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Revue Philosophique de Louvain

L'homme et son âme, selon saint Thomas d'Aquin


Joseph Moreau

Résumé
L'hylémorphisme implique que l'âme n'est pas seulement le sujet de la connaissance, mais le principe des fonctions vitales, la
forme du corps vivant; toutefois l'objectivité de la connaissance suppose que l'intellect est irréductible à une fonction corporelle
et que l'âme humaine est un principe spirituel, capable de subsister sans le corps. Elle n'est pas moins née pour être unie à un
corps, car elle n'a pas reçu l'illumination parfaite, et l'intellection ne peut s'exercer en elle sans le concours des sens. L'intellect
est en nous une faculté de l'âme qui postule son « engagement corporel » et dénote son « ouverture » à la transcendance.

Abstract
Hylemorphism implies that the soul is not only a knowing subject, but the principle of biological functions, the form of the organic
body; yet the objectivity of knowledge supposes that intellection cannot be reduced to a bodily performance and that human soul
is a spiritual principle which can subsist without body. Nevertheless it is born to be united with a body, since it does not enjoy
perfect illumination and cannot perform intellection without the help of the senses. The intellect is a faculty of our soul requiring
bodily union and showing transcendental « openness ».

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Moreau Joseph. L'homme et son âme, selon saint Thomas d'Aquin. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série,
tome 74, n°21, 1976. pp. 5-29;

doi : https://doi.org/10.3406/phlou.1976.5873

https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1976_num_74_21_5873

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L'homme et son âme,

selon S. Thomas d9 Aquin

L'une des plus anciennes acquisitions de la réflexion sur la


connaissance, c'est de s'être avisé que ce n'est pas l'œil qui voit, ni l'oreille
qui entend, mais l'esprit par le moyen des yeux et des oreilles : « C'est,
disait Épicharme, l'entendement qui voit et qui oyt»; sans lui, tout
est aveugle et sourd (1). Autrement dit, les yeux et les oreilles ne
sont pas le sujet de la vision ou de l'audition; ils en sont seulement
les organes. La vision est un acte mental, une inspectio mentis (2) ;
la connaissance sensible elle-même requiert un sujet retranché du
monde, un ego transcendental auquel la représentation du monde
est suspendue. La réflexion d'Épicharme contenait en germe l'idéalisme
transcendental, qui irrite le sens commun et le dogmatisme scientifique,
en même temps qu'il inquiète la théologie.
Aussi les adversaires de l'idéalisme ont-ils opposé à la réflexion
d'Épicharme une remarque d'Aristote, mise en relief par S. Thomas
d' Aquin lorsqu'il examine la théorie platonicienne de la connaissance.
Le mérite de Platon, c'est, suivant S. Thomas, d'avoir distingué entre
la connaissance intellectuelle et la connaissance sensible, d'avoir
reconnu que l'activité intellectuelle est irréductible aux impressions
des sens; mais il a cru cependant que l'action de sentir était une
opération propre de l'âme (3), dont les organes sensoriels n'étaient
que l'instrument. Or, observe S. Thomas, la sensation suppose une
modification de l'organe sensoriel (immutatio corporis) ; elle dépend
d'une condition qui ne procède pas de l'activité du sujet, mais qui
est subie par lui et sert de base à l'action de sentir. En considérant

(1) Cf. Montaigne, Essais, I 16, p. 163 de l'édition de La Pléiade, et le texte


grec dans Diels-Kranz, Vorsokratiker, 23 [13] B 12 : « vovs opi?' koX vovs aKovei • râXXa
Kcocf>à Kal rv<f>Xd ».
(a) Descartes, Meditatio II (A.T., VII 31,25).
(3) S. Thomas d'Aqtjin, Summa theologica, I 75,3 in corp. : « Plato autem distinxit
inter intellectum et sensum ... »; Ibid., art. 4 : « Plato vero ponens sentire esse proprium
animae ».
6 Joseph Moreau

les conditions d'exercice de la faculté sensitive, on s'aperçoit que la


relation de l'âme au corps n'est pas celle d'un artisan à ses outils,
ou du pilote à son navire. L'homme ne doit pas être regardé comme
une âme ayant un corps à son service (anima utens corpore) (4) ; l'homme
n'est pas seulement une âme, comme le répète une tradition qui se
relie à un dialogue platonicien, YAlcibiade /(5); l'homme est un
composé d'âme et de corps (6), et ces deux composants de sa nature
forment une seule substance, un être unique, qui est le sujet de la
connaissance sensible, comme de toutes les autres opérations humaines.
Ce n'est pas l'œil qui voit, mais ce n'est pas non plus l'esprit qui voit
au moyen des yeux ; c'est l'homme qui voit avec ses yeux, dans
l'exercice d'une fonction qui requiert un organe corporel, mais qui a son
principe dans une faculté de l'âme. Le sujet de la connaissance sensitive,
comme de toutes les fonctions psychiques ou vitales, ce n'est pas
l'âme seule; c'est le composé, c'est l'homme (7).
S. Thomas pouvait sur ce point se réclamer d'Aristote. Celui-ci,
ayant signalé le rôle du corps dans la plupart des manifestations
psychiques, non seulement dans les émotions, comme la colère, ou
les impulsions, comme l'appétit, mais encore dans les opérations
mentales, comme la perception sensible et la mémoire (8), s'était
demandé si toutes ces prétendues affections et actions de l'âme ne
devraient pas être rapportées plutôt au sujet humain concret, au
composé d'âme et de corps : « dire que l'âme se met en colère, c'est
comme si l'on disait que l'âme s'occupe à tisser ou à bâtir ; sans doute
vaudrait-il mieux dire, non que l'âme s'apitoie ou raisonne, mais
que l'homme fait tout cela grâce à son âme»(9). Aristote, cependant,
(4) Ibid., I 75,4 et De spiritualibus creaturis, art. 2 in corp. : « ut intelligatur
esse in corpore quodam modo sicut nauta in navi ». Cf. Aristote, De anima, II 1, 413 a 9.
(5) 8. th., I 76,1 : « sicut Plato posuit dicens in I Alcib. [129 e — 130 c] hominem
esse animam intellectivam ». Sur ce texte platonicien et sa postérité, cf. J. Pépin,
Idées grecques sur l'homme et sur Dieu, p. 71 sq. ; il était venu à la connaissance de
S. Thomas à travers le De natura hominis de Nemesitts, attribué dans la tradition
médiévale à Grégoire de Nysse (cf. De spir. créât., art. 2).
(6) S. th., I 75,4 : « Manifestum est quod homo non est anima tantum, sed aliquid
compositum ex anima et corpore».
(7) Ibid., art. 2 ad 2m : « Potest igitur dici quod anima intelligit, sicut oculus
videt; sed magis proprie dicitur quod homo intelligat per animam».
(8) Aristote, De anima, I 1,403 a 5-8; cf. De sensu et sensibilibus, 1,436 a 7-10,
6 6-8.
(9) Aristote, De anima, I 4,408 b 11-15 : « ... ôAAà rov âvBpœirov rfj
texte est cité par S. Thomas, 8. th., I 75,2 arg. 2.
L'homme et son âme, selon S. Thomas d'Aquin 7

n'adopte pas ordinairement ce langage, jugé ici préférable, et qui se


justifie au regard du psycho-physiologiste, qui considère l'âme dans
la diversité de ses fonctions. Les fonctions de l'âme, en effet, ne
consistent pas seulement dans la sensation et le jugement, ou encore
dans l'appétit, la volonté et le désir en général ; c'est d'elle aussi que
dépend chez les animaux la locomotion, et plus généralement chez
tous les vivants, y compris les plantes, la croissance, la maturité et
le déclin (10). Cette considération, issue d'un point de vue scientifique
et naturaliste, étend le domaine de l'âme au-delà des activités
conscientes et des modifications affectives, et oblige à définir l'âme
autrement que comme le sujet de la pensée, à dissocier la notion d'âme
de celle de sujet connaissant, et à la regarder comme le principe par
lequel un sujet, non seulement pensant, mais vivant, l'homme, corps
et âme, exerce les fonctions de la perception sensible, de la pensée
raisonnable et de la vie : « l'âme est d'un corps vivant la cause et le
principe, ... ce par quoi principalement nous vivons, sentons et
pensons » (n). L'âme n'est pas nous ; elle est toutefois le principal en
nous. Par cette concession, le point de vue naturaliste, d'où l'homme
est regardé comme un composé, se prête, chez S. Thomas lui-même,
à une interprétation de tendance idéaliste, par où l'homme est ramené
à son âme, et le sujet concret, capable de vie et de pensée, au principe
immanent de la vie et de la pensée.

Le point de vue aristotélico-thomiste, suivant lequel l'homme


n'est pas seulement une âme, se relie à des considérations naturalistes,
au regard desquelles l'âme ne se réduit pas au sujet de la pensée,
mais apparaît comme le principe de toutes les fonctions vitales.
Or, dans la mesure où est ainsi mise en relief la composition de l'être
humain et la complexité de ses fonctions, s'impose la tâche de rendre
compte de son unité. Si c'est le composé d'âme et de corps qui perçoit
par les sens et connaît par l'intelligence, par quoi est constituée
l'unité de ce composé ? Car la connaissance, sensible ou intellectuelle,
suppose l'unité du sujet connaissant. On sait que dans l'aristotélisme

(10) De anima, I 5,411 a 26-30.


(11) Ibid., II 4,415 b 8 : « «m Se 17 ifivxv tov Çcovtos ocÔ/mitos alrla ko! àpxv-
— 2,414 a 12-13 : 17 t/wx'rj 8è tovto «S ÇcD/xev /cat aîa9av6[ieda ical 8iavoovfie8a irpcorcos ».
L'écho de ces formules se retrouve chez S. Thomas, S. th., I 76,1 : «Manifestum est
autem quod primum quo corpus vivit est anima . . . Anima enim est primum quo nutrimur
et sentimus, et movemur secundum locum, et similiter quo primo intelligimus ».
8 Joseph Moreau

le corps et l'âme sont unis suivant le rapport de la forme à la matière, —


ce qui exclut l'intervention d'un troisième terme pour réunir les deux
composants, assurer l'unité du composé (12). Le corps et l'âme, étant
respectivement matière et forme, ne sont pas deux substances
distinctes ; le corps, qui est la matière de l'être vivant, ou l'être vivant
en puissance, ne peut exister en acte sans la forme ; l'âme est la forme
d'où résulte l'unité du corps vivant, son existence en acte; elle est
donc en même temps le principe de l'unité du composé (13). S. Thomas
va jusqu'à dire que c'est l'être même de l'âme qui se communique
à la matière corporelle, de sorte que l'existence du composé se ramène
à celle de l'âme elle-même (14).
Une telle conclusion apparaît comme un renversement du point
de vue aristotélicien, opposé à la tradition platonicienne qui réduit
l'homme à son âme ; mais pour en saisir exactement la portée, il faut
examiner par quelles voies S. Thomas y est parvenu. Cette conclusion,
qui voit dans l'âme le principe de l'unité du composé humain et de
son existence, repose sur une analyse appliquée à saisir l'unité des
fonctions de l'âme, qui se déploient de la croissance à la sensation
et à la locomotion, jusqu'à l'intellection. Au problème de l'unité de
l'âme dans la diversité de ses fonctions, la solution d'Aristote est
que ces fonctions sont distinctes, mais hiérarchisées : distinctes,
puisqu'elles ne se rencontrent pas toutes chez tous les êtres vivants;
les plantes n'ont que les fonctions végétatives, de nutrition et de
croissance; les animaux y ajoutent la sensation, et la plupart d'entre
eux la locomotion ; seul l'homme, entre tous les animaux, est capable
d'intellection (15). Mais en chaque être vivant, en tout individu, ces
diverses fonctions expriment l'activité d'un principe unique auquel
elles sont subordonnées hiérarchiquement (16). L'âme animale ou
sensitive n'est pas superposée à l'âme végétative; chez l'animal, c'est
par un seul et même principe que s'exercent, chacune à son niveau,
les fonctions de nutrition et de sensation ; et chez l'homme, précise
S. Thomas, c'est une seule et même âme qui est à la fois sensitive

(12) S. Thomas, Contra gent., II 71.


(13) Ibid., II 68.
(u) 8. th., I 76,1 ad 5m : « anima illud esse in quo subsistit, communicat materiae
corporali ... ; ita quod illud esse quod est totius compositi, est etiam ipsius animae ».
(15) Aeistote, De anima, II 3,414 a 29 — b 19.
(16) Ibid., 414 b 20 sq. Il résulte de ce passage qu'une fonction supérieure implique
l'inférieure, comme le triangle est impliqué dans le quadrilatère.
L'homme et son âme, selon S. Thomas d'Aquin 9

et intellective, de même qu'elle est nutritive. L'âme intellective


comprend en son pouvoir toutes les facultés subordonnées, celles
de l'âme sensitive ou des bêtes, et celles de l'âme végétative, ou des
plantes, avec quelque chose en plus (17), la faculté proprement
intellectuelle; s'il en était autrement, c'en serait fait de l'unité de l'être
humain. Ce n'est pas par une âme différente que Socrate est homme
et qu'il est animal, mais par une seule et même âme(18).
Or cette âme, qui distingue néanmoins l'homme de l'animal,
qui le spécifie comme animal raisonnable, est une âme intellective,
c'est-à-dire capable d'intellection(19). L'intellection est sa fonction la
plus haute, son activité principale, à laquelle sont subordonnées
toutes les autres (20) ; et s'il est permis de désigner un être par ce qui
exerce en lui le rôle principal, on pourra dire de l'homme, non
seulement qu'il est une âme, mais qu'il est un intellect (21). S. Thomas
toutefois récuse cette désignation, car si l'homme se distingue de tous
les animaux par sa faculté intellective, il n'est pas cependant une
pure intelligence. Son intellect ne reçoit pas la plénitude de
l'il umination divine ; il n'aperçoit pas dans le Verbe divin les raisons éternelles
des choses ; les espèces intelligibles, qui lui représentent les choses
dans leur vérité, ne sont pas en lui des reflets des divines Idées ; elles
doivent être élaborées par lui à partir des données sensibles (22). La
faculté intellective ne peut s'exercer chez lui sans le concours des
sens; c'est pourquoi notre âme doit être unie à un corps (23). C'est

(17) S. th., I 76, 3 in corp. et ad 3m : « anima intellectiva virtute continet id quod


sensitiva habet et adhuc amplius».
(18) Ibid, in corp. : « ita nee per aliam animam Socrates est homo, et per aliam
animal, sed per unam et eamdem».
(19) Qu. de Anima, art. 3 in corp. : « Propria autem operatio hominis... est intelli-
gere, et ratione uti ; unde oportet quod principium hujus operationis, scilicet intellectus,
sit illud quo homo speciem sortitur».
(20) S. th., I 76,2 in corp. : « ...intellectus, inter caetera quae ad hominem pertinent,
principalitatem habet ; oboediunt enim vires sensitivae intellectui et ei deserviunt >>.
(21) Ibid., I 75,4 : « Ad primum ergo dicendum quod secundum Philosophum,
in Ethic. IX 8,1168 b 31-35, illud potissime videtur esse unumquodque quod est principale
in ipso ». Cf. De unitate intellectus, IV 39 : « et propter hoc Aristoteles subtiliter dixit
quod homo est maxime intellectus» (Ibid. 1169 a 2). Voir d'autres textes aristotéliciens
concordants Ibid., IX 4,1166 a 17,22-23; X 7,1178 a 2-7, rassemblés par J. Pépin,
op. laud. (n. 5), p. 80-84.
(22) 8. th., I 55,2; 58,4. L'homme ne connaît pas comme l'Ange per species a
Deo inditas (Ib. 57,2), mais per species a rebus acceptas (55,2 in tit.).
(23) Ibid., I 76,5; voir plus loin n. 84.
10 Joseph Moreau

cette condition imposée pour nous à l'exercice de l'intellection que


S. Thomas met en relief en déclarant que le sujet de la connaissance,
ce n'est pas l'âme seule, mais l'homme, composé d'âme et de corps.
Dans ce composé, néanmoins, l'âme tient un rang primordial;
elle est, nous l'avons vu, le principe de l'unité et de l'existence du
composé; et cette prérogative de l'âme humaine, qui n'a pas
d'équivalent dans les autres composés naturels, est liée à sa puissance
d'intellection. En toute substance sensible, qu'il s'agisse d'un mixte,
comme le bois ou la pierre, ou des éléments simples qui entrent dans sa
composition, la matière reçoit toutes ses déterminations de la forme;
c'est par la forme qu'elle est du bois ou de la pierre, et que les éléments,
l'air et le feu, l'eau et la terre, ne sont pas quelque chose d'amorphe,
n'importe quoi en puissance; mais, inversement, la forme ne peut
se réaliser en dehors d'une matière. Il en va de même dans ces composés
naturels que sont les êtres vivants; dès que l'âme se retire du corps
d'un animal, celui-ci n'est plus ce qu'il était; un oiseau mort n'est
pas plus un oiseau qu'un oiseau en sculpture ou en peinture (24) ;
et l'âme qui l'informait cesse d'être en même temps que le corps vivant.
Un animal n'existe pas sans une âme ; mais une âme animale ne peut
subsister en dehors du corps qu'elle anime. Il en va autrement de l'âme
humaine. Si S. Thomas peut dire de l'existence du composé humain
qu'elle se ramène à celle de l'âme elle-même, c'est parce que l'âme
humaine est une forme qui subsiste par soi; non seulement c'est
d'elle que le corps humain reçoit son unité formelle, non seulement
c'est d'elle qu'il tient l'existence en acte; mais, contrairement aux
formes des substances matérielles et des êtres vivants, l'âme humaine
est capable de subsister en dehors du corps, en dehors de la matière
qu'elle informe (25) ; et si l'on doit lui reconnaître cette prérogative,
c'est parce qu'elle est capable d'intellection.
L'intellection, nous explique S. Thomas conformément à
l'enseignement d'Aristote, est une opération dans laquelle le corps n'a point
de part (26). Si un organe corporel intervenait dans l'acte même de

(24) Cf. Aristote, De anima, II 1,412 b 20-22; Depart, animal, I 1,641 a 18-21,
et S. Thomas, Qu. de Anima, art. 1; De spir. créât., art. 2.
(25) 8. th., I 76,1 ad 5m (suite de la note 14) : « quod non accidit in aliis formis,
quae non sunt subsistentes ; et propter hoc anima humana remanet in suo esse, destructo
corpore; non autem aliae formae».
(26) Ibid., I 75,2 : « Ipsum igitur intellectuale principium, quod dicitur mens,
vel intellectus, habet operationem per se, cui non communicat corpus».
L'homme et son âme, selon S. Thomas d'Aquin 11

l'intellection, autrement dit si l'intellection était réductible à une


fonction organique, elle se rapporterait, comme toute fonction, à
un objet déterminé; elle se ramènerait à une adaptation particulière,
elle ne s'élèverait pas à la connaissance de l'universel. Pour saisir
une chose dans son essence, dans sa nature universelle, l'intellection
requiert cette séparation du sujet, réduit à un principe immatériel,
tel que l'exige la philosophie transcendentale (27) ; mais aux yeux de
S. Thomas, ce principe de l'intellection doit être aussi celui des fonctions
sensitives et vitales. Si, en effet, l'intellection est l'opération d'un
principe immatériel, elle ne s'exerce cependant en nous qu'à partir
d'images venues des sens (28). L'âme humame se distingue des âmes
animales par sa faculté intellective ; mais celle-ci ne pouvant s'exercer
en nous sans le concours des fonctions sensitives (29), il faut que
l'âme humaine soit la forme d'un corps vivant, comme l'âme animale.
Seulement, pour être capable d'intellection, pour exercer une opération
où le corps n'a point de part, il faut qu'elle subsiste par soi (30), qu'elle
puisse exister indépendamment du corps. L'âme intellective est donc
la forme du corps humain (31), une forme individualisée, en rapport
avec un organisme, mais capable d'exister en dehors de lui; par là,

(27) Ibid., I 76,1 arg. 1 : « Dicit enim Philosophais, in De anima III 4,429 a 18,
6 5, quod intellectus est separatus, et quod nullius corporis est actus ».
(28) Ibid., I 84,7 : « Sed contra est quod Philosophus dicit in De anima III 7,431
a 16-17, quod nïhil sine phantasmate intelligit anima*.
(29) Cette dépendance de l'intellection à l'égard des fonctions sensitives, qui
caractérise l'intelligence humame, n'empêche pas que notre intellection ne soit une
opération où le corps n'a point de part. C'est ce qu'explique S. Thomas, 8. th., I 75,2
ad 3m : « Si le corps est requis pour l'action de l'intellect, ce n'est pas à la façon d'un
organe au moyen duquel puisse s'exercer une telle action, mais en considération de
l'objet (ratione objecti) ; les images sensibles (phantasmata) sont, en effet, avec l'intellect
dans le même rapport que les couleurs avec la vue. Or, une dépendance de cette sorte
[dans laquelle l'intellect est tributaire de l'imagination et des sens pour recevoir un objet,
mais non dans l'exercice même de son activité] n'exclut pas la subsistance de l'intellect ;
autrement, un animal ne serait pas un être subsistant, puisqu'il a besoin des objets
extérieurs, des choses sensibles, pour exercer sa faculté de sentir».
(30) Ibid., I 75,2 (suite de la note 26) : « Nihil autem potest per se operari nisi
quod per se subsistit».
(31) Ibid., I 76,1 : « Hoc ergo principium quo primo intelligimus, sive dicatur
intellectus, sive anima intellectiva, est forma corporis ». Et plus loin : « Relinquitur
ergo... quod hie homo intelligit, quia principium intellectivum est forma ipsius [Cette
formule fonde le lien entre le sujet individuel, l'homme concret, composé de corps
et d'âme, et le principe par lequel il est vivant et pensant]. Sic ergo ex ipsa operatione
intellectus apparet quod intellectivum principium unitur corpori ut forma».
12 Joseph M or eau

elle se distingue des âmes animales, qui sont aussi des formes, des
principes d'action, mais incapables de subsister en dehors d'une
matière (32).
Cette considération met en relief la spiritualité de l'âme humaine,
capable de subsister sans le corps; elle s'accorde avec le point de
vue platonicien, qui vise à la séparation de l'âme; mais elle ne doit
pas faire perdre de vue son engagement corporel. « L'âme humaine,
précise S. Thomas, est sans doute séparée, mais elle est cependant
dans la matière .... Elle est séparée en tant qu'elle est capable d'intel-
lection, car la faculté intellective n'est pas la fonction d'un organe
corporel, comme la faculté visuelle est celle de l'œil; l'intellection,
en effet, est un acte qui ne peut s'exercer par le moyen d'un organe
corporel » (33). Cependant, l'âme humaine, qui exerce une telle faculté,
remplit aussi les fonctions sensitives et vitales communes à tous les
animaux, fonctions organiques en raison desquelles elle doit être
considérée comme la forme du corps, c'est-à-dire l'organisation à
laquelle aboutit le dynamisme de la génération animale. Considérée
sous ce rapport, elle est dans la matière (34) ; elle est unie au corps
comme la forme à la matière dans une substance matérielle ou un
être vivant, en tout composé matériel. Toutefois, ajoute S. Thomas,
« elle n'est pas une forme plongée dans la matière, totalement comprise
en elle ; elle en est affranchie par sa perfection naturelle. C'est pourquoi
rien n'empêche qu'il y ait en elle une faculté qui ne soit pas l'activité
d'un organe corporel, bien que, considérée dans son essence, l'âme
soit la forme du corps » (35).
(32) 8. th., I 76,1 ad 5m (cité ci-dessus, n. 14 et 25). On remarquera que si l'esse
du composé humain se ramène à celui de l'âme, c'est parce que l'âme humaine est un
être per se subsistens, et cela en raison de sa virtus intellectiva (Ibid, ad 2m et 3m) Cf.
notamment ad 5m le membre de phrase omis ci-dessus, n. 14 : ex qua (se. materia cor-
porali) et anima intellectiva fit unum; de sorte que si l'on peut dire que l'homme,
c'est son âme, c'est parce que cette âme est un intellect.
(33) Ibid., I 76,1 ad lm : « anima humana est quidem separata, sed tamen in materia. . .
Separata quidem est secundum virtutem intellectivam, quia virtus intellectiva non
est virtus alicujus organi corporalis, sicut virtus visiva est actus oculi; intelligere enim
est actus qui non potest exerceri per organum corporale, sicut exercetur visio ».
(34) Ibid, suite : « Sed in materia est, in quantum ipsa anima, cujus est haec
virtus, est corporis forma, et terminus generationis humanae».
(35) Ibid, ad 4m : « humana anima non est forma in materia corporali immersa,
vel ab ea totaliter comprehensa, propter suam perfectionem ; et ideo nihil prohibet
aliquam ejus virtutem non esse corporis actum, quamvis anima secundum suam essen-
tiam sit corporis forma».
L'homme et son âme, selon S. Thomas d'Aquin 13

S. Thomas rencontre ici la limite de l'hylémorphisme en tant


qu'il implique une conception physiologique de l'âme : l'âme est au
corps ce que la forme est à la matière, ou plus précisément ce que
la vue est à l'œil, la fonction à l'organe (36). Pourtant, il faut
reconnaître dans l'âme humaine une faculté qui n'est pas une fonction,
qui n'a pas pour but la conservation de l'être vivant, son adaptation
au milieu naturel, mais qui dénote une ouverture à l'être en général
et à la vérité (37). Aristote lui-même avait rencontré ce problème;
ayant considéré l'âme comme la forme du corps vivant, d'un composé
naturel, il avait dû reconnaître une hiérarchie des formes naturelles.
L'âme est la forme d'un corps organisé, ayant la vie en puissance (38) ;
elle se distingue par là des formes matérielles, celles des éléments
naturels, comme l'air, le feu, l'eau et la terre, ou de leurs composés,
les mixtes, comme le bois ou la pierre. L'air et le feu ont une nature,
une forme dynamique (39), mais ils n'ont pas une âme ; il faut donc
convenir que toute nature n'est point âme. Mais, inversement, toute
âme n'est point nature (40) ; la faculté intellective n'est pas la fonction
d'un organe ; il faut donc admettre que l'âme intellective est, dans cette
mesure, séparée du corps, qu'elle est transcendante à la nature.

Mais s'il en va de la sorte, si l'intellection est irréductible à une


fonction organique, si elle est l'activité d'une forme pure, séparée
de la matière, comment peut-elle s'exercer en des sujets distincts,
appartenir à des individus différents ? Si l'intellect est un principe
immatériel, comment peut-il se multiplier selon la diversité des êtres
humains, composés d'âme et de corps ? L'immatérialité de l'intellect

(36) Aeistotb, De anima, II 1,412 b 18-19 : « eî yàp fjv 6 ô<f>0a\iu.os ££>ov,


tjV avrov rj ôxftis ».
(37) 8. th., I 80,1 : « Et sic anima hominis fit omnia quodam modo secundum sen-
sum et intellectum [évocation du mot d' Aristote, De anima III 8, 431 b 21, souvent
cité par S. Thomas, ibid. I 16,3; 84,2 ad lm], in quo cognitionem habentia ad Dei
similitudinem quodam modo appropin quant, in quo omnia praeexistunt » (cf. Ibid.,
I 14,1).
(38) Aeistotb, De anima, II 1,412 a 19-21, 27-28, b 5-6.
(39) Aristote, Physique, II 1,192 6 13-23,32-36. Cf. notre étude :« Arche » et
« aitia » chez Aristote, in Uattualità délia problematica aristotelica (Studia aristotelica, 3),
Padoue, 1970, p. 133-152, notamment p. 144 sq.
(40) Aristote, De partibus animalium, I 1,641 b 9-10 : « oùSè yàp nacra ipvxv $wns ».
Cf. notre commentaire de ce texte in Philomathes (Studies and Essays... in memory
of Philip Merlan), p. 91-94.
14 Joseph M or eau

exclut, semble- t-il, sa divisibilité entre la multitude des sujets


intelligents (41). Cette conséquence de l'immatérialité de l'intellect avait
été mise en relief par Averroès, pour qui il n'est qu'un seul intellect
pour tous les hommes qui sont, qui ont été ou seront (42). S. Thomas
rejette cette conclusion, non seulement parce qu'elle est contraire
à la foi, parce qu'elle rend inconcevable la survivance de nos âmes,
l'immortalité personnelle (43), mais aussi parce qu'elle contredit notre
expérience primordiale : chacun de nous est un sujet intelligent (44).
Celui qui nierait cette proposition serait exclu par là même de la
discussion, au même titre que ceux qui nient le principe de
contradiction (45).
Or, si tel homme, un être singulier, un individu concret, corps
et âme, est un sujet intelligent, s'il a l'intelligence de ceci ou de cela,
ce n'est pas au moyen d'un principe extérieur à lui, d'un intellect
transcendant, considéré comme une substance séparée, un sujet autre
que nous (46). S. Thomas ne nie pas qu'il existe un Intellect
transcendant, toujours en acte, étant à lui-même son objet; sans l'acte éternel
de l'Intelligence divine, Pensée qui se pense elle-même, l'intellection
en nous serait inexplicable (47); mais encore faut-il, pour que s'exerce

(41) 8. th., I 76,2 arg. 1; Contra gent., II 75,1.


(42) Contra gent., I 73, init. : « ...ostenditur non esse unum intellectum possibilem
omnium hominum qui sunt et qui erunt et qui fuerunt, ut Averroesfingit » (Sur la notion
précise d'intellect possible, voir plus loin, n. 47).
(43) De spir. créât., 9 : « Quod autem haec positio sit contraria fidei, facile est videre. . .
Sed ostendendum est hanc positionem esse secundum se impossibilem per vera principia
philosophiae ».
(44) 8. th., I 76,1 : « Experitur enim unusquisque seipsum esse qui intelligito.Cf.
De spir. créât., 2 : « Manifestum est enim quod huic homini singulari, ut Socrati vel
Platoni, convenit intelligere ». Ce qu'il s'agit d'expliquer, c'est le fait quod hie homo
singularis intelligat, l'opération intellectuelle (ou intelligere) hujus et illius hominis
(I 76,2 in corp. fine).
(45) Exp. in De anima III 7, n° 689-690 : « Manifestum est enim quod hie homo
intelligit. Si enim hoc negetur, tune dicens hanc opinionem non intelligit aliquid, et
ideo non est audiendus ». Contre ceux qui n'admettent qu'un intellect unique, « idem
modus disputandi est..., et contra negantes principia, ut patet per disputationem
Aristotelis contra eos in Metaph. IV 4,1008 6 2-12 » {Qu. de anima, art. 2).
(4Ô) Qu. de Anima, 2 : « non enim est possibile, si aliqua substantia operatur aliquam
operationem, quod ilia operatio sit alterius substantiae ab ea di versa... Sic igitur, si
intellectus possibilis sit substantia separata secundum esse ab hoc homine sive ab illo
homme, impossibile est quod intelligere intellectus possibilis sit hujus hominis vel
illius ».
(47) S. th., I 79,4 : « considerandum est quod supra animam intellectivam humanam
L'homme et son âme, selon S. Thomas d'Aquin 15

en nous l'intellection, qu'il y ait en nous une faculté intellective, que


chacun de nous soit constitué formellement sujet intelligent, c'est-à-dire
qu'il y ait autant d'intellects que d'individus (48). Comment cette
multiplication de l'intellect, forme pure, est-elle concevable? Cela
reste à examiner; mais l'explication imaginée par Averroès pour
rendre compte de l'intellection en chacun de nous dans l'hypothèse
d'un intellect unique est, au regard de S. Thomas, inacceptable.
Averroès, qui de l'immatérialité de l'intellect conclut à son
existence séparée (49), qui pose un intellect unique, transcendant aux
âmes humaines, formes engagées dans des corps vivants, tente
d'expliquer la diversification de l'intelligence en chacun de nous en considérant
le rôle des images dans l'intellection. L'intellection, suivant Aristote,
s'effectue par le moyen d'espèces intelligibles, tirées par abstraction

necesse est ponere aliquem superiorem intellectual, a quo anima virtutem intelligendi
obtineat». Mais cet intellect transcendant, toujours en acte, dont Aristote nous dit
« quod non aliquando intelligit et aliquando non intettigit » (De anima, III 5,430 a 22 ;
S. th., 1 79,4 arg. 2) et qui s'identifie par là avec l'Acte pur de la Métaphysique (XII 7,1072
6 18-30 ; 9,1074 6 33-34 : votfoews voyais, et De anima, III 5,430 a 18 : rfj ovaia £>v ivépyeia),
il faut distinguer, nous dit S. Thomas (ibid, in corp.) la faculté qui en notre âme actualise
les intelligibles : « Sed dato quod «it aliquis talis intellectus agens separatus, nihilominus
tamen oportet ponere in ipsa anima humana aliquam virtutem ab illo intellectu superiori
participatam, per quam anima facit intelligibilia in actu». S. Thomas s'oppose dans
cet article à ceux qui, à la suite d'Avicenne, hypostasient en dehors de notre âme
l'Intellect agent, dator formarum, qui organise l'Univers matériel en même temps qu'il éclaire
les esprits (cf. 8. th., I 84,4) ; ce rôle de l'Intellect agent ainsi entendu n'exclut pas,
estime S. Thomas, s'appliquant à une interprétation correcte d' Aristote, une faculté
par laquelle notre âme extrait des données sensibles les espèces intelligibles. Mais dans
la doctrine averroïste de l'unité de l'intellect, ce n'est pas seulement l'intellect agent,
le pouvoir d'actualiser les intelligibles contenus en puissance dans le sensible, c'est
la faculté intellective en général, l'aptitude à percevoir les essences intelligibles ou
intellect possible, qui est retirée aux âmes individuelles et réservée à l'Intellect
transcendant (Cf. Contra gent., II 80,1 : « ...quod est unum in omnibus, sive hoc sit intellectus
agens tantum, ut Alexander dixit, sive cum agente etiam possibilis, ut dicit Averroès»).
(48) De spir. créât., 2 : « Oportet igitur principium hujus operationis quod est
intelligere, formaliter inesse huic homini ». Pour qu'un sujet connaisse, il ne suffit pas
que des objets divers lui soient représentés, il faut qu'il y ait en lui une faculté cognitive :
sed ut sit in ipso cognoscitiva potentia. Cf. Qu. de Anima, art. 2 : « Non enim aliquid
est cognoscitivum ex hoc quod ei adest species cognoscibilis, sed ex hoc quod ei adest
potentia cognoscitiva».
(49) j)e spir. créât., 2 : « Averroès posuit intellectum possibilem, secundum esse,
separatum a corpore».
16 Joseph Mor eau

des images (50). Or les images, dérivées du sensible, se forment dans


l'imagination, qui est une faculté de l'âme sensitive, unie à un corps
et individualisée par lui ; et la variété infinie des images suivant
les divers sujets suffit à expliquer, suivant Averroès, que les hommes
diffèrent entre eux sous le rapport de l'intellection, que l'intellect
unique ne produise pas chez tous les mêmes effets, que les hommes
soient inégaux en savoir, ou que les uns connaissent ce que les autres
ignorent (51).
À cette explication, S. Thomas objecte que la diversité des
images est à l'égard de l'opération intellectuelle un facteur extrinsèque,
qui ne saurait suffire à la diversifier en elle-même (52). Pour le
démontrer, il se réfère à une remarque d'Aristote concernant la relation
des images avec la faculté intellectuelle, et qu'il reproduit en ces
termes : « Les images se rapportent à l'âme intellective comme les
sensibles aux sens, comme les couleurs à la vue»(53). Averroès, qui
sépare la faculté d'intellection ou intellect possible de l'âme individuelle,
sensitive, s'efforce de relier cependant l'opération intellectuelle aux
sujets respectifs distingués par la diversité de leurs images, en
considérant que l'espèce intelligible, par laquelle s'effectue la connaissance
intellectuelle, a un double sujet, se produit à deux niveaux : au niveau
de l'intellect possible, de la faculté intellective qui est informée par

(50) Cf. les formules d'Aristote, commentées par S. Thomas, S. th., I 84,7, « Sed
contra: quod nihil sine phantasmate intelligit anima» (De anima, III 7,431 a 16-17)
et I 85,1 arg. 5 : « quod intellectus intelligit species in phantasmatibus » (Ibid., 431 6 2).
(51) Cf. Qu. de Anima, 3 : « Et inde est quod propter diversitatem phantasmatum
unus habet scientiam quo alius caret».
(52) De spir. créât., 9 : « Unde diversitas phantasmatum est extrinseca ab intellec-
tuali operatione; et sic non potest diversificare ipsam».
(53) S. th., I 85,1 arg. 3 : « Praeterea, in De anima III 7,431 a 14-15; 8,432 a 9-10,
dicitur quod phantasmata se habent ad animam intellectivam, sicut colores ad visum».
Cf. Qu. de Anima, 2 : «Phantasmata enim...se habent ad intellectum possibilem sicut
sensibilia ad sensum, et colores ad visum ». Cette seconde formule reproduit plus
exactement le texte grec de 431 a 14-15 : « rfj Se hiavor}TU<fj ipvxfî rà ^avrâo^aTa oîov alaO^fiara
virdpxei ». Dans les deux formules thomistes, la comparaison : sicut colores ad visum,
est une glose; mais elle est justifiée par le second texte aristotélicien (432 b 9-10):
« Ta yàp <f>avrdo[iaTa œonep alaO^fiara ion, irXr/v âvev vXrjs ». Si, en effet, l'image se
distingue de l'objet sensible par son immatérialité, il est clair que par l'objet sensible
(aïaOrjfia) il faut entendre la qualité sensible inhérente à la chose, la couleur de la pomme
par exemple, et non l'espèce sensible, reçue par la faculté sensitive et qui est déjà
immatérielle, en ce sens que « sensus. . .receptivus est specierum sine materia » (8. th.,
I 14,1 : Aeistote, De anima, II 12,424 a 17-21 ; III 2,425 6 23-24).
L'homme et son âme, selon S. Thomas d'Aquin 17

elle, et au niveau de l'imagination, dans les images dont elle est tirée
par abstraction (54) ; par là s'établit une continuité entre l'imagination,
faculté de l'âme sensitive, individuelle, et l'intellect unique,
transcendant (55). Ainsi l'espèce intelligible, par son double niveau d'expression,
est l'intermédiaire qui relie l'intellect possible avec l'homme
singulier (56).
S. Thomas rejette ces explications d'Averroès en précisant les
rapports de l'espèce intelligible et de l'image, tels qu'ils résultent
de la remarque fondamentale d'Aristote, de la comparaison qu'il
établit entre l'intellect et les sens (57). L'espèce intelligible, par laquelle
est informé l'intellect et par où s'effectue la connaissance, est
comparable à l'espèce visible, par laquelle est informé le sens de la vue
et par où s'effectue la vision (58). Or, si l'espèce visible a pour base
la couleur répandue sur les objets, sur un mur coloré par exemple,
ce rapport de la couleur au sens de la vue, ce lien du sensible en
puissance avec la faculté sensitive, grâce auquel le mur coloré est vu,
n'aboutit pas à rendre le mur proprement voyant. Pareillement, les
images qui sont dans l'âme sensitive sont des objets intelligibles
en puissance ; par leur rapport avec la faculté intellective, elles servent
de base à l'intellection ; mais l'intellection ne s'effectue pas dans l'âme
sensitive, pas plus que la vision dans l'objet coloré (59). Pour que

(54) Qu. de Anima, 2 : « Sic igitur species intelligibilis habet duplex subjectum :
unum in quo est secundum esse intelligibile... ; aliud in quo est secundum esse reale».
De spir. créât., 2 : « Sic ergo habet duplex esse : unum in intellectu possibili, eu jus est
forma; et aliud in phantasmatibus a quibus abstrahitur ». De unit, intel., III 28:
«Species enim intelligibilis ... habet duo subjecta... ».
(55) Qu. de Anima, 2 : « Est igitur quaedam continuatio intellectus possibilis cum
phantasmatibus, in quantum species intelligibilis est quodam modo utrobique; et per
hanc continuationem homo intelligit per intellectum possibilem ». De unit, intell., III 28 :
« et sic, dum intellectus possibilis intelligit, hic homo intelligit ».
(56) De spir. créât., 2 : « Phantasmata autem sunt in hoc homine, quia virtus
imaginativa est virtus in corpore...Ipsa ergo species intelligibilis est medium conjungens
intellectum possibilem homini singulari». De unit, intell., III 28: « dixit (Averroes)
quod intelligere illius substantiae separatae est intelligere mei vel illius, in quantum
intellectus ille possibilis copulatur mihi vel tibi per phantasmata quae sunt in me et
in te».
(57) De spir. créât., 9 : « Sciendum est autem quod Aristoteles processit ad conside-
randum de intellectu per similitudinem sensus ». Cf. Aristote, De anima, III 4,429 a 13-18.
(58) Ibid., 2 : « Sic igitur species intelligibilis, a phantasmatibus abstracta, est
in intellectu possibili, sicut species coloris in sensu visus».
(59) Ibid., suite : « sic autem est in phantasmatibus intelligibilis species sicut
18 Joseph Moreau

l'homme singulier connaisse les choses intellectuellement, dans leur


essence intelligible, il ne suffit pas qu'il y ait en lui, dans l'âme sensitive,
des images, qui sont seulement des intelligibles en puissance ; il faut
qu'il y ait formellement en chaque homme une puissance intellective,
une faculté d'intellection (60).
Keste seulement à comprendre comment la puissance intellective,
principe formel d'une opération purement immatérielle, peut se
multiplier selon les individus ; cette multiplication d'ailleurs semble
incompatible avec l'unité du vrai ; comment la vérité peut-elle être commune
à tous les esprits, identique pour tous ceux qui la connaissent, à
moins que ceux-ci ne communiquent entre eux dans un intellect
unique (61) ? C'est cette exigence d'un principe unique, transcendant,
de la connaissance, qui s'exprime dans la théorie augustinienne de
l'illumination, selon laquelle tous les esprits aperçoivent dans le Verbe
divin les raisons éternelles des choses (62). S. Thomas ne rejette pas

species visibilis est in colore parietis. Per hoc autem quod species visibilis, quae est
forma visus, fundatur in colore parietis, non conjungitur visus parieti ut videnti, sed
ut viso; non enim per hoc paries videt, sed videtur». Cf. Qu. de Anima, 2 in corp. ;
De unit, intél., III 29,3°.
(60) Cf. ci-dessus, n. 48, et la suite du texte cité de Qu. de Anima, 2 : « Patet autem
secundum praedicta, quod homini non aderit nisi sola species intelligibilis ; potentia
autem intelligendi, quae est intellectus possibilis, est omnino separata». On aboutit
de la sorte à un résultat absurde, mis en relief Contra gent., II 73,3 : « Si igitur hic homo
habet aliam animam sensitivam cum alio homine, non autem alium intellectum possi-
bilem, sed unum et eumdem, sequitur quod sint duo animalia, sed non duo homines;
quod patet impossibile esse».
D'ailleurs, les considérations d'Averroès se retournent finalement contre son dessein,
et montrent la disjonction entre les images et l'intellect possible plutôt que leur
continuité (« Per hoc igitur magis demonstratur disjunctio intellectus possibilis a phantas-
matibus quam continuatio »). En effet, pour que l'espèce intelligible qui est en puissance
dans les images s'unisse à l'intellect possible, soit appréhendée par lui dans une intellection
en acte, il faut qu'elle soit séparée des images par l'abstraction. Il faut donc conclure
que l'intellect possible et l'âme sensitive, où sont comprises les images, sont absolument
distincts, puisque pour s'unir à l'un il faut que l'espèce intelligible soit d'abord séparée
de l'autre (« Oportet enim illa esse omnino disjuncta, quorum uni aliquid uniri non
potest, nisi fuerit ab altero separatum »). De ces textes de Qu. de Anima, 2, on rapprochera
De unit, intel., III 29,2° : « Si ergo species intelligibilis non est forma intellectus possibilis
nisi secundum quod est abstracta a phantasmatibus, sequitur quod per speciem intelligi-
bilem intellectus non continuatur phantasmatibus, sed magis ab eis separatur».
(61) S. th., I 76,2 arg. 3 et 4.
(62) Ibid., I 84,5.
L'homme et son âme, selon S. Thomas d'Aquin 19

en principe une telle explication (63) ; mais il soutient que l'âme humaine
ne reçoit pas, en cette vie, l'illumination parfaite. Si elle est éclairée
par une lumière intérieure, par où elle participe à la raison divine,
elle ne connaît cependant les choses dans leur vérité que par le moyen
d'espèces intelligibles, qui ne sont pas des reflets en nous des divines
Idées, mais qu'il nous appartient de dégager par abstraction des
données sensibles (64) ; telle est la fonction de cette faculté de notre
âme qu'on appelle Y intellect agent (65). Mais la multiplication des
espèces intelligibles selon les divers sujets ne fait point obstacle à
l'objectivité de la connaissance; l'objet de la connaissance, ce n'est
pas, en effet, l'espèce intelligible elle-même, qui en est seulement
le moyen; l'objet, c'est la chose elle-même considérée dans son essence,
dans sa nature universelle, à l'exclusion de ses particularités
accidentelles (66); c'est pourquoi l'espèce intelligible, abstraite, doit être
uniforme en tous les sujets intelligents, à la différence de l'espèce
sensible, variable selon les différents sujets, parce que la sensation,
fonction organique, ne peut s'affranchir des circonstances particulières
de son exercice (67). Ce qui fait obstacle à l'objectivité de la
connaissance, ce n'est donc pas la multiplicité des espèces selon les indi-

(63) c£ par exemple Ibid,, I 79,5 ad 3m : « Unde oportet quod omnes homines
communioent in virtute quae est principium hujus actionis (se. intellectualis) ...Non
tamen oportet quod sit eadem numéro in omnibus ; oportet tamen quod ab uno principio
in omnibus derivetur».
(64) Ibid., I 84,5 : « Ipsum enim lumen intellectuale, quod est in nobis, nihil
est aliud quam quaedam participata similitudo luminis increati, in quo continentur
rationes aeternae...Quia tamen praeter lumen intellectuale in nobis exiguntur species
intelligibiles a rebus acceptae ad scientiam de rebus materialibus habendam...».
(65) Cf. ci-dessus, n. 47.
(66) 8. th., I 76,2 ad 4m : « Id enim quod intelligitur non est in intellectu secundum
se, sed secundum suam similitudinem ; lapis enim non est in anima, sed species lapidis,
ut dicitur in De anima (III 8,431 b 29); et tamen lapis est id quod intelligitur, non
autem species lapidis... ». Cf. De unit, intel., V 50 : « Est igitur dicendum...quod intellec-
tum, quod est unum, est ipsa natura vel quidditas rei. De rebus enim est scientia...,
non de speciebus intellectis...Hae autem species non se habent ad intellectum possibilem
ut intellectae, sed sunt species quibus intellectus intelligit, sicut et species quae sunt
in visu non sunt ipsa visa, sed ea quibus visus videt».
(67) 8. th., ibid. : « Sed hoc tantum interest inter sensum et intellectum, secundum
sententiam Aristotelis, loco nunc cit., quia res sentitur secundum illam dispositionem
quam extra animam habet in sua particularitate ; natura autem rei quae intelligitur,
est quidem extra animam, sed non habet illum modum essendi extra animam secundum
quem intelligitur. Intelligitur enim natura communis, seclusis principiis individu-
antibus ».
20 Joseph Moreau

vidus; l'espèce intelligible, numériquement distincte en chaque sujet


intelligent, est chez tous parfaitement semblable; l'obstacle à
l'objectivité réside dans la matérialité des espèces sensibles, conséquence
de l'implication matérielle des facultés sensitives (68).
Il apparaît donc que la multitude des sujets connaissants, des
intellects individuels, ne fait point tort à l'unité de l'objet intelligible,
à son universalité formelle et son identité au regard de tous les
esprits (69) ; il suffit pour préserver ces caractères que la multiplicité
des intelligences ne soit pas l'effet d'une diversification matérielle;
autrement dit, il faut que l'individuation des sujets intelligents
s'effectue autrement que celle des individus dans une espèce animale. Mais
cela est-il concevable ? S'il est impossible (on doit en convenir) qu'il
n'y ait qu'un intellect unique pour tous les hommes (70), il faut que
la diversité des intellects corresponde à celle des sujets individuels,
composés chacun d'un corps et d'une âme; de même en effet que
l'homme se définit spécifiquement comme un composé de corps et
d'âme, chacun des hommes, Socrate ou Tullius, est constitué d'un
corps singulier et d'une âme singulière (n). Mais si la diversité
numérique des âmes correspond à celle des corps, comment l'âme d'un
individu peut-elle être douée d'une faculté soustraite aux effets de
la diversité matérielle?
En vue de résoudre cette difficulté, S. Thomas a ordinairement
recours à la considération de la hiérarchie des formes matérielles,
celles qui sont réalisées dans une matière sensible. Les plus simples
sont celles des quatre éléments ; elles se réduisent aux qualités actives

(68) Ibid., ad 3m : « ...individuatio intelligentis aut speciei, per quam intelligit,


non excluait intelligentiam universalium...Sed materialitas cognoscentis et speciei,
per quam cognoscitur, universalis cognitionem impedit ». Cf. De unit, intel., V 50 :
« non enim singularitas répugnât intelligibilitati, sed materialitas ».
(69) De spir. créât., 9 ad 6m in fine : « Sic igitur patet quomodo multitudo intellec-
tuum non praejudicat neque universitati, neque communitati, neque unitati rei intel-
lectae ». Cf. De unit, intel., V 50 : « Est ergo unum quod intelligitur et a me et a te, sed
alio modo intelligitur a me, et alio a te, id est alia specie intelligibili ; et aliud est intelligere
meum, et aliud tuum; et alius intellectus meus, et alius tuus».
(70) De unit, intel., IV 39 : « Si igitur sit unus intellectus omnium, ex necessitate
sequitur quod sit unus intelligens, et per consequens unus volens et unus utens pro
suae voluntatis arbitrio omnibus illis secundum quae homines diversificantur ab invi-
cem ».
(71) Ibid., IV 38: «Si vero intellectus inest nobis formaliter..., sequitur quod
diversorum corporum sint diversae animae. Sicut enim homo est ex corpore et anima,
ita hic homo, ut Tullius aut Socrates, ex hoc corpore et ex hac anima».
L'homme et son âme, selon S. Thomas d'Aquin 21

et passives, comme le chaud et le froid, aux propriétés les plus générales


des corps, comme le rare et le dense; les formes des corps mixtes,
des composés minéraux, tels que le fer ou l'aimant, manifestent déjà
des propriétés irréductibles aux précédentes; au-dessus d'elles se
situent les formes des végétaux et des animaux, qui sont déjà des
âmes, mais incapables de subsister en dehors d'un organisme matériel,
d'un corps organisé (72); enfin, l'âme humaine, qui occupe le sommet
de la hiérarchie des formes naturelles, bien qu'elle soit par essence
la forme du corps humain, le principe des fonctions vitales et sensitives,
est capable, en raison de sa perfection, de son rang dans la hiérarchie,
d'une opération qui excède toutes les possibilités de la matière, une
opération à laquelle le corps n'a point de part, à savoir l'intellec-
tion (73). La faculté intellective appartient à une âme individuelle,
qui est la forme d'un corps singulier; mais cette faculté est
immatérielle (74).
Ces considérations définissent avec précision l'intellect comme
une faculté ou puissance de l'âme, mais irréductible aux fonctions
organiques qui sont essentielles à cette âme; elles laissent donc
subsister le problème de comprendre comment il peut y avoir dans
l'âme une puissance plus immatérielle et plus simple que son essence (75).
Pour rendre compte de ce paradoxe, il faut considérer la condition
de l'âme humaine par un autre biais : non en tant qu'elle occupe le
rang suprême dans le monde visible, dans la hiérarchie des formes
matérielles, mais en tant au contraire qu'elle est au bas de l'échelle
des créatures spirituelles, des formes subsistant par soi (76). N'oublions
(7a) Qu. de Anima, 1 ; De spir. créât., 2.
(73) De spir. créât., 2 : « Perfectissima autem formarum, id est anima humana,
quae est finis omnium formarum naturalium, habet operationem omnino excedentem
materiam, quae non fit per organum corporate, scilicet intelligere ».
(74) De unit, intel., III 27 : « Ostenso igitur ex verbis Aristotelis...quod intellectus
est potentia animae, quae est corporis forma, licet ipsa potentia, quae est intellectus,
non sit alicujus organi actus... ». Cf. Ibid., 36 : « non quidem ita quod ipsa intellectiva
potentia sit alicujus organi actus, sed quia virtus est animae, quae est actus corporis
physici organici».
(75) Ibid., 37 : « Si autem contra hoc objiciatur quod potentia animae non potest
esse immaterialior aut simplicior quam ejus essentia... ».
(76) De spir. créât., 2 : « anima humana quae est infima in ordine substantiarum
spiritualium ». Cf. S. th., I 76,5 : « anima autem intellectiva... secundum naturae ordinem
infimum gradum in substantiis intellectualibus tenet...». Ibid., 79,2: «Intellectus
autem humanus, qui est inf imus in ordine intellectuum, et maxime remotus a perfectione
divini intellectus».
22 Joseph Moreau

pas que si notre âme n'était un principe subsistant par soi, elle ne serait
pas capable d'une opération par soi, comme l'intellection, où le corps
n'a point de part ("). De ce point de vue, l'âme humaine se distingue
radicalement des âmes animales et s'apparente aux pures Intelligences,
qui sont des formes séparées, existant en dehors de toute matière (78).
Or ces substances séparées n'en sont pas moins des êtres distincts
les uns des autres, des individus (79). Par cette considération, nous
sommes amenés à comprendre que l'individuation n'est pas seulement
l'effet de la matière; il n'en va de la sorte que dans les substances
matérielles, constituées par une forme incapable de se réaliser en
dehors d'une matière ; tel est le cas des corps bruts, simples ou mixtes,
et des êtres vivants, végétaux et animaux, à l'exception de l'homme.
Les formes de cette nature ne peuvent se réaliser que dans une diversité
d'exemplaires, d'individus distingués numériquement par la matière
qui les reçoit (80). Il en va autrement des substances séparées, des
créatures spirituelles, et du Créateur lui-même. Dieu, l'Intellect

(77) Cf. ci-dessus, note 30.


(78) S. th., I 54,5 : « Et propter hoc etiam Angeli vocantur intellectus et mentes ».
Par cette comparaison entre l'âme humaine et les Anges la hiérarchie naturelle de l'aristo-
télisme est mise en relation avec la hiérarchie céleste de Denys PAréopagite. Cf. De
spir. créât., 2 : « In quantum igitur supergreditur esse materiae corporalis, potens per
se subsistere et operari, anima humana est substantia spiritualis; in quantum vero
attingitur a materia, et esse suum communicat illi, est corporis forma ». D'où l'on peut
conclure « quod ipsa est in confinio corporalium et separatarum substantiarum consti-
tuta» (Qu. de Anima, 1 in corp. fine; cf. S. th., I 77,2 in corp. fine).
(79) De unit, intél., Y 46 : « Individuae ergo sunt substantiae separatae et singu-
lares ; non autem individuantur ex materia, sed ex hoc ipso quod non sunt natae in alio
esse, et per consequens participari a multis ». Cette remarque concerne particulièrement
les Anges; le cas de l'âme humaine, forme subsistante, mais faite pour être unie à un
corps, est réservé. Voir plus loin, n. 94.
(80) La matière est pour les choses sensibles, pour les êtres vivants d'une même
espèce, le principe d'une distinction numérique : « ôaa àpiOfito woÀAa, vAijv é^ei » (Aeist.
Metaph., XII 8,1074 a 33-34); mais cette distinction ne constitue qu'une « individualité
par défaut », qui résulte de l'impossibilité pour les formes sensibles en général de subsister
en dehors d'une matière. Cf. notre étude : L'être et l 'essence dans la philosophie d'Aristote,
in Autour d'Aristote (Mélanges Mansion), p. 202, et notre ouvrage Aristote et son école,
p. 151-154. «Per materiam autem — observe S. Thomas, S. th., I 84,2 — determinatur
forma rei ad aliquid unum ». Mais cette unité arithmétique de chaque substance matérielle
est l'expression d'une diversité numérique, qui a son principe dans la matière et
n'équivaut pas à l'individualité parfaite. Cf. De unit, intel., V 46 : « Non enim materia est
principium individuationis in rebus materialibus, nisi in quantum materia non est
participabilis a pluribus, cum sit primum subjectum non existons in alio».
L'homme et son âme, selon S. Thomas d'Aquin 23

transcendant, Acte pur, exempt de toute matière, n'en est pas moins
un individu ; et les Anges, pures Intelligences, substances immatérielles,
se distinguent les uns des autres par des différences purement
formelles ; leur diversité ne saurait provenir de la matière, ni de
particularités accidentelles; ils sont individualisés par leur forme, de sorte
que chacun d'eux est unique en son espèce (81).
Les âmes humaines, elles aussi, subsistent par soi et, malgré les
apparences, ne reçoivent pas leur individualité de la matière. À la
différence des formes matérielles, elles ne tiennent pas leur esse,
leur existence actuelle, de leur réalisation dans une matière; ce n'est
donc pas non plus de la diversité des corps qu'elles tiennent leur
unité respective, leur distinction numérique (82). Chaque âme humaine
est une, est un individu, en tant qu'elle est une forme capable d'exister
sans se multiplier dans la matière, sans se diversifier dans une multitude
de corps. Chaque âme est unie à un corps, dont elle a besoin non pour
exister, mais pour exercer son opération propre, l'intellection. L'âme
humaine est un principe d'intellection, le principe d'une opération
immatérielle, et par conséquent subsiste par soi (83) ; mais en raison
de son imperfection, de son rang inférieur dans l'ordre des substances
intellectuelles, elle ne peut exercer son activité sans le concours des
fonctions sensitives. Elle ne dispose pas d'idées innées, d'espèces
intelligibles imprimées naturellement en elle; il lui faut les dégager
laborieusement des impressions sensibles et des images ; voilà pourquoi
elle doit être unie à un corps (84). Elle est essentiellement un principe

(81) 8. th., I 76,2 ad lm : « Et ideo secundum divisionem materiae sunt multae


animae unius speciei; multi autem Angeli unius speciei omnino esse non possunt».
L'expression secundum divisionem materiae n'implique pas que la pluralité des âmes
soit l'effet de la diversité des corps ; elle y correspond seulement. Cf. ibid., : « licet
anima intellectiva non habeat materiam ex qua sit, sicut nee Angélus, tamen est forma
materiae alicujus, quod Angelo non convenit ». Voir plus loin, n. 90 et suiv.
(82) Qu. de Anima, 3 in corp. fine : « Sed in hoc differt anima humana abaliis
formis, quod esse suum non dependet a corpore, nec hoc esse individuatum ejus a corpore
dependet ».
(83) 8. th., I 75,2 : « Ipsum igitur intellectuale principium, quod dicitur mens,
vel intellectus, habet operationem per se, cui non communicat corpus... Relinquitur
igitur animam humanam, quae dicitur intellectus, vel mens, esse aliquid incorporeum
et subsistons».
(84) Ibid., I 76,5, suite du texte cité n. 76 : «... in tantum quod non habet natura-
liter sibi inditam notitiam veritatis, sicut Angeli; sed oportet quod earn colligat ex
rebus visibilibus par viam sensus... Oportuit igitur animam intellectivam corpori
uniri quod possit esse convenions organum sensus».
24 Joseph Moreau

intellectuel, et éclairée à ce titre par la lumière divine; mais elle ne


bénéficie pas de l'illumination parfaite (85), et elle doit pour ainsi
dire se compléter pour remplir sa tâche, devenir la forme d'un organisme
vivant (86). Considérée ainsi, selon son rang dans l'ordre des substances
intellectuelles, et non seulement dans la hiérarchie des formes
matérielles (87), l'âme humaine révèle plus clairement sa nature complexe.
Elle n'est pas primordialement la forme d'un corps vivant, le principe
de son unité et des fonctions organiques, une forme matérielle de rang
supérieur, sur laquelle serait greffée une faculté immatérielle (88) ; elle

(85) Voir ci-dessus, n. 64 et S. th., I 58,3, où l'infériorité des âmes humaines à


l'égard des Anges est regardée comme découlant « ex debilitate intellectualis luminis
in eis. Si enim haberent plenitudinem intellectualis luminis, sicut Angeli...».
(86) Qu. de Anima, 1 : « In quantum enim habet operationem materialia transcen-
dentem, esse suum est supra corpus elevatum, non dependens ex ipso ; in quantum vero
immaterialem cognitionem ex materiali est nata acquirere, manifestum est quod com-
plementum suae speciei esse non potest absque corporis unione. Non enim aliquid
est completum in specie, nisi habeat ea quae requiruntur ad propriam operationem
ipsius speciei ». Ibid., ad lm : « etsi possit per se subsistere, non tamen habet speciem
completam, sed corpus advenit ei ad completionem speciei ». Ibid., art. 3 : « Manifestum
est ... quod de ratione animae humanae est quod corpori humano sit unibilis, cum
non habeat in se speciem completam, sed speciei complementum sit in ipso composito ».
S. Thomas applique ici à la définition spécifique de l'âme humaine une considération
d'Aristote concernant la définition des êtres naturels, objets de la physique, des
substances sensibles, composées de forme et de matière. Il en va de ces êtres, l'homme
ou le cheval, considérés dans leur essence ou quiddité, comme de la notion du camus
(to aifiôv), qui ne se définit pas en termes purement géométriques. Ces êtres sont
composés de forme et de matière; c'est de la forme qu'ils tiennent leur essence et leur
intelligibilité ; mais leur quiddité ne se réduit pas à la forme. Le camus n'est pas défini
complètement par la concavité; c'est la concavité d'un nez; de même la quiddité de
l'homme, ou de tout autre composé naturel, ne se réduit pas à sa forme ; ou du moins
cette forme ne se définit pas sans référence à une matière, à la chair et aux os, à une
certaine disposition des parties (cf. Aristote, Metaph., VI 1,1025 b 26 — 1026 a 7;
VII 11,1036 b 23 sq.). C'est en vertu d'une telle considération que pour S. Thomas
l'âme humaine, qui est essentiellement principium intellectivum, n'atteint sa quiddité
parfaite (speciem completam) qu'en se faisant forma corporis. Cf. 8. th., I 76,1 : « Relin-
quitur ergo quod intellectivum principium sit propria hominis forma ».
(87) Cf. ci-dessus, n. 78.
(88) Cette conception, d'où est issue l'objection rappelée ci-dessus, n. 75, est
écartée dans les termes suivants : cette objection serait valable « si essentia animae
humanae sic esset forma materiae, quod non per esse suum esset, sed per esse compositi,
sicut est de aliis formis, quae secundum se nec esse nec operationes habent praeter
conjugationem materiae; quae propter hoc materiae immersae dicuntur. Anima autem
humana, quia secundum suum esse est, cui aliqualiter communicat materia non totaliter
L'homme et son âme, selon S. Thomas d'Aquin 25

est en principe une forme séparée, une substance intellectuelle, qui


pour remédier à son imperfection naturelle dans l'ordre des esprits,
doit devenir la forme d'un corps. C'est une âme intellectuelle en son
principe qui exerce en nous les fonctions organiques, de même que
chez l'animal c'est une âme sensitive qui assume les fonctions de la
vie végétative (89). Dans la hiérarchie des fonctions et des activités
pures, le supérieur implique l'inférieur, le domine et en tient lieu;
il n'en vient pas par émergence.
Il n'en reste pas moins que la distinction des âmes humaines,
si elle ne résulte pas de la diversité matérielle des corps, est cependant
en correspondance avec elle. Les âmes humaines ne se distinguent
pas les unes des autres spécifiquement, comme les intelligences angéli-
ques; elles se distinguent à l'intérieur d'une même espèce, et une
telle distinction ne peut être que numérique, corrélative à celle des
corps (90). Si l'homme est un composé d'âme et de corps, et s'il est
de la nature d'un des composants d'être diversifié matériellement,
cette diversité doit avoir son retentissement dans le composé lui-
même (91) ; mais on doit remarquer que cette dispersion selon la matière
ne produit jamais qu'une individuation par défaut, la seule où puissent
atteindre les substances sensibles, les créatures corporelles (92). L'âme
humaine, au contraire, est une créature spirituelle, douée à ce titre
d'une individualité par soi(93); c'est-à-dire que les âmes humaines ne
tiennent pas leur distinction respective de la matière; mais, ayant
été faites pour être unies à un corps, c'est en fonction de la diversité
des corps que chacune d'elles accuse à l'intérieur de l'espèce les
différences singulières par où son unité formelle se constitue en individualité

comprehendens ipsam, ... nihil prohibet quin habeat aliquam operationem vel virtutem
ad quam materia non attingit».
(89) Cf. 8. th., I 76,3 et ci-dessus, notes 17 et 18.
(90) De potentia 3,10 : « Diversitas autem secundum numerum in eadem specie
ex differentia materiali procedit : quae quidem animae competere non potest secundum
materiam ex qua fit, sed secundum materiam in qua fit».
(91) Qu. de Anima, 3 : « Si enim aliquid quod sit de ratione alicujus communis
materialem multiplicationem recipiat, necesse est quod illud commune [le composé,
to koiv6v\ multiplicetur secundum numerum, eadem specie rémanente : sicut de ratione
animalis sunt carnes et ossa; unde distinctio animalium, quae est secundum has vel
illas carnes, facit diversitatem in numéro, non in specie» (Cf. Aeist. Metaph., VII
10,1035 b 27-31).
(92) Cf. ci-dessus n. 80.
(93) Cf. ci-dessus n. 82.
U.C.L.
NSTÏTUT SUPERIEUR DE PHILOSOPHE
Bibliothèque
Collège D. Mercier
Place du Cardinal Mercier. 14
26 Joseph Moreau

concrète (94). On peut donc estimer que leur diversité provient, en


quelque mesure, de leur union avec le corps, considéré comme principe
matériel de l'individuation ; néanmoins, c'est de Dieu, comme principe
effectif, que chacune tient son unité respective (95). Une âme humaine
paraît se distinguer d'une autre par la relation qu'elle entretient
avec un corps (96) ; les âmes semblent ainsi se multiplier et s'individuer
en fonction de la diversité des corps, suivant la division de la matière (97) ;
mais leur individualité ne résulte pas de la matière {ex materia); elle
est corrélative des corps, mais n'a pas sa cause dans les corps (98).

L'affirmation thomiste selon laquelle le sujet de la connaissance,


ce n'est pas l'âme seule, mais l'homme concret, le composé d'âme et
de corps, ne doit pas être détachée de cette autre considération, à
savoir que l'âme humaine, née pour être unie à un corps, est un principe
intellectuel, subsistant par soi, mais qui pour exercer son activité
propre, l'intellection, doit devenir la forme d'un organisme vivant.
Une telle conception n'est pas un vain produit de l'abstraction scolasti-
que; elle répond à un problème que ne saurait éluder la réflexion
gnoséologique. L'objectivité de la connaissance requiert, à titre de
condition primordiale, un sujet radicalement distinct des objets, un
sujet hors du monde, un ego transcendental ("); la difficulté est de

(94) De unit, intel., IV 46 (suite de la n. 79) : « Ex quo sequitur quod si aliqua


forma nata est participari ab aliquo, ita quod sit actus alicujus materiae, illa potest
individuari et multiplicari per comparationem ad materiam». Les substances séparées
(n. 79) ne sont pas de nature à se réaliser dans une matière qui les oblige à se disperser
en une multitude d'exemplaires; l'âme humaine, bien qu'elle soit une forme subsistant
par soi, est cependant de nature à être unie à un corps ; ce n'est pas de cette union qu'elle
tient son esse et son individualité (n. 82) ; mais c'est en correspondance avec la matière que
les âmes humaines manifestent leur multiplicité et leur individualité.
(95) De potentia 3,10 : « ut earum distinctio ex unione ad corpus quodam modo
proveniat, sicut a materiali principio, quamvis sicut ab efficiente principio talis distinctio
sit a Deo ». Cf. Qu. de Anima, 1 ad 2m : « Sicut igitur esse animae est a Deo sicut a principio
activo, et in corpore sicut in materia, ... ita et individuatio animae, etsi aliquam rela-
tionem habeat ad corpus, non tamen périt pereunte corpore».
(96) Contra gent., II 75, n° 1549 : « ita haec anima differt ab illa numéro solo,
ex hoc quod ad aliud numéro corpus Tiabitudinem habet».
(97) Cf. ci-dessus, n. 94 : « per comparationem ad materiam » ; n. 81 : « secundum
divisionem materiae».
(98) Contra gentes, II 75, n° 1549 : « Et sic individuantur animae humanae ...,
secundum corpora, non quasi individuatione a corporibus causata».
(") Husserl, Méditations cartésiennes, I 11, et notre ouvrage : L'horizon des
L'homme et son âme, selon S. Thomas d'Aquin 27

saisir comment il se relie au sujet concret, au moi empirique, engagé


dans le monde par le moyen d'un corps. Car si le sujet connaissant,
par son corps, est compris dans le monde, par la pensée il le comprend ;
il est éclairé par la vérité, la lumière de l'être (10°). C'est cette situation
ambiguë que décrit l'analyse phénoménologique, en signalant que
l'existence du sujet connaissant implique d'une part engagement
corporel, d'autre part ouverture à la transcendance (101). Or, ces deux
aspects de la condition humaine sont nettement distingués par S.
Thomas quand il précise que l'âme humaine est sans doute in materia,
mais qu'elle est néanmoins separata (102). La même distinction s'exprime
d'une manière saisissante dans le spinozisme, où l'âme est considérée
d'abord comme Vidée du corps humain, une idée qui est en Dieu,
une idée que nous sommes, mais que nous n'avons pas, puisque l'âme
humaine ne se connaît d'abord qu'à travers les affections corporelles
qu'elle perçoit, dont les idées sont comprises en elle (103). Mais c'est
là une connaissance incomplète et confuse; nous ne pouvons avoir
une connaissance véritable de nous-même que par une réflexion sur
notre connaissance rationnelle et objective des choses; réflexion qui
nous découvre que si nous sommes capables de connaissance vraie,
adéquate, c'est pour autant que notre âme implique dans son essence
même la connaissance de Dieu, de son essence éternelle et infinie (104).
L'âme humaine est donc, à première vue, l'idée ou la forme du corps
humain, le principe des fonctions organiques, mais à la réflexion,
elle est idée ou vision de Dieu, et par là principe immanent de la
connaissance (105).
Cette distinction de deux niveaux d'existence de l'âme humaine,
d'une part dans le monde, de l'autre dans la vérité de l'être, entraîne
cependant un risque, celui d'absorber le principe intellectuel qui est
en nous, par lequel nous sommes ouverts à la clarté divine, dans

esprits, p. 24. Cf. S. Thomas, 8. th., I 75,2 : « Si igitur principium intellectuale haberet
in se naturam alicujus corporis, non posset omnia corpora cognoscere ».
(îoo) cf. Pascal, Pensées, n° 348 Brunschvicg, et notre ouvrage : La conscience
et Vêtre, p. 141, où sont commentées les formules heideggeriennes, telles que : « Dasein
ist %n der Wahrheif» (Sein und Zeit, p. 221).
(101) Cf. L'horizon des esprits, p. 94-99.
(102) Cf. ci-dessus, n. 33.
(ma) Spinoza, Éthique, II 11-13,23.
(104) Ibid., IV 36, scol. : « Pertinet namque . . . ad mentis humanae essentiam,
adaequatam habere cognitionem aeternae et infinitae essentiaè Dei ».
f, a. Daebon, Études spinozistes, p. 48, n. 4.
28 Joseph Moreau

la source même de la lumière, celui de confondre Yego transcendental,


l'intellect séparé en tant qu'irréductible à une fonction organique,
avec l'Intellect transcendant, principe de la vérité et de l'être (106).
L'écueil de l'idéalisme gnoséologique, c'est sans doute l'averroïsme;
mais cet écueil n'est pas inévitable, et il n'est pas vrai que Spinoza,
comme on l'imagine couramment, y succombe. L'âme humaine,
considérée dans son essence, est selon lui un mode éternel de l'attribut
Pensée, un mode fini compris dans l'entendement divin, mode infini
de la substance, de l'Être absolu, considéré sous l'attribut de la pensée ;
et les âmes humaines, modes éternels finis, se distinguent dans
l'entendement infini comme des essences dont chacune est un individu
pensant, qui exprime le tout à sa manière, comme les entités spirituelles
comprises dans l'Intellect transcendant du néoplatonisme (107). Si donc
Spinoza se sépare à cet égard du thomisme, ce n'est pas qu'il rejette,
comme Averroès, la multiplicité des intellects; il ne prétend pas
que les âmes n'accèdent à l'éternité en Dieu qu'en se délivrant de
l'individualité, relative seulement à la diversité des corps; pour lui,
au contraire, l'individuation est absolument indépendante de la
matière, des conditions de l'existence spatio-temporelle. L'individualité
des modes finis, conjointement âmes et corps, n'exprime donc pas une
distinction purement numérique ; c'est une distinction formelle, fondée
dans la nécessité de la nature divine, et par conséquent une distinction
spécifique (108). Dans une vision néoplatonicienne de l'Univers, toutes
les créatures spirituelles sont des individus uniques en leur espèce,
comme les Anges, et les âmes humaines, dans leur engagement corporel,
ne peuvent être considérées que comme des anges déchus (109). Ce

(106) cette confusion est dénoncée par S. Thomas, S. th., I 79,5 ad 1 : « Intellectus
autem possibilis dicitur separatus, quia non est actus alicujus organi corporalis; ... non
quasi sit aliqua substantia separata ». Cf. ci-dessus, n. 47.
(107) Spinoza, Éthique, Y 40, scol., et notre étude : Spinoza et le spinozisme, p. 84-86.
(108) Spinoza, Éthique, V 29, scol. : Les choses singulières peuvent être considérées
d'une part dans les conditions de leur existence spatio-temporelle (cum relatione ad
certum tempus et locum existere), d'autre part dans leur essence éternelle, comme
des conséquences nécessaires de la nature divine (quatenus ipsas in Deo contineri et
ex naturae divinae necessitate consequi concipimus). Or cet enchaînement des essences
éternelles (series rerum fixarum aeternarumque) est une hiérarchie d'individus, dont
est constituée la fades totius universi (Cf. Spinoza et le spinozisme, p. 40-44).
(109) Une telle conception, professée par Origène, est vigoureusement combattue
par S. Thomas, S. th., I 47,2; 90,4; Contra gent., II 44; De potentia 3,16 D; Qu. de
Anima, 7, etc.
L'homme et son âme, selon S. Thomas d'Aquin 29

que S. Thomas trouverait à reprendre ici dans le spinozisme, ce n'est


donc pas une orientation vers l'averroïsme, mais un écho de l'ori-
génisme. C'est en aversion de ces deux doctrines, l'une qui menace
l'immortalité individuelle, qui absorbe en Dieu tous les esprits, l'autre
qui abolit la nature humaine, le rôle dévolu à l'homme dans l'Univers,
que S. Thomas défend obstinément la composition de l'être humain,
sa place dans la hiérarchie universelle, et qu'aux théories de l'évolution,
ascendante ou descendante, il oppose l'ordre stable de la Création.

34, rue de Lachassaigne, Joseph Moreau.


33000 - Bordeaux,
France.

Résumé. — L'hylémorphisme implique que l'âme n'est pas


seulement le sujet de la connaissance, mais le principe des fonctions vitales,
la forme du corps vivant; toutefois l'objectivité de la connaissance
suppose que l'intellect est irréductible à une fonction corporelle et que
l'âme humaine est un principe spirituel, capable de subsister sans le
corps. Elle n'est pas moins née pour être unie à un corps, car elle n'a
pas reçu l'illumination parfaite, et l'intellection ne peut s'exercer en
elle sans le concours des sens. L'intellect est en nous une faculté de
l'âme qui postule son « engagement corporel » et dénote son « ouverture »
à la transcendance.

Abstract. — Hylemorphism implies that the soul is not only


a knowing subject, but the principle of biological functions, the form
of the organic body; yet the objectivity of knowledge supposes that
intellection cannot be reduced to a bodily performance and that human
soul is a spiritual principle which can subsist without body.
Nevertheless it is born to be united with a body, since it does not enjoy perfect
illumination and cannot perform intellection without the help of the
senses. The intellect is a faculty of our soul requiring bodily union and
showing transcendental « openness ».

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