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ou
ANCIEN DÉPUTÉ
PARIS
V. GIÀRD & E. BRIÈRE
LIUnAIIlKS - ftDITKUnS
lG, HUE SOUFFLOT, ET IQ, RUE TOULLIER
I0° 5
LE
LE
OCIALISME LIBÉRAL
ou
MORCELLISME
ANCIEN DEPUTE
PARIS
V. QIARD & E. BRIÈRE
LIHHAIIU'.S- liniTKURS
l6, RUE SOUFFLOT, ET IQ, RUE TOULLIER
I905
CHAPITRE I
LE FONDEMENT JURIDIQUE
LA GENÈSE DE LA PROPRIÉTÉ
C'est en effet que la terre n'est qu'un support sur lequel l'homme
peut à son choix fonder une maison ou un sol de culture, celui-ci
coûtant d'ailleurs beaucoup plus de temps et de travail que celle-
là. Que dis-je ! De toutes les valeurs créées par 1* travail de
l'homme, le sol de culture est celle qui a exigé de lui le plus de
persévérance dans l'effort et le plus de travail.., celle dans le
devis de laquelle la part fournie par la Nature est la moindre, et
la plus élevée au contraire celle fournie par l'ouvrier.
Comparons ensemble, en effet, un steamer payé deux millions
et deux cents hectares de terre à Clamart que nous supposons de
valeur égale. Dans la valeur de l'un et l'autre objet intervient une
certaine quantité de matière que la Nature a fournie et pour la
mise en oeuvre de celle-ci une part de travail humain. Pour le
steamer, c'est le bois que la seule Nature avait formé dans les
forêts de l'Adriatique ou de la Suède ; c'est le fer, c'est le cuivre,
qu'on est venu lui ravir dans les entrailles du sol où elle les
recelait. Pour le sol de Clamart, c'est ce qui peut subsister en cet
endroit, par-dessus la croûte terrestre que le soc ou la pioche
n'ont pas entamée, de la silice, de la chaux et de l'argile qui
occupaient cette place du globe quand le premier ouvrier vint y
semer son travail.
Comment se calcule le prix d'un steamer? Deux éléments prin-
cipaux interviendront dans ce compte : le prix de la matière
première et le prix du travail qui l'aura mise en oeuvre. Or, com-
bien valent dans ce steamer le bois, le fer, le cuivre, en les sup-
posant encore à l'état de nature, c'est-à-dire le bois sous l'écorce
du vieux sapin norvégien, le fer, le cuivre, dormant dans leur
gangue au fond des mines encore inexplorées ? Rien, me dites-
vous ; le travail seul crée la valeur... En ce cas sans valeur aussi
sera cette croûte superficielle que la pioche de l'homme n'avait
pas encore éventrée. Veut-on, au contraire, que les objets de
nature aient une valeur intrinsèque ; si oui, qu'on se reporte au
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temps de César et qu'on me dise ce que pouvait bien valoir à cette
époque, c'est-à-dire quand le travailleur se prit à le défricher, le
terrain broussailleux et pierreux situé à deux lieues de l'habitation
humaine la plus voisine, c'est-à-dire de la misérable bourgade
aux huttes de fange tout entière enfermée dans les deux petites
îles de la Seine que nous appelons aujourd'hui Saint-Louis et de
la Cité. Assurément la superficie de ces deux cents hectares ne
vaut pas, ne valait pas plus, que n'aurait valu plus tard les sapins
et le minerai qui ont servi à bâtir le navire. Le don de Nature, le
présent de sa générosité n'est certainement pas plus grand à
Clamart que dans la forêt vierge ou dans la mine.
Par contre estimons le travail. Pour le steamer en supposant
que la journée d'ouvrier ait été payée au prix moyen de 4 francs,
et négligeant la valeur naturelle de la matière première, nous
aurons cinq cent mille journées. Recherchons maintenant com-
bien de journées représente la transformation du sol sauvage d'il
y a vingt siècles, en ce sol infiniment meuble et chimiquement
transformé d'aujourd'hui ? Ah I combien plus et combien plus de
cinq cent mille, puisque en une seule année, à raison de quatre
ouvriers par jour ouvrable et par hectare, ce sol, pour être main-
tenu seulement en état n'exige pas moins de 240.000 journées
d'homme par an. C'est par centaines de millions que se chiffrent
en réalité les journées de travail qui ont été nécessaires pour faire
ce sol de Clamart qui, morphologiquement et chimiquement est
moins semblable à la terre d'autrefois que les solives du bateau,
le fer de ses treuils et son cuivre brillant ne ressemblent aux
fibres du sapin ou au minerai brut.
Et l'on oserait dénier aux centaines de millions de journées de
travail ce droit de Propriété sur l'objet qu'elles ont créé, alors
qu'on le reconnaîtrait aux ouvriers du steamer après cinq cent
mille journées de travail seulement ! Il faut bien qu'on le sache,
car il est temps que la vérité nue soit dite aux ouvriers des villes
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parce qu'ils sont dignes qu'on la leur dise : rien ne s'achète plus
cher que la terre, et à nul travailleur la Nature n'est moins don-
neuse qu'au travailleur du sol.
X. — Le reproche suivant, sur lequel Karl Marx a particulière-
ment insisté, incrimine le sol comme confisquant au seul profit
du propriétaire, la plus-value que lui fait acquérir l'effort collec-
tif. Faites à frais communs par les contribuables, pourquoi les
routes iraient-elles enrichir le propriétaire foncier en accroissant
la valeur du sol?Pourquoi en sera-t-il de même de la construction
des chemins de fer, des canaux, de tout cequkccroît la sécurité,
l'hygiène, l'agrément ? Et Marx, invoquant le principe que nul
n'a le droit de s'enrichir aux dépens d'autrui, demande que la
plus-value créée par l'effort collectif, fasse retour à la collecti-
vité, c'est-à-dire à l'Etat.
Nous aussi... Mais quel besoin y a-t-il pour ce faire de suppri-
mer la Propriété individuelle ? Que celle-ci soit tenue à restituer
par annuités, et sous la forme d'un impôt, les plus-values qui
seraient constatées, et qu'après une procédure équitable on aurait
portée à son débit ; de même qu'équitablement nos lois devraient
reconnaître au fermier le droit de profiter de la plus-value que
son travail, dans la mesure non prévue au contrat, aurait procuré
au champ affermé.
Constatons cependant qu'en retour, et comme conséquence
logique, les propriétaires devraient être indemnisés des moins-
values dues à l'action sociale et ce par un dégrèvement fiscal.
CHAPITRE IV
il en est qui remplissent leur utile office sans que je puisse les
atteindre et avoir action sur eux. D'autres sont à ma disposition
et j'agis sur eux. De ceux-là je suis propriétaire et sur ceux-là ma
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propriété ne connaît d'autres limites que celles de mes forces et
de mes désirs, elle est absolue ».
Ce langage le prêtons-nous arbitrairement à Primus? Pour se
convaincre qu'il n'en est rien, supposons un autre langage et
celui-ci apparaîtra absurde : car comment admettre que Primus
qui n'a eu encore à compter avec aucune protestation d'êtres sem-
blables à lui, à qui rien n'est encore contesté, ira se contester à
lui-même et limitera son propre droit? Le caractère essentiel de
l'activité humaine et des désirs qu'elle engendre, c'est de ne se
limiter qu'à la fatigue ou aux obstacles extérieurs.
Il va de soi que Secundus, que Tertius, chacun pour soi, affir-
meront sur les êtres ce même droit de propriété absolue... Car il
ne s'agit pas ici d'un ou de quelques hommes, mais de l'Homme.
C'est l'Homme qui a parlé le langage de Primus, l'Homme de
nature qui subsiste fatalement, nécessairementen chacun de nous
sous les apparences et les formes dont l'a recouvert l'usage de la
vie sociale; c'est cet homme de nature en qui réside notre
droit humain et en qui seul nous pouvons le lire à la lumière de
plus en plus grande que projettent sur lui la Science et la Raison.
IV. — Mais voici que Primus, Secundus, Tertius, se sont ren-
contrés et heurtés car ils ont convoité les mêmes choses. Leurs
prétentions à la Propriété absolue se sont exercées sur un même
objet? Qu'est-il advenu? Si l'objet contesté à Primus est nécessaire
à sa vie, il est évident que Primus pour le conserver aura lutté
jusqu'à la mort. Le sentiment que tout est àfaire quand il s'agit
de défendre son existence existe chez tous les êtres : c'est celui
qui inspire la résistance suprême à l'animal acculé. Pas de tran-
saction possible en face de la mort. Le Droit à l'existence est le
premier droit que puisse et doive affirmer l'être vivant.
Mais si l'objet contesté n'est pas Indispensable à la vie, il se
peut que Primus et que Secundus, qui, chacun dans ce groupe
familial que nous avons vu être une école de Sociabilité, et où
—11 —
eux-mêmes auront enseigné à leurs enfants la pratique des tran-
sactions entre frères et l'usage des règlements qui préviennent les
conflits, il se peut, dis-je, qu'ils transigent sur l'objet immédiate-
ment contesté et par exemple coupent en deux la poire sauvage ;
puisqu'ils établissent désormais les règles suivant lesquelles les
conflits futurs se régleront. On peut affirmer cette institution, par
consensus plus ou moins précis, des principes fondamentaux, des
lois ; car la Sociabilité étant un attribut essentiel de la nature
humaine, et la faculté du langage permettant aux hommes de
mettre en exercice et à profit cette sociabilité ; il est absurde de
penser que les hommes n'auront jamais songé par instinct, de
raison ou intérêt, à traiter des moyens de prévenir les conflits
qui rendaient si précaire la vie des hommes primitifs, sauf à ce
que le premier groupe organisé sous l'égide des premières lois
ait usé de la force que lui donnait cette organisation pour con-
traindre les autres hommes.
Eh bien ! Quelle sera, quelle devra être cette loi créée par des
hommes, par conséquent sous l'impérieuse pression des condi-
tions nécessaires de la nature humaine? 11 est évident que cette
loi s'efforcera de protéger et la vie sur laquelle nul n'aura pu
transiger, et le développement de l'activité de chacun, car nul
n'aura pu renoncer à son libre développement qui n'est autre que
la mise en oeuvre de sa propre nature. Entre les contractants il est
impossible d'admettre que le contrat ait eu d'autres bases, car
concevoir d'autres bases c'est supposer que d'aucuns auraient
renoncé à la vie ou encore accepté le suicide de leurs facultés
dans une servitude volontaire, acceptation qui d'ailleurs, étant
contre nature, ne les eût point engagés, parce que leur droit,
c!est-à-direle sentiment nécessaire de leurs rapports avec les êtres
extérieurs, eût maintenu une protestation instinctive, invincible
et absolue.
Il est possible, sans doute, même certain moralement, que la
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première société constituée, singulièrement fortifiée par la cohé-'
sion que lui aura donnée ce régime de la loi, profitera de sa force
pour écraser les autres familles humaines. Le Droit humain res-
tera un monopole jusqu'à ce que la Science et la Conscience se
développant de concert aient proclamé l'égalité des hommes, et
par cela même le Droit humain pour tous. Il n'çn reste pas moins
dès maintenant mis en lumière que les premières sociétés fondées
sur un consensus proclamé en loi, n'ont pas pu ne pas attester le
droit de chaque contractant à l'inviolabilité de son existence et au
libre développement de ses forces et facultés, et par suite n'ont
pas pu ne pas réglementer l'action de chaque contractant sur les
choses extérieures de la manière la plus convenable au libre déve-
loppement [des forces et facultés, c'est-à-dire de l'activité de chacun
d'eux.
Or quelles sont les manières dont l'activité de chacun se mani-
feste? Il n'en est que deux: La violence qui de sa nature est anti-
sociale et pour prévenir laquelle se créait précisément la Société,
puis l'Effort, celui qui ne s'exerce pas contre autrui, mais seule-
ment sur le reste de la Nature, c'est-à-dire le Travail. Comme
condition de l'activité de l'homme sur le Monde extérieur, les
Sociétés primitives, comme les Sociétés actuelles, n'ont donc
pu reconnaître et ne peuvent reconnaître que le Travail.
V. — Mais ici surgit une difficulté grave, du moins à première
apparence : Nous avons vu que Primus, puis les autres hommes
après lui, revendiquaient par instinct de nature sur les êtres
extérieurs placés à leur portée une domination sans limite et exclu-
sive, c'est-à-dire une propriété absolue. Nous concevons mainte-
nant que les hommes constitués en première société, obligés de
réglementer en vue de la Paix sociale l'exercice de cette domina-
tion sur les choses, decette Propriété, l'aient reconnue par respect
pour l'activité quand celle-ci a\/ait marqué l'objet du sceau du
travail. Mais encore le droit que, de par ce travail, la Société aura
reconnu au travailleur sur la chose, sera-t-il ce droit absolu, ce
droit de domination exclusive et sans limites ni de durée ni
d'intensité que Primus, insatiable, revendiquait, et qui est le
Droit de Propriété absolue des juristes?
11 est évident
que dès le premier contrat, la première Société a
dû s'efforcer de concilier au mieux les prétentions, identiques
d'ailleurs, de tous les contractants à une Propriété absolue des
choses qui servaient d'objet ou de moyen à leur travail, avec les
nécessités du maintien de la Société elle-même, c'est-à-dire, avec
l'harmonie des droits individuels dont l'ensemble social avait
pour raison d'être d'assurer la permanence, la stabilité. Dès lors
la limite, fixée également pour tous, du droit de chacun sur
les choses qui servent d'objet ou de moyen au travail, a été l'In-
térêt Social; tandis que la Source même du droità été le senti-
ment identique chez chacun des contractants qu'il leur fallait
pour satisfaire le libre jeu de leur activité, la dominationdescho-
sesqui étaient l'objet, le moyen ou le fruit de leur travail, sen-
timent qu'ils puisaient dans la conscience même qu'ils avaient
des conditions de leur identique nature humaine.
On voit donc que le Droit de Propriété est un droit naturel
dans sa source ; mais qu'il est nécessairement limité dans les
conditions de son exercice par les nécessités de l'Intérêt Social...
maisparces nécessités seulement. Il sera aussi étendu que l'intérêt
social le permettra; et toute entrave que l'intérêt social n'exige-
rait pas serait arbitraire, c'est-à-dire violerait la liberté humaine.
VI.
— Mais quelles seront ces
limites? Absolument parlant on
ne saurait les fixer. En effet nous partons bien pour les mesurer
d'un point fixe, qui est la nature homme, toujours la même en
tout temps et en tous lieux, quant à ses besoins essentiels et à
ses instincts fondfcnkwtaux; mais à quelle distance l'instinct
d'appropriation qui anime l'individu rencontrera-t-il l'intérêt
social et se heurtera-t-il à lui? Cela évidemment dépendra de l'é--
— 8o —
tat de développement de la Société, et par conséquent variera
suivant les lieux et les temps. Le Droit de Propriété ne peut
donc avoir des règles éternelles, ni applicables à toutes les
Sociétés, mais au contraire évolue fatalement. Mais dans quel
sens doit se faire l'évolution progressive? Evidemment dans le
sens qui réduira le moins l'étendue dans laquelle, non quelques
hommes, mais tous les hommes pourront exercer librement leur
activité. La Société idéale sera celle qui sera organisée de telle
sorte que tous les hommes sans exception y exercent au maximum
leur domination, c'est-à-dire le droit de Propriété sur l'objet, les
moyens et les fruits de leur travail. Au contraire les sociétés
vicieuses seront celles où tous les travailleurs exerçant leur action
sur les choses du travail, cette action sera limitée, réduite, res-
treinte, c'est-à-dire ne sera pas la pleine propriété; mais aussi, —
et plus cruellement encore pour la conscience publique, — celle
où quelques-uns auront seuls la Propriété des choses tandis
qu'un grand nombre d'entr'eux en seront privés. Nous recon-
naissons qu'une Société qui constituerait l'Egalité de tous dans
une demi-liberté des actions de la vie et une simple possession
précaire des choses, ne serait certes pas pire que celle qui
comporte l'inégalité d'aujourd'hui, c'est-à-dire la pleine liberté en
même temps que la Propriété monopolisée des choses du travail
pour quelques-uns et l'asservissement qu'entraîne la suppression
de toute propriété pour tous les autres.
Ce deuxième régime, ce régime d'aujourd'hui, c'est le régime
capitaliste que nous aurons à définir plus tard et à analyser. Dès
ce moment on sait que son inégalité nous indigne et que nous
le réprouvons. L'autre régime, celui de l'Egalité dans une demi-
liberté et une possession précaire des choses, c'est le régime que
rêvent les collectivistes. Nous reconnaissons qu'il a sur l'autre
un avantage, celui de n'avoir jamais existé, et par conséquent de
n'avoir causé le malheur de personne. Les collectivistes nous sont
— 8i —
plutôt sympathiques comme le sont pour nous tous ceux que
.l'injustice révolte et qui poursuivent l'avènement du Mieux. Mais
nous croyons qu'ils se trompent, et que si la société ne devait
cesser d'être Capitaliste que pour devenir Collectiviste ou Com-
muniste, nous serions tombés de Charybde dans Scylla.
VII. — Nous avons dit plus haut que la limite que l'Intérêt
.social devait fixer au Droit individuel de Propriété variait néces-
sairement suivant les diverses Sociétés, et dans chacune d'elles,
suivant le temps.
Supposons en effet une Société de grands pasteurs nomades
comme le sont nos Arabes du Sud, ou au contraire une Société
purement agricole, comme l'était il y a vingt ans celle des
Kabyles du Djurdura. Il est bien évident que le Droit de Pro-
priété ne pourra absolument pas être compris de la même façon
et formulé de même ici ou là.. En effet, chez les nomades le sol
est intégralement bien collectif; et il n'en peut être autrement,
car il faut que la terre soit à tous pour être ouverte indivisément
à tous les troupeaux dont la dépaissance séparée serait matériel-
lement impossible. Au contraire, dans les montagnes au sol
pauvre et rude de la Kabylie, il n'a fallu rien moins que le sti-
mulant d'une Propriété individuelle énergiquement constituée
pour y provoquer le travail. Aussi aucune terre n'y est-elle bien
collectif. Sauf de quelques mêchmels d'étendue fort restreinte,
sur lesquels nous avons donné déjà quelques notions, il n'existe
d'autres terres collectives que les parties inhabitables et inculti-
vables que pendant de longs mois d'hiver la neige recouvre sur
les sommets du Djurjura, hauts vallons dans lesquels les tribus
riveraines conduisent pendant l'été leurs troupeaux. Observons
même que le caractère collectif du sol saharien convient mieux
que ne le ferait un réseau de latifundia assez étendus pour pou-
voir permettre, par groupes correspondant aux divisions du sol,
la dépaissance des troupeaux. C'est en effet que le régime d'oli-
0
— 8a —
garchie qui en serait la conséquence entraînerait une inégalité
sociale plus grande encore que celle qui existe déjà entre le com-
mun des contributes et les administrateurs du bien collectif, et,
du même coup une somme plus considérable encore de discordes
et de violence.
11 faut donc
se garder en telle matière de dogmatisme et d'absolu.
La conduite différente des peuples le démontre. Pour l'observa-
teur la conduite différente des individus dans une même société
ne le démontre pas moins. C'est en effet que chez les peuples les
plus hiérarchisés et les plus soumis à l'autorité des grands, se
rencontrent quelquefois des indisciplinés impatients de joug
et avides de liberté individuelle ; tandis que chez tels autres peu-
ples, où règne la Liberté individuelle avec garantie de la Propriété,
on voit des hommes sacrifier l'un et l'autre pour l'existence com-
muniste et asservie des couvents. De la pleine liberté à la servi-
tude intégrale les degrés sont nombreux, et pour chacun d'eux,
dans toute société, il y aura chance que des préférences indivi-
duelles s'affirment. Les formules sociales ne peuvent donc être
que relatives ; et les Sociétés les mieux constituées, et où la vie
humaine se poursuivra plus sûrement heureuse, seront celles où
suivant les instincts propres, les individus pourront le mieux se
distribuer dans des conditions variées et appropriées. La vie mili-
taire est dure, bien moins en elle-même que parce qu'elle est
toujours la même pour chacun, et identique pour tous. Un état
social mathématiquement uniforme et rigide pour tous serait,
quelle que fût son ordonnance intérieure, une erreur politique et
un agent d'oppression pour beaucoup d'individus. La liberté des
individus sera mieux satisfaite dans une organisation sociale
souple, variée et multiple.
Il y a une échelle des états sociaux comme Darwin a prouvé
qu'il y avait une échelle des existences organisées. A chacun de
ces états correspond un stade de civilisation et un mode de Pro-
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priété. On les peut observer tous sur la seule surtace de l'Algérie.
Le Kabyle du Djurjura, sédentaire et propriétaire foncier, nous
est déjà connu. Antithèse absolue, voici le grand nomade dont le
champ de course s'étend, dans les provinces d'Oran et d'Alger,
de la limite sud du Tell à la région de l'Erg, sur cinq cents kilo-
mètres de profondeur. Tout ce pays est ouvert, uniforme, sem-
blable à lui-même. C'est à travers ce désert que la tribu, forte de
quelques milliers d'êtres humains, mais subdivisée en douars de
quelques douzaines de familles toujours les mêmes, ira sans
cesse vaguant. Ce n'est qu'auprès de quelques rares sources ou,
durant la saison des pluies, auprès de quelques amas temporai-
res d'eau, redir, que plusieurs groupes de familles, douar, de la
même tribu pourront d'aventure se rencontrer et se reconnaître.
Lorsque les pâturages du campement sont épuisés, le douar se
remet en marche à la recherche d'un nouvel herbage. Les tentes
se plient et sur le même chameau se place tout ce qui représente
le propre de la famille qu'abritait la tente : quelques couvertu-
res, trois ou quatre instruments de cuisine, la tente, et dans ses
plis les trois pierres noircies da foyer. Non loin, marchent les
hommes,chacun portant son arme etson briquet de silex, et tout
autour de la bête de somme, la femme et les enfants. Voilà ce
qu'est pour chaque famille la propriété individuelle, propriété
qui ne s'accroît pas et ne diminue pas, du moins pour le com-
mun ; propriété qui représente cette garantie minimum d'exis-
tence que leur désir exige, à savoir l'abri de toile contre les rayons
du soleil, le fusil contre les bandits, — et les nomades le sont
tous,— l'étincelle qui allumera le foyer, les trois pierres qui for-
meront celui-ci, enfin les très rudimentaires ustensiles où se cui-
ront les rares aliments. Quant à la richesse commune, elle est
faite des grands troupeaux de moutons et de chameaux qu'entête
et sur les flancs de la caravane les bergers poussent devant eux.
Souvent d'ailleurs ces troupeaux eux-mêmes sont répartis, sinon
-81-
par tentes, du moins par branches de parenté. Pourquoi ces diver-
ses branches, dont lestroupeaux sont distincts, vivent-elles agré-
gées? Pour se préserver par le nombre contre les attaques pillar-
des. Mais quand viennent les années sèches, et qu'il faut à peine
de mort utiliser jusqu'à la dernière goutte toutes les ressources
en eau que présente l'aride surface, dans ces années où nulle flaque
d'eau croupie ne saurait être dédaignée, alors l'agrégat se désag-
grège, et le douar fragmenté se distribue suivant les flaques et
les mares.
Rien n'est déprimant et stérile comme cet état social. La vie,
absolument commune, soumettant tous les hommes en même
temps aux mêmes influences, a façonné le cerveau aux mêmes
conceptions et aux mêmes impressions. Tous sont aptes au tra-
vail momentané que leur vie comporte : charger et décharger les
bêtes, marcher tout le long du jour pendant les déplacements.
Mais ils sont incapables de tout travail comportant réflexion
d'une façon poursuivie. Us sont des automates, de simples pas-
sants dans la viecomme ils le sont dans le désert. Depuis les pre-
mières années du monde peut-être, ils vont etviennentà travers
ces hauts plateaux africains, sans avoir en rien modifié, amélioré
l'état naturel des choses. Ce sont les impuissants. Commsnt en
serait-il autrement : il y a antagonisme fatal dans tout groupe,
entre celui-ci et l'individu. La règle du groupa instituée forcé-
ment contre les tendances séparatistes de l'individu est, de sa
nature, coutumière et conservatrice. Toute initiative lui est sus-
pecte, toute discussion sacrilège, mîms si elle se couvre de l'inté-
•rêt du groupe. La tradition est la loi nécessaire des commu-
nautés. Seul l'individu en révolte peut instituer un progrès. Mais
le développement même d'une aptitude individuelle est impossi-
ble dans l'être humain, que même sous sa tente et par le pan de
vtoile relevée qui en constitue la porte guette la règle du groupe,
la consigne de la vie commune. Place sous une double servitude
— 85 —
et vis-à-vis de la nature que l'homme n'a su vaincre et domp-
ter en rien, et vis-à-vis du groupe communautaire, l'individu
arrive fatalement au dernier degré de la passivité et de l'inertie
morale, intellectuelle et physique. Ainsi tels étaient-ils, il y a
quatre mille ans, au témoignage d'Hérodote, tels ils sont encore
aujourd'hui les grands pasteurs des Hauts-plateaux,
VIII. — Parfois cependant, par rare phénomène, dans ce milieu
uniforme et uniformément asservi, la Nature fait jaillir une intel-
ligence supérieure. Serait-ce qu'aux confins, au pays des séden-
taires, quelque contact fortuit aura semé le germe d'une race
supérieure?Ou bien,de même que parfois elle déprime etdégradc
ses produits sans cause perceptible, jusqu'à la difformité térato-
logique, serait-ce que la Nature parfois les affine jusqu'à une rela-
tive perfection ? Quoi qu'il en soit, un être supérieur a surgi. Le
sentiment religieux qu'exalte la vie contemplative et l'oisiveté
du désert, attribuera à cet être plus fort une mission surnaturelle
et, comme marabout, le relèvera de l'obéissance à la règle com-
mune. Le premier acte de cet émancipé sera, partout et toujours,
de se constituer, sous prétextede fondation religieuse, undomicile
et un domaine, c'est-à-dire une Propriété. Et cette Propriété une
fois acquise lui donnera une telle supériorité morale sur les autres,
un tel ascendant, que désormais l'influence restera acquise à tous
ceux qui naîtront de lui, quand bien même, par des dégradations
successives, les descendants du marabout arriveraientjusqu'aux
pires corruptions. D'ailleurs, sachant par sa propre expérience et
par le sens des phénomènes sociaux de son milieu, que la Pro-
priété individuelle seule est capable d'émanciper l'homme vis-à-
vis de toutes les puissances morales et matérielles qui l'entourent,
le Marabout, investi, en même temps que du privilège de la Pro-
priété individuelle, d'un véritable monopole moral, ne songera
plus qu'à se défendre contre 'éventualité de toute concurrence,
et se fera le plus ferme soutien, le législateur le plus rigide
8G
— —
de la communauté des biens, l'adversaire le plus acharne de la
Propriété individuelle. Voilà pourquoi tous les clergés ont été
communistes ; pourquoi toutes les religions révélées ont été
hostiles à la Propriété de l'individu. Ceux des clergés qui domi-
nés par l'idée mystique de l'excellence du célibat, et se soumet-
tant à la pratique de celui-ci, n'ont pas eu à se préoccuper du
sort d'enfants nés de leurs oeuvres, ceux-là, dis-je, tels les prê-
tres catholiques et les bonzes, ont prêché d'exemple, et ont adopté,
comme moins exposée aux hasards dos temps barbares, la vie en
communauté. Les autres, très jaloux du privilège d'une propriété
individuelle qu'ils pourraient transmettre à leurs enfants, ont du
moins recommandé unanimement la collectivisation des biens
à la masse populaire, tels les marabouts arabes et les rabbins
juifs; et ils ont réussi à y maintenir le peuple, là où les cir-
constances de milieu et de climat les y ont aidés, comme dans
les plaines arabes.
LE CAPITALISME
LE CAPITALISME (Suite).
I. —
IDÉE DE LA PROPRIÉTÉ.
— ELLE EST INDIVIDUELLE OU ELLE N'EST
PAS. — INDIVIDUALISÉE DANS SON DÉTENTEUR ; INDIVIDUALISÉE EN
ELLE-MÊME. II. LE MONDE MORAL EST RÉGI PAR DES LOIS QUI SE
—
NEUTRALISENT. RECHERCHER L'ÉQUILIBRE, C'EST RECHERCHER LEUR
CONCILIATION. LES DEUX CONTRADICTIONS : LA LIBERTÉ ENGEN-
—
DRE LE CAPITALISME,NÉGATION DE LA LIBERTÉ. LE TRAVAILLEUR LIBRE
SE SÉPARANT DE SA PROPRIÉTÉ PERD SUR CELLE-CI LE DROIT QUE
DONNE LE TRAVAIL J S'IL NE PEUT S'EN SÉPARER PERD SA LIBERTÉ.
—
III. LA CONTRADICTION DE LA SÉPARATION ENTRE LE TRAVAIL-
LEUR ET SA PROPRIÉTÉ SOLUTIONNÉE PAR L'INSTITUTION DE LA MON-
NAIE ET DES CONTRATS. — LÉGITIMITÉ DE LA MONNAIE ET DES CON-
TRATS. — LE PROPRIÉTAIRE PEUT VENDRE LA PROPRIÉTÉ DOMAINE
QUE LA SOCIÉTÉ N'A PAS A OFFRIR AU TRAVAILLEUR. —IL PEUT VEN-
DRE EN PROPRIÉTÉ EXCLUSIVE L'OUTIL DONT LA SOCIÉTÉ N'OFFRE AU
PROLÉTAIRE QUE LE DROIT DE DISPOSER DANS LES LIMITES DU RÈGLE-
MENT SOCIAL. — IV. FORMULE DELÀ SOLUTION DE LA DEUXIÈME
CONTRADICTION.
V. — Lois DE CONCENTRATION DES CAPITAUX. LA CONCENTRATION
DES PROPRIÉTÉS D'APRÈS MARX. — VI. DÉFINITIONS PRÉALABLES :
PROPRIÉTÉ NORMALE, INSUFFISANTE, EXCESSIVE.
— L'ÉVOLUTION
ACTUELLE DE LA PROPRIÉTÉ AGRICOLE. — INDUSTRIELLE. — COM-
MERCIALE. — VII. L'ÉVOLUTION ACTUELLE NE PROUVE QUE POUR LE
PRÉSENT.
— LA SUPPRESSION DE LA PETITE PROPRIÉTÉ EN ANGLE-
TERRE. — VIII. LES DÉTRACTEURS DE LA PETITE PROPRIÉTÉ. — LE
— i8o —
RÉQUISITOIRE D'ARTHUR YOUNG.
— AUTRES ARGUMENTS COLLEC-
TIVISTES CONTRB LA PETITE EXPLOITATION. — IX. CLASSEMENT DE
CES ARGUMENTS. — LEUR RÉFUTATION — X. AVANTAGES INHÉRENTS
A LA PETITE PROPRIÉTÉ, ET CAUSES DE RUINE DE LA GRANDE. — LE
TRIOMPHE DÉFINITIF DE LA PETITE PROPRIÉTÉ PARAIT CERTAIN. —XI.
THÉORIE TRANSACTIONNELLE : PETITE ET GRANDE PROPRIÉTÉ RES-
PECTIVEMENT UTJLES. RÔLE DE LA GRANDE PROPRIÉTÉ DANS LA
—
LUTTE CONTRE LE PHYLLOXERA. — L'ETAT ET LES SYNDICATS
FERONT MIEUX. — XII. L'ARGUMENT COLLECTIVISTE DE L'INDUS-
TRIALISATION DE LA PROPRIÉTÉ AGRICOLE. ANALYSE DE L'ARGU-
—
MENT : SON INANITÉ. — XIII. CONCLUSION.
1.
—
Les études sociologiques offrent toutes ce caractère que
l'auteur, quelques soins qu'il mette à l'éviter, est obligé de reve-
nir incessamment sur certaines distinctions ou sur certains prin-
cipes. Au point où nous en sommes, tandis que nous allons étu-
dier les modes de détention des biens, rappelons ce qu'est la
Propriété.
La Propriété est la conséqucnce# socialement sanctionnée de cet
instinct qui pousse impérieusement l'homme à assurer la sécu-
rité de sa vie et le libre développement de ses forces et facultés,
parla possession exclusive, constante et certaine des objets exté-
rieurs qui lui paraissent nécessaires à ses fins. Par définition
même, il apparaît que là où il n'y a point conscience personnelle,
il n'y a et il ne saurait y avoir de propriété. H ne saurait y en
avoir d'abord parce qu'elle n'aurait point d'instinct qui en expli-
quât l'origine, parce qu'il n'y aurait pas de fin qui en justi-
fiât l'existence. Pour que la propriété soit légitime et logique
il faut qu'il y ait ; un -instinct individuel, une conscience qui,
reconnaissant la légitimité de cet instinct chez tous les autres
hommes comme conséquence de l'égalité de la nature humaine
élève du même coup cet instinct à la hauteur d'un droit ;
enfin un effort qui mette à la face de tous, le sceau d'une
— 181 —
individualité donnée sur l'objet nécessaire, attestant par le sacri-
fice même, que l'effort comporte, que l'objet a été approprié
non par caprice, mais par besoin, c'est-à-dire par droit.
On comprend dès lors que toute Propriété est nécessairement
individuelle, et que là où la détention des biens ne s'individualise,
pas, il n'y a pas, il ne peut pas y avoir de propriété.
Quels sont les caractères de cette individualisation nécessaire?
Jaurès nous les définissait lui-même dans le chapitre précédent :
c'est le contact direct entre la propriété et le propriétaire. C'est
surtout l'action de celui-ci sur celle-là. Instituée en vue du déve-
loppement des forces et facultés, c'est-à-dire en vue de l'activité,
la propriété doit être pour cette activité l'occasion du travail. Le
sentiment de la propriété et son droit même, s'affaiblissent à
mesure que s'affaiblit l'effort d'activité, le travail qu'elle suscite.
11 faut donc que la propriété soit source et théâtre de travail indi-
viduel. Il faut que son champ ne soit pas tellement étendu que
l'activité individuelle s'y perde et ne retrouve point son oeuvre
car c'est dans la constatation de cette oeuvre de travail sur sa pro-
priété que se complaît le travailleur ; c'est en cette constatation
qu'il trouve la manifestation tangible de son droit, qu'il puise le
sentiment de sa sécurité, de sa liberté et de sa dignité, qu'il
recherche cette jouissance morale et ce réconfort que la propriété
seule procure à l'âme du travailleur.
11 faut donc que la propriété soit celle d'un individu parmi les
I. — n'est pas une joie, il n'est pas un profit, dont, pour une
11
XIII.
— Mais ici, surgit une grave et dernière objection. « Si
vous augmentez les droits de l'Etat, nous disent les Econo-
mistes, vous serez obligés d'accroître son domaine personnel.
Vous soustrairez à la propriété individuelle, c'est-à-dire à la seule
propriété véritable, une part de plus en plus importante de la
Richesse nationale. Or, l'Etat est un mauvais gérant, il gaspille,
il dilapide, et d'autre part en accroissant les biens dont il dispose
vous orientez la société vers ce Communisme, vers cette sup-
pression de la propriété individuelle que vous ne voulez pas ».
— « Nous triomphons de l'argument, répliquent à leur tour
les Collectivistes. Oui, vous orientez vous-mêmes, quoi que vous
en vouliez, la société vers le Communisme ; car il est fatal que
de plus en plus s'accroissent les domaines de l'Etat jusqu'à ce
qu'advienne le jour où la propriété individuelle tout entière aura
été engloutie; c'est la fatalité de l'Evolution qui nous y mène. »
Distinguons, entre les deux arguments : l'un particulier aux
Economistes, l'autre plutôt aux Collectivistes.
Est-il vrai que l'Etat soit par nature un mauvais administrateur,
un détestable gérant ?
Des distinctions sont nécessaires suivant qu'il s'agira de la pro-
priété agricole, de la propriété industrielle, ou de ce qu'on est
convenu d'appeler la propriété commerciale.
223
tés rurales sont d'autant plus prospères que le maître, aidé des
siens, suffit à leur culture et y trouve d'ailleurs l'utilisation de
toute sa force de travail. Tout comme le grand propriétaire indi-
viduel, tout comme la société anonyme, l'Etat a besoin pour
l'exploitation du sol de la main-d'oeuvre mercenaire, et c'est là,
nous le savons, une cause d'infériorité qui ne peut aller aue
s'aggravant. 11 sera pourtant nécessaire de conserver à la ges-
tion de l'Etat quelques parcelles du sol national. Sans parler
des forêts qu'il ne semble pas possible de soustraire au contrôle
de l'Etat, celui-ci devra se réserver ou réserver à ses départements
les superficies nécessaires aux colonies d'asiles d'aliénés, aux
colonies de jeunes détenus, aux pénitenciers agricoles et géné-
ralement aux établissementsdestinés à l'assistance des anormaux.
Le succès économique de la gestion est ici la moindre affaire.
De même l'Etat gardera-t-il la haute main snr les domaines d'en-
seignement agricole.
XV. — Reste la propriété industrielle, le problème est ici par-
ticulièrement complexe. Une précaution préalable à son étude doit
être tout d'abord de discerner dans toute entreprise son côté
commercial de son côté industriel. C'est en effet que dans le
régime actuel de notre commerce, dans les moeurs et avec les
pratiques qu'il comporte, le côté commercial est dans toute entre-
prise pour l'Etat un facteur d'insuccès. Si l'on parvenait à conce-
voir, au contraire, un régime tel que l'Etat exploiteur d'indus-
trie n'aurait à s'inquiéter aucunement de l'écoulement de ses pro-
duits, ceux-ci étant achetés par avance à leur valeur vraie, il nous
paraît évident que l'Etat serait un gérant supérieur à la société ano-
nyme et qu'il ne pourrait être concurrencé, avec avantage, dans
certaines industries, que par le propriétaire-travailleur, et, dans
quelques autres, par les propriétaires-travailleurs groupés en
coopératives de production. Dans l'un et l'autre de ces deux der-
220
niers cas, en effet, la vigilance de l'intérêt personnel pourrait
prévaloir contre la puissance des moyens d'Etat.
Bien peu d'esprits sont à même d'étudier avec impartialité le
problème que nous nous posons ici. Depuis 80 ans, au moins,
tous les Economistes, ou presque tous du moins, ont ma*.ifesté
et inspiré autour d'eux l'horreur de l'Etat. Leurs écrits à ce sujet
sont des réquisitoires, souvent des diatribes que l'esprit frondeur
de notre race a toujours accueilli avec faveur. La haute sérénité
scientifique de Stuart Mill, l'immortel auteur de la « Liberté » ne
pouvait tomber dans ce travers. Voici ce qu'écrivait Stuart Mill,
suivant la traduction que nous en donne sans commentaires, et
par conséquent sans protestations, l'éminent libéral que fut Cour-
celle-Seneuil : « Tout ce qui, abandonné à la liberté, :ie peut être
fait que par des Sociétés commerciales, serait souvent aussi bien
et quelquefois mieux fait, sous le rapport du travail lui-même, si
l'Etat l'exécutait. Le caractère dispendieux, le défaut de soin et
l'incapacité de la gestion de l'Etat sont passés en proverbes. Mais
l'administration des grandes compagnies de commerce a présenté
le même caractère. II est vrai que les directeurs d'une compagnie
sont toujours actionnaires; mais les membres du Gouvernement
sont toujours aussi contribuables, et lorsqu'il s'agit de directeurs,
aussi bien que lorsqu'il s'agit de membres du gouvernement,
leur part dans les bénéfices d'une bonne gestion n'est pas égale à
l'intérêt qu'ils peuvent avoir à mal gérer, sans parler de celui de
leur repos » (Principes d'Econ. polit., page 567).
Stuart Mill a raison. Dès que la propriété industrielle cesse
d'être directement manoeuvrée par son propriétaire individuel,
elle n'est plus qu'une administration ;et celle de l'Etat n'est, en ce
qui touche la production du travail industriel, inférieure à aucune
autre. M. P. Leroy-Beaulieu est, on l'a vu, un partisan peu enthou-
siaste des sociétés anonymes ; mais il est plus encore,un détracteur
passionné de l'Etat. Dans la comparaison entre celles-ci et celui-là,
— 226 —
il ne pouvait pas ne pas donner l'avantage aux Sociétés anony-
mes. Mais il est intéressant de connaître les arguments invoqués ;
les voici : « La Société anonyme dans son organisation et dans
ses ressorts intimes, a infiniment plus de souplesse que l'Etat.
Les actionnaires, tant que la gestion est prospère, laissent aux
administrateurs complète liberté. Ils ne les assujettissent pas à
ces règles bureaucratiques, uniformes et rigoureuses qui rendent
si malaisée toute innovation. La £".. bureaucratique est routi-
nière, la paperasserie encombrante et lente ; elles sont les com-
pagnes inséparables de l'Etat moderne et bureaucratique, surtout
quand il veut étendre ses attributions au delà de quelques fonc-
tions très simples ».
11 est bien difficile en ce texte de saisir un autre reproche que
VOIES ET MOYENS
CHAPITRE XII
Sabatier iC
CHAPITRE MU
1. PROPRIÉTÉ NORMALE.
— TENDANCE PROPRIÉTÉ PAYSANNE
DE LA
ET DE L'ATELIER FAMILIAL A DEVENIR PROPRIÉTÉ NORMALE. CRUAU-
TÉS LÉGALES CONTRE LA PETITE PROPRIÉTÉ. II. FRAIS DE TRANS-
—
MISSION. — LES DISTINGUER DES DROITS. — INIQUITÉ DE LA PRO-
CÉDURE CONTRE LES PETITS PATRIMOINES.
— LA PROTESTATION DE
LE PLAY. NE CHERCHER LE REMÈDE, NI DANS UNE MOINDRE PERCEP-
TION FISCALE NI DANS UNE RÉDUCTION DES TARIFS, NI DANS UNE
SIMPLIFICATION DE PROCÉDURE, NI DANS UNE MODIFICATION DU
DROIT CIVIL. — 111. LA RÉFORME PROPOSÉE LA LOI A FAIRE.
—
IV. L'ARTICLE 827 DU CODE CIVIL. IL RUINE L'ESPRIT DE FAMILLE.
LES CONTRADICTIONS DE L'ARTICLE 822.
— V. L'ARTICLE 885 DU
CODE DE PROCÉDURE CIVILE.
VI. FRAIS DE LA JUSTICE CIVILE ET PÉNALE, — ILS FRAPPENT TRÈS
INÉGALEMENT LE RICHE ET LE PAUVRE.
— NÉCESSITÉ D'INSTITUER
UN CONCILIATEUR COMMUNAL — ET DE GRADUER L'AMENDE A LA
FORTUNE DU COUPABLE.
VII. LES TARIFS SPÉCIAUX LE PRINCIPE DE L'ÉGALITÉ DES
— VIOLENT
TRANSPORTS AU PROFIT DE LA GRANDE PROPRIÉTÉ ET CONTRE LA
PETITE.
VIII. LE CRÉDIT, SON ÉTAT ACTUEL.
— INJUSTICE DE
IX. L'ASSURANCE DEVOIR D'ETAT, DEUX ÉLÉMENTS. —GRANDS
— SES
ET PETITS PROPRIÉTAIRES.
X.
- - «4i
LES IMPOTS INDIRECTS ÉGXASHNT LA PETITE PROPRIÉTÉ ET FAVORI
SENT LA GRANDE. — Us SOPHISME DE M. PAUL LF.ROY-BEAULIEU.
XI. I/lMPUISSANCE DES FAVEURS D'F.TAT A MAINTENIR LA GRANDE
PROPRIÉTÉ MET EN RELIEF SA FAIBLESSE INTIME.
XII. LE HO.MESTEAD, — SON ORIGINE. LE POINT DE VUE DES SOCIOLO-
GUES EUROPÉENS. LES CONDITIONS ESSENTIELLES DE L'INSTITUTION.
—
II.
— La statistique nous enseigne que chaque vingt-cinq ans,
la propriété change de mains. Or, toute transmission de
propriété est l'occasion de dépenses. Les unes sont un impôt
directement perçu par l'Etat à l'occasion du fait de transmis-
sion et que des lois fiscales règlent de façon précise : ce sont des
droits. Les autres, sont occasionnées par la procédure que la loi
a cru devoir fixer dans l'intérêt même des justiciables: ce sont
des/ni/'s.
Nous ne dirons rien des droits de transmission ; naguère, ils
étaient encore purement proportionnels. Une loi récente a intro-
duit dans leur échelle une progression légère ; c'est là une ques-
tion fiscale intéressante d'ailleurs, mais dont notre sujet ne com-
porte pas l'étude. Les frais de transmission nous intéressent seuls.
Ces frais sont la conséquence de la Procédure que le législateur
a imaginée, afin de rendre la plus certaine possible la transmis-
sion du patrimoine aux mains des héritiers. Or, un résultat
bizarre de cette procédure instituée en vue de protéger, est pré-
cisément, quand il s'agit des petits patrimoines, d'écraser, de
ruiner, parfois même d'anéantir complètement ceux-ci. Le pire
ennemi des petits patrimoines, c'est précisément la loi qui est
censée les protéger. Personne en France ne l'ignore ; l'iniquité
légale se produit tous les jours, et la Magistrature y préside avec
l'impassibilité sereine des magistrats de jadis, tandis qu'on appli-
quait la torture sous leurs yeux.
— 24; —
Les hommes animés de l'esprit de justice ont dans tous les
partis signalé l'iniquité d'un tel état de choses. Nous nous bor-
nerons à un extrait d'ailleurs très caractéristique de Frédéric Le
Play:
« Dans les pays du Nord et de l'Orient, la succession d'un petit
propriétaire laissant pour héritiers des enfants mineurs, n'est
ordinairement grevée d'aucune charge. Les enquêtes que j'ai
faites à ce sujet ne m'ont indiqué d'autres dépenses que les frais
du modeste dîner où les parents se réunissent pour régler les
intérêts, et, autant que possible, pour assurer le bien-être des
héritiers.
En France, le législateur n'a pas pensé que les choses peuvent
se passer aussi simplement. Il a posé en principe que les officiers
publics offraient plus de garanties que la famille, pour la conser-
vation du bien des mineurs. Mais cette sollicitude, toujours
funeste, a pour résultat, dans le cas de petites successions, de
ruiner ceux auxquels elle s'applique. » Suit la copie des états
des frais qu'a entraîné la liquidation d'un cultivateur-proprié-
taire de la Nièvre» possédant chaumière et petit champ, en
même temps qu'un petit mobilier, le tout évalué à900 francs. Ce
patrimoine était libre de toute hypothèque légale. Les frais
furent rigoureusement contrôlés. Le decujus avait quatre enfants
en bas-âge. 11 faut remarquer qu'il n'y avait d'ailleurs aucune com-
plication, et par exemple pas de communauté avec la mère, pas
de reprises dotales, pas de créanciers, pas de convocation de
conseil de famille, pas de remplacement de tuteur pendant la
minorité; enfin le mobilier avait été vendu sur place. Il n'y avait
pas eu, par une bienfaisante omission des règles légales, de reddi-
tion préalable de comptes de tutelle. Et cependant, les frais pos-
térieurement à la loi du 2 juin 1841, s'étaient élevés à 450 fr. 30,
soit 50 0/0. D'ailleurs la liquidation n'était pas encore même
complètement terminée.... Le Play ajoute :
— 248 —
« Il est donc vrai, que dans les petites successions où sont
intéressés des mineurs, le partage forcé est une cause de ruine
inévitable. Le fait qui précède n'a pas été un accident ; il est la
règle. Le genre d'abus qu'il indique m'a été signalé dans toutes
les provinces, et les statistiques publiées chaque année, par le
service de la Justice, le présentent avec plus de gravité. Dans son
rapport à l'Empereur en 185a, le garde des Sceaux faisait con-
naître (p. 42) que 1980 ventes opérées pendant l'année 1850, au-
dessous de 500 francs, ayant produit ensemble 558.092 francs
avaient occasionné 628.906 francs de frais, c'est-à-dire 12 p. 0/0
en sus de la valeur des biens vendus.
Ainsi la règle est pour les patrimoines modestes plus de
50 p. 0/0 de frais. Malgré les atténuations assez insignifiantes
que quelques lois ont apportées, on peut dire que tout patri-
moine supérieur à 2.400 francs, se réduit de moitié grâce aux
frais de transmission et aux honoraires non jtaxés d'avocats ou
d'hommes d'affaires. Deux milles petites successions par an infé-
rieures à 500 francs disparaissent de façon complète, s'anéan-
tissent sous le seul poids des frais. Quatre ou cinq mille autres,
inférieures à 2.000 francs succombent égalementparsuitedel'am-
putation formidablequ'elles subissent : les frais allant pour elles
de 5c p. 0/0 au total de leur valeur. Encore faut-il observer
que celle-ci n'est pas la valeur vraie, mais bien celle toujours
inférieure à la réalité qu'accusent les ventes judiciaires.
Qu'on s'étonne après de telles constatations que la petite pro-
priété ait parfois vacillé en France, à mesure que le travail paysan
fait effort pour la créer, Moloch moderne, la Licitation l'étrangle.
Ce dont il faut s'étonner, au contraire, c'est qu'elle ait survécu à
un tel régime.
Nous avons dit que quelques atténuations avaient été apportées,
mais absolument insignifiantes parce qu'on n'a vu jusqu'ici le
moyen de faire supporter lé poids de la réforme qu'aux officiers
~ 249 —
ministériels ou au fisc. Le Play avait pourtant observé avec rai-
son que le progrès ne pouvait être cherché dans cette voie. Il
écrivait à la suite du texte déjà cité :
« On ne doit pas chercher à pallier ces inconvénients, soit en
répartissant sur l'Etat une partie des frais qu'entraînent les petites
successions, c'est-à-dire, en mettant à la charge du public des
intérêts privés, soit en diminuant les émoluments des officiers
ministériels dont la position dans les campagnes est quelquefois
voisine de l'indigence ; soit enfin en supprimant les formalités
qui, dans le régime actuel, offrent d'indispensables garanties. »
Mais, l'énumération que donne Le Play des moyens que la
réforme doit s'interdire est incomplète ; il faut proscrire égale-
ment ceux qui consistent à bouleverser, à propos de cette réforme,
tout notre droit civil et, par exemple, à substituer la liberté tes-
tamentaire, ou le droit d'aînesse, au partage forcé.
111. Mais alors ? Ah ! vraiment, si l'on se fût appliqué à
— —
ce problème avec la sincérité d'un esprit démocratique et pénétré
des enseignements de la solidarité nationale, on eût découvert
la véritable solution... Oui certes, l'Etat de nos budgets nous
interdisant toute diminution de recettes, nous ne pouvons abais-
ser ni le prix des timbres, ni le montant des droits fiscaux. Lajus-
tice nous interdit de faire payer aux officiers ministériels, acqué-
reurs de leurs charges à titre onéreux, une réfome srociale. Nous
ne pouvons davantage supprimer les garanties de la Procédure.
Mais qu'est-ce que fait en réalité l'Etat lorsqu'inventoriant la
fortune du propriétaire qui vient de mourir, il la passe aux héri-
tiers. Il rend un service privé et ce service est de nature identi-
que, quelle que soit la valeur de l'héritage dont il assure la trans-
mission. H faut donc que ce service soit rendu à tous les héri-
tiers dans toutes les successions, à prix sinon absolument du
moins proportionnellement égal. Nous proposons à cet effet un
procédé bien simple : Aucune modification n'étant apportée, ni
— 2Ô0 —
aux règles et formes de la procédure, ni aux émoluments des
officiers ministériels, ni aux droits du fisc en matière de timbre
ou d'enregistrement, nous nous bornerions seulement à exiger
que le notaire ou l'avoué qui présiderait à la transmission d'un
patrimoine quelconque après décès, ou d'un bien immobilier
entre vifs, fit taxer, la procédure étant close, tous les frais que
celle-ci aurait occasionnés. Notifié aux intéressés et devenu défini-
tif, l'état de frais serait, par l'officier ministériel poursuivant, pré-
senté au receveur de l'enregistrement qui le payerait sous huitaine
des deniers mêmes de l'Etat, tandis que le prix de la vente ou de
la transmission resterait consigné à la Caisse des dépôts et consi-
gnations ou entre les mains des acquéreurs. Les états de frais
taxés, ainsi acquittés par le receveur, seraient, chaque semestre,
transmis à un bureau central du ministère des finances.
Là, on relèverait sur chacun d'eux les deux mentions néces-
saires, l'une indiquant le montant des frais, l'autre, celle de la
valeur des biens transmis. On reconstituerait ainsi pour toute la
France, et par semestre, le montant des frais de transmission
et le montant de la valeur des biens transmis. On constaterait
le rapport de l'un à l'autre, et ce rapport constaté serait, par
le ministre des Finances, notifié à tous les receveurs d'enregis-
trement comme étant celui suivant lequel, chaque succes-
sion ou transmission de biens immobiliers devrait être taxée
pour frais de procédure. La notification ministérielle affecterait
donc la forme suivante : « le montant total des transmissions
de biens après décès et des transmissions de meubles entre
vifs s'est élevé, durant le semestre écoulé, à la somme de cent mil-
lions. Le montant des frais occasionnés par les procédures aux-
quelles ces transmissions ont donné lieu s'est élevé à la somme
de sept millions, soit à 7 0/0 des biens transmis. L'Etat ayant
remboursé aux officiers ministériels poursuivant ces 7 millions
de frais, j'invite les receveurs d'enregistrement à en opérer la
201 —
répétition sur tous ayants-droit par un prélèvement uniforme, de
700 sur la totalité des valeurs transmises ».
On voit que l'iniquité actuelle serait radicalement conjurée :
les petites successions au-dessousde 500 francs qui sont aujourd'hui
encore confisquées ne. payeraient plus que 7 0/0 par exemple,
tandis que l'héritage du millionnaire qui, actuellement, ne
paye à titre de frais de transmission, droits non compris, envirort
0,8 0/0 payerait, au contraire 7 0/0 tout aussi bien que l'hum-
ble héritage.
Voici pour plus de clarté les articles maîtres de la loi à faire:
Art. 1. — Au 1" février et au ief août de chaque année, l'officier
ministériel chargé de diriger la procédure transmettra au rece-
veur de l'enregistrement un état taxé et définitif'de tous les frais
occasionnés par la transmission après décès de tous patrimoines
et, entre vifs de biens immobiliers, dont la procédure sera close.
Le receveur s'assurera que ces états contiennent mention exacte
de la valeur des biens transmis et en payera intégralement le
montant aux mains de l'officier ministériel. Il les enverra dans
les huit jours, vérifiés et acquittés au ministère des Finances.
Art. 2. — Le ministre fera établir, d'après ces états, la somme
des frais qui, pendant le semestre et sur toute l'étendue du terri-
toire auront été engagés dans ces procédures, et également la
somme représentant la valeur de tous les biens transmis. Il
déterminera le rapport entre les deux sommes.
Art. 111. —L'expression de ce rapport ou pourcentage sera notifié
à tous les receveurs de l'enregistrement avec injonction de per-
cevoir, à titre de remboursement, sur chaque héritage ou chaque
bien immobilier transmis entre vifs, une somme égale à ce rapport..
202
X. —•
Les Economistes ont tous reconnu que les impôts indi-
rects frappent bien plus lourdement sur le pauvre que sur le
riche et malgré que l'idée de progression dans l'impôt leur
paraisse tout à fait condamnable, d'aucuns cependant se rési-
gnent à un impôt sur le revenu qui serait progressif, mais seule-
ment dans la mesure propre à compenser la progression à rebours
— 261
§ 8. — Le homcstead.
111.
—
Dans sa séance du 19 février 1898, la Ligue de la petite
propriété votait, après discussion, un projet très important au
double point de vue de l'Economie Rurale et du Devoir Social»
2^0
N -Ce projet instituait par département ou syndicat de départements
un Comité des petits patrimoines, chargé de constituer des dota-
tions en terre aux enfants assistés. Pour constituer les domaines
des dotations projetées, le Comité des petits patrimoines était
apte tout d'abord à recevoir de l'Etat du département, des com-
munes et des particuliers, toute donation en espèces ou en immeu-
bles. Mais la loi lui concédait, en outre, un droit original, celui
de faire surenchère sur les immeubles ruraux vendus à vil prix.
La vilité de prix existait d'après la proposition lorsque l'im-
meuble avait été vendu au-dessous des 5/12 de la valeur. Cette
donnée correspond à la théorie légale de la rescision pour cause
de lésion qui suppose que la lésion est supérieure à 7/12 (Art.
1674 du C. c). La valeur du bien rural devait d'autre part, être
déterminée parle revenu que le bien à surenchérir était suscepti-
ble de produire, dans les conditions des cultures moyennes de la
région à un propriétaire paysan travaillant lui-même, et suppu-
tant dans les frais généraux la dépense de son travail. Le revenu
net étant ainsi obtenu, on devait considérer comme valeur réelle,
le capital qui au taux de la rente d'Etat était représenté par ce
revenu net.
Une procédure très étudiée mettait le Comité des petits patri-
moines en situation, tout d'abord d'être exactement renseigné sur
toutes les ventes judiciaires d'immeubles ruraux, ensuite, sur la
valeur exacte du bien vendu et sur les conditions de succès, que
pourraity rencontrer, les enfants assistés qu'on y installerait.
La revente aux enfants assistés des domaines surenchéris par
le Comité des petits patrimoines, devait être faite à prix coûtant
et rembouisable en .dix annuités. La naissance d'un enfant, si
d'ailleurs la mère l'élevait au sein, était tenue pour équivaloir au
payement d'une annuité.
IV. — Si l'on joint par la pensée aux immeubles acquis ainsi
par voie de surenchère, ceux que les comités des petits patrimoi-
2^1
nés pourraient recevoir gratuitement de l'Etat et ceux encore
qu'il pourrait obtenir des communes à de très bonnes conditions,
on arrive à reconnaître que les trois ou quatre mille enfants
assistés des deux sexes, susceptibles en raison de leur éducation
agricole d'être dotés en terre, ne suffiraient pas à utiliser les
superficies qui, chaque année, du moins pendant les quinze ou
vingt premières, tomberaient en la possession des comités. C'est
en effet que le nombre des grands domaines qui chaque année
sur toute la surface du territoire sont vendus à vil prix, est déjà
considérable et ne peut aller que s'accroissant pendant la période
de liquidation que la grande propriété va subir.
Aussi, une proposition qui ne fut adoptée par la Ligue que dans
le courant d'avril 1898 en une séance dont le procès-verbal n'a
pas été imprimé, joignait aux enfants assistés les enfants de cul-
tivateurs indigents qui, dès l'âge de 7 ans, auraient été présentés
par leurs parents à l'inscription sur le registre des dotations
nationales. L'enfant, admis par le Comité des petits patrimoines
prenait, suivant la proposition, le titre d'enfant agréé. Sa garde
restait, en général, confiée à la famille, mais sous le contrôle du
Comité. La famille était tenue d'envoyer l'enfant agréé à l'Ecole et
de lui donner ou l'enseignement agricole ou celui d'un métier sus-
ceptible d'être pratiqué en famille à peu de frais. L'Inspecteur de
l'Assistance publique recevait mission d'aider de ses conseils et
de ses renseignements la famille de l'agréé, si celle-ci décidait
de placer l'enfant hors de chez elle en apprentissage ou en loca-
tion. La surveillance du service de l'inspection s'exerçait con-
curremment avec celle de la famille.
Mais il est une disposition qui, dans la pensée des membres
de la ligue, devait être commune aux enfants indigents et aux
enfants assistés. Notablement accru, par suite de l'admission des
enfants indigents, le nombre des jeunes candidats inscrits au
régime des dotations nationales deviendrait supérieur aux dispo-
2J2 —
nibilités, soit en terre, soit en argent. 11 deviendrait donc néces-
saire de faire un choix parmi ces candidats. L'élément principal,
à peu près exclusif d'appréciationpour ce choix était, dans l'esprit
de l'auteur le montant du pécule que le candidat aurait pu acqué-
rirantérieurement par son propre travail. On sait, en effet, que le
service des enfants assistés place aujourd'hui ses pupilles, autant
qu'il lui est possible, chez des cultivateurs, quelquefois chez des
artisans. Dès l'âge de 12 a 13 ans, l'enfant doit recevoir, à titre de
rémunération de son travail, un salaire mensuel ; et un contrat
écrit est passé à cet effet entre l'Inspecteur des enfants assistés et
l'employeur. Le montant du salaire mensuel doit être chaque
mois versé à la Caisse d'Epargne, sauf une part déterminée qui
peut être employée en achat de vêtements pour le pupille: achats
qui doivent eux-mêmes être faits dans des conditions précisées.
11 va de soi que les pupilles laborieux obtiennent une rémunéra-
Chance et Agiotage.
11
y a trois quarts de siècle, à la question suivante : Peut-on
concevoir un état social dans lequel les denrées s'échangeraient
sans intervention de Chance ni d'Agiotage? les Economistes et
les Sociologues de tous partis et de toutes morales, eussent una-
nimement répondu : non. A ce même moment, quelques obscurs
ouvriers de Londres, inconscients d'ailleurs eux-mêmes de leur
oeuvre, trouvaient la solution de ce grave problème en imagi-
nant la Coopérative de consommation.
On sait ce qu'est une Coopérative de consommation. C'est une
association pour acheter en commun des marchandises et les
revendre aux associés. Les consommateurs sont ainsi à eux-
mêmes leur propre marchand, et s'évitent tous frais d'intermé-
diaires. Par exemple mille personnes s'entendent et décident
d'acheter en commun les marchandises d'épicerie qui sont
nécessaires à leur n.nage. Au moyen d'une faible avance elles
louent un magasin A achètent un premier assortiment de mar-
— 28(J -
chandises, en même temps qu'elles font choix d'un gérant.
Chacun des mille ménages se fournissant désormais dans ce
magasin coopératifet payant comptant au même prix que dans
les magasins de Commerce, il est vraisemblable que, sauf mau-
vaise gestion, les opérations en fin d'année se solderont par un
bénéfice. Dans les magasins, ce bénéfice eût été le profit du com-
merçant. Dans les coopératives de consommation, ce profit se
partagera entre les associés, c'est-à-dire entre les mille clients
dont nous avons parlé, pour chacun au prorata, de la valeur des
marchandises qu'il aura achetées au cours de l'année.
Ce fut, nous le répétons, au siècle dernier que, sous l'empire
des idées d'association que Robert Owen propageait en Angleterre
tandis que Fourier les prêchait en France, que quelques artisans de
Londres formèrent la première coopérative de production, deve-
nue depuis si célèbre sous le nom d'Association des Pionniers de
Rochdale.
Les années du début furent obscures. Mais, bientôt la Société
accrut le nombre de ses membres, se ramifia, attira l'attention
des publicistes et, unanimement approuvée par l'Economie poli-
tique très libérale, très généreuse même à cette époque des Cob-
den, des Stuart-Mill et des Bastiat, grandit et devint rapidement
une Puissance Economique. Aujourd'hui, les Coopératives de
consommation du Royaume-Uni traitent chaque année pour près
de deux milliards d'affaires; elles se sont fédérées dans une cer-
taine mesure et ont des entrepôts communs et un commun ser-
vice de publicité et d'informations. Leur flotte sillonne les mers,
leurs magasins sont immenses et comme elles ont jusqu'ici
incessamment grandi d'année en année, et qu'il n'y a aucune rai-
son pour supposer que leur progrès s'arrêtera, il faut prévoir
que dans un demi-siècle d'ici, elles se seront peut-être intégrale-
ment substituées au commerce individuel et capitaliste.
IV. — Or, c'est précisément cette dernière éventualité qui a
19
2()0
jeté l'émoi dans le monde économiste moderne. On avait d'abord
été tout éloge pour ces coopératives de consommation, oeuvre de
liberté et d'association. On avait exalté I ;ur principe, proclamé
avec enthousiasme leur avenir : c'était l'époque où les Mirés et
les Péreire étaient Saint-Simoniens. Mais quand, eux et leur
pareils furent devenus les puissants directeurs de société à
actions, et qu'ils se prirent à redouter pour leurs vastes entrepri-
ses, la concurrence des Coopératives de consommation, alors,
dans les sociétés d'Economie Politique et dans les Revues qu'ils
inspiraient, d'habiles réticences se mêlèrent à la banalité des élo-
ges, et l'on habitua l'esprit public à ne plus considérer les Coo-
pératives de consommation, que comme un agent économique,
d'importance fort secondaire, incapable d'exercer son action dans
un champ de quelque étendue, et en dehors de quelques bran-
ches d'industrie. Les faits, en Angleterre, protestaient de plus en
plus, il est vrai, contre ces appréciations dédaigneuses ; mais on
écarta leur témoignage en alléguant que l'esprit coopératif était
une caractéristique du tempérament anglais, tandis que de par le
tempérament français, il ne serait jamais chez nous qu'un phé-
nomène accidentel et d'assez chétive importance.
Ce n'est pas a dire que la Coopération n'ait, en France, gardé
des fidèles : M. Charles Gide notamment la défend avec un éclat
et une autorité que les Economistes du capitalisme n'osent pas
contester.
Eh bien ! voici maintenant ce que pensent les Morcellistes sur
ce grave sujet : ils espèrent fermement que la Coopération de
consommation se substituera pleinement, en France comme en
Angleterre, au commerce parasitaire, anarchique, capitaliste ; à
ce commerce dont les moeurs,au témoignage même de ceux qui
le défendent, incline fatalement à l'Agiotage et à la fraude. Il croit
que cette évolution est dans les données nécessaires du progrès
social.Mais, comme la Coopérative de consommation est une for-
— 291 —
mule de liberté, qu'elle est au-dessus de toute critique de principe,
qu'elle constitue un progrès évident de mobilisation et de solida-
rité, les Morcellistes entendent s'employer de leur mieux à cette
évolution qui transforme les moeurs commerciales d'aujourd'hui,
en moeurs coopératives, et pour ce faire, ils offrent un moyen
original et inédit que nous exposerons tout à l'heure.
Une étude préalable est à faire. Et d'abord est-il vrai, que la
Coopération de consommation ait en elle quelque intime cause
de faiblesse qui restreigne son domaine ou l'intensité de son
action?
Ce qui est certain, c'est qu'elle a des ennemis, beaucoup d'en-
nemis : ce sont d'abord les domestiques, puis les maîtresses de
maison ; ce sont ensuite les Capitalistes et les publicistes à leur
gage, ou encore les économistes de l'Actionnarisme ; puis ce
sont, chose naturelle, tous les commerçants tant petits que
gros que leur concurrence alarme, c'est enfin la loi avec ses
lacunes.
Les conditions mêmes du fonctionnement des coopératives de
consommation leur rendent fort difficiles de donner le sou du
franc au domestique, à la bonne, au régisseur qui sont chargés
des achats,alors que les autres commerçants n'ont garde de man-
quer à l'usage. On comprend que la bonne dénigre de façon sys-
tématique et en toute circonstance les produits d'une coopérative
jusqu'à ce qu'enfin on s'adresse au commerçant qui lui fait sa
part. La domestique trouve d'ailleurs un habituel et puissant com-
plice dans sa maîtresse. On sait que dans la petite bourgeoisie,
la femme tient le plus souvent à avoir son petit bas de laine; et
plus le mari est économe, plus elle tient à se constituer une
petite bourse secrète. Pour y parvenir, son procédé le plus habi-
tuel est de majorer plus ou mcins toutes les marchandises qu'elle
achète, et de justifier ainsi, auprès de son mari, une dépense supé-
rieure à celle effectuée. La différence constitue son profit personnel.
— 29?. —
Or, cela est impossible avec les coopératives et leur véridique car-
rietd'achat. Uncoup d'oeil sur celui-ci suffit au mari pour recons-
tituer le compte et constater les majorations qu'on a voulu lui
faire accroire. Voilà une véritable cause de faiblesse des Coopé-
ratives de consommation, la plus active, je crois. La signaler
c'est peut-être la rendre moins dangereuse. Le jour où les mai"
très sauront ce qu'il faut penser des récriminations de la domes-
tique, ils n'en feront plus cas. Le jour où les maris seront assez,
avisés pour abandonner à leur femme, à titre d'épingle, les divi-
dendes de la coopérative, peut-être l'hostilité de celle-ci se chan-
gera-t-elle en chaleureuse adhésion.
V. — Passons sur les Economistes et la dédaigneuse conspira-
tion du silence que beaucoup s'efforcent de faire autour des Coopé-
ratives de consommation. Mais retenons une critique que les
Socialistes formulent volontiers, et qui en fait, dans l'état actuel
des choses, est exacte. C'est que les Coopératives de consomma-
tion sont une institution bourgeoise, une institution de classe,
puisque, ne livrant de marchandises qu'au comptant, elles s'in-
terdisent par cela même au prolétaire qui, n'étant payé qu'au
mois, ou à la quinzaine, a toujours besoin d'une quinzaine ou
d'un mois de crédit.
Si cette objection devait rester sans réponse, ce serait un grave
échec pour l'idée de la Coopération de consommation, mais on
sait déjà par expériences multiples, qu'il y a moyen tout en
maintenais la pratique tutélaire de la vente au comptant, d'ou-
vrir aux prolétaires le magasin coopératif. A cet effet, auprès de
plusieurs coopératives, mais absolument distinctes de celles-ci»
se sont constituées'des sociétés de crédit ouvrier. Il suffirait
de généraliser celles-ci et de rendre possible pour ce faire l'inter-
vention de l'Etat, du département et des communes pour que
les avantages des Coopératives de consommation s'étendent sur
ceux qui, étant les plus pauvres, ont précisément plus intérêt
— 293 —
que tout autre à ce que s'allège le poids des dépenses journa-
lières.
Supposons qu'à côté d'une Coopérative d'épicerie se fonde une
société de crédit au capital modeste de 10.000 francs. Supposons
également que la dépense mensuelle moyenne d'un ménage
ouvrier à la Coopérative; d'épicerie soit de 25 francs. 11 en résulte
qu'avec ces 10.000 francs de roulement la société de crédit peut
ouvrir un mois de crédit à 400 familles ouvrières. Toute famille
ouvrière, pour avoir droit à ce crédit, devra consentir délégation
par quinzaine ou par mois, de la somme représentant le montant
des denrées achetées durant ce temps à la Coopérative. Par ce
moyen, la société de crédit est certaine d'être remboursée. Cha-
que mois ces 10.000 francs sortent et rentrent.
Au bout de l'année la Coopérative de consommation ayant
établi ses comptes offre 8 0/0 de remise sur le montant des
achats effectués. Chaque famille ouvrière cliente de la Société de
crédit ayant en moyenne effectué 25 francs par mois d'achat, c'est-
à-dire 300 francs par an, aura droit au remboursement de 24 francs
au bout de l'an ; elle n'a dès lors plus besoin de la Société de Cré-
dit, car il lui suffira de laisser ces 24 francs à titre de caution-
nement dans la caisse même de la Société Coopérative. Ce cau-
tionnement représentera l'avance d'un mois de crédit. 11 consti-
tuera même pour le Prolétaire un commencement d'épargne.
Quant à la Société de Crédit, elle pourra doter 400 familles
nouvelles du mois de crédit nécessaire pour se fournir à la Coo-
pérative de consommation.
Revenons à telle des 400 familles ouvrières primitivement
aidées par la Société de Crédit et supposons que cette famille
continue à laisser dans la caisse de la Coopérative les 24 francs
de remise à elle dus. Après une seconde année les affaires ayant
continué, de même la famille ouvrière aura à la Coopérative un
dépôt de 48 francs, soit deux mois de crédit et ainsi de suite
— 294 —
chaque année. On voit bien qu'ainsi comprise et organisée l'union
des Coopératives de consommation et des Sociétés de Crédit
ouvrier peut, avec des avances de fonds modestes, favoriser sin-
gulièrement la constitution de l'épargne prolétarienne.
VI. —Que faudrait-il pour qu'une organisation de ce genre se
généralise? Il faudrait une loi qui la consacrât et dont les disposi-
tions principales devraient être les suivantes : Les sociétés de
Crédit ouvrier devraient être comme les Caisses d'épargne placées
sous un contrôle public ; elles devraient être déclarées personnes
civiles et comme telles, aptes à recevoir dons et legs. Les Caisses
d'épargne devraient être autorisées à leur faire les avances. Les
délégations consenties par les ouvriers sur leur salaire de quin-
zaine ou du mois au profit des sociétés de Crédit devraient être
obligatoires pour les patrons qui seraient tenus à leurs risques et
périls de retenir sur le montant du salaire la somme indiquée par
la Société de Crédit comme lui étant due. La valeur des remises
distribuées en fin d'année par la coopérative à ses clients, devrait
être, quand il s'agirait de l'ouvrier acrédité, placée à la Caisse
d'Epargne sur un livret de nature spéciale, inscrit au nom de
l'ouvrier qui en serait le véritable propriétaire, mais retenu par
la coopérative comme cautionnement de ses fournitures ulté-
rieures. En cas de changement de domicile, ces livrets spéciaux
devraient être transmis aux Coopératives de consommation de la
nouvelle résidence où se rendrait le Prolétaire et lui valoir incon-
tinent crédit chez celles-ci. Enfin, les Sociétés de Crédit pourraient
être autorisées dans une pensée protectrice à exiger comme con-
dition de leur assistance, que lorsque le titulaire du livret ulté-
rieur de Caisse d'Epargne en demanderait le remboursement, ce
qui aurait pour effet immédiat de tarir son crédita la Coopérative,
ce remboursement ne serait effectué qu'après que le Conseil
d'administration de la société de crédit y aurait consenti, sauf
— 295 —
recours sans frais aucun ni aucun délai devant le Juge de paix ou
le Conciliateur.
11 est clair qu'une telle organisation serait des plus heureuses,
§ i. — Le Jeu,
IV.
— Le joueur est un malhonnête homme puisqu'il cherche à
s'enrichir aux dépens d'autrui en dehors du travail. Il n'est donc
digne d'aucune sympathie. Mais il est à côté de lui, un être
répugnant entre tous, car tandis que le joueur a la triste excuse
de sa passion, lui, calcule froidement et opère à coup sûr. C'est
le croupier.
Nos moeurs actuelles le flétrissent quand il travaille dans un
tripot mal meublé et derrière un tapis vert crasseux, et la police
va l'y saisir. Elles en font un député s'il préside au trente et
quarante dans les salons d'un grand cercle, où le commissaire
de police se garderait de pénétrer autrement qu'en abonné ou
en client. Voilà ce que c'est que les lois imprécises. Les lois sont
pour les peuples de permanentes leçons de choses : elles leur
enseignent ce qu'il faut croire, elles leur dictent les formules de
sa moralité. N'en déplaise à certaine école qui ne fait fi des lois,
que parce qu'elle redoute leur légitime action répressive, les
lois sont les éducatrices des moeurs. Si l'on veut que la cons-
cience du peuple flétrisse, il faut que tout d'abord l'autorité
publique punisse ; si celle-ci omet de punir celle-là perdra l'ha-
bitude de condamner. Ah ! nous avons de bien veules doctrines,
et l'impudence des fripons n'est faite que des veuleries de nos
doctrines et de nos lois. Qu'ils y prennent garde d'ailleurs, ceux
qui veulent conserver la République, car les vagues instincts qui,
de ci de là, font que la masse cherche des yeux un sauveur, sont
faits de la honte qu'elle éprouve au relâchement de nos mceu rs et
au cynisme triomphant des coquins.
— 320 —
;
Qu'on le dise donc nettement : le Jeu est un délit; et le croupier
est Je complice de ce délit, complice dont la responsabilité peut
être entière et qui pourra être puni au maximum, même si les
juges trouvent chez l'auteur principal les éléments d'une atté-
nuation ou l'indice d'une responsabilité limitée.
Or, ce n'est pas seulement devant la peine que la «(-respon-
sabilité, la solidarité de l'auteur et du complice doit être procla-
mée. C'est aussi, suivant les principes de notre droit, dans les
responsabilités civiles encourues. Au lieu d'ignorer si le perdant
paye ou ne paye pas sa dette de jeu, que la loi déclare nul tout
payement fait en acquit d'une dette de jeu, et autorise tous inté-
ressés à en exiger la restitution. Qu'elle reconnaisse intéressé et
ayant qualité pour intervenir, non seulement le perdant qui a
payé indûment, mais encore sa femme, ses enfants et ses ascen-
dants, c'est-à-dire tous ceux vis-à-vis de qui le perdant a une dette
d'éducation ou d'entretien autrement sacrée que celle contractée
autour du tapis vert. Que par une sorte d'action paulienne, la
loi autorise également les créanciers à répéter les sommes payées
parleur débiteur en diminution de sa solvabilité et par suite
en fraude de leur droit. Qu'une telle action dure dix ans et que
pendant dix ans, elle reste suspendue sur la tête du joueur heu-
reux et sur celle du croupier; et l'on verra si, les valeurs au
porteur ayant d'ailleurs disparu, l'industrie des tripots et des
cercles ne fera pas faillite.
S a. — La faveur de prince.
§ 3. — La Prescription.
VI.
—
Voici un mode d'acquérir la propriété, mode à la vérité
d'application rare, mais qui n'exigera que l'abrogation pure et
simple d'un article de loi, l'article 2219 du Code civil dont le pre-
mier paragraphe estainsi conçu: «Laprescription est un moyen
d'acquérir ou de se libérer par un certain laps de temps, et sous
les conditions déterminées par la loi. »
VII.
—
Une forme de cette exploitation est définie par le Code
sous le nom d'usure, elle serait punie de manière assez efficace
pour disparaître, si, d'une part, étaient supprimées les valeurs au
porteur par lesquelles les usuriers dissimulent leur profit, et si
d'autre part les amendes étant proportionnelles à la fortune et la
— 323 —
confiscation des gains illicites toujours ordonnée en sus, les usu-
riers se trouvaient avoir quelque raison de craindre à chaque
cas d'usure une ruine à peu près complète.
Objet d'une étude spéciale l'exploitation du travail des miséra-
bles prolétariens ou Capitalisme sera traitée plus loin. Mais il est
des formes diverses de l'exploitation de la misère qui ne sont ni
l'Usure telle que les criminalistes la définissent ni le Capitalisme
proprement dit. Elle a des formes si diverses cette exploitation,
depuis l'exhibition des hommes sandwich jusqu'à la sollicitation
de la jeune fille pauvre par le débauché riche, qu'on ne saurait pré-
tendre y parer seulement par des dispositions particulières. L'as-
sainissement du corps social — si on rend chaque jour plus diffi-
cile dans son sein la formation d'une part de la Fortune, d'autre
part de la misère, par la mise en oeuvre de la solidarité, — ren-
dra de plus en plus rares les faits douloureux d'exploitation dont
nous sommes aujourd'hui si fréquemment les témoins. 11 ne
faut pas retarder d'une heure le moment où les améliorations
devront être entreprises ; mais, il ne faut espérer que du temps
et de l'opiniâtre persévérance dans l'effort, la réalisation d'une
somme de progrès capable de satisfaire aux aspirations de la
conscience publique.
Retenons du moins que toute amélioration de l'Etat moral don-
nera au misérable plus d'énergie pour se défendre, que toute
amélioration de l'Etat, économique en diminuant l'intensité
moyenne de la misère rendra moins dure au misérable, moins
pénible cette résistance à l'exploitation ; qu'enfin la diminution
graduelle de la Fortune dans, une Société dont le Travail devien-
dra de plus en plus le seul régulateur et comme le ph">t, suppri-
mera aux mains des exploiteurs et des corrupteurs, les armes
mêmes de la corruption et de l'exploitation.
— 324 —
VIII.
— Ici les rôles sont renversés; ce sont les vices des riches
qu'exploitent ceux qui pensent qu'une telle exploitation est sou-
vent le moyen le plus commode de s'enrichir. Les filles sans
pudeur, les croupiers sans entrailles, les courtisans à âme de
larbin et aussi toute cette population pourrie qui vit autour de
la prostitution, du jeu, de l'orgie et du faste : voilà quels sont
les agents de l'exploitation du vice riche.
Mais la pauvreté, la misère même a aussi ses vices hélas ! ou
plutôt le sien, celui par lequel on s'étourdit, celui dans lequel on
oublie, l'Ivrognerie, et pour servir ce vice, à côté du café luxueux
pullulent les bars et les buvettes. Contre ceux-ci l'action serait
immédiate et radicale dans une société où au Commerce indivi-
duel qui n'ayant d'autre but personnel que le gain y va par tous
moyens.se serait substitué un régime de consommation coopé-
rative. Les buvettes existeraient sans doute assez nombreuses
pour satisfaire aux besoins de la consommation, mais non pour
intensifier à plaisir celle-ci. Les règles de police, que les établis-
sements privés d'aujourd'hui éludent de leur mieux, seraient, au
contraire, respectés dans les buvettes coopératives, puisqu'on
n'aurait aucun intérêt de lucre à les violer; et l'on ne verrait pas
comme aujourd'hui le scandale de femmes et d'enfants s'abreu-
vant d'absinthe. Les liqueurs à essences pourraient être efficace-
ment proscrites, et un contrôle, auquel l'intérêt personnel ne
commanderait plus de se dérober, pourrait êire efficacement
exercé en vue de protéger la santé publique contre les boissons
falsifiées ou mal distillées.
Nous n'insisterons pas davantage sur ce point pourtant si
important. Quelque effort qu'on fasse, l'alcoolisme est inattaqua-
ble dans le régime d'aujourd'hui : toutes les mesures prises par
— 325 —
l'autorité publique étant déjouées par la complicité fatale du
buveur et du cabaretier. Celui-ci qui n'a qu'un but, la poursuite
du gain, n'a également qu'un moyen à sa disposition pour attein-
dre ce but : accroître le nombre et attiser la soif des buveurs,
c'est-à-dire propager l'alcoolisme. Le gérant d'une Coopérative
de consommation recevant de celle-ci une rétribution mensuelle
n'aura aucun intérêt à se dérober aux règlements publics. L'alcoo-
lisme aura perdu d'un seul coup et ses temples et ses prêtres.
Quant à la corruption qui s'exerce autour de la richesse, il est
clair qu'elle ira en déclinant dans la mesure même où s'atténuera
la mesure des fortunes, et qu'elle aura tout à fait disparu le jour
où Yanrea mediocritas d'Horace sera le point culminant des for-
tunes individuelles. Les métiers de corruption donneraient en un
tel régime, une moindre certitude de gain que le travail régulier.
L'espérance des gains faciles cesserait de solliciter les vocations ;
et la belle Otero démissionnerait, sans nul doute, ou chercherait
une nouvelle patrie.
Or, celui qui envisage les faits sociaux avec un peu de sens,
ne regrettera certainement pas que disparaisse l'écume dorée
mais empoisonnée de la société actuelle. Le faste des fêtards et
le clinquant des filles publiques ne constituent pas un luxe
enviable. Ils sont la richesse qui se détruit, et non celle qui se
crée. Ils sont également la moralité qui s'éteint, la probité qui
défaille, la santé qui s'étiole. A leur contact l'âme et le sang du
peuple se corrompent également.
IX. — Nous avons traité ce point par avance tandis que nous
recherchions les voies et moyens financiers de la Réforme M01-
celliste. Rappelons seulement au lecteur que nous souhaitons
une révision du Code pénal dans un triple but: i° que soient
— 32(5 —
définis et punis les délits nouveaux en particulier, les manières
modernes d'escroquer et filouter, que la complexité toujours plus
grande d'un Crédit fondé sur l'Anonymat des sociétés par actions
et des valeurs au porteur a rendu possibles; — a0 Que l'amende
soit dans la plus large mesure possible substituée à la prison, et
qu'elle soit fixée proportionnellement au patrimoine du coupa-
ble, afin qu'il y ait égalité pour tous dans le châtiment, et que
celui-ci devienne effectif pour le riche;—3°Qu'une procédure soit
instituée en vue d'aboutir à la confiscation au profit des victi-
mes, et, à leur défaut, au profit de l'Etat de tous les gains réa-
lisés par l'acte ou pour 1 industrie coupable.... en sus, bien
entendu, de l'amende infligée à titre de châtiment direct.
Dans une société dont les valeurs au porteur auraient disparu,
et où il serait par conséquent aisé d'évaluer et d'atteindre le
patrimoine entier du coupable, on conçoit combien dépourvue
de sécurité et précaire dans ses profits deviendrait l'industrie des
coquins aujourd'hui si paisible et si fructueuse.
CHAPITRE XVII
EN PLEIN RÉGIME
CHAPITRE XVIII
Deuxième partie.
VOIES ET MOYENS
CHAPITRE XII.
— Introduction à l'exposé des voies et moyens
du régime morcelliste 287
CHAPITRE XIII.
— Mesures propres à conjurer la ruine de la
propriété acquise par le travail, c'est-à-dire des pro-
priétés déjà constituées •
. . 243
1. Propriété normale. Tendance de la propriété paysanne
— 38^ —
et de l'atelier familial à devenir Propriété normale.
Cruautés légales contre la petite propriété; II. Frais
de transmission. Les distinguer deé droits. Iniquité
de la Procédure contre les petits patrimoines. La
protestation de Le Play. Ne chercher le remède, ni
dans une moindre perception fiscale, ni dans une
réduction des tarifs, ni dans une simplification de
procédure, ni dans une modification du droit civil.
III. La réforme proposée, la loi à faire 244
IV. L'article 827 du Code civil. Il ruine l'esprit de
famille. Les contradictions de l'article 822. V. L'ar-
ticle 885 du Code de Procédure civile 252
VI. Frais de la justice civile et pénale, ils frappent très
inégalement le riche et le pauvre. Nécessité d'insti-
tuer un conciliateur communal, et de graduer l'a-
mende à la fortune du coupable 254
VII. Les tarifs spéciaux violent le principe de l'égalité
des transports au profit de la grande propriété et
contre la petite 256
VIII. Le Crédit, injustice de son état actuel 257
IX. L'Assurance devoir d'Etat, ses deux éléments.
Grands et petits propriétaires 259
X. Les impôts indirects écrasent la petite propriété et
favorisent la grande. Un sophisme de M. Paul
Leroy-Beaulieu. 260
XI. L'impuissance des faveurs d'Etat à maintenir la
grande propriété met en relief sa faiblesse intime. 262
.
XII. Le Homestead, son origine. Le point de'vue des
sociologues européens. Les conditions essentielles
de l'institution
CHAPITRE XIV.
; ....
— Mesures propres à provoquer la constitu-
263
Troisième Partie.
EN PLEIN RÉGIME
CHAPITRE XVIII. — Le Morcellisme et la vie économique et
sociale. — I. La future société collectiviste et les
réticences de Jaurès. La future société Morcelliste
et ses grands traits. H. Toute la propriété offerte
au seul travail. Certitude de la récompense pro-
portionnelle au mérite. III. Ramenons aux champs
les prolétaires de la ville, mais comme propriétai-
-,.392 W,
res.'-Le Morcellisme, repeuplera les campagnes et y
>
.........
l'héritage ; sa valeur économique. L'héritage aboli
renaîtrait de lui-même.
XVI. La guerre et les propriétaires-travailleurs. Le
Capitalisme. Vers la Paix.
366
. . . . . . .
373
.
1 fr. »»
.
1. Les volumes de cette collection so vendent aussi reliés avec uno augmenta-
tion do 1 franc pour la série in-S cl de 0 fr. 5o pour la série in-18.