté la valeur programmatique de l'églogue I10.
Or ce qui frappe dans cette première églogue, c'est qu'elle est tout entière construite
autour d'une tension : tension entre le berger et le paysan, tension entre l'Arcadie
et les pays barbares de l'exil, tension entre l'histoire et l'utopie, entre le temporel
et l'atemporel. Et il s'agit bien d'une tension, et non d'un contraste, car il y a
risque de contamination d'un univers par l'autre. Ainsi Tityre, le berger qui
vit dans le monde idéal de Votium, évoque-t-il au vers 9 ses boues, ses génisses, et
se trouve-t-il soudain associé au monde des paysans, au monde des réalités
au monde de Mélibée. A l'inverse, Mélibée évoque ses chèvres au vers 21 u.
Le voyage de Tityre à Rome, voyage qui lui a permis de ne pas subir l'exil,
dit de demeurer dans le monde pastoral, l'a malgré tout transformé. Et si le
monde pastoral ne lui est pas retiré par Yimpius miles, il ne le retrouve pas dans
toute son intégrité, puisqu'il jette sur lui un regard nouveau, un regard qui s'est
entre temps posé sur VUrbs. Ainsi le lentus in umbra du vers 4, qui résumait à lui
seul tout le bonheur de Votium, devient-il un inertem au vers 27 : rétrospectivement,
Tityre se voit, dans sa bienheureuse oisiveté, comme un homme mou, sans
Il a soudain le souci du gain et trouve qu'on lui paie bien mal ses fromages.
Enfin, si l'on en croit la description qu'en fait Mélibée aux vers 47-48, le domaine
où Tityre fait paître son troupeau est loin d'être le locus amoenus attendu : on n'y
trouve que marécages et rochers à nu, et Mélibée lui-même, avec son quamuis, à
l'air de s'étonner du bonheur que Tityre parvient à y trouver. Dans les vers suivants,
il décrit l'ensemble du paysage pastoral, et non plus seulement le domaine où Tityre
mène son troupeau. On retrouve alors tous les thèmes du paysage pastoral idéalisé.
Le domaine sur lequel Tityre fait paître ses troupeaux est désigné par tua rura.
L'expression a beaucoup interrogé : Tityre, berger et affranchi, ne saurait être
C'est pourquoi la plupart des commentateurs donnent à tua une valeur
affective plus que juridique et considèrent que le domaine en question n'appartient
pas à Tityre, qui ne jouit que d'un droit de vaine pâture sur un domaine public ou
sur certains terrains privés qui ne peuvent faire l'objet d'une expropriation12. Si
cela résout la question de tua rura, cela n'explique pas la présence d'un tel
au sein du monde pastoral. Cette présence ne se justifie qu'à la lumière de la
tension qui anime l'églogue I : le paysage pastoral est menacé de l'intérieur par un
autre paysage, un paysage aride et marécageux, beaucoup plus réaliste que l'autre ;
autrement dit l'idéalité pastorale est sans cesse menacée par la difficile réalité. Et
le tua qui détermine rura n'est peut-être pas seulement affectif : Tityre n'est
de rien, mais il a découvert l'appât du gain, il a pris goût à la matérialité
de l'existence, et ce qui le menace, c'est précisément tout ce qui le rattache au
monde des paysans, au monde de Mélibée l'exilé.
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La poétique des Bucoliques résiderait donc d'abord dans une tension entre
l'idéalité atemporelle et la réalité historique. Pourtant, si l'histoire est un élément
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constitutif de l'œuvre, une telle tension entre idéalité pastorale et réalité historique
ne se retrouve guère à l'œuvre que dans l'églogue IX. Cette églogue reprend en
effet le thème des expropriations et des guerres civiles. Elle est construite elle
aussi autour de la tension idéalité pastorale / réalité historique : c'est d'abord
entre la version des faits rêvée par Lycidas, la version optimiste de la
fama, et la version réelle, la version cruelle rapportée par Moeris ; c'est ensuite le
contraste entre l'abattement de Moeris et l'énergie de Lycidas qui, malgré l'exil,
veut maintenir vivante la poésie. Et comme dans l'églogue I, la frontière entre
l'idéalité et la réalité est instable : le jeu énonciatif fait que l'on ne sait plus qui
compose le chant, et le chant lui-même, qui a une valeur conclusive et reprend tous
les thèmes abordés dans le recueil, se fait l'écho de la menace de l'histoire ; la
dernier bastion de l'idéal pastoral, se fait aussi le miroir du réel, dans toute sa
dureté. La construction en fronton de temple telle que l'a analysée P. Maury
explique la proximité des églogues I et IX. Nous pensons pourtant que la tension
qui les caractérise se retrouve sous d'autres formes dans l'ensemble du recueil et
que l'églogue I a bien la valeur programmatique qu'on lui accorde souvent.
Les Bucoliques ne sauraient se réduire à leur arrière-plan politico-historique. Leur
dimension philosophico-religieuse a frappé tous les commentateurs. L'éclectisme
philosophique du recueil est bien connu : on y a trouvé des influences stoïciennes,
platoniciennes, néo-pythagoriciennes, épicuriennes, orphiques. Or au néo-
pythagorisme et au stoïcisme, Les Bucoliques empruntent notamment l'idée que le
microcosme est à l'image du macrocosme et que les mouvements qui animent
l'univers se retrouvent, à plus petite échelle, dans l'âme humaine13. Dès lors, la
politico-historique autour de laquelle est organisée toute l'églogue I et qui se
situe à moyenne échelle, à l'échelle de la cité, a son équivalent à la fois au niveau
du macrocosme de l'univers et du microcosme de l'individu. A l'échelle de
c'est la tension entre l'âge d'or et le chaos telle que les églogues IV, V et VI
la donnent à voir. Ainsi dans l'églogue IV l'avènement de l'âge d'or est-il sans cesse
retardé par un ancrage dans une temporalité empruntée au réel, celle de la lente et
chaotique croissance d'un enfant. L'églogue V est tout entière construite autour de
l'opposition entre le chaos qui suit la mort de Daphnis et l'âge d'or associé à son
apothéose. Dans l'églogue VI, le chant de Silène commence par une brève
qui fait sortir l'univers du chaos, mais c'est pour mieux l'y replonger, puisque
chaque mythe est le récit d'un chaos intérieur, celui de la passion. Le microcosme
étant à l'image du macrocosme, au chaos de l'univers répond en effet le chaos
On retrouve ainsi à l'échelle individuelle la tension qui anime la cité et
l'univers : c'est alors l'opposition entre la paix intérieure et la passion destructrice,
opposition autour de laquelle Virgile construit les églogues II et X. Là encore, la
est instable et la passion destructrice menace sans cesse la paix intérieure. Dans
l'églogue II, Corydon est véritablement déchiré entre deux positions : celle du
pour qui tous les objets d'amour sont interchangeables et valent surtout
pour le beau chant qu'ils permettent de composer, et celle du poète-amant élégiaque
dont le chant et la passion amoureuse se nourrissent mutuellement et dont la
justifie une esthétique de la querela. Dans l'églogue X, Gallus, le poète-amant
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élégiaque, transporte ses tourments intimes dans le décor pastoral et les donnent à
voir, à entendre, et même à dire, aux bergers-chanteurs de l'Arcadie.
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II faut noter d'abord que chaque type de menace est associé dans Les
a un genre particulier. Ainsi lorsque Virgile se situe sur le terrain politique,
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c'est l'épopée qu'il convoque. Dans le monde pastoral, la menace historique est
en effet associée à la guerre, et c'est alors le vocabulaire épique qui surgit. Dans
l'églogue I, le miles qui vient chasser Mélibée du monde pastoral apporte avec lui
tout un lexique épique : c'est d'abord l'oracle des vers 16-17, que Mélibée n'a
pas su décrypter et qu'il comprend seulement après coup, alors qu'il ne vit plus
dans le monde de l'atemporalité ; c'est ensuite l'étrange liste des lieux d'exil aux
vers 64-66, où il est peu probable que les expropriés aient à se rendre16, mais qui
transforment cette expropriation en voyage aux confins de la terre. Tityre lui-
même, dont nous avons dit qu'il n'échappait pas à la menace historique, introduit
le monde épique avec tous les sacrifices offerts au deus salvateur. Dans l'églogue
IX, c'est également le monde épique qui fait irruption dans le monde pastoral,
avec ses tela Martia et ses oracles effrayants que les naïfs bergers n'ont pas su
comprendre17. Lorsque Virgile se situe sur le plan métaphysique, c'est à la poésie
didactique qu'il a recours. Ainsi le mythe des races autour duquel est organisée
l'églogue IV est-il emprunté aux Travaux d'Hésiode. La cosmogonie de l'églogue
VI doit notamment à Lucrèce. Enfin, lorsque Virgile se situe sur le plan individuel,
celui de la passion, il emprunte à l'élégie.
On a beaucoup écrit sur la place de l'élégie dans Les Bucoliques et les
ne s'accordent pas sur cette question. Pour les uns, élégie et poésie
pastorale cohabitent dans la bucolique virgilienne jusqu'à la fusion18 ; pour les
autres, elles sont incompatibles et la bucolique virgilienne met en scène leur
conflit19. C'est qu'il faut distinguer entre l'incompatibilité éthique et la proximité
esthétique. L'élégie et la bucolique ont en commun le refus de la grandiloquence
et le choix du deductum carmen. Elles ont également en commun certains
: le rejet des richesses et des honneurs dans l'élégie n'est pas très éloigné de
l'idéal de simplicité du berger bucolique, au décor près ; le refus de la guerre dans
l'élégie n'est pas très éloigné de l'idéal de Yotium dans la bucolique. On
dès lors que la bucolique puisse s'emparer de l'élégie, jusqu'à se confondre
avec elle. Mais il existe entre les deux genres une incompatibilité éthique
: c'est la nature de l'amour et les limites dans lesquelles on peut
Le berger-chanteur n'ignore pas l'amour, mais c'est un amour qui n'est
jamais passionnel, un amour dilué dans de multiples amours, amour de la nature,
des animaux, du chant, un amour qui ne fait pas souffrir. Dès que le berger-
chanteur souffre par amour pour un objet unique, il cesse d'être arcadien, pour
devenir élégiaque, et c'est le chaos intérieur que représente l'églogue IL La
fait de l'amour élégiaque une menace qui plane sur l'Arcadie et elle donne
à voir la tension entre l'amour arcadien et l'amour élégiaque. Ce double aspect des
rapports qu'entretiennent la bucolique et l'élégie explique la complexité de
l'églogue X, qui rend autant hommage à l'élégie qu'elle la condamne, selon que
l'on se situe sur un plan esthétique ou sur un plan éthique. Un poète arcadien
chante les amours de Gallus : l'églogue X est donc une élégie dans une églogue.
Mais il chante Gallus chantant son incapacité à être arcadien devant un public
arcadien et écrivant son desespoir élégiaque sur l'écorce d'un arbre arcadien :
l'églogue X est donc une élégie dans un décor arcadien chantée par un poète
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élégiaque à un public arcadien à l'intérieur d'une élégie chantée par un berger
arcadien qui espère écrire des vers dignes d'un public élégiaque. On ne saurait
mieux dire que la rivalité esthétique n'existe pas, et que bucolique et élégie sont
dans une grande proximité sur le plan formel, au point qu'il est impossible de
savoir, dans cette églogue, ce qui doit être mis au compte du poète arcadien ou du
poète élégiaque. Mais sur le plan éthique, il n'y a pas de confusion possible : le
poète élégiaque regrette de n'être pas arcadien ; le poète arcadien a le dernier mot
et termine sur un refus de l'ombre dans lequel il n'est pas difficile de lire un refus
du chaos auquel est voué le poète élégiaque.
Epopée, poésie didactique et élégie introduisent donc dans le recueil les trois
que prend la menace chez Virgile : menace de l'histoire, menace du chaos,
menace de la passion. Mais nous avons dit que Virgile ne se contente pas de mêler
les genres, qu'il opère une véritable rencontre, voire une fusion. C'est ce que
de mesurer parfaitement le recours à la tragédie. La tragédie a en effet dans
le recueil exactement la même fonction que l'élégie : elle introduit, sur le terrain
individuel, la menace de la passion. Dès lors, tragédie et élégie deviennent
à démêler et la frontière genus grande I genus humile est caduque. C'est
sensible dans l' églogue IL
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faire constraste avec le bonheur pastoral. Dès lors, Corydon trouve les accents de
la passion, qu'il emprunte simultanément à l'élégie et à la tragédie.
Cette confusion des genres est à l'œuvre dans d'autres églogues. Ainsi poésie
épique et poésie didactique se mêlent-elles jusqu'à se confondre dans l'églogue IV.
Cette églogue chante le consulat de Pollion et un mystérieux enfant dont le père
a accompli des hauts-faits. C'est l'épopée qui fait irruption. Ancrant l'églogue
dans la réalité, elle retarde l'avènement de l'âge d'or, principal sujet de l'églogue
IV. Virgile modifie en effet le mythe, et l'âge d'or, au lieu d'advenir
ne naît que progressivement, avec des soubresauts, voire des régressions, qui
suivent la courbe de croissance de l'enfant. Là encore, le sujet épique vient sinon
mettre en péril, du moins différer l'idéalité. Or Virgile associe tellement
les deux aspects de l'églogue qu'il devient parfois difficile de dire si nous
sommes chez Hésiode ou dans un poème épique à la gloire de quelque puissant.
Ainsi dans les vers 11-13, l'allusion pythagoricienne à la Grande Année est
par les mentions redondantes de te consule et de te duce, de sorte qu'on ne
sait pas s'il faut comprendre le decus hoc aeui comme une manière de désigner
l'ère glorieuse qui s'ouvre avec le retour de la Grande Année ou l'enfant qui va
naître, gloire du siècle : histoire et mythe se mêlent jusqu'à se confondre. Les
mêmes remarques peuvent être faites sur les vers 15-17 et 26-30. Dans l'églogue
V, on retrouve les images du chaos et de l'âge d'or empruntées à la poésie
mais le mythe de Daphnis a connu également une version tragique, et le
poème de Virgile n'est pas sans s'en souvenir. Ainsi les vers 20-24 confondent-
ils l'un et l'autre genre : l'image de la mère de Daphnis embrassant son cadavre
renvoie à la tragédie, et l'évocation de la nature et des astres, aux côtés des dieux,
appartient plutôt à la poésie didactique. Dans l'églogue VI, de nombreux mythes
ont pour point commun la passion amoureuse, de sorte que le chaos de l'univers,
décrit dans la cosmogonie par laquelle Silène ouvre son chant, devient chaos
pour les personnages mythiques dont il rapporte l'histoire. Sa narration est
remplie d'ellipses et de sommaires, et en dehors de la cosmogonie, le seul épisode
qui soit vraiment traité autrement que par allusion ou bref résumé est l'épisode de
la passion de Pasiphae. Le chaos poétique du récit, à la fois profus et incomplet,
marqué par l'absence de composition et de liens, fait écho à deux autres formes
de chaos : le chaos de l'univers avant sa création et le chaos de la passion
Poésie didactique et élégie se mêlent et l'on ne s'étonne pas de voir Silène
poursuivre avec l'initiation poétique de Garnis, figure de l'élégie dans Les
Le choix des poètes que Virgile se donne comme modèles est donc loin d'être
le fruit du hasard. Ce sont avant tout des poètes qui ont pratiqué plusieurs genres,
ou des poètes dont Virgile se plaît à nous laisser croire qu'ils l'ont fait. Or la
générique est au cœur de la poétique des Bucoliques. La bucolique virgilienne
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se définit par la mise en tension du monde pastoral, monde atemporel de
avec différentes menaces, sur différents niveaux, incarnées par différents
: à l'échelle du macrocosme de l'univers, la poésie didactique introduit la
menace du chaos ; à l'échelle de la cité, l'épopée introduit la menace de
; à l'échelle du microcosme de l'individu, l'élégie et la tragédie introduisent
la menace de la passion. Et c'est précisément parce que les différents genres ont
la même fonction que Virgile pratique un véritable mélange, qui devient souvent
intrication, fusion. En ce sens, Les Bucoliques font renaître la uarietas de la
pastorale de Théocrite, tout en la réinventant : elles s'inscrivent dans la lignée
d'un genre préexistant, tout en constituant une sorte d'hapax générique.
Bénédicte DELIGNON
ENS-LSH (Lyon)
ADNOTATIONES
C'est l'idée de B. M. Halperin, Before Pastoral, New Haven, 1983, p. 217 et suiv., pour qui
l'intention de Théocrite était seulement de composer une poésie narrative distincte de
traditionnelle, dont il a conservé le vers en changeant seulement les personnages.
B., IX, 35-36 : « car il me semble que mes vers ne sont dignes ni de Varius ni de Cinna, et
que je me contente de faire du bruit, comme une oie parmi des cygnes harmonieux. »
VIII, 1 1 : « Mes premiers vers ont commencé par toi ; les derniers seront pour toi : accepte
ce poème entrepris sur ton ordre. »
B., VI, 64-73 : « Puis il chante comment l'une des sœurs a conduit aux monts d'Aonie Gal-
lus qui errait près du Permesse, et comment le chœur de Phébus s'est levé tout entier en son
honneur, comment Linus, le berger au chant divin, les cheveux ornés de fleurs et d'ache
amère, lui a dit : 'Reçois ce chalumeau, les Muses te l'offrent ; c'est celui qu'elles avaient
donné autrefois au vieillard d' Ascra ; grâce à lui, en chantant, il faisait descendre du haut des
monts les ornes immobiles. Grâce à lui, chante l'origine du bois de Grynium, afin qu'il n'y
ait pas de bois sacré dont Apollon se glorifie davantage.' »
Ou s'y exerçait déjà, selon la valeur qu'on choisit de donner au subjonctif imparfait de cane-
rem.
B., VI, 4-5 : « Un berger, Tityre, doit faire paître de grasses brebis, mais se contenter d'un
chant léger »
La position du poète élégiaque est ambiguë et il ne faudrait pas croire trop vite qu'il refuse
en bloc toutes les valeurs de la vieille Rome. Mais il est certain que la recusatio prend avec
l'élégie une dimension idéologique et qu'avec les grandiloquences de l'épopée, ce sont les
valeurs épiques qui se trouvent rejetées. Pour la recusatio dans l'élégie, voir en particulier
Ovide, Amores, I, 15 ; II, 1 ; III, 1 ; Properce, II, 1, 17 sqq.
Cette recusatio prend elle aussi une valeur idéologique, puisque Les Satires font l'éloge de la
libertas, de la liberté de parole et de ton, incompatible avec une poésie qui chante les hauts-
faits des puissants. Mais là encore, le propos est ambigu et Les Satires font à leur manière,
une manière toute en allusions et en subtilités, l'éloge d'Octave. La recusatio en est un
: en disant qu'il ne veut pas chanter les hauts-faits de César, qui ne le réclame pas, Horace
suggère qu'Octave n'est pas un tyran asservissant ses poètes, autrement dit il fait l'éloge qu'il
dit se refuser à faire. C'est cette recusatio en forme de prétention que nous retrouvons dans
l'églogue VI, mais elle n'a pas les mêmes incidences dans la mesure où Horace, à l'inverse
de Virgile, ne s'empare pas dans Les Satires de sujets propres au genus grande.
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9 B., VI, 6-12 : « Aujourd'hui moi (car il en restera toujours assez pour désirer dire tes
Varus, et chanter les tristes guerres) j'essaierai un air champêtre sur un mince pipeau.
Je ne chante pas ce qu'on m'a interdit de chanter. Si pourtant quelqu'un lit ces vers aussi, si
quelqu'un les lit et se laisse séduire, nos tamaris et tout le bocage te chanteront, Varus ; nulle
page n'est plus agréable à Phébus que celle qui porte en tête le nom de Varus. »
10 Voir par exemple J.R.G. Wright, « Virgil's Pastoral Programme : Theocritus, Callimachus
and Eclogue I », Proceedings of the Cambridge Philological Society, ,29, 1983, p. 107-160,
qui montre que l'églogue I offre d'emblée deux caractéristiques importantes de la poétique
des Bucoliques : l'héritage de Théocrite et la place de l'histoire.
11 On trouve l'opposition de Tityre, berger idéaliste, et de Mélibée, paysan attaché aux réalités
matérielles chez de nombreux commentateurs. Elle est déjà chez J. Perret, Paris, 1961, p. 17-
18. Plus récemment, voir G. Stroppini, Amour et dualité dans les Bucoliques de Virgile,
Paris, 1993, p. 32 et suiv.
12 Voir J. Perret, p. 20, p. 23 ; éd. Lachmann, pp. 41, 44, 46 ; A. Deman, Latomus, 1956,
p. 373.
13 Les Stoïciens considèrent en effet que la raison divine anime l'univers et que le sage doit
de devenir le reflet du cosmos. Pour les néo-pythagoriciens, l'âge d'or se caractérise
notamment pas une correspondance entre le macrocosme de l'univers et le microcosme de
l'âme humaine. Pour une analyse des différents courants théologico-philosophique dans
Les Bucoliques, voir en particulier G. Stroppini, op. cit., passim.
14 Nous ne pouvons pas ici nous livrer à une analyse détaillée, mais nous renvoyons par
à B., III, 80-84, 92-95, 100-103 ; VII, 53-60 ; VIII, 25-27 ; 37-41.
15 Les liens que Virgile entretenait alors avec Octave font controverse et nous ne prétendons
pas ici résoudre cette question. Mais Les Bucoliques, parce qu'elles disent tout ensemble
l'espoir et la crainte, nous paraissent plutôt faire la preuve de la complexité de ces relations,
fondées peut-être moins sur une allégeance que sur la dialectique que l'on retrouve à
dans le recueil : Virgile dit son espoir en Octave, et en ce sens il le sert ; mais en
au cœur de son recueil les promesses d'Octave, il l'engage ; et en disant sa crainte de
voir les promesses d'Octave réduites à néant, il le rappelle à l'ordre ; il est pour Octave un
chantre, une mauvaise conscience et un garant tout ensemble.
16 Dans l'églogue IX, Moeris se contente de regagner Mantoue et ne s'éloignera sans doute
pas, puisqu'il conserve avec le colon des relations de fermier. Voir B., IX, 5-6, détail qui
plus fidèle à la réalité.
17 B., IX, 11-16.
18 Voir M. C. J. Putnam, Virgil's pastoral art, Princeton, 1970, passim, pour qui la poétique
des Bucoliques repose sur la cohabitation de l'élégie et de l'idylle et G. Stroppini, op. cit.,
p. 21 et suiv., pour qui l'élégie est une étape dans l'initiation poétique des Bucoliques.
19 Voir éd. A. La Penna, Milan, 1978, pour qui Les Bucoliques racontent l'échec de la poésie
face à la passion amoureuse élégiaque et G. B. Conte, in Lecturae Virgilinae, éd. M. Gigante,
Naples, p. 360 et suiv., qui voit dans les Bucoliques une confrontation entre la poésie arca-
dienne (bucolique alexandrine ou idyllique) et la poésie élégiaque, et pour qui
vient de ce que la première est associée à l' intemporalité et à la campagne, tandis que
la seconde est associée à l'historicité et à la ville.
20 B., II, 1527, imité de Théocrite, XL
21 B., II, 45 sqq., 60 sqq. et 63 sqq.
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