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Mètis.

Anthropologie des mondes


grecs anciens

"Ton luth, à quoi bon?" La lyre et la pierre tombale dans la pensée


grecque
Jesper Svenbro

Résumé
"Ton luth, à quoi bon?" La lyre et la pierre tombale dans la pensée qrecque (pp. 135-160)
En confrontant les variantes du mythe qui raconte le vol des bœufs d'Apollon par Hermès, on s'aperçoit que l'épisode de
l'invention de la lyre , propre à la tradition de Y Hymne homérique, correspond à ce que l'on pourrait bien appeler l'«invention de
la pierre tombale», dans la tradition hésiodique. Cette analogie entre lyre et pierre se révèle en même temps être une
opposition, qui fait de la lyre, fabriquée d'une carapace de tortue (animal qui sait revenir du monde souterrain), l'inversion de la
pierre (bloquant le retour du défunt).

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Svenbro Jesper. "Ton luth, à quoi bon?" La lyre et la pierre tombale dans la pensée grecque. In: Mètis. Anthropologie des
mondes grecs anciens, vol. 7, n°1-2, 1992. pp. 135-160;

doi : https://doi.org/10.3406/metis.1992.980

https://www.persee.fr/doc/metis_1105-2201_1992_num_7_1_980

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"TON LUTH, A QUOI BON?"
La lyre et la pierre tombale dans la pensée grecque*

"Your lute, what point?"


Apollon à Orphée dans
John Ashbery, "Syringa"

Lorsque les anciens Grecs désignent le premier homme à avoir joué de


la lyre, leurs avis sont partagés: pour une tradition, qui ne saurait nous
surprendre, c'est Orphée1, dont la lyre est l'attribut indispensable; pour une
autre, non moins établie, c'est Amphion, dont la participation à la
construction de Thèbes justifie, sans problème, ce rôle "archilyrique"2; pour
une troisième, certainement moins répandue mais non moins fondée que
les autres, c'est Kérambos, le berger insolent sur le mont Othrys, au nord
du fleuve Sperchéios3. A cette diversité correspond une relative unanimité

* Une version préliminaire de ce texte a été présentée à Darwin Collège, Cambridge,


le 18 mai 1990 dans le cadre des conférences organisées par la Classics Faculty, la
Délégation Culturelle de l'Ambassade de France et l'Interdisciplinary Seminar. Que tous
ceux qui m'ont adressé des remarques à cette occasion soient vivement remerciés. Je
tiens également a remercier François Lissarrague, qui, de façon généreuse, a mis son
savoir à ma disposition, ainsi que Jean-Pierre Vernant, qui a lu une première ébauche de
mon texte en me communiquant ses observations.
1. Ératosthène cité par Hygin, Astronomie, II, 7, 1: après l'invention de laXupa, celle-
ci est "transmise" (tradita) par Hermès à Orphée (par Apollon, selon ibid. , 3). Voir aussi
Orphicorum fragmenta, éd. O. Kern, Testimonia, 57, et infra, n. 4.
2. Pausanias, IX, 5, 7, s'appuyant sur un poème épique qui affirmait qu'"Amphion
joua de la lyre (λύρα) le premier"; également Philostrate, Images, 1, 10.
3. Antoninus Liberalis, Métamorphoses, 22, 2: Kérambos "fut le premier mortel à
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quant à l'inventeur de l'instrument car, bien que Timothéos dise


qu'Orphée "enfanta" la lyre (χέλυς)4 et que Callimaque, dans VHymneàDélos,
attribue son invention à Apollon nouveau-né5, les Grecs sont massivement
d'avis que l'invention de la lyre revient à l'astuce de l'enfant Hermès,
célébré d'abord et avant tout dans le quatrième Hymne homérique6. La
raison de ce consensus est vraisemblablement la complexité et la richesse
symbolique du contexte où cette invention a lieu, contexte qui charge la
lyre d'une série de significations dont les Grecs ne sont pas vraiment prêts
à faire l'économie en attribuant l'invention de la lyre au dieu de la lyre lui-
même, à Apollon, ainsi que Callimaque essaye de le faire.
Or, ce contexte - dont nos principales sources sont Γ Hymne homérique
à Hermès, les Limiers de Sophocle et le résumé donné par Apollodore7 -
lie l'invention de la lyre au vol des vaches d'Apollon par Hermès nouveau-
né, soit en plaçant l'épisode de l'invention avant le vol, comme dans
l' Hymne, soit en le plaçant après, comme le font Sophocle et Apollodore.
En tout cas, la lyre servira de monnaie d'échange lorsqu'Apollon sera
dédommagé pour ses cinquante vaches, dont deux ont été abattues par
Hermès sacrificateur8, - dans un sacrifice que l'on a récemment pu
qualifier de fondateur. Selon Walter Burkert, le sacrifice d'Hermès est à voir
comme l'invention du sacrifice9. Du point de vue narratif, l'invention de la
lyre est sans doute mieux à sa place après ce sacrifice, comme dans les
versions de Sophocle et d'Apollodore10, car, de cette manière, Hermès peut
utiliser, pour la construction de la lyre, la peau de bœuf obtenue des deux
bovins égorgés. Ainsi qu'on se le rappelle, cette première lyre est faite
d'une carapace de tortue, animal qu'Hermès, émerveillé, trouve devant la
grotte sur le Mont Cyllène, où il vient de naître. Cette tortue est amenée à

jouer de la lyre (λύρα)".


4. Timothéos, fr. 15/791 , 222 Page , commenté par M. Détienne , L 'Écriture d'Orphée,
Paris 1989, p. 112. L'utilisation du verbe έτέκνωσεν, "enfanta", semble être une façon
recherchée d'attribuer la paternité de l'invention à Orphée, "père" (= inventeur) de la
lyre. Cf. Pline, Histoire naturelle, VIII, 204.
5. Callimaque, Hymne à Délos, 253.
6. Hymne homérique à Hermès, 20-61.
7. Apollodore, Bibliothèque, III, 10, 2.
8. Hymne homérique à Hermès, 115-137 (sacrifice), 437, 475-478, 490-498
(dédommagement).
9. W. Burkert, "Sacrificio-sacrilegio: il 'trickster' fondatore", in C. Grottanelli etN.F.
Parise (éd.), Sacrificio e società nel mondo antico, Roma-Bari, 1988, pp. 163-175.
10. Ainsi que le fait observer B. Leclercq-Neveu, "Marsyas, le martyr de l'aulos",
Métis, IV, 2, 1989, pp. 251-268.
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l'intérieur, placée sur le dos, tuée et vidée, après quoi Hermès l'équipe
d'une peau de bœuf tendue sur la carapace concave en lui ajoutant deux
montants, un "joug" transversal entre les montants et sept boyaux de
brebis comme cordes11. La lyre est inventée; la tortue "chante"12.
Le vol des vaches d'Apollon nous est connu par d'autres sources
également: Antoninus Liberalis le raconte, en s' appuyant notamment sur les
Grandes Ehées hésiodiques13, donc sur une tradition aussi archaïque que
celle de VHymne homérique, et Ovide reprend le récit dans ses
Métamorphoses14, ainsi que l'ont déjà fait avant lui Nicandre et Apol-
lonios de Rhodes15. Si l'on compare ces versions du Vol des Bœufs par
Hermès, le premier groupe l'associe, comme on vient de le constater, à
l'invention de la lyre, tandis que la tradition hésiodique, qui va d'Hésiode
à Antoninus Liberalis, ne fait aucun cas de la lyre mais, au contraire,
introduit un épisode dont VHymne homérique et la version d'Apollodore ne
donnent que le pendant incomplet ou méconnaissable. Il s'agit de
l'épisode de Battos16.
Ce personnage habitait un lieu situé "aux environs du Mont Lycée et du
Ménale" en Arcadie, au cœur du Péloponnèse. Lorsqu'Hermès y passe
avec ses bœufs volés, Battos lui demande une récompense pour garder le
secret. Hermès la lui promet (selon Ovide, il la lui donne tout de suite sous

11. Hymne homérique à Hermès, 20-51. Pour la construction de la lyre, je renvoie en


premier lieu à l'étude de P. Courbin, "Les lyres d'Argos", Bulletin de Correspondance
Hellénique, Suppléments, 6, 1980, pp. 93-114, étude qui se clôt sur cette traduction des
vers 47-51 : "Après avoir percé la carapace bombée de la tortue et coupé aux mesures des
roseaux de marais, il les enfonça; puis, avec l'intelligence qui lui est propre, il tendit
autour une peau de bœuf et introduisit deux montants, auxquels il ajusta un joug, et tendit
sept boyaux de brebis bien accordés". C'est le mérite de Courbin d'avoir expliqué la
fonction des roseaux, placés à l'intérieur de la lyre pour "coincer" les montants.
12. "Mais, une fois morte, tu pourrais chanter fort bien, μάλα καλόν άεΐδοις", dit
Hermès à la tortue au vers 38 (cf. 25).
13. Antoninus Liberalis, Métamorphoses, 23, avec l'indication donnée dans la scholie
qui introduit le récit (= Hésiode, fr. 256 Merkelbach-West)
.

14. Ovide, Métamorphoses, II, 680-707.


15. Voir la scholie à Antoninus Liberalis, citée supra, n. 13.
16. Le "rôle de Battos" est assumé, quoique de façon incomplète, par le Vieillard
d'Onchestos dans VHymne homérique à Hermès, 87-93 et 185-212, et par les Pyliens
dans Apollodore, Bibliothèque, III, 10, 2. Quant à la substitution de Battos par les
Satyres dans les Limiers de Sophocle, substitution profondément significative, j'y
reviendrai plus longuement à une autre occasion. - Pour Battos, voir aussi R. Holland,
"Battos", Rheinisches Muséum, 75, 1926, pp. 156-183.
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la forme d'une vache17). A ce point du récit, Hermès poursuit son chemin


avec le troupeau mais, pour mettre Battos à l'épreuve, il cache les animaux
et retourne déguisé: offrant une nouvelle récompense, il lui demande s'il
n'a pas vu passer un troupeau de bœufs volés. Battos révèle le secret. Pour
l'avoir répété à autrui, Battos est transformé en pierre (πέτρος) que ni le
froid ni la chaleur ne quittent jamais18. L'endroit où s'est passée cette
métamorphose s'appelle jusqu'à aujourd'hui les "Guettes de Battos",
Σκοπιαί Βάττου, conclut Antoninus Liberalis.
Il est vrai que le "Vieillard d'Onchestos", dans Y Hymne homérique à
Hermès19, joue un rôle analogue à celui joué par Battos dans la tradition
rapportée par Antoninus Liberalis. Mais à bien regarder les choses,
l'analogie est trompeuse. Le Vieillard d'Onchestos révèle ce qu'il croit
avoir vu à Apollon, non pas à un Hermès déguisé20. Et du coup, il ne peut
pas y avoir de pétrification du Vieillard, ce en quoi celui-ci se distingue de
Battos. C'est donc la pétrification de Battos qui est propre à la tradition
hésiodique du Vol des Bœufs, de même que l'invention de la lyre par
Hermès est propre à la tradition de VHymne homérique (de Sophocle,
d'Apollodore).
Cette métamorphose en pierre, ce passage brusque du corps vivant en
cadavre pétrifié, n'est pas sans nous faire penser à l'analogie que présente,
pour les Grecs, le cadavre rigide, asséché, froid, et la pierre funéraire,
analogie mise en évidence par Jean-Pierre Vernant dans son article sur le
κολοσσός21. En fait, le terme utilisé par Antoninus Liberalis pour
désigner la pierre en laquelle Battos est transformé est πέτρος. En général,
πέτρος est le synonyme poétique de λίθος22, plus courant et évidemment
utilisé, lui aussi, en poésie. Et πέτρος peut effectivement désigner, comme
sa forme voisine πέτρη, le monument funéraire, ainsi que le lecteur du

17. Ovide, Métamorphoses, II, 694-695.


18. Έρμης... μετέβαλεν εις πέτρον, και αυτόν ουκ εκλείπει κρύος ουδέ καϋμα,
"Hermès... le transforma en pierre. Cette pierre, ni le froid ni la chaleur la quittent
jamais" (Antoninus Liberalis, Métamorphoses, 23, 6). Cf. E. van Hall, Over den
oorsprong van de Grieksche grafstele, thèse, Amsterdam 1941, p. 78, qui, ajuste titre,
range la pétrification de Battos avec la mort d'Alcmène: Hermès remplaça le cadavre
d'Alcmène par une pierre, qui ensuite servit de stèle funéraire (Antoninus Liberalis,
Métamorphoses, 33 = Phérécyde, fr. 39, FHG, I, 82 Muller; cf. Pausanias, IX, 16, 7).
19. Hymne homérique à Hermès, 87-93.
20. Ibid., 201-211.
21. J.-P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, 4e éd., Paris 1985, p. 325-338
("Figuration de l'invisible et catégorie psychologique du double: le colossos").
22. Voir Liddell-Scott- Jones, s.v. πέτρος ("The usual Prose word is λίθος").
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Livre VII de Γ Anthologie palatine se le rappelera23. Mais l'exemple le plus


frappant nous en est fourni par la mise en terre de Kaineus, roi des
Lapithes, décrite par le présocratique Acousilaos24. Obligeant son peuple
à un nouveau culte, celui d'une Lance placée sur la place publique,
Kaineus provoque la jalousie des dieux. Or, poussés par Zeus lui-même,
les Centaures l'enfoncent, encore vivant et debout, dans la terre et
l'achèvent avec une πέτρη jetée comme σήμα au-dessus du roi invulnérable25,
qui en meurt. Le σήμα de la πέτρη, le "signe funéraire" en pierre, marque
désormais la descente de Kaineus dans le monde des morts. Il bloquera
son retour à la lumière; il bloquera son retour à la parole, en l'empêchant
de prononcer la loi qui l'a rendu ennemi des dieux.
Qui a inventé le monument funéraire? Qui a été le premier à imaginer
cette pratique d'installer une stèle sur la tombe ou sur le tumulus? Qui en
est le πρώτος εύρέτης26? A vrai dire, la question est embarrassante, car il
n'y a pas, à première vue, de meilleur candidat que Cécrops, le héros
civilisateur des Athéniens, qui, selon Cicéron, aurait inventé, entre autres
choses, les pratiques funéraires (le texte ne spécifie pas s'il faut inclure la
stèle funéraire dans son invention)27. De notre point de vue, Cécrops se
révélerait plutôt décevant. Mais ne pourrait-on pas plaider pour la
primauté d'Hermès dans ce domaine? Ne pourrait-on même le faire a
priori? Dieu des frontières, Hermès assure le passage des défunts dans
l'Hadès, passage dont la pierre funéraire, non sans rapports avec la borne

23. Anthologie palatine, VII, 274, 4; 428, 19; 429, 2; 465, 3; 724, 3; etc. (πέτρος); 18,
1; etc. (πέτρη).
24. Acousilaos, fr. 9 Β 40a Diels-Kranz.
25. Pour le sens de άτρωτος ("invulnérable" mais aussi "impénétrable") qualifiant
Kaineus, qui à l'origine fut une jeune fille (Kainis) aimée par Poséidon, voir les
remarques de G. S. Kirk, Myth. Its Meaning and Function in Ancient and Other Cultures,
Cambridge, 1970, p. 201. C'est son invulnérabilité qui explique la façon extraordinaire
dont il a été mis à mort. Cf. J.T. Kakridis, "Caeneus", Classical Review, 61, 1947, pp. 77-
80, et, pour l'iconographie du héros, E. Laufer, Kaineus. Studien zut Ikonographie
(Rivista di archeologia. Supplementi, 1), Rome, 1985.
26. Pour le thème du "premier inventeur", voir en premier lieu A. Kleingiinther,
Πρώτος εύρέτης. Untersuchungen zur Geschichte einer Fragestellung (Philologus. Sup-
plementa, 26, 1), Leipzig 1933. Le livre de Kleingunther ne mentionne pas l'invention du
monument funéraire. Van Hall, op. cit. (supra, n. 18), consacre un chapitre à Hermès
(pp. 124-159) mais ne pose pas la question de savoir qui, pour les Grecs, fut l'inventeur
de la pierre tombale.
27. Cicéron, Traité des lois, II, 25, 63 (cf. 26, 64-65).
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et l'herme, est le signe28. Bien que mes documents ne me permettent pas


de l'affirmer avec certitude, je serais en effet d'avis que la transformation
de Battos en pierre - marquant l'absence, sur terre, d'un homme - ne
représente rien d'autre que l'invention de la pierre tombale par Hermès. En
soi, cette invention ne serait pas plus étonnante que l'"invention du
sacrifice" par le même dieu. Je crois que cette hypothèse, qui n'est pas
essentielle à mes propos, recevra quelques confirmations dans ce qui suit.
Mais ce qui importe dans l'immédiat c'est plutôt le nom ou l'éponyme de
l'homme pétrifié par Hermès. Il s'appelle donc Βάττος. Nom approprié,
comme dans le cas d'un autre Battos, fondateur de Cyrène celui-là et,
selon Pindare, appelé Aristotélès au départ, ayant reçu le nom Battos
parce qu'il était "bègue" (βάττος = ισχνόφωνος)29. Ce n'est pas que le
Battos interrogé par Hermès bégaie. Au contraire, sa langue ne bouge que
trop facilement. Il est trop bavard. Il jase30. Or, entre le bégaiment et le
bavardage, qu'y aurait-il de commun? Rien, sauf le caractère répétitif de
l'expression linguistique propre aux deux phénomènes. Βάττος se réfère à
cette répétition, qu'il s'agisse de la répétition de sons et de syllabes dans le
bégaiment ou de la répétition de phrases ou de discours chez le bavard.
Car interrogé par Hermès déguisé, Battos "répète" précisément ce qu'il
aurait dû taire, ayant juré de garder le secret. Selon Ovide, Battos dit, en
montrant une pierre de son doigt: "Sois tranquille! Plus tôt que moi, cette

28. Pour Hermès, dieu du passage, voir J.-P. Vernant, op. cit. (supra, n. 21), pp. 157-
159 (dans le chapitre intitulé "Hestia-Hermès. Sur l'expression religieuse de l'espace et
du mouvement chez les Grecs") , et L. Kahn, Hermès passe, ou les ambiguïtés de la
communication, Paris, 1978. Pour le rapport entre herme, borne et pierre funéraire, voir, par
exemple, N.O. Brown, Hermès the Thief. The Evolution ofa Myth, Madison (Wiscon-
sin), 1947, chapitre 2 (avec bibliographie dans les notes).
29. C'est dans Pythiques, 5, 87 que Pindare nous révèle l'autre nom de Battos. Le
scholiaste précise (Scholies à Pindare, II, 187, 9-10Drachmann): "Aristotélès: identique
à celui qui fonda Cyrène, le surnommé Battos". Selon Hésychios (s.v.), βάττος signifie
"bègue"; Hérodote, IV, 155 emploie le synonyme ισχνόφωνος, plus courant, au sujet de
Battos, dont il pense que le nom est une appellation libyenne signifiant "roi" (cf. aussi
Hésychios, s.v.), reçue par le fondateur de Cyrène après son arrivée en Libye. Pour
Battos, le "Bègue", voir les brèves remarques de J.-P. Vernant dans J.-P. Vernant et P.
Vidal-Naquet, Mythe et tragédie deux, Paris, 1986, pp. 46-47 (dans "Le Tyran boiteux:
d'Œdipe à Périandre"). Définition du bégaiement dans Aristote, Des choses audibles,
804 b 27-33.
30. Voir le commentaire de M. Papathomopoulos à Antoninus Liberalis,
Métamorphoses, 23, 3, dans l'édition C.U.F. parue à Paris en 1968, p. 122 (avec références
bibliographiques).
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pierre racontera ton vol31". Peu après, il trahit malgré tout le secret, il le
répète à haute voix. Battos parle trop. Ce qui donne à sa pétrification une
valeur maximale: celui qui parlait trop dans la vie ne parlera point dans la
mort.
Formule qui, sous une forme inverse, est employée par Sophocle pour
qualifier la transformation de la tortue en lyre: "Morte elle reçut une voix,
vivante elle en était dépourvue, άναυδος", dit la nymphe Cyllène dans les
Limiers32. Bien que capable d'émettre un "petit sifflement" (σιγμός
μικρός), ainsi que le dit Aristote33, la tortue est donc άναυδος, "sans voix,
muette"34. Vivante, elle occupe ainsi une position inverse à celle de
Battos, qui, à haute voix, répète les confidences qu'on lui a faites. A la tortue
silencieuse s'oppose l'homme trop loquace. Opposition qui persistera
après la mort de l'un et de l'autre, car la tortue trouvera une voix, une
φωνή, après sa mort lorsqu'elle sera transformée en lyre35- elle
"chantera" même, selon le terme employé par Y Hymne36 -, de même que Battos
sera condamné au silence le plus absolu dans sa pétrification37. Mort, il se
taira. La pierre est là pour signifier sa mutité. Elle est là comme pour
bloquer son accès à la parole. Inversement, c'est la cavité de la carapace
qui donnera, à la tortue défunte, accès au monde des sons, de la musique et
du chant.
Entre la pierre et la carapace, l'opposition semble donc d'une certaine
façon nette et claire. Mais une telle conclusion n'est pas suffisante. On s'en
rend compte en lisant un fragment d'Empédocle que Plutarque cite par
deux fois: selon le philosophe, les tortues sont λιθόρριναι, "pourvues

31. Ovide, Métamorphoses, II, 696-697.


32. Sophocle, Limiers (fr. 314), 300 Radt: θανών γαρ εσχε φωνή ν, ζών δ' άναυδος ην
ό θήρ. Cf. Hymne homérique à Hermès, 478, qui qualifie la lyre de λιγύ-φωνος, "à la
voix aiguë", ainsi que Sappho, fr. 188 Lobel-Page, où la χέλυς, "tortue/lyre", est
qualifiée de φωνάεσσα, "vocale, dotée de voix"; également Nicandre, Alexipharmaca, 560-
563, où il est question de la tortue "à qui Hermès le Tutélaire a donné la voix, bien qu'elle
soit muette (άναύδητος)".
33. Aristote, Histoire des animaux, IV, 9, 536a 7. Cf. B. Devaux, La tortue sauvage,
2e éd., Paris 1989, p. 34: lorsque le mâle "s'unit à la femelle, il émet un chuintement
sifflant assez remarquable, et même bruyant".
34. Pour les Grecs, la mutité caractérise la tortue à un degré tel qu'un Philostrate, au
sujet d'une image d'Ésope faisant parler les animaux dans ses fables, se sent obligé de
dire que "même la tortue n'y est pas muette, άφωνος (Images, 1,3).
35. Sophocle, Limiers (fr. 314), 300, cité supra, n. 32.
36. Hymne homérique à Hermès, 37 (άείδειν); cf. 25 (αοιδός).
37. Pour le lien entre silence et pierre, cf. Théognis, 568-569: après ma mort, dit le
142 JESPER SVENBRO

d'une peau de pierre, λίθος"38. Non pas "de corne" , comme dans une fable
de Phèdre (qui parle de la "maison de corne", cornea domus, de la
tortue39) et sans doute dans notre propre représentation du phénomène, mais
- de pierre. Pour la zoologie moderne, la carapace de la tortue est une
espèce de boîte osseuse couverte de plaques cornées40. Mais pour les Grecs,
la carapace n'est ni à classer comme de la corne ni comme de l'os. Elle est
de pierre. Selon un autre usage, on la qualifie de κέραμος, de χύτρα et
d'ckrcpaicov, tous termes se référant à la "terre cuite"41. Pierre ou terre
cuite, la carapace de la tortue appartient par conséquent non pas au règne
animal mais au règne "inanimé" ou minéral.
Et selon Ésope, cette carapace est une "maison", un οίκος, où l'animal
a été condamné à vivre par Zeus lui-même pour avoir refusé d'aller aux
noces de Zeus et d'Héra42. Οίκος φίλος, οίκος άριστος, "logis familial,
logis idéal", répond-elle à Zeus, venu lui demander pourquoi elle n'a pas
daigné assister au mariage. Pour Aristophane, cette maison de pierre est
protégée de "tuiles", qui la rendent insensible43. L'animal habite cette
maison, qui va résonner de musique une fois qu'elle sera vidée de son
occupant (situation analogue pour la coquille chez Théognis44). L'animal
habite, sans pouvoir en sortir vivant, une pierre. Même sous une pierre, qui
est une pierre funéraire dans la mesure où λίθος et οίκος peuvent tous

poète, "je reposerai comme une pierre sans voix, ώστε λίθος αφθογγος", cité par Ver-
nant, op. cit. (supra, n. 21), p. 334.
38. Plutarque, Proposée table, 1,2, 618b; De la face vue dans la lune, 14,927f (= Em-
pédocle, fr. 31 Β 76 Diels-Kranz). Ajoutons que Plutarque lui-même, dans le deuxième
passage cité, se réfère à la carapace en employant l'expression τό λιθώδες, "sa nature
pierreuse (ou minérale)". L'idée que la carapace de tortue est de la pierre constitue la
proposition de base pour la mythologie de la lyre, telle qu'elle est envisagée ici. Cette
"proposition de base", capable d'organiser, chez les Grecs, un discours rituel, figuré ou
narratif mériterait pleinement, il me semble, la désignation de "mythe" (μϋθος). Je
remercie Jean-Louis Durand de m'avoir suggéré cette conception non narrative, généra-
tive, du "mythe" - et du "mythe" de la tortue en particulier-, conception sur laquelle il
faudra revenir.
39. Phèdre, Fables, II, 6, 5.
40. Voir par exemple Devaux, op. cit. (supra, n. 33), p. 25.
41. Κέραμος: Aristophane, Guêpes, 1295; χύτρα: Sophocle, Limiers (fr. 314), 302
Radt (χυτροΐδης, "ressemblant à un pot de terre cuite, χύτρα"); δστρακον, "pot de terre
cuite": Hymne homérique à Hermès, 33; Sophocle, ibid. , 310. Le κέραμος est "plus sec"
(κραυρότερος) que la pierre, selon Platon, Timée, 59d.
42. Esope, Fables, 125 Chambry.
43. Aristophane, Guêpes, 1292-1295.
44. Théognis, 1229-1230; cf. Platon, Phèdre, 250c.
"ton luth, A Quoi bon?" 143

deux désigner des monuments funéraires45. La tortue occupe donc une


position, du plus haut intérêt symbolique, entre le monde animal et le
monde minéral. Entre la vie et la mort46. Elle habite l'intersection entre la
vie animée et la pierre inanimée. Elle est à la fois chair vivante et pierre.
D'une certaine façon, on pourrait dire que la tortue est une pierre qui
respire. Ceci n'est pas une formule choisie au hasard. En grec, la cage
thoracique, lieu de la respiration, peut être désignée précisément par le
terme χέλυς, "tortue", "lyre" et donc également "thorax" (le terme
κίθαρος un cas pratiquement analogue)47. La cage thoracique, logeant les
poumons et le cœur, est une "tortue", ou mieux: une "carapace de tortue".
L'un des paradoxes de la tortue - et peut-être le plus significatif - est en
effet qu'elle respire dans la pierre, qu'elle vit animée dans ce qui est mort,
qu'elle est à la fois, comme le πέτρος de Battos, chaude et froide.
Cette analogie entre la tortue et la pierre tombale de Battos fait
apparaître la correspondance entre l'invention de la lyre et la pétrification du
Bavard, volets symétriques et opposés, situés chacun de son côté du volet
central constitué par le Vol des Bœufs par Hermès. La mise en perspective
des versions différentes du Vol des Bœufs nous permet en fait d'entrevoir
la relation entre la lyre et la pierre tombale. Sur un plan, cette relation est
marquée par la co-naturalité de la carapace de tortue et de la pierre48. Sur
un autre plan, par l'opposition entre les deux mouvements indiqués par la
lyre et par la pierre tombale respectivement, mouvements rendus possi-

45. Λίθος: Anthologie palatine, VII, 40, 1; etc.; οίκος: G. Pfohl, Greek Poems on
Stones. I, Epitaphs. From the Seventh to the Fifth CenturyB.C. (Textus minores, 36)m
Leyde, 1967, n° 1 (cf. aussi Liddell-Scott- Jones, s.v. οίκος, 3).
46. Cf. Aristote, De la jeunesse et de la vieillesse, 479 a 2-7: "Parmi les animaux qui
ont du sang, tous ceux qui ne sont pas très vivants, όσα μή ζωτικά λίαν είσΐ, vivent
longtemps après l'ablation du cœur, par exemple les tortues, même elles se déplacent sur
leurs jambes, surmontées de leurs carapaces". Je remercie Jean-Louis Labarrière de
m'avoir signalé ce passage.
47. Pour χέλυς, voir Euripide, Electre, 837; Hippocrate, De l'anatomie, 1; F.
Sokolowski, Lois sacrées des cités grecques, Paris, 1969, n° 151A, 50. Pour κίθαρος,
Hippocrate, Des lieux dans l'homme, 3; etc. Cf. κιθάρα dans Hippiatrica, 46, 1, Oder-
Hoppe.
48. Cf. le vase publié par H. Hoffmann, "Erwerbungsbericht des Muséums fur Kunst
und Gewerbe Hamburg 1963-1969", Archâologischer Anzeiger, 1969, p. 354 (avec ill.
38). Orphée y joue de la lyre, entouré de guerriers thraces. "Im Vordergrund klettert
eine Landschildkrôte mùhsam den Hiigel hinauf. Neben ihr, unmittelbar zu Fussen des
Sàngers, liegt ein runder Stein". Cette juxtaposition de la tortue et de la pierre par le
peintre ne saurait être due au hasard.
144 JESPER SVENBRO

bles, dans les deux cas, par le dieu du passage, Hermès. Car si la tortue est
muette comme la pierre dans la vie, elle chantera après sa mort, à
condition de devenir une lyre. Tandis que Battos, bavard de son vivant, se taira
lorsqu'il sera transformé en pierre. Une voix habitera la carapace de tortue
- sept voix même (autant que les voyelles)49 -, tandis que le silence
habitera Battos pétrifié. La lyre semble donc représenter le mouvement du
silence au son, de la mutité au chant, qui, d'un certain point de vue, est un
mouvement de la mort à la vie. En revanche, la pierre tombale représente
le mouvement inverse: de la vie à la mort, de la parole au silence. La pierre
tombale bloque le retour du défunt. La lyre, au contraire, ouvre la
possibilité d'un tel retour.
La co-naturalité de la carapace de tortue et de la pierre semble
confirmée par un célèbre récit de fondation, connu déjà d'Hésiode: la
construction des murs de Thèbes par le lyriste Amphion50. Car c'est grâce au son de

49. Platon parle des "voix de la lyre" , φθόγγοι της λύρας (Lois, VII, 812 d et e) , "voix"
qui, bien entendu, sont au nombre de sept, car la lyre est έπτάτονος, "pourvue de sept
τόνοι (= φθόγγοι)": Cléonidès, Introduction à l'harmonie, 12 (dans Euclide, Opéra,
VIII, 266 Menge), citant Ion de Chios, fr. 32, 3 West (cf. Euripide, Alceste, 446). Cf.
aussi le βάρβιτος (instrument également fait d'une carapace de tortue) de Bacchylide,
qui lui attribue un έπτάτονος... γαρυς, "voix à sept tons, langage à sept voix" (fr. 20B, 2
Snell), ainsi que la κιθάρα dans Euripide, Ion, 881-882, qualifiée de έπτάφθογγος, "à
sept voix". Le fait que la lyre possède sept cordes, ou "voix", et l'alphabet sept voyelles,
φωνήεντα (cf. Sappho, citée supra, n. 32), les situent dans le domaine d'Apollon, dieu
des phénomènes sonores (voir infra, n. 115) et en même temps du nombre sept (voir par
exemple Hésiode, Travaux, 770-771 ; Plutarque, Propos de table, VII, 2, 717d): entre les
cordes de la lyre et les voyelles de l'alphabet les liens d'association ont pu être renforcés
par la circonstance que l'enseignement de la λύρα venait immédiatement après celui des
γράμματα (voir Platon, Protagoras, 325e-326a; Lois, VII, 812b).
50. Hésiode, fr. 182 Merkelbach-West: rien n'empêche que le texte hésiodique ait
employé le mot λύρα, bien que notre résumé du poème emploie κιθάρα, mot désignant
spécificuement la grande "cithare de concert" (dont la caisse est en bois) mais qui est
aussi le terme générique désignant non seulement la cithare mais encore la lyre,
instrument sur lequel on exécute des κιθαρίσματα plutôt que des "lyrismes" (voir Platon,
Protagoras, 326 a-b; Lois, VII, 812 d-e; cf. A. Bélis, "Reconstruction d'une lyre antique" [en
collaboration avec J.-C. Condi] , Cahiers de Musiques Traditionnelles, 2, 1989, p. 203 n.
1). Pausanias, qui raconte l'histoire d'Amphion (IX, 5,7), emploie λύρα, ainsi qu'Apol-
lodore (Bibliothèque, III, 5, 5), Philostrate (Images, 1, 10) et Plutarque (Le philosophe
doit surtout s'entretenir avec les grands, 4, 779a); de son côté, Apollonios de Rhodes
emploie φόρμιγξ (Argonautiques, I, 740), mais cette désignation homérisante est
également utilisée pour l'instrument d'Orphée (I, 31; II, 161; 704; IV, 906; 909), dont la
φόρμιγξ, à un moment décisif, se révèle être une lyre (λύρη): II, 929.
"TON LUTH, A QUOI BON?" 145

sa lyre que celui-ci arrive à mettre en place les blocs de pierre des
murail es. Premier joueur de lyre parmi les mortels, selon une tradition à laquelle
j'ai déjà fait allusion, Amphion a reçu la lyre d'Hermès lui-même pour
avoir été le premier à lui élever un autel51. Pausanias rapporte une
tradition attachée au tombeau d'Amphion, selon laquelle les blocs de pierre
grossièrement taillés entourant son μνήμα auraient été les πέτραι qui
suivirent le son de sa lyre52.
Or, la lyre intervient également dans une autre histoire de fondation,
qui pourtant semble présenter une petite difficulté terminologique: le
terme employé par Pausanias est κιθάρα, non pas λύρα. Or, lorsqu'une
épigramme de Γ Anthologie palatine raconte la même histoire, les deux
termes sont utilisés et, du côté latin, Ovide emploie lyra53. On sait qu'il
existe un certain flou terminologique dans ce domaine, où, comme on le
verra, le même instrument peut être désigné comme λύρα et κιθάρα (on
doit d'ailleurs faire remarquer que Γ Hymne homérique à Hermès emploie
le verbe κιθαρίζειν au sens de "jouer sur la λύρα")54. L'histoire à laquelle
je fais allusion (et qu'il faut peut-être utiliser avec quelque réserve) est
celle de la construction de l'acropole d'Alkathoos à Mégare. Apollon lui-

51. Myro de Byzance (époque hellénistique), citée par Pausanias, IX, 5, 8.


52. Pausanias, IX, 17, 7.
53. Anthologie palatine, XVI, 279, 4-5: Apollon dépose sa κνθάρη sur la pierre, qui
désormais sera λυρ-αοιδός, "capable de sonner comme une lyre". Ici, le glissement est
dû en partie au souci d'éviter la répétition (car κιθαρωδός aurait fait l'affaire du point de
vue métrique) , mais s'il est vrai que κιθάρα est un terme générique, ainsi que je le pense ,
le mot peut se référer à une lyre faite d'une carapace de tortue.
La référence à Ovide: Métamorphoses, VIII, 16.
54. Hymne homérique à Hermès, 17 (έν-κιθαρίζειν), 423 (λύρη κιθαρίζειν), 425, 433,
455, 476, 510 (κιθαρίζειν). L'instrument du jeune dieu s'appelle à la fois φόρμιγξ (64),
χέλυς (153), λύρη (423) et κίθαρις (499), diversité presque troublante qui semble ressur-
gir dans une épigramme de l'Anthologie palatine (VI, 54), où un seul et même
instrument (que Strabon a sans doute raison d'appeler κιθάρα, "cithare de concert": VI, 1,9,
C260) est désigné comme φόρμιγξ (3), χέλυς (4), λύρα (5) et κιθάρα (7). (Soulignons
toutefois que la κίθαρις homérique ne saurait être confondue avec la κιθάρα, la "cithare
de concert"). L'équivalence entre φόρμιγξ et κίθαρις est déjà dans Homère (Iliade, 18,
570; Odyssée, 1, 153-155). Selon Sophocle, Limiers (fr. 314), 313 Radt, l'enfant Hermès
donna le nom de λύρα à son invention, et c'est avec le même mot que Platon se réfère à
cet instrument dans Lois, VII, 812d-e (cf. A. Bélis, loc. cit. supra, n. 50, p. 203). Cf. aussi
Apollodore, Bibliothèque, III, 10, 2 (qui ne se réfère à la lyre d'Hermès qu'avec le terme
λύρα) ainsi que Philostrate, Images, I, 10, 1.
Dans Pindare, dont l'instrument a souvent dû être la "cithare de concert" (la κιθάρα,
au sens restreint), on ne trouve pas un seul exemple du mot κιθάρα, remplacé, semble-t-
146 JESPER SVENBRO

même participa à ce travail et, afin d'avoir les mains libres, déposa son
instrument sur une pierre, qui, désormais, présentait ceci de merveilleux
que, frappée d'un galet, elle rendait le même son qu'une lyre55.
De toute façon, le récit sur Amphion et la construction des murailles de
Thèbes met en évidence une espèce de consonance profonde entre
l'instrument inventé par Hermès et la pierre. La même consonance semble se
rencontrer dans le mythe d'Orphée, qui faisait bouger pierres, arbres et
animaux grâce à sa lyre56. En ce qui concerne la consonance entre la
carapace de tortue et la pierre, j'en ai déjà indiqué les raisons. Que faire
alors des arbres et des animaux? Car la lyre d'Orphée est efficace non
seulement dans le règne "inanimé", ou minéral, mais encore dans les deux
autres règnes57. Je n'ai qu'une simple hypothèse à offrir en guise de ré-

il, par λύρα (9 exemples; cf. φόρμιγξ, 16 fois; κίθαρις, lfois): appeler ainsi la κιθάρα une
λύρα est probablement opérer un transfert métaphorique visant à récupérer les valeurs
symboliques de la lyre au bénéfice de la cithare de concert. Cette stylisation peut être
comparée à celle qui semble interdire à Pindare l'emploi des termes comme ποίησις et
τέχνη en tant que désignations de son art: voir CM. Bowra, Pindar, Oxford, 1964, pp. 2
et 4-5.
55. Pausanias, 1, 42, 2. La λύρα d'Orphée a eu un effet comparable sur les πέτραι près
de Lyrnessos: voir Philostrate, Heroicus, X, 7 (II, 181, 17-22 Kayser).
56. C'est Pausanias qui fait le rapprochement (IX, 17, 7) . Il est vrai que la tradition met
le caractère vocal du pouvoir d'Orphée au premier plan: c'est en "chantant" que le lyriste
thrace influence pierres, arbres et animaux (voir Orphicorum fragmenta, éd. O. Kern,
Testimonia, 47, 48, 50, 52-55). Toutefois, le côté instrumental est parfois mis en avant,
par exemple dans Anthologie palatine, VII, 10, 7-8: "Les pierres (πέτραι) et les arbres
(δρύες) se lamentaient, les mêmes qu'il avait enchantés auparavant grâce à sa lyre
(λύρη)". Cf. Phanoclès, fr. 1, 19-20 Powell, où c'est la lyre (χέλυς) d'Orphée qui a fait
bouger les pierres (πέτρας). Cf. également Euripide, Bacchantes, 562, κιθαρίζων, "en
jouant sur sa lyre", et Apollonios de Rhodes, Argonautiques, I, 31, φόρμιγγι, "grâce à
sa lyre". Ainsi qu'il apparaît de ce dernier passage, le pouvoir d'Orphée est à la fois vocal
(ibid., I, 28 αοιδάων ένοπη, "grâce au son de ses chants") et instrumental, ce que par
exemple Pausanias dit succinctement en employant le verbe κιθαρωδεϊν, "chanter en
s'accompagnant sur sa lyre" (IX, 17, 7; cf. 5, 7: "Amphion chanta, ήδε, et construisit les
murailles en s'accompagnant à la lyre, προς την λύραν"). Cf. Apollodore, Bibliothèque,
1,3,2 (parlant d'Orphée) , "qui pratiquait la κιθαρωδία et faisait bouger pierres et arbres
^n chantant", où le "chant" est évidemment un chant accompagné à la lyre.
57. Pour l'idée des "trois règnes de la nature", voir par exemple Aristote, Histoire des
animaux, VIII, 1, 588 b 4-10; Parties des animaux, IV, 5, 681a 12-15; Météorologiques,
IV, 10, 388a 13-20 (Aristote se réfère au règne minéral par le terme άψυχα, littéralement
"choses inanimées") . Cette idée - pour ne pas dire idéologie - se retrouve probablement
déj à dans les mots (de caractère proverbial) adressés par Pénélope à Ulysse: "Car tu n'es
ni du chêne (δρυός) légendaire ni de la pierre (πέτρης)" (Odyssée, 19, 163), l'implication
"Ton luth, A Quoi Bon?" 147

ponse. Nous savons que la lyre était fabriquée non seulement à partir d'un
matériau qui, pour les Grecs, provenait du règne minéral, mais encore à
partir de matériau végétal (roseau et bois) ainsi que de matériau animal
(peau de bœuf et boyaux de brebis)58. Ce qui signifie que la lyre -
contrairement à la κιθάρα, par exemple -, par les matériaux utilisés pour sa
construction, "résumait" en elle les trois règnes de la nature. Le fait que la
musique d'Orphée influençait également l'eau courante des fleuves59 n'est
pas un obstacle à cette explication: soit l'eau est considérée comme
appartenant au même règne que les pierres60, soit c'est la voix d'Orphée qui,
comme toute voix pour l'esprit grec, est perçue comme une ρύσις,
"écoulement, courant" (la voix "coule" en grec, on la "verse")61, et donc
capable d'agir sur l'eau par une consonance analogue à celle qui est à
l'œuvre dans le rapport entre carapace de tortue et pierre.
Que cette hypothèse soit valable ou non, elle nous amène dans le
domaine orphique, où nous trouvons, en fait, la vérification du rapport
antithétique entre lyre et pierre tombale. En ce qui concerne la pierre
tombale, j'ai déjà cité le récit de la mort de Kaineus, récit où le héros est
enfoncé, dans la terre et dans la mort, par une pierre tombale qui, désormais,
bloquera son retour chez les vivants. La pierre tombale empêche le défunt

étant qu'Ulysse est un homme (et en tant que tel doté d'une généalogie). Dans la
tradition sur Orphée, il y a une tendance à l'ellipse lorsqu'on parle du champ d'action de sa
musique: ainsi, Apollodore (Bibliothèque, I, 3, 2) mentionne les pierres et les arbres,
mais non pas les animaux; inversement, Pausanias (IX, 17, 7; cf. 30, 4) mentionne les
animaux, mais non les pierres et les arbres. Ce phénomène peut se retrouver chez un seul
et même poète: Euripide, Iphigénie en Aulide, 1212 (pierres); Bacchantes, 563-564
(arbres, animaux). Il existe pourtant des textes moins elliptiques à cet égard: voir par
exemple Anthologie palatine, VII, 8, 1-2.
58. Hymne homérique à Hermès, 47-51 (voir supra, n. 11). Outre l'article de Courbin
(cité supra, n. 11), pp. 106-114, je signale l'étude d'A. Bélis, "A propos de la
construction de la lyre", Bulletin de Correspondance Hellénique, 109, 1985, pp. 201-220.
59. Voir par exemple Apollonios de Rhodes, Argonautiques, I, 27.
60. C'est-à-dire à celui des άψυχα, comprenant pierres (à base de terre) et métaux (à
base d'eau). Pour la distinction entre pierres et métaux, cf. Théophraste, Sur les pierres,
1,1. Comme l'eau, les métaux ont un état solide et un état liquide: ce sont des ΰδατα
χυτά, des "eaux" susceptibles de fondre (Platon, Timée, 59a).
61. Aristote, Problèmes, XI, 45, 904a 24: la voix (φωνή) "est une espèce de flux",
ρύσις τίς έστι; pour la voix qui "coule" et que l'on "verse", voir Homère, Iliade, 1, 249;
Odyssée, 19, 521; Hésiode, Théogonie, 39, 84, 97; Bouclier, 396; Hymne homérique à
Aphrodite, 237. Pindare insiste sur le caractère "liquide" de la parole: voir les références
dans J. Svenbro, Phrasikleia. Anthropologie de la lecture en Grèce ancienne, Paris,
1988, p. 101 n. 39. Cf. aussi Philostrate, Images, II, 1, 2.
148 JESPER SVENBRO

de revenir. Elle installe le défunt dans son statut de mort, elle marque la
limite au-dessus de laquelle le défunt n'a plus de présence. Ici-haut, le
défunt est un absent. Or, si mon hypothèse est correcte, la lyre ouvrirait
inversement la possibilité du retour que la pierre tombale, elle, vise à
bloquer. Une scholie à Virgile (Enéide, VI, 119), découverte en 1925 et
utilement citée par Martin L. West dans The Orphie Poems, affirme:
"Varron dit qu'il y avait un livre d'Orphée appelé la Lyre, consacré à
l'évocation de l'âme. Et il y est dit que les âmes ne peuvent pas remonter sans
lyre" (Varro autem dicit librum Orfei de uoeanda anima Liram nominari.
Et negantur animae sine cithara posse ascendere)62 .
A part le fait qu'il est un exemple du flou terminologique où la κιθάρα
peut valoir une λύρα, ce texte assigne clairement à la lyre une fonction qui
est celle que l'on a pu entrevoir dans la "mise en perspective" des versions
du Vol des Bœufs. La lyre orphique est explicitement un instrument de
retour - de retour du Royaume des morts (ce qui n'est d'ailleurs pas pour
nous surprendre). Le livre qui, dans la tradition orphique, fut consacré à
ce sujet s'intitulait précisément la Lyre et peut être ajouté à la liste des
livres orphiques aux titres tels que le Manteau, le Filet et le Cratère63.
Varron, le bibliothécaire de César, le connaissait et avait résumé son contenu.
Selon lui, la lyre est le seul instrument permettant aux âmes des défunts de
remonter au monde des vivants, - de même (ajouterais-je) que la pierre
tombale est le seul moyen par lequel l'âme du défunt est retenue dans l'En-
bas et empêchée de hanter les vivants.
Au choix de la lyre, faite d'une carapace de tortue, comme instrument
de Retour du monde infernal ont contribué des raisons d'ordres différents,
dont la première est peut-être que la tortue, habitant de son vivant sa
propre "tombe" (οίκος, λίθος), sera dotée d'une voix après sa mort. Or, le
comportement de la tortue, tel que les zoologues anciens et modernes l'ont
observé, a des traits qui ne peuvent que venir appuyer sa fonction
symbolique en tant que lyre: les Grecs le savaient, la tortue - et l'espèce dont
ils fabriquaient la lyre n'est pas une exception64 - enterre non pas ses morts

62. M.L. West, The Orphie Poems, Oxford, 1983, p. 30. Pour l'interprétation de cette
scholie, je me base toutefois sur A.D. Nock, "The Lyra of Orpheus", Classical Review,
41, 1927, pp. 169-171 (on peut faire observer que Nock propose de lire <e> uoeanda).
63. Ainsi que le fait observer West, op. cit., pp. 29-30.
64. Les deux carapaces de tortues publiées par Courbin ont pu être identifiées comme
celles de deux exemplaires adultes de la "tortue d'Hermann", Testudo hermanni her-
manni: Courbin, art. cit., (supra, n. 11), p. 99. Pour cette tortue, vivant à l'état sauvage
au sud de la France et aujourd'hui menacée comme espèce, on consultera Devaux, op.
"TON LUTH, A QUOI BON?" 149

comme les humains mais, au contraire, ses œufs65. La tortue pond ses œufs
dans un trou qu'elle a fait dans la terre et qu'elle recouvre ensuite,
soucieuse, selon Plutarque, de rendre l'endroit εΰσημος, "facilement re-
connaissable par des signes", plus précisément par les empreintes quasi
graphiques de ses pieds (la métaphore scripturale est due à Plutarque66) .
Grâce à quoi elle le retrouvera au moment de l'éclosion des œufs. Sur ce
dernier point, la zoologie moderne serait en désaccord avec Plutarque, ce
qui rend son idée peut-être encore plus significative: la ponte est un
enterrement qui, au lieu de renvoyer les enterrés dans l'au-delà ou dans l'En-
bas, les prépare pour un retour à la lumière, à leurs proches.
Et ce n'est pas tout: la tortue s'enterre elle-même pour survivre l'hiver.
A l'égal de l'ours ou du serpent, la tortue hiberne, φωλεύει67. L'hiver
arrivé, la tortue se retrouvera sous terre, dans un état semblable à la mort (et
qui parfois mène à la mort si l'hiver est rude), état dont elle sort en mars-
avril68. Autant que ses petits, la tortue sort donc de terre pour retourner
vers le monde des vivants. Le modèle shamanique, les Grecs l'avaient
donc tout près! Ajoutons à cela un détail dont l'histoire remonte peut-
être à la représentation grecque de la tortue: le mot français tortue
viendrait du bas latin *tartaruca (pratiquement identique à l'italien tartaruga)
et signifierait (bestia) Tartarea, "bête du Tartare"69.
La lyre a donc le pouvoir d'attirer vers l'Ici-haut, du monde infernal, les
âmes des défunts. C'est avant tout le cas de la lyre d'Orphée, lorsque celui-
ci descend aux Enfers pour en ramener son épouse défunte70. Armé de sa

cit. , (supra, n. 33), ainsi que M. Cheylan, Biologie et écologie de la tortue d'Hermann,
thèse, Montpellier, 1981.
65. Aristote, Histoire des animaux, V, 33, 558 a 4-14.
66. Plutarque, Sur l'intelligence des animaux, 982 b-c. La tortue "laisse des marques et
des signes, άμύττειν και καταστίζειν, à l'endroit grâce à ses pieds". Άμύττειν est le
synonyme de γριφασθαι et de γράφειν, "égratigner, écrire" (voir Hésychios, s.v.
γριφασθαι); καταστίζειν signifie "tatouer". Il faut dire que la tortue dont parle
Plutarque est une tortue marine, mais Aristote, Delà respiration, 10, 475 b 29-31, met en
parallèle tortues marines et tortues terrestres en ce qui concerne la ponte.
67. Les "animaux à écailles", les φολιδωτά, hibernent "pendant les quatre mois les
plus froids, sans prendre aucune nourriture", écrit Aristote dans V Histoire des animaux,
VIII, 15, 599a 30-33; or, la classe des φολιδωτά comprend les tortues (De la jeunesse et
de la vieillesse, 16, 475b 22-23).
68. Voir Devaux, op. cit. (supra, n. 33), pp. 59-60 et 100-102.
69. P. Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, 2e éd. ,
Paris, 1977, s.v. tortue.
70. Dans la littérature sur Orphée, citons le beau livre de Ch. Segal, Orpheus. The
Myth ofthe Poet, Baltimore (Ma.), 1989.
150 JESPER SVENBRO

seule lyre71, il descend et ramène effectivement celle que Virgile appelle


Eurydice mais que la tradition grecque a d'abord nommée Άγριόπη,
"Voix-sauvage"72 (il faut noter qu'Eurydice est morte d'une morsure de
serpent73 et que le sang de la tortue, selon Pline, est précisément un
remède contre les morsures de serpent74). Oublions pour l'instant la version
classique de Virgile car, à l'exception de Platon, qui parle de l'échec
d'Orphée - la femme ramenée de l'En-bas ne fut qu'un simulacre75 -, la
tradition prévirgilienne, étudiée par Jacques Heurgon, considère la descente et
le retour d'Orphée comme un succès16. Le joueur de lyre ramène son
épouse décédée au monde des vivants. La lyre accompagne le retour de
"Voix-sauvage", franchissant le seuil séparant la mort de la vie.
Mais ce n'est pas la seule occasion où la lyre d'Orphée se mesure avec les

71. Hermésianax chez Athénée, XIII, 597b = fr. 7, 2 Powell: Θρησσαν στειλάμενος
κιθάρην, "armé de sa lyre thrace" ; Virgile, Enéide, VI, 120 Threicia fretus cithara, "fort
de sa lyre thrace" (= la "testudo creuse" de Géorgiques, IV, 464); Argonautiques
orphiques, 42, ημέτερη πΐσυνος κιθάρη, "confiant dans ma lyre". Ces passages sont cités
par J. Heurgon, "Orphée et Eurydice avant Virgile", Mélanges de l'École Française de
Rome, 49, 1932, p. 10.
72. Hermésianax, ibid., 2 et 14. Heurgon, loc. cit., pp. 13-15, préfère la correction
Άργιόπη (imprimée par J.U. Powell), qu'il traduit: "à la voix claire" ("Voix-blanche"
me paraît pourtant plus exact). Pour Άγριόπη, cf. Odyssée, 8, 294 άγριόφωνοι, "de
langue sauvage, barbare" (des Sintiens), probablement le synonyme d'Iliade, 2, 867 6ap-
βαρόφωνοι, "de langue barbare, étrangère" (des Cariens). Le nom Άγριόπη, "Voix-
sauvage", fait penser non seulement à l'origine thrace d'Orphée mais encore, à son père
Οϊ-αγρος et à sa mère Καλλι-όπη, dont les noms semblent avoir fourni les éléments de
Άγρι-όπη. Peut-être ce nom ne prend-il tout son relief qu'à condition d'être confronté
au fait que le retour des Enfers devait se faire en silence, selon [Virgile], Culex, 290 (où
Agriopè s'appelle bien entendu Eurydice). Pour cette "loi de mutisme", voir Heurgon,
art. cit., pp. 51-52. J'ajoute que l'époux de "Voix-sauvage" passe pour avoir inventé Γ
écriture: Orphicorum fragmenta, éd. O. Kern, Testimonia, 123.
73. Ibid., 63-67.
74. Pline, Histoire naturelle, XXXII, 33. Autant que la chasteté traditionnellement
exigée de l'apiculteur (Plutarque, Préceptes conjugaux, 144d) - en l'occurrence d'Aris-
tée, qui néanmoins cherche à violer Eurydice -, l'emploi pharmaceutique de la tortue
fait partie de l'imaginaire qui se trouve à l'œuvre dans le récit sur Orphée et Eurydice,
récit auquel M. Détienne a consacré une analyse dans J. Le Goff et P. Nora éd. , Faire de
l'histoire, III, Paris, 1973, pp. 56-75, sous le titre "Orphée au miel".
75. Platon, Banquet, 179d: "simulacre" s'y dit φάσμα.
76. Heurgon, art. cit. (supra, n. 71), qui pourtant considère le célèbre bas-relief at-
tique figurant Orphée, Eurydice et Hermès (Musée de Naples) comme une
représentation "où Virgile apparaît déjà tout entier" (p. 34). Voir Segal, op. cit. (supra, n. 70), p.
158 et n. 10, pour une autre interprétation.
"Ton Luth, A Quoi bon?" 151

forces infernales. Dans le livre IV des Argonautiques, Apollonios de


Rhodes raconte comment les Argonautes passent près de l'île d'An-
thémoessa, où les Sirènes, par leur chant irrésistible, attirent les marins
vers la mort77. Or, c'est en jouant sur sa lyre qu'Orphée, fils d'une Muse
(et déjà par là opposé aux Sirènes78), réussit à neutraliser la force du chant
infernal des Sirènes: il ne chante pas dans ce passage79. Tout se passe
comme si la force tirant les Argonautes vers l'En-bas, vers la destruction,
vers la mort, était tenue en échec par la force inverse de la lyre, attirant les
Argonautes vers l'Ici-haut.
La lyre d'Orphée intervient à une autre occasion, cette fois pour
marquer le retour d'une âme défunte au monde des vivants. Promathidas
d'Héraclée, historien utilisé par Apollonios de Rhodes (à en croire les
scholies), nous raconte en effet que le héros Sthénélos, fils d'Actor,
compagnon d'Héraclès qu'il suivit dans son expédition contre les Amazones, a
trouvé la mort en un endroit situé sur la côte sud de la Mer Noire, à l'est
d'Héraclée. Lorsque les Argonautes y passent, ils s'arrêtent et Orphée
place sa lyre sur la stèle même de Sthénélos80, -geste qui, à mon avis,
n'aurait pas de sens s'il ne suivait l'"évocation de l'âme" du héros81. En
souvenir de cette dédication de la lyre par Orphée, le lieu a reçu le nom
"Lyre", Λύρη82. L'évocation que je postule pour la version de
Promathidas - version qu'un scholiaste résume quelque peu brutalement - a
d'ailleurs son pendant dans le récit que nous trouvons chez Apollonios de
Rhodes83. Pourtant, celui-ci place l'apparition de Sthénélos avant
l'intervention d'Orphée, c'est-à-dire lorsque le navire Argo passe près de la côte
où se trouve le tombeau du héros. Armé comme il l'était lorsqu'il fut tué,

77. Apollonios de Rhodes, Argonautiques, IV, 885-921. Cf. Argonautiques


orphiques, 1264-1290.
78. Voir J.-P. Vernant, L'individu, la mort, l'amour, Paris, 1989, p. 146.
79. Argonautiques, IV, 905-909: "...et la lyre triomphait de la voix virginale",
παρθενικήν δ'ένοπήν έθιήσατο φόρμιγξ.
80. Promathidas d'Héraclée, fr. 4, FHG, III, 201-202 Millier (= Scholies à Apollonios
de Rhodes, Argonautiques, 911-914 et 928-929, p. 194, 10-14 et 18-22 Wendel).
81. Selon le scholiaste, Apollonios "a pris le récit sur Sthénélos de Promathidas, tout
en élaborant (verbe: πλάσσειν) lui-même l'histoire du fantôme, εϊδωλον" (ρ. 194, 12-14
Wendel). A première vue, on a l'impression que l'histoire du "fantôme" de Sthénélos est
l'invention d'Apollonios, mais on peut aussi comprendre que celui-ci lui a donné une
forme nouvelle, ce qui présuppose une forme antérieure, moins spectaculaire.
82. Apollonios de Rhodes, Argonautiques, II, 929-923: "Et Orphée y dédia sa lyre (αν
δέ και Όρφεύς θήκε λύρην), fait dont l'endroit tient son nom Λύρη".
83. Ibid., 911-929. Cf. Valerius Flaccus, Argonautiques, V, 87-100.
152 JESPER SVENBRO

Sthénélos est vu de la mer par les Argonautes, qui se rendent ensuite à son
tombeau pour sacrifier, après quoi Orphée lui dédie sa lyre sur un autel
construit ad hoc, comme s'il était important ici de ne pas confondre pierre
tombale et lyre84. A côté du tombeau avec sa stèle, la lyre restera sur un
autel pour commémorer le retour spectaculaire de Sthénélos. Sans être le
résultat d'une musique orphique, l'apparition de Sthénélos se trouve ainsi
liée à tout jamais à l'instrument symbolisant le retour de chez Perséphone.
Lorsqu'Orphée lui-même meurt déchiré, les femmes thraces jettent sa
tête et sa lyre dans la mer85; et cette tête fabuleuse et la non moins
fabuleuse lyre voguent jusqu'à l'île de Lesbos, où la tête est enterrée86
tandis que la lyre est enfoncée sur le tumulus: "ils mirent la lyre sonore sur le
tumulus", dit en effet le poète hellénistique Phanoclès87. A la tête
oraculaire d'Orphée88 ne convient pas une pierre tombale ordinaire mais
une lyre assurant le retour régulier de la parole orphique dans le monde
des vivants. Cette lyre, ainsi que le précise Phanoclès, a déjà réussi à
subjuguer les "pierres sans voix" (άναυδους πέτρας) et l'eau sombre de la
mer89: ici, elle prend la place précisément d'une pierre sans voix, d'une
pierre tombale. Orphée parlera.
Or, il faut remarquer que la "tortue", la χελώνη, est attestée comme
désignation d'une sorte de tombeau, vraisemblablement par référence à sa

84. Le scholiaste souligne le contraste, sur ce point, entre Promathidas et Apollonios,


dont le dernier "dit que la lyre fut placée sur l'autel consacré à Apollon", tandis que
Promathidas "dit qu'elle fut placée sur la stèle par Orphée" (p. 194, 18-21 Wendel).
85. Sur la mort d'Orphée, voir le dossier dans Orphicorum fragmenta, éd. O. Kern,
Testimonia, 113-135, en particulier 118, 119 et 132-134.
86. Ibid., 118, 133 et 134.
87. Phanoclès, fr. 1 , 19 Powell: εν δε χέλυν τύμβφ λιγυρή ν θέσαν. Pour l'emploi de έν-
τιθέναι, "mettre dans/sur", cf. Apollonios de Rhodes, Argonautiques, III, 1320 σάκος
ένθετο νώτφ, "il se mit le bouclier sur le dos", ainsi qu'Anthologie palatine, XVI, 279, 4
ενθεμένος κιθάρην, "posant sa lyre sur [la pierre]". Il faut penser que la lyre d'Orphée ait
été légèrement enfoncée dans le tumulus afin de tenir debout, à la façon d'une stèle
funéraire dont la partie inférieure se trouve sous la surface du sol: d'où l'emploi de έν-
τιθέναν. La tête, elle, a déjà été enterrée (v. 18). Selon Lucien, Contre un ignorant, 11,
les Lesbiens, ayant donné une sépulture à la tête d'Orphée, "consacrent sa lyre à
Apollon dans le temple du dieu", την λύραν... άναθεϊναι ες του 'Απόλλωνος τό ίερόν.
88. Selon Philostrate, Heroicus, V, 3, (II, 172, 14-17 Kayser), la tête d'Orphée,
arrivée à Lesbos, "délivrait des oracles dans un creux de la terre", εν κοίλη τη γη έ-
χρησμωδει. Cf. W.K.C. Guthrie, Orpheus and Greek Religion [1952], New York
(N.Y.), 1966, pp. 35-39, et M. Schmidt, "Ein neues Zeugnis zum Mythos vom Or-
pheushaupt", Antike Kunst, 15, 1972, pp. 128-137.
89. Phanoclès, fr. 1, 19-20 Powell.
"TON LUTH, A QUOI BON?" 153

forme matérielle, ainsi que cela a pu être le cas de la χελώνη de Polla à Pa-
tara en Asie Mineure (époque impériale)90. Je pense pourtant que la
rareté de la "tortue" funéraire est significative: aucun exemple à côté de
celui que je viens de citer. La raison en est sans doute que, normalement,
la tortue ne convient pas plus que la lyre comme signe funéraire: Sthénélos
n'eut pas la lyre en guise de pierre tombale, si l'on croit Apollonios de
Rhodes (bien entendu, Promathidas d'Héraclée n'est pas du même avis et
l'on peut également citer un lécythe attique où figure un βάρθιτος placé
sur une stèle funéraire91). Ainsi, le tumulus d'Orphée devient-il d'autant
plus remarquable: car ici, la lyre convient comme signe funéraire dressé
sur une tête loquace même dans la mort (d'abord sur la mer, ensuite
comme oracle).
Passons maintenant à la figure d'un poète historique, à savoir Eschyle.
Dans les Grenouilles d'Aristophane - la scène se joue dans l'Hadès , le
poète tragique affirme avec fierté: "Ma poésie n'est pas morte avec moi92".
Qu'elle soit vraie ou fausse pour nous, cette constatation est confirmée par
la Vie du poète, où il est dit que celui-ci gagna plusieurs victoires après sa
mort93. Il n'est donc pas vraiment surprenant qu'il soit choisi par Dionysos
dans les Grenouilles comme le poète digne d'être ramené de l'Hadès à
Athènes94. Il remontera. Le même poète qui savait que le thrène
s'exécutait άνευ λύρας, "sans lyre"95, associe sa propre poésie à la "petite
lyre" (λύριον), lyre dont la poésie de son adversaire, Euripide, peut se
passer96: celui-ci est inférieur comme poète et ne remontera pas.
Or, sur la mort d'Eschyle, la Vie du poète raconte la fable suivante: "Un
aigle qui avait pris une tortue n'arrivait pas à attraper la queue de sa vic-

90. Voir E.L. Hicks, "Inscriptions from Casarea, Lydae, Patara, Myra", Journal of
Hellenic Studies, 10, 1889, p. 82 (n° 35): "Line 1 affords the only example of the word
χελώνη used to designate a funeral monument. Mr. Bent implies that the form of the
tomb suited the name, but he does not describe it".
91. Lécythe attique du "peintre de Sabouroff" (Ve siècle), publié dans A. Greifenha-
gen, Antike Kunstwerke, 2e éd. , Berlin 1966, pi. 82 (Berlin Inv. 3262). Le θάρβιτος est
fait d'une carapace de tortue, mais se distingue de la lyre par ses montants très longs.
92. Aristophane, Grenouilles, 868.
93. Vie d'Eschyle, 13.
94. Grenouilles, 1471.
95. Eschyle, Agamemnon, 990 (cf. Euménides, 331-333). Pour l'adjectif αλυρος
(synonyme de l'expression άνευ λύρας) et l'incompatibilité de la lyre et du deuil, voir M.
Maas et J. Mclntosh-Snyder, Stringed Instruments of Ancient Greece, New Haven
(Conn.) et Londres, 1989, p. 80.
96. Grenouilles, 1304-1305.
154 JESPER SVENBRO

time et la jeta sur des rochers (πέτραι) afin de casser sa carapace. Mais la
tortue, tombant sur le poète, le tua97". Bien entendu, sur le tombeau
d'Eschyle on dressa une stèle funéraire, et non pas une lyre ou une tortue. Sa
stèle est en effet connue: elle portait une inscription qui avait ceci de
remarquable qu'elle ne faisait aucun cas de l'activité poétique du défunt;
seul son courage à Marathon était mentionné. Les gens du monde du
spectacle se rendaient auprès de cette stèle afin de sacrifier98. Cela ne
disqualifie pourtant pas la fable dans la perspective qui est la nôtre. Le scénario
de la fable - dont Élien raconte une variante99 (ainsi qu'Ésope100) - fait
plutôt penser au roi Kaineus, enfoncé dans la terre et dans la mort par sa
propre stèle funéraire. De façon analogue, Eschyle a été enfoncé dans la
mort par une tortue venue du ciel, comme par la volonté de Zeus lui-
même, dont une image montre le dieu debout avec une tortue dans la main
et un aigle à ses pieds101. Mais si la tortue qui enfonce Eschyle dans la mort
rappelle la pierre tombale de Kaineus, en même temps elle s'en distingue.
Elle constitue l'inversion logique de cette pierre tombale (ainsi que de
toute pierre tombale "normale") en ceci qu'elle symbolise le retour du
monde infernal: après chaque hibernation, la tortue remonte du monde
souterrain qui l'a vu naître. Autant que la lyre sur le tombeau d'Orphée, la
tortue du récit symbolise, me semble-t-il, la possibilité d'un retour du
défunt. En d'autres termes, la façon légendaire dont Eschyle a trouvé la mort
suggère qu'il fera entendre sa voix ici-haut. Sa "petite lyre" résonnera.
Ainsi, la lyre, faite d'une carapace de tortue, apparaît comme
l'inversion logique de la pierre tombale, tout en étant apparentée à celle-ci par
son matériau "minéral". En ce qui concerne la tortue, ce type d'inversion
logique peut être étudié sur un autre plan, et c'est la raison pour laquelle
j'ouvre ici une parenthèse consacrée au rapport entre la grêle et la tortue -
rapport d'ordre météorologique qui est peut-être moins surprenant si l'on
pense à la fable qu'on vient de lire - avant de revenir aux manipulations de
la tortue et de la lyre par Hermès et par Apollon respectivement,
manipulations qui, je le crois, s'éclaireront à la lumière de l'usage de la tortue dans
les vignobles grecs.
Déjà dans Γ Hymne homérique à Hermès, cet usage est évoqué, car il y

97. Vie d'Eschyle, 10.


98. lbid.,11.
99. Élien, Nature des animaux, VII, 16. La version d'Élien a ceci d'intéressant que
l'aigle y prend la tête d'Eschyle pour un rocher (πέτρα).
100. Ésope, Fables, 351 Chambry.
101. A.B. Cook, Zeus. A Studyin Ancient Religion, II, 2, Cambridge, 1925, p. 895.
"Ton luth, A Quoi Bon?"

a une brève allusion au vers 37 à l'emploi de la tortue vivante comme


protection, εχμα, contre le malheur qui peut nous tomber dessus, έπηλυσίης
πολυπή μονός. Je me garde bien de parler ici de "magie" ou de "witch-
craft", comme le font les traducteurs du passage102. Il faut prendre le texte
à la lettre, d'abord en tenant compte du mot ζώουσα, "vivante" (qualifiant
la tortue), mot qui exclut toute référence à l'utilisation de la chair, du sang
et de la bile de la tortue à des fins magiques103. Ensuite, cette tortue
vivante est présentée comme le moyen de "retenir" ou de "tenir en échec"
(c'est-à-dire εχειν, dont εχμα est le nom d'action) ce qui peut "arriver" de
pénible, à quelqu'un ou à quelque chose (έπέρχεσθαι, dont έπηλυσίη est
le nom d'action). Donc, comme une protection contre la "sur- venue"
(έπηλυσίη) pleine de malheurs, pour rester très près du texte grec104. Les
dictionnaires, au contraire, traduisent έπηλυσίη par "magie",
"ensorcellement", sa basant sur une glose d'Hésychios105. Mais quelle serait la "magie
malfaisante" (mischievous witchcraft) contre laquelle la tortue vivante
serait une protection? Je ne saurais le dire. En revanche, si l'on prend le
mot à la lettre en traduisant par exemple par "ce-qui-peut-nous-tomber-
dessus" - le sens d'"attaque" est en fait attesté106 -, la référence semble
tout de suite évidente: dans leur commentaire classique, Allen, Halliday et
Sikes citent avec raison un passage des Géoponiques, où, précisément, la
tortue vivante, manipulée de façon adéquate, est un moyen d'empêcher la
grêle de tomber sur les vignes107 - une protection contre la "survenue" ou

102. "Vivante, tu protégeras contre la magie malfaisante", traduit J. Humbert


(C.U.F., 1936). "Living, youshallbe a spell against mischievous witchcraft" , H. G. Eve-
lyn-White (Loeb, 1914).
103. "La chair des tortues terrestres est bonne. . . pour exorciser les artifices magiques,
magicis artibus refutandis" , selon Pline, Histoire naturelle, XXXII, 33. Pour le sang et la
bile, voir ibid.
104. Pour une autre traduction littérale de έπηλυσίη, je cite oncome, qui se dit en
Ecosse et qui signifie "attaque d'une maladie" et "précipitation soudaine (de pluie ou de
grêle)".
105. Hésychios, s.v. έπηλυσίη: επωδή φαρμάκων, "charme contre des poisons". Dans
l'Hymne homérique à Déméter, 228, έπηλυσίη signifie probablement "attaque (de
fièvre)": voir T.W. Allen, W.R. Halliday et E.E. Sikes, The Homeric Hymns, Oxford,
1936, p. 155, ainsi que N.J. Richardson, The Homeric Hymn toDemeter, Oxford, 1974,
p. 229.
106. Nonnos, Dionysiaques, XIV, 328 ("attaque" de Dionysos dans une bataille);
également, au sens d'"attaque d'une maladie", Pollux, IV, 187. Cf. Callimaque, fr. 331
Pfeiffer, έπήλυσνς, "attaque (de brigands)" (cité par la Souda, s.v.).
107. Géoponiques, I, 14, 8, cité par Allen, Halliday et Sikes, op. cit., p. 283 (la
référence se trouve déjà dans la traduction anglaise de VHymne par H. G. Evelyn-White,
156 JESPER SVENBRO

"attaque" de la grêle (nous nous retrouvons donc dans le paysage de


VHymne homérique à Hermès, où, comme on s'en souvient, le Vieillard
d'Onchestos est en train de travailler dans son vignoble lorsqu' Hermès
passe108).
Or, le texte des Géoponiques dit qu'il faut prendre une tortue vivante et
la placer sur le dos dans la main droite: la tenant ainsi, il faut la porter
partout dans le vignoble, sur quoi on la place, toujours le dos en bas, au milieu
du vignoble, en disposant la terre autour d'elle de façon à empêcher que
l'animal se retourne. Si l'on procède de cette manière, aucune grêle,
χάλαζα, tombera sur le lieu109.
Quelle est la logique qui, de la tortue vivante, retournée sur le dos, fait
un remède ou une protection contre la grêle? Quelles sont les propriétés
de la tortue qui pourraient expliquer sa capacité de tenir la grêle en échec,
de la retenir là-haut, de l'empêcher de tomber? Comment comprendre son
pouvoir de protection alors que toute analogie avec la figure du toit
protecteur110 est écartée, du simple fait que la tortue doit être mise sur le dos pour
être efficace? Nous avons pu voir que la tortue, qui habite la frontière
entre la vie et la mort, est un phénomène profondément paradoxal. Or, en
météorologie, la grêle en est un aussi111. Contrairement à la neige et à la
pluie, la grêle est un phénomène céleste qui n'a pas d'homologue terrestre
- pour la neige, c'est le givre; pour la pluie, la rosée -, dit Aristote dans les
Météorologiques112. La grêle est de la glace, mais de la glace d'une espèce
particulière: inexistante en hiver, elle tombe pendant la partie chaude de
l'année, même au moment le plus chaud de l'été. En outre, elle est plus
fréquente dans les pays chauds que dans les pays tempérés (contrairement

Loeb Classical Library, p. 367). Cf. aussi le sens météorologique de ένηλύσια qui, selon
Pollux (IX, 41) et Hésychios (s.v.), désigne un lieu où la foudre est tombée (cf.
également Hésychios, s.v. ένηλύσιος, "touché par le tonnerre, frappé par la foudre").
108. Hymne homérique à Hermès, 87-93.
109. Géoponiques, ibid. Cf. Cook, op. cit. {supra, n. 101), III, Cambridge, 1940, p.
877, qui cite Palladius, I, 35, 14. Dans les Géoponiques et chez Palladius, il s'agit d'une
tortue "des marais" έν τοις ελεσιν ευρισκομένη et palustris respectivement), animal qui
bien entendu se distingue de la tortue d'Hermann. La différence entre ces deux espèces
de tortue ne semble pourtant pas pertinente pour l'analyse proposée ici.
110. Cf. Aristophane, Nuées, 1127: chute de grêle contre les tuiles du toit. Dans la
poliorcétique, la χελώνη (latin testudo) est le "toit" qui protège les assaillants.
111. Aristote, Météorologiques, I, 11, 347b 35-36, parle des conditions de formation
de la grêle comme des conditions en partie "paradoxales", παράλογα.
112. Ibid.,1 1,347b 28-32.
"TON LUTH, A QUOI BON?" 157

à la neige et au givre)113. Elle descend sur terre avec un grand bruit


(ψόφος)114, semant la terreur et ruinant les vignes et les jardins. C'est
vraisemblablement le caractère sonore de la grêle qui a suggéré aux
Béotiens de rendre un culte à Apollon - dieu des phénomènes sonores115 - sous
l'épithète de Χαλάζιος116, épithète qui, ainsi que l'on pouvait s'y attendre,
est aussi celle de Zeus117.
Selon Aristote, la grêle est le résultat d'une solidification (πήξις)118. Or,
"parmi les corps solides, tous ceux dont la solidification est due au froid
sont à base d'eau, comme la glace, la neige, la grêle, le givre; ceux qui sont
solidifiés par le chaud sont à base de terre, comme le κέραμος, le fromage,
le nitre, le sel119". Ainsi qu'on peut le constater, j'ai gardé un mot grec
dans cette traduction, à savoir κέραμος, "terre cuite". Κέραμος, on s'en
souvient, était précisément l'un des termes employés, à côté de λίθος,
pour qualifier la carapace de la tortue120. La "terre cuite" de la carapace de
tortue est donc de la terre solidifiée, de même que la grêle est de l'eau
solidifiée. Et si la solidification de la terre par évaporation est un processus
lent, Aristote souligne la rapidité de la solidification par laquelle la grêle
est formée121. Si bien que les deux matières, carapace de tortue et grêle,
s'opposent par toute une série d'aspects qu'il convient de mettre sous
forme de tableau:

substance solidification vitesse niveau sonorité


GRÊLE eau froide rapide céleste bruit
CARAPACE terre chaude lente terrestre silence

113. Ibid., 12, 347b 36-348a 4.


114. Ibid., 12, 348a 23-26.
115. Par exemple sous l'épithète Λακευτής, mot dérivé de λάσκειν, "crier" (voir P.
Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, 1968-1980, p. 622).
Apollon sonore est le beau titre d'un livre de G. Dumézil (Paris, 1982).
116. Proclos, dans Photius, Bibliothèque, 239, 321b 30-32. Cf. Cook, op. cit. (supra,
n. 109), III, p. 880 et n. 1.
117. Cook, ibid., pp. 880-881, citant F.W. Hasluck, "Inscriptions fromCyzicus, andits
Neighbourhood", Journal of Hellenic Studies, 24, 1904, pp. 21-23.
118. Le terme se retrouve par exemple dans Météorologiques, 1, 12, 348b 18; le verbe
correspondant est πήγνυσθαι, "se solidifier".
119. Météorologiques, IV, 10, 388b 10-13.
120. Supra, p. et n. 41.
121. Météorologiques, I, 12, 348b 17-26; 30-32.
158 JESPER SVENBRO

Comme on le voit, j'ai tenu compte ici de l'opposition entre le bruit de la


grêle, lorsqu'elle s'abat sur maisons et jardins, et le silence caractérisant la
tortue vivante.
Parmi les objets susceptibles d'empêcher la chute de la grêle, les
Géoponiques citent, à côté de la tortue, le κάτοπτρον, le "miroir"122. En
montrant un miroir au nuage qui menace, on l'éloigné. Le miroir semble
être capable de faire peur au nuage en lui proposant sa propre image et
ainsi de le faire fuir. Or, ne serait-il pas possible de comprendre l'efficacité
de la tortue selon cette même logique du miroir? D'une certaine façon, la
tortue, marchant sur quatre pattes, représente une sorte d'inversion
logique de la grêle. En revanche, une fois qu'on l'a inversée dans l'espace
concret du vignoble, elle se transforme en son propre contraire, devenant
par là une espèce d'"image" de la grêle, une grêle "logique"123, capable,
autant que l'image du miroir, de tenir la grêle en échec. Pour le caractère
ambigu de l'inversion ici, à la fois spatiale et logique, on peut invoquer la
scène où Zeus, venu mettre Lycaon à l'épreuve, se met à table dans le bon
ordre de l'hospitalité pour se faire servir un repas qui, en réalité, est la
négation ou inversion d'un repas hospitalier, puisque préparé avec de la chair
humaine: le dieu renverse la table, geste concret qui transforme la com-
mensalité en sa propre négation124.
Fermons ici la parenthèse et essayons de tirer quelque profit de cette
étude rapide du renversement ou retournement de la tortue dont parlent
les Géoponiques. D'abord, dans VHymne homérique à Hermès. Car bien
que le texte présente une difficulté de vocabulaire, il semble bien que la
transformation de la tortue vivante en lyre par Hermès soit scellée par
l'inversion concrète de son corps: le jeune dieu met la tortue sur le dos pour la
tuer125. De silencieuse qu'elle était, elle se mettra à chanter. Après avoir
été l'inversion concrète d'une tortue vivante (et donc, "logiquement", une
tortue morte), elle deviendra l'inversion concrète d'une tortue morte (et
donc, "logiquement", une tortue vivante). Le retournement dans l'espace

122. Géoponiques, I, 14, 4. Cf. Cook, op. cit., III, p. 876.


123. On pourrait dire qu'elle devient le δμοιον terrestre de la grêle céleste, selon le
raisonnement dans Aristote, Météorologiques, I, 11, 347b 28-32 (cité supra, p. 19 et n.
112).
124. Apollodore, Bibliothèque, III, 8, 1: τράπεζαν άνέτρεψεν. Cf. Hésiode, fr. 163
Merkelbach-West.
125. Hymne homérique à Hermès, 41 άναπηλήσας. Pour άναπηλεΐν, voir Allen, Hal-
liday et Sikes, op. cit. (supra, n. 105), pp. 283-284. Kahn, op. cit. (supra, n. 28), p. 123,
a attiré l'attention sur ce retournement de la tortue par Hermès.
"TON LUTH, A QUOI BON?" 159

concret transforme la statut de la bête: d'animal en instrument, de


silencieuse en chantante, de "morte" en "vivante".
Une opération comparable, mais en sens inverse, est effectuée plus tard
par Apollon. On se rappelle le concours de musique opposant le satyre
Marsyas, joueur d'ai^oç, à Apollon, joueur de lyre126. Dans ce concours,
Apollon accomplit un geste que son adversaire est dans l'impossibilité
d'imiter, car le dieu inverse son instrument en jouant127. Les montants de
la lyre pointent donc vers le sol. Une opération de cette nature n'est pas
possible avec Γαύλός, et, par conséquent, Apollon est jugé vainqueur du
concours et a le droit d'imposer sa volonté au vaincu. Il l'écorche vivant;
Marsyas meurt. Or, considérant le geste effectué par Apollon - et que
Marsyas n'arrive pas à répeter -, on peut se demander s'il ne signifie déjà
la mort du satyre. Car si la lyre est l'instrument grâce auquel les âmes
peuvent remonter à la lumière, une lyre inversée devient l'instrument grâce
auquel elles sont renvoyées dans l'obscurité de la mort. Autrement dit, la
lyre inversée dans l'espace n'est autre que le signe funéraire, marquant le
départ du défunt dans ΓΕη-bas - de même que la tortue inversée n'est
autre que la grêle que le nuage voit dans le miroir avant de s'en aller.
Pour conclure cette analyse de façon provisoire, je voudrais maintenant
retourner au récit qui m'a fourni mon point de départ, à savoir le Vol des
Bœufs par Hermès. Comme je l'ai souligné, ce Vol est raconté
essentiel ement de deux façons distinctes: une tradition l'associe à l'"invention" de la
pierre tombale, l'autre à l'invention de la lyre. La première tradition est la
tradition hésiodique, la deuxième est celle de YHymne homérique à
Hermès. Or, compte tenu du fait que la pierre tombale doit être une
"invention" très ancienne, tandis que celle de la lyre est relativement récente,
il ne serait pas absurde de supposer que la tradition hésiodique est plus
ancienne que la tradition de Γ Hymne. Et cet argument intuitif peut être
corroboré par d'autres plus solides, fournis par Norman O. Brown dans
Hermès the Thief, qui montre le caractère secondaire de Γ Hymne homé-

126. Diodore de Sicile, I, 15, 6, qualifie l'instrument inventé par Hermès de lyre
(λύρα). Dans III, 59, 2, il dit qu'Apollon fut le premier à jouer correctement sur
l'instrument inventé par Hermès, instrument qui, par la suite - c'est-à-dire dans le récit sur le
concours entre Marsyas et Apollon -, est appelé κιθάρα (III, 59, 2-59, 6). Pour ma part,
je prends cette κιθάρα (ainsi que celle dans Apollodore: voir la note suivante) au sens de
λύρα (= χέλυς). Dans un autre contexte, Diodore place au contraire l'invention de la
lyre par Hermès après ce concours entre Marsyas et Apollon, qui s'y serait servi de sa
cithare (détruite ensuite): V, 75, 3.
127. Apollodore, Bibliothèque, I, 4, 2: "inverser" se dit στρέφειν chez Apollodore et
160 JESPER SVENBRO

rique à Hermès par rapport à la tradition hésiodique128. En d'autres


termes, l'"invention de la pierre tombale" - la pétrification de Battos - est
l'histoire que Y Hymne renverse joyeusement lorsque, pour la première
fois, il assigne une place à la lyre dans l'imaginaire grec. Plus exactement,
Y Hymne homérique à Hermès parodie le récit des Grandes Ehées,
transformant Hermès adulte - car tel est le pétrificateur de Battos - en
nouveau-né malin, en petit coquin et filou129. Voilà la tradition au travail,
assurant son propre processus de rajeunissement130.

Centre National de la Jesper SVENBRO


Recherche Scientifique (Paris)

invertere chez le deuxième mythographe du Vatican: voir le commentaire adloc. de J.G.


Frazer dans son édition d'Apollodore (Loeb Classical Library, Londres et Cambridge,
Mass., 1921, I, pp. 30-31). Apollodore se réfère à l'instrument d'Apollon avec le mot
κιθάρα.
128. Ν. Ο. Brown, op. cit. (supra, n. 28), pp. 139-147, "Appendix A. Hermès' Cattle
Theft in the Hesiodic Megalai Eoiai" .
129. Nul besoin de penser que l'Hymne tel que nous le connaissons est la première
version d'une telle parodie: celle-ci a, bien entendu, pu exister sous d'autres formes
antérieures. En d'autres termes, je pense que YHymne homérique à Hermès représente
une tradition dont Alcée, vers 600 av. J.-C, est tributaire dans son Hymne à Hermès, où
le dieu, encore enfant, vole les bœufs d'Apollon (pour ce poème, voir D.L. Page, Sap-
pho and Alcaeus, Oxford, 1955, pp. 252-258), ainsi que le peintre de l'hydrie de Caere
qui, vers 530 av. J.-C. , nous fournit la première représentation figurée du petit voleur de
bœufs (voir P. Zanker, Wandel der Hermesgestalt in der attischen Vasenmalerei, Bonn,
1965, p. 61: "Bisher begegnete uns der Rinderdieb als erwachsener Mann. Direkten
Bezug auf das listige, fruherfahrene Gôtterkind, auf den ersten so tatenreichen Tag des
Hermès nehmen nur zwei Darstellungen: Die beriihmte Brygosschale im Vatikan und
eine um 530 entstandene Caeretaner Hydria im Louvre".
130. Une fois accompli, ce processus nous donne l'impression d'une symétrie
atemporelle entre les versions qui se sont élaborées successivement, à savoir entre celle de la
pétrification de Battos et celle de l'invention de la lyre.

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