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org/terrain/13577
52 | mars 2009 :
Être une personne
Être une personne
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Le terme « prosôpon » qui signifiait tout d’abord « visage » et « masque » ne prend que
tardivement – à partir du IIe siècle de notre ère – le sens de « personne », il apparaît alors
comme personne grammaticale. Les analyses de Detienne, de Meyerson et de Vernant ont
souligné combien la complexité de la topologie psychologique présente dans les textes
littéraires et philosophiques, la prégnance des concepts de psukhè et de daimôn, tout comme
la spécificité de l’analyse de l’acte, allaient à l’encontre de l’idée d’un tout unifié de l’individu et
d’un rapport réflexif simple à soi-même. Poursuivant deux lignes de recherche indiquées par
Mauss, l’article entend montrer les modifications apportées par le stoïcisme impérial,
notamment par son injonction à l’unité, et clarifier les caractéristiques conceptuelles qui
accompagnent, chez le grammairien grec Apollonius Dyscole, l’émergence de la personne
grammaticale.
Entrées d’index
Texte intégral
« L’individu contient beaucoup plus
de personnes qu’il ne croit.
"Personne" n’est qu’un accent mis,
un résumé de traits et de "qualités". »
(Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes,
X, 25 [363].)
insiste sur le fait que « le prosôpon équivaut très tôt а l’individu »3. Si, pour les
Latins, « le masque est une puissance surgie du séjour des ténèbres, de l’invisible et
de l’informe, du «monde où il n’y a plus de visages» » (ibid.), le prosôpon, à la fois
masque et visage4, est, comme l’écrit Vernant, « ce qu’on présente de soi au regard
d’autrui, cette figure individualisée offerte aux yeux de quiconque vous aborde de
front et qui est comme le sceau de votre identité » (Vernant 1996a : 118). Le
déplacement du visage à l’âme qu’opère Socrate dans l’Alcibiade est d’autant plus
frappant : « Ne convient-il pas […] de penser que, lorsque toi et moi nous conversons
ensemble, en usant de discours, c’est l’âme qui s’adresse à l’âme ? […] Lorsque
Socrate s’entretient avec Alcibiade au moyen du discours, ce n’est pas à ton visage,
comme il semble, qu’il adresse ses discours, mais à Alcibiade lui-même ; or ceci c’est
l’âme »5 (Platon 1999: 130d-131a).
auteurs de leurs exploits. Ils sont ces exploits mêmes » (ibid. : 475). Vernant le note
d’une autre manière : les exploits des héros « valent en eux-mêmes et pour eux-
mêmes, indépendamment en quelque sorte de celui qui les accomplit. […] L’exploit
n’est pas la mise en œuvre d’une vertu personnelle, mais le signe d’une grâce divine, la
manifestation d’une assistance surnaturelle. La légende héroïque ne dit pas l’homme
agent responsable, au centre de ses actes, assumant son destin. Elle définit des types
d’exploits, des modèles d’épreuves, où survit le souvenir d’anciennes initiations, et qui
stylisent, sous forme d’actes humains exemplaires, les conditions permettant
d’acquérir des qualifications religieuses, des prérogatives sociales exceptionnelles »
(Vernant 1973 : 34-35). Vernant est formel : « Rien dans tout cela qui évoque, même
de loin, la personne. »
Pour qu’apparaisse quelque chose comme la personne, la problématisation de l’acte
devra séparer l’agent de l’acte jusqu’à l’envisager comme auteur de son acte. Mais il
faudra que soit également démentie une caractéristique, commune à la littérature et à
la philosophie grecques dans une large extension, qui rejoint le rôle important que le
démon et le démonique ont joué dans l’établissement du concept d’âme comme dans
l’écart par rapport à un sujet intérieurement homogène. Je développerai volontiers
l’hypothèse selon laquelle la théorie de la causalité multiple, récurrente dans la
philosophie grecque, trouve sa provenance dans la permanence d’un schème d’analyse
causale hérité du polythéisme où l’être humain engagé dans une action ou une
situation ne prétend jamais être agent exclusif de l’action ou de la situation dans
lesquelles il se trouve engagé – ce que Catherine Darbo-Peschanski (2008) appelle
chez Homère « l’acte réparti ». Plutarque l’exprime au plus serré : « Homère aussi
témoigne en ma faveur10, qui admet que rien ne s’accomplit, pour ainsi dire, par l’effet
d’une cause «sans un dieu» » (Plutarque 2006: 22, 405A).
un avec son personnage, pas plus que le possédé ne fait un avec le dieu qui l’envahit
dans l’enthousiasme. Il s’agit d’une perméabilité, d’un rapport immédiat à l’altérité,
et de la possibilité pour la singularité d’être suspendue, à la manière dont le masque
peut suspendre la visibilité du visage. Jean Sainte-Fare Garnot remarquait ainsi que
la pensée égyptienne antique « admet comme une chose toute naturelle qu’on peut
être soi et autre chose que soi. Cette façon de penser conduit à une notion de
personne bien différente de notre représentation actuelle » (Meyerson 1973a : 40).
Les modèles de l’action et de la vie engagent d’emblée l’altérité. Cette formulation
centre, à tort, l’action et la vie sur un seul, une seule (personne) – les parenthèses
indiquent que je n’introduis pas ici le terme de personne comme un concept, mais
comme un substantif d’accompagnement, ce qu’il a été longtemps (voir Hadot 1973 :
127) –, et non sur un collectif. Ce qui est, c’est le collectif, et parler d’un seul, par
exemple de soi-même, signifie prélever sur le collectif un point de vue unique
supporté par un seul corps et nommé par un nom ou un faisceau singulier de noms.
L’altérité ne s’entend pas comme le complémentaire d’un moi ou d’un soi, ce qui
condamne l’usage conceptuel de ces pronoms personnels dans ces contextes : le
collectif est un tissu de relations.
L’injonction à l’unité
La personne grammaticale
7 Mauss avait également indiqué à l’analyse la direction de la personne
grammaticale16. C’est tout d’abord en ce sens que prosôpon prend la signification de
Conclusion
8 Dans cette histoire où les analyses antérieures ont si souvent employé la
métaphore du pas supplémentaire à franchir, et où tant de pas, de fait, ont dû être
croisés, un autre moment décisif, avant même que la pensée chrétienne ait consolidé
la donne, ou lui ait assuré, comme dit Mauss, un fondement métaphysique20, a été
celui où la singularité rationnelle, mise en place par le stoïcisme et qui anime encore
la définition de Boèce – « On appelle personne au sens propre une substance
individuelle de nature rationnelle » –, s’est trouvée scindée : j’entends où, en religion
et en philosophie, une singularité humaine a été mise en évidence, et valorisée,
indépendamment de sa rationalité. Les stoïciens peuvent bien concevoir le
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Notes
1 Françoise Frontisi-Ducroux (1995 : 17) renvoie à Milan Kundera (1990 : 228). Voir déjà
Mauss (1991 : 350-351). « Phersu » lui-même pourrait venir de prosôpon.
2 Voir Mauss (1991), Nédoncelle (1948) et Frontisi-Ducroux (1995 : 57-63).
3 Elle renvoie pour cela à Sophocle (Œdipe roi : v. 448), Euripide (Iphigénie en Tauride : v.
1075) et Aristophane (Les Cavaliers : v. 396).
4 Voir Aristote (1990 : III, 1, 662b 19).
5 Traduction de Jean-François Pradeau modifiée par l’auteur.
6 « La notion de corps ne pouvait donc fonder la «personnalité”, puisqu’elle n’était pas
découverte » (Detienne 1973 : 48).
7 En cela, je suis en parfait accord avec Carine Mercier (2008).
8 Voir Vernant (1973 : 54), qui renvoie à Maurice Halbwachs (1930) : « Comme Halbwachs l’a
bien vu, l’âme, pour le Grec, ne se confond pas avec ce que nous appelons le sujet psychique
individuel. À l’origine "double" du corps, la psukhè devient ensuite […] un "double" spirituel :
une réalité intérieure à l’homme certes, mais qui lui demeure pourtant étrangère, qui le
dépasse, qui ne cesse pas de comporter un élément mystérieux et surnaturel. »
9 Tout comme Maurice Nédoncelle (1948 : 277), Françoise Frontisi-Ducroux (1995 : 58)
rappelle que, depuis les textes homériques, la notion d’être humain est exprimée par le mot
anthrôpos ou par les pronoms indéfinis : tis, hekastos, autos, oudeis, soit "quelqu’un, chacun,
lui, personne" ».
10 Voir Homère (2004 : II, 372 et XV, 531).
11 Voir la manière dont Gill (2002 : 11-12) oppose la conception qu’il nomme « subjective-
Référence électronique
Frédérique Ildefonse, « La personne en Grèce ancienne* », Terrain [En ligne], 52 | mars 2009,
mis en ligne le 10 mars 2012, consulté le 31 décembre 2018. URL :
http://journals.openedition.org/terrain/13577 ; DOI : 10.4000/terrain.13577
Auteur
Frédérique Ildefonse
cnrs, centre Jean-Pépin, Villejuif
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