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Deuxième Edition

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iHSp
Domination
Ottomane

EArménie Martyre
par

FAIZ EL-GHASSEIN
Notable bédouin de Damas

ÉDITION ATAR, CORRATERIE, 12 , GENÈVE


LA

DOMINATION OTTOMANE
La

Domination
Ottomane
Etude publiée par The Round Table

GENÈVE
IMPRIMERIE ATAR, RUE DE LA DOLE, 11

1917
.M
LA
DOMINATION OTTOMANE

CHAPITRE PREMIER
Quand le président Wilson demanda aux bel-
ligérants d'exposer leurs buts de guerre, les Al-
liés déclarèrent qu'ils voulaient jeter les Turcs
hors d'Europe et libérer les peuples soumis an-
Croissant. Ils proclamèrent l'Empire ottoman
« complètement étranger à la civilisation occi-
dentale » et qualifièrent de « sanglante tyran-
nie » ses méthodes de gouvernement. Si on veut
bien les examiner de près, on constatera que
ces accusations sont absolument fondées et que
la solution proposée est la seule qui puisse
mettre fin au déplorable état de choses du passé.
Et si ces accusations sont fondées, il va de soi
que la solution que souhaitent les Alliés est
absolument incompatible avec le maintien du
statu quo en Turquie. Il importe donc de se ren-
dre compte de ce qu'était le régime turc avant
la guerre et de ce qu'il est devenu le jour où
la Turquie a lié partie avec les Empires cen-
traux.
L'examen de n'apprend pas
la carte politique
grand'chose. Le territoire qui porte le nom de
Turquie est circonscrit et colorié tout comme
», ou celui qui a nom
celui qui s'appelle « Italie
< France », ou celui que couvrent les mots
< Grande-Bretagne ». Et comme une proposi-
tion qui tendrait à morceler le territoire de ces
derniers pays serait regardée par le monde en-
tier comme un crime politique, de même l'idée
de toucher au territoire turc apparaît à ceux
qui ne connaissent que la carte comme étant à
tout le moins un acte d'agression. La différence
entre ces deux cas n'est point de celles qui frap-
pent d'emblée la vue, qui apparaissent néces-
sairement à qui a des yeux; elle doit être expli-
quée et comprise.
Comment ces différents territoires se sont-ils
constitués? Comment se sont formées ces éten-
dues compactes teintes d'une couleur uniforme
sur les cartes? Comment, en d'autres termes, ont
été créés ces Etats qui ont aujourd'hui la pré-
tention d'être des < blocs » auxquels on ne sau-
rait porter la main? Toute la différence entre
la Turquie d'une que nous
part et les trois Etats
venons de nommer de l'autre réside dans les ori-
gines. Ces derniers sont des Etats nationaux.
Leur droit à l'existence et à l'intégrité est fondé
sur le commun désir de leurs habitants de vivre
d'une vie politique commune, de former ensem-
ble un Ces habitants éprouvent ce désir,
Etat.
parce qu'ils sont venus ensemble dans la contrée
à une époque où elle était encore déserte et in-
habitée —
c'est le cas notamment des Améri-
cains — ou bien parce que vivant jadis désunis
dans le pays, luttant les uns contre les autres, ils
ont fini pas se tendre la main autour d'un idéal
politique commun, — ce dernier mode d'agréga-
tion fut celui de l'Italie, à l'époque du « Risorgi-
mento », — ou bien encore parce que le territoire
primitif s'agrandit peu à peu par des conquêtes
ou des héritages et que, l'esprit démocratique
se développant à mesure que s'étendaient les
frontières, les anciens et les nouveaux citoyens
ne tardèrent pas à former entre eux une commu-
nauté politique assurant à tous les mêmes droits.
C'est de ce processus que sont nées la France
et l'Angleterre. Aucune de ces formules n'est ap-

plicable à l'Empire ottoman. L'Empire ottoman


n'est pas un Etat national. Il n'est pas devenu ce
qu'il est —
ou plutôt ce qu'il fut —
par la libre
collaboration de groupements ethniques voisins,
mais par l'effet de la domination d'une puis-
sance militaire plaçant et maintenant dans la
sujétion des populations qui, demeurées maî-
tresses de leurs destinées, se seraient sans doute
constituées en Etat. Et cette puissance militaire
n'a jamais changé de caractère. Elle resta dans
la suite des temps ce qu'elle était au début. Des
peuples qui furent soumis par elle, quelques-uns
ont réussi à s'affranchir, mais d'autres sont en-
core courbés sous le joug qu'elle fait peser sur
eux. Mais il n'en est aucun qui ait été assimilé
par elle, il n'en est aucun qui ait librement ac-
cepté de faire partie de l'Empire.
La dislocation de la Turquie ne serait pas la
destruction d'une communauté politique dont les
parties constitutives représentent les organes d'un
tout, mais la libération de peuples qui sont ac-
tuellement asservis. Ce serait la démolition d'une
bastille en lieu et place de laquelle il y aurait
lieu de construire un édifice politique dans le-
quel chacun aurait la place qui lui revient, une
fédération d'Etats libres. Cette solution n'est
pas un pis aller, c'est une nécessité historique,
que les esprits libéraux désirent depuis long-
temps et qui est depuis des siècles en voie de
réalisation. La désagrégation a commencé il y
a deux siècles. Depuis deux siècles l'édifice s'ef-
frite. Des pierres se dégagent et se détachent.

La guerre balkanique de 1912-1913 marque Fa-


vant-dernier accident de cette lente débâcle, d'où
sont nés déjà six nouveaux Etats.
La puissance ottomane, qui s'est étendue sur
de si vastes territoires et qui a subjugué tant de
peuples en Asie et en Europe, a eu de modestes
commencements. Son fondateur était le chef
d'une tribu nomade qui, au XII e siècle, vint du
centre de l'Asie vers l'ouest, dans l'Asie Mi-
neure. Les sultans turcs qui régnaient sur ce
pays permirent au chef de cette troupe ambu-
— 9 —
lante de s'établir sur les frontières nord-ouest
de leur Etat, c'est-à-dire dans la contrée mon-
tagneuse qui se trouve derrière les rives asia-
tiques de la mer de Marmara et d'où la vue
s'étendait sur la côte grecque, qui appartenait
alors à l'empire de Byzance. Le fils de ce chef
fit des domaines à lui concédés un Etat. Il prit
le nom d'Osman quand il abandonna le paga-
nisme à l'Islam. Ses successeurs,
et se convertit
les Osmanlis, ont continué l'œuvre entreprise
par lui. Ils demeurèrent fidèles à sa méthode.
Ils ajoutèrent sans cesse au patrimoine, ce qui
fait, qu'au bout de trois siècles, ils possédaient
tout le pays qui s'étend de la Hongrie et d'Al-
ger et la Crimée à la mer Eouge et au golfe
Persique. Ces pays, ils les acquirent tous par
voie de conquête, à la pointe de l'épée, par la
supériorité de leur technique militaire. Les Os-
manlis avaient une armée mieux entraînée, une
meilleure artillerie, de meilleures routes mili-
taires que les peuples chez lesquels ils portèrent
la guerre.
Ils ont, dans le cours des temps, cherché à
échapper au sort de leurs propres victimes par
l'empressement avec lequel ils se sont mis à
l'école de ceux qui, à leur tour, les avaient- sur-
passés. Ils ont emprunté à la Prusse l'organisa-
tion qui leur permet de se tenir, dans la guerre
actuelle, à côté de leurs redoutables maîtres.
L'instinct militaire fut le génie des Osmanlis
et la raison de leur puissance. Il n'est pas d'Etat
— 10 -
qui ait exploité à ce degré son matériel humain.
La Prusse s'estagrandie en recrutant des sol-
dats parmi les peuples qu'elle asservissait. En
1740, elle prit la Silésie à l'Autriche, et en 1866,
les Silésienssebattirent contre leurs compatriotes
de jadis. Les Hanovriens soumis en 1866 furent
envoyés contre les Français en 1870. Les Alsa-
ciens arrachés à la France, en 1870 défendent
aujourd'hui les tranchées allemandes devant Mo-
nastir et Pinsk. Le système des Osmanlis était
celui des Spartiates. Ils ne se contentèrent pas
de disposer d'un certain nombre d'années de la
vie de leurs sujets, ils prirent l'homme tout en-
tier, dès sa naissance. Les chrétiens avaient

charge de fournir un certain nombre d'enfants.


Ceux-ci étaient enlevés à leurs parents dès leur
âge le plus tendre, formés dans des écoles mili-
taires, élevés dans la foi musulmane et versés
ensuite dans des bataillons composés presque
exclusivement de pareils éléments sans aucune
attache avec la vie civile et dévoués corps
et âme à la cause du sultan et de Mahomet. Les

Janissaires (armée modèle) —


c'est ainsi qu'on
les appelait — étaient une troupe redoutable et
dont l'apparition sur les champs de bataille dé-
cidait de la victoire. A mesure qu'une popula-
tion étaitsoumise, elle devenait un nouveau
champ de recrutement. La puissance de l'Empi-
re ottoman grandit avec une effrayante soudai-
neté, encerclant des peuples libres, écrasant des
Etats anciens. L'empire d'Orient qui avait con-
— 11 —
servé à Constantinople les trésors de l'ancienne
civilisation grecque, jeunes et vigoureux
les
royaumes de Bulgarie, Serbie, Bosnie, Hongrie,
les principautés de Valachie et de Moldavie, les
tribus albanaises, les établissements grecs, fran-
çais et italiens des îles de la mer Egée et du Pé-
loponèse, tous ces pays et tous ces peuples fu-
rent successivement asservis par les Osmanlis.
En Asie, leurs conquêtes ne furent pas moins
étendues ni moins rapides. Ils soumirent indif-
féremment Chrétiens et Mahométans. Ils asser-
virent même des Turcs. Leurs ennemis les plus
acharnés étaient les Etats turcs de l'Asie Mi-
neure, dont la population était de même origine
que la leur, notamment le Karaman,
sultanat de
qui se trouvait au cœur de la péninsule. Quand
ils se furent rendus maîtres de Karaman, ils
s'avancèrent vers lesud et vers l'est. Ils prirent
l'Arménie et la Mésopotamie au Schah de Perse,
la Syrie, l'Egypte et les lieux saints aux Mame-
lucks, la petite Arménie et Trébizonde à leurs
princes chrétiens. Leurs armes se portaient con-
tre tousceux qui se trouvaient sur leur chemin,
et jamais un peuple conquis par eux ne se sou-
mit volontairement, dans la suite, à leur sou-
veraineté tyrannique.
La politique ottomane à l'égard des vaincus
n'a pas toujours été la même. Il y a eu trois
phases, chacune d'elles étant une aggravation
de celle qui l'avait précédée. La première de ces
phases pourrait être appelée la phase de Y< in-
— 12 -
différence ». Le sultan Mohammed II, qui en
1453 s'empara de Constantinople et organisa
les pays que lui et ses prédécesseurs avaient
conquis, peut être regardé comme le père de ce
régime. Celui-ci consistait à considérer les peu-
ples conquis comme un matériel humain n'ayant
d'autre destination que d'aider aux entreprises
du souverain en fournissant tout d'abord des en-
fants, puis des contributions en nature pour les
besoins de l'armée, enfin de cultiver et de faire
valoir les terres que le Sultan attribuait aux
« beys » dans les régions les plus fertiles des
pays conquis. A part ces prestations — qui
étaient toutes d'une barbariesommaire, comme
système militaire ottoman
d'ailleurs tout le —
le gouvernement ne s'occupait pas de ses nou-
veaux sujets. Il les regardait comme indi-
gnes de ses soins et de ses regards. C'était du
simple bétail, — —
Rayah qui avait toute liberté
de vivre et de se grouper à sa guise, pourvu qu'il
fût là au moment où l'on avait besoin de sa
laine ou de sa chair. Cette condition remplie,
c'était même dans l'intérêt des Osmanlis qu'ils
pussent se suffire à eux-mêmes. C'est la raison
pour laquelle Mohammed II encouragea la for-
mation des « millets », qui étaient des sortes de
communautés sujettes dans l'intérieur de l'Em-
pire. Les « millets », dont les plus importants, -

étaient ceux de l'Arménie et de la Grèce, étalent


des corporations ayant un caractère ecclésias-
tique. A la tête du un patriar-
« millet » étaient
— 13 -
che et un Conseil dont
siège était à Constan-
le

tinople, et qui exerçaitson autorité par l'inter-


médiaire d'un clergé hiérarchisé métropo-:

litains, évêques, prêtres. Mais si elle avait


une façade religieuse, l'institution était avant
tout un organe politique. Les dignitaires
étaient élevés au pouvoir par le souverain, qui
se servait ainsi pour ses fins, à lui. de la seule
organisation que la conquête eût laissé sub-
sister dans les peuples conquis. Comme c'était
d'autre part pour ceux-ci l'unique centre de
ralliement qu'ils possédassent, le clergé con-
serva aux yeux des nationaux une autorité
qu'il payait en général par de la complaisance
à l'égard du vainqueur.
Les « patriarches » n'étaient pas seule-
ment une autorité religieuse. Ils étaient
encore les agents du gouvernement. C'étaient
eux qui étaient chargés de l'administration du
pays. Ils étaient les magistrats qui veillaient à
l'exécution de la loi et qui rendaient la justice.
Ils pouvaient recourir à cette fin à la force ar-
mée de organisation, qui était une
l'Etat. Cette
manière self-government », eût été en
de «
somme avantageuse, n'eussent été les graves
abus qui se commettaient sans cesse et contre
lesquels il n'y avait aucune sorte de recours.
Il faut ajouter que les habitants des montagnes,
des îles des contrées peu accessibles jouis-
et
saient d'une liberté qui était le fait même de
leur éloignement et de leur isolement. On a dit
— 14 —
en parlant de cette phase de la domination otto-
mane qu'elle était favorable aux peuples sou-
mis dans la mesure où le gouvernement vou-
lait bien ne pas s'occuper d'eux. Les circons-
tances heureuses dans lesquelles ils ont vécu
parfois n'ont jamais été le résultat de la pro-
tection des autorités, mais on pourrait dire
qu'elles se sont produites en dépit du régime et
qu'elles ont cessé d'exister le jour où le gouver-
nement s'est occupé d'eux.
En résumé donc, les mérites du régime otto-
man de la première période furent d'ordre né-
gatif. Malheureusement cette phase ne dura que
tant que les Osmanlis étaient une nation con-
quérante et que leur machine militaire avait une
certaine vitalité. Les janissaires invincibles de-
vinrent dans la suite une milice héréditaire,
puis une sorte de syndicat des négociants et des
marchands jouissant de certains privilèges. Ces
privilèges se transmettaient à leurs fils, et les
nouveaux venus chrétiens ne furent plus ac-
cueillis avec la même faveur. Au cours du
XVII e on renonça à exiger des chrétiens
siècle,
qu'ils livrassent des enfantspour l'armée, mais
ce progrès apparent fut la conséquence de la
jalousie des janissaires plutôt que de la bien-
veillance du gouvernement ottoman. Les fonde-
ments militaires de la domination ottomane
furent ainsi sapés par ceux-là mêmes qui au-
raient eu le plus grand intérêt à les consolider.
Un gouvernement tant soit peu soucieux de ses
— 15 —
devoirs aurait cherché à arrêter la désagrégation
et la décomposition de l'Empire en rendant la

vie de ses sujets digne d'être vécue et en les in-


téressant à la prospérité de l'Etat. Il aurait dé-
veloppé les € millets », il en eût fait les élé-
ments d'une organisation politique rationnelle;
il ne se fût point opposé à l'esprit d'indépen-

dance des habitants des îles et des montagnes,


il eût mis au service de l'ensemble de la commu-
nauté les vertus guerrières des Albanais, les
aptitudes maritimes des Grecs, la brillante in-
trépidité des Arabes, l'esprit commercial des
Syriens, des Arméniens et des Juifs, l'indus-
trieuse ingéniosité des paysans de la Bulgarie
et de l'Anatolie. De ces éléments si divers, il

eût pu constituer un ensemble merveilleux et


créer un Etat national aux ressources infinies.
C'est ce que firent en Occident les gouverne-
ments de France et d'Angleterre, qui étaient,
eux aussi, à l'origine, des gouvernements fon-
dés sur la puissance militaire. Mais entre les
Osmanlis et les peuples qu'ils soumirent, il y eut
toujours un abîme sur lequel aucun pont ne
fut jamais jeté. Le jour où les Osmanlis cédè-
rent sur les champs de bataille, c'en fut fait
de leur puissance. L'Etat s'effrita, se disloqua,
avec une rapidité étonnante. Les peuples se-
couèrent leur joug, qui pesait si lourdement sur
eux. Les uns associèrent leur destinée à celle
d'autres Etats, d'autres devinrent indépendants,
aucun ne demeura là où il était. Auçuu n'eu-
— 16 —
trevit la possibilité de vivre d'une vie natio-
nale tant qu'il serait attaché à l'Empire.
Dès que ce procès de désagrégation eut com-
mencé, les Osinanlis, loin de faire un retour
sur eux-mêmes et de chercher, par une politi-
que un peu libérale, à se concilier l'affection
de leurs sujets, s'engagèrent dans une voie di-
rectement opposée. Ils crurent devoir restrein-
dre toujours davantage les maigres libertés
qu'ils leur avaient laissées jusqu'alors. Leur
but fut non pas de mettre leurs administrés en
mesure de vivre normalement, de se dévelop-
per, d'augmenter leurs ressources et leurs for-
ces, mais au contraire de les affaiblir après leur
avoir enlevé tout moyen et toute velléité d'indé-
pendance. Vers la fin du XIXe siècle, quand
l'Empire ottoman se vit sur le point d'être com-
plètement ruiné et qu'il commença à entrevoir
les approches de la fin, la crainte fut le senti-
ment inspirateur d'une politique de sombre fo-
lie et de cruauté, dont le nom d'Abdul-Hamid

évoque le triste souvenir.


UHamidianisme fut la seconde période de la
domination ottomane. Ce qui caractérisa ce ré-
gime, ce fut l'absence de tout idéal national.
Quand Abdul-Hamid eut constaté qu'à mesure
que le gouvernement ottoman perdait de son au-
torité, les peuples de l'Empire s'éveillaient à
l'indépendance et cherchaient à vivre de leur
propre vie, il prit le parti d'exploiter ces ten-
dances de désagrégation on opposant les unes
_ 17 -
aux autres les différentes parties du pays. Au
lieu de s'appliquer à diriger vers le centre les
forces qui tendaient à l'éparpillement, il excita
leurs jalousies, leurs rivalités, les compétitions
et les haines. Il crut ainsi prolonger l'agonie
du pouvoir central. Pour maintenir l'intégrité
territoriale du pays, il permit que les habitants
fussent réduits à une condition politique, éco-
nomique et sociale qui faisait d'eux les plus mi-
sérables d'entre les humains.
Abdul-Hamid régna de 1876 à 1908. Sa politi-
que resta invariablement la même. Il détruisit
les « millets ». Il le fit non pas directement,
mais par un moyen détourné, caractéristique de
son gouvernement. Il créa un exarchat bulgare.
La. mesure était en soi ex€ellente. Elle cessa de
l'être quand il lui conféra le droit de juridic-
tion sur des populations que le patriarche grec
avait le droit de considérer comme relevant de
son ministère. Le gouvernement de Constanti-
nople stimula les ambitions bulgares, excita
la jalousie des Grecs et plongea ainsi ces deux
peuples dans une lutte fratricide qui absorba
une grande partie de leurs énergies et les affai-
blit d'autant. Vers 1890, des « bandes » grec-
ques et des « bandes » bulgares avaient été for-
mées en Macédoine, qui se livraient, sous cou-
leur de faire passer les populations de l'autorité
de l'exarche sous celle du patriarche, ou vice
versa, à des incursions au cours desquelles les
villages étaient incendiés, les habitants dépos-

-2
— 18 -
sédés de leurs biens, le pays terrorisé. La gen-
darmerie ottomane ne prit jamais aucune me-
sure sérieuse pour mettre fin à ces abus. De
temps à autre, elle saccageait une localité, sous
prétexte que les bandits y avaient trouvé pro-
tection. A un moment donné, l'anarchie et le
banditisme sévissaient à un tel point en Macé-
doine que les Etats indépendants des Balkans
s'en émurent et que l'on fut à deux doigts de
la guerre. La tension entre les grandes puis-
sances de l'Europe, qui craignaient qu'une con-
flagration dans les Balkans ne mît en péril
l'équilibre politique de l'Europe, causa à diver-
ses reprises un malaise dont la génération ac-
tuelle a conservé le souvenir. Les deux guerres
des Balkans qui se produisirent après la dépo-
sition d'Abdul-Hamid furent les conséquences
directes de la politique de ce misérable, égale-
ment responsable de certains conflits qui sont
à l'origine de la guerre actuelle. La politique
d'Abdul-Hamid en Macédoine fut exécrable.
Elle n'avait qu'un but maintenir sous la domi-
:

nation de Constantinople des régions sur les-


quelles le gouvernement ottoman n'avait pas
plus de droit qu'il n'en avait sur celles d'où il
avait déjà été chassé.
Dans tous les pays où régnait Abdul-Hamid.
c'était le même régime tyrannique, les mêmes
desseins, les mêmes cruautés. Après avoir jeté
lesBulgares contre les Grecs, il encouragea les
Albanais à harceler les Serbes. Des bandes al-
— 19 —
banaises descendaient de leurs montagnes, at-
taquaient les villages serbes des plaines de Kos-
sovo, chassaient les habitants de leurs demeu-
res et commettaient toutes sortes de dépréda-
tions. Le gouvernement ottoman assistait de
loin au spectacle, laissait faire, tandis que les
Serbes de Serbie étaient dans ^impossibilité
d'intervenir. Mais parmi les instruments de la
tyrannie d'Abdul-Hamid, les plus notoires fu-
rent les Kurdes, race de paysans à demi sau-
vages des confins de l'Asie, que le gouverne-
ment de Constantinople avait en vain essayé de
gagner, mais qu'Abdul-Hamid mit de son côté
en en faisant une sorte de corps de gendarmerie
qu'il arma de fusils à répétition et qu'il lâcha
contre les Arméniens. Piller massacrer les
et
Arméniens, tel fut le service qu'Abdul-Hamid
demanda aux Kurdes. Les Arméniens s'organi-
sèrent pour la défense. Quelques groupements
se formèrent dans les montagnes qui tentèrent
d'opposer la force à la force. Les bandes kurdes
furent renforcées par des soldats turcs. Dans
tout l'Empire l'agitation contre les Arméniens
fut systématiquement déchaînée. Dans les an-
nées 1896 et 1897 elle aboutit à des massacres
épouvantables. Le sang coula d'un bout à l'au-
tre du pays. A Constantinople, ce fut une véri-
table boucherie. Avant que le sultan rouge
n'eût été désarmé par l'indignation du monde
civilisé, le peuple arménien avait été décimé à
— 20 -
un degré tel qu'il se trouvait affaibli pour au
moins une génération.
Abdul-Hamid fut renversé par une coalition
de révolutionnaires appartenant à deux des na-
tions qu'il opprimait : les Turcs d'Anatolie et

les Juifs de Salonique. qui détenaient l'autorité


dans l'armée et dans la finance. Sous le nom de
« Jeunes-Turcs ». ces éléments révolutionnai-
res ont constitué un parti qui, depuis la chute
du sultan prénommé, gouvernent le pays. C'est
une sorte de comité secret, qui exerce le pou-
voir par l'intermédiaire de groupes locaux. Il
y a un groupe dans chaque ville importante.
Le nouveau sultan, les ministres et le parle-
ment, lequel est composé presque exclusive-
ment de ses créatures, sont entre ses mains de
simples marionnettes. Le comité « Union et

Progrès » — c'est ainsi qu'il s'appelle — a fait


entrer la Turquie dans la guerre actuelle à
seule fin d'avoir les mains libres pour sa politi-
que de domination —
la plus détestable des ty-
rannies que la Turquie ait subie jusqu'ici.
Si la première phase de la domination turque
à l'égard des peuples sujets fut celle de l'indif-
férence dédaigneuse, et la seconde, marquée par

Abdul-Hamid. celle de la trituration, la troi-


sième, le régime jeune-turc, c'est la période de
l'extermination. Les Jeunes-Turcs sont actuel-
lement en train d'anéantir certaines populations
de l'Empire. Et ils emploient à cet effet tous les
moyens dont ils disposent.
— 21 —
mais leur but
Ils s'appellent « Nationalistes »,
n'est nullement de fondre les différentes par-
ties de l'Empire en un Etat national comme
l'est l'Italie ou la France, la Grande-Bretagne

ou les Etats-Unis d'Amérique, où tous les habi-


tants sont des citoyens libres et égaux en droit.
Ce but, les Jeunes-Turcs prétendent bien qu'il
est le leur, mais il est trop contraire aux tradi-
tions du gouvernement ottoman pour qu'il
puisse jamais être sérieusement poursuivi par
lui. Les mauvais traitements que les pays su-

jets subissent depuis si longtemps, les souvenirs


des récents massacres font qu'aucun d'eux ne
consentirait, s'il n'y était contraint, à vivre en
communauté politique avec les Turcs. Constan-
tinople le sait et ne songe qu'à forger de nou-
velles chaînes.La devise des Jeunes-Turcs est:
« Ottomanisation » ,ce qui signifie que les cou-
tumes turques, l'éducation turque, la religion
turque et surtout la langue turque doivent être
imposées à tous les peuples vivant à l'intérieur
des frontières de l'Empire et que ceux qui se
montrent récalcitrants doivent être éliminés.
Cette politique est empruntée à l'Europe cen-
où depuis un demi-siècle soixante millions
trale,
d'Allemands travaillent à « prussianiser » six
millions d'Alsaciens, de Danois et de Polonais,
et dix millions de Magyars à assimiler par la

contrainte un nombre supérieur de Slovaques,


de Ruthènes, de Roumains et de Slaves du Sud.
Les Jeunes-Turcs ont entrepris d'imposer la
— 22 —
nationalité de huit millions de paysans turcs
d'Anatolie à un ensemble de peuples étrangers
qui représente un nombre d'habitants deux fois
plus grand, dont plusieurs ont une civilisation
propre supérieure à qu'on entend leur
celle
faire accepter. Dansrapport sur les mesures
le

à prendre en vue de développer le pays, qui fut


présenté au congrès des Jeunes-Turcs en oc-
tobre 1911, Fauteur disait que « tôt ou tard la
complète ottomanisation de tous les sujets turcs
devra être poursuivie et réalisée. Il va de soi
cependant, continue le rapport, que ce résultat
ne pourra jamais être atteint par la simple per-
suasion, mais qu'il faudra avoir recours à la
force... » Aux autres nationalités, on dénie le

droit de s'organiser, de demeurer elles-mêmes.


Toute tentative à telle fin —
décentralisation,
autonomie —est regardée comme une trahison
par le gouvernement turc. L'idéal national
— c'est une notion qui n'existe pas aux yeux
des Turcs —est une quantité négligeable. Les
peuples étrangers peuvent, à la rigueur, conser-
ver leur religion, mais non leur langue.
Le gouvernement ottoman sortit de la guerre
balkanique de 1912 à 1913 avec un territoire
sensiblement diminué. Il ne comprenait plus
que la Thrace, Constantinople, les Détroits et
les provinces de l'Asie, avec une population to-
tale de vingt à ving-cinq millions d'habitants,
qui se décomposait à peu près comme suit :

huit millions de Turcs, qui habitaient presque


— 23 —
exclusivement une région située au nord d'une
ligne allant d'Alexandrette au lac de Van; puis
sept millions d'Arabes (mahométans et chré-
tiens), au sud de cette même ligne; deux mil-
lions d'Arméniens et deux millions de Grecs
disséminés sur toute la moitié nord de l'Empire,
les Grecs se trouvant plutôt à l'ouest et les Ar-
méniens à l'est, enfin de deux à trois millions
de populations à moitié indépendantes vivant
dans les montagnes, des Kurdes, des Kizil-
Bashis, des Yezidis, des Maronites, des Druses,
des Nestoriens, etc. Plusieurs de ces races
étaient représentées dans une proportion plus
ou moins forte dans le million que comptait
Constantinople avant 1914. Il y avait notam-
ment environ 500.000 Turcs, 150.000 Armé-
niens, 150.000 Grecs, quelques milliers de Kur-
des et d'Arabes, une communauté juive assez
nombreuse et des commerçants étrangers tant
qu'on en voulait. Constantinople était, et est de-
meurée, la ville cosmopolite par excellence.
Tel était le champ que le parti Jeune-Turc
avait choisi pour sa campagne nationaliste. Il
n'a pas opéré simultanément sur l'ensemble du
territoire. Il se proposait d'accomplir son œu-
vre en procédant par régions. Dans les années
qui s'écoulèrent entre la fin de la guerre balka-
nique et l'entrée de la Turquie dans le conflit
européen, c'est sur la Thrace, la seule province
d'Europe qui appartînt encore à la Turquie, que
les Jeunes-Turcs concentrèrent leurs efforts.
— 24 —
En 1913, la population de la Thrace était com-
posée en majeure partie de Grecs. Les Turcs
habitaient surtout la contrée autour d'Andri-
nople. Un certain nombre de Bulgares étaient
établis dans les montagnes du nord-est. Une
année plus tard, il n'y avait plus guère en Thrace
que les Turcs. Les Grecs et les Bulgares avaient
été dépouillés de leurs biens et rejetés au
delà des frontières. Si donc aujourd'hui les Jeu-
nes-Turcs affirment que la Thrace est un pays
habité exclusivement par des Turcs, il convient
de rappeler comment ce résultat a été obtenu.
La façon dont la Thrace a été « turquifiée » est
le meilleur argument que l'on puisse invoquer
en faveur de la nécessité de mettre les Turcs
à la porte de l'Europe, en raison précisément
de l'impossibilité où ils sont de participer à la
civilisation occidentale.
A cette même époque, les Jeunes-Turcs com-
mencèrent à expulser les Grecs des rivages oc-
cidentaux de l'Asie Mineure. Ils pensaient li-
quider ainsi le problème grec et le royaume
de Grèce était, en raison de cette politique, à la
veille de prendre une seconde fois les armes
contre les Turcs quand survint la guerre euro-
péenne. Comme ils avaient partie liée avec Ber-
lin, lesJeunes-Turcs, pour des raisons faciles
à concevoir, accordèrent quelque répit à leurs
sujets grecs. Ils se dédommagèrent de cette con-
trainte en sévissant avec d'autant plus de ri-
gueur à l'égard des autres nationalités qui se
— 25 —
trouvaient, elles, privées, du fait de la guerre,
des protections sur lesquelles elles eussent pu
compter en temps ordinaire. Le parti Jeune-
Turc abrégea pour elles la procédure un peu
longue, un peu lente qu'ils pratiquaient d'ordi-
naire. Il put passer sans autres formalités aux
massacres, que, précédemment, on ne pratiquait
qu'avec certaines « préparations ». On s'y livra
sur une plus vaste échelle que ce ne fut le cas
aux plus mauvais jours du règne du sultan
rouge. L'Allemagne veillait aux portes. Son
attitude menaçante et son armée faisaient hési-
ter ceux qui eussent été enclins à venir au se-
cours des victimes. Les Jeunes-Turcs profitèrent
de la situation. L'extermination de deux mil-
lions d'Arméniens est aujourd'hui un fait ac-
compli. Les deux tiers de ce nombre furent « dé-
portés ». Des hommes, des femmes et des en-
fants ont été chassés de leurs foyers et obligés
de prendre le chemin de l'exil. Des convois de
ces malheureux se sont dirigés vers les monta-
gnes qui, au loin, bordent la plaine. Ils les ont
franchies pour gagner d'autres montagnes plus
lointaines encore. Epuisés de fatigue et de faim,
beaucoup, des dizaines et des dizaines de mil-
liers, cent mille, deux cent mille, plus encore,
sont tombés au bord des routes. Les cadavres
marquent le chemin qu'a suivi le convoi. Beau-
coup portent les traces des coups que leur por-
tèrent les gendarmes chargés de les escorter.
D'autres furent délibérément massacrés par les
— 26 —
Kurdes qui guettaient leur passage. Ceux
qui ont échappé à tous ces périls sont morts
de dénuement, de faim et d'abandon dans les
marais et les déserts qui leur avaient été assi-
gnés. Un tiers seulement du peuple arménien
estencore vivant. Ceux qui habitaient les villes,
Constantinople et Smyrne, ont été généralement
épargnés. Sous la menace, beaucoup d'entre eux
se sont convertis à la religion mahométane. Les
femmes et les jeunes filles ont été emprisonnées
dans les harems. Environ deux cent mille ont
fui en Russie et en Egypte. De la nation armé-
nienne, ce sont les seuls —
soit donc le 10 %
de la population d'avril 1914 — qui puissent,
dès à présent, être considérés comme hors de
danger.
Après avoir éliminé les Arméniens, les Jeu-
nes-Turcs se sont tournés du côté des Arabes,
à qui un sort analogue était réservé. La cam-
pagne a été entreprise en 1916. Les Arabes des
provinces du sud ont été jusqu'ici en état de se
défendre. La province du Yémen, qui forme
l'hinterland d'Aden, est depuis des années en
effervescence. La résistance y est organisée si
solidement que les Jeunes-Turcs ont abandon-
né, semble-t-il, l'espoir de soumettre ses chefs
nationaux. La province du Hedjaz, où se trou-
vent les villes saintes de La Mecque et de Mé-
dine, s'est soulevée il y a quelques mois sous
la conduite du chérif de La Mecque, à qui ap-
partient le soin de veiller sur ces deux villes.
— 27 —
Mais que les armées ottomanes main-
la Syrie,
tiennent dans la sujétion, est turquifiée par
tous les moyens. On ne recule devant aucune
mesure pour que l'opération soit effectuée en
peu de temps. Les chefs syriens —
mahomé-
tans et chrétiens également, car leur crime, ce
n'est pas leur religion, c'est le fait d'être Ara-
bes et non pas Turcs —
les chefs syriens, di-
sons-nous, ont été massacrés ou jetés en prison.
C'est sur les populations sans défense que por-
teront les prochains coups. La méthode ne
change pas. On se débarrasse des chefs d'abord,
puis on exploite l'agitation que l'on a ainsi pro-
voquée pour décimer les populations et terro-
riser le pays. Les opérations se font systéma-
tiquement, selon les instructions précises, qui
émanent du comité « Union et Progrès ». À
moins que la situation militaire ne se modifie,
la campagne entreprise contre les Syriens sera
menée comme celle dont les Arméniens furent
les victimes et elle aboutira à des résultats iden-
tiques.
La politique des Jeunes-Turcs a été résumée
en une formule adressée par un gendarme ot-
toman à une sœur danoise de la Oroix-Rouge :

« Nous nous débarrassons d'abord des Armé-


niens, puis des (Irecs. puis des Kurdes. » Tout
le problème se résume en une question de temps.

Qui succombera le premier? Seront-ce les peu-


ples sujets de l'Empire, ou sera-ce l'Empire
lui-même?
— 28 —

CHAPITRE II

Les Turcs en Europe

La réponse des Alliés au message du prési-


dent Wilson fut, dans ses grandes lignes, favo-
rablement accueillie. Cependant, le paragraphe
où l'Entente formule


d'une manière catégo-
rique la politique qu'elle entend suivre à
l'égard des Turcs a donné lieu à certaines cri-
tiques que l'on ne peut passer sous silence.
D'aucuns se refusent à admettre, en effet, que
la Grande-Bretagne, qui manifesta si souvent
sa sympathie envers l'Empire ottoman, en exi-
ge aujourd'hui l'inéluctable morcellement.
Quoique reconnaissant le bien fondé de la
plupart des prétentions britanniques, certains
ne cachent pas leur surprise de voir la Grande-
Bretagne réclamer « la libération des peuples
assujettis à la sanglante tyrannie turque et le
rejet hors d'Europe de l'Empire ottoman, déci-
dément indigne de la civilisation occidentale. »
Ces critiques rappellent que Français et An-
glais combattirent aux côtés des Turcs pendant
la guerre de Crimée, et que lord Beaconsfield
s'opposa autrefois énergiquement à la réalisa-
tion du projet qui prévoyait l'incorporation au
nouvel état bulgare de la totalité de la Macédoi-
— 29 —
ne, territoire turc; citant le texte des adresses de
bienvenue qu'envoyèrent les leaders politiques
anglais aux Jeunes-Turcs après le renverse-
ment d'Abdul-Hamid, ils font observer que ces
mêmes Jeunes-Turcs détiennent encore le pou-
voir à l'heure actuelle.

* * *

Nous devons nous reporter à quelques an-


nées en arrière pour apprécier sainement la
situation.
Lord Beaconsfield fut peut-être le dernier re-
présentant — en Angleterre —
de ces hommes
d'Etat qui basaient leur politique étrangère sur
le principe — aujourd'hui détruit —
de la « ba-
lance des forces » ses vues se heurtèrent d'ail-
;

leurs à la vigoureuse opposition de Gladstone,


à l'éloquence duquel la Bulgarie dut, pour une
large part, sa libération du joug turc.
Pour agir comme il le fit, le premier ministre
britannique se basait sur les affirmations caté-
goriques d'ethnographes compétents, unanimes
à déclarer que la Macédoine n'était pas unique-
ment bulgare, et que l'élément serbe et grec
y comptait de nombreux représentants. Dès
lors, annexer la Macédoine à la Bulgarie eût
été commettre un injustice grave envers la Grèce
et la Serbie; il parut à Lord Beaconsfield qu'il

était préférable de la laisser quelque temps en-


core sous la domination turque, en attendant
que sonnât l'heure d'une répartition ultérieure
— 30 —
autrement équitable. Cette répartition fut d'ail-
leurs réalisée par la suite, après la seconde
guerre balkanique.
Depuis 1878, date de la signature du traité de
Berlin, la manière de voir de Gladstone a été
celle à laquelle s'est rallié le public anglais
tout entier. Ce fait conséquence des
a été la
enquêtes officielles que les gouvernants anglais
s'étaient engagés à conduire lors de la conclu-
sion du traité précité; l'opinion publique d'ou-
tre- Manche fut, en outre, fortement impression-
née par la série d'événements tragiques qui dé-
buta en 1878 par les massacres bulgares et qui
mit en lumière la nature réelle de la domination
turque les massacres arméniens, la révolution
:

crétoise et la sanglante répression de l'insur-


rection macédonienne en 1905.
Les administrateurs des fonds de secours en
faveur des Arméniens et des Macédoniens ap-
profondirent les résultats fournis par les en-
quêtes des consuls britanniques. Des voyageurs
impartiaux rapportèrent les mêmes précisions
au sujet de l'incompétence, de la vénalité et de
la cruauté des autorités toques. Ainsi se for-
tifia parmi le peuple anglais l'impression que la

justice dans l'est européen serait lettre morte


jusqu'au moment où les Turcs seraient reje-
tés hors d'Europe, « with bag and baggage »
(cette expression populaire est assez catégori-
que) et qu'il importait, en outre, de soustraire
,

à leur joug certaines races asiatiques.


— 31 —
C'étaient là,évidemment, des mesures extrê-
mes; avant d'en réclamer l'application, l'occa-
sion de réformer leur administration fut fournie
par deux fois aux Turcs.
On sait que le projet de réforme Muersteg
reçut l'approbation des grandes puissances qui,
du fait de sa réalisation, prenaient la Macédoine
turque sous tutelle. Ce projet prévoyait la di-
vision de cette province en zones dans lesquel-
les la gendarmerie turque aurait été commandée
par des officiers européens. Des agents autri-
chiens et russes, en civil, firent à la même épo-
que de nombreux voyages d'études, propres à
mettre en relief les défectuosités de l'adminis-
tration judiciaire et fiscale des Turcs.
Il est intéressant de rappeler ici que l'Alle-

magne, fidèle à sa politique d'aveugle bienveil-


lance envers la Turquie, se refusa nettement à
souscrire à ce projet. Quant à l'Autriche-Hon-
grie, qui avait pris la position de la puissance
la plus € intéressée », elle fit de ce projet loua-
ble une farce grotesque. Néanmoins, la tenta-
tive de Muersteg eut un résultat inattendu, mais
d'une extrême importance de l'exaspération
:

générale naquit la révolution Jeune-Turque.


L'occasion était belle pour l'Empire ottoman
de justifier son droit à l'existence certains
:

n'avaient-ils pas prétendu que le sultan Abdul-


Hamid était seul responsable de la corruption
du régime ? Abdul-Hamid détrôné, le comité
Jeune-Turc Union et Progrès assuma la lourde
— 32 —
charge du pouvoir pour devise
et prit « Li- :

berté, égalité, fraternité ». Maintenant ou ja-


mais devait commencer l'ère des réformes tant
attendues, propres à infirmer définitivement l'o-
pinion anglaise existante. Malheureusement, les
Jeunes-Turcs ne justifièrent en aucune façon
lesespérances qu'avaient fait naître leurs dé-
légués lors des rencontres qui eurent lieu entre
eux et des hommes d'Etat anglais, à Londres
et à Constantinople.
Ils ne surent pas profiter de l'occasion splen-
dide qui s'offrait à eux. Bientôt les doctrinaires
du mouvement Jeune-Turc passèrent à l'arriè-
re plan et les chefs de parti ne se maintinrent
au pouvoir qu'en faisant preuve d'un chauvi-
nisme à outrance et basé sur la peur qu'ins-
pirait aux esprits timorés une armée à leurs
gages.
Une assemblée parlementaire — tant atten-
due —
fut constituée, mais en fait on n'obtint
qu'un simulacre de représentation populaire,
dont l'élément catholique était exclu*
Le désarmement de la population macédo-
nienne fut poursuivi et donna lieu à de nom-
breuses scènes de violence. Les privilèges sécu-
laires des Albanais furent suspendus; la con-
trainte exercée sur les Arabes redoubla. La
concussion et la corruption devinrent plus fla-
grantes encore que sous le règne d'Abdul-Ha-
mid, et les Arméniens furent persécutés comme
auparavant. La situation devint rapidement in-
— 33 —
tolérable au point que la Bulgarie, la Serbie
et la Grèce déclarèrent simultanément la guer-
re à la Turquie et la vainquirent par les armes.
Quant au conflit actuel, il est l'œuvre des in-
trigues d'Enver pacha; il se poursuit sans que
le gouvernement ottoman ait renoncé à sa poli-

tique traditionnelle envers les Arméniens. Bien


au contraire, plus de la moitié des ressortissants
de cette race malheureuse —
qui est une race
essentiellement catholique et nullement maho-
métane —ont été sauvagement exterminés.
Ainsi s'est confirmée l'opinion britannique
qui prévaut aujourd'hui la Turquie est impuis-
:

sante à se régénérer radicalement. Il est avéré


que l'Empire ottoman ne peut et ne pourra ja-
mais se réclamer de la civilisation occidentale
et qu'il doit, de ce chef, être rayé de la carte
européenne.

CHAPITRE III

Les Turcs en Asie

Ceux qui ignorent choses de Turquie ont


les
été fort étonnés d'apprendre combien fut cordia-
le la réception que réserva la population de
Bagdad aux troupes du général Maud, lors de
leur entrée dans la ville, en mars 1917.
Les relations qui nous sont parvenues de cet

3
— 34 —
événement historique abondent en détails pro-
bants les souhaits de bienvenue aux vain-
:

queurs ne furent pas dictés par la servilité ou


la crainte, mais exprimèrent, bien au contraire,
la satisfaction qu'éprouvaient les habitants d'ê-
tre libérés du joug turc. A Bagdad, la sympa-
thie pour l'oppresseur turc était nulle ou excep-
tionnelle. La population ne témoigna d'aucun
regret « patriotique », tant elle était à la joie
d'être délivrée d'un despotisme étranger, mala-
droit et sévère.
Chacun aujourd'hui que les Turcs, avant
sait
la dernière guerre balkanique, étaient impuis-
sants à légitimer leur ingérence dans les affai-
res européennes. La Turquie d'Europe était une
vaste mosaïque de peuples Serbes, Bulgares.
:

Grecs, Albanais, Juifs, Valaques, avec compa-


rativement très peu de Turcs authentiques dis-
séminés parmi eux. L'anomalie était flagrante
et unanimement reconnue. Mais il était plus
rare d'entendre émettre l'opinion que la domi-
nation turque en Asie était, dans une très large
mesure, également injustifiable.
C'est une erreur assez répandue dans la mas-
se que de croire que la Turquie d'Asie soit, elle,
essentiellement turque, ou turque par affinité,
Les voyageurs qui reviennent de Syrie, de Mé-
sopotamie. d'Arménie et même d'Asie Mineure
ne cachent pas leur étonnement à ce sujet :

le Turc est, là-bas, l'étranger...

En Perse, comme en Arabie, le type indigène


— 35 —
est unique et très accentué; l'Empire ottoman,
au contraire, contient pour le moins une dou-
zaine de races, de tribus importantes qui ne
remplissent envers les autorités turques aucun
des devoirs de l'obéissance et de la soumission.
Les Turcs —
les Osmanlis —
apparaissent
dans l'histoire sous les traits de conquérants
avides; ils rééditèrent les exploits sauvages des
Mongols, lesquels, après avoir ravagé l'Asie,
mirent à sac la fameuse cité de Bagdad; mais
ils s'en différencient en ce sens qu'ils se fixè-

rent dans les pays conquis et qu'ils ne cessent


de les piller et de les spolier depuis six cents
ans. *

La proportion de Turcs authentiques qui sé-


journent dans l'empire ottoman est minime. L'é-
lément turc a toujours été en minorité, et, d'au-
tre part, la race ne conserve pas sa pureté ori-
ginelle. En effet, les Turcs véritables prennent
femme parmi les races conquises.
Beaucoup de politiciens embrassèrent la foi
musulmane et se prétendent, de ce chef, Turcs;
les plus barbares des races musulmanes, les
Kurdes, par exemple, se rallièrent à l'idéal con-
quérant des Ottomans, et devinrent « plus Turcs
que les Turcs ». Il s'est donc créé pour ces di-
verses raisons une race mixte qui, bien que
possédant une très grande facilité d'assimila-
tion, ne peut être appelée la « race turque ».
Par contre, chaque fois que les Turcs entrè-
rent en contact avec des races plus distinctes
— 36 —
ou plus civilisées, ils ne réussirent jamais à
les assimiler. Ils résident dans les contrées
peuplées par elles, les administrent, mais ne
sont qu'une minorité dirigeante, oppressant sys-
tématiquement les habitants.
Les Arabes se différencient et se sont tou-
jours différenciés des Turcs; jamais ne sym- ils

pathisèrent avec eux. La mainmise ottomane en


Arabie est injustifiable, d'autant plus que les
Arabes ont joui d'une brillante civilisation na-
tionale, avec laquelle la civilisation turque ne
peut soutenir la comparaison; aussi les aspi-
rations à l'indépendance sont-elles très accen-
tuées en Arabie.
La Mésopotamie est et fut habitée par une po-
pulation mixte, comprenant des Arabes et des
Juifs, mêlés aux descendants d'indigènes au-
trefois sujets de dynasties orientales. La Syrie
offre une analogie complète avec la Mésopota-
mie; quant à l'Arménie, qui est essentiellement
catholique, les Kurdes qui la peuplent ont reçu
des Turcs la permission de spolier les Armé-
niens catholiques et ont voué de ce chef aux
Turcs une grande reconnaissance.
Les habitants catholiques du Liban, les Grecs
d'Asie Mineure, et d'autres races moins impor-
tantes, les Circassiens, par exemple, n'ont rien
de commun avec les Turcs.
Ainsi donc, il est établi péremptoirement que
l'Empire ottoman asiatique n'est qu'un conglo-
mérat de multiples races bien distinctes, de
— 37 -
Kurdes, d'Arabes, de Juifs, de Grecs, d'Armé-
niens, de Circassiens, de races mixtes peuplant
la Syrie et la Mésopotamie et d'autres qui pré-
tendent être Turcs, mais qui ne le sont pas.
Entre toutes ces populations mal assorties, il
n'existe aucun lien, aucune tradition ni histoire
commune, aucune homogénéité. La démarca-
tion entre catholiques et musulmans est très
nette, bien que le nombre des sectes musul-
manes soit assez considérable. Les Turcs ne se
maintiennent au pouvoir que par leur ancien
droit de conquête; le mécontentement envers
eux est grand et une sourde opposition, quoique
timidement exprimée, se fait jour parmi les peu-
ples assujettis. C'est pourquoi la réception des
Anglais à Bagdad par une population en
grande partie musulmane fut si chaleureuse.
C'est pourquoi les habitants de Palestine se pré-
parent à fêter l'arrivée de leurs libérateurs ve-
nus d'Egypte.
Le Turc s'est révélé inapte à gouverner; par-
tout où il s'est implanté, son impéritie s'est ma-
nifestée flagrante, et l'on garde de son oppres-
sion tyrannique un détestable souvenir. Et s'il
doit être chassé un jour des territoires asiati-
ques dont il s'empara autrefois par la force, on
peut être assuré que, ce jour-là, les manifes-
tations populaires refléteront un contentement
général.
CHAPITRE IV
La Turquie et les Grecs d'Anatolie

Le 1 er
septembre 1916, le roi Constantin a
accordé une interview à un correspondant de la
Presse associée, interview qui contient le pas-
sage .suivant :« Sa Majesté a parlé avec une
particulière anxiété du sort qui ne manquerait
pas d'être celui de plus d'un million de Grecs
habitant l'Asie Mineure et la Thrace si la Grèce
venait à être entraînée dans une guerre contre
la Turquie. Elle a exprimé les sentiments de
tristesse que lui inspire la pensée que tous ces
malheureux compatriotes, hommes, femmes et
enfants, subiraient le destin des Arméniens si

jamais les circonstances les plaçaient à la merci


des Ottomans. » L'argument ne laissa pas, à
l'époque, de produire un certain effet. Mais de-
puis lors bien des événements sont survenus. Il
y a eu tout d'abord les nombreuses et tapageu-
ses manifestations de sympathie auxquelles le
gouvernement de Berlin et la presse allemande
se sont livrés à l'égard de cette pauvre Grèce
si brutalement, si ignoblement traitée par ces

Alliés insatiables, qui ont l'audace d'exiger que


les traités soient respectés et de prendre des
mesures pour que le gouvernement royal ne jette
— 39 —
pas l'armée grecque dans le dos des troupes du
général SarraiL II est donc intéressant d'avoir
quelques indications précises qui permettent de
se rendre compte de ce que représente en réalité
cette sympathie allemande pour la Grèce, ce
qu'elle vaut quand des protestations d'amitié
on passe aux actes et aux faits, et ce que les
Grecs d'Anatolie ont gagné à la politique du
roi Constantin. On peut le dire en deux mots :

les Grecs subissent de la part des amis et vas-


saux du kaiser, c'est-à-dire de la part des
Turcs, exactement le traitement que l'on devait
attendre d'une politique prenant ses inspira-
tions à Berlin. Les Turcs et les Allemands pra-
tiquent à Constantinople une politique d'affai-
res, qui ne connaît ni l'amitié ni aucun de ces
« impondérables » qui jouent un si grand rôle
chez les gens de cœur et chez les peuples dont
la vie sentimentale n'a pas complètement cessé.
Nous avons sous les yeux une lette écrite par
un Grec habitant la Turquie et en qui on peut
avoir toute confiance. Il a réussi à fuir en dé-
pensant quelque chose comme vingt mille francs
pour acheter les fonctionnaires qui eussent pu
l'obliger à rester dans le pays. Il est établi ac-
tuellement dans un pays neutre. Il est très au
courant des affaires de Turquie, ayant joué un
rôle important en qualité de membre de diffé-
rentes commissions et comme titulaire, quoique
Grec, de charges officielles en vue. Une des rai-
sons pour lesquelles il s'est échappé, c'est.
— 40 —
nous dit-il, que les Grecs ne peuvent plus ac-
tuellement se livrer à aucune opération com-
merciale quelconque en Turquie. Aucune me-
sure officielle n'a été prise à cet effet, mais les
obstacles créés par l'administration sont si
nombreux et si parfaitement insurmontables,
que le résultat est identique. Une autre raison
non moins péremptoire, que la vie est de-
c'est
venue absolument intolérable pour les Grecs
habitant l'Empire. « La vie à Constantinople,
ce sont ses propres termes, est insupportable
depuis commencement de la guerre. Fasse le
le
ciel que nous autres ne tombions jamais entre
les mains des Turcs, sinon nous sommes per-
dus!» Après avoir brièvement rappelé ce qui
s'est passé avec les Arméniens, il exprime sa
surprise de ce que l'on n'ait jamais parlé, ni
dans la presse ni ailleurs, des souffrances
qu'endurent les Grecs. « Nous aussi, dit-il en-
core, avons perdu plus de cent mille de nos
compatriotes. Ils n'ont, certes, pas été massa-
crés comme le furent les Arméniens, mais ils

ont été décimés par d'autres moyens. On les a


expulsés de leurs foyers, on les a contraints de
quitter la ville ou le village où ils avaient leurs
maisons et leurs biens, on les a chassés de vil-

lage en village jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés


dans la région de l'Anatolie qu'on leur desti-
nait. Dépourvus de tout moyen d'existence, obli-
gés de marcher pendant vingt ou vingt-cinq
heures sans pouvoir prendre aucun repos,
— 41 —
n'ayant rien à manger et rien à boire, on voyait

ces malheureux s'affaler le long des chemins


et mourir de fatigue et de faim. Combien ont

succombé ainsi par les plaines et les montagnes,


dans l'abandon et dans des souffrances dont on
se fait difficilement une idée. »
Les autres moyens d'« affaiblissement » des
populations qui résistent à la «nationalisation»
n'ont pas non plus été négligés. Parmi ces
moyens, la famine et le typhus sont familiers
en Orient. Les Germano-Turcs ne se sont pas
fait faute d'y recourir. Le typhus a été délibéré-
ment propagé par les Turcs chez les Arabes
de Syrie. On ne compte pas non plus les femmes
qui ont été déshonorées, les conversions forcées,
les confiscations de biens, qui représentent,
affirment des personnes bien renseignées et di-

gnes de foi, deux millions de livres. Et cela, ce


ne sont pas des bruits semés à l'aventure afin de
discréditer un adversaire, ce sont des faits dû-
ment constatés et rapportés par des témoins
dont on ne saurait suspecter la parfaite hon-
nêteté.
On entend dire parfois « Les Grecs ne sont
:

pas massacrés, ils sont simplement déportés. »


On sait par l'expérience qu'en ont faite les Ar-
méniens qu'entre ces deux « traitements », la
différence ne porte que sur la manière le ré- :

sultat est le même. Ce que les Turcs entendent


sous ce terme de « déportation » est exposé en
détail dans le Livre bleu « The Treatment of
:
— 42 —
the Armenians » publié récemment par le gou-
vernement britannique » (cd 8325) et édité par
Lord Bryce.. Le lecteur suivra pas à pas le ré-
cit du martyre imposé aux malheureux déportés:
la sommation pour tous les Arméniens d'une
localité d'avoir à quitter immédiatement leurs
maisons; l'interdiction de vendre quoi que ce
soit de ce qui leur appartient; les massacres
préliminaires au départ des hommes dont on
peut redouter la résistance; l'envoi des femmes
et des jeunes filles dans les harems; le reste de

la population :vieillards, femmes et enfants,


chassés sur les chemins vers une destination
inconnue, vers des régions malsaines et choi-
sies parmi les plus pauvres et les plus inhos-
pitalières; le convoi attaqué au détour des rou-
tes; ceux qui avaient réussi à amener une car-
riole dépouillés de leur véhicule, de leur cheval
ou de leur mulet; les autres, des pauvres hardes
qu'ils traînaient après eux; les malheureux
poussés comme du bétail, empêchés de prendre
la nourriture nécessaire, d'étancher leur soif
au ruisseau; des femmes accouchant au bord
des routes, d'autres jetant leur enfant dans le
ravin afin qu'il y trouve une mort plus rapide.
Car comparativement aux souffrances qui tor-
turaient ces malheureux, la mort apparaissait
comme une délivrance. De temps à autre on
faisait haltepour quelques jours ou pour quel-
ques semaines dans un camp de concentration
qui était généralement le plus nauséabond des
— 43 —
lieux, souillé par les précédents occupants, in-
fect au point que les nouveaux arrivés ne tar-
daient pas à être contaminés et qu'une grosse
proportion succombaient au bout de peu de
temps. Voilà ce qu'est la « déportation » telle
que la comprennent
et la pratiquent les Turcs.

Parmi preuves que l'on peut invoquer au


les
sujet de quelques actes de cruauté particuliè-
rement révoltante, il faut mentionner le témoi-
gnage des missionnaires allemands que la cen-
sure allemande a, par tous les moyens, essayé
de supprimer. « Regardez, disaient les natifs
d'Alep, aux membres d'une mission allemande,
regardez « Talim el Aima »
:

« c'est ce qu'en-
seignent les Allemands ».

Nous voulons espérer que jusqu'à présent les


Grecs d'Anatolie n'ont pas subi encore toute la
série des mauvais traitements infligés aux Ar-
méniens. Il semble, à lire la lettre que nous
avons citée, que pour le moment les Grecs n'ont
été expédiés que vers l'intérieur de l'Anatolie,
ce qui ne représente qu'un trajet de quelques
jours, deux semaines peut-être, et que par con-
séquent le déchet que comporte toujours pa-
reille opération ne dépasse pas le dix pour cent
de la population. C'est peu de chose quand on
songe aux pertes subies par d'autres peuples.
Dans le Liban, les morts représentent plus de
la moitié de la population totale. Les villages de
la région de Jérusalem, où les oliviers, qui
croissent, ainsi qu'on le sait, si lentement et
_ 44 -
dont, par conséquent, la disparition constitue
une perte pour longtemps irréparable, ont été
coupés, les deux tiers des habitants ont péri.
Remarquons, puisque l'occasion s'en présente,
que dans le Levant la destruction des arbres est,
de tous les maux que l'ennemi peut se permettre
d'infliger à un pays, celui qui est considéré com-
me le plus criminel et le plus barbare. Sur les un
million huit cent mille individus que compte
le peuple arménien, on peut évaluer à six cent
mille lenombre de ceux qui sont morts, et à un
nombre égal ceux qui ont été chassés de chez
eux, déportés, et dont la vie a été et est encore
exposée aux plus graves périls. Si donc les
Grecs n'ont pas encore éprouvé toutes les ri-
gueurs du régime que les Turcs ont appliqué
aux Arméniens, ilspeuvent être à peu près cer-
tains que leur tour viendra. La sympathie de
l'Allemagne à l'égard de la Grèce s'est mani-
festée par des actes et des paroles qui ne coû-
taient rien. Le gouvernement allemand ne fera
rien pour sauver de la ruine les Grecs d'Ana-
tolie. N'a-t-il pas quelques obligations envers

son précieux vassal? Ce que Constantinople


veut, appartient-il à Berlin de ne le vouloir pas?
L'amitié est faite de concessions... L'Autriche,
par des représentations adressées à la Porte,
a réussi à obtenir quelques adoucissements en
faveur des Arméniens de religion catholique.
Ce fait indique que la Turquie n'eût pas été
absolument intraitable, et qu'on eût pu, en lui
— 45 —
parlant le langage qu'il fallait, la mettre à la
raison. Non seulement l'Allemagne n'a pas cru
devoir tenir ce langage, mais on a des preuves
qui établissent qu'elle était de mèche avec le

Croissant. N'y a-t-il pas des écrivains alle-


mands, tel C.-A. Bratter, qui excusent ouver-
tement le massacre des Arméniens?
Nous en revenons donc toujours à la même
conclusion. Les Grecs d'Anatolie ne perdent
Les Turcs ne font pas de
rien pour attendre.
amis et ennemis. Les cruautés
distinction entre
dont nous venons de parler font partie inté-
grante d'un système, dont le but est de faire
disparaître de l'Empire toutes les populations
de race étrangère qui ne peuvent être assimi-
une politique méthodiquement suivie.
lées. C'est
Le gouvernement la pratique partout. Partout
il a des agents dont la mission est de lui faci-
liter la besogne. Les fonctionnaires qui mani-
festent quelque résistance, quelque humanité,
sont immédiatement destitués. Récemment, pos-
térieurement à la publication du Livre bleu, un
musulman, témoin oculaire de massacres, ren-
dait visite dans la prison de Kamach au chef
d'une bande de Kurdes. « Pourquoi es-tu ici? »
massacrer soixante
lui demanda-t-il. « J'ai fait
dix mille Arméniens, mais on m'a arrêté pour
avoir tué un gendarme. » Telle fut la réponse.
Le crime fut puni du gibet.
Le gouvernement turc gouverne avec une
idée : faire de la Turquie un pays exclusive-
_ 46 —
ment turc. Etveut arriver à ses fins non par
il

l'assimilation, mais par la destruction. Il se


pourrait bien qu'en fin de compte cette politi-
que le mette en conflit avec les Allemands, dont
l'emprise s'étend actuellement sur tout le pays.
La disposition prise récemment et aux termes
de laquelle, dans un an, la langue turque sera
seule reconnue dans l'Empire a déjà provoqué
de la colère. Elle contrecarre, en effet, les re-
vendications des écrivains allemands, qui de-
mandent que Berlin prennent d'ores et déjà des
mesures pour faciliter l'établissement des Ger-
mains dans l'Empire turc après la guerre. Cer-
tes la place n'y manquera pas. Mais si jamais
l'Allemagne venait à conserver son autorité sur
les rives du Bosphore, les Turcs apprendraient
bien vite ce qu'il en coûte de vouloir jouer aux
grands garçons. On ne voit pas, dans ces con-
ditions, l'appui que les Grecs d'Anatolie peu-
vent attendre des Allemands.

CHAPITRE V
La faillite de la Jihad

Quoiqu'il ait été un despote cruel et perfide,


Abdul-Hamid se révéla parfois politicien adroit
autant que prévoyant.
C'est ainsi que, longtemps avant sa déposi-
— 47 —
tion, l'ex-sultan prévint les membres du comité
Union etProgrès de ce qu'une collaboration mi-
litaire effective entre l'empire ottoman et les
puissances centrales aboutirait fatalement à un
désastre, qui serait le suicide national de la
Turquie.
L'on ne tint pas compte de ses prédictions :

la Turquie est entrée en guerre aux côtés de


l'Allemagne et sa déplorable situation actuelle
met en évidence la sagesse politique de son an-
cien maître.
Le parti Jeune-Turc comprenait originelle-
ment un certain nombre de personnalités na-
tionalistes foncièrement honnêtes, animées du
désir ardent de mettre fin aux abus multiples,
tolérés ou même encouragés officiellement sous
l'ancien régime, et se proposant de régénérer
toute l'organisation gouvernementale en répri-
mant sévèrement la fraude et les concussions
Par
habituelles. contre, membres du
d'autres
parti ne virent dans le mouvement révolution-
naire que le moyen d'assouvir leurs ambitions
effrénées; une minorité influente —
ayant à sa
tête Talaat bey et le célèbre Enver pacha —
réussit malheureusement à gagner la confiance
populaire. Ces arrivistes détinrent bientôt les
rênes du gouvernement, ayant réussi à desti-
tuer ceux qui stigmatisaient leur honteuse poli-
tique personnelle, et à conquérir les suffrages
au moyen de promesses tentantes ou de pots de
vin judicieusement distribués.
— 48 —
Enver, qui fut major de l'armée turque, s'é-

tait révélé politicien habile mais dépourvu de


tout scrupule. L'échec de sa politique albanaise
le discrédita quelque temps; la guerre euro-
péenne survint, et ses intrigues reprirent de plus
belle.
Le comité Union et Progrès paraît avoir pris
comme devise l'axiome La : fin justifie les
moyens. « Il vit clairement », a écrit à ce pro-
pos très franchement un de ses propagandistes,
«qu'il ne lui serait possible de rallier la masse à
l'idéal quelque peu abstrait du nationalisme
qu'en l'enrôlant sous la bannière religieuse ».
En effet, l'on sait que les classes populaires
turques sont composées en grande partie d'il-
lettrés.
Le parti Jeune-Turc, néanmoins, fut impuis-
sant à susciter la guerre religieuse (Jihad)
qu'il escomptait. Cet échec ne peut surprendre :

si l'on s'en rapporte à l'auteur précité, le gou-


vernement Jeune-Turc, a cru que « l'heure était
propice » et qu'il n'avait pas à hésiter il re- :

courut à ce «facteur, le plus délicat, du nationa-


lisme » en évitant de « bouleverser complète-
ment la vie religieuse ». Mais cet essai délibéré
fut un échec retentissant. Le Scbeïkh el Islam
se refusa à sanctionner la Jihad qui visait à
exploiter les aspirations religieuses dans un
but politique blâmable, et tous les fidèles turcs
honnêtes furent unanimes à l'approuver.
D'autre part, le ministère Evkaf ou ministère
— 49 —
turc des cultes, dispose d'un budget considé-
rable, alimenté par le produit de diverses taxes
etpar les revenus de propriétés foncières; ces re-
venus devaient subvenir aux besoins du clergé,
à l'entretien des édifices religieux, etc. On sait
aujourd'hui que ces fonds ont été détournés de
leur destination première et qu'ils ont servi à
« la restauration économique de la nation » ; le

résultat fut le délabrement des mosquées, et la


condition misérable qui est actuellement celle
du clergé turc,
Les Médrées (séminaires religieux) ont été
prétendument transformés en collèges Idéolo-
giques bien organisés, où les « sciences profa-
nes » sont enseignées. La « Turcologie » est
mentionnée naïvement comme étant une de ces
sciences profanes! Après avoir prétendu que les
Médrées ne satisfaisaient à aucune des condi-
tions de la vie moderne, le ministre des cultes
proclame fièrement qu'ils avaient établi les
principes d'une nouvelle architecture turque
« suivant V ancien style turc et d'après de vieux
modèles ».

€ Le XIX e siècle », poursuit ce critique im-


partial de la politique turque contemporaine.
« a amené la destruction complète de l'idéal re-
ligieux et lui a substitué l'idéal national. »
Cet idéal paraît être aujourd'hui la modalité
ottomane de l'ambitieux cri de guerre de Guil-
laume II « Deutschland ùber ailes ».
En effet, la Turquie a été le théâtre d'exploits

4
— 50 —
analogues à ceux que commirent, en Belgique
et en France envahie, les hordes teutonnes dé-
chaînées. Les Kurdes ont ravagé l'Arménie par
le fer et le feu, pillant, violant, martyrisant, se
montrant en ceci les dignes émules des sou-
dards prussiens.
Mais, par contre, les populations arabes,
exaspérées, ont résolu de se soustraire à ja-
mais au joug de Constantinople. D'après les
dires des prisonniers turcs capturés par les
troupes britanniques, le mécontentement parmi
les soldats ottomans serait très grand; ils sont
mal payés et mal nourris. De fréquentes révol-
tes ont éclaté à Constantinople et dans d'autres
villes; elles prouvent irréfutablement que la si-
tuation intérieure est très critique.
Le comité Union et Progrès conduit le peuple
turc à l'abîme; la prédiction d Abdul-Hamid se
réalise...
Les jours de l'Empire ottoman sont comptés;
toutefois,une réaction puissante pourrait se
produire, car le monde, a déjà assisté à une ré-
volution turque et il se peut que cette révolution
ne soit pas la dernière.
-51 —

CHAPITRE VI
Le Turc chevaleresque 1

Une réputation usurpée. —A l'école du prussianisme.

L'auteur de cet article fait autorité en


la matière. Il jouit d'une expérience
exceptionnelle des choses d'Orient.

Durant guerre actuelle, on a beaucoup


la
vanté le prétendu caractère chevaleresque des
Turcs, bien que ceux-ci aient poursuivi, au
cours des hostilités, une politique véritablement
diabolique. Ils ont affamé, assassiné les Armé-
niens qui, par suite de massacres ou de maladies
contagieuses, ont vu mourir plus de 70.000 des
leurs,hommes, femmes et enfants. Dans le Li-
ban, une famine artificielle a anéanti plus de
la moitié de la population, alors qu'un ravitail-
lement abondant était chose des plus faisables.
Les Arabes de la Syrie, appartenant aux meil-
leures familles locales, ont été maltraités, em-
prisonnés, taxés rançonnés scandaleusement;
et
les Juifs ont été systématiquement ruinés, as-
treints au service militaire et opprimés d'une
façon indigne; les soldats turcs ont laissé périr

4
Traduit à^Times du 20 février 1917.
— 52 —
cie faim et de long des routes arides,
soif, le
leurs infortunés prisonniers britanniques. Cer-
tains de ceux-ci, qui échappèrent par miracle
à cette mort atroce, succombèrent de froid dans
les prisons malsaines, où ils furent condamnés
à croupir dénudés, privés de soins médicaux et
du plus élémentaire confort.
* * *

Néanmoins, l'esprit sportif et le caractère


chevaleresque des Turcs est le thème favori de
certains écrivains. Comment expliquer un tel
paradoxe?
Le fait est que le Turc détenteur du pouvoir
est un oppresseur impitoyable; le Turc négo-
ciateur, lui, est rusé; le soldat est un combat-
tant vigoureux; quand il est vainqueur, il prend
des allures de matamore et est inaccessible à
la pitié; vaincu, quand il sent qu'il a rencontré
son égal ou son maître, il est « chevaleresque »;
il trouve des accents pathétiques et joue au gen-

tleman dans la misère... Et c'est ainsi que se ré-


pand la légende le Turc est irresponsable, le
:

Turc réprouve l'emploi de procédés inhumains,


le Turc n'a jamais commis la moindre cruauté!

* * *

Quand Turcs sont battus, ou près d'être


les
battus, ils excellent à nous faire accroire que
les Arméniens furent assassinés lâchement par
des Kurdes d'une incroyable méchanceté, que
— 53 —
la famine du Liban a été un désastre et qu'il
était au-dessus des forces humaines d'y remé-
dier; ils verseront de même un pleur sur la
mort accidentelle des prisonniers britanniques,
dont la complexion délicate n'a pu résister aux
rigueurs du climat; ils reconnaîtront que la
guerre est l'œuvre des Allemands (Maudits
soient-ils !), etc., etc. Par contre, si les événe-
ments prennent une tournure favorable pour
leurs armes, le son des cloches est tout autre :

« La question de l'indépendance de l'Arménie


ne sera pas prise en considération avant un
demi-siècle», dit Talaat; «les ressortissants an-
glais seront exposés aux obus anglais », dit
Enver; «je montrerai aux Arabes qui est le
maître ici», dit Djemal; «nous exigeons un
soldat turc valide en échange de chacun des
prisonniers britanniques malades ou blessés »,
ont dit les généraux qui reprirent Kut. Ces
quelques citations sont propres à mettre en relief
la mentalité turque, engendrée par le culte de
la force prônée à Constantinopie, la cruauté
héréditaire des nomades de la steppe et la
froide insensibilité des fanatiques.

Jeunes^Turcs et Vieux-Turcs
Partout où ils ont passé, les Turcs n'ont
laissé que des ruines, et cependant ils sont les
héros souriants des plus jolies légendes enfan-
tines; ils ont bouleversé deux civilisations, la
civilisation chrétienne et la civilisation musul-
— 54 —
mane, et cependant, les proverbes « turcs »,
d'une spirituelle sagesse, sont connus dans le
monde entier. Les Turcs sont des hôtes préve-
nants, pleins d'attention, affectionnant la bon-
homie s'ils sont les maîtres ou les propriétaires,
mais ils sont de détestables régisseurs; ils sont
dépensiers et qui plus est gaspilleurs, et — dé-
férence parler — rancuniers comme des cha-
meaux.
* * *

Hulagu dévasta l'Irak et la Syrie, et trans-


forma Bagdad en un monceau de ruines. Il
anéantit plus de huit millions d'habitants paci-
fiques,mais pleura toutes les larmes de son
corps quand on lui apprit la mort de son frère
Mangu. Hulagu incarne le type turc merveil-
leusement; son cœur est bouillant et sentimen-
tal.

Timur ravagea l'Asie Mineure et retarda de


trois siècles l'œuvre bienfaisante de la civilisa-
tion, mais il fut extrêmement bon pour les in-
digènes qui avaient survécu au passage de ses
armées. Timur fut un vrai gentleman turc et
c'est une diffamation historique que de préten-
dre qu'il a emprisonné Bayezid dans une cage;
il a traité Bayezid aussi humainement qu'Enver

lapopulation de l'Asie Mineure, ce fut avec le


même doigté délicat dont les Turcs font preuve
actuellement lorsqu'ils fomentent les massacres
des Arméniens.
* * *
— 55 —
La légende du bon vieux Turc récitant son
rosaire, le regard attendri, la longue barbe
blanche épanouie, le compliment toujours prêt
à fleurir sur les lèvres, la tête ceinte d'un large
turban et caressant de la main un petit enfant
niellé dans le pli de son large manteau, cette
légende gracieuse a ému bien des cœurs. Ce
philosophe aimable et bienveillant se retrouve
dans les mosquées d'Asie Mineure, perdu dans
la béate contemplation de l'immensité. Personne
ne peut nier sa bonté, son affabilité. Ainsi, il
sauvera la vie aux Arméniens pourchassés si
ceux-ci passent devant sa porte, mais il ne fera
pas un pas pour se mettre sur leur route; il
fera de même parvenir quelque nourriture aux
prisonniers anglais, car il partage sa dernière
croûte de pain avec les chiens de rue affamés :

un homme pieux ne doit-il pas être compatis-


sant envers les êtres immondes? Mais sa bien-
veillance est individuelle et isolée. Le bon vieux
turc est une sorte de crabe-ermite, vivant dans
la coquille rose de la philanthropie personnelle.
En vérité, il constitue une quantité négligeable
aux yeux du gouverenment. Et ils seraient cinq
millions d'être semblables qu'ils n'auraient au-
cune influence à faire valoir.

Le Jeune-Turc moderne a endossé l'uniforme


germanique; il a la voix rogue du commande-
ment, et fut éduqué techniquement, à l'aile-
— 56 —
mande. Il a été élevé dans un harem de Stam-
boul; quand il eut quatre ans, sa mère le ser-

vit lepremier à table et montra à sa sœur aînée


comment il convenait de lui baiser la main; son
père lui enseigna ensuite qu'il ne gouvernerait
que par l'épée et le sang les sujets ottomans
appartenant à la confession catholique et lui
démontra que le terrain diplomatique était le
seul sur lequel il pût avantageusement se ren-
contrer avec les puissances européennes.
Ses professeurs allemands, enfin, lui ensei-
gnèrent ce qu'il devait connaître au sujet de
la suggestion des masses, de la Weltpolitik et
des plus puissants explosifs connus.

* * *

L'âge, l'ambiance et l'éducation reçue ont


transformé l'innocent contemplateur des étoiles
en un adversaire puissant. Ce jeune homme
personnifie l'action brutale, la tyrannie inflexi-
ble. Sa mère lui a dit que ses désirs étaient des
ordres; son père lui a conseillé de garder par
devers lui tout tout ce dont il pouvait s'empa-
rer; son précepteur allemand exposé la
lui a
méthode soi-disant universelle propre à réaliser
tous ses vœux. En outre, il lui a inoculé à nou-
veau le virus destructif de ses ancêtres, les pil-
lards turaniens. en lui enseignant la profes-
sion de foi de Yeni-Turan.
— 57 —

Le crédo de la Jeune Turquie


Cette doctrine est simple. Les dévastations et

les conquêtes des Turcs des anciens temps fu-


rent triomphales Attila, Ghengiz, Hulagu,
:

Mangu et Timur ne furent jamais battus.


Mais, depuis deux siècles, la victoire a cessé
de sourire aux Turcs. Pourquoi? L'explication
est aisée.
Les Turcs primitifs étaient de purs barbares;
malheureusement, les Turcs d'aujourd'hui se
sont contaminés au contact clés peuples qu'ils
ont conquis et leur ont pris certains vices quel- :

ques notions de philosophie aux Persans, de


poésie, de littérature et de religion aux Arabes,
un certain vernis artistique aux Grecs. Ainsi
s'est flétrie la pureté rude et la simplicité de cet-
te race qui "aurait pu prendre comme devise :

« Détruire! »
S'il est vrai que les Turcs dégénérés du XVI e
,

XVII e
et XVIII e
ne produisirent rien,
siècle
il faut reconnaître qu'ils permirent à d'autres

races de produire. Simple oubli, pure négligence


de leur part, évidemment! Les architectes catho-
liques bâtirent leurs mosquées et leurs palais,
des intellectuels persans eurent la latitude d'ex-
primer quelques idées abstraites, d'ailleurs in-
compréhensibles aux Turcs, et les Arabes pu-
rent répandre parmi ces derniers l'idée que le
Créateur n'était pas un grotesque fétiche de
Tribu .
— 58 —
Mais le professeur allemand est venu; il a
soigneusement étouffé dans le cœur et le cer-
veau de son élève le germe d'idées aussi pé-
rilleuses. Le crédo de Yeni-Turan ramène l'es-
prit à l'âge de la pierre; il constitue un formi-
dable idéal réactionnaire; l'infiltration turque
parmi les Celtes, les Hellènes, les Iraniens, les
Sémites et les Caucasiens qui peuplent la Tur-
quie actuelle a,en effet, permis à cette profes-
sion de foi de se répandre partout et de faire
de nombreux adeptes.

* * *

Le Vieux-Turc au turban est la plaque né-


gative de l'épreuve positive du Jeune-Turc,
campé, le mauser au poing; et, contrairement
à tous les enseignements de la philosophie,
c'est le principe du mal qui l'emporte sur le
principe du bien.

* * *

Le Jeune-Turc, violent réactionnaire, détient


seul le pouvoir; le Vieux-Turc béat et docile
n'a pas plus d'influence sur les événements
actuels que n'en aurait une ruine vétusté. Le
Jeune-Turc, qui réprimandait sa mère et ti-
rait les cheveux de sa sœur, maltraitait ses ser-
viteurs arméniens et faisait le chien couchant
devant son père, le Jeune-Turc qui prend pour
des dogmes les leçons qu'il reçoit de son pro-
fesseur allemand, le Jeune-Turc fervent adepte
— 59 —
du militarisme prussien et dans le cœur duquel
brûlent d'une flamme nouvelle les instincts
sauvages de ses ancêtres est le seul homme qui
compte. Il se sert de l'armée recrutée parmi les
grossiers soldats laboureurs d'Anatolie comme
d'un outil; son rêve est de restaurer une fois
de plus l'ancienne hégémonie de sa race et d'ex-
terminer du sol, dont il se prétend le maître,
les éléments raciques qu'il considère comme
indésirables.

* * *

La langue arabe, les chefs arabes doivent


disparaître; les Arméniens doivent être exter-
minés; le christianisme doit être aboli en Tur-
quie, et l'Islam rénové; il faut que le fétichisme
et le Shamanisme revivent. Les Anglais doivent
être jetés hors d'Egypte et dépossédés de l'Inde.
Il faut que l'influence turque en Asie centrale
soit au point de paralyser, d'annihiler
forte
l'influence russe existante. Il faut... mais entre
ces rêves et la réalité il y a un abîme profond
et encore incomblé.

* * *

La solidarité nationale turque est maintenue


par terrorisme des sociétés secrètes, le cou-
le
teau, le revolver et la concussion; sur les
champs de bataille, les paysans turcs sont sa-
crifiéssans l'ombre d'une hésitation; en Afgha-
nistan, en Perse, en Egypte et dans l'Inde, les
— 60 —
Jeunes-Turcs poursuivent insidieusement une
politique d'espionnage, suscitent des séditions
et espèrent arriver à leurs fins en excitant le

fanatisme sanguinaire de certains de leurs co-


religionnaires; en Europe, là où ils se sont
maintenus pendant deux siècles grâce à l'in-
trigue et à la corruption, ils croient fermement
en l'efficacité de telles armes.
En Angleterre, néanmoins, l'opinion d'un pu-
blic sentimental ébloui par des récits de voya-
ges romanesques n'a cessé d'être, comme par
le passé, favorable aux Turcs. Est-il utile de
dire que le soldat turc tient énormément à cette
réputation mensongère? De même qu'il excelle
à dégager sa responsabilité des massacres qu'il
ordonne, ou commet, il sait, dans la défaite,
jouer au seigneur déchu; à l'occasion, il affec-
tera un bon garçonnisme très curieux. Ainsi,
il accordera une trêve pour enterrer les morts
aussi promptement qu'il mettra le feu à une
prison bondée d'Arméniens; il soignera, pan-
sera un blessé anglais abandonné au cours de
la retraite avec le même sang-froid dont il fera
preuve, quelques instants plus tard, en poignar-
dant délibérément une femme catholique en-
ceinte. Quand cela ne lui coûte guère, il sera ai-
mable; et il poursuit actuellement la guerre
avec cette inconscience qui se retrouve dans
chacune de ses atrocités ou des vilenies dont il
se rend coupable.

# * *
— 61 —
Nous devons reconnaître com-
qu'il a réussi
plètement à duper l'opinion voici deux ans et
:

demi que le soldat turc méprise les conventions


les plus sacrées, maltraite nos prisonniers,
achève nos blessés, garde nos femmes comme
otages, et, dans l'esprit populaire des Anglais,
il est toujours, et plus que jamais « le Turc che-

valeresque — the clean fighting Turk »...


— 63 -

TABLE DES MATIÈRES

Chapitre premier 5

Chapitre II
Les Turcs en Europe . . * 28

Chapitre III
Les Turcs en Asie 33

Chapitre IV
La Turquie et les Grecs d'Anatolie . , . . 38

Chapitre V
La faillite de la Jihad ........ 46

Chapitre VI
Le Turc chevaleresque 51
Jeunes-Turcs et Vieux-Turcs 53
Le crédo de la Jeune Turquie 57
V Arménie
Martyre
par

FAIZ EL-GHASSEIN
Notable bédouin de Damas
INTRODUCTION

Je suis un Bédouin, fils d'un des chefs de la


tribu de El- Salut, qui habite dans El-Léjat, ter-
ritoire d'Hauran. Comme les autres fils de chefs
de tribus, je fus placé d'abord à Vécole que la
tribu entretenait à Constantinople, puis au Col-
lège royal Mon éducation achevée, je fus atta-
ché au service du vali de Syrie (ou de Damas),
près de qui demeurai pendant longtemps. Je
je

fus promu aux fonctions de kaîmakam 1


ensuite ,

que je remplis pendant trois ans et demi, après


quoi je m'établis en qualité d'avocat à Damas,
avec, comme collaborateurs, Shakri bey El-Asli
et Abdul- Wahhab bey El-Inglizi. Je devins mem-
bre du Conseil général de cette ville, représen-
tant le pays cVHauran, et plus tard membre du
comité de cette assemblée. A Vépoque où éclata
la guerre, je reçus Vordre de reprendre mes an-
ciennes fonctions de kaîmakam, mais je ne m'y
conformai pas, estimant que l'exercice de ma
1
Substitut du gouverneur.
— 68 -
profession d'avocat était plus avantageuse à
plusieurs égards et qu'elle me permettait de vi-

vre plus tranquille.


Je fus dénoncé par un agent qui prétendit que
fêtais le délégué d'une société du Liban, dont
le but était de rendre le peuple arabe indépen-
dant, de le placer sous la protection des An-
glais et des Français, et d'exciter les tribus con-
tre le gouvernement turc. Sur la foi de cette dé-
nonciation, je fus arrêté, jeté en prison, puis
envoyé, les fers aux mains, escorté de gendar-
mes, à Aaliya, où étaient jugées les personnes
accusées de délits politiques. Je fus acquitté,
mais comme le gouvernement ne s'en tenait
point aux sentences rendues par le tribunal, dé-
terminé qu'il était à se débarrasser de tous les
éléments instruits, les autorités décidèrent que je
devais être transporté à Erzeroum. Djemal pa-
cha me fit donc conduire dans cette ville par un
officier accompagné de cinq soldats. Quand
nous arrivâmes à Diarbékir, Hasan Kaleh su-
bissait la pression des Russes à Erzeroum, et le
vali de Diarbékir ordonna que je fusse retenu
dans cette ville.
Après deux jours passés en prison sans que
ma réclusion fût motivée par quoi que ce soit, on
me relâcha. Je louai une maison et restai à
Diarbékir pendant environ six mois et demi.
Je savais de sources absolument certaines toul
ce qui se passait par rapport aux Arméniens.
Ceux qui me renseignaient étaient en effet des
— 69 —
officiers supérieurs et d'antres personnes de
qualité, des notables de Diarbékir et des envi-
rons, des gens de Van, de Bitlis, de Mamouret-
el-Azis, d'Alep et d'Erzeroum. Les gens de Van
étaient à Diarbékir depuis que leur région était
occupée par les Russes. A Diarbékir se trou-
vaient également des personnes habitant précé-
demment à Bitlis. Il y avait aussi dans cette
ville un certain nombre d'officiers et de magis-
gistrats venus d'Erzeroum en mission militaire
ou pour leurs affaires particulières. Beaucoup
de gens également de Mamouret-el-Aziz étaient
venus s'y établir. Comme j'avais été jadis « kaï-
rnakam » dans ce vilayet. j'en connaissais beau-
coup et pouvais savoir tout ce qui se passait
dans cette localité et dans la région avoisinante.
J'avais, en outre, fait connaissance dans la pri-
son avec les chefs des tribus de Diarbékir. ce qui
me permit de me renseigner sur tous les faits,
sur tous les détails du mouvement. La guerre
ne durera pas éternellement. Un jour viendra où
les lecteurs de ce livre pourront contrôler mes
dires. Ils verront que tout ce que j'avance ici est
absolument véridique et que mon récit ne con-
tient qu'une faible partie des atrocités commises
par les Turcs contre les Arméniens.
Au bout a un certain temps, je réussis à m' en-
fuir. Je voulais tout d'abord reconquérir ma li-

berté et je voulais surtout me mettre à l'abri. Je


redoutais fanatisme des Turcs, sachant ce
le

dont ces misérables sont capables. Après de


— 70 —
cruelles souffrances et des dangers sans nom-
bre, jeparvins à Basra, où je conçus le projet
d'écrire le récit de mes aventures et des faits

dont j'avais connaissance. J'estime que c'est un


devoir de crier la vérité et de servir de témoin
au malheureux peuple que le gouvernement turc

opprime. Ainsi que je leproclame à la fin de


mon exposé, les Européens auraient tort de ren-
dre la religion musulmane responsable de ces
crimes. C'est ailleurs qu'il faut chercher les cou-
pables. Que Dieu nous guide dans le chemin de
la vérité!

J'ai écrit les lignes qui précèdent à Bombay,


er
le 1 septembre 1916.

Faiz el-Ghassein.
LE
MARTYRE DE L'ARMÉNIE

Quelques mots de V histoire de V Arménie. —


L'histoire du peuple arménien ne diffère guère,
dans ses commencements, de celle des autres
peuple. Il ne posséda de gouvernement auto-
nome que le jour où la Providence suscita
Thomme audacieux capable de fondre en une
nation les éléments épars de la race et d'en
constituer un Etat indépendant. Cet homme, ce
fut Haig. L'événement est antérieur à l'ère
chrétienne. La nation ainsi formée vécut pen-
dant plusieurs siècles dans l'indépendance et
atteignit le point culminant de sa gloire et de
sa prospérité sous le roi Dikrân, le fondateur
de la ville de Dikranokerba ? — Diarbékir —
qui était le siège du Gouvernement. L'Arménie
demeura indépendante pendant toute l'époque
romaine. Elle étendit sa puissance sur une
partie de l'Asie Mineure et de la Syrie, sur une
partie de la Perse. Mais à cause de l'appui
— 72 —
qu'elle accorda à certains rois orientaux, hosti-
les au gouvernement de Rome, les Romains
lui déclarèrent la guerre. Leurs troupes entrè-
rent dans sa capitale et elle perdit son indépen-
dance. Le pays subit alors toute sorte d'ava-
tars, tantôt indépendant, tantôt opprimé, jus-
qu'au jour où il fut définitivement conquis par
les Arabes d'abord, puis par les Ottomans.

La population de V Arménie. — Le nombre


des Arméniens qui habitent le territoire otto-

man n'excède guère1.900.000. Je prends ce


chiffre dans un article dont l'auteur, un Turc,
déclare que tel fut le résultat du recensement
fait par le gouvernement peu avant la guerre
des Balkans. Il estime à 400.000 le nombre des
Arméniens résidant dans la Roumélie et à un
million et demi celui des Arméniens établis
dans l'Asie Mineure. On dit qu'il n'y a pas plus
de trois millions d'Arméniens en Russie et en
Perse, ce qui fait que la population arménienne
serait au total de quatre millions et demi.

Les vilayets habités par les A rméniens. —


Les vilayets habités par les Arméniens sont
ceux de Diarbékir, Van, Bitlis, Erzeroum,
Mamouret-el-Aziz, Sivas, Adana, Alep, Trébi-
zonde, Brousse et Constantinople. Ils sont plus
nombreux dans les vilayets de Van, Bitlis,,
Adana, Diarbékir, Erzeroum et Mamouret-el-
Aziz que dans les autres, mais partout ils sont
— 73 -
en minorité par rapport aux Turcs et aux
Kourdes,, sauf dans les deux vilayets de Van
et de Bitlis, où ils sont en nombre égal, sinon
supérieur. Dans la province de Moush (vilayet
de Bitlis), ils étaient plus nombreux que les
Kourdes. Dans ces régions, tout le commerce
entre leurs mains.
et toute l'industrie étaient
Leurs champs étaient mieux cultivés que ceux
des autres populations, et leur état social et
leur instruction dépassaient l'état social et
l'instruction des Turcs et des Kourdes. Ils
possédaient un grand nombre d'écoles, tandis
que Turcs et Kourdes en avaient fort peu, et
toutes leurs manifestations collectives attes-
taient la vitalité de leur race et leur amour du
progrès, et offraient un contraste frappant
avec les institutions et l'esprit des autres
populations du pays.

Les Sociétés arméniennes. —


Les Arméniens
possèdent plusieurs sociétés savantes et poli-
tiques. Les plus importantes sont le « Task-
naksit » et le « Hunchak ». Le but de ces
deux sociétés est de favoriser tout ce qui peut
contribuer à la réalisation de cet idéal toujours
présent à la pensée de tout Arménien, à savoir :

l'indépendance administrative de l'Arménie


sous le contrôle et la protection des Grandes
Puissances européennes. Je me suis entretenu
de ce sujet avec beaucoup d'Arméniens, mais
je n'en ai pas rencontré un seul qui réclamât
— 74 -
l'indépendance politique. La chose est d'ailleurs
comprendre. Les Arméniens étant dans
facile à
la nombreux que les
plupart des vilayets moins
Kourdes, le jour où l'Arménie serait déclarée
politiquement indépendante, elle n'échapperait
à la domination turque que pour tomber sous
celles des Kourdes. Ce sont ces derniers qui
tireraient tout le bénéfice de la situation. Jus-
qu'à présent, les Kourdes ont vécu dans un
état de complète ignorance. Le désordre règne
en maître chez eux, et leurs villes sont en
ruines. Les Arméniens préfèrent donc rester
sous la domination turque, à condition que
l'administration des pays habités par eux soit
placée sous le contrôle des Puissances euro-
péennes, attendu qu'ils n'ont plus aucune
confiance dans les promesses des Turcs qui
reprennent aujourd'hui ce qu'ils ont donné
hier. Les deux sociétés dont il s'agit travaillent
à la propagation de cette idée parmi les Armé-
niens et elles cherchent à arriver à leurs fins
par tous les moyens. Un officier arménien m'a
conté que Tune ne reculerait pas devant les
moyens violents, les révoltes intérieures, tandis
que l'autre préconise exclusivement les voies
légales. On
prétend également que Tune vise
non seulement à l'indépendance administrative,
mais encore à l'indépendance politique.
Le lecteur désireux de posséder des rensei-
gnements plus circonstanciés sur l'histoire de
l'Arménie et sur le mouvement vers l'indépen-
— 75 —
dance, les trouvera dans les ouvrages spéciaux
qui ont été publiés sur ce sujet.

Les massacres des Arméniens. L'histoire —


ne dit pas que les Kourdes, qui sont les com-
patriotes des Arméniens dans les vilayets où
les deux peuples vivent côte à côte, eussent
jamais entretenu de l'hostilité à l'égard des
Arméniens, qu'ils eussent attaqué leurs pro-
priétés, outragé leurs femmes. C'est en 1888,
pour la première fois, qu'ils le firent, et cela
sur Tordre du gouvernement qui les chargea
de tuer les Arméniens dans les vilayets de Van,
Kharpout, Erzeroum etMoush. Les massacres
se renouvelèrent sous Abdul-Hamid II quand
les Arméniens se soulevèrent, pénétrèrent dans
la banque ottomane à Constantinople et essayè-
rent d'effrayer le sultan et de l'amener à
remettre en vigueur la Pour se
constitution.
venger, il ordonna à nouveau un massacre des
Arméniens à Constantinople etdansles vilayets.
Mais, nous le répétons, jusqu'à ces événements
on n'avait jamais vu le peuple turc se livrer à
des massacres systématiques à l'égard des
Arméniens. Il ne le fit que le jour où il en reçut
Tordre du gouvernement. Pendant les sanglan-
tes journées de 1896, on estime à 150,000 le
nombre des Arméniens assassinés à Constan-
dans les vilayets.
tinople, et à 300,000
Des Arméniens furent également massacrés
dans le vilayet d'Adana quelques mois après la
- 76 -
proclamation de la Constitution, mais la tuerie
ne s'étendit pas au delà des frontières de la
région d'Adana et d'Alep, où l'influence d'Abdul-
Hamid était toute-puissante jusqu'en 1909. Je
n'ai pu me procurer aucun renseignement
circonstancié de ces massacres et n'ai pu savoir
combien il y avait eu de victimes.
Les biens et le bétail des Arméniens assaillis
leur furent volés et leurs maisons mises à sac,
notamment pendant les massacres de 1896.
Mais il se trouva de braves gens qui offrirent 1

asile aux Arméniens traqués, qui les recueilli-


rent dans leurs maisons, les cachèrent et qui,
ainsi, firent échapper aux poursuites nombre
de familles qui, sans cela, eussent certainement
été anéanties.
Le gouvernement ne cessa d'exciter les Kour-
des et les Turcs contre les Arméniens, spécu-
lant sur leur ignorance et leur faisant croire
qu'en massacrant les chrétiens ils accomplis-
saient un acte recommandé par la religion.

Déclaration du gouvernement ottoman. —


« Considérant que les Arméniens se livrent à

des actes condamnés par les lois et profitent de


toutes les occasions pour causer des embarras
au gouvernement considérant qu'ils ont été
;

trouvés en possession d'armes prohibées, de


bombes et d'engins explosifs préparés en vue
d'une révolte considérant qu'ils ont mis à
;

1
Probablement des Turcs et des Kourdes (Note du trad.).
- 77 -

mort des mahométans dans le district de Van


et qu'ils sont venus en aide aux armées russes

à un moment où le pays se trouvait en guerre


avec l'Angleterre, la France et la Russie;
redoutant que les Arméniens ne favorisent, ainsi
qu'ils en ont l'habitude, des mouvements insur-
rectionnels, le Gouvernement décide qu'ils se-
ront réunis et transportés dans les vilayets de
Mossoul et de Syrie, leurs personnes, leurs
biens et leur honneur étant placés sous la pro-
tection de l'Etat. Les instructions nécessaires
sont données en vue d'assurer leur confort et
la possibilité pour eux de vivre dans les terri-

toires précités jusqu'à la fin de la guerre. »


Telle est la décision officielle du gouverne-
ment ottoman concernant les Arméniens. Mais
elle ne traduit pas toute la pensée de ceux qui
la prirent II s'agissait pour eux de former
des compagnies qui aident à la gendarmerie à
accomplir la mission dont elle était chargée,
mission qui n'était rien d'autre que le massacre
des Arméniens. Il s'agissait défaire disparaître
ces derniers, de façon qu'il n'en reste plus un
seul et que l'opération se fît sous le contrôle
des fidèles agents du parti unioniste, lesquels
étaientconnus pour leur brutalité. Reshîd Bey
futenvoyé dans le vilayet de Diarbékir, muni
de pouvoirs étendus, avec à sa disposition une
bande d'assassins, tels que Ahmed bey El-Serzi,
Rushdi bev, Khalîl bev et d'autres individus
du même acabit.
— 78 —
Pour justifier cette mesure, on allégua que les
Arméniens résidant en Europe et en Egypte
avaient envoyé vingt émissaires chargés d'at-
tenter à la vie de Talaat, d'Enveret de plusieurs
autres chefs du parti unioniste. Le complot
avait échoué. Un traître à sa nation, lié d'ami-
tié avec Bedri bey, le chef de la police deCons-
tantinople (suivant d'autres Azmi bey) divulgua
l'affaire et vendit les agents fraîchement débar-
qués à Constantinople. Ils furent immédiate-
ment mais sans que l'on
arrêtés et exécutés,
en parlât, car on voulait éviter que l'on sût
qu'il existait une opposition si décidée au
régime inauguré par la Société Union et Pro-
grès.
On prétexta un autre fait encore. On mit en
avant qu'un certain nombre d'Arméniens, que
le gouvernement avait arrêtés dans les villages
d'Alep d'Andrinople et expédiés dans des
et
camps où devaient compléter leur instruc-
ils

tion militaire, s'étaient enfuis avec leurs armes


à Zeïtoun, où ils se trouvaient au nombre d'une
soixantaine, résistant au gouvernement et
attaquant les voyageurs. Le gouvernement en-
voya de la force armée, commandée par Fakhry
pacha, qui se rendit sur les lieux, détruisit une
partie de Zeïtoun, fit massacrer hommes, fem-
mes sans que les Arméniens fissent
et enfants,
la moindre résistance. Ceux qui survécurent
furent expédiés au loin. Beaucoup d'hommes
furent encore mis à mort pour une cause ou
— 79 -
pour une autre, et quant aux femmes, on de-
vine quel fut leur sorti Elles furent simple-
ment livrées à la soldatesque. Les enfants
moururent de faim et de soif. Les jeunes gens
furent massacrés sans pitié, et les jeunes filles
abandonnées aux jeunes Turcs.
Les émigrants venant de la Roumélie furent
transportés et installés à Zeïtoun, et le nom
de la localité fut changé en « Reshadyia », afin
que rien ne subsistât qui pût rappeler aux
Turcs l'existence de l'Arménie. Au cours de
notre voyage de Hamah, nous avons vu de
nombreux Arméniens et Arméniennes, assis
sous de petites tentes qu'ils avaient faites avec
des manteaux, des couvertures, etc. Il étaient
dans un état pitoyable et du reste comment en
eût-il été autrement? Beaucoup d'entre eux
avaient été élevés dans l'aisance, voire même
dans le luxe. Ils avaient jadis chez eux des
meubles de style, ils habitaient dans des mai-
sons élégantes, bien agencées, et pourvues de
tout le confort possible. J'ai vu, comme d'au-
tres du dans les wagons de marchan-
reste,
dises sur le chemin de fer d'Alep à Hamah de
nombreux Arméniens et Arméniennes empilés
les uns sur les autres, presque comme du bé-
tail. C'était un spectacle qui inspirait un sen-

timent de grande pitié.


Après avoir séjourné deux jours à Alep, nous
avons pris le train pour un endroit appelé Ser-
Arab-Pounâri. J'avais comme compagnons,
— 80 —
cinq Arméniens, gardés de près, et envoyés à
Diarbékir. De là nous sommes allés à pied à
Seruj, où nous sommes arrivés dans une mai-
son de relai, remplie de femmes et d'enfants ar-
méniens et de quelques hommes malades. Ces
femmes étaient dans un état déplorable, ayant
effectué à pied le trajet depuis Erzeroum et
mis longtemps pour arriver à Seruj. J'ai causé
avec elles en turc. Elles m'ont déclaré que les
gendarmes qui les accompagnaient les avaient
conduites en des endroits dépourvus d'eau, re-
fusant de leur indiquer où elles pouvaient en
trouver, jusqu'à ce qu'ils en eussent reçu de
l'argent. Quelques-unes, qui étaient enceintes,
avaient accouché en cours de route et aban-
donné dans le désert le fruit de leurs entrailles.
Beaucoup avaient agi par désespoir. Beaucoup
auraient été de les porter, soit
incapables
qu'elles fussent elles-mêmes malades ou affai-
blies par la fatigue et la faim. On vit des
femmes jeter à terre leur enfant et l'abandon-
ner là d'autres, par affection naturelle n'ont
;

pu s'y résoudre, et ont péri ainsi dans le désert


avec leurs enfants. Elles m'ont dit qu'il se
trouvait parmi elles des femmes qui n'avaient
pas l'habitude de marcher, ne fût-ce que pen-
dant une heure, ayant été élevées dans le luxe
avec de nombreux domestiques pour les servir.
Celles-ci étaient tombées aux mains de Kourdes,
qui ne reconnaissent aucun Dieu et qui habi-
tent les monts élevés et les forêts épaisses
_ 81 -
comme des bêtes sauvages. Leur honneur fut
souillé et nombre d'entre elles succombèrent.
Beaucoup se suicidèrent afin d'échapper aux
étreintes de ces bêtes fauves.
De Seruj nous partîmes en voiture pour El
Raha (Urfa). En cours de route je vis des con-
A distance je les pris pour
vois allant à pied.
des troupes en marche. Mais quand nous nous
en rapprochâmes, je constatai que c'étaient des
Arméniennes, marchant pieds nus, fatiguées
et se traînant à peine. Elles étaient placées
en rangs, tout comme les gendarmes qui les
accompagnaient et ouvraient et fermaient la
marche. Quand Tune d'elles s'attardait, un
gendarme la frappait avec la crosse de son fusil,
la jetait à terre et la maltraitait jusqu'à ce
qu'elle se relevât terrifiée et rejoignît ses com-
pagnes. Mais si l'une d'elles se trouvait décidé-
ment hors d'état de marcher à l'allure du con-
voi, elle était abandonnée dans le désert, sans
aide, exposée au danger d'être dévorée par des
bêtes sauvages, à moins qu'un gendarme ne
l'achevât d'une balle.
En arrivant à Urfa, nous apprîmes que le
gouvernement avait envoyé un détachement de
gendarmes et d'agents de police aux quartiers
arméniens de la ville, pour saisir les armes,
destinant à ces pauvres gens le sort qu'on
avait fait subir aux autres. Mais les Arméniens
étaient renseignés sur ce qui était arrivé à
leurs compatriotes. Les maisons de relais

6
- 82 —
d'Urfa, pleines de femmes et d'enfants, indi-
quaient assez ce qui allait se passer. Les Ar-
méniens refusèrent donc de livrer leurs armes
et firent même une vraie résistance, tuant un
agent et trois gendarmes. Les autorités ayant
aussitôt demandé des renforts à Alep, sur
l'ordre de Djemal pacha —
le bourreau de la
Syrie, —Zakhry pacha arriva avec de l'artille-
rie. Il détruisit complètement les quartiers ar-

méniens, tuant les hommes et les enfants et


un grand nombre de femmes, n'épargnant que
celles qui consentirent à se livrer à la solda-
tesque pour partager le sort de leurs sœurs.
Ces femmes furent envoyées ensuite à Deei-el-
Zuv, après que le pacha et ses officiers eurent
choisi les plus jolies d'entre elles. La maladie
faisait des ravages épouvantables parmi ces
femmes. Elles furent violées par les Turcs et
les Kourdes. Beaucoup moururent de faim et
de soif. L'extermination fut pour ainsi dire
complète.
Quand nous quittâmes Urfa, nous vîmes de
nouveau des convois de femmes exténuées de
fatigue et de misère, mourant de faim et de soif.
Des cadavres gisaient le long des routes.
En arrivant près d'un village, appelé Kara
Jevreu, situé à environ six heures d'Urfa, nous
nous sommes arrêtés pour boire et déjeuner.
Comme je me rendais à la source, je me
trouvai subitement en face d'un spectacle ef-

frayant. Une femme à moitié dévêtue, était


— 83 —
étendue inanimée, la chemise en désordre et
rouge de sang. Sa poitrine portait quatre bles-
sures de balles. Je ne pus retenir mes larmes
et pleurai amèrement.
Gomme je séchais mes larmes, je vis un en-
fant de huit ans, couché la face contre terre,
le crâne fendu par un coup de hache. Ce spec-
tacle augmenta encore mon émoi et ma dou-
leur, mais mes compagnons avaient été eux-
mêmes surpris par une découverte qui égalait
en horreur celle que je venais de faire. J'en-
tendis l'officier, Aarif Effendi, crier au prêtre
Isaac: «Viens ici, viens vite!» Je me rendis
moi-même près d'eux et je vis trois enfants
couchés dans Teau. Epouvantés à la vue des
Kourdes et de leurs abominables forfaits, ils
s'étaient réfugiés là, presque nus. Leurs vête-
ments leur avaient été enlevés et leurs corps
portaient les marques des tortures subies. Près
d'eux gisait également leur mère, gémissant
de douleur et de faim. Elle nous raconta son
histoire. Elle était d'Erzeroum. Elle avait été
amenée avec d'autres femmes en ce lieu par les
troupes. Elle avait ainsi effectué un long trajet
et marché plusieurs jours. On les avait dé-
pouillées, elle et ses compagnes, de leur ar-
gent, de leurs vêtements, et les plus jeunes
d'entre elles avaient été livrées aux Kourdes.
Arrivées là, les Kourdes se rassemblèrent, leur
prirent tout ce qui leur restait. Epuisée, elle
était restée là, se sentant malade, dans l'im-
— 84 —
possibilité d'aller plus loin, et ne voulant pas,
d'ailleurs, quitter ses enfants. D'autres Kourdes
étant survenus, les enfants, épouvantés, s'é-
taient jetés à l'eau, s'y étaient couchés. Elle-
même paraissait épuisée et sur le point de
mourir. Le prêtre rassembla quelques pièces
de vêtement et les donna à cette femme et à
ses enfants. L'officier envoya quérir un gen-
darme au poste voisin et lui donna l'ordre de
conduire cette malheureuse et les deux enfants
à Urfa et de faire enterrer les cadavres qui se
trouvaient là, près du poste de garde. La
femme dont je viens d'entretenir le lecteur me
raconta que sa compagne, dont le cadavre gi-
sait tout près, avait été tuée parce qu'elle avait
refusé de se livrer aux gendarmes. Elle est
morte noblement, dit-elle, sans souillure. Pour
l'amener à céder, ils luiont tué son fils à ses
côtés, mais elle est demeurée inébranlable, et
elle s'en est allée le cœur brisé.
L'après-midi, nous nous sommes remis en
route vers Kara Ievren. Comme nous chemi-
nions, un de nos guides nous montrait ici et
là des monticules entourés de pierres et de
rochers. Voilà, nous dit-il à un moment don-
né, où Zohrab et Vartakis ont été tués.

Krikor Zohrab et Vartakis. — Personne


n'ignore qui était Zohrab, député arménien
le

à la Chambre de Constantinople. Il s'y était, en


effet, illustré dès qu'il y parut. Il était savant,
- 85 —
il était prudent, il était éloquent. Il réfutait
par des arguments péremptoires les thèses de
ses adversaires. Ses discours à la Chambre ne
manquaient jamais de produire l'effet voulu.
D'ailleurs, il possédait des connaissances spé-
ciales dans une foule de domaines. Il était par-
ticulièrement versé en matière de droit. Il avait
fait d'excellentes études académiques et prati-

qué pendant plusieurs années la profession


d'avocat. Mais si ses aptitudes étaient extrême-
ment diverses et faisaient de lui un homme
précieux, il possédait des qualités morales
qui rehaussaient encore sa valeur. Il était cou-
rageux. Il ne se laissait pas détourner du but
qu'il s'était propose, et rien ne lui faisait peur
quand il s'agissait de l'intérêt de l'Arménie.
Quand les Unionistes constatèrent qu'ils ne
possédaient ni assez de savoir, ni assez d'édu-
cation pour diriger l'administration et la poli-
tiquedu pays, quand ils se furent rendu compte
que pour eux les mots de « liberté », « consti-
tution » etc., étaient des formules vides de sens,
ils résolurent de retourner au système de gou-
vernement qui était celui de leurs ancêtres, les
Tartares, système très simple, puisqu'il con-
siste à dévaster les villes, à massacrer les in-
nocents, ils ne tardèrent pas à se dire que ce
n'était que par ce moyen-là qu'ils pourraient
demeurer les maîtres du pays. Ils envoyèrent
Zohrab et son collègue hors de Constantinople
et firent en sorte qu'ils fussent assassinés.
.

— 86 —
Puis on annonça qu'ils avaient été mis à mort
par des brigands. On se débarrassa d'eux pour
que l'on ne puisse pas dire que les Arméniens
sont plus instruits et plus intelligents que
les Turcs.
Zohrab et Vartakis tombèrent victimes de
leur courage et de leur volonté inébranlable de
réaliser ce qu'ils croyaient être bon. Ils ont été
massacrés par jalousie ils ont été massacrés
;

parce qu'ils étaient des hommes de savoir et des


hommes de volonté. Ils furent massacrés par
l'abominable personnage qui a nom Ahmed
El-Serzi et qui est une des créatures du parti
unioniste. C'est lui qui assassina Teki bey. La
complicité de cet individu dans la révolution
est connue. Ce furent les Unionistes qui le
firent échapper au châtiment qu'il avait mérité
et qui le sauvèrent de la prison. Un Kourde me
disait que Vartakis était l'un des hommes les
plus intrépides et les plus courageux qui aient
jamais existé. Il était un des chefs du peuple
arménien sous le régime Abdul-Hamid. Il fut
blessé au cours d'une rencontre entre les Turcs
et un groupe d'Arméniens. Il fut emprisonné
à Erzeroum, puis à Maaden, dans le vilayet de
Diarbékir
Le sultan Abdul-Hamid lui fit demander, par
un de ses agents, s'il consentait à modifier son
attitude et à reconnaître son erreur, lui pro-
mettant, si tel était le cas, le pardon complet
et son appel au poste qu'il désignerait. Varta-
— 87 —
kis rejeta cette «Je ne puis
avance, disant:
consentir à vendre ma
conscience pour une
charge dans l'Empire, ni dire que le gouverne-
ment d'Abdul-Hamid est un gouvernement
que mes yeux perçoivent partout
juste, alors
la tyrannie et que tous mes sens m'en révèlent
les déplorables résultats. »
On dit que les Unionistes ordonnèrent que
tous les députés arméniens fussent mis à mort.
Ce fut en effet le sort de la plupart d'entre
eux. On également que Diram Kilikiân,
dit
l'écrivain bien connu qui était partisan du Co-
mité Union et Progrès, fut massacré, et cela
simplement parce qu'on le trouvait trop sa-
vant, trop clairvoyant. Ce fut sa dévotion à la
cause du Comité qui causa sa perte. C'est ainsi
que les Unionistes récompensent ceux qui les
servent.
Le nous arrivâmes à Kara Ievren. J'y
soir,
passai Au lever du soleil, nous nous
la nuit.
mîmes en route, nous dirigeant du côté de Si-
vrek. Au milieu du trajet, nous fûmes mis en
présence d'un terrible spectacle. Les cadavres
de nombreux morts étaient là, étendus le long
de la route. Ici, c'était le corps d'une femme,
à moitié recouvert par sa chevelure. Là, d'au-
tres cadavres de femmes étaient couchés, la
face contre terre, le corpsmaculé de taches
de sang. Ailleurs, des cadavres d'hommes,
rendus difformes par la chaleur du soleil. A
mesure que nous approchions de Sivrek, les
— 88 —
cadavres devenaient plus nombreux. Ceux
d'enfants étaient en grande majorité. Quand
nous arrivâmes à Sivrek et que nous laissâmes
notre carriole, nous vîmes un des domestiques
de la maison de relais portant dans ses bras un
petit enfant. Il le jeta derrière la maison. Nous
lui demandâmes ce qu'il faisait là. Il nous ré-
pondit qu'il y avait à l'intérieur trois femmes
arméniennes malades qui n'avaient pas pu
suivre leurs compagnes, que l'une d'elles avait
donné naissance à cet enfant, mais qu'elle
étaithors d'état de le nourrir il était mort de
;

faim. On se débarrassait du pauvre petit


comme on se fût débarrassé d'une souris...

Demande de rançon. — Tandis que nous


étions à Sivrek, Aarif Effendi, qui venait de
passer dans les bureaux du gouvernement,
nous dit que la gendarmerie et le chef de la
police de Tendroit lui avaient demandé de leur
livrer les cinq Arméniens dont il avait la
garde ayant essuyé un refus, ils avaient insisté,
;

disant que les prisonniers auraient à payer une


rançon de 50 livres s'ils atteignaient Diarbékir
sains et saufs. Nous allâmes prendre du repos.
L'officier fit venir le prêtre Isaac et lui exposa
la situation. Après s'être concerté avec ses
compagnons, le prêtre répondit qu'ils ne pou-
vaient donner que dix livres, tout ce qu'ils
possédaient. L'officier, convaincu, prit les dix
livres et se chargea de persuader les autres.
- 89 —
Cet officier eut une discussion avec le com-
mandant de la gendarmerie à Alep ce dernier ;

réclama les cinq hommes, alléguant qu'ils


avaient été dirigés sur ce bureau. Ahmed bey,
le chef des bandes irrégulières d'Urfa, voulut

aussi en prendre livraison, mais l'officier re-

fusa de les lui livrer — il était membre du


Comité Union et Progrès — et il les amena en
sécurité à Diarbékir.
Nous passâmes la nuit à Sivrek, et le lende-
main, de grand matin, nous nous mîmes en
route. Comme nous approchions de Diarbékir,
les cadavres devenaient de plus en plus nom-
breux nous croisâmes en chemin un groupe
;

de femmes allant à Sivrek sous la garde de


gendarmes ; elles étaient épuisées et misérables,
et leurs visages en larmes exprimaient la souf-
france : spectacle « à faire verser des larmes
aux pierres et à émouvoir les fauves».
Au nom du ciel, qu'avaient donc fait ces
malheureuses ? Avaient-elles fait la guerre aux
Turcs, avaient-elles tué? De quoi étaient-elles
coupables ? Leur unique crime était d'être Ar-
méniennes. Elles n'avaient jamais eu d'autre
souci que le soin de leur ménage et de leur
maison et l'éducation de leurs enfants. Leur
unique ambition était de procurer le bien-être
à leur mari et à leurs fils et d'accomplir leurs
devoirs envers eux.
Je vous le demande, ô musulmans, est-ce là
un crime? Méditez ceci. Quelle était donc la
— 90 —
faute de ces pauvres femmes ? Leur reprochez-
vous leur supériorité sur les femmes turques?
En admettant même que les hommes aient mé-
rité un tel traitemont, est-il juste que les
femmes subissent des cruautés que ne com-
mettraient pas les bêtes féroces?
Dieu ne nous dit-il pas, dans le Coran «Ne:

charge pas un autre de ton fardeau», ce qui


signifie: « Que chacun prenne la responsabilité
de ses actes. »
Qu'avaient donc fait ces pauvres femmes et
ces malheureux enfants ? Le gouvernement
turc pouvait-il alléguer, ne fût-ce qu'un sem-
blant de motif, pour justifier de tels actes et les
faire admettre par le peuple de l'Islam, qui,
lui, les réprouve, les considérant comme illé-

gaux. Non, ils ne pourront jamais se réhabi-


liter aux yeux de ce peuple dont les mœurs
ont pour base la Justice, et dont les lois sont
dictées par la sagesse et la raison.
Comment est-il possible que ces imposteurs,
qui se disent les soutiens de l'Islam et du Cali-
fat, les protecteurs des Musulmans, puissent

ainsi transgresser les commandements de


Dieu, ceux du Coran, et oublier les Traditions
du Prophète et de l'Humanité? Il est certain
qu'ils ont commis un acte qui révolte non seu-
lement l'Islam, mais aussi les musulmans et
tous les peuples de la terre, qu'ils soient chré-
tiens, juifs ou païens. Aussi vrai que Dieu existe,
ils ont commis là une action honteuse un
;
- 91 -
peuple qui se dit civilisé ne s'est jamais rendu
coupable de faits semblables.

L'enfant dans le désert. — Comme nous avions

déjà parcouru une distance considérable, nous


aperçûmes un enfant âgé de quatre ans tout
au plus, au teint frais, aux yeux bleus, aux
boucles blondes. Tout en lui indiquait qu'il
appartenait à une famille vivant dans le luxe
et l'abondance. Ce petit être se tenait immobile
et silencieux, en plein soleil. L'officier donna
l'ordre d'arrêter il;descendit de voiture et se
mit à questionner l'enfant. Mais celui-ci resta
muet. « Si nous prenons cet enfant avec nous
à Diarbékir, nous dit l'officier, les autorités
nous l'enlèveront, et il sera tué, comme tous
ceux de sa race. Mieux vaut l'abandonner ici.
Il se peut qu'une Kourde, prise de pitié, se
charge de lui et l'élève. » Aucun de nous ne
put s'en faire comprendre. L'officier remonta
en voiture et nous continuâmes notre route,
abandonnant l'enfant à son triste sort. Qui
sait de quelle illustre famille arménienne il
provenait? A peine venu au monde, il était or-
phelin, privé de ses parents massacrés. Il est
probable que cet enfant était un fardeau de-
venu trop lourd pour les bras qui le portaient,
— les femmes étaient épuisées à tel point
qu'elles pouvaient à peine se traîner. — Il fut
donc abandonné dans le désert, loin de toute
habitation. Comment l'homme, qui éprouve de
— 92 —
la compassion pour les animaux et qui a fon-
dé des sociétés pour les protéger, peut-il être
sans pitié pour ses semblables, particulière-
ment pour des enfants incapables de se plain-
dre ? Comment peut-il être assez dur pour
abandonner des êtres sans défense à l'activité
des rayons brûlants du soleil, mourant de faim
et de soif, et exposés à être dévorés par les
fauves.
Plein d'angoisse, le cœur brisé, nous nous
décidâmes donc à quitter l'enfant. Avant le
coucher du soleil, nous atteignîmes l'auberge
située à quelques heures de Diarbékir. Nous

y passâmes la nuit, et le lendemain nous reprî-


mes la marche, foulant des cadavres mutilés.
De quelque côté qu'on se tournât, c'était par-
tout le même spectacle qui s'offrait à nos re-
gards: un homme la poitrine percée d'une
ici,

une femme les entrailles ouvertes; plus


balle; là,
loin, un enfant dormant son dernier sommeil
aux côtés de sa mère, ou une jeune fille dans la
fleur de l'âge, dont ne pouvait laisser
l'attitude
aucun doute sur sa notre
fin tragique. Tel fut
voyage jusqu'aux approches du canal appelé
Kara Pounâr, et situé non loin de Diarbékir.
Ici, nous pûmes constater un raffinement nou-

veau dans les moyens sauvages mis en œuvre


pour mettre à mort les victimes il ne restait
:

de celles-ci que des cadavres carbonisés ! !

Dieu, pour qui rien n'est caché, sait combien


de jeunes gens et de jeunes filles, qui auraient
— 93 —
pu vivre d'heureux jours ensemble, ont péri,
à cet endroit maudit,consumés par le feu !

Nous nous étions attendus à ne point ren-


contrer de cadavres sous les murs de Diarbé-
kir, mais notre attente fut trompée; jusqu'au
moment où nous franchîmes la porte de la
ville,nous cheminâmes parmi les morts. —
Ainsi que nous l'apprîmes d'Européens reve-
nus d'Arménie après les massacres, le gou-
vernement donna Tordre d'inhumer tous les
cadavres gisant aux bords des routes, cela
lorsque la presse européenne dévoila ces atro-
cités.

En prison. — A notre arrivée à Diarbékir,


Fofficiernous remit aux autorités; nous fûmes
jetés en prison. Notre captivité dura vingt-
deux jours Pendant ce séjour, je recueillis de
nombreux détails relatifs au sort des Armé-
niens de Diarbékir. Ce fut un des prisonniers
— un musulman de cette ville qui m'en fit —
le récit. Je lui avais demandé quelle avait été
la cause de ce massacre et pourquoi le gouver-
nement les avait traités de la sorte. Avaient-ils
donc commis un acte qui justifiât leur extermi-
nation? Il me répondit qu'à ladéclaration de
la guerre, les Arméniens — particulièrement
les jeunes gens —
avaient négligé de se sou-
mettre aux ordres du gouvernement la plupart ;

d'entre eux avaient pris la fuite pour se sous-


traire au service militaire. Ils formèrent des
— 94 —
compagnies spéciales, auxquelles ils donnèrent
le nomde «Roof Companies 1 ». Les sommes
nécessaires à l'achat des armes furent fournies
par les riches Arméniens, et ces armes ne fu-
rent pas signalées aux autorités. Elles furent
directement envoyées aux compagnies qui de-
vaient en faire usage. Les choses se passèrent
ainsi jusqu'au jour où les notables et les classes
dirigeantes arméniennes décidèrent, après déli-
bération, de se rendre au siège du gouverne-
ment pour demander la punition de ces hom-
mes, dont ils n'approuvaient pas la conduite.
Comme je lui demandais si des Arméniens
avaient tué, à Diarbékir, un fonctionnaire du
gouvernement turc ou kourde, il me répondit
que non, mais que quelques jours après l'arri-
vée du vali Reshid bey et du commandant de la
gendarmerie Rushdi bey, des armes avaient été
trouvées dans certaines maisons d'Arméniens
et aussi dans l'église. A la suite de cette décou-
gouvernement fit arrêter et emprison-
verte, le
ner quelques Arméniens haut placés. Les au-
torités ecclésiastiques adressèrent plusieurs re-
quêtes, sollicitant l'élargissement de ces hom-
mes, mais gouvernement, loin de satisfaire
le
à leur demande, emprisonna les ecclésiastiques
eux-mêmes, augmentant de ce fait le nombre
des notables captifs, nombre qui s'éleva à en-
viron sept cents. Un jour l'ordre parvint au

1
Littéralement, compagnies de soutien.
— 95 —
commandant de la gendarmerie d'avoir à exé-
cuterun décret impérial prescrivant de les
diriger sur Mossoul, où ils seraient bannis
jusqu'à la fin de la guerre. —
Cette nouvelle
parut les réjouir vivement. On leur procura
tout ce dont ils avaient besoin en fait d'argent,
d'effets d'habillement, de vivres, et on les em-
barqua, à destination de Mossoul, sur des ke-
leks (radeaux faits de bois et de peaux de bêtes,
utilisés par les indigènes pour la navigation
sur l'Euphrate et le Tigre). Cependant, après
quelques jours, nous acquîmes la conviction
que tous ces malheureux avaient été délibéré-
ment noyés dans le Tigre, et qu'aucun d'eux
n'avait réussi à atteindre cette dernière ville.
Quant aux autorités de Diarbékir, elles conti-
nuèrent à persécuter les Arméniens, massa-
crant indifféremment hommes, femmes et en-
fants, bannissant des familles entières, dont
celles des Kazaziân, Tirpanjiân, Minassiân et
Kechijiân, qui comptaient parmi les plus for-
tunées de la région. Sept cents individus furent
emprisonnés, dont un évêque catholique nom-
mé — pour autant que je m'en rappelle —
Homandrias ; les autorités ne respectèrent
même pas les cheveux blancs de ce savant vé-
nérable, âgé de près de quatre-vingts ans il ;

fut, sur leur ordre, précipité dans les flots du


Tigre et s'y noya.
Megerditch, l'adjoint de Pévêque de Diarbé-
kir étaitdu nombre des sept cents victimes
— 96 -
condamnées à l'incarcération. Mais il conçut
une telle douleur à la vue des souffrances du
peuple arménien, qu'il résolut de mettre fin à
ses jours, ne voulant pas —
quant à lui —
en-
durer, en outre, la honte et les humiliations de
la prison. Il versa du pétrole sur ses habits et

y mit le feu. Un musulman, emprisonné pour


avoir adressé, trois ans avant les événements
actuels, une lettre à l'évêque susnommé, me
déclara que celui-ci était un homme d'un grand
courage et d'une haute culture, ne craignant
pas la mort, mais incapable de se soumettre à
une humiliante oppression.
Plusieurs Kourdes, écroués eux aussi, mirent
à mort dans leurs cellules deux ou trois Armé-
niens, dans le but de s'emparer de leur argent
et de leurs vêtements. Ces meurtres, dont le
seul mobile était la cupidité, demeurèrent im-
punis. Le gouvernement ne toléra la présence
à Diarkébir que de quelques rares Arméniens,
aptes à travailler à la construction des bateaux
ou à certaines industries de guerre. Dix-neuf
Arméniens restèrent incarcérés sous l'inculpa-
tion d'être des professionnels du meurtre à la
solde de la Société arménienne de Diarbékir ;

j'eus avec eux divers entretiens.


La famille de Diarbékir qui fut déportée en
dernier lieu, dans le courant du mois de no-
vembre 1915, fut celle de Dunjiân. Elle était
protégée par certains notables du pays, dési-
reux de se faire attribuer leurs biens ou vive-
— 97 -
ment intéressés par la beauté particulière aux
femmes de cette famille.

DikrÔM. —
Cet homme était membre du co-
mité central de la Société Tashnaksit, dont le
siège était à Diarbékir. Un fonctionnaire de
cette ville, appartenant à la Société Union et
Progrès, me raconta que les autorités locales
firent mettre Dikrân en état d'arrestation et le
sommèrent de dévoiler le nom de ses collègues.
Il refusa, prétendant qu'il ne se plierait à cette

exigence qu'après avoir demandé au comité


dont il faisait partie s'il entrait dans ses inten-
tions de divulguer ou non sa constitution au
gouvernement. Pour lui arracher son secret,
on le soumit alors à différentes tortures on :

lui coinça les pieds dans des carcans de fer,


au point de lui rompre les os et de le rendre
infirme on lui arracha les cils et les ongles
;

à l'aide de divers instruments, etc., mais il ne


desserra pas les lèvres. Il fut condamné à la
déportation et mourut pour son pays courageu-
sement, préférant la mort à un aveu qui aurait
équivalu —
pour la cause sacrée de l'Arménie —
à une véritable trahison.

Agob Kaitanjiân. —
Akob Kaitanjiân était
un de ces Arméniens emprisonnés pour avoir
été, selon l'acte d'accusation, du nombre des
assassins aux gages de la Société arménienne ;

en outre, il fut trouvé porteur, lors de son ar-

7
- 98 -
restation, d'une certaine quantité d'explosifs.
J'ai eu plusieurs fois Poccasion de m'entretenir
avec lui, et le priai deme narrer son histoire.
Ilme raconta qu'un jour, alors qu'il était tran-
quillement assis chez lui, un agent de police
frappa à sa porte et lui annonça que le chef de
la police désirait qu'il passât à son bureau. Il
se rendit à cette invitation, et là, il eut à subir
de la part de divers policiers un interrogatoire
roulant sur la Société arménienne et ses bravi
(ad libitum : assassins à gages). Ayant déclaré
qu'il ignorait absolument celle-ci comme ceux-
là, roué de coups et soumis à de telles
il fut
tortures qu'il résolut de se suicider plutôt que
de continuer à souffrir. En conséquence, il de-
manda l'autorisation de se rendre au W.-C,
assurant qu'il parlerait dès son retour. Bien
qu'il fût étroitement surveillé, il parvint à dis-
simuler un canif de poche, à l'aide duquel il
s'ouvrit les artères des poignets, dans le but
de mettre fin à ses jours. Lé sang gicla; Agob
Kaitanjiân tenta de regagner le bureau de po-
lice, mais s'évanouit sur le seuil. Ses gardiens

le firent revenir à lui en lui versant des brocs

d'eau froide sur le visage, et l'interrogatoire fut


repris 1
Surpris par cet acte de désespoir, le chef de
police ordonna le transfert du prévenu à Phô-
pital, jusqu'à sa complète guérison. J'ai vu les

1
J'omets ici un épisode paru dans l'original (Note du trad.)
- 99 -

blessures d'Agob Kaitanjiân, parfaitement ci-

catrisées.
Telle est la relation fidèle du me fut
récit qui
fait par Agob Kaitanjiân. Celui-ci me demanda
de la publier dans le arménien Le
journal
Pays Amérique, de façon
natal, qui paraît en
à ce qu'elle puisse peut-être tomber sous les
yeux de son frère Garabed, lequel s'exila dès
qu'il eut acquis la conviction que le Gouverne-
ment ottoman n'épargnerait aucun de ses com-
patriotes.
D'autre part, j'ai eu l'occasion de m'entrete-
nir avec de nombreux jeunes gens arméniens,
emprisonnés, eux aussi, et nous parlâmes lon-
guement de certains agissements dont se rendit
coupable le gouvernement ottoman et qui sont
uniques dans l'histoire des nations.
Ces adolescents furent appelés à comparaître
devant le conseil de guerre de Kharpout ;

j'appris qu'ils arrivèrent dans cette ville sans


encombre, et y sollicitèrent l'autorisation d'em-
brasser la foi musulmane. Ils voulaient se con-
vertir à l'islamisme, non pas parce qu'ils crai-
gnaient la mort, mais parce qu'ils redoutaient
un traitement humiliant de la part des Kourdes.
Ils savaient d'ailleurs que leur conversion ne

leur eût pas épargné l'accomplissement de


toute peine qu'il eût plu au Conseil de guerre
de leur infliger.
Avant leur départ peur Kharpout, ils me
demandèrent d'essayer d'obtenir une précision
— 100 —
quelconque quant à leur sort éventuel. M'étant
livré à une enquête, je crus pouvoir leur assu-
rer qu'il n'entrait pas dans les intentions des
autorités de les faire massacrer en cours de
route. Cette nouvelle les réjouit fort, et ils ne
me cachèrent pas leur joie de vivre, ne fût-ce
que jusqu'à l'heure où les résultats des hosti-
lités seraient connus. Ils me dirent aussi que
les Arméniens avaient mérité leurs souffrances
actuelles par leur obstination à ne point vou-
loir prendre certaines précautions contre les
Turcs, et par les illusions qu'ils n'avaient cessé
de nourrir envers un gouvernement constitu-
tionnel, jugé totalement incapable d'ordonner
— sans raisons majeures — les mesures de ri-

gueur que l'on sait.


Le gouvernement perpétra ces forfaits sans
qu'un seul fonctionnaire kourde, turc ou mu-
sulman, ait été jamais mis à mal par un Armé-
nien l'on n'a jamais su les mobiles qui l'inci-
;

tèrent à ordonner ces mesures de répression


sans précédent. Et même si l'on ne se sentait
plus autorisé à reprocher aux Arméniens leur
négligence, tant ils lapayèrent chèrement, il
n'en est pas moins vrai qu'un peuple qui ne
s'entoure pas de toutes les garanties suffisantes
fait preuve d'une blâmable insouciance.

Mes compagnons de voyage. —De temps à


autre je rendais visite à mes compagnons de
voyage, mais après mon élargissement le di-
- 101 —
recteur de la prison me retira l'autorisation
qui m'avait été accordée dans ce but. C'est
pourquoi, je pris l'habitude de faire demander
à l'unou à l'autre d'entre eux de sortir de l'en-
ceinte où il était détenu et je parvins de la

sorte à recueillir quelques nouvelles. J'appris,


à quelque temps de que les captifs
là comme —
tant d'autres avant eux —
avaient été exécutés,
et l'annonce de ce triste événement me remplit

d'épouvante. Je rencontrai un jour un gen-


darme qui avait, à la même époque que nous,
subi un court emprisonnement pour avoir dé-
robé à un Arménien décédé quelques objets
personnels. Sachant qu'il connaissait mes
compagnons de captivité, je m'enquis de leur
sort auprès de lui. Il me certifia avoir tué le

prêtre Isaac de sa propre main, après que ce


prêtre eut servi de cible à un concours de tir

entre plusieurs gendarmes, lesquels se livrèrent


à divers paris sur leur adresse respective : « Je
sortis vainqueur de ce tournoi je réussis à :

atteindre le chapeau du prêtre et abattit ce der-

nier d'une seconde balle. » Je restai silencieux


devant cet aveu. Cet homme croyait fermement
que ces meurtres étaient nécessaires, puisque
le Sultan les avait ordonnés.

La vente des lettres. — Quand le gouverne-


ment se mit à déporter les 700 individus, des
fonctionnaires reçurent Tordre d'avoir à rédi-
ger des lettres signées par les susnommés, et
— 102 —
de les envoyer aux familles des proscrits, de
façon à induire celles-ci en erreur quant au
lieu de destination exact des bannis le gou-
;

vernement craignait évidemment que les Ar-


méniens, par une action concertée, fissent
échouer son plan et ne rendissent impossible
le massacre des proscrits. Les familles déso-
lées firent remettre des sommes importantes
à ceux qui leur apportaient des messages de
l'absent. Le gouvernement promut un Kourde,
un brigand connu comme tel. au rang d'offi-
cier de la milice et lui donna Tordre de massa-
crer les Arméniens et de remettre les lettres à
leurs destinataires. Quand le gouvernement
fut tranquilleau sujet des Arméniens, il en-
voya un individu tuer le Kourde, qui s'appe-
lait Aami Hassi, ou Hassi Aami.

Massacre des protestants, des Chaldéens et


des Nestoriens. — Le massacre fut général
dans ces communautés religieuses. A Diarbé-
kir, pas un protestant n'échappa. Quatre-vingts
familles nestoriennes furent exterminées. Nom-
bre de Chaldéens à Diarbékir et dans les terri-
toires environnants subirent le même sort.
Seuls échappèrent ceux qui habitaient à Madiat
et à Mardin. Ce n'est que plus tard que des or-
dres arrivèrent disant que les Arméniens seu-
lement devaient être tués. Ces ordres furent sui-
vis. A partir de ce moment, les adhérents des au-
tres communautés religieuses furent épargnés.
— 103 —
Les Nestoriens. —
Les Nestoriens de la pro-
vince de Madiat étaient de braves gens, dont
le courage dépassait celui des autres tribus de
la région. Quand ils apprirent ce qui était ar-
rivé à leurs frères de Diarbékir et des envi-
rons, ils se rassemblèrent et se fortifièrent
dans trois villages près de Madiat. Ils résis-
tèrent héroïquement et firent preuve d'une
vaillance Le gouvernement
extraordinaire.
avait envoyé contre eux deux compagnies de
soldats réguliers, plus une compagnie de gen-
darmes. Les tribus kourdes se liguèrent égale-
ment contre eux, mais ce fut en vain. Ils tinrent
bon et protégèrent ainsi leurs vies, leurs biens
et leur honneur. Un iradé impérial fut rendu
public qui leur accordait le pardon, mais ils
n'y ajoutèrent point foi et ne se rendirent
pas. Ils savaient, par expérience, combien le

gouvernement est perfide, combien il se gêne


peu de reprendre d'une main ce qu'il a donné
de l'autre de punir aujourd'hui ce qu'il a
et
pardonné jour précédent.
le
La conversation que voici a eu lieu entre un
entrepreneur postal de Bitlis et un de mes
amis dans un café de Diarbékir :

L'entrepreneur Je vois une quantité d'Ar-


:

méniens à Diarbékir. Comment se fait-il qu'ils

soient encore ici ?

Mon ami : Ce ne sont pas des Arméniens.


Ce sont des Nestoriens et des Chaldéens.
L'entrepreneur Le Gouvernement de
: Bitlis
- 104 -
n'a pas laissé un seul chrétien dans le vilayet,
ni dans de Moush. Si un médecin
le district
venait à penser que le cœur d'un chrétien est

le seul remède qui puisse guérir son patient, il

n'en trouverait pâs le quart d'un dans tout le


pays.

Les Kourdes protègent parfois les Armé-


niens qui peuvent payer. — Les Arméniens
étaient gardés dans la cour principale de la
prison de Diarbékir. J'allais les voir de temps
en temps. Un jour je m'en allai, à mon réveil,
leur faire visite. Je les trouvai recueillant du
riz, de la farine et de l'argent. Je leur en de-
mandai la raison. Ils me répondirent « Ce :

que nous faisons ? C'est bien simple. Si nous


ne remettons pas chaque semaine aux Kourdes
une certaine quantité de ces articles et un cer-
taine somme nous injurient et
d'argent, ils

nous frappent. Nous réunissons donc régu-


lièrement ce que nous pouvons en fait de riz,
de farine et d'argent. »
« Il n'y a plus à espérer qu'en Dieu » —
leur dis-je — et je m'en allai le cœur lourd de
ce que je venais de voir et d'entendre.

Comment les Arméniens sont envoyés au


bourreau. — Un gendarme de Diarbékir m'ex-
posa l'atroce manière d'agir suivante. Dès
que l'ordre parvint d'avoir à procéder sans
retard à l'extermination de certaines familles,
— 105 —
un fonctionnaire vint personnellement s'enqué-
rir du nombre de membres qui composaient
celles-ci, et confia la garde des immeubles et
de leurs habitants au commandant de la Milice
ou à un officier de gendarmerie. Celui-ci plaça
des sentinelles aux différentes issues de la
maison, avec mission de veiller toute la nuit,
jusque vers huit heures du matin. Les infor-
tunés furent —
de cette façon prévenus de —
leur fin prochaine les femmes poussèrent des
:

cris lugubres, se lamentèrent, et la Mort com-


patissante enleva au bourreau le souci d'immo-
ler quelques-unes de ces pauvres victimes 1
A8 heures, les familles prirent place dans
des charrettes : on les transporta non loin de
là, et ces pauvres gens furent fusillés ou mas-
sacrés — tel le bétail — au moyen de couteaux,
de poignards ou de haches.

La vente des biens appartenant aux Armé-


niens et V enlèvement des croix surmontant les
églises. — Après le massacre des Arméniens,
tout ce qu'ils possédaient, c'est-à-dire leurs
meubles, leurs vêtements, leur linge, leurs
outils aussi bien que leurs marchandises con-
tenues dans leurs magasins furent rassemblés
et déposés dans les églises ou d'autres immeu-
bles spacieux. Les autorités locales nommèrent
une commission chargée de vendre ces objets
i Je m'abstiens de reproduire ici quelques phrases purement
descriptives. (Note du trad.)
— 106 —
disparates à un prix
minime, ainsi qu'il
très
est d'usage après le décès normal de tout habi-
tant. Toutefois, dans le cas qui nous occupe,
le produit de la vente ne fut pas remis sui- —
vant la coutume —
aux héritiers ou ayants
droit, mais fut versé au Trésor du gouverne-
ment ottoman.
On a pu voir, dès lors, un tapis valant trente
livrescédé au prix dérisoire de 5 livres, un
costume d'homme coûtant 4 livres vendu
deux medjidés, et le reste à l'avenant bien ;

mieux, la valeur marchande des instruments


de musique (pianos, etc.) est, en l'occurrence,
positivement nulle. L'argent et les objets de
valeur furent livrés au commandant de gen-
darmerie et au vali ce dernier les emporta
;

avec lui lors de son départ pour Constantino-


pie, et là en fit personnellement remise à
Talaat bey *.
L'esprit est confondu à la pensée que le peu-
ple arménien —
appartenant à une race qui
étonna le Monde par son courage, son esprit
de décision, son évolution rapide et son savoir
— ce peuple qui, hier encore, était à la fois le
plus cultivé et le plus puissant des peuples
ottomans, est aujourd'hui en voie de dispari-
tion complète. Bientôt, son souvenir s'effacera
de la mémoire humaine Les livres des intel- !

1
J'omets ici quelques remarques se rapportant à ce dernier
détail (Note du trad.).
— 107 —
lectuels arméniens servent aujourd'hui à em-
baller le fromage ou les dattes, et l'on m'a dit
qu'un haut fonctionnaire s'était récemment
rendu acquéreur de trente volumes de littéra-
ture française pour la somme infime de 50
piastres. Leurs écoles, autrefois si fréquentées,
ont fermé leurs portes. Telle est l'agonie misé-
rable de la race arménienne Puisse cet exem-
!

ple servir d'avertissement aux peuples qui


combattent actuellement pour le maintien de
leur indépendance Puisse-t-il convaincre l'Hu-
!

manité que la liberté ne peut être acquise et


défendue que moyennant un sang généreuse-
ment et vaillamment versé, et que bien faibles
et bien coupables sont les peuples qui croient
aveuglément aux belles promesses !

J'ai observé que les croix surmontant les


clochers des églises avaient été enlevées, ces
édifices religieux étant affectés à Pemmagasi-
nement et à la vente des biens ayant appartenu
aux suppliciés.

Diverses méthodes de supplice. — Les métho-


des employées sont très diverses. Un officier
me raconta que, dans le vilayet de Bitlis, les
autorités enfermèrent les Arméniens dans des
granges remplies de foin, en bouchèrent les
issues au moyen de bottes de paille et y mirent
le feu, de sorte que ces pauvres gens mouru-
rent asphyxiés. Il me dit avoir assisté maintes

fois au supplice — dans une seule grange —


- 108 -
de centaines d'Arméniens. Ce procédé d'exter-
mination n'est pas le seul qui soit employé à
Bitlis. Cet officier médit encore —
et ceci m'im-
pressionna fortement — qu'il vit une jeunefille
pendue au cou de son fiancé, entrer dans la
grange fatale et y affronter bravement la mort.
AMoush, beaucoup d'Arméniens périrent
carbonisés dans les granges toutefois, le plus
;

grand nombre de ces infortunés furent froide-


ment abattus à l'aide de larges couteaux maniés
par des bouchers aux gages du gouvernement,
celui-ci offrant à ceux-là un salaire journalier
d'une livre turque. Un docteur, nommé Aziz
bey, me raconta à ce propos que, lorsqu'il sé-
journait à Marzifun. dans le vilayet de Sivas, il
apprit l'arrivée imminente d'un convoi d'Armé-
niens se rendant au supplice. Il se fit annoncer
chez le Kaïmakâm et lui dit: « Vous savez que
je suis docteur et qu'il n'y a guère de différence
entre un boucher et un docteur, appelé, par
son devoir professionnel, à découper ses sem-
blables. Cpmme votre charge de Kaïmakâm
vous obligera à surveiller sous peu la mise à
mort, par le glaive, de nombreuses personnes,
je viens vous demander l'autorisation d'assister
personnellement a ces opérations chirurgica-
les. » Cette permission lui ayant été accordée,
le docteur se rendit au lieu d'exécution. Il y vit
quatre bouchers, armés chacun d'un long cou-
telas; les gendarmes séparaient les Arméniens
en groupe de dix personnes, et les envoyaient
— 109 -
successivement au bourreau, les unes après les
autres.Sur l'ordre des bouchers, les Arméniens
leur présentaient la nuque et étaient abattus,
telsdes moutons. Le docteur fut étonné de leur
sang-froid en face de la mort: il n'entendit
aucune plainte ni ne perçut le moindre signe
extérieur d'appréhension.
Les gendarmes, fréquemment, lièrent en-
semble femmes et enfants, et jetèrent ces bal-
lots vivants du haut d'un édifice quelconque,
de façon à ce que ces malheureuses créatures
fussent écrasées dans la chute. On m'a précisé
un endroit, entre Diarbékir et Mardin, où des
piles d'ossements de ces infortunés sont visi-
bles encore à l'heure actuelle.
Un autre témoin m'a dit que les autorités de
Diarbékir firent fusiller ou abattre des Armé-
niens par des bouchers en outre, elles firent
;

enfermer dans des caves —


solidement murées
peu après — plusieurs victimes, lesquelles
périrent d'inanition dans ces tombeaux. Plu-
sieurs Arméniens furent jetés vivants dans le
Tigre ou l'Euphrate, et leurs corps en décom-
position propagèrent la fièvre typhoïde. Deux
mille Arméniens furent massacrés dans une
localitésise à une demi-heure de marche de
Diarbékir, entre le château du sultan Mourad et
le Tigre.

Brutalités des gendarmes et des tribus kourdes.


— L'on ne peut douter de la véracité des témoi-
- 110 -
gnages relatifs aux procédés habituels des
gendarmes ou des tribus kourdes. Prenant
livraison d'un convoi d'Arméniens, les gendar-
mes fouillèrent ces pauvres gens minutieuse-
ment, leur enlevant tout ce qu'ils pouvaient
trouver en fait d'argent, et les dépouillant de
leurs meilleurs effets. Après avoir acquis la cer-
titude que leur œuvre de rapine ne pourrait
être plus complète, les gendarmes vendirent
aux Kourdes les Arméniens, en stipulant
qu'aucun de ceux-ci n'aurait la vie sauve.
Le prix dépendait du nombre des individus.
Il me fut rapporté, par un accusateur digne de
confiance, des cas où les prix varièrent entre
2000 et 200 livres.
Après avoir acheté les convois, les Kourdes
enlevèrent aux Arméniens —
tant aux hom-
mes qu'aux femmes — leurs vêtements, en
sorte qu'ils furent réduits à la plus complète
nudité. Ensuite, tour à tour, ils les fusillèrent ;

cette exécution faite, ils se mirent en devoir


d'éventrer les cadavres dans la pensée que
leurs contenaient de l'argent, et
entrailles
lacérèrent les vêtements et les chaussures.
Tels furent les agissements inhumains des
gendarmes et des Kourdes. C'était dans le but
de s'épargner de la peine et d'obtenir la livrai-
son d'autres individus, afin de les dépouiller
par la suite de leur argent que les gendarmes
vendaient ainsi les convois.
Malheur à celui qui avait des dents en or
- 111 -
ou aurifiées ! Les gendarmes et les Kourdes
avaient l'habitude de les arracher de force à
leurs victimes avant même que celles-ci fus-
sent rendues au lieu d'exécution, leurinfligeant
ainsi des tortures sans nom avant de les mettre
réellement à mort.

Un agha kourde massacre 50.000 Armé-


niens. — Un Kourde me rapporta que les auto-
rités de Kharpout remirent à l'un des aghas
kourdes de ce vilayet, plus de 50.000 Arméniens,
formant trois convois, venant d'Erzeroum,
Trébizonde, Sivas et avec
Constantinople,
ordre de les mettre à mort et de partager avec
les autres aghas tous les biens qu'il aurait pu
leur arracher.
Cet agha tua tous les otages mâles et leur
enleva leur argent ainsi que tout ce qui leur
appartenait. Il loua 600 mules pour conduire
les femmes jusqu'à Urfa à raison de trois
livres par tête. En
ayant reçu le prix, il ras-
sembla les mules appartenant à sa tribu, y fit
monter les femmes et les mena vers un endroit
situé entre Malatiga et Urfa, où il les tua de la
façon la plus barbare, les dépouillant de tout
leur argent, de leurs vêtements et de tout autre
objet de valeur.

Viol des femmes avant et après leur mort. —


Je m'abstiens de fournir les détails. Il est prouvé
que les gendarmes et les Kourdes ont été les
auteurs de ces forfaits {Note dutrad.).
— 112 —
L'histoire d'un vieillard et d'une jeune fille.
— J'ai dit plus haut que les femmes arménien-
nes étaient déportées par fournées, sous la
garde delà gendarmerie. Lorsqu'elles passaient
par un village, les habitants mâles accouraient
et choisissaient celles qui leur plaisaient; ils

pouvaient ensuite les emmener avec eux,


moyennant le paiement d'une somme minime
aux gendarmes. Dans Tune de ces localités, un
Kourde, âgé de plus de 60 ans, distingua au
passage une jeune fille de 16 ans. Elle refusa
d'avoir à faire avec lui, mais déclara qu'elle
était disposée à embrasser l'islamisme et à
épouser un jeune homme de son âge. Les
Kourdes ne voulurent rien entendre et ils lui
donnèrent à choisir entre la mort et le vieillard;
elle s'obstina dans son refus et ils la massa-
crèrent.

Barsoum agha. —
Pendant mon séjour
dans la province de Kiaktha Vilayet —
de Kharpout, —
je fis la connaissance d'un
Arménien, un notable de cette localité,
nommé Barsoum agha. C'était un homme de
mérite courageux, traitant avec la même
et très
cordialité les Kourdes, les Turcs ou les Armé-
niens il témoigna beaucoup d'affabilité aux
;

fonctionnaires qui, dans cette province, avaient


été congédiés de leur poste. Les aghas Kourdes
des environs le surveillaient de près, le haïs-
sant, parce qu'il était leur rival dans le gou-
— 113 —
vernement de la Lorsque j'arrivai,
localité.
après mon expulsion, à Sivrek, et que j'appris
le traitement infligé aux Arméniens, je m'en-

quis de son sort et de celui de sa famille. On


me raconta que, lorsque le gouvernement re-
nonça aux services des Arméniens de Kiakhta,
il fut appelé et sommé de produire un extrait
des sommes qui lui étaient dues (les Kourdes et
les Arméniens de cette province lui devaient
environ 10.000 livres) il répondit qu'il avait
;

détruit ses papiers, et qu'il avait dégagé ses


débiteurs de leurs dettes. Il fut emmené avec
les autres Arméniens et lorsqu'ils arrivèrent
sur TEuphrate, il sollicita la permission de se
noyer. Cela lui fut accordé et il essaya de le
faire, mais en vain, car il ne put se maîtriser.
S'adressant alors aux gendarmes, il leur dit :

« L'existence est précieuse, aussi je n'ai point


lecourage de me tuer, agissez donc ainsi qu'il
vous l'a été ordonné. » Sur quoi on rabattit et
on tua les autres membres de sa famille.

Histoire d'un jeune Turc. — Ce jeune homme


qui était venu à Diarbékir comme maître d'école,
me raconta que gouvernement avait pré-
le
venu les Arméniens de Brousse que leur dé-
portation avait été décidée, et qu'ils avaient à
partir pour Mossoul, Syria ou El-Deir, trois
jours après qu'ils en auraient reçu l'ordre.
Après avoir vendu tout ce qu'ils pouvaient, ils
louèrent des charrettes et des voitures pour le
— 114 —
transport de leurs biens et de leurs personnes,
puis ils partirent — comme —
ils le croyaient

pour la localité qui leur avait été assignée.


Comme ils arrivaient dans un endroit accidenté
et stérile, loin de tout village, leurs conduc-
teurs, conformément aux instructions reçues,
abandonnèrent les convois et laissèrent ces
gens dans le désert, pour revenir durant la
nuit, afin de les dévaliser. Beaucoup de ces
malheureux moururent de faim et de terreur,
une partie fut tuée pendant le trajet, et quel-
ques-uns seulement purent atteindre Syria ou
El-Deir.

Enfants morts de faim et de soif. — Un Arabe-

d'El-Jezira, qui m'accompagnait dans ma fuite


de Diarbékir, me raconta qu'il s'était mis en
route avec un scheik de sa tribu, des hommes
et des chameaux, afin d'aller acheter du grain
chez les d'Ibrahim pacha El-Mellili. En
fils

route, trouvèrent 17 enfants mourant de faim


ils

et de soif —
le plus âgé n'avait pas plus de
treize ans. « Nous n'avions avec nous, me dit
l'Arabe, qu'une petite gourde d'eau et quelques
vivres. A la vue des enfants, le scheik s'apitoya
et il leur donna, de ses propres mains, de l'eau
et quelque nourriture. Mais de quel secours
pouvait leur être un si faible appoint? Nous
nous dîmes que si nous les prenions avec nous
chez le pacha, ils seraient tués, puisque les
Kourdes massacraient tous les Arméniens par
— 115 —
ordre des autorités et d'autre part, nos Arabes
;

se trouvaient à cinq jours de marche de là Il !

ne nous restait d'autre alternative que de les


abandonner à la grâce de Dieu. A notre retour,
huit jours plus tard, nous les trouvâmes tous
morts. »

Récit d'un fonctionnaire de province. — Notre


conversation roulait sur le courage et les gran-
des qualités des Arméniens un fonctionnaire ;

subalterne de l'endroit, qui était avec nous,


nous narra une singulière histoire. « Selon les
ordres donnés, dit-il, je rassemblai tout ce qui
restait d'Arméniens, soit 17 femmes et quelques
enfants, parmi lesquels se trouvait un bébé de
trois ans, malade, et à qui il était impossible
de se mouvoir. Lorsque les bouchérs se mirent
en devoir d'abattre les femmes, et que vint le
tour de la mère de l'enfant, celui-ci se leva, fit
quelques pas en courant, et tomba. Gela nous
surprit le pauvre petit semblait avoir compris
:

que sa mère allait être tuée ! Un gendarme


s'approcha, le saisit, et constatant qu'il avait
cessé de vivre, le plaça sur le cadavre de sa
mère. »

Le fonctionnaire ajouta qu'il avait vu une de


ces femmes aller au supplice en mangeant un
morceau de pain, et une autre en fumant une
cigarette. Il semblait qu'elles ne se souciaient

pas de la mort.

Récit de Shevket bey. — Shevket bey, un des


- 116 —
fonctionnaires chargés de l'exermination des
Arméniens me raconta, devant témoins, l'his-
toire suivante « Un jour que je conduisais un
:

détachement hors de l'enceinte de Diarbékir,


nous ouvrîmes le feu sur les Arméniens dès
que nous fûmes à quelque distance de cette
ville A ce moment,, un Kourde s'approcha de
moi, me baisa la main et me demanda de lui
livrer une fillette d'environ dix ans. Je fis ces-
ser le feu et envoyai un gendarme quérir la
petite fille. Lorsqu'elle arriva, je lui dis «As- :

sieds-toi là ! Je t'ai donnée à cet homme ta vie :

sera sauve. » Un moment après, je la vis s'élan-


cer à l'endroit de la mort. J'ordonnai à nou-
veau de cesser le feu, me la fis amener et lui
dis « J'ai eu pitié de toi et j'ai voulu te sauver
:

la vie en te séparant des autres. Pourquoi donc


as-tu voulu les rejoindre? Suis cet homme, il
t'élèvera comme sa propre fille. » Elle ré- —
pondit « Je suis fille d'Arméniens; mes pa-
:

rents et mes compatriotes gisent là personne ;

ne peut me les remplacer, et je ne veux pas


vivre plus longtemps sans eux. » Elle se mit à
pleurer et à se lamenter. Je m'efforçai de la
convaincre, mais elle ne m'écoutait pas. Je
finis par l'abandonner à son sort. Elle me
quitta joyeusement, se plaça entre son père et
sa mère qui agonisaient, et c'est là qu'elle fut
tuée. » Mon interlocuteur ajouta : « Si telle
était l'attitude des enfants, quelle ne devait pas
être celle des parents ! »
— 117 -
Le prix des femmes arméniennes. Je tiens,—
d'une source digne de foi, que l'un des fonc-
tionnaires de Deir-El-Zur acheta à un gen-
darme trois jeunes filles, au prix d'un quart
de medjidie chacune.
Quelqu'un d'autre me dit avoir acquis une
ravissante jeune fille pour une livre. Il m'est
revenu d'autre part que les femmes des tribus
améniennes étaient vendues comme des objets,
à bas prix, variant d'une à dix livres, ou d'un
à cinq moutons.

Le « Mutesarrif jeune Arménienne.


» et la —
A l'arrivée à Deir-el-Zur d'une caravane d'Ar-
méniens venant de Ras-el-Ain, le « Mutesar-
rif » exprima le désir de faire choix d'une ser-

vante parmi les femmes. Son regard s'arrêta


sur une jolie fille comme il s'approchait d'elle,
;

elle pâlit et fut sur le point de s'évanouir. Il lui


dit de ne pas avoir peur de lui, et donna l'or-
dre à son serviteur de la conduire dans sa de-
meure. Rentré chez lui, il la questionna sur le
motif de sa frayeur. Alors elle iui conta que sa
mère et elle, en compagnie d'autres Armé-
niennes, avaient quitté Ras-el-Ain sous l'escorte
d'un gendarme circassien. Chemin faisant, le
gendarme appela sa mère auprès de lui et lui
ordonna, en la menaçant de mort, de lui re-
mettre l'argent qu'elle avait sur elle. Elle ré-
pondit qu'elle n'en avait pas il se mit alors à
;

la torturer jusqu'à ce qu'elle lui remît six


- 118 —
livres. — Il lui dit : « Vous êtes une menteuse.
Vous autres Arméniens, vous ne savez que
mentir. Vous avez vu ce qui est arrivé aux Ar-
méniens, et vous savez ce qui attend les autres ;

vous ne prenez pas garde aux avertissements.


Eh bien, je vais faire un exemple devant tous. »
Alors, successivement, il lui trancha les mains
avec son poignard, puis il lui coupa les deux
pieds en présence de sa fille. Il saisit ensuite
celle-ci et la viola sous les yeux de lâ mère
mourante. — « Et lorsque je vous vis appro-
cher de moi, ajouta-t-elle, je me souvins du
sort de ma mère et je m'épouvantai, pensant
que vous alliez me traiter ainsi que l'avait fait
le gendarme. »

La récompense d'un rude labeur. — Les Turcs


avaient levé tous les jeunes gens en âge de por-
ter les armes et les avaient répartis entre les
divers bataillons de leur propre armée. Lorsque
legouvernement décida de déporter et d'exter-
miner les Arméniens, — ce qui ressort de leurs
déclarations officielles, — des ordres furent
donnés pour la formation de bataillons spé-
ciaux d'Arméniens, destinés à être employés
à la construction de routes et aux travaux mu-
nicipaux. Les bataillons, une fois formés, fu-
rent envoyés à ces pénibles corvées. Celles-ci
étaient commencées depuis huit mois lorsque
survint l'hiver. Le gouvernement, ne pouvant
plus utiliser les travailleurs, les envoya à Diar-
- 119 —
békir. Pendant la marche vers cette ville, les

officiers annoncèrent, par télégraphe, l'arrivée


imminente des troupes arméniennes. Les auto-
rités envoyèrent à la rencontre de ces malheu-
reux des gendarmes munis de carabines et de
cartouches. Les gendarmes les reçurent à coups
de feu, et 840 hommes périrent ainsi aux portes
de Diarbékir.

Une caravane de femmes. — Episode sans


intérêt particulier.L'auteur décrit l'empresse-
ment avec lequel les habitants de Diarbékir
firent leur choix parmi un convoi de femmes
arméniennes. Deux docteurs choisirent notam-
ment vingt d'entre elles et les firent entrer à
l'hôpital comme infirmières. {Note du trad.).

Unabri pour la nuit payé 50 livres. L'in- —


dividu qui se révéla le plus ingénieux dans les
massacres Reshid bey, vali de Diarbékir.
était
J'ai déjà ditcombien de malheureux furent
exterminés dans son vilayet. Quand on apprit
qu'il était appelé ailleurs, les Arméniens et, en
général, les chrétiens s'enhardirent à sortir des
caves où ils s'étaient cachés et à recommencer
à vaquer à leurs affaires. Le vali, qui tenait à
ce que Ton ne sût pas qu'il s'en allait, et à ce
que fût maintenu le système de terreur qu'il
avait inauguré, procéda à la déportation rapide
de tous les Arméniens sur qui Ton réussissait
— 120 —
à mettre la main. Naturellement que les mal-
heureux se terrèrent à nouveau. Mais il en fut
qui ne savaient où se cacher. Un personnage
connu de Diarbékir raconte qu'un Arménien
paya cinquante livres à un habitant de la ville
pour qu'il consentît à le garder dans sa cave
pendant la nuit précédant le départ du vali. Un
autre habitant m'a déclaré que pendant ces
jours de terreur, un Arménien lui avait offert
trois livres pour chaque nuit qu'il passerait
chez lui en attendant le départ du célèbre ban-
dit, mais qu'il avait refusé par crainte des au-
torités.

L'honneur chez les femmes arméniennes. —


Un Arabe d'Adikat m'a raconté qu'il se pro-
menait un jour le long de la rive de PEuphrate.
Tout à coup il aperçut un groupe de malan-
drins en train de dévêtir de force deux femmes.
Il les apostropha et les exhorta à ne pas pous-

ser plus loin leur vilaine entreprise. Mais ils


ne prêtèrent aucune attention à ses paroles.
Les deux pauvres victimes pleuraient, sup-
pliaient. Au moment où elles allaient tomber
entre les mains de leurs ravisseurs, elles leur
échappèrent prestement et se jetèrent dans le
fleuve où elles disparurent. Il me raconta éga-
lement l'histoire d'une autre femme qui, n'ayant
point de quoi vivre, tendait la main aux pas-
sants. Elle était mère d'un tout petit enfant
qu'elle nourrissait de son sein. Mais comme
— 121 —
personne n'osait lui venir en aide de peur d'ê-
tre dénoncé aux autorités, le troisième jour, n'y
tenant plus, elle alla déposer son enfant au mar-
ché d'El-Deir et se jeta ensuite dans l'Euphrate.
Ces deux exemples suffisent à montrer ce que
sont les femmes arméniennes, combien elles
sont courageuses et combien elles hésitent peu
à sacrifier leur vie quand leur honneur est en
cause.

Les Arméniennes contraintes de servir les op-


presseurs du pays. Si vous entrez dans n'im-
porte quelle maison de Diarbékir, vous y trouve-
rez immanquablement une ou plusieurs fem-
mes arméniennes au service des maîtres de la
maison. Le plus humble des boutiquiers se fait
servir de cette façon. La plus grande partie de
ces jeunes femmes, aujourd'hui simples servan-
tes àtout faire, étaient jadis des personnes indé-
pendantes qui eussent considéré alors comme
au-dessous de leur dignité d'avoir des relations
avec les gens qu'aujourd'hui elles sont obligées
de servir, si elles veulent échapper à la mort.
Il a été constaté qu'il y a plus de 5000 femmes

et jeunes filles dans cette situation à Diarbékir,


toutes ou presque toutes venant d'Erzeroum,
de Kharpout et d'autres vilayets.

Ce que dit Shahîn bey. —Shahîn bey, qui fut


en prison avec moi et qui habite Diarbékir,
m'a raconté qu'un certain nombre d'Arméniens
et d'Arméniennes lui avaient été remis, alors
— 122 —
qu'il était soldat, afin qu'il les fît!mourir. Voici
comment exprimé « Comme nous étions
il s'est :

en une jeune Arménienne que je


route, je vis
connaissais. Elle était remarquable par sa
beauté. Je l'appelai par son nom et lui dis :

Viens, et je te sauverai, un et tu épouseras


jeune homme de ton pays, unTurc ou unKourde.
Elle refusa, et dit: —
Si tu veux te montrer bon
pour moi, je vais te dire ce que tu peux faire.
Je lui répondis que je ferais tout ce qu'elle vou-
drait : — Eh bien ! répliqua-t-elle, j'ai un frère
un peu plus jeune que moi. Il est là parmi ces
gens. Je te demande de le tuer avant moi, pour

que je puisse moi-même mourir tranquille.


Elle me le désigna du doigt. Je lui fis signe de
s'approcher. Quand il fut près de nous, elle lui
dit : — Mon frère ! Adieu. Je t'embrasse pour
la dernière mais nous nous reverrons, si
fois,

Dieu le dans le ciel. Dieu nous vengera


veut,
des souffrances qui nous sont infligées. Et ils
s'embrassèrent. Alors, le jeune homme étant
venu à moi, je lui assénai un coup de la hache
que j'avais à la main et lui fendis le crâne. 11
mourut aussitôt. Elle me dit « Je te remer- : —
cie de tout mon cœur et te demande une faveur
encore. Elle se couvrit les yeux de ses deux
mains. —
« Maintenant, dit -elle, assomme-
moi d'un coup, comme tu viens de le faire
pour mon frère. Ne me fais pas trop souffrir. »
Je le fis. Je lui assénai un tel coup qu'elle suc-
comba immédiatement. Depuis lors, je pleure
— 123 —
sa beauté et sa jeunesse. Nulle ne fut plus cou-
rageuse. »

Photographies d'Arméniens déguisés en


Turcs et expédiées à Gonstantinople. Le gou-
vernement turc craignait qu'on apprît les mas-
sacres en Europe et que la nouvelle soulevât
contre le peuple turc l'indignation publique.
Pour y parer, il imagina le stratagème suivant.
Les Arméniens massacrés par les gendarmes
turcs furent coiffés d'un turban et d'uniformes
turcs. Puis on fit venir des femmes kourdesà
qui on avait dit de venir chercher, au milieu
de ces cadavres, les corps de leurs maris ou de
leurs frères. C'est cette scène qui fut photogra-
phiée avec, comme légende, les mots : Fem-
mes kourdes pleurant sur les cadavres de leurs
maris tués par les Arméniens. C'est ainsi que
Ton établit les documents destinés à démontrer
la vérité à l'Europe. Ce ne sont plus les Turcs
qui ont massacré les Arméniens, mais les Ar-
méniens qui ont assassiné les Turcs. Les tribus
kourdes se sont simplement vengées... Le gou-
vernement turc est innocent... Ses mains sont
pures comme celles du petit enfant. Heureuse-
ment que ces procédés ne peuvent pas être em-
ployés sans qu'on le sache. La vérité ne tarda
pas à être connue à Diarbékir.

Conversion des Arméniennes à V islamisme. —


Lorsque le gouvernement entreprit Textermi-
— 124 —
nation des Arméniens , un certain nombre
d'Arméniennes, tremblant sous la menace, s'en
allèrent chez le mufti et chez le kadi, et décla-
rèrent qu'elles désiraient se faire mahométa-
nes. Ces magistrats acceptèrent leur conver-
sion et elles épousèrent, à Diarbékir. soit des
Turcs, soit des Kourdes.
Au bout de quelque temps, le gouvernement
commença à grouper ces femmes. Le mufti et
le kadi se rendirent auprès du vali et l'infor-

mèrent que les dites avaient abjuré la foi chré-


tienne, qu'elles étaient désormais des musul-
manes et que ce serait violer la loi de Mahomet
que d'attenter à leurs jours. Le vali répondit :

« Ces femmes sont des vipères qui nous mor-

dront demain. Ne vous opposez pas aux des-


seins du gouvernement. La politique et la reli-

gion sont choses différentes. Le gouvernement


sait ce qu'il a à faire. » Le mufti et le kadi s'en
retournèrent, et les femmes furent mises à
mort. Après que le vali eut été rappelé, par suite,
dit-on, d'abus en relation avec la vente des
effets et des biens trouvés dans des maisons
arméniennes, on fit savoir dans la population
que les conversions à l'Islam seraient acceptées.
Ainsi qu'on le pense, nombre d'Arméniens et
d'Arméniennes voulurent profiter de cette plan-
che de salut. Ils déclarèrent donc vouloir em-
brasser la foi musulmane. Mais, bien que Topé-
ration fût faite selon toutes les formes, ils fu-
rent mis à mort les uns après les autres, tout
— 125 -
comme s'ils eussent été de redoutables rebel-
les.

Allemands et Arméniens. — Quand la con-


versation tombait sur les Arméniens, je ne
manquais pas de réprouver les procédés des
Turcs. Un jour, comme nous discutions ce
sujet, un magistrat de Diarbékir appartenant
au parti nationaliste des Jeunes Turcs, dit :

« Les Turcs ne sont pas seuls responsables.

Les Allemands ont été les premiers à appliquer


ce traitement à leurs Polonais. Ce sont eux, les
Allemands, qui ont contraint les Turcs à adop-
ter cette méthode, disant que s'ils ne se débar-
rassaient pas des Arméniens, il n'y avait pas
d'alliance possible. Les Turcs n'ont donc pas
eu le choix. »
Voilà ce que m'a dit un Turc. Je rapporte cette
conversation dans les termes mêmes dont il
s'est servi. Elle me fut confirmée par un autre
Turc qui était mon codétenu dans la prison
d'Aaliya. pour avoir, prétend-on. correspondu
avec Abdul-Kerîm el Khalîl. Il me raconta que,
passant par Damas, il avait rendu visite au
vice-consul allemand de cette ville, lequel lui
ditconfidentiellement qu'Oppenheim était venu
chargé d'une mission officielle, laquelle consis-
tait pousser Djemal pacha à persécuter les
à
Arabes, de façon à faire naître de la haine entre
les deux races et à permettre aux Turcs d'inter-
venir. Ceci se passait peu de temps avant l'exé-
cution d'Abdul-Kerîm.
— 126 —
La mise à mort de deux kaïmakâms. —
Quand le gouvernement de Diarbékir donna
Tordre à ses agents de faire massacrer les Ar-
méniens, c'était un magistrat originaire de
Bagdad qui était kaïmakâm d'El-Beshiri, et un
Albanais qui était kaïmakâm de Lijeh. Ces
deux fonctionnaires télégraphièrent au valique
leur conscience ne leur permettait pas de se
livrer à une besogne de ce genre et que dans
ces conditions ils se démettaient de leur charge.
Leur démission fut acceptée, mais ils furent
mis à mort discrètement. Je fis une enquête
sérieuse sur cette affaire, et j'appris que le ma-
gistrat de Bagdad s'appelait Sabat bey El-Su-
cidi, mais je ne pus savoir le nom de l'Alba-
nais. Je le regrette, attendu que ces deux
hommes ont accompli une noble action et que
l'histoire doit conserver leur souvenir.

La volonté du sultan. — Tandis que j'étais en


prison, un commissaire de police turc venait de
temps à autre voir un de ses amis qui était en
prison avec moi. Un jour que cet ami et moi
étions ensemble, il vint et, au cours de la con-
versation, il nous raconta comment lui-même
avait procédé à l'égard d'Arméniens qui s'é-
taient réfugiés dans la cave d'une maison en
dehors de la ville, comment il les avait fait sor-
tir et comment il les avait massacrés. Son ami

lui dit « Mais ne craignez-vous pas que Dieu


:

vous en demande compte ? D'où prenez-vous le


— 127 -
droit de mettre à mort vos frères ?» Il répondit :

« Tordre du sultan. La volonté du sultan


C'était
est la volonté de Dieu, et c'est un devoir que de
s'y conformer. »

Statistique des Arméniens massacrés. A la —


fin de 1915, je reçus la visite dans ma prison

d'un de mes collègues de Diarbékir, qui était


en relations suivies avec un individu chargé de
l'organisation des massacres. Nous nous en-
tretînmes de la question arménienne. Il m'af-
firma que dans la seule ville de Diarbékir, et
le territoire environnant, on avait tué 570
mille personnes, qui n'étaient pas toutes de
Diarbékir, mais appartenaient à différents vi-
layets.
Si l'on ajoute à ce chiffreceux qui furent
massacrés mois
les suivants, soit environ 50
mille, puis ceux des vilayets de Bitlis et de Van
et de la province de Moush, soit 230.000, et en-
fin ceux qui périrent à Erzeroum, Kharpout,
Sivas, Stamboul, Trébizonde, Adana, Brousse,
Urfa, Zeïtoun et Aïntab, et on dit qu'il y en eut
plus de 350.000, on arrive ainsi au total ef-
frayant de 1.200,000 Arméniens directement
massacrés ou anéantis par les maladies, la
faim, la soif et les mauvais traitements.
Il reste 300.000 Arméniens dans le vilayet
d'Alep, en Syrie et à Deir-El-Zur, où on en
déporta beaucoup, en Egypte et ailleurs, puis
400.000 dans les terrritoires roumains, ce qui
— 128 —
porte nombre total des Arméniens qui ont
le
échappé aux massacres à 1.900.000.
Voilà ce que pu apprendre au sujet des
j'ai
chiffres relatifs aux massacres. Mais je citerai
encore un extrait du El-Mokattam, qui dit ceci :

« Le correspondant de Bâle du Temps écrit que,

selon des rapports officiels reçus d'Alep au


commencement de 1917, il y avait 492.000 Ar-
méniens déportés dans les districts de Mos-
soul, Diarbékir, Alep, Damas et Deir-el-Zur.
Le ministre turc des affaires intérieures, Talaat
bey, estime à 800.000 le nombre des déportés.
Il évalue à 300.000 le nombre de ceux qui ont
été transportés ailleurs et qui sont morts du-
rant ces derniers mois.
Suivant une autre statistique, 1.200.000 Ar-
méniens ont été déportés, dont 500.000 auraient
été massacrés ou seraient morts en exil. {El-
Mokattam, 30 mai 1916.)

Les Arméniens et les tribus arabes. Comme —


j'approchais de Diarbékir, je passai au milieu
de groupes arabes qui avaient avec eux des
Arméniens, hommes et femmes. Ceux-ci étaient
bien traités, bien que le gouvernement turc eût
fait savoir aux Arabes que le massacre des Ar-
méniens était un devoir. Il ne m'est pas re-
venu un seul cas où un Arménien eût été tué,
maltraité ou outragé par des Arabes. Mais on
m'a raconté que des Arabes passant près d'un
puits, dans lequel on avait jeté des Arméniens,
— 129 -
hommes et femmes, ils les en retirèrent, les
prirent chez eux et les soignèrent jusqu'à ce
qu'ils fussent entièrement remis.

CONCLUSION
Si Ton demandait au gouvernement turc les
raisons pour lesquelles a été entreprise cette
campagne d'extermination contre le peuple ar-
ménien, pourquoi des hommes, des femmes et
des enfants ont été massacrés, pourquoi leurs
biens ont été livrés à ceux qui voulaient bien
s'en emparer, pourquoi ils ont été déshonorés
et bafoués, il répondrait que les Arméniens
ont assassiné des mahométans dans le vilayet
de Van, qu'on a trouvé dans leurs maisons des
armes, des explosifs et des documents indi-
quant qu'ils conspiraient en vue de la forma-
tion d'un Etat indépendant, qu'ils en avaient
déjà choisi les emblèmes, bref, que la race ar-
ménienne n'avait abandonné aucune de ses
aspirations séparatistes, qu'elle était toujours
prête à la révolte, et que sesregards étaient
toujours tournés vers la Russie, l'ennemie
héréditaire de la Turquie. Voilà ce que dirait
le gouvernement turc. Je me suis renseigné
sur la valeur de tous ces arguments. J"ai inter-
rogé des habitants et des fonctionnaires du dis-
trict de Van pour savoir si vraiment des maho-
métans avaient été tués par des Arméniens
9
- 130 —
dans la ville de Van ou ailleurs dans le vilayet.
Tous m'ont répondu négativement, disant que
le gouvernement avait ordonné à la population
de quitter la ville avant l'arrivée des Russes et
avant qu'il y eût une seule victime qu'il avait
;

en outre ordonné aux Arméniens de lui re-


mettre leurs armes, mais que ceux-ci ne
l'avaient pas fait, craignant une attaque des
Kourdes, et même quelque embûche de la part
du gouvernement turc enfin, que le gouver-
;

nement avait demandé que les notables se li-


vrassent à lui comme otages — ordre auquel
les Arméniens n'avaient pas non plus donné
suite.
Tout cela se passait tandis que les Russes
approchaient de la ville de Van. En ce qui con-
cerne les districts adjacents, les autorités réu-
nirent les Arméniens et les dirigèrent vers Fin
térieur, où ils furent tous massacrés, alors que
pas un seul Turc et pas un seul Kourde ne tom-
baient sous leurs coups.
Pour ce qui est de Diarbékir, vous avez lu
dans les pages qui précèdent le récit de ce qui
s'y est passé. Rien n'est arrivé, rien ne s'est
produit qui fût de nature à expliquer, et encore
moins à justifier les cruautés exercées dans
cette malheureuse ville par les maîtres du pays.
Les Arméniens ne se sont laissés aller à aucun
acte qui fût contraire à la tranquillité et à l'or-
dre public ; à plus forte raison n'est-il aucun
meurtre dont on puisse honnêtement les ren-

dre responsables.
— 131 —
A Constantinople. on n'a entendu parler
d'aucun crime ni d'aucun acte contraire aux
lois dont les Arméniens fussent coupables,
sauf l'histoire des vingt braves que nous avons
relatée, mais qui n'est confirmée par aucun
document digne de foi.
Les Arméniens se sont tenus absolument
tranquilles dans les vilayets de Kharpout, de
Trébizonde, de Sivas, d'Adana et de Bitlis, ainsi
que dans la province de Moush.
J'ai raconté ce qui s'est passé à Zeïtoun. Ce
fut une affaire sans importance. A Urfa, s'ils
se sont défendus, c'est qu'ils étaient en état de
légitime défense. savaient ce qui était arrivé
Ils
à leurs compatriotes, préférant mourir que de
se rendre.
L'allégation suivant laquelle les Arméniens
se tenaient sur leurs gardes, qu'ils avaient des
armes, des bombes, et même un ou plusieurs
drapeaux, n'est peut-être pas dénuée de tout
fondement. Mais, en admettant même qu'elle
fût partiellement juste, elle ne saurait justifier
l'extermination, dans les conditions de cruauté
que l'on sait, de milliers et de milliers d'hom-
mes, de femmes, de vieillards et d'enfants,
extermination qui fut un crime à Tégard de
l'humanité et que le monde mahométan con-
damne — contrairement à ce que pensent ceux
qui ne connaissent pas le monde oriental et
qui rendent la religion responsable du crime
de quelques-uns.
A ceux qui seraient portés à douter de ce
132 —
que nous venons d'avancer, il nous suffira de

rappeler les actes d'oppression commis par


les Jeunes Turcs contre les mahométans de
Syrie et de Mésopotamie. En Syrie, ils ont
pendu les chefs les plus en vue, sans que
l'on ait pu relever contre ces derniers la
moindre faute, des hommes tels que Shukri
bey El-Asli, Abdul Mahhâb bey El-Inglizi,
Selîrn bey El-Iezairi, Emir Omar El-Husseini,
Abdul-Ghani El-Arissi, Shefîk bey El-Mo-
weyyadj Rushdi bey El-Shamaa, Abdul-Hamîd
El-Zahrasri, Abdul-Kerîm El-Khalîl, Emir
Aarif El-Shehabi, Sheikh Ahmed Hasan Ta-
bara, et trente autres hommes de cette va-
leur.
J'ai publié la présente brochure pour réfuter
par avance les calomnies auxquelles est en
mahométane et, en général, le
butte la religion
monde musulman, que Ton représente, bien à
tort, comme responsables des crimes perpétrés
en Orient contre les chrétiens. J'affirme que
les mauvais traitements dont les Arméniens
ont eu à se plaindre sont le fait du Comité
((Union et Progrès», qui est tout-puissant
dans l'Empire et qui fait ce qu'il veut. Les
massacres ont pour origine le nationalisme
fanatique des gouvernants et leur jalousie à
l'égard des Arméniens. La religion musulmane
n'a rien à voir dans tout cela, elle n'en est nul-
lement responsable, elle le réprouve.
Il appert de ce que nous avons exposé que

les Arméniens ne se sont rendus coupables


d'aucun acte justifiant la campagne d'extermi-
nation entreprise contre eux, campagne sans
précédent dans l'histoire du monde et qui sur-
passe les cruautés les plus tristement célèbres
des âges primitifs.
La question qui se pose est donc celle-ci:
Quelle est la raison qui a porté le gouverne-
ment turc à vouloir la disparition de ce peuple
dont il avait précédemment loué le patriotisme,
de ce peuple qui avait contribué dans une si
large mesure à délivrer le pays de la tyrannie
du régime Abdul-Hamîd, qui avait si notoire-
ment collaboré au rétablissement de la Consti-
tution et qui avait donné une preuve si écla-
tante de sa fidélité à la cause de l'Empire en se
battant aux côtés des Turcs pendant toute la
durée de la guerre des Balkans ? Le gouverne-
ment n'avait-il pas approuvé l'attitude des Ar-
méniens en reconnaissant l'existence de leurs
sociétés politiques —ce qu'il aurait refusé de
faire à l'égard de sociétés analogues apparte-
nant à d'autres nationalités?
Quelle fut la vraie raison de ce changement
de politique?
La voici :

Avant la remise en vigueur de la Constitu-


tion, lesUnionistes haïssaient la tyrannie. Ils
prêchaient l'égalité et s'efforçaient d'inspirer au
peuple le dégoût du régime despotique d'Ab-
dul-Hamîd. Mais, dès qu'ils furent eux-mêmes
arrivés au pouvoir, ilsfurent saisis du vertige
de la puissance. Ils se dirent que le meilleur
— 134 —
moyen de consolider leur autorité et de s'assu-
rer pour longtemps lesavantages matériels de
leur situation, c'était de faire en sorte que les
Turcs fussent les seuls maîtres du pays. En
considérant les groupements ethniques et poli-
tiques qui pouvaient s'opposer à leurs desseins,
ils se rendirent bien vite compte que le peuple

arménien était le seul qui ne leur pardonne-


rait pas leur conversion au despotisme et qu'il
lutterait contre eux tout comme il avait lutté
contre le régime précédent. Ils constatèrent
également que les Arméniens étaient, de par
leurs industries, leur commerce, leur instruc-
tion et leur organisation politique et sociale,
bien supérieurs à tous les autres peuples de
l'Empire, qu'ils comptaient le plus grand nom-
bre d'officiers dans l'armée, et que ces avan-
tages leur conféraient une autorité et une force
qui pouvaient à un moment donné devenir re-
doutables pour eux. Sentant leur propre fai-
blesse, prévoyant ce qui se produirait inévita-
blement si les choses suivaient leur cours nor-
mal, hors d'état d'éviter l'inévitable, ils se di-
rent que le seul moyen de demeurer les maîtres,
c'était de poursuivre l'œuvre d'extermination
de la race arménienne entreprise sous le règne
du sultan détrôné Ils voulurent profiter de
l'étatde guerre, qui favorisait leur sinistre pro-
jet. Une fois résolus, ils se mirent à la besogne

avec une brutalité, une férocité sans exemple,


— violant sans vergogne les lois les plus sa-
crées de la religion et, ainsi que nous allons le
— 135 —
montrer, les traditions les plus nobles du peu-
ple turc. 1
En présence de ces faits, comment le gou-
vernement turc peut-il espérer se justifier?
Les gens qu'il a fait ou laissé massacrer, ce
sont des sujets de l'Empire qui, toujours, ont
rempli strictement leurs obligations vis-à-vis
de l'Etat et qui jamais n'ont fomenté la ré-
volte. Et même si on allait jusqu'à admettre, à
l'encontre de tous les témoignages cités, que
les hommes ont mérité un châtiment, comment
expliquera-t-il le massacre des femmes et des
enfants ?
Quelle peine ne mérite pas celui qui, à la
légère, fait exécuter des gens à qui l'on n'a
rien à reprocher et qui livre aux flammes des
innocents ?
Je suis d'avis qu'il importe aujourd'hui que
les mahométans se défendent en établissant
les faits, car si les Européens ne savent pas la
vérité, ils les considéreront comme responsa-
bles des massacres des Arméniens, et ce sera
une tache dont les siècles à venir n'effaceront
pas la honte.
Il appert, en effet, des Ecritures, des Livres

saints des mahométans, des traditions qui se


perpétuent dans le pays, de l'histoire enfin, que
la conduite du gouvernement turc est en com-
plète contradiction avec le dogme religieux de

1
Faiz El-Ghassein donne ici une série de citations tirées du
Coran et rappelle des faits historiques qui prouvent, en effet, la
justesse de ses appréciations. — {Le Traducteur).
— 136 —
PIslam. Un gouvernement qui prétend être le
protecteur de la religion, un gouvernement qui
représente une partie de l'autorité religieuse,
ne peut pas, ne doit pas fouler aux pieds les
principes mêmes sur lesquels se fonde son au-
torité. Et s'il le fait néanmoins, c'est que, pré-
cisément, il n'est pas le gouvernement à qui
doit obéir le monde mahométan et que la loi
ne lui permet pas de prétendre à cette qualité.
Les mahométans se doivent à eux-mêmes de
se désolidariser d'avec un gouvernement de
cette espèce et de ne pas se laisser gouverner
par des gens qui enfreignent délibérément les
lois divines, les règles du Coran, les ordres de
Mahomet, les traditions du pays, et qui fait
verser le sang de femmes, de vieillards et d'en-
fants à qui on ne peut reprocher aucune faute.
S'ils ne protestent pas, ils se font les complices
des assassins et se rendent coupables du plus
grand des crimes qu'enregistre l'histoire.
Enfin, je voudrais me tourner vers les puis-
sances de l'Europe et leur dire que ce sont
elles qui ont permis au gouvernement turc
d'accomplir ses noirs desseins. Elles le con-
naissaient, elles savaient de quoi il était capa-
ble, elles l'ont vu plus d'une fois à l'œuvre
dans le passé, mais elles n'ont rien fait pour
empêcher la catastrophe.
Complété à Bombay, le 3 septembre 1916.

Faiz El-Ghassein.

ÉDITION ATAR, GENÈVE


Soldats internés en Suisse (au sortir des
camps allemands), par Noëlle Roger br. 2.—
Du Torrent au Lac, par Lucy Kufferath, br . 3 —
Enquête contradictoire dans l'intérêt de
l'Europe, par J.-U. Menni . . broché 2 -

La Pologne attend, par Ed. Privât . » 1.50


Du droitde la force à la force du droit, par
Edg. Mblhaud, prof. . . broché
. . 1

Wofùr stirbt das deutsche Volk ? Par


Karl Ludwig Krause . broché
. . . 3.50
Qu'est-ce que la Révolution Russe ? Par
N. Roubakine • . . . . . broché 3.50
Les Châteaux suisses, par M. de Montolieu,
illustr. ............ 7.50

La Flore alpine, par Gorrevon Henry et


Robert Philippe^ vol. illust. de 100 aqua-
relles 3 coul. donnant 180 études de fleurs 25.

Le Siècle de la Réforme, texte de M. le


pasteur Guillot, 32 planches en couleur,
d'après les originaux d'E. Elzingre . 30.—
La Russie en révolution. Les clairs-obscurs
du maximalisme, par P. Swesditch . 3. -

L'Allemagne jugée par elle-même. Réponse


d'un Suisse cosmopolite à la propa-
gande allemande concernant la guerre
mondiale de 1914 par J. Suter-Lerch . 3.—

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