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Mexique: une ministre en guerre contre
la corruption qu’elle juge intrinsèque au
néolibéralisme
PAR CLÉMENT DETRY
ARTICLE PUBLIÉ LE LUNDI 10 JUIN 2019
Le président mexicain López Obrador le 4 juin 2019. © Reuters / Gustavo Graf
Y a-t-il encore un espoir dans la lutte contre
la corruption et l’impunité des abus de l’État au
Mexique ? La nomination de l’économiste hétérodoxe
Irma Sandoval Ballesteros au poste clé de secrétaire à
la fonction publique a suscité de vives attentes au sein
de la société civile. Elle s’explique sur les premières
mesures de sa politique, dans un entretien à Mediapart.
Mexico (Mexique), correspondance.– Comme
beaucoup d’amateurs de fromage, Irma Eréndira
Sandoval Ballesteros croit que le gruyère a des trous.
La secrétaire à la fonction publique du gouvernement
mexicain en déduit la métaphore selon laquelle l’État
mexicain que lui a laissé l’administration de l’ex-
président Enrique Peña Nieto est un « État-gruyère »,
par les trous duquel l’économie du pays s’échappe.
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Les montants absorbés annuellement par la corruption
au Mexique, selon un rapport de l’OCDE publié en
novembre dernier, correspondent à l’équivalent de
10 % de son produit intérieur brut (PIB).
Irma Eréndira Sandoval Ballesteros. © DR
Le Mexique, qui plus est, était jusqu’en mai
de cette année l’un des deux seuls pays latino-
américains où personne n’avait été inculpé en lien
avec la monumentale affaire de corruption liée au
groupe brésilien Odebrecht. Ce scandale de pots-
de-vin milliardaires, régulièrement chroniqué dans
Mediapart, a plongé le Pérou dans l’instabilité
politique, de même que les gouvernements de Michel
Temer au Brésil (2016-2018) et Lenín Moreno en
Équateur en ont été fortement ébranlés. Rien à
signaler, à ce stade, au Mexique d’Enrique Peña Nieto
(2012-2018), non plus qu’au Venezuela autoritaire de
Nicolás Maduro.
Dans ce contexte, Sandoval Ballesteros, 47 ans, est
l’une des personnes sur lesquelles le nouveau président
de gauche du pays compte pour parvenir à l’«
annihilation de la corruption » et à la création d’une «
véritable démocratie soumise au droit et respectueuse
de l’opposition ». C’est ce qu’avait promis Andrés
Manuel López Obrador (AMLO), de manière très
ambitieuse, au cours de la campagne présidentielle qui
a abouti à son triomphe électoral en 2018.
Aussi l’administration de Sandoval Ballesteros fait-
elle office, dans la théorie du projet de nation de la
« Quatrième transformation » formulé par López
Obrador (et que Mediapart a déjà présenté ici), de
« pivot » des politiques de lutte contre la corruption,
de renforcement du système de transparence et
d’éradication de l’espionnage illégal au sein de l’État.
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Vaste programme, pour la fille d’un homme qui fut une
figure de la politique mexicaine pendant des décennies
et dont les dossiers le concernant rempliraient «
plusieurs caisses » dans les registres d’espionnage de
l’ex-Direction fédérale de sécurité (DFS, 1947-1985).
Sans doute Pablo Sandoval Ramirez a-t-il été « l’une
des cibles d’espionnage prioritaires de la Direction
fédérale de sécurité, pendant des décennies ». C’est
tout du moins ce qu’avance la ministre, dans un
entretien accordé à Mediapart. Elle dit aussi avoir
échangé sur le sujet avec l’actuel directeur des archives
AGN, Carlos Ruiz Abreu.
L’espionnage de ce leader universitaire, syndical et
paysan de l’État du Guerrero (sud du Mexique),
ex-dirigeant du Parti communiste mexicain et ex-
conseiller national du Parti pour la révolution
démocratique (PRD), aurait commencé lors de son
implication dans le mouvement étudiant de 1968 et
se serait poursuivi jusqu’en 1985, année au-delà de
laquelle il n’existe pas encore de registre public lié aux
activités des services de renseignement.
Deux incarcérations préventives, mais aussi des
menaces de mort de la part d’un ex-gouverneur de
l’État… Le parcours politique du père d’Irma a
certainement renforcé la priorité que celle-ci a donnée
à la lutte contre l’espionnage de la société civile par
l’État. D’autant que son entrée au gouvernement, en
décembre 2018, est intervenue deux ans après une
affaire d’espionnage de journalistes et activistes
liée au logiciel israélien « Pegasus ».
Le président mexicain López Obrador le 4 juin 2019. © Reuters / Gustavo Graf
« Nous rendrons impossible la surveillance massive
et indiscriminée des communications privées des
citoyens par les autorités », avait déjà promis la
ministre, au cours d’un forum organisé le 26 mars
avec des chercheurs et des activistes. Dès son premier
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mois au secrétariat à la fonction publique, plus de deux
millions de fonctionnaires fédéraux ont été obligés de
déclarer leurs biens et conflits d’intérêts.
Dans la foulée, plus de 6 000 procédures dites de
« responsabilisation administrative » étaient en cours
contre des fonctionnaires de l’administration fédérale.
Au moins 400 d’entre eux ont été suspendus ou exclus
définitivement de la fonction publique, en parallèle à
l’adoption de 112 amendes pour un montant total
d’environ 30,6 millions d’euros.
Tous les membres du gouvernement, en outre, ont dû
rendre publiques les informations patrimoniales, ainsi
que les conflits d’intérêts les concernant. AMLO l’a
exigé publiquement, avec Irma Sandoval flanquée à
ses côtés, lors d’une conférence de presse matinale, au
début de l’année. Une membre du gouvernement, Olga
María del Carmen Sánchez Cordero, s’est d’ailleurs
vue contrainte de corriger la version publique de sa
déclaration patrimoniale, à la suite de l’omission,
révélée par le quotidien Reforma, d’un appartement de
luxe dont elle est copropriétaire à Houston, au Texas.
Cette croisade anticorruption commence à attirer des
critiques dans les médias envers le « zèle », voire le
« fondamentalisme anticorruption » de la ministre,
tandis que la responsable vient d’annoncer un premier
train de sanctions administratives et financières contre
deux personnalités puissantes liées à l’administration
présidentielle précédente : l’ex-directeur du groupe
pétrolier Pemex, Emilio Lozoya Austin, et son
ancien bras droit Edgar Torres Garrido.
Le premier fait également, depuis mai, l’objet
d’une inculpation du Parquet général de la
République (FGR) pour son implication présumée
dans les schémas de corruption électorale du groupe
Odebrecht.
Depuis mai, les services d’Irma Sandoval Ballesteros
enquêtent aussi sur le cas de Carlos Lomelí Bolaños,
préfet du gouvernement fédéral dans l’État de Jalisco.
Dans une enquête récente, l’ONG Méxicanos contra
la corrupción y la impunidad (MCCI) relie neuf
entreprises pharmaceutiques différentes à la famille
de cette personne, lesquelles ont obtenu plusieurs
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marchés publics de fourniture de médicaments pour
des montants millionnaires sous l’administration
d’AMLO.
La première réaction du président a consisté à balayer
d’un revers de la main l’enquête de MCCI en
conférence de presse matinale, la qualifiant de «
manœuvre politicienne ». Mais face à la pression
de l’opinion publique, le mandataire a finalement
annoncé qu’Irma Sandoval se saisirait du dossier. La
ministre doit dire, courant juin, si des mesures telles
qu’une suspension de Carlos Lomelí ainsi qu’une
transmission de son dossier à la justice doivent être
prises. Les éditorialistes locaux évoquent un « moment
de vérité » pour la championne anticorruption du
gouvernement, son « baptême du feu ».
Protéger les lanceurs d’alerte
Irma Sandoval Ballesteros assure à Mediapart qu’elle
n’a rien perdu de la « radicalité » de ses jeunes années
de militantisme, au sein du Conseil général de grève
des classes prépas de l’Université nationale autonome
de Mexico (Unam), comme dans le cadre des comités
universitaires de soutien au soulèvement néozapatiste
de 1994.
C’est d’ailleurs lors d’une « réunion intergalactique
pour l’humanité et contre le néolibéralisme »
convoquée au fin fond du Chiapas par l’Armée
zapatiste de libération nationale (EZLN) qu’elle a
rencontré, il y a 23 ans, celui qui est aujourd’hui son
époux, l’universitaire et présentateur d’émissions télé
John Ackerman, de nationalité américaine.
« L’existence, au Mexique, d’un système de
transparence étatique avancé piloté par l’Institut
national d’accès à l’information (INAI) n’a empêché
ni l’augmentation de la corruption ni le maintien
d’une politique d’espionnage généralisé de la
population », estime la secrétaire d’État. « Les
mécanismes actuels ignorent la complexité et la
multiplicité des conflits d’intérêts qui ont prospéré à
la faveur de la privatisation rampante de l’État »,
poursuit-elle.
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C’est pourquoi sa mission ne peut se limiter à
la détection, puis la sanction, des malversations
commises par les seuls agents publics. Sandoval veut
aussi éloigner l’État des entreprises qui cooptent ses
administrations pour biaiser les marchés publics et
s’exempter des normes qui devraient s’appliquer à
elles. Selon ses propres mots, il convient d’« éliminer
de l’État les intérêts distincts de l’intérêt général ».
Car la ministre née à Acapulco est convaincue qu’au
Mexique comme ailleurs, « la corruption ne vient pas
de l’État ».
Et elle le sait d’autant mieux que sa carrière n’est
pas celle d’une femme politique traditionnelle. Irma
Sandoval Ballesteros était, jusqu’à sa nomination par
AMLO au sein du gouvernement, une universitaire
engagée politiquement dans le Mouvement de
régénération nationale (Morena), le parti du président
et de la majorité de ses ministres. Cette économiste
dirigeait, depuis sa création en 2005, le Laboratoire
de recherche sur la corruption et la transparence de
l’Unam.
Dans ses travaux universitaires, Irma Sandoval
Ballesteros s’est imposée comme une chercheuse
pionnière des analyses dites « structurelles » de la
corruption. L’ex-économiste de l’Unam est persuadée
que l’augmentation vertigineuse de la corruption,
dans une nation classée 138e sur les 180 pays dans
lesquels Transparency International mesure l’indice de
perception de la corruption (IPC), se nourrit d’un «
retard de transition démocratique » causé par la «
cooptation de l’État et la sortie de pans entiers de
l’action publique de l’horizon de surveillance étatique
et citoyenne ».
La corruption serait ainsi un phénomène « structurel
» du capitalisme néolibéral. Dans un article que
l’ex-chercheuse a écrit pour un centre d’études
relié à l’université de Harvard, l’augmentation de
la corruption est décrite comme la « conséquence
structurelle » de la « prolifération des privatisations,
des délégations de service public et des partenariats
public-privé ». Cette poussée se serait révélée
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« d’autant plus incontrôlable » dans les pays où la
libéralisation de leur économie ne s’accompagne pas
d’une surveillance citoyenne de l’action publique.
La carrière universitaire d’Irma Sandoval Ballesteros
a véritablement décollé grâce à ses séjours dans
de prestigieuses universités aux États-Unis, après
plusieurs années de relative incompréhension par ses
pairs. « Il n’y en avait que pour les politiques de
renforcement de la culture de la légalité et pour les
théories responsabilisant l’État… Le coupable de la
corruption, dans le cadre du consensus de Washington
[les mesures libérales préconisées par le FMI et la
Banque mondiale dans les années 1990 – ndlr], était
nécessairement l’État, un malade à soigner à grands
coups de privatisations », regrette-t-elle.
Mais à force de persévérance, l’économiste
hétérodoxe contribuera finalement à marquer la
tendance que suivront, à partir du milieu des années
2000, une grande partie de ses pairs spécialisés
dans la corruption. « Irma a fortement contribué à
l’émergence d’une vision de la corruption comme une
structure insérée dans un système, à la différence des
conceptions en faisant une simple conduite criminelle
», renchérit, depuis Harvard, l’universitaire Lawrence
Lessig, bon connaisseur de ses travaux.
Dès lors, Irma Sandoval Ballesteros est bien
consciente que la surveillance et les sanctions à
l’encontre des fonctionnaires mexicains sont à la fois
nécessaires et insuffisantes. « Le véritable moteur de la
lutte contre la corruption se trouve dans le processus
de démocratisation et de changement de régime. C’est
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Société des Amis de Mediapart.
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pourquoi la protection des éventuels lanceurs d’alerte
est une priorité pour notre administration », assure-t-
elle.
Comme son champ se limite, en théorie, à la fonction
publique fédérale, sa stratégie d’endiguement de la «
corruption structurelle » ne pourra se déployer qu’à
l’aide d’une « armée de lanceurs d’alerte », qu’elle
espère voir émerger dans le secteur privé mais aussi
celui de la fonction publique locale. Elle veut les doter
de « la protection la plus étendue qui puisse exister »,
assure-t-elle à Mediapart. À défaut de pouvoir instruire
elle-même les dénonciations en provenance de ces
deux autres secteurs, la ministre tente tout de même,
avec ses moyens limités, de soutenir les initiatives qui
les encouragent…
La question de l’élaboration d’une loi fédérale
de protection des lanceurs d’alerte reste cependant
incertaine. La proposition existante pour une loi
générale de protection des témoins et dénonciateurs
d’actes de corruption doit sa présence au Sénat
fédéral à un parlementaire appartenant à
l’opposition. Son examen, par ailleurs, ne figure
toujours pas à l’ordre du jour du pouvoir législatif,
malgré une majorité écrasante de Morena et de ses
alliés dans les deux chambres.
Irma Sandoval, pendant ce temps, travaille sur des
dispositions de protection des dénonciateurs dans le
cadre du plan de travail annuel du comité de
coordination du Système national anticorruption
(SNA). Mais ce document s’avèrenon contraignant
pour les pouvoirs publics.
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