You are on page 1of 407

Le socialisme libéral, ou

Morcellisme / par Camille


Sabatier,...

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Sabatier, Camille (1851-19..). Auteur du texte. Le socialisme
libéral, ou Morcellisme / par Camille Sabatier,.... 1905.

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart


des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le
domaine public provenant des collections de la BnF. Leur
réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet
1978 :
- La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et
gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment
du maintien de la mention de source.
- La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait
l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la
revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de
fourniture de service.

CLIQUER ICI POUR ACCÉDER AUX TARIFS ET À LA LICENCE

2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de


l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes
publiques.

3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation


particulier. Il s'agit :

- des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur


appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés,
sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalable
du titulaire des droits.
- des reproductions de documents conservés dans les
bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont
signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque
municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à
s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de
réutilisation.

4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le


producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du
code de la propriété intellectuelle.

5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica


sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans
un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la
conformité de son projet avec le droit de ce pays.

6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions


d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en
matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces
dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par
la loi du 17 juillet 1978.

7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition,


contacter
utilisationcommerciale@bnf.fr.
SOCIALISME LIBÉRAL

ou

ANCIEN DÉPUTÉ

PARIS
V. GIÀRD & E. BRIÈRE
LIUnAIIlKS - ftDITKUnS
lG, HUE SOUFFLOT, ET IQ, RUE TOULLIER

I0° 5
LE
LE

OCIALISME LIBÉRAL

ou

MORCELLISME

ANCIEN DEPUTE

PARIS
V. QIARD & E. BRIÈRE
LIHHAIIU'.S- liniTKURS
l6, RUE SOUFFLOT, ET IQ, RUE TOULLIER
I905
CHAPITRE I

LE FONDEMENT JURIDIQUE

I. — LES LOIS' ACCESSIBLES A L'OBSERVATION. — II. LES PREMIÈRES


PROTESTATIONS DE PRIMUS. — III. DEVOIR AUX AUTRES. DROIT
POUR SOI. — IV. PRIMUS CENTRE ET RAISON D'ÊTRE DU MONDE, PRÉ-
TEND A LA DOMINATION. — V. PRIMUS SE HEURTE A SECUNDUS.
—VI. LA FAMILLE FAIT L'ÉDUCATION SOCIALE DE L'HOMME. — VII. LA
SCIENCE CONSTATANT L'ÉGALITÉ NATURELLE DES HOMMES PROCLAME
L'ÉGALITÉ
DES DROITS.
VIII. — ANALYSE DE LA FORMULE DU DROIT AU LIBRE DÉVELOPPEMENT.
LE DROIT A LA LIBERTÉ. A LA SÛRETÉ. IX. LE DROIT A L'ÉGA-

LITÉ.
— X. L'ÉGALITÉ DES DROITS N'IMPLIQUE PAS
L'ÉGALITÉ
DE
FAIT. INÉGALITÉS DE NATURE ; INÉGALITÉS NÉES DE L'OEUVRE DES
HOMMES.
XI. — CERTITUDE DE LA DÉMONSTRATION DU DROIT FONDÉE SUR L'OB-

SERVATION UNIVERSELLE DE LA NATURE DE L'HOMME. — XII. LA


CONFIRMATION PAR L'EVOLUTION.

I. — La Définition, ditSocrate, montre dans la notion générale


la vraie raison des choses. Ainsi comprise la Définition était,
d'après le philosophe, un des deux procédés de cette partie de la
dialectique qu'il appelait Maïeutique, ou accouchement des âmes
grosses de la vérité,
Voilà bien précisément le service que Montesquieu rendit à
i
l'âme humaine, — celui de l'accoucher d'une vérité dont elle
était grosse, —le jour où ilformula sa majestueuse définition des
lois. « Les Lois sont les rapports nécessaires qui dérivent de la
nature même des choses ». A peine énoncée, cette définition
s'imposa à l'Intelligence universelle. La Science qui, dès avant
étudiait déjà les choses dans leur nature et leurs réciproques rap-
ports, s'empara de cette définition et revendiqua le droit à une
recherche jusqu'alors interdite, celle des lois et en particulier
des lois morales.
Or c'est la recherche d'une de ces lois morales que notre sujet
comporte. A la clarté de la définition de Montesquieu, nous
rechercherons quelles sont juridiquement les relations de l'homme
avec les choses et son action sur elles ; ou plus exactement
encore quelle est la nature de l'homme en tant qu'elle réagit sur
les objets extérieurs. Cette étude en se développant nous amènera
à des définitions de haute importance et à des principes fonda-
mentaux.
II. — Mais l'homme, sujet même de nos observations, en quel
temps, en quel lieu allons-nous l'observer ? Eh ! Qu'importe? Si
c'est sa nature même que nous devons étudier, et non les moda-
lités de son existence, nous trouverons l'homme partout sembla-
ble à l'homme. Néanmoins il nous paraît préférable, en vue d'une
plus grande clarté du raisonnement, de ramener l'homme à sa
simple nature, de le dépouiller de toutes les parures et de tous
les masques de la vie civilisée, et de supposer l'Homme primitif.
L'Homme primitif n'est d'ailleurs pas une fiction. Aussi bien
d'après les polygénistes qui admettent plusieurs Adam, que sui-
vant les monogénistes qui'ne croient qu'à un couple primitif, il
est certain que l'Humanité a eu un commencement.
Voici donc Primus... Il est nu ; la bise le mord... Il se plaint.
Le serpent le pique... Il crie. La faim le tourmente... 11 s'élance
vers le fruit sauvage.
— 3 —
III. —;Ce faisant qu'a-t-il fait, si ce n'est obéir à une impulsion
naturelle contre laquelle sa volonté eût été impuissante à préva-
loir, De tels actes n'ont été ni capricieux ni arbitraires: être vivant,
Primus ne peut ne pas vouloir vivre, être actif, il ne peut pas
ne-pas vouloir agir ; (i) et il n'est pas une minute de son exis-
tence où il ne soit déterminé par cet instinct. Aussi ne pourra-
t-il apercevoir le monde extérieur que sous le point de vue et
sous l'empire de cette préoccupation qui constitue le canevas
même sur lequel se brodent toutes ses sensations et toutes ses
pensées. C'est donc par rapport à lui-même qu'il envisage
le Monde extérieur. Primus est à lui-même sa fin, et le Monde
entier doit concourir à cette fin et y servir. Les rapports qui
l'unissent aux choses partent de lui et lui font retour. Tous les
objets lui apparaissent ainsi comme lui étant subordonnés.
Cette conception cosmogonique qu'atteste toute l'Histoire, et
dont les livres primitifscontiennentl'expressionnaïve, estaujour-
d'hui encore celle de l'immense majorité, peut-être même de l'u-
nanimité des hommes. Tout nous apparaît comme tenu de nous
être utile, ou du moins de ne point nous nuire, et l'enfant que le
caillou a fait buter, fait grief au caillou et le frappe du bâton
pour avoir manqué à son Devoir.
Ainsi tout nous apparaît sous un angle de subordination et
d'utilité qui, suivant nôtre appréciation instinctive, formule le
Devoir des êtres extérieurs vis-à-vis de nous. Par voie de consé-
quence, la sensation que nous avons de ce Devoir des êtres vis-
à-vis de nous, nous l'appelons notre Droit.
Plus tard, lorsque ayant exercé son jugement l'Humanité sera
sortie de cette période enfantine dans laquelle on frappe du bâton
le caillou qui nous a fait tomber, on distinguera les êtres en res-
ponsables et irresponsables.Dans les premiers seulement on s'ha-

(t) Sauf folie, c'est-à-dire perturbation des impulsions naturelles.


-4-
bitueraà reconnaître le Devoir. Mais le Droit dont l'Homme conti-
nueraà se considérer comme la source et le siège, ce Droit, au nom
duquel nous prétendons vivre et agir et au nom duquel nous
subordonnerons le Monde extérieurà la nécessité de notre exis*
tence et de notre activité, ce Droit nous continuerons ainsi à
l'exercer ou à prétendre l'exercer sur les choses et nous appré-
henderons celles-ci, et nous les déclarerons nôtres.
Mais nous avons en ces quelques lignes résumé l'évolution de
plusieurs centaines de siècles. 11 importe d'étudier suivant quel-
les étapes cette évolution s'est produite. Pour ce faire revenons
à Primus.
IV.

Nous l'avons Vu se considérant comme la fin et la raison
d'être de tout ce qui existe, et, par un instinct irrésistible, consi-
dérant le Monde comme subordonné à lui. Sa nature d'être actif
et intelligent, c'est-à-dire d'être humain, projette au dehors de lui
sur les autres êtres, sa propre prétention à ce que ceux-ci lui
soient utiles sï son activité l'exige, et du moins en tout cas non
nuisible ; tandis que cette même nature place en lui-même la
source de cette prétention à la subordination des autres êtres et
lui en donne conscience comme, d'une nécessité de son propre
être, comme d'un rapport nécessaire entre lui et les autres êtres,
rapport dérivant de leur nature respective. Si donc, nous rappe-
lant la définition de Montesquieu, nous supposions Primus maître
dès lors du langage moderne, nous l'entendrions nous dire :
« Etre vivant, je ne peux pas ne pas vouloir vivre; être actif, je ne
peux pas ne pas vouloir agir, c'est-à-dire m'étendre, me dévelop-
per en tous sens sur le Monde qui. m'entoure. Et il en est ainsi
de par ma nature et les rapports qui m'unissent nécessairement
au reste des choses».
«C'est ma Loi.., ma loi d'êtru humain. Cette Loi je ne puis pas
ne pas la faire respecter par les autres êtres à qui, s'ils sont cons-
cients, je l'imputerai à Devoir. Je ne puis davantage m'en dégager
— 5 —
moi-même parce que je ne puis sortir de ma propre nature ; je ne
puis pas ne pas maintenir, exiger des autres êtres ce Devoir ;et c'est
précisément dans cette Conscience que j'ai nécessairement- de la
nécessité où je suis d'exiger d'autrui l'accomplissementdu Devoir
que réside mon Droit...., mon droit d'homme».
Et tout cela il le résumera, il le synthétisera en une seule
phrase : « Par ma nature d'homme, j'ai droit à l'inviolabilité de
mon existence et au libre développement de mes forces et facul-
tés ».
V. — Vienne maintenant Secundus, et vienne Tertius, et cha-
cun pour son propre compte, au nom de la même nature
humaine, s'autorisant de la même Loi, revendiquera le même
Droit à l'inviolabilité de son existence et au libre développement
de ses forces et facultés. Mais chacun d'eux affirmant son Droit
pour lui-même le déniera aux deux autres. Ils se battront pour
le fruit sauvage : et se sentant rivaux, ils essayeront de se tuer,
ou tout au moins de s'asservir, à moins que, pris de peur, ils ne
s'enfuient et ne s'isolent.
VI. — Mais si loin qu'ils aillent, les fugitifs n'iront point seuls.
Un instinct commun à toute l'animalité aura fait s'unir les sexes.
Mais, par un phénomène spécial à la race humaine, et qui, plus
que tout autre, expliquera de celle-ci la prochaine grandeur, il
arrivera que l'acte accompli, les sexes ne se répareront pas.
L'homme a voulu garder près de lui sa compagne, soit qu'un
désir à peine assouvi un autre déjà s'annonce, soit que dans la
vie en commun la sécurité de chacun soit plus assurée que dans
l'isolement, soit qu'entre êtres doués de langage i échange des
pensées soit déjà une satisfaction etpeut-êtreunbesoin, soit enfin
que déjà se soit développée entre les deux unis une habitude affec-
tueuse, —-vraisemblablementmême pour toutes ces causes réu-
nies, — le ménage s'est créé, Viendra le jour de l'enfantement, et
l'homme assistera à la délivrance Par affection pourElleil acceptera
— 6 —
l'enfant qui leur sera né, et peu à peu s'habituantàlui tandis qu'il
grandira, se prendra à l'aimer. Dés lors sera créée la Famille...,
la Famille, ce microcosme qui suffit à lui seul pour expliquer la
Société tout entière, pour expliquer l'Humanité. C'est en effet
qu'en ce milieu de réciproque confiance, la sociabilité humaine
se développera sous toutes ses formes et sous tous ses aspects.
Dans l'ordre économique, s'y établira la pratique de Xéchange des
services, suivant des attributions spéciales réparties selon l'âge
et les forces, c'est-à-dire selon les aptitudes, et cet échange
de services sera un grand lien, — non le seul, — de la Société
humaine. Les observations s'échangeront également et les intel-
ligences se contrôleront, se compléteront, s'éduqueront l'une par
l'autre et la connaissance humaine naîtra. La sympathie s'y exer-
cera et prédisposera l'âme aux mouvements affectifs.
Enfin dans les conflits qui surgiront entre frères, le père de
famille, pour rendre moins rude son intervention, s'efforcera de
l'appuyer sur le Droit, et ce Droit il le trouvera dans ce fait,
qu'entre frères, sûrement égaux par nature puisque nés des
mêmes origines, l'affirmation par l'un d'eux du droit au libre
développement des forces et facultés et à l'action sur les choses,
impliquera logiquement la reconnaissance d'un Droit identique
pour les autres. C'est également au nom du Droit, de ce Droit
que porte en soi, nous l'avons vu toute personne humaine, par
la seule qualité et au seul titre de personne humaine, que la mère,
aidée peut-être de ses enfants, protesteracontre ledespotisme con-
jugal, s'il devient excessif. Ainsi la Famille apparaît-elle, comme la
Société apparaîtra bientôt, maintenue par un puissant agent éco-
nomique, l'échange des services, éclairée par les premières lueurs
scientifiques nées de l'échange des connaissances, consacrée par
la puissance morale de la sympathie, cimentée enfin, comme en
son fondement, par et sur le Droit, le Droit formule et sauve-
garde de l'autonomie de la personne humaine.
VIII. — Quel besoin avons-nous maintenant de rechercher
les diverses étapes, d'étudier l'évolution du Progrès humain ?
Quelle nécessité de nous aventurer dans une recherche qui solli-
cité bien plus l'imagination que la Science, puisque pour les temps
primitifs où se firent les étapes décisives, manquent les docu-
ments et les observations? De cette Famille primitive que nous
avons pu connaître parce qu'elle est de tous les temps et de tous
les lieux, et, — en tant que famille naturelle, celle du père de la
mère et des enfants,— toujours semblable à elle-même,passant par-
dessus les âges des premières sociétés aux traces évanouies, nous
arrivons à cette époque relativement moderne où, désabusé par
l'expérience des classifications linguistiques ou ethniques, des
groupements factices de la politique, des divisions religieuses,
mères des pires haines, les hommes, à la clarté d'une Science
impartiale, s'étant rencontrés, étudiés et comparés dans tous les
continents et sous tous les climats, se sont tous reconnus doués
d'une nature semblable, et, s'étant réciproquement salués du
nom d'homme, ont dû en bonne logique se reconnaître les droits
qui découlent de la seule nature humaine, dont Primus nous
donnait déjà la formule. Ils se sont reconnus le Droit au libre
développement des forces et facultés. De même que dans la
Famille l'objectif avait été de maintenir l'accord et l'harmonie entre
ces droits, de même ils recherchèrent le moyen de maintenir
l'accord et l'harmonie entre tous ces hommes qui venaient de se
reconnaître frères par la nature ; et pour remplacer l'autorité
paternelle, ils instituèrent, en cas de conflit, au-dessus de tous,
l'impartiale et impersonnelle autorité des lois. L'ère d'une civi-
lisation de plus en plus pacifique sera ouverte.
VIII. — L'Homme a droità l'inviolabilité de son existence etau
libre développement de ses forces et facultés... Voilà donc une
formule acquise. Analysons-la maintenant et recherchons ce qui
en découle expressément ou par voie de conséquence nécessaire,
— 8 —
Le droit au libre développement, c'est, plus succinctement dit,
le Droit à la Liberté. S'il pouvait y avoir une hiérarchie entre les
droits que les hommes tiennent de la seule nature, celui-ci appa-
raîtrait vraisemblablement comme le premier. 11 fut le premier
formulé, car dès que deux hommes furent en présence et se
heurtèrent, chacun d'eux, instinctivement l'affirma en lui et
pour lui-même. Le chant de triomphe du vainqueur fut la procla-
mation de son droit triomphant, la plainte du vaincu, la protes-
tation de son droit outragé. La Liberté fut la-seule passion qui
inspira les révoltes antiques : et à l'élite des hommes, la mort
parut toujours pré/érable à la servitude.
Proclamer le droit à la Liberté, c'est en outre, et virtuellement
en proclamer un autre : le droit à l'existence, ou autrement dit,
à l'inviolabilité de la vie, ou encore, pour employer le langage
de la Révolution, le droit à la Sûreté. Respecter la Liberté d'au-
trui, n'est-ce pas,à plus forte raison, respecter son existence?
Observons même qu'à un autre point de vue encore ce droit à
la Sûreté, se confond avec celui de la Liberté, car l'être à qui n'est
pas assuré le droit de considérer sa vie comme assurée au regard
des autres hommes est privé de la quiétude sans laquelle le déve-
loppement normal et complet des facultés est impossible. La
Liberté morale, née du sentiment d'une pleine sécurité, est une
condition nécessaire de la Liberté.
IX. — Mais il est un troisième droit qu'à côté du Droit à la
Liberté et du Droità la Sûreté, la Révolution devait proclamer :
le Droit à l'Egalité. Bien que la civilisation antique l'aitméconnu,
ce droit ne procède pas moins directement de la nature humaine
elle-même ; et la formule en laquelle nous avons pu traduire les
premières protestations des premières victimes l'attestait impli-
citement. Si je veux vivre et me développer, nous disait Primus,
c'est que c'est ma nature, c'est que c'est ma loi Ainsi est-ce le
1

seul titre d'être humain que Primus invoque comme fondement


— 9 —
du Droit illimité. Et c'est ce seul et même titre que tousleshom-
mes, proclamés semblables par nature, auront à invoquer pour
obtenir un droit également illimité. L'Egalité de laNature humaine
impliquera l'Egalité des droits entre les hommes, ou, en d'autres
termes, pour tous les hommes, le Droit à l'Egalité.
C'est à bon droit certes, que les philosophes, du moins ceux
de la Révolution, ont appelé ces droits à la Liberté, à la Sûreté —
nous dirions aujourd'hui Sécurité, — à l'Egalité, des droits ttatti-
tels, puisqu'ils ont. leur fondement dans la nature de l'homme.
Comme l'homme ne peut aliéner sa propre nature, ne pouvant
cesser d'être homme, ils ont dit également que les droits qui se
fondaient sur cette nature étaient par essence inaliénables. Ils ont
ajouté, avec la même logique, que quelque lontaine qu'ait été
l'époque où aura commencé la violation d'un de ces droits natu-
rels,la protestation restera toujours ouverte. La permanence de la
nature humaine, chez celui qui est opprimé suffit à attester la
permanence du Droit, et proclame que celui-ci est imprescrip-
tible.
X. — Mais l'Egalité des droits n'implique pas l'égalité dans les
faits. Les forces et les. facultés de chacun des hommes sont d'in-
tensité très variée. Abandonnés en pleine liberté à leur déve-
loppement autonome, les hommes apparaîtront, intellectuelle-
ment et moralement plus encore que physiquement, de taille
fort inégale. Sous réserve de ce que nous enseignera la doc-
trine de la Solidarité qu'il serait prématuré d'exposer ici, obser-
vons dès maintenant que la souffrance qu'en pourra endurer
Primus en considérant qu'il est resté malgré la liberté qu'il a eue
de se développer pleinement, de moindre taille physique, intel-
lectuelle ou morale, que Secundus ne sera jamais de même sorte
que celle qu'il eût ressentie, si l'oppression fût venue l'arrêter
dans son légitime développement. Dans la pratique de la vie, les
hommes ne sont enclins à discerner entr'eux, que les inégalités qui
10 —
se mesurent à des signes matériels. Encore certaines d'entr'elles,
comme les inégalités de la taille physique, apparaissent-elles,
sauf quand elles sont extrêmes, comme indifférentes ou négligea-
bles. A d'autres inégalités, telles que celles de beauté et de santé,
les hommes se résignent assez aisément comme à une fatalité qui
n'est imputable à personne. La protestation ne devient énergi-
que, accusant une souffrance plus tenace, que quand l'inégalité
apparaît aux deshérités comme plutôt imputable à l'action des
autres hommes, soit directe, soit indirecte comme il advient du
fait des mauvaises '.oh qui engendrent d'injustes inégalités de
fortune ou d'influence. Les malheureux pardonnent au sort ; ils
ne pardonnent nia l'oppression ni à l'injustice.
A la vérité, à mesure que sa vue devient plus perçante, l'es-
prit humain discerne de plus en plus, dans les inégalités de fait
imputables au sort, une indirecte influence et, du même coup,
une certaine responsabilité de l'état social. Nous verrons plus
tard, comment à ces responsabilités imprécises et anonymes.de
l'organisation sociale dans les infortunes individuelles, il sera
possible et juste de remédier par les mesures qu'inspire le prin-
cipe de la Solidarité. Mais ce principe même découlera de la for-
mule même que nous avons vu l'instinct humain proclamer de
tout temps, le droit au libre développement, droit qui contient
implicitement en même, temps que la proclamation de l'inviolabi-
lité de la vie humaine, celle de la Liberté et de l'Egalité des
droits.
XI. — Nous avons conscience qu'en recherchant dans les rap-
ports "nécessaires de la Nature humaine avec le Monde extérieur,
c'est-à-dire dans ce qui est certain, permanent et universel, la loi
de l'Humanité, nous n'avons pu errer. L'âme humaine est un livre
ouvert à tous les yeux. Nos lecteurs y lisaient en même temps
que nous-même, et nous ne croyons pas qu'un seul d'entre eux,
tandis que nous mettions dans la bouche de Primus et de Secun-
dus \si formules de revendication de son droit naturel, nous
ait taxé de fantaisie. Ce que Primus et Secundus affirmaient,
notre propre conscience l'affirmait en même temps et nous sen-
tions d'un sentiment invincible que la conscience humaine l'avait
à toute époque affirmé. Quelle vérité sera plus éclatante que celle
qui a pour elle le consensus de tous les hommes au cours de tous
les siècles!

XII. — Et cependant, comme il est de prudente pratique, en


Science sociale, de n'accepter que sous bénéfice d'inventaire les
assertions qui ne s'appuient que sur un seul ordre de faits ou de
constatations, et ne sont justifiées que par un seul procédé de rai-
sonnement, nous ne pouvons pas ne pas indiquer dès ce moment
la voie dans laquelle il sera facile à nos lecteurs de trouver la jus-
tification, a posteriori, delà doctrine libérale et égalitaire. L'évo-
lution des faits historiques démontre en effet qu'un régime de
plus en plus conforme aux principes de Liberté, d'Egalité, de
Sûreté s'instaure et se consolide dans l'Humanité à mesure que
celle-ci se développe et s'épanouit dans une plus haute puissance
sur la Nature entière, dans une vie intellectuelle plus intense et
dans une conception plus claire de ses fins morales. De plus en
plus l'homme moderne sentie prix de laviehumaine ; de plus en
plus il veut être libre, de plus en plus il veut être traité sur un
pied d'égalité avec ses semblables. Le développementprogressif
des idées libérales, égalitaires et pacifiques, apparaît comme un
fait indiscutable d'évolution universelle, comme la conséquence
du jeu naturel et nécessaire de l'universelle activité humaine.
Si donc la Raison d'une part et le sentiment de notre propre
nature, c'est-à-dire notre Conscience, si d'autre part le témoignage
universel et permanent de la pratique humaine nous y convient
également, nous pourrons sans crainte proclamer droits naturels
et imprescriptibles de l'homme la Liberté, la Sûreté, l'Egalité...
Ce faisant, nous aurons répété, précisément dans son texte même,
— 12 —
l'article 2 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen
Il n'y manquera qu'un seul mot : les philosophes de la Révolu-
tion reconnaissaient er> effet un quatrième droit naturel et impres-
criptible : la Propriété. La Propriété est-elle vraiment ce que le
croyaient les législateurs de 1792 ? N'est-elle pas au contraire
digne de tous les anathèmes dont l'accablèrent les Pères de l'E-
glise?... le Monstre qui déchaîne, au témoignage d'une école
moderne, tous les fléaux sur notre Société ? Tel est le sujet que
nous allons aborder dès le chapitre suivant et qui ira se déve-
loppant au cours même de tout ce livre.
CHAPITRE II

LA GENÈSE DE LA PROPRIÉTÉ

1. MULTIPLICITÉ DES HYPOTHÈSES SUR LES FORMES PRIMITIVES.


— Il
VANITÉ DE LA RECHERCHE PRÉHISTORIQUE.
— CHOIX D'UN EXEMPLE
HISTORIQUE DE LA NAISSANCE D'UN STATUT DE PROPRIÉTÉ.
111. L'AFRIQUE SEPTENTRIONALE DANS LA PÉRIODE IMMÉDIATEMENT

ANTÉRIEURE A L'INVASION ARABE. ANARCHIE ET SUBORDINATION DES


Roun AUX INDIGÈNES. — IV. L'INVASION. DÉVASTATION GÉNÉRALE

ET MASSACRE. — V. CONFISCATION UNIVERSELLE DE LA PROPRIÉTÉ


INDIVIDUELLE. TOUTE TERRE APPARTIENT A LA TRIBU. ETAT DES
ROUN SURVIVANTS.
— VI. Du SORT DES ROUN ACCUEILLIS PAR LES
KABYLES. CONSTITUTION DES DEUX ço/s, DE vanaia ET DE LA PRO-
PRIÉTÉ INDIVIDUELLE UNIVERSALISÉE.
VIII. LE PLEIN RÉGIME DE LA LOI MUSULMANE. DÉNUMENT NOMADE.
LE PARTI DES ANCIENS ROUN. — IX. RECONSTITUTION CONSENTIE
DE LA PROPRIÉTÉ PRIVÉE. LE Melk. EVOLUTION DE LA PROPRIÉTÉ
VERS LE STATUT FAMILIAL. — X. DEUXIÈME SORTE DE Melk CRÉÉ
PAR FAVEUR DE PRINCE. — XI. LE MELK DU TRAVAILLEURJAILLIT
DES FAITS ÉCONOMIQUES ; LE MELK CAPITALISTE CRÉÉ PAR LE POU-
VOIR POLITIQUE. — XII. PROPRIÉTÉ CAPITALISTE ET PROPRIÉTÉ DU
TRAVAIL SE RENCONTRENT PARTOUT. — XIII. Nous INSTITUONS LE
CAPITALISME EN KABYLIE.
->4-
I. — Existant au cours de. toutes les époques que nous révèle
l'Histoire et reconnaissable chez presque tous les peuples, la
Propriété nous apparaît comme un fait universel, bien avj»nt que
d'aucuns la proclament un Droit. Avant de l'étudier en tant que
droit, il convient de la constater en tant que fait, et de rechercher
les conditions de son origine, de sa genèse historique.
Nous disons historique, et nous entendons borner à cela nos
recherches, quoique beaucoup aient cru trouver un aurai* et une
utilité particulières, à étudier l'origine de la Propriété dès les pro-
fondeurs de la Préhistoire.
De Grotius à Rousseau, d'Herbert Spencer à Emile de Laveleye,
combien se sont ingéniés à imaginer la forme sous laquelle la
terre et les premiers biens furent possédés par les premiers hom-
mes ! Notre avis est qu'aucune recherche n'est plus vaine, car
toutes les hypothèses formulées sur ce point paraissent également
vraisemblables.
Pour tels polygénistes, les premières familles humaines nées
sur des points divers du globe, véritables humanités distinctes,
s'ignorant les unes les autres et chacune créant sa langue, erraient
si rares sur la terre si grande, cueillant les fruits sauvages au
hasard des campements. Même plus tard, quand naquit la prati-
que des ensemencements, les parcelles à ensemencer étaient
choisies chaque année suivant les circonstances, puis chaque
année délaissées. La terre était res nullius ; et elle restait n'ap-
partenant à personne, parce qu'aucun conflit dans les modes de
l'utiliser n'apparaissant possible, personne n'ayant intérêt à l'ap-
proprier.
Pour d'autres auteurs, les chefs des familles primitives durent
se considérer comme propriétaires de leurs terrains habituels de
chasse et de culture. Plus tard, quand dans la famille accrue et
parmi les générations multipliées, l'éloignement des degrés eut
— 10 —»
affaibli le sentiment de la parenté, la Famille se scinda, essaima
et ce furent les chefs d'essaim qui devinrent propriétaires.
Il en est encore parmi les préhistoriens, qui relevant dans
les plus anciens livres la tradition des partages entre enfants,
estiment que pour prévenir les conflits entre frères, le père de la
Famille primitive allouait une part propre à chacun des enfants
quand ceux-ci arrivaient en âge de travaille^. Plus tard.lorsqu'aux
famillesisolées, séparées par lapeurquel'hommeinspireà l'homme,
se substitua un état de primitive société, c'est-à-dire la cité pri-
mitive chez les sédentaires, la première horde chez les nomades,
le nouveau régime laissa, à chaque famille ses champs, comme
? chaque guerrier ses armes. En tout cas l'habitude de la pro-
priété individuelle étant prise, les champs furent partagés autour
de la jeune cité.
D'autres sociologues veulent au contraire que la première cité
ait mis la terre en commun; et pour accroître sa cohésion, subs-
titué la règle commune, le droit social, à la pratique du droit
individuel.
11.
— Au demeurant personne ne sait rien et ne saura jamais
rien de ce qui s'est passé à l'origine des choses. Ce qui semble
le plus vraisemblable, c'est que chacune des familles primitives,
puis chacune-des primitives sociétés ont dû se constituer un
régime propre, et cela permet de croire que tous les construc-
teurs d'hypothèses ont eu raison également, et que peut-être
même leur imagination n'est pas parvenue à reconstituer toutes
les combinaisons sociales inventées, au regard des biens, par les
primitifs législateurs. En tout cas, dès que l'Histoire apporte ses
premiers documents, c'est pour nous montrer tels peuples
vivant sous un régime de propriété individuelle, tels autres
sous un régime de propriété collective ; d'autres enfin chez qui
les deux formes de propriété coexistent.
Ecartons donc comme stériles les spéculations hasardées sur
— 16 —
l'Humanité primitive. Elles ne sont susceptibles de comporter
aucun enseignement. Mais faut-il nécessairement remonter aux
origines de l'Humanité, pour assister à la naissance de la Pro-
priété individuelle ? Non, car tout universelle dans le temps et
dans l'espace qu'elle apparaisse, la Propriété individuelle subit
par intervalles et par endroits des éclipses. Elle renaquit ensuite ;
et c'est précisément à l'une de ces renaissances que l'Histoire et
les documents permettent de reconstituer avec une suffisante
précision, que je tiens à faire assister le lecteur. L'enseignement
qu'il en retirera sera de grave importance.
III. — Ce fut un peu avant le milieu du xi« siècle que la
grande invasion arabe, nombreuse d'un million d'hommes, d'a-
près Ibn Khaldoun, s'abattit sur le Maghreb où déjà d'ailleurs le
nom arabe était connu et redouté, car plus de deux siècles avant
des bandes islamiques conduites par Tarik avaient traversé le
pays.
Le Maghreb n'était-il pas d'ailleurs le pays où tous les peuples
se heurtaient? Les dominations carthaginoise, romaine, vandale,
bysantine étaient tour à tour passées, y laissant quelques débris
de race. Les routes du Midi africain y avaient successivement de
leur côté amené Ibères, Berbères et Nègres; et ces diverses races,
toutes en lambeaux, successivement greffées sur le vieux tronc
lybien, s'étaient profondément altérées les unes par les autres,
sans parvenir d'ailleurs à se fondre en une civilisation commune
et à former une nation.
Quand survint la Grande Invasion arabe, il y avait déjà depuis
trois siècles, vacance de gouvernement régulier. Sur toute l'éten-
due de la péninsule nord-africaine, de la Grande Syrie à l'Atlan-
tique, c'est sous la protection des peuplades indigènes qu'avaient
dû se placer les anciens colons de langue latine ou grecque, plus
nombreux à l'Est, très rares à l'Ouest, mais partout tombés dans
un état voisin de la barbarie aggravée par les tares et les mol-
— i; —
lesses qu'avaient laissées en eux la corruption du luxe de jadis et
la dégradation des successives déchéances.
Ces populations aveulies habitaient encore les plaines fertiles
du «Tellus » du « Tell» que leurs ancêtresavaient jadis conqui-
ses de haute lutte. Ils y vivaient sous la double menace des in-
cursions des grands nomades des Hauts-plateaux et du Sahara, et
de l'attaque des montagnards indigènes vivant dans les massifs
qui vont se développant tout au long de la péninsule africaine,
en particulier dans ceux de l'Aurès et du Djurdjura. Les colons
dureût, soit alternativement, soit simultanément, acheter la pro-
tection des uns contre les autres.
Mais l'alliance avec des pillards nomades est toujours une dupe-
rie. Seulsles montagnards sédentaires pouvaient offrir à leurs voi-
sins une protection constante. Aussi l'Aurès exerça-t-il une pro-
tection régulière sur la province d'Afrique et la partie orientale
de la Numidie, tandis que les Qiiinquegentieus furent sans doute
dans le Djurjura les chefs de la fédération qui étendit sa tutelle
sur le pays qui est actuellement la région d'Aumale et la Mitidja.
Sans doute des groupements politiques de même nature durent
se produire ailleurs. Les montagnards de l'Ouarensenis et, tout
à fait à l'Ouest, ceux de l'Idraren Deren marocain, durent exercer
une certaine hégémonie sur les pays environnants. 11 y aura là,
plus tard, l'explication historique de la réaction almohade, revan-
che de l'élément montagnard contre la domination des nomades
almorovides.
IV. — Tel était donc l'état du pays quand survint l'invasion,
catastrophe terrible dont il faut lire dans l'historien Ibn Khaldoun
l'effroyable récit. Pieux musulman, Arabe de naissance, Ibn Khal-
doun n'eût pas mieux demandé que de porter témoignage de
l'humanité et de la modération de ses compatriotes. Or l'historien
de l'invasion ne trahit qu'une seule inquiétude, celle de ne pas
trouver de mots capables de peindre dans toute son horreur l'oeu^
2
— i8 —
vre de destruction et de mort poursuivie par les envahisseurs
partout où ils purent atteindre. L'incendie fit partout place nette.
Les villes furent partout détruites de fond en comble, les fermes
abattues, les plantations anéanties, les arbres arrachés. Et si par-
faite fut l'oeuvre de destruction que de tous les monuments et de
toutes les demeures particulières qui avaient pu survivre à la
période anarchique, aucune ne resta debout. Dans tout ce pays
africain où nous ont tant frappés le nombre et la majesté des
ruines, un tombeau, masse inerte et impénétrable, colline de
pierre plutôt que monument humain, YHadjar er roumia, est la
seule construction restée debout dont l'origine puisse être repor-
tée aune dateantérieure à l'invasion.
V. — Un phénomènesocial fut le résultat de cette invasion, et
ce phénomène, c'est ce que, plus que toute autre chose, il nous
importe de fixer. C'est que la Propriété individuelle, régime
sous lequel vivaient dès l'installation de leur race, les cultivateurs
de la région tellienne, futradicalementaboliepartoutoù s'institua
le pouvoir des Arabes.
Comment en aurait-il pu être autrement ? Economiquement le
nomade, qui était devenu le maître du pays, ne conçoit pas la
Propriété individuelle : ne faut-il pas que la terre soit à tous pour
être ouverte aux troupeaux detous?Légalement le nouveau maî-
tre ne pouvait la tolérer car il était de foi musulmane ; or si la
loi de l'Islam dans l'Afrique du Nord, souverainement commen-
tée par Sidi Khelil, admet que parfois l'individu soit nanti sur le
sol d'un droit personnel, du moins ce droit ne doit-il pas, ne
peut-il pas porter atteinte à l'indivision, à la jouissance en com-r
mun de tous les co-ayânts droit. Sidi Khelil n'indique même pasde
procédure qui permette d'aboutir à la sanction nécessaire d'un
droit de propriété individuelle véritable, le partage en nature ou
la licitation. Politiquement enfin, comment la Propriété indivi-
duelle, institution jalousement conservatrice et fermée, n'aurait-
— i9 —
elle pas été tout d'abord odieuse à un vainqueur soucieux d'un
pouvoir illimité et despotique? Religieusement enfin, au nom
même de cette foi islamique qu'il menait et qui le menait par le
Monde, l'envahisseur ne devait-il pas détruire l'impiété de la
Propriété de la terre « de la terre qui est à Dieu », et mettre le
pays conquis à la disposition du Calife, représentant même de
Dieu ?
Tout lui commandait donc de faire table rase du passé : le
souci de ne laisser aucun point d'appui et aucun refuge aux espé-
rances du vaincu ; le besoin d'ouvrir la surface entière du sol au
pacage des troupeaux ; l'esprit et les tendances de sa législation,
les prescriptions de sa religion, et plus encore peut-être sa rage
forcenée de destruction. Et c'est pourquoi, à mesure que dans le
pays conquis, les tribus d'envahisseurs se déterminèrent des
territoires propres, la surface du sol, sans exception aucune, fut
déclarée Arcb ou collective de tribu. A ce moment un régime
collectiviste se trouva donc universellement institué.
Les biens ayant été confisqués pour la tribu, ainsi que l'attes-
tent les textes et que le voulait la logique des choses, qu'advint-
il des personnes ? Quelle que fût la soif de sang qui animait les
envahisseurs, ils ne purent anéantir la race entière des Rotins.
C'est le nom que les historiens arabes donnent à la population
conquise. Devant le torrent beaucoup de Roun s'étaient enfuis,
et avaient trouvé asile chez ces montagnards indépendants, au
pays inaccessible, à qui les liaient les pactes de protection des
temps antérieurs. Le Djurjura vit incontinent doubler sa popu-
lation, et, du même coup, le nombre de ses défenseurs contre
l'ennemi tant redouté. Les nouveaux venus furent accueillis en
frères, et sur un pied d'égalité avec les anciens habitants.
VI.

Sauf dans le fond extrême des étroites vallées, le sol de
Kabylie tout formé de montagnes rocheuses aux pentes escarpées
et parfois aussi abruptes qu'une paroi de muraille, ne vaut que
— 20 —
comme support pour le travail humain. Aux nouveaux venus
qui apportaient leur travail et leurs armes, on octroya une part
de la terre, et dans les villages agrandis on institua, on organisa
un régime de libre égalité consacrant la fusion complète des inté-
rêts et des races. Les Keba'ils, mot qui signifie confédérés, agrégés,
naquirent de cette union intime et brusque de deux peuples.
Comme c'était entre tous les villages qu'avaient été répartis les
nouveaux compatriotes, la division entre les nouveaux et les
anciens éléments reste manifestée par l'institution des deux cofs,
dont les vocables décèlent l'origine: on sait qu'il y a dans tout
village kabyle petit ou grand, —sauf dans les villages marabouti-
ques qui ne se créèrent que plus tard, et furent peuplés de mis-
sionnaires islamiques dont la pénétration fut une concession
faite ultérieurement aux Arabes vainqueurs,—dsuxçofs ou partis,
et seulement deux, dont l'un porte suivant les régions, le
nom de çof ou fclla, çof on malou, çoffoukani,\xo\s\wo\s qui veu-
lent dire çof d'en haut, et çofbxt aJJi. çof ou sammenr, çof
Tatbani qu\ veulent dire çofd'en bas. Conscients des devoirs que
leur imposait, au sein même de la Confédération ainsi formée, leur
communauté d'origine, tous les çofs d'en haut de tous les villa-
ges se fédérèrent entr'eux, et de même tous les çofs d'en bas ; et
entre tous ces villages indépendants et autonomes, et entre ces
fédérations de çofs, fut interposée l'institution de l'anaïa, — pro-
clamation de sauvegarde ou de cessation d'hostilité, — qu'il
appartint à tout individu de formuler dans les conflits entre
individus, à tout village dans les conflits entre villages, à tout
çof de tout village dans les conflits entre les deux çofs du village
voisin.
VII. — Laissons maintenant les réfugiés vivre en Kabylie sous
l'égide de coutumes énergiquement démocratiques et égalitaires,
et en un régime de propriété strictement individuelle, et recher?
*— 21 —
chons ce que devinrent ceux de leurs frères à qui la possibilité
de fuir s'était trouvée refusée.
Quand ils eurent assouvi leur soifde sang dans les combats et
les tueries qui en étaient la suite, les vainqueurs offrirent aux
survivants le choix entre la servitude ou la conversion à l'Islam.
C'est là ce que prescrit, dans son interprétation la plus humaine
et la plus généralement suivie, leur Loi aux musulmans victo-
rieux. Encore cette option ne fut-elle offerte qu'aux hommes du
Livre, — chrétiens ou juifs —, car les païens et idolâtres ne peu-
vent avoir que la servitude pour lot. Quant aux chrétiens qui
se convertirent, ils furent admis, eux aussi, sur un pied d'éga-
lité, dans la société des vainqueurs. Mais quelle distance entre
leur état social ancien et la vie nouvelle qu'on les invitait à par-
tager ! Sédentaires, ils s'agrégeaient à une tribu nomade ; pro-
priétaires, ils pleuraient leurs demeures abattues, leurs vergers
arrachés, leurs terres confisquées par la tribu dans le domaine
collectif de laquelle elles étaient tombées. Ils devenaient mem-
bres d'une Société jusque-là nomade qui ignorait la propriété
individuelle et ils venaient de faire profession d'une Religion qui,
si elle n'interdit pas formellement cette propriété, l'accable de
prohibitions propres à décourager tout travail individuel. Quant
aux filles des Roun, épouses ou captives, elles étaient devenues
le bien du vainqueur.
Rien plus, donc, ne subsistait pour les Roun asservis, de leur
état ancien fondé sur la vie sédentaire, la maison particulière, la
propriété individuelle et le travail autonome.
VIII. — Or, c'est en cet état précis des hommes et des choses
que va apparaître le point de départ d'une évolution nouvelle.
En même temps que le vêtement, laine et cuir, l'état pastoral
peut fournir à l'homme des aliments, — lait et viande. Mais
combien est cruelle la privation de toute céréale ! C'est à en
regretter le désert ou du moins le Touareg à Loul âpre et rude.
— 29 «—

Au lendemain de la dévastation générale et de la confiscation des


terres, cette privation s'imposa à tous. Elle fut insupportable à
tous, même aux nomades que jusqu'alors, en Syrie, en Egypte,
en Cyrénaïque, dans le Maghreb lui-même, le pillage avait ali-
menté. Maintenant tout était épuisé ; les greniers étaient vides et
les champs déserts. Les chefs de tribu invitèrent alors les Roun
esclaves après refus de conversion, et les païens asservis, à labou-
rer à nouveau et à ensemencer les parcelles propices du sol qui
tout entier maintenant appartenait à la tribu.
Mais les labours exigent des socs de charrue, cl von v, avait
plus de forge. Il fallait moudre le blé, et l'on avait .0\ttu les
moulins. Comment faire renaître un rudiment d'industrie ?D'ail-
leurs l'homme est ainsi fait qu'une amélioration de son existence
ne le rend queplus avide àpoursuivrede nouveaux progrès. Les
nouveaux maîtres du Maghreb ne se souvenaient pas sans regret
de cette abondance qu'ils avaient trouvée en y pénétrant et que
leurs pillages et leurs massacres avaient tarie. Enfin leurs nou-
veaux coreligionnaires, les Roun convertis, qu'excédait la
monotonie de la vie nomade, et dont l'inaptitude à la marche
faisait un embarras pour la tribu, poursuivaient sans cesse les
vainqueurs de leurs plaintes. Que ne leur rendait-on l'endos ?
Ils auraient vite relevé tout autour les murs de pierres sèches,
et, en son milieu, reconstruit la maison. Tout autour ils cultive-
raient des légumes, replanteraient les vignes, les oliviers, les
figuiers, grenadiers, jujubiers, amandiers, orangers. Ils capte-
raient des essaims d'abeilles ; et en quelques mois par les légu-
mes, en quelques années par les arbres, le mal serait réparé.
Alors les femmes du nomade seraient heureuses, car en échange
de la viande et du lait, de la laine et du cuir fournis par les trou-
peaux delà tribu, du blé récolté par les serfs ou Khammès, ks
nouveaux cultivateurs offriraient les fruits frais et secs, les légu-
mes les plus variés, l'huile, le miel et la cire. D'autres proposaient
— 23 —
d'installer des forges ; d'autres encore de construire des mou-
lins ; mais tous, cultivateurs ou artisans, y mettaient comme
condition qu'on leur reconnaîtrait un droit de propriété sur
l'atelier ou sur le champ. Et comment en aurait-il été autrement
de la part de propriétaires dépossédés, que la possession exclu-
sive de la compétence professionnelle rendait les maîtres d'impo-
ser leurs conditions à leurs nouveaux compatriotes stimulés par
la sensation des besoins économiques à satisfaire?
Bientôt vint le jour où les chefs de la tribu cédèrent. Le sou-
verain, le Sultan, ne tarda pas de son côté à sanctionner, tribu
par tribu, cette reconstitution de la propriété individuelle : j'ai
eu aux mains, comme avocat, un titre par lequel au xu« siècle,
le Sultan du Maroc, faisait concession à un chef de famille, sous
condition formelle de travail régulier, d'une olivette qui existe
encore avec ses arbres vieu : de plus de huit siècles, à moins de
six cents mètres de Tlemcen, au voisinage du cimetière euro-
péen.
Ainsi fut reconstituée, naissant sous la seule pression des be-
soins économiques et de la nécessité d'assurer la perpétuité et la
régularité du travail agricole, la propriété individuelle aux '* *ii-
tes précises et inviolables, le Melk susceptible d'être transmis
par aliénation et héritage.
Mais ici deux observations sont à faire : la première, c'est que
cette propriété privée.ce Melk,constitué en faveur du travailleur,
ne garda pas longtemps partout sa physionomie nettement indi-
viduelle. L'action du cadi et de la loi musulmane, de cette loi
qui refuse aux co-propriétaires toute procédure propre à faire
cesser l'indivision, soit par voie de partage, soit par voie de lici-
tation, finit à la longue par prévaloir. Dans la plupart des régions
arabes, ces Melk sont restés indivisément possédés par les mem-
bres de la famille issue du concessionnaire primitif. Chacun sait
toutefois, en quelle proportion il est propriétaire. Mais dans cer-
- - a4

taines autres régions où l'influence koranique, tout en étant


dominante, a dû compter avec l'ancien esprit berbère, la cou-
tume locale supplée aux lacunes de la Loi, et la pratique des par-
tages en nature a conservé à la propriété privée le caractère d'un
bien vraiment individuel, et il a maintenu un régime foncier
assez semblable à celui qui avait précédé l'invasion.
X. — La deuxième observation est plus importante : c'est
qu'on connut bientôt d'autres Melk que ceux institués en vue du
travail, en faveur des travailleurs. Comme toutes les agglomé-
rations humaines, les tribus arabes sont sujettes aux dissensions.
Telle famille de la tribu, à la suite de démêlés avec certaines
autres, cherchant à échapper à la double contrainte que crée la
communauté des intérêts et la communauté d'existence, se
tourna vers le Sultan. Celui-ci saisit souvent des occasions sem-
blables pour affirmer son autorité sur des groupes trop puis-
sants parfois pour n'être pas suspects. Pour s'y créer des obligés
le Pouvoir central, — surtout sous la dynastie Almohade, dont
les Masmouda, montagnards à sol individuellement possédé
avaient été le point d'appui originel, •=— constitua à ses meilleurs
serviteurs des Melk dont l'octroi n'avait plus le travail pour but.
Les superficies concédées étaient dans ce cas le plus générale-
ment d'étendue considérable, et ce démembrement suffisait par-
fois à affaiblir la tribu. J'ai eu aux mains, toujours comme avo-
cat, le titre par lequel un souverain du xive siècle, avait concédé
à une famille Moulay Moussa un territoire de deux cents sekkas,
environ deux mille hectares, à prélever sur X'Arcb de la tribu des
Ouled-Mimoun, dans le territoire actuel de Lamoricière. Une
telle concession constituait un simple apanage d'aristocratie, né
d'une faveur de prince. Ce domaine d'apanage, les Khammès le
travailleraient désormais, non plus comme serfs delà tribu, mais
comme serfs des Moulay-Moussa, sans que d'ailleurs la pratique
culturale en fût modifiée ni améliorée en rien.
— 25 —
XI. —11 a donc jailli ainsi, du coeur même du régime collecti-
viste de la tribu deux sortes de propriétés privées: l'uner en vue
d'un meilleurtravail, imposée par les besoins économiques, con-
sentie par tous et bénéficiant à tous. Ce fut celle restituée aux
travailleurs du régime précédent que l'invasion avait dépossédés.
L'autre instituée par ordre de maître et faveur de prince, en vue
de fonder la puissance et la richesse d'une famille.Grâce à cet
apanage, la famille dotée pourra exploiter à son profit personnel
le travail des Khammés ou serfs. La première propriété avait
émancipé de la communauté nomade qui leur était odieuse les
anciens cultivateurs sédentaires asservis. La seconde fortifiait
l'asservissement des Khammès en le consacrant sous une forme
nouvelle et souvent en substituant au maître anonyme, la tribu,
un maître individuel. Celle-ci était un acte de servitude, celle-là
avait équivalu à un acte d'émancipation et d'affranchissement.
XI. Voila bien une distinction de première importance. 11 y

a donc deux sortes de propriétés individuelles... Je ne dis pas
deux sortes de droits de propriété ; car si la première propriété,
celle consentie au travailleur pour stimuler son ardeur dans
l'intérêt de tous, apparaît comme juste en son principe et utile
dans son but et mérite le nom de droit, la seconde peut bien être
revêtue de cette légalité équivoque que le Pouvoir même despo-
tique attache à ses actes ; funeste dans ses conséquences en ce
qu'elle fortifie un régime d'aristocratie héréditaire fondé sur le
travail servile, elle apparaît au moraliste et au sociologue, non
comme un droit mais comme un fait.
XII. — Hélas ! Ce n'est pas seulement en Afrique que celui qui
observe les faits économiques constatera deux sortes de propriété
privée. Il est étonnant que cette distinction éminente, entre la
Propriété du Travailleur, la Propriété ayant le travail pour fin et
pour cause, et la Propriété qui asservit et exploite le travail
d'autrui, ait échappé à la perspicacité de Proudhon. Ce seral'hon-
— 26 —
neur, le très grand honneur de Marx de l'avoir formulée nette-
ment. Des deux sortes de Propriété il a appelé l'une, la Propriété
du travailleur, l'autre la Propriétécapitaliste.
X1IÎ.—. C'est seulement à titre d'exemple que j'ai retracé à
grands traits l'histoire de la formation de propriétés individuel-
les à l'état d'ilotsépars dans la masse du domaine collectif qu'avait
d'un seul coup créé la conquête arabe. Ce .serait certes une erreur
que de supposer en tout pays à la propriété individuelle des
origines absolument identiques. Sans sortir du Maghreb, nous
pouvons constater dans la région kabyle un régime foncier bien
différent. Là, la propriété individuelle n'y est plus une exception,
mais bien une règle absolue. Elle y paraît imposée par la prédo-
minance extrême de la valeur du travail sur la valeur intrinsèque
du sol, et par l'inaptitude de ce sol à toute autre culture qu'à celle
des arbres fruitiers, culture si propre à développer le sens de la
Propriété privée et transmissible. Ces raisons militent si fort
qu'on est grandement porté à croire que la Propriété privée a dû y
exister de tout temps et exclusivement. Mais il n'apparaît pas
que cette propriété ait revêtu jadis, à aucun moment un carac-
tère capitaliste. L'instinct kabyle si énergiquement démocrati-
que, laconstitutioti égalitaire des villages, l'ardent amour de la
liberté publique et privée qui inspire ces montagnards, enfin
lhonneur dans lequel ils tiennent le Travail et leur mépris de la
paresse, eussent suffi pour décourager à l'avance, en tout cas
pour enrayer toute entreprise capitaliste, toute tentative d'ex-
ploiter le travail d'autrui. Violentant la nature des choses et la
conscience des populations, c'est nous, gouvernement français,
qui sommes venus instituer en ce pays l'inégalité, et qui, à l'Ega-
lité républicaine avons substitué le régime des chefs, en impo-
sant aux tribus des caïds et des présidents. A ceux-ci nous avons
donné un grand sabre. Par eux-mêmes ils étaient tout à fait
impuissants à agir sur le peuple kabyle parce qu'ils lui étaient
— 2? —
odieux, parce que leur seule présence froissait les sentiments de
liberté et d'égalité. Nous les avons fortifiés en les investissant de
notre propre force, de cette force qu'attestaient nos canons. Au
pouvoir que donne la fonction il était fatal qu'on ajoutât la puis-
sance que donne la possession du sol. Dans le territoire séques-
tré sur le peuple nous leur taillâmes de beaux domaines, et
comme pour faire ce domaine libre nors avions fait des >.'épossé-
dés, il fut aisé à ces nouveaux capitalistes, notre oeuvre, de trou-
ver des hommes qui acceptassent de se courber en Khammès sur
ce sol où naguère ils travaillaient en propriétaires libres. Et
comme il est fatal qu'un germe, bon ou mauvais, se développe,
cette propriétécapitaliste a grandi chaque année. L'usure y a
beaucoup aidé, d'autant plus que pour ruiner toute résistance de
la démocratie kabyle aux entreprises dirigées contre elle et
contre son état moral et religieux, nous avions, nous gouverne-
ment, supprimé d'autorité l'institution de la Kharouba, sauve-
garde de la moralité kabyle, école si admirable de solidarité, pro-
tection de la faiblesse et de la pauvreté.
Nous avons fait dévier vers l'inégalité sociale et un régime de
classes l'évolution du peuple kabyle dont les moeurs vont se per-
vertissant. De toutes nos erreurs et de toutes nos fautes sur le
sol algérien, c'est là celle dont la justice immanente des choses
nous châtiera avec le plus de rigueur.
CHAPITRE III

LES GRIEFS CONTRE LA PROPRIÉTÉ

— II. Griefs mystiques :


1. CLASSIFICATION DES GRIF.FS. LE LÉVITI-
QUE. LA TERRE EST A DIEU. — III. LE DIEU SOCIÉTÉ. L'ARGUMENT
DE PROUDHON. RÉFUTATION PAR UN DILEMME.— IV. LE DROIT SOCIAL
EST DÉRIVÉ DES DROITS INDIVIDUELS. DÉFINITION DU DROIT.
V.—Griefs politiques : LE GR EF D'ANTISOCIALITÉ. CURIEUX SOPHISME
DE PROUDHON. VI. LA PROPRIÉTÉ ASSERVIT L'ETAT. PROUDHON

SE RÉFUTE LUI-MÊME.
VII. —Griefs de justice: LA PROPRIÉTÉ EST UN MONOPOLE. CE GRIEF
EST FONDÉ CONTRE LA PROPRIÉTÉ CAPITALISTE. L'ÉTAT ACTUEL DOIT
ÊTRE RÉFORMÉ EN VUE D'INSTITUER L'ACCÈS A LA PROPRIÉTÉ PAR UN

CONCOURS LOYAL ENTRE LES SEULS TRAVAILLEURS.—VIII. LA PRO-


PRIÉTÉ EST INJUSTE DANS SES ORIGINES.RÉFUTATION EN CE QUI TOU-

CHE CELLE DU TRAVAILLEUR. — IX. LE TRAVAIL N*A PAS CRÉÉ LA

TERRE ; IL NE PEUT LA CRÉER. RÉPONSE î LA TERRE CULTIVABLE


CRÉATION DE L'HOMME, LE STEAMER ET LA TERRE DE CLAMART.

X. LE PROPRIÉTAIRE ACCAPARE LA PLUS-VALUE SOCIALE DU SOL.
SIMPLICITÉ OU REMÈDE. LE PRINCIPE RESTE SAUF.
— 29 —
i. — Le grand phénomène social de la Propriété individuelle,
que, sans franchir les limites de l'Algérie actuelle ni l'espace de
huit siècles, nous avons vu s'effondrer brusquement, renaître par
la force économique des choses, évoluer vers deux types diffé-
rents et parfois même, par endroits, passer de l'un à l'autre, a
depuis Platon été incriminé sous des points de vue bien divers.
Les griefs formulés contre elle, aussi exactement dénombrés qu'il
nous a été possible, sont au nombre de vingt.
Les deux premiers ont un caractère nettement mystique ; le
troisième revêt une forme logique. Le quatrième s'autorise d'un
argument politique. Les cinquième, sixième, septième invoquent
des arguments de justice. Du huitième au treizième inclus les
griefs sont d'ordre moral. Les sept derniers griefs sont plutôt
d'ordre économique. On comprend que nous ne les classifions
ainsi qu'en vue d'apporter en leur étude le plus d'ordre et de
clarté qu'il nous sera possible.
il. — « La terre ne sera point vendue. (Je le défends) absolument :
car elle est mienne ; et vous n'êtes que des étrangers et des forains
çbeç moi». C'est en cestermes.quele Dieu du Lévitique, — XXV,
23—interdit l'aliénation du sol et, par conséquence forcée son
appropriation. Voilà l'argument mystique qui, confirmé par la
pratique des premiers chrétiens, reproduit sous mille formes par
les Pères de l'Eglise, a cheminé dans l'âme du peuple et a recruté
le plus d'ennemis au principe de la Propriété. Ceux-là s'inclinent
devant cet argument qui admettent, non seulement l'existence
d'un Dieu distinct de la Création et réglant toutes choses par
ordres directs, mais encore qui reconnaissent le caractère inspiré
et l'authenticité du Lévitique.
III.
— Mais les religions n'ont pas le monopole de la mysticité.
On a vu souvent,dans l'emportement des disputes.les philosophes
les plus sceptiques verser dans des raisonnements inspirés par un
véritable mysticisme. Qu'est-ce en effet, sinon un être mystique
— 3o —
que cette Société anthropomorphe, si souvent invoquée par
Rousseau, par Proudhon, par Karl Marx, cette Société qui, à
l'instar du Dieu du Lévitique veut, défend, ordonne en vertu
d'un droit qui lui serait propre et supérieur au Droit humain ?
Est-ce raison, est-ce révélation qui fait à certains philosophes
proclamer le dieu Société ? Une citation de Proudhon mettra en
pleine lumière cette étrange conception d'un droit social extra-
humain partant divin, en opposition même avec le droit de
l'Homme, en même temps qu'elle nous exposera l'argument
pseudo-juridique que le philosophe en tire contre la Propriété et
que nombre d'auteurs ont repris :
« Le champ que j'ai défriché, que je cultive, sur lequel je bâtis
ma maison, qui me nourrit, moi, ma famille et mon bétail, je
pense \e posséder : i0 à titre de premier occupant ; 2°à titre de
travailleur ; 3' en vertu du contrat social qui me l'a octroyé en
partage.
« Mais aucun de ces titres ne me donne le droit de propriété ;
car si j'invoque le droit d'occupation.la Société peut me répondre 1
J'occupais avant toi ; — si je fais valoir mon travail, elle me dit :
c'est à cette condition seulement que tu possèdes ; — si je parle
de convention, elle réplique : ces conventions établissent préci-
sément ta qualité d'usufruitier ».
Ah ça I Qu'est-ce donc que la Société qu'imagine Proudhon, et
dont tant d'autres nous entretiennent sans cesse ? Est-ce un être
réel, ayant sa vie propre, sa raison d'être indépendante de
l'Homme, son droit essentiel, personnel et supérieur? Si oui»
c'est à Elle qu'il faut alors attribuer toutes les institutions humai-
nes. C'est en ce dieu-Société qu'il faut chercher la justification de
toute institution humaine, celle de la Propriété comprise. Elle
sprait légitime puisque voulue par la Société. Pourquoi attri-
buer à celle-ci l'institution de la Possession et au contraire pas
celle de la Propriété ? Quels sont les livres saints où on a lu
— 3i —
cela ? Comment prouvera-t-on que la Propriété est condamnée
en cour sociale ; et où est le Pontife ayant q 'dite pour formuler
l'anathème contre elle au nom de la Société dont précisément la
pratique constante presque en tous pays et presque en tous
temps a sanctionné la Propriété individuelle ?
Que si au contraire la Société a, non un droit propre mais un
droit délégué ; si elle n'est qu'une mandataire générale de l'en-
semble des individus qui la composent, ce n'est que de ces droits
individuels et des conditions qui régissent l'harmonie entre ces
droits que la Société devra s'inspirer dans ses actes, actes qui ne
pourront être que l'exécution d'un mandat. Dès lors, au lieu de
mettre en opposition un prétendu droit social avec les droits
individuels, qu'on s'en réfère à ceux-ci, car un mandataire en
toute circonstance et difficulté n'a qu'à en référer à son mandant.
Si le droit individuel à qui la Société en aura référé condamne
la Propriété, la Société devra exécuter la sentence de mort. Mais
si au contraire la Propriété se concilie avec la Justice entre les
individus, la Société devra continuer à respecter cette institution,
comme elle l'a d'ailleurs fait de tout temps, mais en l'améliorant
incessamment et de plus en plus dans le sens de la Justice.
IV.
— Le dilemme que nous venons de poser à propos du droit
social n'implique pas qu'il y ait d'ailleurs incertitude dans notre
esprit, sur la nature et les limites de ce droit. Proudhon incline
dans le passage que nous avons cité à reconnaître ce qu'il a nié
si souvent ailleurs, un droit personnel et essentiel à la Société.
Cette conception est fausse certainement et le texte même de
Proudhon le prouve : Les hommes n'ont sans doute pu se met-
tre en Société que parce qu'ils y ont trouvé avantage, c'est-à-dire
parce que la vie en Société était conforme à la nature de l'Homme.
Or, comment pourrait-on concevoir que cette existence en
société fut conforme à leur nature si elle devait avoir précisément
pour effet d'anéantir le droit de chacun de.ces hommes, et de
— 32 —
substituer aux droits individuels anéantis, un droit indépendant
d'eux, qui serait attribut propre de la Société et qui contraindrait
tous les hommes vis-à-vis d'elle comme beaucoup supposent les
hommes tenus à devoir vis-à-vis de Dieu. Si la Société est née de
la volonté des hommes, ceux-ci n'ont pu la vouloir contre eux,
mais au contraire et seulement dans leur intérêt ; et il n'en saurait
être un seul, parmi ceux qui y auront consenti, qui n'ait eu en
vue son intérêt propre. La tyrannie sociale n'a pu être le résultat
du consensus formel ou tacite des individus quand ils se sont
constitués en société. C'est ce qu'enseigne, entr'autres, Herbert
Spencer dans ses Principes de Sociologie, quand il nous dit : « Le *
bien de la communauté ne doit pas être cherche en dehors du
bien des individus. La Société existe pour le bo îheur de ses
membres et non autrement. Quelques efforts qui l'on fasse, et
avec raison, pour procurer la prospérité du corps social, il n'est
pas moins vrai que l'Etat n'a de droits qu'en tant qu'il représente
les droits des citoyens ». Cette déclaration du philosophe anglais
est d'autant plus autorisée que sa conception de l'Organicisme
d'après laquelle la Société serait un corps organisé, ayant une vie
propre et indépendante de la vie de ses cellules, c'est-à-dire des
hommes, pouvait l'amener logiquement à la conception d'un droit
social indépendant des droits individuels.
En dehors de ce concept d'ailleurs erroné et dès maintenant
presque universellement rejeté de l'organicistne, il faut pour
admettre un droit social indépendant des droits individuels, sup-
poser que le droit social a été au contraire la source des droits
individuels et que ceux-ci ne seraient que des délégations de
celui-là. Mais qu'est-ce que le Droit ?
C'est la conscience qu'a un être doué de raison des devoirs, qu'il
ne peut pas, de par son activité de nature, ne pas exiger des autres
êtres. Dès que l'individu humain naquit conscient et actif, il fut
investi de son droit. Dès ce moment il exerça ou prétendit exer-
— 33 —
cer un droit sur les autres êtres. En particulier il prit possession
des choses ; il les occupa. A ce moment pourtant la Société
n'était pas encore née, car Primus qui affirma son droit sur les
choses ne connut pas la Société humaine, celle-ci n'ayant pu
commencer que quand deux familles humaines au moins se furent
associées. Que penser dès lors de cette assertion de Proudhon
dans le texte plus haut cité, quand il fait dire à la Société :
«J'occupais avant toi », si ce n'est que par l'absurdité évidente de
cette proposition qui tend à faire considérer la Société comme
antérieure à l'Individu, il trahit la fausseté de toute son argumen-
tation ?
.
3E — Les adversaires de la Propriété sont donc dans l'obliga-
__
tion de prouver ou bien que cette institution est incompatible
avec le droit des individus et le maintien de la Justice et delà
liberté entr'eux, où bien qu'elle est inconciliable avec l'existence
même de la Société en dehors de laquelle on ne saurait conce-
voir d'ailleurs que l'Homme moderne puisse vivre.
C'est cette dernière démonstration que Proudhon a tentée dans
le passage suivant :
« La liberté est un droit absolu parce qu'elle est à l'homme
comme l'impénétrabilité est à la matière, une condition sine qua
non d'existence. L'Egalité est un droit absolu parce que sans
égalité il n'y a point de Société. La Sûreté est un droit absolu
parce qu'aux yeux de tout homme sa liberté et sa vie sont
aussi précieuses que celles d'un autre. Ces trois droits sont
des droits absolus, c'est-à-dire non susceptibles d'augmenta-
tion ni de diminution, parce que dans la Société chaque asso*
cié reçoit autant qu'il donne : liberté pour liberté, égalité pour
égalité, sûreté pour sûreté, corps pour corps, âme pour âme, à
la vie à la mort. Mais la Propriété, d'après sa raison étymologi-
que et les définitions de la jurisprudence, est un droit en dehors
de la Société ; car il est évident que si les biens de chacun étaient
3
-34-
biens sociaux, les conditions seraient égales pour tous ; et il
impliquerait contradiction de dire : la Propriété est le droit
qu'a tout homme de disposer de la manière la plus absolue d'une
propriété sociale. Donc si nous sommes associés par la Liberté,
l'Egalité, la Sûreté, nous ne le sommes pas par la Propriété.
Donc si la Propriété est un droit naturel, ce droit naturel n'est
point social, mais antisocial. Propriété et Société sont choses
qui répugnent invinciblement l'une à l'autre. 11 est aussi impos-
sible d'associer deux propriétaires que de faire joindre deux
aimants par les pôles semblables. Il faut ou que la Propriété périsse
ou qu'elle tue la Société. »
L'esprit de parti accepte en aveugle tous les arguments qu'on
lui offre. L'argument d'antisocialité trouvé par Proudhon, quelque
peu digne qu'il fût de son auteur, a eu une certaine fortune. Il
repose tout entier sur une ambiguïté, sur une spécieuse opposi-
tion de mots : le mot Société, pris dans le sens de communauté,
d'association avec mise en commun de tous les biens, s'oppose
au mot Propriété dont le radical, antithèse du mot communauté,
ressort par l'opposition même. Mais Proudhon qui a, toute sa
vie, protesté contre le Communisme, nous a lui-même enseigné,
que fi d'aucuns rêvent d'une Société où tout serait mis en com-
mun, et qui absorberait l'individu et ses biens, on en peut conce-
voir une autre où les individus ne seraient associés que pour se
fortifier et se garantir l'un par l'autre, dans leur autonomie morale
et dans la libre disposition de leurs biens. Dire que l'institution
de la Propriété est antithétique à une Société communiste, c'est
un simple truisme. A cette Société-là, qui n'a jamais été dans le
monda qu'une rare "exception, et qui n'a jamais apparu qu'escor-
tée de la barbarie» la Propriété fait échec sans doute. Mais n'est-
elle pas au contraire un point d'appui pour une Société fondée sur
le respect des droits individuels? En tout cas nous trouvons cette
institution de la Propriété à la base de toutes les sociétés civili-
.1 "
sées; et plus la civilisation s'étend sur le Monde, plus les Socié-
tés y deviennent conscientes d'elles-mêmeset fortes, et plus l'insr

titution de la Propriété s'y affirme et s'y affermit.
Ainsi le texte de Proudhon ne nous apporte-t-il qu'un bel
exemple de sophisme. • '
A la vérité il faut remarquer que si le grief de Proudhon, au
lieu d'incriminer la Propriété en général, n'eût visé que la Pro-
priété capitaliste, une de celles que nous avons eu l'occasion de
rencontrer dans le précédent chapitre, nous aurions eu garde de
protester. Oui, la Propriété capitaliste est antisociale, car elle
accroît les inégalités, sources de jalousies et de haines, puis-
qu'elle ajoute aux inégalités que la nature amène celles qui nais-
sent de l'organisation sociale. Oui, elle est antisociale, car en
n'offrant à certains que la subordination et le travail asservi, elle
met en péril la liberté, base sociale nécessaire. Mais la Propriété
du travailleur, la seule qui nous soit chère, on peut bien l'ex-
communier par anathème, mais non.prouver qu'elle est un mal.
VI. — Voici maintenant un grief d'ordre exclusivement politi-
que. Proudhon le formule ainsi : « Considérée dans ses tendances
politiques et ses rapports avec l'Etat, la propriété incline à se
faire de l'Etat un instrument d'exploitation. Pour ce qui touche
le système du pouvoir, — monarchique, démocratique, aristocra-
tique, constitutionnel, despotique, — la Propriété est, de sa
nature, indifférente. Ce qu'elle veut, c'est que l'Etat, la chose
publique soit sa chose, que le gouvernement marche par elle et
pour elle, à son plaisir et bénéfice ». Prouvant son assertion par
l'Histoire, Proudhon montre ensuite la Propriété brisant succes-
sivement tous les gouvernements qui lui ont résisté.
Cette vue historique est exacte. Mais qu'en faut-il conclure,
sinon ce que Proudhon en conclut lui-même peu après : « La Pro-
priété est donc la plus grande force révolutionnaire qui existe, et
se puisse opposer au Pouvoir, Or la force, par elle-même, ne peut
— 36 —
être ni bienfaisante n.i malfaisante, abusive ou non abusive. Elle
est indifférente à l'usage auquel on l'emploie. Autant elle se mon-
tre destructive, autant elle peut être conservatrice. Si parfois elle
éclate en efforts subversifs, au lieu de se répandre en résultats
utiles, la faute en est à ceux qui la dirigent et qui sont aussi
aveugles qu'elle (i) ».
Nous n'ajouterons à cette défense de la Propriété par celui qui
l'a le plus vigoureusement attaqué, qu'une ligne : c'est que le
jour où la Propriété acquise avec certitude par le travail persé-
vérant et régulier, et acquise par lui seul, se trouvera répartie
entre les mains de tous les véritables travailleurs, sa cause se
confondra si pleinement avec celle du bien public et de la justice,
que la Force qu'elle représente ne pourra que servir de sanction
à la justice même.
VII. — C'est ai r..?ri de la Justice que les trois griefs qui vont
suivre ont été formulés. Le premier, reproduit par nombre d'au-
teurs, fréquemment invoqué dans les réunions publiques, a for-
tement impressionné l'opinion : « La Propriété est injuste, di-
Proudhon, parce qu'elle est un monopole ». La terre est en effet
d'étendue limitée ; limitées sont les matières premières mises à
la disposition de l'homme dans des conditions utiles. Or quelque
juste que soit le régime politique ou économique, si la Pro-
priété de la terre et des matières premières est individuelle, d'au-
cuns en auront insuffisamment, d'aucuns en seront tout-à-fait
privés. D'ailleurs, pour étendre leur domaine, pour accroître leur
part, les hommes lutteront incessamment les uns contre les
autres ; les forts dépouilleront les faibles ; ceux-ci seront privés
de ce que les autres auront monopolisé à leur profit.
Contre l'état actuel, contre ce qui est, l'argument porte.
Proudhon, Karl Marx ont raison : dans la Société que nous avons

i. Théorie de la Propriété, VI, S t.


_3j-
sous nos yeux la Propriété est un monopole, un monopole injuste,
car d'une part, ce monopole n'a souvent été acheté par aucun
mérite personnel, d'autre part il condamne ceux qui n'en jouis-
sent pas à ne dépenser leur activité que sur une matière apparte-
nant à autrui, c'est-à-dire à subordonner leur travail à la volonté
du possédant de la matière première ou de l'outillage. L'Egalité
humaine blessée en cela fera effort pour se rétablir, et si vraiment
à ce monopole actuel, dont la Propriété est l'objet, aucun autre
remède n'était susceptible d'être apporté, on concevrait comme
ressource suprême la suppression de la Propriété individuelle.
Mais faisons l'hypothèse où la Propriété ne serait accordée
qu'au seul travail comme récompense ; et où cette récompense
serait exactement proportionnée à la quantité et à la qualité du
travail de chacun. Il est évident que dans cette hypothèse la
Propriété cesse d'être un monopole au profit de quelques-uns,
car elle est accessible à tous, parce qu'elle est offerte à tous à
conditions égales et par tous susceptible d'être acquise en égale
quantité au prix d'un effort égal. Encore faut-il ajouter qu'une
fois acquise par l'effort, elle ne devra pas être à jamais distraite
de la masse où les travailleurs futurs viendront puiser leur récom-
pense, mais y retournera au contraire dès que l'effort qui aura
été le titre pour l'acquérir, cessera de se continuer. Les expres-
sions de monopole, de privilège, avec le sens péjoratif attaché à ces
mots, impliquent une idée de faveur, de préférence injuste. Mais
qui donc oserait qualifier d'injuste privilège, le prix accordé en
un loyal concours au plus méritant des concurrents? 11 y a donc
une hypothèse sociale où l'on peut concevoir la Propriété indivi-
duelle autrement que comme un privilège injuste, autrement que
comme un monopole inconciliable avec l'Egalité humaine et avec
la liberté des non-possédants ;... et nous disons hypothèse sociale,
car cet état que nous souhaitons ne correspond certainement pas
à l'état actuel.
— 38 —
Suspecte est, en effet, dans la Société actuelle, la répartition
de la Propriété, parce que l'acquisition en est possible par d'au-
tres voies que par le travail, et que dans la concurrence que
font au travail, en vue d'acquérir la Propriété, le jeu, la faveur
de prince, le vol, etc., le travail est le plus souvent écrasé. Ce
n'est pas encore le lieu d'exposer comment nous concevons le
fonctionnement de la Société meilleure. Qu'il nous suffise d'ex-
primer dès maintenant une opinion que ce livre est destiné à jus-
tifier : c'est qu'on peut supprimer dans le sein de la Société tous
les moyens d'acquérir la Propriété autres que le Travail ; et qu'une
conséquence immédiate de cette élimination nécessaire des
moyens immoraux sera de mettre les travailleurs honnêtes, seuls
en présence les uns des autres, dans la lice au bout de laquelle la
Propriété sera adjugée. Sans doute tous les concurrents n'y accé-
deront pas également. Les travailleurs éminents recueilleront une
part éminente; les médiocres travailleurs une part diminuée.
D'aucuns qui n'auront été capables que d'un effort insuffisant ris-
queront même de ne rien recevoir. Nous verrons plus loin quel
sera le sort, dans la Société meilleure, de ces inaptes à l'effort
suffisant. D'autres, après avoir acquis la Propriété, ne sauront
pas la conserver, parce qu'il faut que, prix de l'effort, la Propriété
ne se maintienne que par l'effort continué et l'usage judicieux.
Toute Société a un contingent de débiles, débiles de force muscu-
laire, d'intelligence ou de volonté. Quand ils se seront mani-
festés tels dans la libre concurrence de tous vers la Propriété,
nous verrons quel sort sera le leur et quel devoir imposera à la So-
ciété la constatation de leur condition d'infirme, de leur état dïn-
capàblcs. Revenant au point qui fait le sujet de ce paragraphe résu-
mons-le en disant que à l'état actuel dans lequel la Propriété est
justement accusée de n'être le plus souvent qu'un privilège injuste
comme tout privilège, peut se substituer un état social dans
lequel la Propriété ne sera plus que la récompense obtenue en un
-39-
loyal concours, récompense décernée aux travailleurs en propor-
tion exacte de leurs mérites... Mais où seront les juges d'un tel
concours s'exclameront, hochant la tête et haussant les épaules
ceux, trop nombreux encore, à qui est suspect tout effort vers
une plus haute justice. Où seront les juges? Eh quoi! l'Etat dis-
tributeur de la propriété ! — Rassurez-vous, hommes de peu de
foi. Ce n'est pas comme une enseigne mensongère que le mot de
Liberté a été écrit à la première page de ce livre. La Propriété ou
ne doit plus être, ou doit être le gage intangible de l'autonomie de
la personne humaine : la main de l'Etat n'y doit point atteindre.
On verra que bien loin d'être inconciliables l'une avec l'autre,
comme d'aucuns l'ont cru, (la Liberté suffit à maintenir la Justice,
de même que la Justice suffit à régler la Liberté.
VIII. — « Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants. C'est
là ma place au Soleil. — Voila le commencement et l'image de
l'usurpation de toute la terre ». C'est Pascal qui parle ainsi :
Pensées. I.9, § 53. « Omnis dives iniquus est aut hoeres iniquf »
répond saint Jérôme : —Tout riche est un inique ou héritier d'un
inique.-— Voici d'autre part Rousseau et son célèbre anathème :
« Que de crimes, de guerres, de meurtres et d'horreurs, n'aurait
pas épargné au genre humain, celui qui, arrachant les pieux: et
comblant les fossés, eût crié à ses semblables: Gardez-vous d'é-
couter cet imposteur. Vous êtes perdus si vous oubliez que les
fruits sont à tous et que la terre n'est à personne ». Et Proudhon
de résumer tous les anathèmes avec sa concision redoutable :
« La Propriété, c'est le vol »!
Deux griefs, et non un seul, sont formulés dans ces textes.
Nous y répondrons séparément. Le premier, c'est qu'injuste dans
ses origines, la Propriété actuelle, entre les mains d'un proprié-
taire quelconque ne peut montrer qu'un blason barré de spoliation
et de vol. « Omnis dives iniquus est aut hoeres iniqui ».
J'ai déjà observé que les premières origines sont et resteront
inconnues et qu'il n'y a aucun argument à tirer de ce qui s'est
ou ne s'e«t pas passé à cette époque à propos de laquelle les spé-
culations de la Science ne peuvent avoir d'autre valeur que celle
d'une récréation de l'esprit. Quel intérêt y aurait-il d'ailleurs à
reporter aussi haut les recherches sur la Propriété individuelle,
alors que dans l'horizon même de l'Histoire, et à peu près en tout
pays, nous apercevons le point de départ d'une période, le début
d'une ère nouvelle dans laquelle nous verrons naître et évoluer
l'institution sociale de la Propriété individuelle. C'est en Chine
l'époque du partage de la terre entre les chefs de famille après une
courte période de socialisation du sol. C'est dans l'Algérie non
kabyle la constitution des Melk après une courte période de mise
intégrale du sol sous le régime collectif ou Arcb. C'est en France,
en Allemagne, etc., où la terre avait été accaparée au me siècle, par
une oligarchie de seigneurs indépendants qui la faisaient travailler
terres par des colons ou par des serfs. Et nous voyons ces derniers,
achetant mille fois du prix d'un travail impayé la valeur de cette
terre, obligés en outre de la conquérir, au cours de quinze siè-
cles, à force de patience, de labeur, de souffrance et de sang, et
n'achevant cette conquête de la terre, et ne s'autorisant d'elle,
qu'au moment même où, comme titre et preuve de leurs droits,
ils offraient au Monde, la Liberté par eux du même coup con-
quise.
Quelle injustice n'y a-t-il pas à insulter à un tel passé ; à ne
pas faire entre l'histoire de la propriété du travailleur et celle du
seigneur féodal ou du puissant de la tribu arabe, du capitaliste en
un mot, une distinction éclatante ? Rien n'est au contraire
plus grand dans l'Histoire que cette accession incessante du tra-
vailleur vers la Propriété, accession poursuivie, au prixd'unlabeur
inouï, de génération en génération, en face des puissances de tout
ordre coalisées d'instinct contre l'avènement d'un peuple de tra-
-4< -
vailleur, c'est-à-dire contre l'avènement de la Liberté et de la
Justice.
Qu'on se garde donc de l'injustice des généralisations. Il est
sans nul doute nombre de propriétés dont l'origine est injuste.
Nombre d'autres au contraire se sont fondées par le seul travail.
Ce n'est donc pas le principe de la Propriété qui est mauvais,
mais seulement la pratique des choses qui est souvent détestable.
Que l'on prenne des garanties contre celle-ci rien n'est plus juste;
mais en conclure contre le principe même, rien ne serait plus
abusif.
IX. — « La terre n'est à personne », disait Rousseau, Le Lévi-
tique avait fait dire à Dieu : « Elle est à moi ».
Il n'est pas de salle à réunion publique, de cercle solialiste où
cent fois n'ait été proclamée l'inaliénabilité du sol fondée sur ce
que la terre a été créée en dehors de l'homme et que dès lors nul
homme, même le travailleur, ne pouvant la revendiquer comme
le fruit de son travail, n'en saurait acquérir justement la Propriété.
Beaucoup de socialistes reconnaissent au travailleur le droit de
se dire propriétaire de l'objet que son travail a créé. Si des tra-
vailleurs s'unissent en coopération, le fruit du travail coopératif
sera considéré comme leur appartenant en commun, fût-ce un
palais ou un steamer, de telle sorte que s'ils mettent en vente
ceux-ci, ils pourront s'en partager le prix de vente dans les con-
ditions qu'ils avaient prévues au cours du travail. La terre seule
serait inaliénable.
Une telle distinction est-elle bien fondée ?... Non certes. Elle ne
repose que sur une erreur matérielle, sur la confusion de deux
choses absolument différentes : le tréfonds du sol qui est en effet
l'oeuvre de nature et la surface cultivable qui est l'oeuvre de
l'homme ; de telle sorte que cet ouvrier humain ne pourra légi-
timement être que l'usufruitier du tréfonds et deviendra juste-
ment le propriétaire de la surface.
-4»- .

C'est en effet que la terre n'est qu'un support sur lequel l'homme
peut à son choix fonder une maison ou un sol de culture, celui-ci
coûtant d'ailleurs beaucoup plus de temps et de travail que celle-
là. Que dis-je ! De toutes les valeurs créées par 1* travail de
l'homme, le sol de culture est celle qui a exigé de lui le plus de
persévérance dans l'effort et le plus de travail.., celle dans le
devis de laquelle la part fournie par la Nature est la moindre, et
la plus élevée au contraire celle fournie par l'ouvrier.
Comparons ensemble, en effet, un steamer payé deux millions
et deux cents hectares de terre à Clamart que nous supposons de
valeur égale. Dans la valeur de l'un et l'autre objet intervient une
certaine quantité de matière que la Nature a fournie et pour la
mise en oeuvre de celle-ci une part de travail humain. Pour le
steamer, c'est le bois que la seule Nature avait formé dans les
forêts de l'Adriatique ou de la Suède ; c'est le fer, c'est le cuivre,
qu'on est venu lui ravir dans les entrailles du sol où elle les
recelait. Pour le sol de Clamart, c'est ce qui peut subsister en cet
endroit, par-dessus la croûte terrestre que le soc ou la pioche
n'ont pas entamée, de la silice, de la chaux et de l'argile qui
occupaient cette place du globe quand le premier ouvrier vint y
semer son travail.
Comment se calcule le prix d'un steamer? Deux éléments prin-
cipaux interviendront dans ce compte : le prix de la matière
première et le prix du travail qui l'aura mise en oeuvre. Or, com-
bien valent dans ce steamer le bois, le fer, le cuivre, en les sup-
posant encore à l'état de nature, c'est-à-dire le bois sous l'écorce
du vieux sapin norvégien, le fer, le cuivre, dormant dans leur
gangue au fond des mines encore inexplorées ? Rien, me dites-
vous ; le travail seul crée la valeur... En ce cas sans valeur aussi
sera cette croûte superficielle que la pioche de l'homme n'avait
pas encore éventrée. Veut-on, au contraire, que les objets de
nature aient une valeur intrinsèque ; si oui, qu'on se reporte au
-43-
temps de César et qu'on me dise ce que pouvait bien valoir à cette
époque, c'est-à-dire quand le travailleur se prit à le défricher, le
terrain broussailleux et pierreux situé à deux lieues de l'habitation
humaine la plus voisine, c'est-à-dire de la misérable bourgade
aux huttes de fange tout entière enfermée dans les deux petites
îles de la Seine que nous appelons aujourd'hui Saint-Louis et de
la Cité. Assurément la superficie de ces deux cents hectares ne
vaut pas, ne valait pas plus, que n'aurait valu plus tard les sapins
et le minerai qui ont servi à bâtir le navire. Le don de Nature, le
présent de sa générosité n'est certainement pas plus grand à
Clamart que dans la forêt vierge ou dans la mine.
Par contre estimons le travail. Pour le steamer en supposant
que la journée d'ouvrier ait été payée au prix moyen de 4 francs,
et négligeant la valeur naturelle de la matière première, nous
aurons cinq cent mille journées. Recherchons maintenant com-
bien de journées représente la transformation du sol sauvage d'il
y a vingt siècles, en ce sol infiniment meuble et chimiquement
transformé d'aujourd'hui ? Ah I combien plus et combien plus de
cinq cent mille, puisque en une seule année, à raison de quatre
ouvriers par jour ouvrable et par hectare, ce sol, pour être main-
tenu seulement en état n'exige pas moins de 240.000 journées
d'homme par an. C'est par centaines de millions que se chiffrent
en réalité les journées de travail qui ont été nécessaires pour faire
ce sol de Clamart qui, morphologiquement et chimiquement est
moins semblable à la terre d'autrefois que les solives du bateau,
le fer de ses treuils et son cuivre brillant ne ressemblent aux
fibres du sapin ou au minerai brut.
Et l'on oserait dénier aux centaines de millions de journées de
travail ce droit de Propriété sur l'objet qu'elles ont créé, alors
qu'on le reconnaîtrait aux ouvriers du steamer après cinq cent
mille journées de travail seulement ! Il faut bien qu'on le sache,
car il est temps que la vérité nue soit dite aux ouvriers des villes
-44-
parce qu'ils sont dignes qu'on la leur dise : rien ne s'achète plus
cher que la terre, et à nul travailleur la Nature n'est moins don-
neuse qu'au travailleur du sol.
X. — Le reproche suivant, sur lequel Karl Marx a particulière-
ment insisté, incrimine le sol comme confisquant au seul profit
du propriétaire, la plus-value que lui fait acquérir l'effort collec-
tif. Faites à frais communs par les contribuables, pourquoi les
routes iraient-elles enrichir le propriétaire foncier en accroissant
la valeur du sol?Pourquoi en sera-t-il de même de la construction
des chemins de fer, des canaux, de tout cequkccroît la sécurité,
l'hygiène, l'agrément ? Et Marx, invoquant le principe que nul
n'a le droit de s'enrichir aux dépens d'autrui, demande que la
plus-value créée par l'effort collectif, fasse retour à la collecti-
vité, c'est-à-dire à l'Etat.
Nous aussi... Mais quel besoin y a-t-il pour ce faire de suppri-
mer la Propriété individuelle ? Que celle-ci soit tenue à restituer
par annuités, et sous la forme d'un impôt, les plus-values qui
seraient constatées, et qu'après une procédure équitable on aurait
portée à son débit ; de même qu'équitablement nos lois devraient
reconnaître au fermier le droit de profiter de la plus-value que
son travail, dans la mesure non prévue au contrat, aurait procuré
au champ affermé.
Constatons cependant qu'en retour, et comme conséquence
logique, les propriétaires devraient être indemnisés des moins-
values dues à l'action sociale et ce par un dégrèvement fiscal.
CHAPITRE IV

LES GRIEFS CONTRE LA PROPRIÉTÉ (Suite).

XI. — Griefs de moralité. LA PROPRIÉTÉ REND ÉGOÏSTE. COMPARAI-


SON ENTRE OUVRIERS ET PAYSANS SPÉCIEUSE. —- ANGLAIS ET FRAN-
ÇAIS. — ARABES ET KABYLES. Vouçia. — PAS DE PROPRIÉTÉ, PAS
D'ALTRUISME POSSIBLE.
— XII. LA PROPRIÉTÉ REND AVARE. ETRAN-
GES ASSERTIONS ! JULES GUESDE. KAUTSKY ET SON ENQUÊTE. L'AN-
GLAIS DE l880. — LA MORALE DE LA PRODIGALITÉ. — XIII. LE
RICHE EST UN TYRAN D'APRÈS SAINT GRÉGOIRE DE NYSSE.
— XIV.
LA PROPRIÉTÉ ENTRETIENT MÉFIANCE ENTRE RICHES ET PAUVRES.

LA QUESTION DU LUXE ET LA QUESTION DU FASTE. LE TRAVAIL, L'AC-
QUISITION ET L'USAGE DES RICHESSES. — XV. LA PROPRIÉTÉ DÉMO-
RALISE.— LA RICHESSE, OUI ; LA PROPRIÉTÉ PAR LE TRAVAIL, NON. —
XVI. LA PROPRIÉTÉ SÉPARE EN CLASSES ENNEMIES LES POSSÉDANTS
ET LES NON-POSSÉDANTS. — IL FAUT RÉUNIR L'OUTIL A L'OUVRIER.
D'ACCORD. XVII. LA PROPRIÉTÉ ENGENDRE LA DOMESTICITÉ.
— —
QUESTION DE LA DOMESTICITÉ. DOCTRINE DE LE PLAY. ECOLE
MODERNE DE L'INÉGALITÉ HUMAINE, TAINE ET P. LEROY-BEAULIEU.

— LA DOMESTICITÉ MODERNE. SON ABOLITION FATALE.


XVHl. — Griefs économiques. LA PROPRIÉTÉ REND LA PRODUCTION
ANARCHIQUE. — XIX. ELLE ENTRAÎNE LA SURPRODUCTION OU LA
STÉRILITÉ VOLONTAIRE.
— XX. ELLE DÉMORALISE L'OUVRIER ET SA
FAMILLE. — ELLE ENTRAÎNE LA DÉFORMATION.
— RÉPONSE COM-
MUNE : LES GRIEFS FONDÉS CONTRE LE CAPITALISME SEUL.

IX. — Abordons maintenant les griefs d'ordre moral. L'un des


plus communément produits et qui s'est surtout accrédité depuis
une dizaine d'années, c'est que la Propriété rend égoïste. Pour le
-40-
prouver on se plaît à mettre en opposition le paysan et l'ouvrier,
le paysan rétif, assure-ton, à toute générosité, tandis que l'ou-
vrier aurait toujours la main ouverte. Voyons ce que vaut et l'as-
sertion et le grief à l'appui duquel elle est fournie à titre d'argu-
ment.
Je ne veux contester ni la rétivité du paysan aux gcnérosités
ni la tendance qu'aurait l'ouvrier à satisfaire aux obligations de-
solidarité.
Admettons-le comme un fait ; mais de ce fait faudra-t-il con-
clure nécessairement à un plus grand altruisme chez l'ouvrier.
J'ai bien peur que non: — Le riche donne parfois avec largesse ;
il est rare pourtant qne cette largesse soit générosité véritable ;
elle n'est souvent qu'une forme du faste et de l'ostentation. Le
prodigue, qui ne sait résister à aucune sollicitation de dépense,
ouvre facilement et de même sa bourse à tous les quémandeurs.
Parlera-t-on d'altruisme à son sujet ?
L'ouvrier n'est point le riche qui fait l'aumône avec faste ; mais
hélas! il est souvent le prodigue qui dépense sans réfléchir, sans
mesurer l'argent dont il dispose à ce qu'il lui faut garder pour
satisfaire d'abord à son premier et plus haut devoir : assurer les
besoins des siens. Celui qui raisonnant ses actes, prend le temps
d'en peser les conséquences, et ne se détermine qu'à bon escient,
celui-là seul a le mérite de ses actions. C'est de celui-là que nous
saluerons, comme inspirée par l'altruisme, les oeuvres de géné-
rosité ou de solidarité. Mais celui-là n'ira pas au café. 11 ne lais-
sera pas le cabaretier prélever sur son salaire une dime bien
supérieure aux prélèvements de la solidarité.
Qu'importe, dira-t-on, que le don de solidarité ait été plus
ou moins réfléchi ; le résultat y est toujours. —Eh non ; le résul-
tat n'y est même pas ; car cette facilité de dépense qui fait que
l'ouvrier a la main toujours ouverte, tantôt pour les oeuvres
honorables, mais bien plus souvent encore pour les cartes.
-47-
le tabac et l'alcool, ;ette facilité de dépenses est une cause
active du mai*(<ien du paupérisme dans les villes, plaie hideuse
que, s'ils a aient eu les moeurs économes de leurs frères
paysans, ks ouvriers eussent souvent conjurée. C'est un mérite
sans doutî de donner ; mais c'en est un aussi de faire en sorte
que, l'on n'ait pas à demander. Voilà le mérite du paysan.
L'ouvrier agricole a un salaire de moitié inférieur à celui des
villes, et il se suffit. Le très petit propriétaire paysan et le maitre-
valet ont rarement un gain annuel qui atteigne mille francs. Ils
vivent avec cela, atteignent les limites de la vieillesse, et ce, le
plus souvent, sans avoir recours à l'assistance des autres hommes,
grâce à l'épargne qu'ils ont su constituer 11 est vrai cependant
qu'il y a beaucoup à faire auprès d'eux pour leur révéler toui ce
que comporte de devoirs la Solidarité humaine. Cette éducation
a manqué à nos paysans, et c'est parce que peu éduqués et non
parce que propriétaires ou candidats à la propriété, qu'ils sont
rétifs aux dépenses généreuses. Enseignons l'esprit de solidarité
aux paysans, l'esprit d'épargne aux ouvriers, et nous aurons
accru la dignité morale des uns et des autres.
L'ouvrier devenu propriétaire n'en restera pas moins porté à la
générosité ; mais sa générosité sera plus consciente et plus
méritoire.
Mais où a-t-on vu d'ailleurs que la propriété rende égoïste? Si
cela était vrai il faudrait admettre que les peuples les plus égoïs-
tes du monde seraient le peuple suisse et le peuple français, puis-
que ce sont ceux qui comptent le plus grand nombre de pro-
priétaires, tandis que l'Angleterre serait le pays le plus altruiste
du globe, les prolétaires y formant les vingt-huit trentièmes de la
population. De même dans la Bavière, le Wurtemberg, le Grand-
duché de Bade, pays où les propriétaires sont fort nombreux, l'é-
goïsme devra être général, tandis que les populations de IaPomé-
ranie, de la Posnavie et du Meklembourg, pays de prolétaires,
-48-
seront d'un altruisme remarquable. Eh bien, où sont les preuves,
où sont les témoignages qui établissent cette très supérieure
générosité de l'Anglais sur le Français et sur le Suisse, du Poméra-
nien sur le Bavarois ?
Le lecteur connaît déjà l'Arabe et le Kabyle. Il sait qu'en Kaby-
lie tout le monde est propriétaire ; qu'au contraire les Arabes
vivent sous le régime de l'Arch, c'est-à-dire sous un régime col-
lectif. Or celui-là se tromperait étrangement qui déclarerait
l'Arabe plus altruiste que le Kabyle. C'est le contraire qui est
hautement vrai. Chez les Arabes la religion a institué la
dîme sous prétexte d'aumône et le marabout vient la percevoir.
11 y ajoute le produit de ses quêtes, de la vente des amulettes.

Tout une classe de paresseux vit sur ce budget prélevé sur le


travail des misérables, car seuls les misérables travaillent dans ce
pays-là. Mais s'ils sont les seuls à fournir les ressources d'une pré-
tendue assistance ; ils sont les seuls aussi à n'en pas profiter. Leur
indigence est effroyable, et dans les années de sécheresse, ils
meurent positivement de faim. Dans la terrible année 1866, la faim,
en pays purement arabe, malgré l'assistance aussi généreuse qu'il
fut possible des colons, la faim, dis-je, et le typhus qu'elle avait
engendré, tua un tiers de la population indigène.
Au contraire, en pays kabyle, où les colons pourtant n'exis-
taient pas encore et ne pouvaient porter secours, la faim ne fit
pas une seule victime. Sans doute, pour la plus grande part dans
ce résultat, il faut faire honneur à l'esprit de travail qui anime les
Kabyles, aux ressources multiples qu'offre une culture plus
variée, et à l'usage des provisions domestiques, toutes choses
qu'encouragent"également chez eux la vie sédentaire et l'univer-
salisation de la Propriété individuelle Mais il faut également
pour une part, imputer ce résultat à l'admirable esprit de solida-
rité qui les unit, et.qui se traduit dans leurs Kanouns, par des
prescriptions d'une générosité et d'une délicatesse vraiment itou-
-49-
chantes. Le village kabyle a quelques communaux, mechmel; mais
ils sont interdits, -r ils l'étaient du moins, *— au cheval, aux
mulets, au cheptel du riche, et n'étaient réservés qu'à la vache de
la veuve et de l'orphelin. Les moeurs imposaient aux propriétai-
res importants de déclarer le village héritier de quelque parcelle.
Celle-ci devenait mechmel) mais si le sort voulait qu'un citoyen
fût privé de terre sans que la faute lui en pût être imputé, le vil-
lage, au moyen d'un mechmel, lui reconstituait un domaine, c'est-
à-dire lui procurait à la fois et l'outil du travail et la sauvegarde
de sa liberté. Enfin quoi de plus touchant, chez les Kabyles du
Djurdjura, pays où tous sont propriétaires, que la pratique de
X'ou{ia dont j'ai été plusieurs fois le témoin ému :
,
De temps à autre, si les familles les plus pauvres du village
ont subi depuis quelque temps la privation d'aliments carnés,
un membre de la Djemàa, — assemblée du village, dont faisaient
partie de droit et sur un pied d'égalité, en sus de X'anim, de X'ou-
kil et des tamen élus, tous les vieillards depuis le plus aisé jus-
qu'au plus pauvre, — un membre, dis-je, le signalait à la Djemàa
par une sorte de formule consacrée: « Je vous déclare, ô mes col-
lègues, que les ventres ont faim de viande ». La Djemàa en déli-
bérait, et si la motion d'une distribution gratuite de viande était
adoptée, on recherchait les voies et moyens. Rarement les res-
sources du budget du village permettaient la dépense. On décré-
tait l'ou^ia, c'est-à-dire, la quête, à laquelle tout le monde était
tenu de donner, soit en monnaie, soit en nature. Le proprié-
taire aisé offrait quelques mesures de blé, l'orphelin la poignée
de glands qu'il était allé cueillir à la forêt prochaine. Puis on met-
tait les dons en vente ; et avec le produit on achetait une vache
ou plusieurs, suivant le nombre des habitants. Au jour fixé, les
bêtes abattues étaient dépecées en autant de morceaux qu'il y avait
d'habitants dans le village, les femmes enceintes comptant pour un
et demi. Les morceaux étaient ensuite distribués en autant de tas
4
— 00 —
qu'il y avait de maisons dans le village, le nombre des morceaux
correspondant pour chaque maison au nombre des habitants.
Chacun venait ensuite, l'anim en tête, prendre le tas qui lui était
destiné. A peine de forte amende et de déconsidération publique,
chaque chef de maison était tenu de faire franchir son seuil à
l'offrande du village, et cela afin que le plus pauvre eût de son
côté le droit de le faire sans honte. En Kabylie en effet le travail
est indviduel ; l'assistance doit être collective.
Tout atteste chez ce peuple kabyle où l'universalisation de la
Propriété privée a institué une véritable égalité, un sens profond
de la dignité humaine : celui qui va à cheval est tenu de saluer
le. premier celui qui marche à pied. Celui qui passe sur la route
doit le premier salut à celui qui travaille non loin du chemin. Le
travail d'abord, la modestie de la vie ensuite, voilà ce qui mérite
d'après eux l'estime et le respect def hommes. Combien de telles
moeurs font contraste avec les moeurs des Arabes communistes si
indifférents à la misère humaine et qui n'ont d'hommages que
pour la puissance, la richesse et l'oisiveté !
L'assertion que la Propriété rend égoïste est donc purement
gratuite. Ce fut la conception de quelques esprits prévenus, de
psychologues médiocres qui n'ont pas su interpréter certains faits.
Au surplus la logique même eût dû suffire à protéger contre
une telle erreur. Si la forme sous laquelle s'exercent le plus fré-
quemment les penchants altruistes c'est le prélèvement d'une
part de ce qu'on a pour celui qui est privé, encore faut-il pour
pouvoir le faire, avoir quelque chose à soi, c'est-à-dire faut-il
être propriétaire. Supprimez la Propriété individuelle, et vous
supprimez à l'homme le plus grand nombre des occasions d'al-
truisme, fâcheuse condition pour une plus haute éducation de
l'âme du peuple.
XII. — Les adversaires de la Propriété se hâtent de formuler
un reproche nouveau quoique quelque peu voisin du précédent :
01
«La Propriété rend avare... du moins la Propriété paysanne. »
Il est difficile d'imaginer combien la propriété paysanne exas-
père les théoriciens des diverses écoles communistes. Dans une
conférence contradictoire tenue, il y a quelques huit ans, au Cercle
républicain de l'Yonne à Paris, M. Jules Guesde s'écriait : « La
petite propriété ! la propriété paysanne! Mais elle stérilise le sol,
affame le pays, atrophie la race ! Elle est la honte de notre siècle,
la tare de notre civilisation ! » C'est sous l'empire de cette hosti-
lité féroce qu'a été formulée, contre le principe même de la Petite
Propriété, l'accusation d'inciter à une sordide avarice. Le réquisi-
toire sur ce point a été dressé avec un soin minutieux par
Kautsky. L'avarice paysanne stimulée par le sentiment de laPro-
priété individuelle, ne pousse pas seulement le paysan, d'après
cet auteur marxiste, « à se condamner au travail forcé. Il y con-
damne aussi sa femme, ses enfants... Commedans la petite indus-
trie domestique, dans la petite exploitation agricole, le travail des
enfants est plus pernicieux encore que le travail qu'ils fournissent
pour un salaire chez des étrangers. » Un Anglais, vers 1880,
déclarait qu'on ne pouvait rien imaginer de plus lamentable que
l'existence de certains paysans français : « Leurs maisons méri-
teraient le nom d'étables à porc ». La maison d'un de ces paysans
français nous est décrite de la façon suivante : « Pas de fenêtres.
Au-dessus de la porte deux vitres {qu'on ne peut pas ouvrir. Ni
air, pi lumière quand la porte est fermée. Ni étagère, ni bureau,
ni armoire ; sur le sol des oignons, des habits crasseux, du pain,
des socs, et un tas d'ordures indescriptibles. Presque toujours
la nuit, hommes, femmes, enfants et bêtes dorment confondus
pêle-mêle. Et ce manque de confort ne vient pas toujours de la
pauvreté. Ces gens ont perdu le sens'des convenances : ils ne
pensent qu'à économiser le combustible ». Après s'être servi de
cet Anglais qui n'a point dit son nom et qui écrivait on ne sait
quel livre, vers 1880, chez on ne sait quel éditeur, l'écrivain aile-
— J)Q

mand s'empare d$ documents anglais. Mais cette fois, malgré


qu'il prétende par leurs citations nous faire connaître « ce qu'est
là-bas la vie et le travail des propriétaires et des fermiers des
petites exploitations », il ne nous parle plus ensuite que des petits
fermiers anglais et non des petits propriétaires qui d'ailleurs n'y
existent pas.
11 est douloureux de penser que des hommes de la valeur de

Kautsky acceptent de pareilles sornettes. Celui qui signe ce


livre a battu la France de part en part. Il a vu de son mieux, et
si parfois il a rencontré le logement sordide, abominable, la
misère hideuse, c'est à Paris qu'il l'a vue, dans des logements
d'ouvriers salariés et non de paysans. J'ai dû visiter ces taudis en
qualité de conseiller chargé du rapport à faire à mes collègues
du Conseil de préfecture de la Seine dans telles affaires de loge-
ments insalubres. Je ne les ai jamais, jamais, rencontrés chez
les petits propriétaires paysans. Ce n'est pas à dire qu'on ne
puisse trouver parfois dans les campagnes des exemples d'affreuse
malpropreté ; mais a-t-on le droit d'en faire remonter la respon-
sabilité à la vie paysanne, alors que des faits de même ordre se
constatent non moins nombreux à la ville, et que d'ailleurs, à la
campagne comme à la ville, ils ne sont que de rares exceptions?
Peut-on surtout en faire remonter la cause jusqu'au principe
même de la Propriété, alors que de ceux qui ont voulu voir, aucun
n'ignore que la petite maison, si elle appartient à celui qui l'ha-
bite, est toujours mieux tenue et mieux entretenue que si elle
appartenait à autrui ? Mais à quoi bon poursuivre. Des exagéra-
tions semblables à celles où Kautsky, si sérieux et si pondéré
d'ordinaire, s'est laissé aller, ne se discutent pas. Ce qu'on peut
faire de plus efficace contre elles, c'est de les citer dans leur
texte et de les livrer ainsi au jugement de tous.
Ah ! il circule dans certains milieux de singulières doctrines.
J'ai entendu soutenir dans des conférences faites aux ouvriers que
— 53 —
le devoir de tout homme était de dépenser intégralement tout ce
qu'il pouvait gagner. C'était à croire que les cabaretiers faisaient
des rentes à ces beaux discoureur». Toute épargne était avarice,
et toute propriété acquise par l'épargne et le travail n'était qu'un
larcin public. Pitoyables théories ! La vraie dignité consiste à ne
vouloir demander qu'à son seul travail le soutien de son existence ;
et comme la faculté de travail ne dure pas autant que la vie,
celui qui ne veut toute sa vie manger que le pain qu'il aura gagné
doit prélever sur le salaire des jours propices la part de sa vieil-
lesse. 11 y a en tout prodigue un candidat à la mendiwité, soit pri-
vée, soit publique.
XIII. — Cependant les griefs de moralité s'accumulent, en géné-
ral peu distincts les uns des autres, en tout cas susceptibles d'une
même réponse, à savoir que ce n'est pas au principe même de la
Propriété du travailleur, mais bien à la Propriété capitaliste seule
que tous ces griefs se peuvent légitimement adresser. Oui certes, il
a raison saint Grégoire de Nysse lorsque parlant du riche il nous
dit : « Si un seul veut se rendre maître de tout le bien, le possé-
der tout entier... celui-là n'est pas un frère mais un tyran. »
Que répondre à Jaurès qui écrivait hier encore que la propriété
actuelle contient servitude, si ce n'est qu'il a raison s'il entend
parler de celle au moyen de laquelle certains hommes dominent
d'autres hommes ; mais comment serait-il un tyran l'homme
pour qui sa propriété, exploitée par lui-même, n'est qu'un ins-
t rument de travail et un gage de liberté ?
XIV. — A Proudhon à formuler un nouveau reproche : a Aussi
bien le pauvre et le riche sont dans un état respectif de mé-
fiance et de guerre. Mais pourquoi se font-ils la guerre? Pour
là Propriété. En sorte que la Propriété a pour corrélatif nécessaire
la guerre à la Propriété. La liberté et la sûreté du riche ne souffrent
pas dé là liberté et de la sûreté du pauvre. Loin de là ; elles peu-
vent se fortifier et se soutenir mutuellement. Au contraire le droit
Kt
O4
de propriété du premier a besoin d'être défendu contre l'instinct
de propriété du second ».
Est-il besoin de faire remarquer que l'envie du pauvre ne
s'adresse ni à l'atelier du petit tisserand ni au champ du paysan,
ni même à l'aisance dont jouit un travailleur d'activité supérieure.
Ce qui crée l'envie chez le pauvre, c'est le spectacle de la Richesse
dans l'oisiveté, et celui-là seul vit dans la méfiance qui prétend
défendre non-seulement contre les convoitises, mais encore con-
tre le sentiment de justice le double privilège de l'oisiveté et du
faste. Quand le Travail, droit pour tous, et qui n'a jamais été
objet de haineuse envie, sera devenu la condition nécessaire de la
Propriété, celle-ci passera désormais son chemin honorée et inja-
lousée.
Oui, c'est le faste qui indigne le pauvre, non sans raison, car
le faste l'outrage. 11 faut faire à cet égard une distinction légitime
entre le faste et le luxe. L'homme recherche-t-il pour lui et pour
les siens un plus grand confort qui ne peut que s'accompagner
d'une meilleure hygiène, et la satisfaction de son regard sollicité
par des lignes plus harmonieuses, des formes plus élégantes, des
couleurs mieux assorties ; quoi de plus naturel et de moins criti-
quable ! C'est honorer en nous la dignité humaine qu'orner et
embellir le cadre de notre vie. Ainsi compris le luxe est un
bien, et sa diffusion, moyen excellent d'éducation esthétique de
la masse du peuple, stimulant du travail, embellissement de
l'existence humaine, ne peut être qu'approuvée et encouragée.
Mais ce qui est odieux, c'est le sentiment de beaucoup qui ne
voient dans l'étalage de leur luxe qu'une occasion de faire cons-
tater à tous leur fortune et qui jouissent de la jalousie qu'elle
excite au coeur des indigents, comme certains tortionnaires jouis-
saient aux cris de douleur qu'ils arrachaient à leurs victimes.
« Froissés, dit Fréd. Le Play, au paragraphe 48 de sa Réforme
sociale, parles institutions qui tendent au nivellement social, les
— 55 —
riches veulent à force, d'extravagances faire sentir aux pauvres
leur infériorité ».
Mais que faire pour que le luxe légitime, celui dont l'austère
Proudhon s'est fait l'éloquent défenseur, ne dégénère pas en ce
faste inhumain et stupide contre lequel proteste l'avocat, le phi-
losophe de l'Inégalité entre les hommes et de la subordination de
classe à classe, Frédéric Le Play ? — Rien autre chose qu'organi-
ser la Société de telle sorte que la Propriété ne puisse y être
acquise que par le Travail et l'Epargne. La propriété ainsi
acquise, quelque éminent que le travailleur puisse être, restera
forcément modérée ainsi que nous le démontrerons plus loin.
Cette propriété sera suffisante pour permettre au travailleur le
confort et le bien-être; elle ne sera jamais telle qu'elle puisse lui
permettre le faste et l'ostentation. D'autre part le véritable tra-
vailleur qui sait le véritable prix de la propriété parce qu'il l'a
bien acquise et qui sait toute la dignité de la propriété bien
acquise parce qu'elle est un trophée et porte témoignage de sa
propre vaillance, ce travailleur, dis-je, est incapable de chercher
dans l'étalage de sa propriété l'occasion d'insulter au travail puis-
qu'il s'insulterait lui-même. Ceux-là seuls aiment le faste qui
méritent le nom méprisant de parvenus parce que la chance, déité
stupide qu'une plus haute humanité saura abattre, les aura visités
et injustement enrichis.
XV. — Rien n'est plus commun qu'un autre grief fait à la Pro-
,
priété, le grief de démoraliser celui qui en jouit et ceux quj
approchent le propriétaire. Tout un monde de corrompus et de
corrupteurs vit autour des riches et servant leurs vices les
exploite. Croupiers et courtisanes vivent d'eux et par eux, et c'est
pour eux que s'est instituée la Mode qui le plus souvent vio-
lente l'art et le bon goût, domine l'esprit de nos femmes, et
prélève sur les ménages un impôt absolument stérile, volontaire-
ment servi par la vanité et la sottise à ces quelques entrepre-
— 56 —
neurs dont parle Proudhon, «que l'engouement général protège,
et dont tout le mérite est bien souvent de fausser le goût et de
faire naître l'inconstance ».
Voilà le reproche ; Il est fondé sans doute, et nous le tenons
pour capital. Nous le tenons pour tel que tous les anathèmes des
Pères de l'Église contre la richesse qui démoralise nous paraissent
justifiés. Nous croyons avec eux, et avec La Bruyère et avec
Bossùef et, avec Massillon, et avec Calvin, et avec tous les mora-
listes de la Religion et de la Philosophie, que même dans le cas
très rare où le riche n'est pas personnellement corrompu, il est
un corrupteur public par la seule manifestation de sa richesse et
son contraste avec l'indigence qu'il suppose fatalement et qu'il
créa.
Mais qu'a de commun la Richesse, ce mal, avec le Travail, ce
bien? Croit-on que celui-ci puisse seul, tout seul, mener à celui-
là? Qu'on se détrompe. Si l'on va à la source même de tout grand
patrimoine, si remontant l'hérédité on arrive à celui qui l'a le
premier acquis, on rencontrera le travail peut-être, mais non le
Travail seul. Celui-ci aura été accompagné pour le moins ou de
chance, ou de faveur de prince ou d'Exploitation du travail d'au-
trui, à moins que ce ne soit d'Agiotage, de Jeu, d'Exploitation du
vice, d'Usure, de Fraude ou de Dol.
XVI. — Marx à qui nous devons la distinction si fondamentale
entre la Propriété du travailleur et la Propriété capitaliste, n'a
jamais formellement condamné que cette dernière. En bien des
pages cependant on serait porté à croire que f anathème s'étend
à toute propriété, car il proteste contre l'existence des Classes,
source et raison d'être des discordes sociales, et ces Classés nais-
sent de ce qu'il existe côte à côte des hommes qui possèdent les
moyens de production, et d'autres qui en sont privés, c'est-à-dire
dés possédants et des non-possédants. Mais quand, serrant l'argu-
ment ail moyen des textes mêmes du philosophe allemand, on
_6j-
éclaire ces textes les uns par les autres, on s'aperçoit bien vite,
que ce que Marx regrette, ce n'est pas que certains travailleurs
aient aux mains les moyens de la production, mais bien que
d'autres ne les aient point, ce qui revient à regretter que tous
n'en puissent disposer.
Les disciples s'en sont expliqués non moins clairement que le
Maître. Ils proclament vouloir que le travailleur et l'outil ne
soient pas séparés, dissociés ; mais, au contraire, que le premier
soit propriétaire du second. Et c'est parce qu'ils déclarent n'avoir
pas trouvé le moyen de faire tenir à tous les travailleurs, ou
ensuite de maintenir entre leurs mains, par le moyen et sous
la forme de la Propriété individuelle, l'outil du travail, c'est-à-dire
le moyen de production, qu'ils recourent au procédé de la Pro-
priété sociale. Que s'il devenait possible d'offrir à tous les tra-
vailleurs la propriété personnelle et individuelle des moyens de
production, nul besoin ne serait de bouleverser le Monde par
l'expropriation gigantesque de tous les possédants en vue de
constituer cette Propriété personnelle sous la forme sociale. Faut-
il citer les textes des auteurs collectivistes ? Le choix seul nous
embarrasse. Ecoutons Vandervelde : « Pour être libre, il ne suffit
pas d'une Constitution, il faut encore une Propriété individuelle
ou collective. Celui qui n'a rien ne peut rien. L'ouvrier qui ne
trouve pas dans un droit réel quelconque, ce morceau de Consti-
tution que Lassalle préférait à toutes les chartes écrites, reste,
politiquement et socialement, sous l'absolue dépendance des
acheteurs de sa force de travail... Ceux-là seuls sont libres, dans
l'état actuel des choses, d'afficher leurs opinions, de manifester
publiquement leurs préférences politiques ou religieuses, qui ont
ce qu'on appelle une situation indépendante, qui trouvent dans la
propriétépersonnelle, la garantie de leur liberté ». Et c'est quand
il à posé cette prémisse, que l'éloquent leader du parti collecti-
viste belge ajoute : « Par conséquent le seul moyen d'assurer la
— 58 —
liberté à tous, c'est de donner à tous la propriété. Or, sous le
régime de la Grande Industrie, le seul moyen de donner la Pro-
priété à tous, c'est de socialiser les moyens de production et d'é-
change ». Qu'on supprime cette dernière phrase qui constitue
une affirmation inexacte pour le plus grand nombre des proprié-
tés, et qu'on efface un mot dans les premières lignes de ce texte et
tous les morcellistes souscriront à la déclaration.
Nous bornerons quant à présent nos citations à ce passage
de Vandervelde, non sans signaler cependant au passage l'étrange
abus de mots et même d'idées qui, après qu'il a proclamé la
nécessité d'une Propriété personnelle, fait que Vandervelde consi-
dère une propriété collective comme susceptible de constituer
cette propriété personnelle. Nous estimons, nous, avec tous les
collectivistes, qu'à peine de constituer dans la Société l'iniquité
des Classes, la distinction criminelle entre possédants et non-pos-
sédants, il faut rendre à tous sans exception, — nous entendons
à tous les travailleurs, — la Propriété accessible ; mais, contraire-
ment à eux, nous estimons que pour la plus grande partie des
biens, pas n'est besoin pour les remettre à la disposition de tous
de supprimer la forme individuelle de la Propriété qui seule à
notre avis constitue la Propriété véritable, et de recourir, pour
tous les moyens de production, à ce mode de socialisation qui,
donnant l'outil à l'Etat et laissant le travail à l'Individu dissocié
l'un de l'autre, et, bien loin de créer, supprime la propriété per-
sonnelle,
XVII.
— De ce même grief se rapproche celui qui fait reproche
à la Propriété d'avoir institué jadis l'esclavage sur la terre, et d'y
maintenir encore la Domesticité. 11 semble, en effet, que les
moyens de production étant dans la société actuelle appropriés
par quelques-uns, ces possédants privilégiés peuvent subordonner
le prêt aux travailleurs de l'outil du travail aux conditions qu'il
leur plaît ; que jadis, étant politiquement assez forts, ils purent
— 0() —
imposer l'esclavage, et qu'aujourd'hui encore ils peuvent, s'il
leur plaît, à# qui leur demande du travail, imposer l'état de
domesticité. Mais le lecteur a déjà compris de lui-même que si le
reproche porte contre le régime actuel où manifestement la
Propriété est un privilège social, un monopole.et où on constate
l'injustice de la richesse mal acquise, il ne saurait valoir contre
une Société d'ailleurs pratiquement réalisable où, par le travail
libre, chacun pourrait sûrement accéder à la Propriété.
Nous n'insisterions pas autrement, si, l'occasion nous en étant
offerte, nous ne souhaitions dire notre sentiment sur la question
<le la Domesticité :

On est ou on n'est pas partisan de l'Egalité humaine. Dans le


premier cas on tient pour injuste, dans le second cas pour légitime
la Domesticité. Même pour ces derniers, d'ailleurs, la question
resterait ouverte de savoir si les conséquences de la Domesticité
sont utiles ou nuisibles.
Depuis Joseph de Maistre qui ne reconnaissait « qu'aux pré-
lats, aux nobles et aux grands officiers de l'Etat » le droit de
commander, de raisonner même du Bien et du Mal, nul n'avait
osé en France proclamer l'Inégalité des hommes comme un prin.
cipe, et en même temps nier la Liberté. Ce fut Le Play, esprit dis-
tingué pourtant et âme noble, mais qu'égarait l'esprit de cons-
truction et de système fortifié par une éducation de mathéma-
ticien, qui releva le drapeau de l'Inégalité entre les hommes, de
même qu'il s'inscrivit en faux, — la conséquence était logique,
— contre le principe de la Liberté. Il fit école, et quel qu'eût été
l'éclat de son enseignement, tels de ses disciples furent plus bril-
lants que le maître : Renan, aux opinions, il est vrai, oscillantes,
puis Taine dont l'action fut énorme sur notre bourgeoisie qu'il
ramena, en flattant ses instincts de domination, aux idées de
gouvernement oligarchique. Le jurisconsulte Glasson, les écono-
mistes Paul Leroy-Beaulieu et Cheysson, sont les survivants
Go
— —
de cette école anti-égalitaire. qui n'entend du même coup la
Liberté que comme un privilège de dirigeants.
Ce n'est pas qu'ils s'en expliquent tous avec franchise, tant
s'en faut. Leur maître du moins, Frédéric Le Play, ne s'en cachait
pas : « Les personnes qui se dévouent, écrivait-il âU paragra-
phe 48, de sa Réforme Sociale en France, à la réforme de là
Société, en s'inspirant delà raison et de la justice, ne sont donc
pas obligées de s'écarter ici du droit chemin tracé parla méthode.
11 est inexact que notre Nation veuille à tout prix faire prévaloir,

dans les rapports sociaux, une égalité contraire à l'ordre public


comme à la nature même des hommes et des choses. On né sau-
rait se fonder sur l'existence d'un tel préjugé pour repousser lés
bonnes habitudes d'inégalité qui font lé succès des autres peu-
ples ».
« La Liberté et l'Egalité, écrivait-il encore, ne sauraient préten-
dre à être élevées, comme la Religion, la Famille et la Propriété,
au rang des principes primordiaux. Ce sont des principes d'ordre
secondaire, dont l'application variant partout avec la nature des
hommes et des choses, doit être tempérée et souvent interdite par
les préceptes non moins respectables qui imposent la hiérarchie
sociale et l'Autorité ».
Rien d'étonnant à ce qu'un tel philosophe fasse l'éloge de la
Domesticité. Voici le principal passage :« Les familles-souches
les mieux organisées n'ont pas toujours parmi leurs membres le
personnel nécessaire à leurs travaux... De là Uh déficit dé main-
dvoeuvre auquel il faut suppléer par l'adjonction de coôpérateurs
étrangers. Cette adjonction est permanente dans les familles aisées
qui se déchargent ainsi des travaux les plus pénibles. 11 importé
que ces étrangers soient constamment à la disposition de la famille,
et qu'ils n'y troublent point l'ordre en établissant avec le dehors
des contacts trop intimes. On a toujours satisfait à cette doublé
condition en les admettant en permanence dans la maison, et en
— 6i —
les élçvant ainsi, selon l'acception que ce-mot avait au xvyie siè-
cle, à la dignité de domestiques... Comme ces derniers (les
parents célibataires), les domestiques restaient toute leur vie atta-
chés à la maison ».
Ces divers passages sont extraits de la RéformeSociale en France,
paragraphe 29. Le titre de ce paragraphe est à lui seul toute une
doctrine d'égoïsme de classe aussi monstrueux que naïf : « Le
Célibat et la Domesticité, éléments naturels de toute société,
apportent à la famille-souche un complément nécessaire ». Le Play
y conseille aux puînés, aux petits parents qui vivent au siège de
la famille, ainsi qu'aux domestiques, de rester en état de célibat,
afin de ne pas risquer de compromettre par l'introduction d'élé-
ments étrangers la cohésion de la Famille.
Voilà donc quel fut l'idéal d'un homme de coeur et d'un grand
esprit, d'un grand chrétien et d'un savant, mais à qui manquait
le sens de l'Egalité humaine. Pour assurer la splendeur d'un seul,
tous les frères se condamneront ou à l'éloignement et à l'exil ou
à la subordination obscure ; d'autres hommes élevés à la dignité
de domestiques, cesseront d'être à eux-mêmes un but et une fin et
n'auront plus d'autre raison d'être que le service permanent et
universel d'un autre. Parents et domestiques tàche'ront de se vain-
cre assez eux-mêmes et de sortir assez de la nature humaine pour,
n'ayant déjà plus ni volonté propre ni home, se priver du mariage
et de la maternité. Quant au peuple, il devra accepter tout
entier, avec une pieuse reconnaissance envers ses maîtres, une
hiérarchie sociale qui immobilisera les générations à un cran
déterminé de l'évolution politique, de même de l'évolution
morale, de même de l'évolution économique. Ne faut-il pas que
les classes supérieures et que les familles de ces classes s'instituent
et s'organisent, prélevant sur la population subordonnée les élé-
ments qu'elles auront intérêt à s'annexer, et qu'elles arrangent et
distribuent tout le reste de la Société humaine en vue du meilleur
— 62 —
et plus complet fonctionnement de leur pouvoir et du développe-
ment de leur splendeur?
C'est précisément par ce même argument et dans des termes
presque identiques, — qu'on relise le titre suggestif du paragra-
phe 29 dans lelivredeLePlay, — qu'Aristote justifiait l'esclavage:
« Les éléments de la Famille domestique sont précisément ceux de
la famille même qui, pour être complète, doit comprendre des escla-
ves et des individus libres ». La Famille-souche de Le Play n'est
on le voit que la Famille-domestique d'Aristote à laquelle il man-
que les esclaves. Est-il certain que. si le procès de l'esclavage n'eût
pas été déjà tranché sans appel possible, Frédéric Le Play se fût
rangé parmi ses adversaires ? N'eût-il point répondu à Wilber-
forcc « qu'on ne saurait se fonder sur des préjugés tels que ceux
dt la Liberté et de l'Egalité pour réprouver les bonnes habitudes
d'inégalité qui font le succès des autres peuples » ?
Du moins Le Play qui fut un homme vertueux, pare-t-il son
rêve de hiérarchie sociale, de tout l'éclat de la vertu. Il trace d'une
plume austère les devoirs du riche. 11 veut le maître, mais le bon
maître; il demande qu'on obéisse, mais il souhaite que le maître
qui commande se fasse aimer avant que de se faire obéir. Et
comme il est naturel qu'un constructeur social recherche dans le
passé les faits qui autorisent ses plans, il nous parle d'un temps
où existait une domesticité idéale et des maîtres dignes d'être
considérés comme les délégués de la Divinité, Hélas! Le Play
n'a vu cela que dans la c?ndeur même de sa propre nature. Qu'il
le demande aux documents historiques, voire à Y Ancien régime de
son disciple Taine, et.il changera d'opinion. L'horrible époque
que fut pour les campagnes celle de la Ligue, des Jacqueries, des
Lansquenets, puis celle de la deuxième partie du siècle de Louis XIV
jusqu'à la Révolution ne fut pleine que de pilleries, de carnages
déchaînés par les vices, la violence et la cupidité de l'aristocratie
dirigeante. Ce n'était guère qu'à des besognes de meurtre et d'op-
— 63 —
pression féroce que les familles de la Noblesse associaient leurs
domestiques mâles. Quant aux pauvres filles de la domesticité
des châteaux, elles jouissaient d'une plus grande sécurité de vie
que les paysans qu'on fouaillait ou qu'on pendait sans juge-
ment et par bandes ; mais elles étaient violées chaque fois qu'il
plaisait au maître, à sa progéniture et à la parenté du maître.
Il est vrai qu'à peu près toujours elles accueillaient l'aventure
comme des plus honorables pour elles, comme un témoignage de
haute affection, et qu'elles en enfermaient dans leur coeur, pour
l'orgueil secret de l'arrière-saîson de leur vie, le souvenir recon-
naissant et pieux car tout était pieux à cette époque.
,
Ce qu'est la Domesticité en son essence, Frédéric Le Play nous
l'apprend avec précision. Ses caractères sont la subordination
illimitée quant à l'intensité des ordres, aucun pouvoir modérateur
ne pouvant s'interposer pratiquement entre domestique et maître,
et celui-ci ne connaissant d'autres limites à sa volonté, en outre
des forces humaines ou de la révolte du domestique, que celles
que sa propre conscience lui fixera ; — 2» La durée indéfinie de
cette subordination qu'on se plaît, chez les apologistes de la
Domesticité.à considérer comme durant généralement autant que
l'existence ; — y Le caractère général et universel des services
auxquels le domestique est tenu, car il n'est ni cuisinier, ni pale-
frenier, ni concierge, avec attributions nettement délimitées en
dehors desquelles il retrouvera la maîtrise de lui-même, mais
domestique et par cela seul, bon à tout faire, suivant l'expression
consacrée ; 4> La permanence de jour et de nuit dans le ser-
vice, avec présence réelle, et non seulement avec interdiction au
domestique, d'avoir un che{ soi, un refuge pour sa propre person-
nalité, mais encore avec interdiction, sauf permission spéciale,
d'avoir des rapports avec l'extérieur, car «en établissant des con-
tacts trop intimes avec l'extérieur, ils troubleraient l'ordre de la
Famille»; —ç» Enfin l'interdiction défait, sinon formelle en droit,
-64-
de se marier, afin que tout entier à la seule famille, le domestique
ne se puisse créer des affections autres et des intérêts distincts.
Comment d'ailleurs en serait-il autrement en fait puisque les rap-
ports extérieurs seront les plus rares possibles. Le maître cepen-
dant pourra accoupler ses domestiques comme il accouple les
chiens de son chenil.
Ne suffit-il pas au moraliste, au sociologiste, de déterminer ces
éléments de la Domesticité pour en avoir horreur comme d'une
déchéance de nature ? — « Mais tels quels ils étaient heureux,
m'objectera-t-on... Dans les asiles d'aliénés, à côté des infortunés
qui se déchirent la face et se meurtrissent le front dans les
angoisses d'un perpétuel cauchemar, on aperçoit des béats qui
vivent dans la vision d'un bonheur imaginaire. Ils sont heureux.
— Quel est le père qui souhaiterait un tel bonheur à ses enfants?
Rester homme, c'est-à-dire libre, et être conscients de son
propre for intérieur, voilà la première condition du bonheur nor-
mal. La béatitude du domestique ou de l'esclave, c'est le bonheur
du dément dont le spectable est si pénible à supporter.
De nos jours la Domesticité revêt de plus en plus un autre
caractère. Elle devient de moins en moins domesticité ; elle atta-
che de moins en moins corps et âme le domestique &X& personne
de son maître, mais comme il advient dans toutes les périodes de
transition, la vieille institution transformée ne vaut pas mieux ;
elle est peut-être pire. L'instabilité actuelle des grandes fortunes
ne permet plus en effet au maître de protéger ses domestiques et
d'assurer leur sort. D'autre part, le développement de l'instruc-
tion et des idées de liberté a éveillé chez les domestiques, à
l'état de douleur, 1er sentiment de leur sujétion. Les rapports ont
perdu leur caractère naïf de bon chien à maître. La dureté et l'or-
gueil se sont installés dans l'âme du maitre, l'esprit de trahison
et de cupidité dans l'âme des serviteurs. Rien n'est plus lamenta-
ble que la domesticité moderne dans les villes : serviteurs et
— 65 —
servantes de tous les étages y sont relégués sous les combles du
toit dans une promiscuité fatale et qui ne peut ne pas les perver-
tir tous. Ils ne s'y enseignent pas seulement et mutuellement la
débauche, mais s'y excitent encore réciproquement à la rapine, à
l'hypocrisie et à l'espionnage.
Quelque inférieure et déprimée qu'elle fût la domesticité était
auparavant une position. On pouvait s'y promettre de naître,
vivre et mourir dans la même maison bourgeoise, dans le
même château. Aujourd'hui le faste devenu plus coûteux ruine
à chaque génération nouvelle les fortunes acquises ; la facilité
des communications a rendu le foyer nomade ; les belles maniè-
res, les afféteries des cours du grand siècle se sont vulgari-
sées à tel point que partout aujourd'hui la première condition
d'un serviteur est d'être bien stylé. Le vieux serviteur paysan
et le maître à la protection efficace ont également et simulta-
nément disparu, même aux champs que n'habitent guère plus
d'ailleurs ni l'ancienne noblesse, ni la riche bourgeoisie. Maîtres
et domestiques modernes, ennemis l'un de l'autre et odieux
l'un à l'autre vivent dans des rapports qui tendent à deve-
nir de plus en plus insupportables à tous. Le temps moyen
du service d'un domestique dans la même maison va se rédui-
sant de plus en plus. Les exigences de la domesticité pour les
heures de sortie, pour la spécialisation du travail et pour le
salaire s'accroissent de plus en plus ; et il faut s'en applaudir car
plus vite disparaîtra la domesticité et plus vite l'institution de la
famille sera purgêed'un de ses plus actifs éléments de corruption.
Tout enfant élevé au contact des domestiques, de leurs flagor-
neries hypocrites et de la bassesse de leurs instincts est en très
grand danger; si, jeune, il s'habitue à se faire servir, il est perdu.
C'est par les contingents qu'elle fournit à la domesticité des villes
que la population des campagnes se gâte le plus activement ; et
cette même domesticité a été l'une des causes les plus agis-
5
— 66 —
santés de la décadence morale si visible de notre bourgeoisie.
Eh quoi! Se passer de domestiques Oh! Mesdames bourgeoi-
1

ses, qu'en pensez-vous et quelle perspective! Eh bien ! Qu'ils" habi-


tuent leurs enfants à cette idée ceux qui sont sages, car l'avenir,
un avenir prochain les y condamnera. Nous croyons que celui qui
aura achevé ce livre ne pourra pas ne pas en être persuadé. Que
dès lors, dans cette éventualité, d'une part on simplifie ses pro-
pres besoins, qu'on apprenne à se servir soi-même et que d'au-
tre part on simplifie le service intérieur du ménage. Des progrès
notables ont déjà été réalisés en ce sens; on n'envoie plus le
domestique chercher l'eau à la fontaine ; un bouton électrique ou
un bec de gaz ont remplacé l'ancienne lampe à huile ou à pétrole
dont l'entretien exigeait les mains sales et du temps. La machine
à coudre a réduit le temps des raccommodages et des menues
coutures. Le repassage encore excessif et qu'on tend de plus en
plus à faire faire au dehors s'est simplifié par la suppression de
l'inepte tuyautage. Le chauffage au gaz qui tend à devenir de
moins en moins coûteux rend élégante et dénuée de fatigue la
préparation des aliments. Enfin voici que l'on invente des machi-
nes à cirer les souliers, voire à laver la vaisselle. Encore quelques
progrès et le machinisme libérera la maîtresse de maison de tout
travail sordide, de telle sorte que pour peu qu'elle sache dis-
tribuer ses occupations avec méthode, — qualité que l'éducation
n'a jusqu'ici pas donnée à nos femmes,—elle pourra se passer de
la domesticité proprement dite, sauf à demander parfois à des
concours mercenaires quelques heures d'un travail accidentel.
Nous ne demandons point certes que chacun ne vive que pour soi
et par s>i. Tout au contraire est-il souhaitable, infiniment, que
les rapports d'affection et d'aide mutuelle se généralisent entre
tous les hommes. Mais il faut que ces rapports se poursuivent
dans la Liberté et dans l'Egalité.
XVIII.
— Voici donc terminé contre le principe de Propriété, lo
- - 6?

réquisitoire des moralistes. Ce sont les économistes maintenant-


qui vont poursuivre son procès. Seront-ils plus heureux?
Karl Marx observe qu'en régime de propriété individuelle, cha-,
que producteur est abandonné, sans guide, sans documentation,
statistique possible, à son initiative dès lors et forcément incon-
sidérée. Il en résulte que la production se poursuit au hasard,
tantôt excessive, tantôt insuffisante. Elle est anarchtque.
Le reproche est fondé en fait et plusieurs économistes ortho-
doxes en ont fait l'aveu. C'est même sur l'utilité qu'il y aurait à
établir l'ordre et la règle dans le chaos de la production actuelle
que les avocats des Cartels et des Trusts croient trouver la justi-
fication de ces suspectes entreprises.
Mais reconnaître que dans le régime de propriété souvent abu-,
sive qui est le nôtre la production est anarchique, ce n'est pas
constater que cette anarchie se maintiendra nécessairement, quoi-
qu'on fasse, tant que subsistera la propriété individuelle. Nous
repoussons le procédé collectiviste qui pour régulariser la produc-
tion propose à l'Etat de l'accaparer; nous repoussons plus éner-
giquement encore le procédé américain de la fédération des trusts.
Mais il est un troisième moyen que nous estimons pleinement
efficace et qui sauvegarde pleinement le principe de liberté. Nous
l'exposerons complètement plus loin. Disons dès maintenant
qu'il consiste à substituer par voie de rachat, et sur la demande
.
même des intéressés, au commerce empirique et anarchique de
l'heure actuelle un réseau de coopératives de consommation.
Quand celles-ci, autonomes et placées, comme doivent l'être des
coopératives de consommation sous la seule direction de leurs
membres, mais soumises au contrôle financier de l'Etat, se seraient
étendues sur tout le territoire, la statistique de leurs achats, de
leurs ventes et de leurs restants en magasins, centralisée et publiée
par un Office central, donnerait, mois par mois, à la production
les renseignements les plus complets et les plus propres à l'éclai-
— 68 —
rer, tandis que du même coup les coopérations y trouveraient,
pour gouverner et régulariser la consommation des précisions
que ne pourra jamais avoir l'Agiotagedans lequel les économistes
veulent voir le modérateur nécessaire de la consommation.
En attendant que nous puissions donner au lecteur, dans le
chapitre spécial, tous les éclaircissements désirables à l'objection
que le régime de la Propriété individuelle comporte nécessaire-
ment l'anarchie de la production, notre réponse sera, que sans
sortir du régime de la Propriété individuelle et sans porter atteinte
à la Liberté individuelle du Travail, on peut concevoir et réaliser
aisément, en même temps qu'une simplification économique qui
déjà par elle-même constituerait un progrès des plus considéra-
bles, un état de choses dans lequel la Production et la Consom-
mation seraient aussi éclairées et renseignées qu'elles le sont peu
aujourd'hui.
XIX.— ormes variées du grief d'anarchie sont les critiques de
surproduction ou au contraire de stérilité volontaire qu'ont for-
mulée divers auteurs. C'est Sismondi qui le premier signala,
pour l'avoir observée en Angleterre, la surproduction et ses ter-
ribles conséquences, et c'est M. Landry qui récemment a mis en
pleine lumière la tendance qu'a parfois, dans un intérêt de lucre,
l'industrie à se stériliser volontairement à raréfier ses produits,
sans souci des chômages ouvriers que cette conduite comporte.
L'obligation que nous nous sommes imposée d'analyser tous les
griefs formulés ou retournés contre la Propriété individuelle nous
obligent à revenir incessamment sur des réponses déjà faites :
La surproduction industrielle, tout aussi bien que la stérilité
intermittente de l'industrie, ne sont redoutables qu'à raison des
crises qu'elles provoquent dans la classe ouvrière où elles font
sévir, tantôt le surmenage et tantôt le chômage. Or il va de soi
et par définition que les morcellistes n'admettant d'autre pro-
priété individuelle que celle du travailleur et réprouvant la pro-
-89-
priété.capitaliste, c'est-à-dire celle qui exploite le travail d'autrui,
les ouvriers salariés se trouvent par eux, tout aussi bien que par
les collectivistes, soustraits à l'autorité du patron individuel ou
anonyme et remisa la tutelle de l'Etat. C'est le travailleur auto-
nome et propriétaire des outils et de la matière première de son
travail, que nous entendons protéger contre une absorption de
son individualité dans l'Etat. Nous considérons au contraire cet
état de travailleur autonome comme la forme supérieure vers
laquelle, par l'accession certaine à la propriété en proportion du
travail utilement fourni, nous devons favoriser l'ascension du
plus grand ncmbre possible des travailleurs industriels. Mais dans
toutes les branches d'industrie où la nature des choses, — prix
excessif de l'outillage, accumulation nécessaire de matières pre-
mières considérables, nécessité d'un fractionnement extrême de
l'ouvrage, etc., — rendra impossible l'institution du travail
individuel libre, autonome, soit en atelier familial, soit en atelier
coopératif de production, partout où les conditions de la produc-
tion exigent l'obéissance passive de l'ouvrier au patron, c'est-à-
dire d'un homme à un homme, ou encore rendent fatal que le
travailleur ne soit pas propriétaire de l'outil et de la matière et
où dès lors un tiers intervienne pour fournir le capital, nous
disons nettement : patron pour patron, capitaliste pour capita-
liste nous préférons l'Etat, —l'Etat que la cupidité n'entraînera
jamais à ces calculs au bout desquels sont la surproduction ou la
stérilité volontaire qui engendrent les chômages, l'exploitation
de l'ouvrier payé souvent dans des conditions qui lui permettent
de végéter mais non de vivre, surmené au plus grand dommage
et de l'individu et de la race, placé presque toujours dans les grands
ateliers et les usines, dans des conditions d'hygiène détestable,
allant, dans l'angoisse fatale de l'indigence, vers la caducité et
la vieillesse, enfin concurrencé dans des conditions d'immoralité
dont nos descendants rougiront, par la femme et par l'enfant.
— ;o —
Voilà donc notre solution dans le monde de l'industrie : le tra-
vail autonome partout où il est possible ; dans le cas contraire
l'Etat. Dans le domaine commercial un régime de coopérativesde
consommation universalisées, à la place du commerce actuel
racheté équitablement; enfin dans l'ordre agricole, sans exception
parce qu'elle y est toujours possible politiquement et économi-
quement, la propriété autonome et directe du travailleur.
XX. — Nous avons répondu, — nous venons de répondre,—
par avance aux quatre derniers griefs : démoraliser l'ouvrier et
la famille ouvrière par la promiscuité de l'atelier et le maintien
hors du foyer du père et du garçon, et parfois même de la mère
et de la fille ; — le déformer physiquement par la mauvaise
hygiène et l'encombrement des locaux de travail et aussi par
machinisation de l'ouvrier, c'est-à-dire la subordination à la
machine de l'homme devenu un rouage, une simple pièce dans le
machinisme, et contraint désormais, sa vie durant, à l'abrutisse-
ment du mouvement machinal. Tous ces reproches sont fondés,
répétons-le une fois encore, contre la Propriété capitaliste. Mais
en quoi le grief de démoraliser peut-il atteindre le travail pour-
suivi dans l'atelier familial près de la femme et de l'enfant ? Où
est le danger physiologique d'une besogne que le travailleur
mène à son gré, la délaissant quand il plaît, la variant comme il
plaît, l'entremêlant, s'il le veut, de causeries et de chansons,
dans le plein jour et l'air renouvelé d'un appartement personnel,
et, pour tout dire en un mot, en liberté.
Oui la Liberté, qui fut la déité des hommes de la Révolution,
reste la nôtre, et notre foi en elle n'est pas ébranlée. Nous la vou-
lons entière, pour fous et envers tous. Jaloux de la protéger con-
tre toutes les atteintes d'où qu'elles viennent et si humble que
doive être la victime. Nous ne nous obstinons pas à regarder uni-
quement du côté de l'Etat, comme le font les économistes. Nous
savons aussi que la Liberté a d'autres ennemis plus redoutables
— 71 —
encore en ce que leurs entreprises s'exercent sur les faibles et sur
les désarmés, et que parmi ces ennemis de la Liberté, le plus
redoutable est le Capitalisme, contre lequel, de même que contre
toutes autres menaces, nous savons, nous moralistes, que la plus
sûre retraite, le plus certain refuge, c'est la Propriété acquise par
le Travail. Contre elle, — constatons-le et prions qu'on le constate,
— aucun grief n'a porté ; aucun n'a valu.
Tel est d'ailleurs l'aveu
qui échappait au collectiviste Loria, lorsque, à la propriété du tra-
vailleur donnantle nom de«propriété deCincinnatus », ilajoutait :
«Celle-ci est inattaquable et aucune critique ne peut l'attein-
dre ».
CHAPITRE V

LÉGITIMITÉ ET NATURE DE LA PROPRIÉTÉ

I. LA PROPRIÉTÉ PEUT PROUVER SA LÉGITIMITÉ. — II. L'INSTINCT A SE


SUBORDONNER LES CHOSES. — III. CETTE SUBORDINATION, PRIMUS LA
CONÇOIT ABSOLUE.—IV. LE CONFLIT ENTRE LES PRÉTENTIONS INDIVI-
DUELLES. LA SOCIABILITÉ ENGENDRE L'ESPRIT DE TRANSACTION.

LE DROIT A L'EXISTENCE, LE DROIT AU TRAVAIL NON SUSCEPTI-

BLES DE TRANSACTION. — LE CHAMP DES TRANSACTIONS POSSIBLES.
LE ROLE DE LA SOCIÉTÉ. — V. LA PROPRIÉTÉ DROIT NATUREL

DONT L'EXERCICE DOIT ÊTRE SUBORDONNÉ AUX NÉCESSITÉS SOCIALES.
SOCIÉTÉ. DROIT
— VI. DÉFINITIONS DES LIMITES A IMPOSER PAR LA
DE CELLE-CI MÉCONNU DANS LA SOCIÉTÉ CAPITALISTE.
VII. LA RÉGLEMENTATION PAR LA SOCIÉTÉ DU DROIT DE PROPRIÉTÉ
DOIT VARIER. GRANDS PASTEURS ARABES ET KABYLES DU DjURJURA.

— VIII. LES INDIVIDUS EXCEPTIONNELS ET LEUR MILIEU. — LA FOR-


MATION DE LA PROPRIÉTÉ INDIVIDUELLE MARABOUTIQUE.— LES CLER-
GÉS ET LE COMMUNISME.
IX. LES ÉLÉMENTS ÉMANCIPATEURS DE LA PROPRIÉTÉ. — L.ES QUATRE

DROITS NATURELS ET IMPRESCRIPTIBLES DE L'HOMME. — X. LE DROIT


AU TRAVAIL IMPLIQUE LF. DROIT A L'OUTIL. —ETENDUE DE CE
DROIT. — XL LE PROLÉTARIAT. — INADMISSIBILITÉ DELÀ SOLUTION
COLLECTIVISTE. SOLUTION MORCELLISTE : LA PROPRIÉTÉ-OUTIL A

TOUS. — XII. NÉCESSITÉ DE GARANTIR LA LIBERTÉ DE L'HOMME CON-
TRE L'ETAT. — LE CONTRE-POIDS DE PROUDHON. — LA PROPRIÉTÉ-
DOMAINE. — XIII. LES PHILOSOPHES NON-RELIGIEUX ABOUTISSENT
TOUS A PROCLAMER LA PROPRIÉTÉ INDIVIDUELLE.
-54-
I.
— La Propriété individuelle étant un fait universel, observé
au cours de tous les siècles et chez tous les peuples, —sauf quelque
éclipse momentanée, ainsi que le fait se passa en Chine, ou sauf
barbarie comme chez les nomades arabes ou turcomans,— se jus-
tifie par elle-même. Elle a le droit tout au moins d'exiger de ses
adversaires qu'ils rapportent la preuve de son illégitimité. Elle
est en possession et peut invoquer en droit le bénéfice de l'excep-
tion uti possidetis.
Or nous avons vu défiler tous ses adversaires. Nous les avons
écoutés impartialement tandis qu'ils exposaient leurs griefs ; et
le lecteur a pu se rendre compte que de leurs vingt-deux griefs
les uns ne portaient pas, tandis que les autres ne portaient que
contre la Propriété capitaliste, c'est-à-dire abusivement employée
et détournée de son affectation légitime.
Ah ! Sans doute, s'il était dans la nature des choses, dans la
fatalité des faits sociaux, que la Propriété individuelle fût livrée
sans frein ni garantie à la discrétion de son propriétaire et qu'il
dépendit de celui-ci d'en faire à son gré usage ou abus, nous
reconnaîtrions qu'il y aurait dans ce fait justification suffisante
de sa suppression. Mais que le lecteur nous fasse le crédit néces-
saire : nous démontrerons au cours de ce livre que les abus dont
le droit de propriété est l'occasion sont tous conjurables, voire
conjurables sans qu'il soit porté atteinte à la Liberté. Que le lec-
teur veuille bien prendre acte de cet engagement.
L'impuissance des adversaires à démontrer l'illégitimité du
principe même de Propriété serait par elle-même suffisante pour
protéger ce principe contre toute réforme capable de l'atteindre.
Mais la cause de ce principe vaut d'être défendue autrement que
par des exceptions et des déclinatoires. A ces ennemis impuissants
à l'attaquer la Propriété veut prouver elle-même sa légitimité :
II.

Replaçons sous les yeux du lecteur la page où nous mon-
trions Primus prenant contact avec les choses extérieures :« Être
-35-
vivant, Primus ne peut ne pas vouloir vivre ; être actif, il ne peut
pas ne pas vouloir agir ; et il n'est pas une minute de son existence
où il ne soit déterminé par cet instinct, Aussi ne pourra-t-il aperce-
voir le Monde extérieur que sous le point de vue et sous l'empire
de cette préoccupation d'activité qui constitue le canevas même
sur lequel se brodent toutes ses sensations et toutes ses pensées.
C'est donc par rapport à lui-même qu'il envisage le Monde exté-
rieur. Primus est à lui-même sa fin et le Monde doit concourir à
cette fin et y servir. Les rapports qui l'unissent aux choses par-
tent de lui et y font retour. Tous les objets lui apparaissentainsi
comme lui étant subordonnés... »
Ainsi tout nous apparaît sous un angle de subordination et
d'utilité qui, suivant notre appréciation instinctive, formule le
devoir des êtres extérieurs vis-à-vis de nous. Par voie de con-
séquence, le sentiment que nous avons du devoir des êtres vis-à-
vis de nous, nous l'appelons notre Droit ».
111.
— Mais jusqu'où Primus conçoit-il que doive aller cette
subordination des êtres et jusqu'à combien les considère-t-il
comme tenus à utilité? 11 est bien évident que Primus qui se con-
sidère comme centre, roi, fin suprême du Monde, concevra que
l'utilité des êtres devra être la plus complète et la subordination
la plus absolue. Sa volonté n'y concevra d'autre limite que la nature
même des choses. Dans toute l'étendue de son action, à la vérité
bien bornée dans* le monde infini, il entendra exercer une domi-
nation souveraine, et, dans la mesure même de son activité pro-
pre, il s'efforcera de reculer les limites et d'accroître l'intensité de
cette domination. Si le supposant déjà maître du langage juridi-
que, nous lui demandons : Es-tu propriétaire de tous les êtres?
11 nous répondra : « Tous les êtres ont été créés pour moi ; mais

il en est qui remplissent leur utile office sans que je puisse les
atteindre et avoir action sur eux. D'autres sont à ma disposition
et j'agis sur eux. De ceux-là je suis propriétaire et sur ceux-là ma
-36-
propriété ne connaît d'autres limites que celles de mes forces et
de mes désirs, elle est absolue ».
Ce langage le prêtons-nous arbitrairement à Primus? Pour se
convaincre qu'il n'en est rien, supposons un autre langage et
celui-ci apparaîtra absurde : car comment admettre que Primus
qui n'a eu encore à compter avec aucune protestation d'êtres sem-
blables à lui, à qui rien n'est encore contesté, ira se contester à
lui-même et limitera son propre droit? Le caractère essentiel de
l'activité humaine et des désirs qu'elle engendre, c'est de ne se
limiter qu'à la fatigue ou aux obstacles extérieurs.
Il va de soi que Secundus, que Tertius, chacun pour soi, affir-
meront sur les êtres ce même droit de propriété absolue... Car il
ne s'agit pas ici d'un ou de quelques hommes, mais de l'Homme.
C'est l'Homme qui a parlé le langage de Primus, l'Homme de
nature qui subsiste fatalement, nécessairementen chacun de nous
sous les apparences et les formes dont l'a recouvert l'usage de la
vie sociale; c'est cet homme de nature en qui réside notre
droit humain et en qui seul nous pouvons le lire à la lumière de
plus en plus grande que projettent sur lui la Science et la Raison.
IV. — Mais voici que Primus, Secundus, Tertius, se sont ren-
contrés et heurtés car ils ont convoité les mêmes choses. Leurs
prétentions à la Propriété absolue se sont exercées sur un même
objet? Qu'est-il advenu? Si l'objet contesté à Primus est nécessaire
à sa vie, il est évident que Primus pour le conserver aura lutté
jusqu'à la mort. Le sentiment que tout est àfaire quand il s'agit
de défendre son existence existe chez tous les êtres : c'est celui
qui inspire la résistance suprême à l'animal acculé. Pas de tran-
saction possible en face de la mort. Le Droit à l'existence est le
premier droit que puisse et doive affirmer l'être vivant.
Mais si l'objet contesté n'est pas Indispensable à la vie, il se
peut que Primus et que Secundus, qui, chacun dans ce groupe
familial que nous avons vu être une école de Sociabilité, et où
—11 —
eux-mêmes auront enseigné à leurs enfants la pratique des tran-
sactions entre frères et l'usage des règlements qui préviennent les
conflits, il se peut, dis-je, qu'ils transigent sur l'objet immédiate-
ment contesté et par exemple coupent en deux la poire sauvage ;
puisqu'ils établissent désormais les règles suivant lesquelles les
conflits futurs se régleront. On peut affirmer cette institution, par
consensus plus ou moins précis, des principes fondamentaux, des
lois ; car la Sociabilité étant un attribut essentiel de la nature
humaine, et la faculté du langage permettant aux hommes de
mettre en exercice et à profit cette sociabilité ; il est absurde de
penser que les hommes n'auront jamais songé par instinct, de
raison ou intérêt, à traiter des moyens de prévenir les conflits
qui rendaient si précaire la vie des hommes primitifs, sauf à ce
que le premier groupe organisé sous l'égide des premières lois
ait usé de la force que lui donnait cette organisation pour con-
traindre les autres hommes.
Eh bien ! Quelle sera, quelle devra être cette loi créée par des
hommes, par conséquent sous l'impérieuse pression des condi-
tions nécessaires de la nature humaine? 11 est évident que cette
loi s'efforcera de protéger et la vie sur laquelle nul n'aura pu
transiger, et le développement de l'activité de chacun, car nul
n'aura pu renoncer à son libre développement qui n'est autre que
la mise en oeuvre de sa propre nature. Entre les contractants il est
impossible d'admettre que le contrat ait eu d'autres bases, car
concevoir d'autres bases c'est supposer que d'aucuns auraient
renoncé à la vie ou encore accepté le suicide de leurs facultés
dans une servitude volontaire, acceptation qui d'ailleurs, étant
contre nature, ne les eût point engagés, parce que leur droit,
c!est-à-direle sentiment nécessaire de leurs rapports avec les êtres
extérieurs, eût maintenu une protestation instinctive, invincible
et absolue.
Il est possible, sans doute, même certain moralement, que la
.
-38-
première société constituée, singulièrement fortifiée par la cohé-'
sion que lui aura donnée ce régime de la loi, profitera de sa force
pour écraser les autres familles humaines. Le Droit humain res-
tera un monopole jusqu'à ce que la Science et la Conscience se
développant de concert aient proclamé l'égalité des hommes, et
par cela même le Droit humain pour tous. Il n'çn reste pas moins
dès maintenant mis en lumière que les premières sociétés fondées
sur un consensus proclamé en loi, n'ont pas pu ne pas attester le
droit de chaque contractant à l'inviolabilité de son existence et au
libre développement de ses forces et facultés, et par suite n'ont
pas pu ne pas réglementer l'action de chaque contractant sur les
choses extérieures de la manière la plus convenable au libre déve-
loppement [des forces et facultés, c'est-à-dire de l'activité de chacun
d'eux.
Or quelles sont les manières dont l'activité de chacun se mani-
feste? Il n'en est que deux: La violence qui de sa nature est anti-
sociale et pour prévenir laquelle se créait précisément la Société,
puis l'Effort, celui qui ne s'exerce pas contre autrui, mais seule-
ment sur le reste de la Nature, c'est-à-dire le Travail. Comme
condition de l'activité de l'homme sur le Monde extérieur, les
Sociétés primitives, comme les Sociétés actuelles, n'ont donc
pu reconnaître et ne peuvent reconnaître que le Travail.
V. — Mais ici surgit une difficulté grave, du moins à première
apparence : Nous avons vu que Primus, puis les autres hommes
après lui, revendiquaient par instinct de nature sur les êtres
extérieurs placés à leur portée une domination sans limite et exclu-
sive, c'est-à-dire une propriété absolue. Nous concevons mainte-
nant que les hommes constitués en première société, obligés de
réglementer en vue de la Paix sociale l'exercice de cette domina-
tion sur les choses, decette Propriété, l'aient reconnue par respect
pour l'activité quand celle-ci a\/ait marqué l'objet du sceau du
travail. Mais encore le droit que, de par ce travail, la Société aura
reconnu au travailleur sur la chose, sera-t-il ce droit absolu, ce
droit de domination exclusive et sans limites ni de durée ni
d'intensité que Primus, insatiable, revendiquait, et qui est le
Droit de Propriété absolue des juristes?
11 est évident
que dès le premier contrat, la première Société a
dû s'efforcer de concilier au mieux les prétentions, identiques
d'ailleurs, de tous les contractants à une Propriété absolue des
choses qui servaient d'objet ou de moyen à leur travail, avec les
nécessités du maintien de la Société elle-même, c'est-à-dire, avec
l'harmonie des droits individuels dont l'ensemble social avait
pour raison d'être d'assurer la permanence, la stabilité. Dès lors
la limite, fixée également pour tous, du droit de chacun sur
les choses qui servent d'objet ou de moyen au travail, a été l'In-
térêt Social; tandis que la Source même du droità été le senti-
ment identique chez chacun des contractants qu'il leur fallait
pour satisfaire le libre jeu de leur activité, la dominationdescho-
sesqui étaient l'objet, le moyen ou le fruit de leur travail, sen-
timent qu'ils puisaient dans la conscience même qu'ils avaient
des conditions de leur identique nature humaine.
On voit donc que le Droit de Propriété est un droit naturel
dans sa source ; mais qu'il est nécessairement limité dans les
conditions de son exercice par les nécessités de l'Intérêt Social...
maisparces nécessités seulement. Il sera aussi étendu que l'intérêt
social le permettra; et toute entrave que l'intérêt social n'exige-
rait pas serait arbitraire, c'est-à-dire violerait la liberté humaine.
VI.
— Mais quelles seront ces
limites? Absolument parlant on
ne saurait les fixer. En effet nous partons bien pour les mesurer
d'un point fixe, qui est la nature homme, toujours la même en
tout temps et en tous lieux, quant à ses besoins essentiels et à
ses instincts fondfcnkwtaux; mais à quelle distance l'instinct
d'appropriation qui anime l'individu rencontrera-t-il l'intérêt
social et se heurtera-t-il à lui? Cela évidemment dépendra de l'é--
— 8o —
tat de développement de la Société, et par conséquent variera
suivant les lieux et les temps. Le Droit de Propriété ne peut
donc avoir des règles éternelles, ni applicables à toutes les
Sociétés, mais au contraire évolue fatalement. Mais dans quel
sens doit se faire l'évolution progressive? Evidemment dans le
sens qui réduira le moins l'étendue dans laquelle, non quelques
hommes, mais tous les hommes pourront exercer librement leur
activité. La Société idéale sera celle qui sera organisée de telle
sorte que tous les hommes sans exception y exercent au maximum
leur domination, c'est-à-dire le droit de Propriété sur l'objet, les
moyens et les fruits de leur travail. Au contraire les sociétés
vicieuses seront celles où tous les travailleurs exerçant leur action
sur les choses du travail, cette action sera limitée, réduite, res-
treinte, c'est-à-dire ne sera pas la pleine propriété; mais aussi, —
et plus cruellement encore pour la conscience publique, — celle
où quelques-uns auront seuls la Propriété des choses tandis
qu'un grand nombre d'entr'eux en seront privés. Nous recon-
naissons qu'une Société qui constituerait l'Egalité de tous dans
une demi-liberté des actions de la vie et une simple possession
précaire des choses, ne serait certes pas pire que celle qui
comporte l'inégalité d'aujourd'hui, c'est-à-dire la pleine liberté en
même temps que la Propriété monopolisée des choses du travail
pour quelques-uns et l'asservissement qu'entraîne la suppression
de toute propriété pour tous les autres.
Ce deuxième régime, ce régime d'aujourd'hui, c'est le régime
capitaliste que nous aurons à définir plus tard et à analyser. Dès
ce moment on sait que son inégalité nous indigne et que nous
le réprouvons. L'autre régime, celui de l'Egalité dans une demi-
liberté et une possession précaire des choses, c'est le régime que
rêvent les collectivistes. Nous reconnaissons qu'il a sur l'autre
un avantage, celui de n'avoir jamais existé, et par conséquent de
n'avoir causé le malheur de personne. Les collectivistes nous sont
— 8i —
plutôt sympathiques comme le sont pour nous tous ceux que
.l'injustice révolte et qui poursuivent l'avènement du Mieux. Mais
nous croyons qu'ils se trompent, et que si la société ne devait
cesser d'être Capitaliste que pour devenir Collectiviste ou Com-
muniste, nous serions tombés de Charybde dans Scylla.
VII. — Nous avons dit plus haut que la limite que l'Intérêt
.social devait fixer au Droit individuel de Propriété variait néces-
sairement suivant les diverses Sociétés, et dans chacune d'elles,
suivant le temps.
Supposons en effet une Société de grands pasteurs nomades
comme le sont nos Arabes du Sud, ou au contraire une Société
purement agricole, comme l'était il y a vingt ans celle des
Kabyles du Djurdura. Il est bien évident que le Droit de Pro-
priété ne pourra absolument pas être compris de la même façon
et formulé de même ici ou là.. En effet, chez les nomades le sol
est intégralement bien collectif; et il n'en peut être autrement,
car il faut que la terre soit à tous pour être ouverte indivisément
à tous les troupeaux dont la dépaissance séparée serait matériel-
lement impossible. Au contraire, dans les montagnes au sol
pauvre et rude de la Kabylie, il n'a fallu rien moins que le sti-
mulant d'une Propriété individuelle énergiquement constituée
pour y provoquer le travail. Aussi aucune terre n'y est-elle bien
collectif. Sauf de quelques mêchmels d'étendue fort restreinte,
sur lesquels nous avons donné déjà quelques notions, il n'existe
d'autres terres collectives que les parties inhabitables et inculti-
vables que pendant de longs mois d'hiver la neige recouvre sur
les sommets du Djurjura, hauts vallons dans lesquels les tribus
riveraines conduisent pendant l'été leurs troupeaux. Observons
même que le caractère collectif du sol saharien convient mieux
que ne le ferait un réseau de latifundia assez étendus pour pou-
voir permettre, par groupes correspondant aux divisions du sol,
la dépaissance des troupeaux. C'est en effet que le régime d'oli-
0
— 8a —
garchie qui en serait la conséquence entraînerait une inégalité
sociale plus grande encore que celle qui existe déjà entre le com-
mun des contributes et les administrateurs du bien collectif, et,
du même coup une somme plus considérable encore de discordes
et de violence.
11 faut donc
se garder en telle matière de dogmatisme et d'absolu.
La conduite différente des peuples le démontre. Pour l'observa-
teur la conduite différente des individus dans une même société
ne le démontre pas moins. C'est en effet que chez les peuples les
plus hiérarchisés et les plus soumis à l'autorité des grands, se
rencontrent quelquefois des indisciplinés impatients de joug
et avides de liberté individuelle ; tandis que chez tels autres peu-
ples, où règne la Liberté individuelle avec garantie de la Propriété,
on voit des hommes sacrifier l'un et l'autre pour l'existence com-
muniste et asservie des couvents. De la pleine liberté à la servi-
tude intégrale les degrés sont nombreux, et pour chacun d'eux,
dans toute société, il y aura chance que des préférences indivi-
duelles s'affirment. Les formules sociales ne peuvent donc être
que relatives ; et les Sociétés les mieux constituées, et où la vie
humaine se poursuivra plus sûrement heureuse, seront celles où
suivant les instincts propres, les individus pourront le mieux se
distribuer dans des conditions variées et appropriées. La vie mili-
taire est dure, bien moins en elle-même que parce qu'elle est
toujours la même pour chacun, et identique pour tous. Un état
social mathématiquement uniforme et rigide pour tous serait,
quelle que fût son ordonnance intérieure, une erreur politique et
un agent d'oppression pour beaucoup d'individus. La liberté des
individus sera mieux satisfaite dans une organisation sociale
souple, variée et multiple.
Il y a une échelle des états sociaux comme Darwin a prouvé
qu'il y avait une échelle des existences organisées. A chacun de
ces états correspond un stade de civilisation et un mode de Pro-
— 83 —
priété. On les peut observer tous sur la seule surtace de l'Algérie.
Le Kabyle du Djurjura, sédentaire et propriétaire foncier, nous
est déjà connu. Antithèse absolue, voici le grand nomade dont le
champ de course s'étend, dans les provinces d'Oran et d'Alger,
de la limite sud du Tell à la région de l'Erg, sur cinq cents kilo-
mètres de profondeur. Tout ce pays est ouvert, uniforme, sem-
blable à lui-même. C'est à travers ce désert que la tribu, forte de
quelques milliers d'êtres humains, mais subdivisée en douars de
quelques douzaines de familles toujours les mêmes, ira sans
cesse vaguant. Ce n'est qu'auprès de quelques rares sources ou,
durant la saison des pluies, auprès de quelques amas temporai-
res d'eau, redir, que plusieurs groupes de familles, douar, de la
même tribu pourront d'aventure se rencontrer et se reconnaître.
Lorsque les pâturages du campement sont épuisés, le douar se
remet en marche à la recherche d'un nouvel herbage. Les tentes
se plient et sur le même chameau se place tout ce qui représente
le propre de la famille qu'abritait la tente : quelques couvertu-
res, trois ou quatre instruments de cuisine, la tente, et dans ses
plis les trois pierres noircies da foyer. Non loin, marchent les
hommes,chacun portant son arme etson briquet de silex, et tout
autour de la bête de somme, la femme et les enfants. Voilà ce
qu'est pour chaque famille la propriété individuelle, propriété
qui ne s'accroît pas et ne diminue pas, du moins pour le com-
mun ; propriété qui représente cette garantie minimum d'exis-
tence que leur désir exige, à savoir l'abri de toile contre les rayons
du soleil, le fusil contre les bandits, — et les nomades le sont
tous,— l'étincelle qui allumera le foyer, les trois pierres qui for-
meront celui-ci, enfin les très rudimentaires ustensiles où se cui-
ront les rares aliments. Quant à la richesse commune, elle est
faite des grands troupeaux de moutons et de chameaux qu'entête
et sur les flancs de la caravane les bergers poussent devant eux.
Souvent d'ailleurs ces troupeaux eux-mêmes sont répartis, sinon
-81-
par tentes, du moins par branches de parenté. Pourquoi ces diver-
ses branches, dont lestroupeaux sont distincts, vivent-elles agré-
gées? Pour se préserver par le nombre contre les attaques pillar-
des. Mais quand viennent les années sèches, et qu'il faut à peine
de mort utiliser jusqu'à la dernière goutte toutes les ressources
en eau que présente l'aride surface, dans ces années où nulle flaque
d'eau croupie ne saurait être dédaignée, alors l'agrégat se désag-
grège, et le douar fragmenté se distribue suivant les flaques et
les mares.
Rien n'est déprimant et stérile comme cet état social. La vie,
absolument commune, soumettant tous les hommes en même
temps aux mêmes influences, a façonné le cerveau aux mêmes
conceptions et aux mêmes impressions. Tous sont aptes au tra-
vail momentané que leur vie comporte : charger et décharger les
bêtes, marcher tout le long du jour pendant les déplacements.
Mais ils sont incapables de tout travail comportant réflexion
d'une façon poursuivie. Us sont des automates, de simples pas-
sants dans la viecomme ils le sont dans le désert. Depuis les pre-
mières années du monde peut-être, ils vont etviennentà travers
ces hauts plateaux africains, sans avoir en rien modifié, amélioré
l'état naturel des choses. Ce sont les impuissants. Commsnt en
serait-il autrement : il y a antagonisme fatal dans tout groupe,
entre celui-ci et l'individu. La règle du groupa instituée forcé-
ment contre les tendances séparatistes de l'individu est, de sa
nature, coutumière et conservatrice. Toute initiative lui est sus-
pecte, toute discussion sacrilège, mîms si elle se couvre de l'inté-
•rêt du groupe. La tradition est la loi nécessaire des commu-
nautés. Seul l'individu en révolte peut instituer un progrès. Mais
le développement même d'une aptitude individuelle est impossi-
ble dans l'être humain, que même sous sa tente et par le pan de
vtoile relevée qui en constitue la porte guette la règle du groupe,
la consigne de la vie commune. Place sous une double servitude
— 85 —
et vis-à-vis de la nature que l'homme n'a su vaincre et domp-
ter en rien, et vis-à-vis du groupe communautaire, l'individu
arrive fatalement au dernier degré de la passivité et de l'inertie
morale, intellectuelle et physique. Ainsi tels étaient-ils, il y a
quatre mille ans, au témoignage d'Hérodote, tels ils sont encore
aujourd'hui les grands pasteurs des Hauts-plateaux,
VIII. — Parfois cependant, par rare phénomène, dans ce milieu
uniforme et uniformément asservi, la Nature fait jaillir une intel-
ligence supérieure. Serait-ce qu'aux confins, au pays des séden-
taires, quelque contact fortuit aura semé le germe d'une race
supérieure?Ou bien,de même que parfois elle déprime etdégradc
ses produits sans cause perceptible, jusqu'à la difformité térato-
logique, serait-ce que la Nature parfois les affine jusqu'à une rela-
tive perfection ? Quoi qu'il en soit, un être supérieur a surgi. Le
sentiment religieux qu'exalte la vie contemplative et l'oisiveté
du désert, attribuera à cet être plus fort une mission surnaturelle
et, comme marabout, le relèvera de l'obéissance à la règle com-
mune. Le premier acte de cet émancipé sera, partout et toujours,
de se constituer, sous prétextede fondation religieuse, undomicile
et un domaine, c'est-à-dire une Propriété. Et cette Propriété une
fois acquise lui donnera une telle supériorité morale sur les autres,
un tel ascendant, que désormais l'influence restera acquise à tous
ceux qui naîtront de lui, quand bien même, par des dégradations
successives, les descendants du marabout arriveraientjusqu'aux
pires corruptions. D'ailleurs, sachant par sa propre expérience et
par le sens des phénomènes sociaux de son milieu, que la Pro-
priété individuelle seule est capable d'émanciper l'homme vis-à-
vis de toutes les puissances morales et matérielles qui l'entourent,
le Marabout, investi, en même temps que du privilège de la Pro-
priété individuelle, d'un véritable monopole moral, ne songera
plus qu'à se défendre contre 'éventualité de toute concurrence,
et se fera le plus ferme soutien, le législateur le plus rigide
8G
— —
de la communauté des biens, l'adversaire le plus acharne de la
Propriété individuelle. Voilà pourquoi tous les clergés ont été
communistes ; pourquoi toutes les religions révélées ont été
hostiles à la Propriété de l'individu. Ceux des clergés qui domi-
nés par l'idée mystique de l'excellence du célibat, et se soumet-
tant à la pratique de celui-ci, n'ont pas eu à se préoccuper du
sort d'enfants nés de leurs oeuvres, ceux-là, dis-je, tels les prê-
tres catholiques et les bonzes, ont prêché d'exemple, et ont adopté,
comme moins exposée aux hasards dos temps barbares, la vie en
communauté. Les autres, très jaloux du privilège d'une propriété
individuelle qu'ils pourraient transmettre à leurs enfants, ont du
moins recommandé unanimement la collectivisation des biens
à la masse populaire, tels les marabouts arabes et les rabbins
juifs; et ils ont réussi à y maintenir le peuple, là où les cir-
constances de milieu et de climat les y ont aidés, comme dans
les plaines arabes.

IX. —Pourrions-nous maintenant analyser les éléments éman-


cipateurs que contient en soi la Propriété individuelle ?
Nous savons déjà qu'il est impossible de concevoir l'homme
autrement que comme animé du désir de conserver sa vie et
d'exercer son activité en vue de cette conservation de la vie et
du développement de ses facultés. Nous savons d'autre part que
l'exercice de cette activité sur les choses extérieures par le mode
du travail, c'est-à-dire à l'exclusion delà violence, est le seul qui
ait pu grouper le sentiment intime de tous les adhérents des
sociétés primitives ^parce qu'il sauvegarde à la fois et le Droit
social et les droits individuels, ou plus exactement, l'harmonieux
fonctionnement des droits individuels dans l'ensemble social.
Si donc l'Homme a pour loi de nature l'exercice de son activité
en vue de conserver son existence et de développer ses facultés ;
si d'autre part la Société ne peut permettre à l'homme d'autre
-87-
moyen d'exercer son activité sur les choses qui d'ailleurs lui sont
indispensables, que par la seule voie et suivant le seul mode du
Travail, il est évident que cette Société a du moins le devoir de
lui assurer cette ressource à la fois unique et indispensable : le
Travail. Le « droit au Travail » est donc pour tout homme, en
face même delà Société, un droit naturel, et nous savons que qui
dit naturel dit inaliénable et imprescriptible. Turgot a sagement
reconnu toute l'autorité de ce droit en écrivant : « Dieu, en don-
nant à l'homme des besoins, en lui rendant nécessaire la res-
source du travail, a fait du droit de travailler la propriété de tout
homme. Cette propriété est la plus sacrée et la plus imprescripti-
ble de toutes ».
Au point où nous en sommes arrivé, l'Homme nous apparaît
donc nanti de quatre droits naturels et imprescriptibles, à savoir
les trois droits de Liberté, de Sûreté et d'Egalité que nous avons
antérieurement justifiés, et le Droit au Travail. Les quatre droits
naturels, inaliénables et imprescriptibles de l'homme, disons-nous,
sont la Liberté, la Sûreté, l'Egalité et le Travail.
X. — Mais pour exercer son droit au Travail, il faut à l'homme,
nécessairement, l'outil et la matière du travail. Il faut donc que le
travailleur ait à sa disposition matières et outil. Sinon il n'y a
plus de droit, puisque l'exercice en devient impossible.
Mais dans quelles conditions de temps, de lieu, cette mise à la
disposition du travailleur pourra-t-elle, devra-t-elle se produire ?
Mais en vérité une question de ce genre ne se peut même poser.
Le droit au Travail étant un droit naturel est, en tant que droit,
absolu. Il ne saurait donc être conditionné. Où l'outil et la matière
du Travail devront être fournies au travailleur...?— Mais partout
où il ira et où il lui plaira de travailler ; car partout il apportera
ses besoins oui le contraignent au travail, et son activité qui l'y
incite. — A quelle heure... ? — Mais à toute heure; car le droit
au travail est permanent dans l'homme, et celui-ci doit pouvoir
— 88 —
l'exercer quand il lui plaît, et cela jusqu'à la fin même de sa vie.
L'Homme a donc droit d'avoir à su pleine, libre et constante dispo-
sition, sans condition aucune, l'outil et la matière de son travail.
Or qu'est-ce qu'avoir à sa pleine, libre et constante disposition,
sans condition aucune, si ce n'est avoir en propriété, en toute pro-
priété ?
XI. — Cependant que se passc-t-il aujourd'hui pour beaucoup
de travailleurs ?— Us sont privés de l'outil et de la matière du
travail ; et comme la Société n'a cure de leur en fournir, ils sont
condamnés à mourir de faim ou à aller, en suppliants, trouver
ceux qui ont su accumuler entre leurs mains, la totalité des
outils et des matières premières, afin que ceux-ci leur prêtant
outil et matière leur fournissent occasion de travail. Les posses-
seurs de l'outillage et de la matière, qui savent qu'obtenir d'eux
l'occasion de travail est pour les travailleurs prolétaires une
question de vie et de mort, y mettent les conditions qu'il leur
plaît. Ces conditions seraient-elles bénignes,-elles seraient déjà
injustes, car nous avons vu que l'exercice d'un droit naturel, qui
parce que naturel et, en tant que droit, est absolu, ne saurait
être conditionné. Mais en pratique il est fatal que les exigences
du prêteur d'outillage soient les plus élevées possible ; en sorte
que le Capitalisme, — cartel est le nom du rapport à la fois éco-
nomique et juridique qui s'institue sur le travailleur prolétaire
de la part du prêteur d'outillage—, n'est pas seulement injuste ;
il est encore aussi oppressif que les conditions économiques et
les moeurs le permettent au capitaliste.
Mais voici qu'à cette situation du travailleur prolétaire, l'école
collectiviste nous offre un remède : outils et matières premières
du Travail seraient universellement biens socialisés, et la Société,
d'après des règlements établis aussi judicieusement que possible,
tiendrait outils et matières à la disposition des travailleurs.
Nous ne saurions souscrire à une telle solution, car comment
— 8o-
ne pas constater que ces règlements imposés par l'Etat à l'usage
des outils et des niatières premières, quelque judicieux qu'ils
puissent être, n'en sont pas moins, en eux-mêmes, une atteinte
à ce droit au travail, droit naturel, absolu et inconditionnable,
et qui par conséquent échappe à toute réglementation tant
qu'il ne viole pas le droit d'autrui. Le droit à la Liberté qu'a
tout homme suit cet homme dans les manifestations de son
activité. Son travail doit être libre, non seulement au regard des
autres hommes, mais encore au regard de la Société, de l'Etat.
Turgot le dit excellemment : « Tout homme est né libre, et il
n'est pas permis à l'Etat de gérer cette liberté ». Non, pas plus
à l'Etat qu'à tout homme... à moins que dans l'intérêt du plus
grand développement des droits individuels et de leur sauve-
garde, la Société ne soit contrainte à cette gérance. Or cela n'est
pas, car entre le péril du capitalisme et l'immixtion sociale une
tierce solution surgit : Il ne s'ensuit pas en effet de ce que le
Capitalisme est un mal, que la Propriété individuelle non capita-
liste le soit aussi, ou soit fatalement condamnée à devenir perni-
cieuse, en sorte que la Société soit obligée de la supprimer.
Tout au contraire, cette propriété individuelle sauvegarde plei-
nement le droit de ce travailleur que le capitalisme actuel opprime
et que la réglementation d'Etat priverait de liberté. Faire en
sorte que le travailleur ait à sa disposition pleine, libre, cops-
tante, inconditionnée, l'outil et la matière du travail, afin qu'il
puisse exercer son droit au travail quand il lui plaît, comme il
lui plaît et où il lui plaît, c'est-à-dire qu'il soit propriétaire, en
pleine propriété, des outils et de la matière de son travail, voilà
la condition nécessaire du droit du travailleur. Hors de cette con-
ception, il n'y a plus qu'oppression et injustice.
Ne perdons pas de vue d'ailleurs que ce que nous recherchons
ce sont les éléments émancipateurs que contient en soi la Pro-
priété. Constatons donc dès maintenant le premier de ces élé-
— 9° —
ments: elle est un outil de travail et comme tel elle permet au
travail de s'effectuer en pieine liberté; elle émancipe le travail-
leur. Seule elle peut pleinement remplir ce rôle ; elle est une
condition nécessaire de la liberté du travail.
XI. — Un deuxième caractère apparaît ensuite :
Nous avons vu que la Société n'a de raison d'être que par la
garantie qu'elle assure aux droits personnels des individus asso-
ciés. Une plus grande sécurité et une plus complète activité
assurée aux individus traités sur un pied d'égalité, tel est le but
que s'est nécessairement proposé le contrat social, soit formelle-
ment, soit implicitement. Tous ces biens les hommes les ont
demandés à l'état social, et en retour se sont engagés le moins
possible. La Société est donc tenue de respecter au maximum
possible la liberté des individus sous peine d'être despotique.
Mais la Société n'est que dans la théorie un être de raison.
Dans la pratique elle apparaît et agit sous la forme du Pouvoir.
Elle a pour interprètes de ses volontés, pour exécuteurs, voire
pour inspirateurs de ses sentences, des hommes, c'est-à-dire des
êtres faillibles et passionnés, parfois dociles aux suggestions de
l'intérêt personnel, souvent à celles des préjugés de l'enthou-
siasme ou de la haine, et toujours exposés à l'erreur. A mesure
que les Sociétés ayant cru en nombre d'adhérents on sentit le
besoin de se fortifier en cohésion pour faire face aux ennemis
extérieurs, le souci s'accusa de plus en plus, d'assurer par les
institutions la liberté des individus contre les entreprises tou-
jours redoutables d'un pouvoir social de plus en plus fort.
Or il n'est pas douteux que de toutes les institutions fondées
pour protéger les individus contre les abus du Pouvoir, il n'en est
aucune dont l'efficacité se puisse comparer à celle de la Propriété,
apanage de l'individu contre le Pouvoir de l'Etat et contre toutes
les forces collectives ou individuelles étrangères. Dans l'enceinte
de sa propriété l'homme redevient son maître. Comme jadis les
— 9i —
bois sacrés et les temples, son domaine est inviolable. La loi
seule peut en franchir le seuil, et la Loi même y mettra des for-
mes. Le domaine de propriété sera terre souveraine en face du
Pouvoir. C'est le Refuge sûr où le père de famille met les siens
en sécurité ; où il trouve quiétude, liberté et joie de vivre, car y
ayant mis en réserve les fruits de son travail antérieur, il y aura
assuré sa vie, même durant les chômages forcés, même durant
les repos mérités. Tout à l'heure la Propriété-outil émancipait le
travailleur. Maintenant la Propriété-domaine émancipe l'Homme,
Tout à l'heure c'était l'activité que l'institution sauvegardait ;
maintenant c'est la personnalité tout entière, la vie personnelle
et ses aspects, la conscience de chacun et sa foi que le domaine
de Souveraineté mettra à l'abri de toute atteinte, soit des hom-
mes influents par l'opinion, soit des hommes influents par le
Pouvoir. « Les propriétaires seuls sont libres » a dit Marx. Et
cela est strictement vrai. Que l'on rende, ce qui est absolument
possible, la Propriété accessible à chacun, et voilà du même
coup la véritable liberté offerte à tous.
A la vérité la Propriété ainsi offerte à tous, d'aucuns ne sau-
ront l'acquérir par un travail suffisant ou, enclins à en faire un
usage déréglé, ils ne sauront la conserver. Mais même pour ces
inaptes à la propriété, l'institution généralisée de la Propriété
privée restera un inappréciable bienfait ; car tout propriétaire a
soif d'indépendance politique et sociale ; et les institutions d'un
pays où ils constitueront la grande majorité seront nécessai-
rement empreintes d'un large libéralisme, parce qu'elles seront
animées de leur esprit. « L'Etat, dit Proud'hon, constitué de la
manière la plus rationnelle, la plus libérale, animé des intentions
les plus justes, n'en est pas moins une puissance énorme, capable
de tout écraser autour d'elle, si on ne lui donne un contre-poids. Ce
contre-poids quel sera-t-il?... Où trouver cette puissance capable
de contre-balancer cette puissance formidable de l'Etat ? Il n'y
— 9a —
en a pas d'autre que la Propriété. Prenez la somme des forces
propriétaires; vous aurez une puissance égale à celle de l'Etat ».
« Pourquoi, medemanderez-vous, ce contrepoids ne se trouve-
rait-il pas aussi bien dans la Possession ou dans le Fief? — C'est
que la Possession ou le Fief sont eux-mêmes une dépendance de
l'Etat ; que cette dépendance est comprise dans l'Etat ; que par
conséquent, au lieu de s'opposer à l'Etat, elle lui vient en aide ;
elle pèse dans le même plateau, ce qui, ?u lieu de produire l'équi-
libre, ne fait qu'aggraver le Gouvernement» (Théorie delà Pro-
priété, chap. VI, s 0- '

XII. — Proudhon, lui qui fut de la Propriété individuelle le si


terrible adversaire, Proudlnn éclairé par le spectacle du plus
abominable despotisme succédant à une liberté précaire parce
que prolétarienne, Proudhon subissant à son tour l'évolution
qu'avait subie Rousseau, en arrivait à proclamer la Propriété
individuelle nécessaire à la liberté des Etats. C'est une circons-
tance digne de remarque que l'éducation mystique de notre race
élevée sur les genoux de l'Eglise, nous incline au communisme
prêché par les Pères et pratiqué par les Congrégations. Il est peu
d'esprits qui aient su s'en défendre et ceux des philosophes qui,
comme Pascal et Thomas Morus sont restés fidèles à la foi, sont
du même coup demeurés ennemis de la Propriété individuelle.
Ceux au contraire qui, comme Voltaire ou Condorcet, ont pré-
cédé non de la Foi mais de la seule Raison, ont attesté, au nom et
pour la Liberté, la nécessité de la Propriété. Deux pourtant, Rous-
seau que son éducationavait préparé, que son tempérament por-
tait au mysticisme, Proudhon qui dans son imprimerie de
Besançon, n'avait eu, pour repaître son esprit, que des livres de
patrologie, se dressent contre la Propriété privée et l'attaquent
avec tout l'éclat de l'éloquence, avec toute la passion de la sincé-
rité. Mais cette sincérité même de leur esprit jointe à la vigueur
de leur raison, ne pouvait ne pas les amènera reconnaître qu'ils
-0J-
se trompaient. C'avait été leurs virulentes imprécations contre la
Propriété qui avaient fondé.à leur premier livre de jeunesse, leur
popularité. N'était-ce point désavouer celle-ci que reconnaître,
confesser leur erreur ? Mais Rousseau et Proudhon portaient
aussi haut l'un et l'autre le courage de la pensée que la grandeur
de l'esprit. En dépit des calculs de popularité qui les eussent
incliné au silence, ils tinrent >. honneur l'un et l'autre de confes-
ser leur erreur.
S'autorisera-t-on de Karl Marx ? Mais ce serait une injustice ;
car si le grand et libre philosophe a condamné la Propriété pri-
vée, il a bien eu le soin d'épargner dans l'anathème la Propriété
privée du travailleur. Il a eu, il est vrai, vis-à-vis de celle-ci, le
tort de croire qu'elle était appelée à disparaître, par suite d'infé-
riorité économique, au contact de la Grande Propriété telle que le
machinisme et la moderne division du travail venaient delà cons-
tituer. Cette erreur que la nouveauté de la question eût suffi à
excuser fut celle du statisticien, celle de l'économiste. Elle ne fut
point celle du philosophe. En tant que philosophe et moraliste
Marx ne condamna que la Propriété capitaliste ; et ce sera vrai-
semblablement son titre de gloire que d'avoir distingué l'une de
l'autre, et nettement défini l'une à côté de l'autre, les deux sortes
de Propriété. Les dogmes marxistes autour desquels une église
à foi ardente s'était constituée, s'écroulent les uns après les autres.
Cette lumineuse distinction, en laquelle réside la formule qui con-
ciliera les intérêts de la démocratie paysanne et ceux de la démo-
cratie ouvrière, apparaît au contraire comme de plus en plus
importante, que, dis-je, comme fondamentale. C'est elle qui cons-
titue la véritable doctrine. Dans quelques années d'ici l'école
marxiste à idéal communiste, cette école dont l'évolution des faits
économiques dément les prophéties, cette école aura cessé d'être.
Mais il aura surgi une école nouvelle, dégagée de fausses statis-
tiques et des fausses prophéties, qui placera certes Marx pormi
- - o4

ses maîtres, mais n'aura nul besoin pour ce faire, de désavouer


Montesquieu, Rousseau, Voltaire, Condorcet, Danton, Proudhon
ou Stuart MilL Alors on comprendra qu'il n'y a eu en présence,
à travers les siècles et de par le Monde, que deux enseignements,
celui de la Foi, qui commence au Lévitique, aboutit à Pascal et
proclame le Communisme, et l'enseignement de la Liberté qui
depuis l'origine des temps, jusqu'à la Révolution où il triomphe,
développé bientôt et rectifié par Proudhon et par Marx, proclame
la Propriété.
Et pour préciser, disons dès maintenant :
Les droits naturels et imprescriptibles de l'homme sont : la
Liberté, la Sûreté, l'Egalité et le Travail.
La Propriété-outil est la condition nécessaire du Droit au Tra-
vail. La Propriété-domaine est la condition nécessaire du Droità
la Liberté.
CHAPITRE VI

LE CAPITALISME

1. PAS DE PROPRIÉTÉ, PAS DE LIBERTÉ.


— Au NON-LIBRE PAR SUITE DE
VIOLENCE LA SOCIÉTÉ DOIT JUSTICE. Au NON-LIBRE PAR SUITE DE
DÉBILITÉ ELLE DOIT PROTECTION.
— II. LES DEUX CONTRATS DE SALA-
RIAT. — SALARIAT PROLÉTARIEN JURIDIQUEMENT VICIÉ POUR CAUSE
DE NOK-LIBERTÉ. — III. POUR CAUSE DE CLAUSE POTESTATIVE. —
IV. LE RÉGIME DU SALARIAT PROLÉTARIEN EST ATTENTATOIRE AUX
INTÉRÊTS ÉCONOMIQUES ET MORAUX DE LA SOCIÉTÉ.
V. PROLÉTAIRES ET PROPRIÉTAIRES. DIVERS GENRES DE PROPRIÉTAI-

RES. LES PROPRIÉTAIRES DE L'OUTIL ÉGALEMENT PROPRIÉTAIRES DE
LEUR ART. DISTINCTION ESSENTIELLEEHTAF.arlisans ETprolétaires. —
VI. UN RÉGIME DE LIBERTÉ ET D'ASSOCIATION SUFFIT A LA PROTEC-
TION DES ARTISANS. — UN RÉGIME DE TUTELLE SOCIALE EST NÉCES-
SAIRE POUR LES PROLÉTAIRES.
VII. DISTINCTION ENTRE LA PROPRIÉTÉ-OUTIL ET LA PROPRIÉTÉ-

DOMAINE. LA DÉPENSE INTÉGRAL.7, DU SALAIRE OU L'ÉPARGNE. DU
RÔLE DE L'ETAT DANS LE PREMIER CAS OU DANS LE SECOND. — VIII.
LA PROPRIÉTÉ-OUTIL ASSURE LA LIBERTÉ SOCIALE ; LA PROPRIÉTÉ-
DOMAINE ASSURE LA LIBERTÉ POLITIQUE.—
IX. M. P. LEROY-BEAU-
LIEU ET SON CONCEPT DE LA PROPRIÉTÉ. IL NIE QU'ELLE ENGENDRE
LIBERTÉ. SON SOPHISME.

I.Si la Propriété-outil est une condition nécessaire au libre



exercice du droit au Travail, c'est donc que le travailleur privé
de la Propriété-outil, le travailleur-prolétaire n'est pas libre.
_9e-
Si la Propriété-domaine est une condition nécessaire à la liberté
de l'homme, c'est donc que l'homme privé de la Propriété-domai-
ne n'est pas libre. Or qu'est-ce dans la Société humaine, dans
cette Société qui n'aurait aucune raison d'être, aucun sens,
aucune justice, si elle n'était instituée en vue de garantir à cha-
cun de ses membres l'exercice de ses droits et de sa liberté,
qu'est-ce, dis-je, qu'un homme qui n'est pas libre, si ce n'est une
victime qui en appelle à la Société ?
Si le fait qui l'a privé de propriété a été dû à un acte de vio-
lence, de spoliation exercé contre lui, il en appelle à la Société
comme à un tribunal et réclame justice.
Si le fait qui l'a privé de Propriété a été seulement que, débile
physiquement, intellectuellement ou moralement, il est inapte
à l'effort nécessaire, soit pour conquérir la Propriété, soit pour
la conserver, sa faiblesse en appelle à la Société comme à une
tutrice ; il demande assistance et protection.
Oui, protection ; car celui qui n'est pas libre ne peut se proté-
ger lui-même, et comme tel, au même titre que tous les autres
incapables juridiques au nombre desquels il devrait être rangé,
il a droit à la protection de l'Etat.
II.
— L'assertion est de grosse importance ; c'est vrai. Mais
elle est indiscutable. Et puisqu'elle est fondée, il ne faut pas
reculer devant les conséquences :
Voici un travailleur : il est propriétaire de l'outillage et de la
matière première de son travail. Il lui est loisible de travailler
chez lui et par ce travail de s'entretenir lui et les siens. Il est
certain que si quelqu'un le vient trouver pour l'invitera accom-
plir du travail moyennant salaire, ce travailleur-propriétaire
acceptera peut-être ; mais c'est qu'alors il y trouvera des condi-
tions particulièrement avantageuses. Quand le travail choz autrui
cessera de lui convenir, il retournera à son propre établi. Durant
tout le temps de ce travail pour le compte d'autrui il ne pourra
— 97 —
ne pas se sentir libre, puisque, sans qu'il ait à en redouter aucune
conséquence fâcheuse, ce salarié pourra rompre, dans les condi-
tions librement consenties, le contrat passé avec son employeur.
Mais voici venir un prolétaire, un malheureux qui ne possède
rien autre chose que sa force de travail, la faim au ventre et des
enfants à nourrir. Accidentellement il se pourra que la main-
d'oeuvre soit fort demandée, et que les employeurs se la disputant,
on lui en offre un prix convenable. Mais le plus généralement il
n'en est pas ainsi : les prolétaires étant abondants ce sont eux
qui se disputent les occasions de travail. L'employeur, maître de
choisir, embauchera au rabais ; et chacun comprend que quel
que soit le prix qu'on lui offre, le prolétaire devra accepter, à
peine de faim.
« Nous sommes tous des salariés » a écrit quelque part mon
vénérable et excellent ami Frédéric Passy. 11 est vrai : mais ce
n'est pas à cause de sa nature que nous critiquons le contrat de
salariat, mais à raison des conditions inhérentes à la personne
des contractants, lorsqu'en face de l'employeur se présente le
prolétaire indigent. Nous ne critiquons aucunement le premier
contrat de salariat dont nous avons parlé, celui intervenu entre
employeur et propriétaire, l'un et l'autre débattant les clauses du
contrat dans la plénitude de leur liberté.
Mais le second n'est en aucune façon semblable au premier
ni au point de vue juridique ni au point de vue moral :
-98-
créer entre l'employeur et lui, il est absolument privé de liberté
morale. La faim n'est-elle pas suffisante, surtout quand la femme
et l'enfant la subiront avec le père, pour constituer « je mal con-
sidérable et présent », susceptible de « faire impression sur une
personne raisonnable ? » Si oui, le contrat est nul ou du moins
annulable. Qu'en penserait le bon juge de Château-Thierry ? —
En droit de juriste, on objectera que la violence morale que subit
le prolétaire, n'a pas été causée par l'employeur. En morale
sociologique, nous répondrons que la Société à qui incombe
la mission de procurer l'outil et la matière du travail et qui a
négligé de remplir ce devoir est responsable de cet état contraint
dans lequel se trouve placé le contractant prolétaire, et qu'on ne
peut pas ne pas ouvrir recours à ce dernier contre cette Société
coupable, si on doit continuer à le laisser d'ailleurs livré à la
cupidité des acheteurs de travail.
On a objecté que parfois l'employeur, tenu par les engage-
ments qu'il a contractés vis-à-vis de ses fournisseurs, n'est pas
libre de refuser le travail disponible et doit accepter le travail à
tout prix. Les chances de payer trop cher compenseraient celle
qu'encourt le prolétaire de se louer à vil prix. En vérité l'objec-
tion est pitoyable, car aucune analogie n'est à établir entre la
situation de l'employeur et celle du prolétaire. D'abord ce n'est
qu'à titre accidentel qu'un employeur peut se trouver gravement
exposé du fait d'un engagement d'exécution difficile : tandis qu'ê-
tre à la merci de l'employeur est pour le prolétaire un état cons-
tant. En outre, en retour des risques qu'il court, l'employeur a
couru la chance d'un gain proportionnel. 11 est possible que
l'opération, entreprise -par esprit de lucre, ne réponde pas à ses
espérances. Il a mal joué. Le prolétaire, lui, n'a pas défié la
chance ; il n'attendait pas la fortune. Il se bornait à vouloir man-
ger. La situation, momentanément gênée, dans laquelle s'est
placé l'employeur a été le résultat d'actes volontaires antérieurs.
— 99 —
Le prolétaire, épave que le sort pousse devant lui comme le vent
pousse les feuilles mortes, n'a à aucun moment le droit de vou-
loir. Le plus souvent la menace qui pèse accidentellement sur
l'employeur se traduira par une perte qui diminuera les gains
antérieurement acquis. Il n'y a pas d'exemple de riches em-
ployeurs qui, à la suite d'un concours de circonstances dû, en
dehors de toute faute personnelle, aux conditions économiques,
aient descendu, sans pouvoir s'arrêter en route, jusqu'au pur pro-
létariat. La liquidation d'une entreprise malheureuse, quand elle
est commencée et poursuivie sagement, n'aboutit presque
jamais au dénûment absolu. Enfin il faut observer que sur le
malheureux prolétaire fondent non seulement les chances de
famine qui proviennent des chômages dont la fatalité est inhé-
rente à son état, mais encore des chances fâcheuses que court
son employeur ; car si celui-ci, pour éviter des pertes persistan-
tes, ferme l'usine, du même coup il jette son personnel sur le
pavé.
Il faut bien que ceux qui ont la prétention de s'intéresser à la
Justice sociale, s'habituent à comprendre que le fait d'un million-
naire qui perd un ou deux millions et se trouve réduit à la
portion strictement nécessaire pour vivre, est un accident social
moins important, que celui du trimardeur qui se sera couché sans
manger dans une meule de paille.
III.
— Une deuxième raison juridique de nullité du contrat de
salariat prolétarien réside dans ce fait que le patron garde le droit
de faire cesser quand il lui plaît les effets du contrat, et ce, sans
être tenu à indemnité d'aucune sorte. C'est le privilège auquel
les patrons tiennent le plus, celui de pouvoir, à leur gré, et sans
qu'ils aient compte à rendre, renvoyer tel de leurs ouvriers, ou
une partie d'entr'eux, ou la totalité. Et c'est tous les jours qu'ils
usent de cette faculté de rompre tout engagement ; ou plutôt fau-
dra-t-ildire que de leur part vis-à-vis de l'ouvrier, il n'y apasde
— 100 —
véritable engagement, puisqu'il leur appartient de le dissoudre
quand ils veulent. C'est ce que les jurisconsultes appellent une
clause potestative, et une telle clause supprime en réalité l'idée
même d'un contrat qui, quand il est bilatéral, suppose engagement
réciproque, réciproquement sanctionné.
On objectera que l'ouvrier aussi aura le droit de s'en aller
quand il voudra. Oui, mais il ne pourra pas le vouloir, parce
qu'un molosse garde à la sortie la porte de l'usine : c'est la faim.
Le droit du prolétaire de rompre le contrat n'est qu'une appa-
rence. Si—ce qui arrive parfois chez ces hommes qui, jouets de la
destinée, se sont peu à peu réfugiés dans l'inconscience et l'abru-
tissement — ils usent de ce prétendu droit, ils en sont à l'instant
cruellement punis. L'employeur qui renvoie l'employé n'en souf-
fre, au contraire, aucun inconvénient. Le droit est réel pour lui.
IV. --Or cette clause potestative introduite dans le contrat de
salaire par les moeurs et les faits, n'est pas seulement une infrac-
tion au droit humain dans la personne du prolétaire : elle est
encore une grave atteinte à l'intérêt social. En effet, la Société qui
a pour devoir étroit de mettretous les hommes en état d'assurer
leur vie et d'exercer leur activité, leur droit au Travail, la Société
dont le devoir va, nous l'avons vu, jusqu'à l'obligation de mettre
l'outil et la matière du travail à la disposition du travailleur qui
en est privé, a laissé le capitaliste se substituer à elle, prêter en
son lieu et place, l'outil au travailler. Mais le Capitaliste a eu soin
de se faire payer ce service social par les prolétaires qu'il
employait, tandis qu'exerçant un service public, la Société n'eût
pas fait payer au prolétaire la location de l'outil. Mais le régime
actuel se contente-t-il pour les capitalistes de cette source de
profits que leur ouvre l'incurie sociale? — Non. Les capitalistes
ont en outre arrangé les choses de telle sorte que tant qu'il y a
profit, ils consentent à remplir le service social de prêt d'outil
Mais dès que le service leur apparaît comme cessant de leur être
.
IOI
fructueux, ils cessent eux-mêmes d'y pourvoir. A l'instant les
ouvriers qu'ils licencient retombent à la charge de la Société qui
n'étant pas organisée de manière à leur assurer du travail, n'a
d'autre ressource que de leur faire l'aumône. A ne considérer que
le côté financier, la Société y perd deux fois, car d'une part un
certain nombre de travailleurs, devenus oisifs du faitdu chômage
sont devenus improductifs; d'autre part les dépenses d'assistance
augmentent subitement et formidablement. J'ai la conviction
que, dans une Société bien ordonnée et accomplissant tout son
devoir envers les malheureux les dépenses de solidarité seraient
au-dessous des chiffres qu'atteignent aujourd'hui et les dépenses
connues, chiffrables, de l'Assistance publique, et les pertes, les
déficits qu'on ne voit pas et qu'on ne peut chiffrer, qu'entraînent
les vices de l'organisation actuelle.
Parmi ces causes obscures d'appauvrissement qui, pesant sur
la Société entière, appauvrissent tout le monde, il faut mention-
ner comme fort importantes ces crises qui surgissent dans les
relations économiques entre salariés et employeurs, maîtres et
subordonnés. A l'heure où j'écris ces lignes, le travail est inter-
rompu dans tous les ports français de la Méditerranée. Le conflit
qui a surgi entre les inscrits maritimes et les officiers de la Marine
marchande, conflit qui n'aurait même pu naître si la Marine
marchande avait éic organisée suivant les principes d'Economie
Sociale que le Morcellisme préconise, a jeté la perturbation ]non
seulement dans les affaires commerciales, mais même dans les
intérêts domestiques. Tandis qu'en Algérie, nos indigènes pro-
ducteurs de moutons et nos colons producteurs de primeurs se
désespèrent de ne pouvoir expédier ici des bêtes qui maigrissent,
là des légumes qui pourrissent, le prix de la vente de moutons
ainsi que celui des légumes augmentent à Paris (et généralement
dans toute la France, tandis cependant qu'a Marseille] toutes les
familles ouvrières qui vivent^des travaux du commerce maritime,
— 102 —
souffrent de la faim et plus ou moins sont tombées par l'Assis-
tance à la charge des contribuables.
A côté de ces pertes qu'un économiste avisé arriverait à éva-
luer approximativement, il en est d'autres qu'on sait se produire
sans qu'on les puisse voir. Ce sont celles que crée cette insécurité
qui naît de nos discordes sociales, nées elles-mêmes de ce régime
dans lequel la Société a laissé les capitalistes se substituer à elle
et substituer leur intervention onéreuse, intermittente et oppres-
sive à son intervention gratuite, constante et protectrice. Com-
bien la vie humaine serait plus douce si, en même temps que la
Guerre par les armes qui fauche tant d'existences, disparaissait la
Guerre économique qui tue lentement, irrite et déprave ; quelle
paix dans l'humanité délivrée du cauchemar de l'un et de l'autre
fléau I
Il ne semble donc pas que l'incurie sociale à l'endroit des pro-
létaires, ait eu économiquement des résultats heureux : tout au
contraire, car le pur intérêt matériel ne proteste pas moins que
le Droit et la Morale contre le régime actuel.
V. — 11 est un mot qui revient souvent sous notre plume,
celui de prolétaire, D'une façon générale est prolétaire celui qui
n'est pas propriétaire. Il ne se définira donc que par la définition
même du mot qui lui fait opposition. Mais de quels propriétaires
parlons-nous, car nous savons déjà qu'il y a une Propriété-outil
et une Propriété-domaine.Faut-il avoir l'une et l'autre ou ni l'une
ni l'autre pour être ou n'être point propriétaire?
Etudions d'abord la propriété-outil qui par extension comprend
la Propriété de la matière du travail : et observons qu'elle
peut se présenter à des degrés fort divers. Tout d'abord suivant
qu'elle comprendra ou ne comprendra pas de la matière première,
elle se divisera en deux catégories. C'est ainsi qu'un atelier de
menuiserie comprend, dans les conditions normales, un outillage
varié et un assortiment de demi-madriers, planches et voliges,
• •
— io3 —-
tandis que d'autres travailleurs n'auront que faire de matière
première : tel le maçon dont l'outillage se borne à une gamate,
une truelle et une màrtelette, et qui, sauf convention pour cha-
que occasion, ne fournira aucune matière à son client.
Quelle sera donc la Propriété qui sera nécessaire pour que de
prolétaire on puisse passer au rang de propriétaire et être con-
sidéré comme tel ? Cette propriété sera : celle qui est indispensa-
ble pour que le travailleur soit constamment en état de travail
immédiat dans les conditions de milieu où il se trouve.
En tant qu'objets matériels cette Propriété peut être réduite à
fort peu comme il appert de l'exemple du maçon. Elle n'en est
pas moins propriété suffisante puisque, grâce à elle, l'homme sera
mis en situation de suffire en liberté à ses besoins et aux besoins
des siens. D'ailleurs, en sus de ces objets matériels, le maçon, à
l'outillage si peu coûteux, possède, au même titre que le menui-
sier dont l'outillage compliqué et l'approvisionnement en matiè-
res premières comporte un prix assez élevé, au même titre que
le forgeron, que le taillandier, etc., une propriété immatérielle,
l'aptitude professionnelle. La possession de la truelle ne suffit
pas pour faire le maçon. Il faut savoir maçonner ; et c'est là la
véritable propriété, celle qui constitue le premier et souvent le
plus important échelon dans l'ascension vers la Propriété.
Observons au contraire l'ouvrier d'usine, servant de machine,
qui tout le long du jour et durant tous les jours de sa vie, dans
le même coin sombre de l'usine exécute le même mouvement,
et qui répétera ce mouvement le même nombre de fois dans le
même nombre de minutes. Un jour, déserteur des champs, il vint
frapper à la porte de cette usine où on voulut bien l'embaucher.
On lui désigna sa place, on lui montra le mouvement à faire.
En moins de dix minutes il était dressé. Depuis, s'il a tout
oublié de sa vie antérieure dans la monotonie et le confinement
de son machinal service, il n'a par contre plus rien vu, rien appris.
— 104 —
Cet homme n'est presque plus un être pensant. Il n'a pas
plus d'aptitude professionnelle qu'il n'a de propriété matérielle.
Voilà le prolétaire au sens précis du mot. En opposition à ce pro-
létaire, à cet ouvrier sans métier, comme on dit en Angleterre,
les autres ouvriers seront des artisans.
Nous verrons plus tard que cette distinction entre Prolétaires
et artisans est de capitale importance. Dès ce moment signalons
cette circonstance que l'Artisan jouit d'un privilège de fait ; qu'en
effet s'il s'agit de bâtir un mur, le maçon est certain qu'on vien-
dra s'adresser à lui, non à d'autres. Au contraire le prolétaire,
l'homme machinal sait que le premier venu peut à tout instant
le remplacer. Tandis que la valeur morale ou technique du pro-
létaire est indifférente, suivant leur réputation technique et la
sympathie que leur conduite leur aura value, les artisans seront
plus ou moins sollicités par ceux qui auront besoin de leur art.
Mais les plus recherchés ne pouvant suffireàleur tâche, laisse-
ront aux autres une part dei travaux à exécuter. Sous la con-
dition que des mesures soient prises pour que ces artisans très
recherchés ne puissent sous-traiter leur travail et n'en arrivent
ainsi à jouer le rôle de Capitalistes, en prélevant une commission
injuste sur le travail d'autrui, on conçoit un régime économique
dans lequel les artisans seront employés et rémunérés par libre
convention avec ceux qui auront besoin de leurs services, et le
seront en proportion de leur mérite et de la sympathie qu'ils
auront su inspirer.
VI. —Que faut-il donc pour que la situation économique des
artisans soit garantie : i* Une garantie contre les tentatives de
subordination des moi ns-employés par le moyen dessous-traités; —
2° Une agence gratuite pour faire connaître au client qui ne vou-
drait ou ne pourrait faire un choix personnel, les artisans dispo-
nibles et le prix de leur travail; —y> Enfin une organisation libre
par laquelle les artisans delà même branche pourraient défendre
— io5 —
leurs intérêts économiques et moraux : questions d'apprentis-
sage, de salaire, d'hygiène, de secours mutuel, etc.
On conçoit donc qu'une bonne organisation syndicale sur le
rôle et les limites de laquelle nous donnerons plus tard des pré-
cisions, aidée par l'institution des Bourses du travail, puisse sau-
vegarder la situation des artisans. L'esprit d'Association et la
Liberté pourront, dans les limites et sous la sauvegarde d'une
Loi organique du travail pour chaque groupe professionnel, suf-
fire à prévenir tout danger d'exploitation capitaliste ou encore
tout désordre, toute anarchie, dans les relations du Travail et
des employeurs.
Mais en sera-t-il de même quand il s'agira des Prolétaires? —
Nullement. Propriétaires de leur art, les artisans seront tou-
jours en nombre limité et sensiblement voisins des besoins de la
consommation. L'appel aux artisans étrangers ne pourra être pra-
tiqué que dans des limites fort restreintes et nous verrons que
l'organisation syndicale pourrait comporter des sauvegardes con-
tre les abus, soit de l'apprentissage, soit de* l'appel étranger. Au
contraire les manouvriers-machines de qui nulle aptitude n'est
souhaitée, nulle intelligence,nulle tenue morale, au bras duquel on
se borne à demander chaquejour quelques milliers de mouvements
mécaniques que l'année suivante peut-être on trouvera le moyen
de faire exécuter par le bras de fer d'un nouvel outil, les manoeu-
vres-machines, dis-je, ne peuvent s'entendre, s'organiser effica-
cement. Il ne leur manque pas seulement pour cela l'aptitude
intellectuelle et surtout cet esprit d'initiative et cette énergie
morale que seule peut donner à l'homme une foi qu'ils ont per-
due, celle en la Liberté ; il leur manque encore la possibilité
matérielle. Qu'en effet les manouvriers-machines, les prolétaires
proprement dits de Reims, de Grenoble ou d'ailleurs, s'entendent,
soit pour relever leur salaire, soit pour se soustraire aux renvois
non-motivés, les patrons feront venir, par d'habiles embaucha-
— io6 —
ges, des ouvriers agricoles. Si ceux-ci font défaut on aura recours
aux Belges ou aux Italiens. D'aucuns escomptent l'éventualité
d'arrivages de Chinois.., d'ailleurs les incessants progrès du
machinisme, tandis que venus de toutes parts les misérables crois-
sent en nombre dans les régions industrielles, permettent au con-
traire de réduire de plus en plus leur nombre pour une même
production.
On voit donc que la protection sociale des prolétaires ne peut
se poursuivre par les mêmes voies que celle des artisans. Ceux-
ci sont propriétaires non seulement de leur force de travail mais
encore de leur art, art qui est pour eux une propriété spéciale.
Les autres au contraire ne peuvent mettre en vente que la force
mécanique de leurs bras, marchandise qui déborde sur le marché
et à laquelle le machinisme vient faire lui-même concurrence.
Les moyens de Liberté sont donc insuffisants à la protection du
prolétaire. Le Syndicalisme et les Bourses de Travail ne résou-
dront pas le problème de Justice et de Tutelle Sociale qui se pose
pour eux et à leur sujet. De propriété, par conséquent de liberté,
ils en sont privés absolument. Ils sont donc véritablement des
incapables juridiques. Les contrats où ils sont parties contrac-
tantes sont donc nuls ou annulables par le seul fait de leur qualité
de prolétaires, comme le sont les contrats consentis par des
mineurs non émancipés. La société a vis-à-vis d'eux un strict devoir
de tutelle et par conséquent elle a le droit d'adopter toutes les
mesures que comporte nécessairement l'accomplissement de ce devoir.
Nous verrons plus tard quelles seront ces mesures qu'exige la
tutelle de ces prolétaires que le droit civil de demain rangera au
nombre des incapables*.
VII. — Si la distinction entre artisans et prolétaires est essen-
tielle, pas moins ne l'est celle entre la Propriété-outil et la Pro-
priété-domaine. Nous voyons bien maintenant ce qu'est la Pro-
priété-outil. Elle met le travailleur en constante et immédiate
-*- 107 —
faculté de Travail. Elle sauvegarde en lui le droit de débattre et
de défendre le prix de ses muscles. Ainsi le protège-t-elle contre
le Capitalisme, contre lequel au contraire le Prolétaire privé de la
Propriété-outil puisque prolétaire, est absolument désarmé de
telle sorte que pour le protéger la Société eût été contrainte à
une intervention directe aussi énergique que le résultat à
atteindre l'eût exigé.
Mais il y a dans l'homme d'autres facultés à sauvegarder que
celles du travail professionnel; d'autres besoins que ceux de la
vie matérielle que la Propriété-outil suffit à assurer ; d'autres
ennemis de la liberté humaine que les Capitalistes. La Propriété-
outil ne suffit donc pas.
Ce point a besoin d'être pleinement mis en relief.
L'offre et la demande du travail artisan, si elle se poursuit
sous l'égide d'une organisation, syndicale fortement constituée,
peut assurer au travail toute garantie contre l'exploitation ; mais
elle ne saurait imposer des prix de travail, des tarifs trop élevés
car la consommation se restreindrait à l'instant. Les prix ne
pourront donc dépasser que de peu ce qui est nécessaire au tra-
vailleur pour vivre et faire vivre les siens dans des conditions
convenables de dignité et d'hygiène. Supposons maintenant que
dans l'Etat toute épargne soit interdite, et que, en dehors de l'ou-
til du travail, aucun objet ne puisse être approprié par le travail-
leur. Il s'ensuit que ce peu de superflu que le travailleur a reçu en
sus de son nécessaire quotidien sera dépensé. Si les charges de
famille viennent à augmenter en cours de travail, ou si, circons-
tance fatale à plus ou moins long délai, la vigueur se ralentit et
s'éteint, voilà le travailleur qui, plus ou moins subitement, d'une
existence comportant non-seulement le nécessaire, mais encore
le superflu, tombe à la situation de secouru, d'entretenu de l'Etat.
Même pendant la période laborieuse de sa vie, il serait à tout
instant cahoté entre l'existence autonome du travailleur et celle
— 108 —
de secouru social : un seul jour de chômage pour une insigni-
fiante blessure l'obligerait à frapper à la caisse publique pour les
deux repas quotidiens. Vivant au jour le jour puisqu'il vivrait
sans épargne, il passerait à tout instant de la vie aisée et libre à
l'existence du solliciteur. L'Etat, pour suppléer à l'absence du
salaire exigerait-il à peine de supprimer le secours, justification
qu'un cas de force majeure a rendu nécessaire le chômage ? Si oui,
le travail devient, même dans la demeure en apparence libre,
chez l'artisan dit autonome, un travail contraint, imposé, forcé,
et par cela seul déconsidéré et obsédant. C'est en outre la vie
tout entière subordonnée, soumise à l'Etat. C'est le citoyen se
plaçant vis-à-vis de l'Etat de qui il serait amené àattendre si sou-
vent le pain, dans la situation de dépendance, de sujétion où le
Prolétaire est aujourd'hui placé vis-à-vis du Capitaliste.
— Qu'on suppose au contraire l'épargne autorisée, favo-
VIII.
risée et la Propriété-domaine se constituant grâce à elle, c'est
d'abord la liberté de l'homme sauvegardée vis-à-vis de l'Etat puis-
que cette propriété-domaine le p rotègerait contre le chômage qui
pourrait même parfois se produire sans cause forcée ; elle le
protégerait également contre le dénûment de la vieillesse et sau-
vegarda ait ainsi sa liberté contre toute intervention d'Etat. C'est
ensuite, pour l'enfant du travailleur la possibilité de se procurer,
sans rien demander à l'Etat, l'outil et la matière du travail, afin
qu'à son tour il puisse, marchant dans la tradition paternelle,
inaugurer une existence de libre labeur. Ainsi la Propriété-outil
apparaît-elle comme le fondement de la liberté sociale ; et la
Propriété domaine comme le fondement de la Liberté politique»
Liberté ! Voilà une divinité à laquelle vont bien des hommages
menteurs. Les uns ne l'invoquent que pour se protéger contre la
puissance capitaliste, les autres que pour « se protéger contre l'E-
tat ». 11 est exact que l'Etat étant servi par des hommes, il faudra
toujours — quelque équilibrées que les institutions puissent être
— 109 —
et équitables les lois —prévoir les abus du pouvoir, soit de la part
des fonctionnaires, soit de la part des Assemblées. Il serait sot de
ne pas s'assurer contre ce danger par le seul moyen qui soit, par
« ce morceau de constitution »dont parlait Lassalle.par cette ins-
titution de Souveraineté dont Proud'hon disait qu'elle était seule
capable de faire contrepoids à la Souveraineté de l'Etat, par
cette « Propriété individuelle » que Benjamin Constant considé-
rait comme seule susceptible de créer chez le citoyen la capacité
politique, et que le philosophe Cousin tenait pour condition de
la Liberté.
Parmi les fervents de la Liberté il semble, à l'énergie avec
laquelle il la revendique vis-à-vis des collectivistes, qu'il faille
ranger M. Paul Leroy-Beaulieu. Mais cet économiste qui ne se
pique guère de rester fidèle à lui-même et dont les évolutions ne
se comptent plus, est de la Liberté et de la Propriété un défenseur
bizarre. La Liberté, il la veut contre l'Etat pour les propriétaires
dont il est ; mais il se garde bien de la vouloir pour tout le
monde, surtout dans l'ordre social. La servitude du prolétaire de
l'usine ne le touche aucunement, et s'il s'indigne, c'est quand
l'Etat fait mine d'intervenir pour en adoucir les rigueurs. Quant
à la Propriété, les avocats qui la défendent par les arguments de
notre économiste la déshonorent si bien et la rendent si odieuse,
qu'on s'explique à leur lecture la haine qui parfois la poursuit.
Exposant son idéal aux lecteurs du Journal des Débats, M. Leroy-
Beaulieu le trouve dans « ces fonds productifs, à peu près impé-
rissables, procurant un travail régulier à la population et donnant à
leurs possesseurs des revenus perpétuels » (Journal des Débats,
14 juin 1887). Voilà bien le contre-pied de la Propriété véritable,
la formule de la Propriété accapareuse et oppressive, château-fort
de l'inégalité sociale et de l'asservissement politique, et sur
laquelle nous aurons à revenir, car si odieux en est le souvenir
que nous devrons démontrer que non seulement la Propriété-
— 110 —
domaine que nous préconisons comme récompense du seul tra-
vail ot garantie de liberté n'a rien de commun avec elle, mais que
cette Propriété-domaine ne pourra jamais dégénérer en cette pro-
priété féodale chère à M. Leroy-Beaulieu.
Les deux concepts de la Propriété, l'un qui la conçoit pour la
Liberté, celui de Voltaire, de la Révolution, l'autre le concept
capitaliste qui conçoit la Propriété pour la domination d'une classe
et l'asservissement de la masse, c'est encore M. P. Leroy-Beau-
lieu qui va nous permettre de les distinguer. C'est en effet
que, pour la repousser, il définit le nôtre et par cela même le
sépare nettement du sien : « L'existence de la Propriété privée
est une condition de la liberté pour une Nation. Mais pour que
chaque individu soit libre, il n'est pas nécessaire qu'il se trouve
propriétaire effectivement ou même par représentation. Ce sont là
des souvenirs classiques inexacts ».
« Si l'on veut dire qu'un homme n'est vraiment libre que lors-
qu'il est pleinement assuré du lendemain, que lorsqu'il peut vivre
sans l'assistance d'un autre homme, on émet une proposition qui
manque évidemment de justesse. Chez les peuples chasseurs,
l'homme n'est pas assuré du lendemain. Sa subsistance est subor-
donnée a ce que ses membres soient toujours dispos et le gibier
abondant. Néanmoins on ne dira pas que cette incertitude enlève
à cet homme sa liberté. Les membres de la Société moderne
jouissent aussi de la liberté, tout en étant assujettis à des chances
diverses ».
Ah ! Prince des sophistes, qui sont-ils ces peuples chasseurs à
qui vous nous comparez ? Des hordes de sauvages, qui en fait de
liberté tout autant que de sécurité, ont celles qu'ont les fauves.
Dans les sociétés qui en sont encore à cette période, aucun pro-
blème social bu politique ne se pose. Entre eux et nous aucune
analogie n'est à établir.
Au surplus, pour être sortis de la sauvagerie primitive en vue
—- III —
d'assurer, par l'exercice de la Solidarité humaine une plus haute
sécurité à chacun de nous, prouvez-nous, Maître, que nous avons
renoncé à l'égalité de nature, et que chez nous ont dû fatalement
s'instituer définitivement quelques dominateurs possédants et
une masse d'asservis prolétaires ? Ce n'est pas parce que les
hommes sont au regard des forces naturelles et des événements
du sort assujettis à des chances diverses, que nous tenons la liberté
pour violée; c'est parce qu'ils sont assujettis les uns aux autres,
Vous dites encore ; « La liberté ne consiste pas dans l'absolue
sécurité ; dans l'affranchissementde tous les risques », vous dites
ce que personne ne conteste. Mais nous ajoutons que du moins
il ne faut pas que grâce à des institutions sociales inspirées d'oli-
garchismes, la sécurité absolue, la liberté personnelle et le Pou-
voir, soient assurés à quelques-uns par l'institution de la Propriété-
monopole, tandis que la masse en retour d'une sécurité obscure
vis-à-vis des forces naturelle, serait condamnée à la privation de
la Propriété et à l'éternité du travail contraint sur le domaine
d'autrui.
Organisez-la, Monsieur, votre Société dans laquelle les domai-
nes « à peu près impérissables procureront un travail régulier
à la population et à leurs possesseurs des revenus perpétuels ».
Essayez de la réaliser mieux qu'elle ne l'est, car elle craque de
toutes parts, votre conception du peuple condamné aux travaux
forcés pour le profit de quelques grands seigneurs ; mais ne
parlez pas de Liberté. En votre bouche ce mot est une antiphrase :
et quand vous dites qu'« elle est dans la faculté qu'a l'homme de
déterminer ses propres actes » vous savez bien que vous subs-
tituez la définition philosophique de la liberté à celle de la
liberté sociale qui seule est en discussion. Mais pour définir
celle-ci, il suffira de trois mots ajoutés à votre texte : « La liberté
est dans la faculté de déterminer ses actes vis-à-vis des autres
hommes ». Or ceux qui sont privés de tout moyen d'action
— 112 —
par la privation de la propriété ne peuvent déterminer leurs
actes vis-à-vis de ceux qui ont accaparé tous les moyens de la
production et qui peuvent à leur gré condamner à mourir de
faim les autres hommes ou leur faire acheter le pain de la servi-
tude.
Oui, oui, la Propriété monopolisée contient servitude, mais la
Propriété généralisée contient liberté; et si l'on en veut une preuve
nouvelle on la trouvei dans la suspicion en laquelle les profes-
seurs de l'inégalité sociale, et en particulier M. P. Leroy-Beau-
lieu, tiennent la Propriété comme agent d'émancipation sociale.
Ah! Qu'on ne s'avise pas au moins de « prendre à la lettre ce dic-
ton classique : la propriété est la condition essentielle de la
liberté ! » Le peuple serait capable, n'est-ce pas, M. le professeur,
d'en tirer une conclusion aussi dangereuse que logique, à savoir
que tout homme ayant droit à la liberté a droit à une portion de
propriété, ce qui gênerait fort les Inègalilaires dont M. Leroy-
Beaulieu e t le chef depuis la mort de Le Play et de Taine. Mais
quel argument oppose-t-il à ce «dicton » qui fut pour Cousin l'un
des plus grands enseignements de la Raison humaine? Voici la
piteuse réponse : « On devrait alors se résigner à ce que le genre
humain ne fût jamais libre : car à mesure que la Civilisation se
développe, il devient plus difficile, même impossible, que chaque
homme possède efficacement et personnellement un coin de terre
suffisantpourl'alimentei ». — Maisqui donc a prétendu, Monsieur,
que la Propriété de la terre fût une condition nécessaire de la
Liberté. Cousin a dit/jProud hon a dit, Lassalle a dit et nous
disons: La Propriété est une condition de la Liberté, que cette
propriété soit celle de là terre, ou d'un immeuble bâti, ou d'un
établissement industriel, ou d'un autre bien mobilier, voire d'une
somme d'argent qu'on pourra transformer quand on le voudra
en maison, champ ou forge, c'est-à-dire en ce qui pourra être une
— n3 —
propriété-outil, ou une propriété-domaine ou les deux en même
temps. Que les amis de la liberté et de l'égalité jugent à l'hosti-
lité de M. Leroy-Beaulieu contre la Propriété, du parti qu'on
peut tirer de cette institution pour le Progrès démocratique.
CHAPITRE VU

LE CAPITALISME (Suite).

LES DIVERS SENS DU MOT CAPITAL DANS MARX.


— II. LE MOT CAPI-
TAL A CHANGÉ DE SENS. — III. NOTRE DISTINCTION ENTRE L'EPARGNE
ET LE CAPITAL.
V. L'APOLOGUE DE BASTIAT SUR LE PRÊT A INTÉRÊT. — CONTRAT DE
SOCIÉTÉ, DE PRÊT A INTÉRÊT, DE LOYER, DE VENTE : ou EST L'INJUS-
TICE ? — V. LES CONTRATS D'UN CAPITALISTE : ACHAT DE BREVET,
LOUAGE D'OUVRAGE, VENTE : EST-CE JUSTE ? — MAIS LA LIBERTÉ ?
V. La Valeur. — LA MARCHANDISE. SON PRIX.
— LA TENDANCE A
UN PRIX MOYEN. VI. LA VALEUR EST UNE IDÉE NÉE DU PRIX

MOYEN. — EXISTE-T-ELLE ABSOLUMENTET SE PEUT-ELLE MESURER ? —
— VII. LA LOI DE L'OFFRE ET DE LA
MARX ET LES ÉCONOMISTES.
DEMANDE. LA CONCURRENCE. PROPHÉTIES MARXISTES. LES DEUX
— —
ÉCOLES ÉCONOMISTES.
— FRÉDÉRIC PASSY ET LE ROLE PROTECTEUR
DE L'ETAT. — VIII. LA DÉTERMINATION DE LA VALEUR EST IMPOSSI-
BLE, —AUTREMENT QUE PAR LES CONTRACTANTS UbrCS ET COttS-
cients.— IX. Nos LOIS N'ASSURENT PAS LA LIBERTÉ. —NOTRE
DÉFINITION DE LA VALEUR APPLIQUÉE.
X. CAPITALISTE ET PROLÉTAIRE. — LE CONTRAT DE SALARIAT PROLÉ-
TARIEN. Nous VOULONS LA LIBERTÉ POUR TOUS.

' I. — Nous avons prononcé le mot Epargne, et ceux de nos lec-


teurs, que les lectures collectivistes ont imprégnés, ont dû lire:
Capital. C'est en effet à la multiplicité des acceptions de ce mot
— u6 —
le Capital, dans Rs textes de Marx et de ses disciples qu'est due
une erreur fondamentale de leur école.
Paréto a déjà observé dans l'Introduction qui précède les Extraits
du Capital publiés par Lafargue, que Marx donne au mot Capital
tantôt le sens ordinairement attribué par les économistes qui est
celui de « biens économiques destinés à faciliter la production
d'autres biens » sans qu'il soit besoin de supposer que ces biens
sont déjà appropriés, exploités et circulant, tantôt le sens de
capital approprié et mis en fonctionnement par son propriétaire.
Mais cette confusion est la moindre et ne vaut guère d'être signa-
lée. Il en est une bien autrement grave qui date du Manifeste
Communiste et qui a dû sans doute de se perpétuer aux consé-
quences que l'Ecole en a tirées: Dans la phrase suivante du Mani-
feste : Le travail salarié « crée le Capital. Celui-ci crée la propriété
qui exploite le Travail salarié et qui ne peut s'accroître qu'en aug-
mentant le nombre des travailleurs salariés qu'elle exploitera à leur
tour », Marx définit 'a Propriété Capitaliste et lui donne le sens
d'exploitrice du travail d'autrui, —d'où, par conséquence impli-
cite, au mot Capital qui,est en racine, dans le mot capitaliste, le
sens de : biei.'s économiques destinés à la production d'autres
biens par l'exploitation du travail d'autrui. De nombreuses cita-
tions des textes de Marx pourraient être fournies. Il est si vrai
que cette circonstance de l'exploitation du travail d'autrui est
nécessaire pour constituer ce que Marx appelle la Propriété capi-
taliste qu'à maintes reprises dans ses ouvrages il oppose à cette
propriété capitaliste «la propriété privée du travailleur autonome »,
c'est-à-dire le champ du paysan cultivant lui-même ou le petit
atelier de l'artisan indépendant. C'est ainsi encore que Marx
appelle régime capitaliste ce régime dans lequel au moyen de leur
capital, un certain nombre d'individus exploitent le travail des
autres, et que Capitalisme sera la formule même ou le nom d'un
tel régime. Voilà bien le sens marxiste, péjoratif par définition,
— II? —
du mot capitaliste, et comme conséquence dans l'esprit du lecteur,
même sans que celui-ci s'en soit formellement rendu compte, du
mot capital. L'analogie grammaticale avec le mot Capitalisme
forgé par Marx a compromis l'ancien mot Capital, Evidemment
une telle acception ajoutait au sens antérieurement accepté par
les économistes pour le mot capital et ses composés.
Les économistes auraient pu protester et faire remarquer que
« les biens destinés à la production d'autre oiens » n'étaient pas
nécessairement destinés à obtenircette production par la voie de
l'exploitation du travail d'autrui. Ils auraient pu mettre Marx en
demeure ou de forger un mot nouveau ou d'accoler au mot capi-
tal un qualificatif, tel par exemple que celui d'exploiteur, qui
eût précisé le sens particulier qu'on entendait y attacher. Les éco-
nomistes n'en firent rien, soit que l'abus du mot, capital, leur
eût échappé, soit qu'ils aient craint, en soulignant l'acception
marxiste, d'en souligner l'intérêt. Marx trouva peu de lecteurs,
mais plusieurs de ceux-ci furent d'admirables propagandistes.
Le vocabulaire de Marx se popularisa ; et maintenant nous nous
trouvons en face d'un fait acquis : Capitalisme, capitaliste et
capital ont dans la masse du public un sens péjoratif acquis, et
contre lequel on ne réagira plus.
11.
— Mais voici quelle grave et étrange conséquence a eu ce
fait d'usage qui a imprimé un sens nouveau au mot capital.
Jadis ce mot était honnête ou passait pour tel. Il jouissait de la
considération publique ; et les économistes en profitaient pour
vanter les heureux effets, les hautes vertus de l'objet qu'il dési-
gnait. Grâce à ces dithyrambes les méfaits du capital passaient
masqués par ses exploits et les capitalistes triomphaient de sa
gloire. Un phénomène contraire se produisit dans l'esprit de
ceux sur qui l'abus du capital dénoncé par Marx venait de faire
une impression profonde : dès que parut où que ce fut, un bien
économique ayant pour étiquette le mot capital, ce bien fut
— nS —
lionni et suspect de vol, fraude ou spoliation. Petit ou gros,
exploiteur ou non, tout capital fut réprouvé, ainsi que tout con-
trat né de lui, loyer, prêt, etc. Telle est la mentalité actuelle des
foules sur ce point. Un mot de notre langue a changé de sens,
rien de plus.
III. — Nous nous inclinerons donc devant le sens que Marx a
imprimé au mot capital ; mais comme il nous faut cependant un
mot qui ne soit pas compromis, un mot qui n'ait pas mauvaise
réputation, pour signifier ceux des « biens économiques destinés
à la production d'autres biens par voie honnête et sans exploita-
tion du travail d'autrui », c'est le mot Epargne, que nous emploie-
rons pour ces biens-là.
Voilà donc un point bien établi : Epargne voudra dirt : Biens
destinés à la production d'autres biens, mais sans exploitation du
Travail d'autrui, — Capital voudra dire : Biens destinés à la
production des autres biens par l'exploitation du travail d'autrui.
En face du mot Epargne au sens honnête, le mot capital et ses
composés auront un sens péjoratif:
Le premier résultat de cette distinction sera pour nous de nous
permettre une assertion fondamentale : de même que la Pro-
priété privée du travailleur est légitime, de même l'est l'Epargne
née du travail. De même que la Propriété privée du travailleur
doit être libre, de même l'Epargne qui se confond et fait corps
avec elle doit l'être. Le capital au contraire et le capitalisme sont
injustes et susceptibles d'être interdits, soit par interdiction for-
melle et directe, s'il est nécessaire de recourir à cette voie, soit,
ce qui sera préférable, par une ordonnance des choses sociales
qui rendra impossible au capital et au capitalisme de se maintenir
et de durer.
Et nous ajoutons : l'Epargne gardera ce caractère que les éco-
nomistes reconnaissaient à ce qu'ils appelaient capital. Elle sera
susceptible, si son propriétaire l'y destine, à être productrice de
— U9 ~
nouveaux biens, car rien n'interdira de la prêter, de la louer, de
l'affermer, tout aussi bien que de la transmettre et de la vendre ;
car le travailleur doit avoir le droit de disposer pleinement des
fruitsde son travail dans toute la mesure où il ne porte pas tort à
autrui.
Voilà une dissidence formelle entre les collectivistes et nous.
Vidons notre querelle :
IV. — On sait l'apologue de Bastiat à propos du prêt à intérêt.
Qu'il nous soit permis de nous en inspirer tout en le transfor-
mant pour l'adapter à notre thèse :
Un menuisier, honnête homme d'ailleurs, gagnait cinq francs
par jour et avait organisé sa vie de façon à ne faire ni économie
ni dette. 11 avait pour voisin un brave forgeron et les deux hom-
mes étaient unis d'amitié et d'estime. «Je m'avise, dit un jour le
menuisier au forgeron, que mon outillage s'use, et que d'autre
part les petits verres que je bois ne me valent rien. J'ai calculé
qu'en supprimant les dépenses stériles ou nuisibles je pourrais
mettre un franc de côté par jour». Et il fit comme il avait dit, si
bien qu'un an après, le menuisier avait trois cents francs à la
Caisse d'Epargne.
Le forgeron vint le trouver : « Renouvelles-tu ton matériel,
lui demarida-t-il, et ne pourrais-tu pas attendre ? — Je pourrais
encore attendre un an s'il y avait utilité grande, répondit le
menuisier. — En ce cas, répliqua le forgeron, voici ce que je te
propose : il est certains travaux que je refuse parce que je n'ai
pas de machine à percer. Pour l'acheter prête-moi tes trois cents
francs jusqu'à l'année prochaine. Et comme tu te priveras de la
commodité que procurent des outils neufs, il est juste que tu
retires une compensation. L'achat de la machine à percer m'assu-
rera le travail en. plus grande quantité et je me ferai d'abord
payer par le client les heures de ce travail. Le surplus que je
demanderai au client représentera les frais généraux, loyer, char-
— iao —
bon, etc., et aussi l'usure du matériel, c'est-à-dire delà machine à
percer achetée avec ton argent. Tant que je n'aurai pas rem-
boursé celui-ci, il ne sera pas juste que ce soit entre mes mains
que s'en amortisse la valeur. Eh bien, je ferai état, je tiendrai
compte des profits que, grâce à la machine à percer et à ses acces-
soires, j'aurai réalisés en sus du paiement de mon travail. Sur
cette somme des profits j'en garderai les deux tiers représentant
les frais généraux et je te donnerai l'autre tiers comme indemnité
légitime de la privation de ton argent. — C'est une associa-
tion que tu me proposes là, une participation de mon épargne
aux bénéfices de ton travail. J'accepte, voilà les trois cents
francs ».
Chaque mois le forgeron venait trouver le menuisier et, après
comptes, lui versait une petite somme représentant le tiers des
profits, travail déduit, que lui faisait réaliser la machine à percer.
Au bout d'un an le forgeron dit au menuisier : Tiens-tu à ce
—«
que je te rende les trois cents francs ? Si tu pouvais me les laisser
un an encore tu m'obligerais. — N'allant plus au café et me
tenant chez moi, j'ai eu l'idée, pour agrémenter mes loisirs, d'a-
cheter quatre ares du jardin qui me touche, car j'ai cette année
encore économisé trois cents francs qui me suffiront à me remon-
ter en rabots et varlopes, et avec ceux que tu allais me rendre,
j'aurais acheté le jardinet. — Qu'à cela ne tienne, répliqua le
propriétaire du grand jardin voisin qui assistaitàla conversation
des deux amis. Pour cette année vous me louerez les quatre ares
et vous me les achèterez l'année prochaine quand vos trois cents
francs d'épargne vous seront rendus. Le forgeron reprit :

— Si tu me continues le prêt, évite-moi, je te prie, les comptes
minutieux que j'ai été obligé de faire pour déterminer la part qui
te revenait dans le profit de la machine à percer. En additionnant
les profits mensuels, ta part a été de quinze francs. Veux-tu qu'à
l'avance et par forfait, nous fixions à quinze francs ta part de
— 121 —
bénéfices pour la nouvelle année du prêt ? — Cela fait, observa
le propriétaire du jardin, un Intérêt à 5 0/0, intérêt raisonnable
dans une affaire commerciale qui, même quand elle se poursuit
entre braves gens comme vous, comporte toujours quelque ris-
que. Mais moi j'aurais tort de demander un tel intérêt pour les
quatre ares de terre que je vous aurai loués dit-il au menui-
sier, 3 0/0 me suffiront, c'est-à-dire neuf francs. Avec les six
francs restants vous construirez une clôture à votre propriété».
Ainsi fut fait, et tous les trois s'en allèrent contents.
Et maintenantqu'on veuille bien me dire où a été le mal en de
tels contrats, et si mal il y eut, lequel de ces trois hommes fut le
malfaiteur ? Qu'on veuille bien me dire également s'il y eut pré-
judice causé à la Société et en quoi il consista. Est-ce dans le fait
que le forgeron put faire un travail plus complet, c'est-à-dire être
plus utile à son public? Est-ce parce qu'il réalisa un profit quoti-
dien un peu plus élevé ? Est-ce parce que le menuisier cessa de
boire des petits verres et se mit à préférer pour ses loisirs la
culture des fleurs ? Est-ce enfin parce que le propriétaire rétrocéda
quatre aresd'un jardin qu'il avait, lui aussi, acheté avec ses épar-
gnes de travailleur, et que se privant des fruits et de l'agrément
de ces quatre ares, il les loua en attendant de les vendre au prix
ordinaire en de tels contrats ? Dût ma conscience passer pour
insuffisamment perspicace et délicate, j'avoue ne voir dans le
premier contrat de participation de l'épargne du menuisier aux
bénéfices du forgeron, puis dans le contrat nouveau de prêta inté-
rêts de 300 francs par le menuisier au forgeron, puis dans la loca-
tion des quatre ares de terre par le propriétairedu jardin au menui-
sier, enfin dans la vente projetée de ces quatre ares, j'avoue, dis-je,
ne voir que le jeu de trois activités et de trois libertés ; et m'est
avis que si un législateur était intervenu pour les interdire, il
eût commis une sottise, car il eût réduit la production du forge-
ron et restreint pour tous les avantages d'agrément ou de revenu.
—. 132 —•
et il eût en outre attenté à la liberté, car je mets au défi qu'on mo
démontre qu'il y eut mal social. Qui donc parlerait par exem-
ple, en cette occurrence, d'exploitation du travail d'autrui, et où
serait l'exploité ?
V. — Voici une autre espèce : Un homme intelligent d'ailleurs
et actif, déjà propriétaire de quelques centaines de mille francs,
est mis sur la piste d'un pauvre inventeur qui s'est ruiné à mettre
au point une machine nouvelle, et qui meurt de faim son inven-
tion en poche. Au moment psychologique, notre habile homme
achète à vil prix le brevet ; puis sachant une région agricole
que quelques mauvaises récoltes successives ou quelques mala-
dies cryptogamiques ont ruinée, il y vient construire une usine,
et, par une réclame savante et quelques salaires assez élevés au
début, s'assure des ouvriers en grand nombre parmi les meurt-de-
faim de la région. Mais quand il a le sentiment que ces malheu-
reux sont bien déracinés, il abaisse peu à peu les salaires et les
avilit le plus possible. D'ailleurs très soucieux de bien gérer ses
intérêts, il a grand soin de liquider les travailleurs dont la force
faiblit. 11 combine tout le jour les simplifications dont l'adminis-
tration et le personnel sont susceptibles, licencie sans pitié et sans
répit à chaque simplification une partie des ouvriers ; enfin ayant
triplé sa fortune en quelques années et prévoyant une évolution
industrielle prochaine dont les conséquences ne tarderont pas à
être désastreuses, se met enquête d'un imbécile qu'il séduit et à
qui il vend très cher l'usine destinée à une ruine prochaine.
Tout à l'heure c'était les collectivistes que j'interpellais ; c'est
maintenant aux économistes que je m'adresse, en leur avouant
que notre habile ne m'apparaît que comme un dangereux coquin,
que son oeuvre est néfaste, ses agissements criminels, et que je
regrette qu'il n'y ait pas des lois dans le Code pour interdire de
tels actes, ni des gendarmes pour arrêter de tels bandits.
Mais quoi? me répondrontjuristes et économistes, cet homme
— 123 —
n'a fait, aux sommes près, que ce que faisaient votre menuisier et
votre forgeron de tout à l'heure. Il a acheté puis vendu. Il a pris
en location à prix débattu la force de travail des campagnards
comme le menuisier avait pris en location la puissance de pro-
duction ou d'agrément des quatre ares de terre. Dans la vente de
ses produits, il a cherché à retrouver les avances de matières et
de travail qu'il avait pu faire, tout comme le forgeron en usait
pour sa machine à percer, plus l'usure de la machine, l'amortisse-
ment. Tout cela est fort naturel.
11 n'a eu garde d'oublier l'intérêt de l'argent, cet Intérêt qui se

chiffrait par quinze francs pour le menuisier. Sans doute il a agi


«n homme âpre au gain. La morale abstraite y trouvera à redire.
Mais c'est affaire de conscience et non affaire de loi. En ceci tout
aussi bien que tout à l'heure le législateur, s'il interveint, fera une
sottise économique parce que l'Etat et la morale, quand l'un ou
l'autre se mêlent de la production, ne peuvent que la tarir. Il com-
mettrait en outre un attentat contre la liberté, car tous ces con-
trats sont et doivent rester licites.
N'est-ce pas, Messieurs les économistes, que vous me parleriez
ainsi? N'est-ce pasquevousexclueriezde l'Ecole Iibéralequiconque
protesterait contre vos conclusions. Eh bien ! excluez-moi car je
proteste, et de toutes mes forces, non seulement au nom de l'Hu-
manité qu'outragent les souffrances que notre capitaliste sème
autour de lui, non seulement au nom de la Justice dont les sages
ont dit, que nul ne devait s'enrichir aux dépens d'autrui, mais
encore au nom de la Liberté contre laquelle s'est commis un
attentat formidable que l'atavisme d'un préjugé de classe empê-
che seul de voir. J'ajoute encore que je proteste, car si dans les
contrats du premier groupe, participation aux bénéfices, prêt à
intérêt, loyer du jardin, tout a été équitablement réglé ; dans les
contrats du capitaliste, c'est au-dessous ou au-dessus de sa
valeur que tout a été payé : brevet d'invention, salaire ouvrier,
usine.
Pâleur! Voilà donc le grand mot prononcé. Voilà l'idée sur
laquelle trébuchent toutes les écoles, ou encore carrefour où il
— 124 —
semble que deux routes bifurquent, l'une menant à la justice et
l'autre à la liberté.
V. — Que le lecteur nous pardonne quelques abstractions et
un peu de didactisme économique. Nous serons bref :
On nomme marchandise tout ce qui est destiné à devenir l'objet
d'une transaction à titre onéreux : échange, location ou vente.
II est vraisemblable que l'Echange est né avec l'Humanité elle-
même. Il se pratique chez les plus sauvages peuplades.' Plus tard
on imagina la monnaie, ce qui permit le contrat de vente qui,
dans la plupart des cas se substitua à l'antique e :hange.
Mais l'institution de la monnaie n'était elle-même que la con-
séquence, qu'un moyen d'application, d'une notion qui allait se
généraliser à mesure que, l'activité humaine s'intensifiant, les
contrats se généraliseraient, la notion de la Valeur.
On sait le charmant récit par lequel Legouvé nous conte com-
ment, étant petit, il acheta une patte de dindon. A ses yeux émer-
veillés la patte dont le propriétaire, par une manoeuvre discrète,
actionnait le tendon, ouvrait et fermait tour à tour ses grands
doigts. Pour posséder ce jouet étrange, l'enfant dont l'inexpé-
rience et le désir fougueux avaient trouvé pour les exploiter un
commerçant habile, se laissa soutirer une pièce de deux francs.
Mais cette valeur des marchandises est-elle bien un simple fruit
de l'imagination ? Existe-t-elle seulement comme rapport entre
tel individu et telle marchandise à un moment déterminé? Ou
bien au contraire est-elle inhérente à la marchandise? Est-elle une
propriété de celle-ci, et existe-t-elle ainsi, en face de l'ensemble
des hommes et opposable à tous et à chacun ? Autrement dit, les
marchandises ont-elles une valeur absolue ? Voilà la première
question que se posent les économistes. Puis ils s'en posent deux
autres : — Quels sont les éléments de la Valeur, que celle-ci soit
relative ou qu'elle soit absolue ?-— Enfin peut-on mesurer exacte-
I2Ô

ment la Valeur, soit dans chacun de ses éléments constitutifs, soit


dans son ensemble ?
A la première question Marx ne répond pas d'une façon expli-
cite. 11 semble pourtant que le chef de l'école collectiviste croit à
l'existence de la Valeur absolue. A la seconde question il répond
que le seul élément constitutif delà valeur est le Travail ; — et à
la troisième qu'il est toujours possible de mesurer le Travail à sa
durée.
Tous les économistes non-socialistes rejettent cette théorie de la
Valeur, et de nombreux socialistes eux-mêmes la tiennent pour
trop exclusive.
Pour les économistes, la Valeur est un simple rapport ; elle est
essentiellement relative. Les éléments constitutifs sont, outre le
Travail dont l'importance est souvent prépondérante, l'Utilité de
la marchandise,-sa rareté, et l'intensité du besoin auquel elle
répond. Le travail, ajoutent-ils, fût-il son seul élément constitu-
tif, que la Valeur resterait encore indéterminable en soi, car le
travail cérébral n'étant pas visible et ne pouvant se déterminer à
ses oeuvres, n'a pas de durée appréciable. D'ailleurs tout travail
doit être apprécié non seulement en quantité, mais encore en qua-
lité et utilité.
Pour les économistes ce qui détermine la valeur, c'est la loi de
l'Offre et de la Demande. Elle seule est et doit être la Souveraine
du Marché.
VII. —Arrivé à ce point le débat devient furieux et les adver-
saires s'exaspèrent. Qu'est-ce à dire : la loi de l'Offre et de la
Demande, c'èst-à-dire la'Libre-concurrence, c'est la guerre déchaî-
née avec toutes ses horreurs La libre concurrence, mais c'est la
1

surproduction, les crises et les grèves ; ce sont les tromperies,


les réclames éhontées, les faux poids et la camelottc ; c'est le sur-
menage de l'ouvrier, l'avilissement des salaires, l'affamement ;
ce sont les fortunes formidables basées sur le vol, le dol qualifié
— iia6 —
habileté, les faibles livrés comme une proie aux forts ; c'est l'im-
pudent triomphe du Veau d'or, puis, entre les plus habiles et les
plus impudents—conséquence fatale de la loi de l'Offre et delà
Demande en même temps que négation de son principe,—ce sont
les concerts entre accapareurs, les Cartels et les Trusts ; c'est la
concentration formidable des capitaux entre quelques mains,
l'universalisation d'une misère intensifiée sur tout le reste du
Monde. C'est la nuit faite sur une humanité de douleur. Mais
dans cette nuit ce sera bientôt le clairon de la révolte qui se fera
entendre. Les victimes surgiront de toutes parts ; elles se rueront
sur ceux qui au nom de la Liberté avaient dépouillé la terre ; et
après du sang et à travers les éclairs, la pyramide sociale s'écrou-
lera d'un coup avec un bruit effroyable. Voilà quel sera le résul-
tat de la Libre concurrence négatrice des droits de l'Etat. A ce
faux dogme de la Liberté dans les transactions, nous opposons,
nous collectivistes, le droit et la mission de l'Etat. C'est à lui seul
qu'il appartient de déterminer la Valeur, et en particulier celle
du Travail que traduit le Salaire :
Sur ce les économistes se divisent en deux groupes : Les uns,
énergumènes de la Concurrence, mise en pratique de la Loi de
l'Offre et de la Demande, répondent à ceux qui déplorent ses
méfaits par l'apologie de ses oeuvres. Le mal est, à les en croire,
infiniment moindre que le bien, et fatal d'ailleurs, dans la très
faible mesure où il existe. Il faut s'y résigner. Quant à faire, en
aucune sorte, intervenir l'Etat dans les relations et les contrats,
il faut toujours s'en défendre comme d'une solution pire : Laisse^
faire, laisse^ passer.
D'autres sent moins absolus. C'est Turgot déclarant que la
liberté d'agir ne doit jamais dégénérer en liberté de nuire ; et
qu'il appartient à l'Etat de prévenir par ses règlements où de
réprimer par ses sanctions, ces abus qui se couvrent du prétexte
de liberté. C'est Blanqui l'économiste qui fit l'aveu catégorique
—- 12?
des maux de la concurrence, et se demanda si, organisée telle
qu'elle l'est, elle n'entraînait pas plus de maux que de biens.
C'est mon honorable ami Frédéric Passy quand il nous dit :
«C'est dans tous les domaines de l'activité humaine que doit
s'exercer, pour répondre à sa mission, cette action préservatrice
et protectrice du gouvernement. C'est dans le domaine de l'agri-
culture, de l'industrie, dû commerce, de la science, de la politi-
que, de la religion qu'il a à assurer à chacun, par sa neutralité (i)
et son impartialité, le libre développement de ses forces et de ses
facultés. Il est, suivant une heureuse expiession de M. Alfred
Jourdan, le savant doyen de la Faculté d'Aix, comme ce juge du
camp chargé d'assurer dans les tournois des anciens preux ou
dans les épreuves du vieux combat judiciaire, la loyauté de la
lutte, qui disait en donnant le signal d'ouvrir l'arène : « Laissez
aller les bons combattants ». 11 doit veiller à ce qu'il n'y ait en
effet que de bons combattants. Il doit prohiber les armes empoi-
sonnées, les coups dejarnac, les fraudes, les violences, l'usage
des faux poids, delà calomnie et du mensonge,qui ne sont point,
quoi qu'on en dise, la concurrence, mais la négation même de la
concurrence ».
M. Frédéric Passy ne pouvait tenir un autre langage ; mais
dans sa clarté et sa franchise, il est et restera chez les économis-
tes, un langage isolé.
VIII. —Revenons maintenant à la théorie de la Valeur, ou
plus exactement expliquons pourquoi nous n'y entrerons pas
plus avant. Marx lui-même a dit de la Valeur qu'elle était le
casse-tête de l'Economie politique. De nos jours il aurait encore

i. Le mot neutralité, que l'évocation de l'idée de religion a sans


do! te amené ici, et qui s'éclaire par son rapprochement avec le mot
impartialité, ne signifie certainement pas inertie. Pour être préserva-
trice et protectrice l'action, et non l'inertie, est nécessaire au gouver-
nement. >
— 128 —
plus raison que de son temps. Les écoles sur ce sujet se sont
donné carrière. 11 y a quelques années on énumérait dans les
livres sept théories de la Valeur. Un ami m'assure qu'à ce jour il
en existe quatorze, chacune reposant sur la sensation, variée sui-
vant les observateurs, que donne à ceux-ci l'observation des faits
économiques. Aucun critérium ne permet de distinguer entr'elles
la véritable, si tant estqu'il yen ait une seule qui le soit absolu-
ment. On écarte unanimementaujourd'hui l'idée que chaque mar-
chandise aurait une valeur intrinsèquement absolue, mathémati-
que. Les collectivistes eux-mêmes conviennent que la Valeur est
plus ou moins relative; mais elle pourrait être mesurée par la durée
du travail d'une façon si approximative que l'Etat, sanscraintede
grosse erreur, peut se charger de l'apprécier à la durée du travail.
Nous ne croyons aucunement, quant à nous, à la possibilité de
mesurer le Travail à sa durée. Le travail matériel est visible et
mesurable à la pendule de l'atelier ; le travail intellectuel ne l'est
pas, ne peut l'être. L'heure de la promenade est parfois celle où
le labeur du savant s'intensifie ; et plus souvent encore les heures
d'insomnie que prolonge pour lui la fiévreuse recherche de quel-
que problème. Avait-il la plume à la main, était-il en attitude de
travail, Newton, quand se révéla à lui la gravitation universelle?
Etait-elle visible, enregistrable la méditation de Galilée, lorsqu'au
balancement d'un lustre de cathédrale, il découvrit les lois de la
pesanteur? Quand a-t-elle commencé l'inspiration du poète ? Et
le peintre travaille-t-il, ou non, tandis qu'il s'en va par les champs,
exerçant son regard, plus utilement peut-être qu'il ne le ferait sur
les tableaux des maîtres, à discerner sur les prés, les guérets,
les eaux du lac, les nues du ciel, les ondulations des lignes, des
formes et des couleurs ?
Et qu'on ne vienne pas dire qu'on mettra à part les génies et
les inspirés et qu'ils seront traités d'une manière spéciale. Si le
Gouvernement, quel qu'il soit, quel qu'il puisse être, s'avise
— 129 —
d'eux et les met à part, ce sera en prison ou dans un asile d'alié-
nés ; car les génies, les inspirés, ont toujours été et seront tou-
jours des suspects ou des fous, parce qu'ils sont par essence, ou
des excentriques puisqu'ils sortent de la normale, ou des novateurs,
par conséquent des révoltés. Quant aux artistes comment se sou-
mettraient-ils à son contrôle, lorsqu'il s'agirait d'apprécier heure
par heure leur travail? On peut juger l'oeuvre achevée ; mais com-
ment mesurer sa durée ? Comment négliger dans l'appréciation
de la valeur l'élément de la qualité, et payer le pinceau d'un Dela-
croix au même tarif que celui d'un peintre en bâtiments?
Mais quoi ! A n'examiner même que les travaux matériels,
quelle conception exagérée, impraticable et bien faite pour don-
ner dès avant le frisson de la servitude que cette notion d'un
Etat, armant de chronomètres des milliers et des milliers de contre-
maîtres, et tenant, minute par minute, la comptabilité formidable
du travail de tous les citoyens sans exception ; plus encore, dis-
tribuant les tâches, réglant la police de toutes les salles de tra-
vail, de toutes les demeures, de tous les champs, acceptant ou
rejetant le travail offert ! Et quelle vision que celle de ces millions
d'hommes placés sous la férule de ces centaines de mille contre-
maîtres !
Avant que nous acceptions de faire l'essai d'un tel régime, il
faut qu'il ait été prouvé, et théoriquement et par la pratique,
qu'aucun autre n'est possible. D'ailleurs sur quel besoin repose-
rait toute cette construction ? — Sur une théorie de la valeur de
laquelle tout ce qu'on peut dire, c'est qu'elle est tout au moins
aussi aventurée, aussi hypothétique, aussi indémontrable que les
autres. La théorie de la valeur nous a tout l'air d'être le pendant
de la quadrature du cercle.
11 faut prendre un parti pourtant. Nous le prendrons avec

d'autant plus de quiétude que pour nous décider, il nous suffira


de ne retenir de la valeur que ce qui en est aujourd nui à peu près
9
— i3o —
universellement admis, c'est qu'elle est relative et qu'elle dépend
de circonstances qui la font varier plus ou moins de jour à jour,
de marché à marché, voire de contractant à contractant. Mais y
a-t-il là raison suffisante pour attester la souveraineté delà loi de
l'Offre et de la Demande ? Nous ne le pensons pas :
IX. — Si nous vivions dans un état de liberté économique véri-
table, c'est-à-dire si tous les hommes, les uns offrant, les autres
demandant, contractaient en état de pleine conscience, de pleine
liberté, de pleine égalité, nous n'hésiterions pas à dire à notre
tour : laissez aller les bons combattants. Mais nous ne dirons pas
cela, car le contrat le plus fréquent peut-être du marché, et le
plus grave certes, puisque l'objet en est un homme, le louage
d'ouvrage, se poursuit entre un employeur libre et un prolé-
taire qui par sa qualité même atteste qu'il est privé de liberté.
Combien étranges sont nos lois ? Une femme mariée ne pourra
pratiquer ni un échange ni une vente sans l'autorisation du mari
ou du tuteur. La femme mariée ne pourra louer un vêtement,
une machine à coudre qu'on ne l'invite à justifier d'autorisation
maritale et que le mari ne puisse discuter au contrat. De même
pour l'enfant. Mais les moeurs et le silence des lois suffiront à ce
que femmes et enfants puissent contracter en fait et conclure le
louage de ler.r travail. Tous les jours se présentent à la porte des
usines des femmes et des enfants que l'on embauche de préfé-
rence aux hommes parce qu'on les paie moins.
Il est vrai qu'une législation récente, fort mal appliquée d'ail-
leurs, est venue otfrir quelques garanties d'hygiène aux enfants,
et aux femmes employées dans les ateliers. Mais l'Etat croit-il
avoir, ce faisant, assaini- et suffisamment moralisé le contrat de
louage d'ouvrage ? A-t-il fait en sorte, suivant le voeu de Passy,
qu'on n'y emploie que des armes loyales et qu'il n'y ait que de
bons combattants? Non certes, car les prolétaires n'y vont pas
en état de liberté, et, dès avant d'ailleurs se livrent à discrétion.
— I3I —
On comprend maintenant pourquoi le louage du travail prolé-
tarien est en lui-même inique. Ce n'est pas dans l'employeur
même que gît cette iniquité. 11 se peut qu'il soit un honnête homme
généreux et compatissant.il regrettera en ce cas que les nécessités
de la Concurrence lui défendent d'améliorer autant que l'huma-
nité l'exigerait, la situation morale et matérielle de ses ouvriers.
Le coupable, c'est l'institution elle-même, telle qu'elle est prati-
quée. C'est ce fait que les prolétaires, ceux qui ne possèdent pas
de propriété-outil, sont plus faibles, plus désarmés que des enfants,
car ils n'ont même plus l'espérance de cette pitié qu'éveille autour
d'elle, généralement, l'enfance malheureuse. C'est qu'ils sont
privés de leur liberté morale, du droit de déterminer leurs acte?,
— et par suite de débattre les conditions de leur travail, — vis-à-
vis de l'employeur qui les embauche ; c'est qu'ils sont en état de
minorité juridique, c'est qu'ils sont incapables ; c'est qu'il faut
que la Loi, se mettant d'accord avec les faits, les déclare tels et
que la Société aménage, organise ses institutions sur cette donnée
nouvelle.
Mais ne nous écartons-nous pas de notre sujet ? Ne s'agissait-il
pas de la Valeur? — Si vraiment ; mais c'est bien le problème
de la Valeur qui, chemin faisant, vient de se résoudre ou plutôt
de s'éliminer du débat. Pourquoi l'Etat en effet s'inquièterait-il de
déterminer la valeur, — tâche impossible et arbitraire, — si les
contrats ne se passent plus qu'entre personnes capables, non seu-
lement en droit, mais encore en fait, entre personnes conscientes
de leurs intérêts et de leurs droits, et libres de les faire valoir?...
c'est-à-dire entre majeurs, entre propriétaires. Pour ceux-là pas
n'est besoin que l'Etat offre autre chose que l'arbitrage de ses
juges si quelque conflit surgit. La Valeur, qui n'est qu'un rapport,
ne peut ê^re déterminée d'une manière qui satisfasse la cons-
cience des intéressés que par eux-mêmes, — si d'ailleurs ils
— 132 —
sont en état suffisamment conscient pour apprécier, et suffisam-
ment libre pour faire respecter leur appréciation.
C'est pourquoi, sans nous embarrasser autrement de ce pro-
blème^abstrait, compliqué et d'ailleurs désormais oiseux, qu'en
économie politique on appelle la « Question de la Valeur », nous
n'en retenons que ce qu'il en faut savoir et ce qui apparaît cer-
tain pour les applications de science sociale, et nous disons :
La Valeur est celle qu'a fixée le contrat passé entre personnes libres
et conscientes :
Or conscients sont présumés les majeurs sains d'esprit. Libres
sont les propriétaires qui possèdent à la fois la Propriété-outil et
la propriété-domaine. Libres encore sont ceux qui propriétaires
de la propriété-outil, s'appuient d'autre part sur une forte organi-
sation syndicale représentant pour eux ces garanties d'assurance
et d'assistance qui préservent l'homme de tomber sous la sujétion
du Pouvoir.
Mais ne sont pas capables de contrats parfaits, les mineurs,
les déments, parce qu'inconscients, et les prolétaires, parce que
non-libres, n'en déplaise à M. P. Leroy-Beaulieu.
Pour ceux-là comment s'exercera cette mission « préservatrice
et protectrice » qui est celle de l'Etat, au sentiment de M. Fré-
déric Passy ? Nous le verrons plus tard. Mais il nous est permis
de dire que pour eux, mais pour eux seuls, la seule solution qui
satisfasse à la Justice, et qui soit praticable, est à peu de chose
près, celle proposée par les collectivistes.
Et maintenant nous savons ce qu'est le Capitalisme : l'exploi-
tation du travail d'autrui, c'est-à-dire sa rémunération au-dessous
de sa valeur. Le capitalisme a pour base, dans l'immense majo-
rité des cas, le contrat de Salariat prolétarien. Dans ces cas l'ex-
ploitation du travail d'autrui doit se présumer légalement,
comme se présume dans les contrats qui sont passés avec eux,
l'exploitation des mineurs non émancipés. Cette présomption
— i33 —
légale contre le contrat de salariat prolétarien est juste car ce
contrat est juridiquement deux fois vicié, non seulement parce
qu'un des contractants, le prolétaire, n'est pas libre, mais encore
parce que l'acte est entaché de clause potestative.
Il se peut que dans un contrat de salariat passé entre proprié-
taires, il y ait rémunération insuffisante du travail d'autrui, et
par suite capitalisme. Mais ce serait alors matière d'un conflit à
soumettre à la Justice suivant les formes ordinaires. Dans l'état
actuel ce cas est même très fréquent et très grave quand il s'agit
de ces propriétaires agricoles minuscules qui n'ont possibilité
d'utiliser sur leur trop petit champ que quelques journées de
travail et qui emploient chez les grands propriétaires du voisi-,
nage le reste de leur temps. Ces paysans sont propriétaires non
d'un out'l,— car le champ est l'outil du paysan,—mais d'un tiers,
d'un quart d'outil, s'il n'a que le tiers ou le quart de la surface
qui lui serait nécessaire pour assurer par son seul travail l'exis-
tence convenable de la famille. Nous ne saurions dès lors les
considérer comme des propriétaires véritables, mais seulement
comme des candidats à la propriété ; et nous verrons plus tard
que d'ailleurs les risques d'exploitation qu'ils subissent actuelle-
ment s'élimineraient d'eux-mêmes en régime morcelliste.
11 peut y avoir, et il y a Capitalisme, c'est-à-dire exploitation

du travail d'autrui, dans certains cas où n'existe pas de contrat


de salariat proprement dit. Tel est le cas du propriétaire qui ne
tient pas compte au fermier de la plus-value que, en sus des
obligations prévues au contrat de fermage, ce dernier adonnée au
fonds. Nul ne doit s'enrichir aux dépens d'autrui; voilà un prin-
cipe de justice universellement accepté par la conscience des
peuples. Pour faire cesser cette occasion de capitalisme, il suffi-
rait par un article de loi de reconnaître au fermier le droit à une
indemnité en fin de bail.
C'est encore du Capitalisme quoiqu'il n'y ait même plus de
— i34 —
(Contrat en jeu, que le fait par le propriétaire foncier de profiter
de la plus-value que l'effort social a donné à son terrain, puisque
c'est s'enrichir aux dépens du travail d'autrui. Nous avons déjà
expliqué qu'une réforme de l'impôt suffirait à résoudre ce cas.
Mais si nous condamnons le Capitalisme comme inconciliable
avec la Justice et avec la liberté privée, nous sommes amené à
le condamner également comme créant un état de subordination
d'une foule d'hommes, les prolétaires salariés, à quelques-uns les
patrons ; et il n'est pas douteux que cette subordination ne
dépasse, si le patron l'exige, les limites de l'obligation de travail
et la sphère de l'atelier. Quand un homme est dans la main d'un
autre et à sa discrétion, quand celui-ci peut chasser celui-là et, en
le chassant, le précipite dans le vide, la puissance du fort le
mènera fatalement à l'abus, à ce que les anciens eussent appelé la
tyrannie, la faiblesse de l'autre le mènera à la crainte constante,
à la terreur chronique qui déprime et qui avilit. Et c'est ce que
l'on constate partout : pratiques religieuses imposées, attitudes
politiques interdites, embrigadements électoraux, expulsions
pour causes étrangères au travail et à la conduite, voilà ce que
l'on constate trop souvent, et ce qu'on a le droit de craindre par-
tout puisque partout le salarié est à la merci de l'employeur.
' Un million.et demi ou deux millions de français prolétaires
sont donc tous privés absolument de la liberté du travail. Ceux
qui, parmi eux, jouissent en fait de la liberté politique et reli-
gieuse le doivent non à leur droit et aux garanties dont la Société
a entouré ce droit, mais seulement à l'esprit libéral de leur,
patron. Ils ont l'heureuse et pourtant bien triste fortune d'avoir
le bon tyran. Les autres sont aussi peu libres comme citoyens
qu'ils le sont comme travailleurs.
Et c'est là l'état social que les économistes défendent au nom
de la Liberté l Et c'est au nom de la Liberté qu'on nous con-
damne, nous qui demandons l'abolition du Capitalisme, sans
— i35 —
même prendre le temps de rechercher,' d'apprécier ce que nous
offrons à la place ! Hélas I hélas ! quels regrets sont les nôtres de
n'avoir plus comme juges, les Turgot, les Droz, les Blanqui, les
Bastiat, les Stuart-Mill, les Hyp. Passy, c'est-à-dire les amis sin-
cères de la Liberté, ceux dont l'enseignement fut incomplet, sou-
vent altéré par les préjugés et l'erreur, mais du moins toujours
loyal et généreux. Seul aujourd'hui Frédéric Passy représente
cette tradition de générosité dans l'Economie politique. Ailleurs, ce
sont les inégalitaires, fils dégénérés de Le Play, ayant à leur tête
M. P. Leroy-Beaulieu. Ce sont encore ces économistes pour qui
la production de la Richesse est la seule chose qui importe, la
Justice dans la répartition et la moralité dans l'emploi étant cho-
ses qui doivent rester également indifférentes à l'économiste et
au législateur... comme si les questions sociales ne comportaient
pas des données psychiques que l'algèbre de l'actionnarisme
économique est incapable, non seulement de résoudre, mais même
de soupçonner.
Allons ! Que la conscience bourgeoise fasse un effort ! Qu'elle
reconnaisse l'iniquité capitaliste ! Qu'elle reconnaisse l'attentat
à leur liberté dont en France sont victimes deux millions d'hom-
mes. Ce faisant, ils ne nuiront pas, —une étude impartiale pourra
les en convaincre —, à la puissance productive de la France ; et
ils auront instauré sans secousse un régime de supérieure justice
et de liberté pour tous. Si non, qu'ils redoutent pour la patrie les
discordes civiles et pour la bourgeoisie le châtiment. Les destins
sont sévères pour les peuples et pour les classes qui persévèrent
dans l'injustice.
CHAPITRE VIII

SOURCES INJUSTES DE LA PROPRIÉTÉ

I. LE CAPITALISME EST PLUTÔT PRODUIT QUE SOURCE DE LA PROPRIÉTÉ


INJUSTE. II. APPARENTE COMPLEXITÉ DU PROBLÈME DU DÉNOM-

— CLASSIFICATION : MODES SIM-
BREMENT DES MOYENS D'ACQUÉRIR.
PLES ET MODES MIXTES. — III. CHANCE. SA NATURE PRESQUE
EXCLUSIVEMENT COMMERCIALE. SON ACTION DÉMORALISATRICE.

— IV. JEU. SES FORMES. LA LOI PEUT ET DOIT L'ATTEINDRE. —
V. LA FAVEUR DU PRINCE : SES FORMES DIVERSES.—VI. AGIOTAGE:
SE DISTINGUE DE LA SPÉCULATION MAIS S'ALLIE CONSTAMMENT A
ELLE. — LES ECONOMISTES LE DÉCLARENT INTANGIBLE ET LE SOLI-
DARISENT AVEC LE COMMERCE. VII. EXPLOITATION DE LA MISÈRE

D'AUTRUI. SA NATURE. — VIII. EXPLOITATION DES VICES D'AUTRUI.
SES FORMES DÉRIVENT DE LA RICHESSE. — IX. CAPITALISME : SIMPLE
MENTION. — X. PRESCRIPTION : EST A SUPPRIMER. — XI. PROCÉDÉS
MIXTES. EXEMPLES DIVERS. INVENTIONS. — TALENTS EXCEPTION-
NELS, ETC. — XII. AFFAISSEMENT DE LA CONSCIENCE BOURGEOISE
QUANT AU MODE D'ACQUISITION DE LA PROPRIÉTÉ.
XIII. LES MODES ILLÉGAUX D'ACQUÉRIR LA PROPRIÉTÉ. — LACUNES ET
— LA RICHESSE
INCONSÉQUENCES DE NOS LOIS. DÉCÈLE FORCÉMENT

SOURCE IMMORALE D'ACQUISITION. — XIV. LOI QUI RÈGLE LA PUIS-


SANCE D'ACQUISIVITÉ DU SEUL TRAVAIL-OUVRIER, AGRICOLE, INTEL-
LECTUEL. — XV. L'HÉRITAGE IMPUISSANT A CRÉER LA RICHESSE. —
XVI. LA RICHESSE NÉGATRICE DE L'HARMONIE SOCIALE. — BASTIAT
ET SA THÉORIE DE L'HARMONIE ÉCONOMIQUE. VUE JUSTE MAIS INCOM-
PLÈTE.
— i38 —
Le Capitalisme est loin d'être le seul moyen injuste d'acquérir
la Propriété. U offre même cette particularité qu'il suppose aux
mains de celui qui le pratique une propriété préalable, celle des
outils et de la matière de travail qu'il prêtera aux prolétaires
moyennant prélèvement sur leur produit. En pratique il faut
même que cette propriété soit déjà considérable pour deux rai-
sons, c'est d'abord quecc n'est qu'un prélèvement partiel sur un
produit que la concurrence entre employeurs obligera de vendre
le plus souventau moindre prix, — ccquifait que le Capitalisme
ne constitue la Grande Richesse que lorsqu'il s'exerce sur de nom-
breux salariés ; c'est ensuite que le machinisme moderne, surtout
pour les grandes agglomérations capitalistes, est très coûteuse.
Précisément par les gros capitaux qu'elle exige, la pratique du
Capitalisme dénonce que la propriété primitive n'a pas été acquise
par le seul Travail, car nous verrons plus loin que celui-ci n'est
susceptible de produire qu'une propriété de valeur modérée même
en supputant l'accumulation des biens, par la transmission des
patrimoines, du moins autant que l'observation des faits cons-
tants permet de croire cette accumulation possible. Tarir les
sources d'où découle la Richesse injuste, pour ne laisser jaillir
que celle du Travail d'où naît la Propriété légitime, serait donc
tellement raréfier la production du Capital — nous ne disons pas
de l'Epargne, — que par cela seul l'existence du Capitalisme
deviendrait tout à fait exceptionnelle.-
I. — C'est une raison de plus de constater la majeure impor-
tance de la question des sources injustes de Propriété. Est-il vrai
qu'on puisse espérer les tarir? Aborder un tel problème, n'est-ce
pas prétendre instaurer, sur terre la justice absolue, c'est-à-dire
être fou ?
II. Certes, la recherche de l'Absolu est un acte de démence,

excepté en mathématiques. En sociologie surtout, le succès, même
quand il donne la sensation qu'il est complet, n'est cependant que
— i39 —
borné et relatif. 11 est même heureux qu'il en soit ainsi, car que
deviendrait l'humanité le jour où en quelque point elle aurait
trouvé la frontière de son développement. L'activité cesserait
d'avoir sa raison d'être; or l'activité, c'est notre être, notre
nature, notre vie.
Nous posons donc la question en ces termes : Peut-on, dans la
mesure de l'ambition permise au législateur, mais du moins suffi-
samment pour que le résultat puisse être considéré comme prati-
quement obtenu, tarir les sources Injustes de la Propriété ?
Il ne m'est pas connu qu'aucun penseur se soit jamais posé
cette question. Quand elle se présenta à ma pensée, elle s'empara
de mon esprit à l'instar d'une obsession. Mais autant elle me
captivait par son importance extrême, autant elle m'effraya par
son apparente complexité. Et lorsque les indications de la
méthode me suggérèrent de procéder à un dénombrement des
moyens d'acquérir avec une classification fondée sur l'analogie,
je crus que j'allais me trouver en face de recherches aussi lon-
gues que les calculs de Leverrîer calculant les éléments de la pla-
nète inconnue qui devait être Neptune.
11 n'en fut pas ainsi, et je pus bientôt me convaincre que tous

les faits particuliers d'acquisition ou d'appropriation par autre


voie que le travail, qui revinrent à mon souvenir et m'étaient
rapportés par autrui, se classaient rationnellement en neuf caté-
r
gories qui sont : La Chance ou Hasard non provoqué ; 2° Le
Jeu ou Hasard provoqué ; 30 La Faveur du Prince ou générosité
abusive du Pouvoir ; 40 L'Agiotage ; 5° L'Exploitation de la
misère ou du besoin ; 6° L'Exploitation du travail d'autrui ou
Capitalisme ; 70 L'Exploitation des vices d'autrui ; 8* La Pres-
cription ; 90 Le Délit ou le Crime.
On constatait en outre quelques cas hybrides, combinaisons de
plusieurs des causes précédentes, parfois avec intervention par-
tielle du travail.
— 140 —
Comme nous aurons à reprendre, dans la deuxième partie de
ce livre toutes ces diverses manières d'acquérir en vue des
moyens de les conjurer, nous n'avons en ce chapitre qu'à les
définir.
III. — La Chance suffit rarement par elle seule à expliquer la
Propriété. Presque toujours celui dont le vulgaire dit : il a eu de
la chance, s'est plus ou moins aidé par le travail. Propice la
Chance féconde un travail médiocre et parfois le récompense
bien au delà de ce que par lui-même et par son seul effort eût
obtenu le travailleur même éminent. Contraire, elle ruine les com-
binaisons les plus étudiées et les plus sages, les efforts les plus
persévérants et les plus audacieux. Il faut cependant remarquer
que la chance intervient moins dans l'Industrie que dans le Com-
merce, et qu'en Agriculture elle peut être tenue pour nulle si
l'observation embrasse un nombre suffisant d'années, sauf en
quelques cultures qui ont un caractère de véritable spéculation.
11 faut observer également, à un autre point de vue, que tant que

le commerce ou l'industrie de l'intéressé restent modestes et que


celui-ci n'entreprend que des opérations simples et rapprochées,
la Chance favorable n'accroît que de peu ses bénéfices, de même
que la chance contraire ou malechance n'y neutralise que pour
une faible partie les efforts de son activité et de son intelligence ;
tandis qu'à mesure que s'étend le rayon de l'activité commerciale
ou industrielle et que s'accuse le caractère complexe des affaires
on peut à la fois et plus compter sur la Chance, et plus redouter
d'elle.
Enfin voici une troisième constatation : la Chance joue un
rôle plus grand dans le Commerce que dans l'Industrie ; et dans
l'Industrie, les opérations qui surtout la comportent sont celles
qui ont un caractère plutôt commercial : Le Commerce est bien
véritablement le domaine de là Chance. Son action y est telle en
fréquence et intensité que dans ce domaine le procédé de l'Assu-
-I4I-
rance est absolument impuissant à protéger contre ses rigueurs,
tandis qu'au contraire, il est presque toujours praticable en
Industrie et en Agriculture.
La Chance est un grand agent de démoralisation. Celui qu'elle
favorise prend l'habitude de compter sur elle et perd toute modé-
ration dans ses dçsirs. Celui qu'elle accable perd dignité et cou-
rage ; il ne réagit plus, devient inerte et accessible à toutes les
démoralisations de la passivité. La morgue des enrichis de la
Chance et leur sottise sont extrêmes. Un autre caractère de ces
parvenus c'est l'insensibilité du coeur, tout se réduisant pour eux
à l'argent qui a été le grand événement de leur vie. Dans les misé-
rables qui les approchent et qui connaissent l'histoire de leur
opulence imméritée, ils devinent une envie haineuse. Aussi
détestent-ils le misérable. Par contre ils se frottent au grand
monde; et ils appellent ainsi non celui dans lequel on ne pénètre
que grâce à une instruction et à une éducation supérieures, mais,
le monde de ce luxe que quiconque a de l'argent peut acheter
chez le bon faiseur ou chez le tapissier, de ce faste qui par lui-
même est une cruauté sociale en même temps qu'il est l'indice de
la sottise personnelle.
IV.
— Le Jeu ou Hasard provoqué peut revêtir des formes
diverses. Il se pratique comme à Monte-Carlo, ou dans le système
des loteries. Sous sa forme la plus bénigne, il a pour enjeu une
« consommation. » Même tel il est mauvais car il est l'occasion
d'une sotte dépense et pousse insidieusement à la très bête habi-
tude de boire sans soif.
Dans les baraques de foire il est pour les enfants une distraction
qu'une famille prudente devrait interdire, car rien n'est logique
comme un enfant, et le jeu qu'il aura pratiqué sous les yeux de
sa mère, on sera mal venu à le lui déconseiller plus tard. Les for-
mes graves du jeu sont celles du tripot, du champ de courses et
de la Bourse.
— 142 —
Que le jeu soit un mal moral, personne n'en doute. Si ce qui
appartient à un homme ne comportait pas des obligations corré-
latives, on pourrait soutenir qu'un homme a le droit déjouer son
bien et encore de le réduire en fumée. Mais la Propriété ne se
justifierait pas si elle n'avait le travail et la liberté morale pour
but, but auquel on ne peut renoncer pour jouer.
Un mal moral doit-il être réprimé par la Société ? Oui, quand
il trouble l'ordre, mais seulement dans la mesure où le maintien
de l'ordre exige qu'il soit réprimé. Il y a là une question de fait
bien plus qu'une question de droit. Or il n'est pas douteux que
l'oubli dédaigneux dans lequel la Loi civile tient le jeu et le
silence absolu du Code pénal à son sujet n'ont pas suffi à le
déconsidérer, et que le fléau a fait des progrès. 11 n'est pas dou-
teux non plus que l'action des croupiers est particulièrement
funeste, et que si l'on veut libe'rer le Travail de la concurrence
que lui fait le jeu dans l'acquisition des biens, c'est sur les crou-
piers qu'il faut diriger l'action des lois. Sachons seulement que
là où le jeu s'institue le travail s'éteint; sachons voir, pour l'évi-
ter à notre pays, le mal que les loteries ont fait à l'Espagne.
V. — La Faveur du prince. — Il a fallu une loi pour concéder
aux veuves de Paul Bert et de Pasteur, ou encore au vieux Maillot
le propagateur de la quinine, une pension de six mille francs.
Mais il a suffi du bon plaisir de Louis-Philippe et de Napoléon III
pour que des courtisans reçussent en don gracieux des minest
des concessions de chemins de fer, des forêts d'Etat, des
étangs, etc., etc. Ce sont là exemples de la Faveur de Prince, en
sa forme brutale.
Maïs celle-ci revêt d'autres formes moins apparentes : Faveur
de Prince que ces emplois de Cour qui encombraient les budgets
dynastiques, jusque et y compris celui de Napoléon III, ces cham-
bellans par exemple, payés 30.000 fr. par an pour porter, aux
cérémonies publiques, une clef d'or dans le dos. — Faveurs
— i43 —
du prince ces dotations dont s'accompagnaient les titres de
noblesse, — Faveurs de prince, ces traitements énormes si supé-
rieurs aux services exigés, — Faveurs de prince ces conces-
sions qu'on distribue dans les Colonies. — Faveurs de prince ces
droits de douane établis dans l'intérêt des gros producteurs.
Et il n'y a pas que le Gouvernement qui distribue faveurs de
prince. Telles sont aussi parfois les concessions de chemins de fer
départementaux, les concessions de services communaux, etc.
La Faveur de prince a joué un rôle prépondérant dans la Cons-
titution des grandes fortunes de l'ancien régime, et l'on sait que
cette faveur fut plus souvent conquise par les faiblesses de la
femme que par les vaillances de l'homme. Elle redevînt très
puissante au siècle dernier, surtout sous Louis-Philippe et sous
Napoléon III. Beaucoup de grandes fortunes encore existantes lui
doivent leur origine. Aujourd'hui encore il s'en pratique de
nombreuses, malgré l'amélioration très manifeste qu'à ce point de
vue les lois nouvelles et le contrôle parlementaire ont procurée.
La Faveur de prince s'autorise souvent de quelque prétexte
honorable : service à récompenser, dommage à réparer, etc. Mais
si la réparation due est de dix mille francs et que le Pouvoir en
donne trente mille, il est clair que vingt mille francs sont donnés
par faveur de prince.
VI. — L'Agiotage est la forme abusive de la Spéculation. Celle-
ci est l'art de prévoir les besoins du consommateur et de se met-
tre en mesure d'y satisfaire dans les conditions les plus avanta-
geuses pour le spéculateur. Il n'est pas de commerçants si modeste
soit-il, qui ne fasse peu ou prou de spéculation, car il n'en est aucun
qui n'évite d'acheter une marchandise quand le prix en est élevé,
et qui ne s'efforce au contraire d'en faire provision quand le prix
est bas. Il n'en est aucun qui ne souhaite être mieux appprovi-
sionné que ses concurrents, et qui, s'il lui est possible de se pro-
curer seul une denrée, ne s'en applaudisse. On réserve ce nom de
- - i-M
spéculateur il est vrai à ceux qui opèrent sur des quantités consi-
dérables de marchandises, ceux dont les opérations retentissent
sur le marché entier. Ceux-là en raison de l'énorme intérêt que
leurs opérations présentent emploient des moyens dont l'impor-
tance est proportionnée aux résultats à attendre. Ils réalisent
parfois de colossales fortunes, mais à raison même de l'énormité
de leurs affaires ils côtoient souvent la ruine et défiant constam-
ment le destin. Dans la lutte entre spéculateurs les moeurs ont
acclimaté des procédés de tout ordre : fausses informations poli-
tiques, économiques et commerciales, marchés fictifs, emploi de
personnes interposées, réclames mensongères, jeux de bourse,
accaparîments, etc., etc. Plus on sait avec audace user de ces
moyens malhonnêtes, plus on a chance de réussir dans ses spé-
culations, et comme, quand on est lancé dans le tourbillon, on
n'a plus le choix qu'entre le succès avec le remords des mauvaises
actions commises, ou la ruine avec le déshonneur public qui
s'attache à la faillite, il n'est pas de spéculateur, qui, pour éviter
le déshonneur de la faillite ne se laisse aller, quelque honnêteté
native qu'il ait, à des actes qui mériteraient la flétrissure du bagne.
Certes le Code pénal est bien loin de punir toutes les formes de
tromper qu'a imaginées l'agiotage. Cependant quelques-unes,
telles que l'accaparement, ont été punies. Mais c'est là ce contre
quoi les économistes protestent avec véhémence, proclamant
tous que la concurrence rend inévitables les pratiques que Je Code
condamne ; que les interdire c'est tuer la spéculation et rendre
impossible le Commerce. Or, disent-ils, la spéculation est néces-
saire pour régulariser la consommation. Sans la spéculation qui
hausse les prix quand proportionnellement aux approvisionne-
ments à prévoir, la consommation s'exagère, qui au contraire les
abaisse, quant à raison de la cherté les besoins restent inassouvis,
sans cette spéculation, dis-je, la Consommationserait anarebique.
Il n'est donc pas possible d'y porter atteinte sous prétexte de la
— i45 —
moraliser. H faut la prendre telle qu'elle est, avec son alliage
fatal d'agiotage, de même qu'il faut prendre le Commerce, abou-
tissement et conséquence de la Spéculation, avec son accompa-
gnement de réclames menteuses, de maquillage des denrées, de
substitution de qualités à d'autres, etc., qui sont passés dans ses
moeurs.
Qui parle ainsi ? Tous les économistes, mêmes les puritains :
Nul par exemple n'a plus vigoureusement flétri ces moeurs com-
merciales qu'Herbert Spencer. Il leur a consacré toute une étude.
Ces moeurs sont telles, dit-il, que le vice que le patron pardonne
le moins chez ses employés, c'est de manquer d'aplomb pour
mentir au client, c'est de ne pas savoir le piper. Spencer, trente
ans après, concluait que cet esprit de tromperie étant l'âme du
Commerce, l'Etat aurait tort de s'en occuper. Mon ancien collè-
gue Siegfried, dont la noblesse de sentiments est bien connue,
s'indignait que la loi française prohibât l'accaparement et les
trusts. Cette Loi de l'Offre et de la Demande que les économistes
nous présentent comme le fondement intangible de l'activité écono-
mique, de telles pratiques ont pourtant pour résultat de la faus-
ser. Or, voici que des attaques platoniques que dirigent contre
elles les collectivistes on s'indigne bruyamment, tandis que des
violations effectives que lui fait subir la pratique des capitalistes,
on se console sans pleurs. O liberté! combien sont peu nombreux
ceux qui invoquent ton nom avec sincérité !
Retenons bien que, de l'aveu de tous, Commerce et Spécula-
tion sont unis à l'Agiotage et au Mensonge de même intime et
fatale manière que l'argent l'est à l'alliage ; que ceci est, paraît-
il, la condition de la ductilité de cela, et que ne pouvant rien
changer à cela ils n'ont d'autre conseil à nous donner que celui
de la résignation à tout ce qui se passe.
Eh bien? Nous avons, nous morcellistes, en.la Liberté une foi
plus active que les économistes, et nous lui demanderons, et
— i46 —
nous obtiendrons d'elle, de délivrer les transactions commer-
ciales entre les hommes, des embûches et des machinations de
la fraude et du dol.
VII. — Exploitation de la misère ou du besoin d'autrui. — La Loi
punit une des formes de cette exploitation, l'Usure, non sans que
les Economistes aient grandement protesté au nom de la liberté.
Nous avons d'autre part distingué, suivant Marx, une autre
forme, le Capitalisme, et en avons fait, en raison de son impor-
tance, un mode à part.
L'exploitation de la misère d'autrui se présente d'ailleurs
sous d'autres aspects assez variés : c'est le propriétaire accapa-
reur qui poursuit, avec âpreté, à l'échéance, le voisin dont il
convoite la terre. Directeurs de conscience de l'Etat, les Econo-
mistes ne se sont jamais avisés de faire supprimer ce formidable
abus de la force publique qui consiste à écraser, sous le poids
des frais judiciaires, aux moindres occasions de conflit, et, en
cas de transmission, sous le poids d'une tutelle d'Etat, aussi oné-
reuse qu'imposée» le domaine du petit cultivateur. Mais ils se
sont toujours indignés, quand les hérétiques de l'Economie Poli-
tique ont proposé de réparer, plus ou moins, par des Institutions
de crédit public,, le mal que notre Code de procédure et ses frais
fixes faisaient aux petits domaines.
L'exploitation de la misère d'autrui, ou seulement d'une gêne
momentanée, se donne largement carrière duns le monde du
commerce et sévit particulièrement contre les petits, qui n'ont
point, comme les gros, crédit ouvert dans les banques à condi-
tions avantageuses.
.
VIII.
— Exploitation des vices d'autrui. — Les trois formes prin-
cipales sous lesquelles sévit ce mode d'exploitation sont: l'ex-
ploitation du libertinage, l'exploitation de l'ivrognerie etl'exploi-.
tation de la vanité.
11 est inutile d'insister sur les deux premières, tout le monde
— i4? —
sait par quels procédés elles s'exercent et quels sont ses agents.
C'est à l'aménagement de ses cabinets particuliers, bien plus qu'à
l'excellence de sa cuisine, que tel restaurant fameux a dû sa vogue
et a pu donner le million à son patron. Les prêtresses de Vénus
sont généralement peu économes. Certaines ont fait exception, et
se sont retirées dans quelque noble manoir après fortune faite.
Tout un monde de larbins, d'entremetteurs, d'horizontales, peu-
plent les villes et vivent en parasites autour des personnes riches
qui seules les attirent, autour de la Richesse qui seule sollicite
en eux et en elles les vocations. Les exploiteurs de l'ivrognerie
recueillent leurs victimes à tous les étages de la société, et l'on
sait quel fléau a déchaîné sur notre pays, en multipliant indé-
finiment les débits, le principe cher aux Economistes de la
liberté du commerce des boissons.
Mais c'est peut-être encore l'exploitation de la Vanité qui assure
les plus gros bénéfices. L'imitation des opulents par les riches,
des riches par les moyens, des moyens par les petits est devenue
une fièvre à laquelle il n'est même plus permis aux sages d'échap-
per : la Mode, ce despotisme contre lequel il serait grand temps
qu'une révolution se fasse, impose à tous des obligations qui vont
croissant, et dont le mépris est tenu pour inconvenance sociale.
Nous nous sommes déjà expliqués sur le luxe et ces arts fraudu-
leux comme les appelle Proud'hon, nous n'y reviendrons pas. Qu'il
nous suffise de signaler à l'observation du lecteur, que les fléaux
de la vanité, non moins que ceux du libertinage, ont été déchaî-
nés par la grande inégalité des fortunes, et que, si l'on veut
réduire leur champ d'action, c'est en restreignant les fortunes
excessives qu'on y parviendra. Ce sont toujours ces maxima
que l'opulence débauchée et fastueuse offre à l'imitation des imbé-
ciles, hélas! légion.
A l'exploitation des vices d'autrui, se rattache celle de l'igno.
rance et de la crédulité. Le malheur est que le nombre des crédu-
— i48 —
les est tel, que ceux qui vivent de l'ignorance d'autrui ont pour
complices la grande majorité des hommes.
IX. — Exploitation du travail d'autrui.
— Sous le nom de Capi-
talisme, nous nous sommes longuement occupé de ce moyen
abusif d'acquérir la propriété. A notre époque de grande industrie,
il a pris un développement tel, que c'est de lui peut-être que
naissent la majorité des grandes fortunes qu'on constate aujour-
d'hui.
X. — Prescription. — Ce mode d'acquisition de la propriété
est aujourd'hui très rare. L'article qui le consacre n'en déshonore
pas moins notre Code civil. Vingt-neuf ans et onze mois se sont
écoulés depuis qu'un vol, qu'un faux, qu'un meurtre, ont fait
détenteur d'un bien celui qui a su échapper à lajustice, mais qui
n'est encore qu'un criminel contumace, du moins au point de vue
des effets civils de son acquisition. Un mois encore et la déten-
tion illégitime se transformera entre ses mains en légitime pro-
priété. La Prescription l'aura fait propriétaire.
XI. — Procédés mixtes. — A l'énumération qui précède, c'est
ici le lieu d'ajouter les moyens et procédés d'acquisition dans
lesquels interviennent, à dose variable, plusieurs des causes ci-
dessus indiquées.
Telle, par exemple, la valeur conventionnelle qu'une réclame
savante fera acquérir à une source médicamenteuse ou à un
point de vue de nos côtes ou de nos montagnes. La source est
quelconque, le point de vue ne provoque d'émotions réelles que
chez quelques âmes particulièrement sensibles au grand specta-
cle de la nature, mais la mode habilement sollicitée s'en mêle.
Les casinos et les tripots s'installent dans le voisinage. La sta-
tion thermale est lancée, ou encore, l'hôtel à touristes.
Oji'on ne vienne point nous dire que le travail, l'activité, l'ha-
bileté, ont été nécessaires pour une telle entreprise. N'est et ne
doit être considéré comme travail, que celui qui produit des
— i49 —
fruits utiles et non de simples et menteuses apparences. Les élé-
ments constitutifs de ce procédé d'acquisition sont, pour une
large part, le jeu du hasard provoqué, et pour le reste l'exploita-
tion de la vanité, de la crédulité et du vice.
En d'autres circonstances, le travail utile intervient pour par-
tie. Tel serait le cas si la source thermale possédait réellement
des vertus jusqu'alors Insoupçonnées. Quiconque rend à la
société des services par une découverte a droit à une récom-
pense ; encore faut-il que cette récompense soit proportionnée
à l'importance du service rendu et aussi à l'effort qu'il a exigé de
la part de son auteur.
La question des brevets d'invention, question très délicate
et très complexe, le plus délicat peut-être de tous les problèmes
sociaux, doit être envisagée à un point de vue identique.
Actu'.ilïment, l'anarchie règne dans l'exploitation des brevets.
Telle découverte qui sera appelée à rendre à l'humanité les plus
importants services et qui aura exigé de son auteur une science
tout exceptionnelle et un travail acharné, mènera l'inventeur à
l'hôpital où il mourra brisé par les déboires et la misère, tandis
qu'après l'avoir dépouillé de son ceuvre.tel faiseur édifiera sur elle
une fortune colossale. Dans l'état actuel des choses, la valeur
commerciale d'une invention ne dépend presque en rien de sa
valeur utile. L'industriel qui imagina les vases de nuit portant
un oeil au fond réalisa une fortune de deux millions, tandis que
Denis Papin mourut misérable. Les imbéciles ont tout dit et tout
excusé quand ils ont répété, c'est la chance ou encore, c'est le
commerce. Cela équivaut à dire : c'est l'anarchie ; et cette anar-
chie suffit à démontrer la vicieuse organisation de la propriété
dans notre état social. Il n'est certes ni impossible ni injuste d'es-
sayer de réduire à une règle de proportion au mérite et à l'uti-
lité la rémunération à laquelle auront droit inventeurs et décou-
vreurs.
— 100 —
Non moins délicate est la question des dons naturels. A Napo-
léon qui comblait de dotations son comédien favori, un courti-
san faisait observer qu'il récompensait moins généreusement les
maréchaux. « C'est que je fais des maréchaux en tel nombre qu'il
me plait, répondit Napoléon, tandis que je ne puis faire un seul
Talma ». Les Economistes n'auront rien à redire à cette réponse.
Mais nous qui tenons à ce que la propriété soit hautement res-
pectable, afin d'être hautement respectée, nous ne pouvons
admettre que le talent même d'un Talma soit rémunéré au
delà de ce que représente la rémunération accordée aux autres
travailleurs éminents dont l'oeuvre sera souvent plus utile. Les
préjugés de notre époque et de notre bourgeoisie font accepter à
celle-ci, comme légitimes, les gains scandaleux des ténors et des
danseuses en renom. La conscience obscure du peuple qui tra-
vaille sait qu'ils sont injustes et qu'ils réduisent sans droit
la part de bien qui restera accessible aux véritables travailleurs.
Ceci est d'autant plus manifeste pour qui sait se dégager des
préjugés ambiants que la plupart des scènes sur lesquelles s'affir-
ment ces coûteux triomphes, ne pourraient se soutenir si l'ar-
gent public ne les subventionnait, de telle sorte, que les direc-
teurs des grands théêtres ne sont parfois, en dernière analyse,
que des fonctionnaires.
C'est également à un monopole de fait qu'il faut rattacher les
rémunérations disproportionnées à l'effort, mais non au talent,
qui reconnaîtront les services des chirurgiens habiles ou des
grands avocats. Le Monopole de fait aurait été classé par nous
comme un des éléments simples de [l'acquisition de la propriété,
si, le plus souvent Une s'accompagnait d'une certaine part de
mode. Un jour viendra où les travailleurs exceptionnels seront
réservés aux tâches exceptionnelles où, sans doute, la société
saura largement pourvoir à tous leurs besoins, mais où la part
— I5I —
excessive de richesse que la vogue leur fait obtenir se transfor-
mera en considération et en honneur.
XII. — Tous ces modes d'acquisition de la propriété dont
nous avons parlé ont un caractère commun, c'est qu'ils sont
légaux. Si la Morale ne les absout pas, le Code les reconnaît,
souvent même nos moeurs les exaltent. Pour l'Agiotage et le Jeu,
les lois font bien quelques réserves, mais ou insuffisantes ou
impuissantes. La propriété acquise parleur moyen n'en reste pas
moins acquise, sanctionnée et honorée. La Chance et le Capita-
lisme apparaissent à beaucoup de gens comme étant à l'abri de
toute critique. Ceux qui doivent leur fortune à l'exploitation
du vice, sont arrivés à obtenir de l'esprit bourgeois une telle
tolérance qu'il serait poursuivi par les huées celui qui oserait
leur en faire reproche public. Ces moeurs dénotent dans la
conscience de la bourgeoisie une atrophie singulière. Et comme
il n'est pas possible d'espérer que les Moralistes parviennent à
inspirer à tous cette « haine vigoureuse » du vice dont parle le
poète, le plus simple sera encore que des réformes sociales, faisant
l'économie d'une révolution, tarissent les occasions qu'on aurait
de s'indigner, en tarissant les sources de la propriétémal acquise.

XIII. — Nous abordons maintenant une catégorie de moyens


d'acquisition à physionomie très caractérisée. Ce sont ceux qui
étant interdits par la loi peuvent bien établir une propriété de
fait, mais non de droit. Le reproche qu'on peut faire à ce sujet
aux institutions actuelles, c'est d'abord que, grâce à des com-
plaisances singulières de la législation, le dol, le vol, l'escroquerie
se trouvent facilités dans beaucoup de circonstances où ils eus-
sent été impossibles sans l'assistance indirecte de certains textes
de nos lois. Comment par exemple le Code pénal, peut-il encore
punir le vol, alors que le Code de commerce et le Code civil
autorisent qu'on crochète le crédit public et la fortune privée au
ÏÔ2

moyen des valeurs au porteur.C'est ensuite que notre Code pénal


déjà vieux d'un siècle, n'a pas su se tenir au courant des progrès
qu'avait fait la science du Vol et de l'Escroquerie, grâce sur-
tout aux sociétés anonymes. Les vols non punis par l'article 401
du Code pénal et les nouvelles manières de soutirer, filouter et
escroquer deviennent fort nombreux : la justice répressive est
évidemment, de toutes les institutions actuelles, celle qui a su se
tenir le moins au courant du Progrès.
La troisième observation, c'est que de plus en plus les malfai-
teurs qui opèrent en grand trouvent profit à leur industrie. La
détention a fort diminué par suite de lois que nous ne critiquerions
certes point, si les condamnations pécuniaires n'étaient restées
insignifiantes. D'ailleurs, grâce à l'institution des valeurs au
porteur, les voleurs opèrent à coup sûr. Si parfois, la carrière de
quek^ies-uns d'entre eux est traversée par quelques mois de pri-
son, l'événement est, au fond, de peu d'importance : le régime
des maisons d'arrêt n'a plus de quoi effrayer. La loi sur la dif-
famation empêchera que telle victime offusquée par le luxe de
son escroc ne puisse lui rappeler sa condamnation et la lui jeter
à la face : et ce luxe lui-même, dont les sources seront protégées
par l'anonymat des coffres-forts et des valeurs, lui servira à faire,
au contraire, de nouvelles dupes.
Quoiqu'il en soit, et malgré que la Loi répressive ne définisse et
ne frappe que le moindre nombre des actions véritablement cou-
pables, et attent:.tolres aux droits d'autrui ; malgré encore, que
dans la grande majorité des cas les actes interdits profitent de
l'impunité, nous pouvons mesurer au nombre des vols, faux,
tromperies commerciales, infractions aux règles des sociétés ano-
nymes, escroqueries, concussions, trafics d'influence, etc., que la
justice pénale peut saisir, l'énorme prélèvement, qu'au détriment
du travail honnête, l'industrie des coquins, opère sur la somme
des richesses nationales.
— i53 —
Et maintenant que nous sommes au bout de cette longue et
fastidieuse énumération, que le lecteur imagine contre quels
ennemis le travail se débat dans la lice au bout de laquelle est la
propriété, lice dans laquelle il devrait seul avoir le droit de des-
cendre. Le travail a comme concurrents: la Chance, l'Agiotage,
l'usure, l'exploitation du vice, le capitalisme, le vol, le faux,
l'escroquerie, la concussion, quelquefois même le poison et l'in-
cendie, etc. Encore faut-il observer que ces dieux du mal ont une
puissance d'acquisition et des moyens d'influence bien autrement
considérables que les moyens du modeste travail. Ce n'est pas,
pour arriver seulement à l'aisance honorable, que les escrocs de
haut rang bâtissent les sociétés anonymes, truquent à la bourse,
agiotent ou fondent des maisons de jeu. C'est à l'opulence qu'ils
visent, c'est le million qu'ils veulent et qu'ils obtiennent sou-
vent. En face d'eux, le travail même acharné, même éminent,
même pour les travailleurs les plus justement illustres, n'abou-
tit qu'à l'aisance, jamais à la richesse. C'est là ce qu'il importe
de mettre en relief car ce n'est rien autre chose qu'une loi.
XIV. — A ce qui se passe aujourd'hui, dans certaines branches
de l'activité humaine.nous pouvons prévoir ce qui se passera fata-
lement en tout ordre de travaux dans un régime d'où l'injustice
et la faveur seraient bannies. A cet effet, nous examinerons l'écart
entre salaires dans les travaux manuels, l'écart entre produits
dans les travaux agricoles, l'écart entre traitements dans les
fonctions intellectuelles.
Le travail manuel d'industrie varie de 2 fr. 50 à 8 francs pour
les ouvriers d'élite : Quelques professions qui impliquent une
véritable aptitude artistique et un long apprentissage atteignent
même 10 francs et quelquefois plus, mais ce sont là salaires tout
à fait exceptionnels: En fait, les salaires manuels se différencient
de travailleur è travailleur en proportion de 1 à 4.
De tous les produits agricoles, celui qui est à la fois le plus
— i54 —
important et le plus régulier est le blé. En Algérie l'Arabe est un
travailleur tellement médiocre qu'il ne suffit pas toujours à assu-
rer son existence toute pauvre soit-elle ; sa production en blé
est en moyenne de 4 pour 1. En France, la production varie sui-
vant les régions de 7 à 12, voire 16 pour un. C'est là ce qu'obtien-
nent les travailleurs éminents, dans les sols les meilleurs sans
addition d'engrais. Avec les engrais, le rendement s'accroît, mais
aussi, la dépense. Les rendements des champs d'expérience très
utiles à enregistrer sous divers rapports ne prouvent rien quant
au travail agricole poursuivi dans les conditions normales. Il faut
donc admettre que là encore, du moindre travailleur au travailleur
«minent, tous frais déduits, la proportion est sensiblement de
là 5.
Abordons maintenant les professions intellectuelles ; faut-il don-
ner ce nom au service de l'expéditionnaire, decelui qui n'ad'autre
avenir que d'être commis d'ordre au moment de sa retraite ? Ses
30 ans de service s'écouleront entre un traitement de 1500 francs
au début et un traitement de 3000 francs en fin de service. En
face de cet humble, voici un travailleur éminent ; c'est un mem-
bre delà Cour de cassation ou encore un conseiller d'Etat. Son
traitement de début ne lui a été accordé qu'après un surnuméra-
riat plus ou moins long, et ce n'est qu'après de successives étapes,
qu'il est arrivé à son traitement maximum de 15.000 francs. On
peut admettre que le traitement moyen du commis aura été de
2.000 francs tandis que le traitement moyen du conseiller à la
Cour de cassation n'aura pas dépassé 6.000 francs; l'écart n'est
donc ici que de 1 à 3.
A la vérité, il existé des fonctions publiques beaucoup mieux
rétribuées, mais comme il n'y a aucune chance pour que les con-
seillers de cassation aient leur traitement augmenté, tandis qu'il
y a de fortes raisons de croire que les traitements supérieurs
seront un jour réduits, il faut admettre que la proportion de
— i55 —
,

2000 francs à 8000 francs comme moyenne des 30 ans de ser-


vice depuis le commis d'ordre jusqu'au plus éminent fonction-
naire sera plus ou moins tôt la réalité pour toutes fonctions.
On peut prévoir que le salaire du travailleur de qualité tout à
fait inférieure équivaudra à la somme d'argent nécessaire pour
lui assurer un minimum d'existence. Qu'on multiplie donc cette
somme par 4 on aura le traitement moyen des fonctionnaires les
plus élevés et les plus favorisés de l'Etat, soit de 6 à 7000 francs
comme traitement moyen.
Peut-on supposer que ce travailleur exceptionnel, ce travailleur
éminent, pour garder l'expression déjà employée,pourra constituer
une fortune par son travail et son épargne ? Qu'on ne perde pas
de vue qu'une tendance naturelle de l'homme est d'accroître ses
dépenses quand s'accroissent ses revenus. Notre haut fonction-
naire sera d'ailleurs d'autant plus incité à accroître ses dépenses
qu'iî sera en relation avec un plus grand nombre de personnes
dans l'Etat, que sa vie sera plus extérieure que celle du travailleur
modeste. Pendant les premières années de sa carrière de fonc-
tionnaire, les traitements insignifiants du jeune attaché de cabi-
net ne suffiront pas à ses dépenses. 11 fera des dettes ou vivra
quoique déjà homme, sur la réserve de ses parents. Quand
viendront les traitements de l'âge mûr viendront également les
charges de la famille et l'épargne ne commencera seulement à
se constituer que dans le dernier tiers de sa carrière. Veut-on
supposer qu'elle atteindra en moyenne pendant cette période
2000 à 2500 francs par an ? 11 méritera de prendre place parmi les
très économes, le père de famille qui aura su ménager assez ses
dépenses pour obtenir un tel résultat* 20.000 fr, 25.000,30.000 au
plus voilà donc l'épargne que le travailleur le plus éminer. Jans
la République aura pu réaliser après toute une longue vie de
travail. Or, comme dès ce moment-ci les fonds d'Etat régula-
teurs du prix de l'argent ne procurent qu'un intérêt de 3 p. 0/0
— i56 —
en France et d$ 2.50 seulement en Angleterre; comme ce dernier
chiffre, dans quelques années d'ici, représentera également en
France le taux de l'intérêt, nous devons en conclure que le reve-
nu qu'aura pu s'assurer le plus laborieux, le plus distingué, et
le plus économe des travailleurs ne dépassera pas 500 à 750 francs
par an.
Parlerons-nous de l'agriculture et des chances qu'elle peut
avoir d'enrichir celui qui s'y adonne ? Quelle est la culture qui
permettra au travailleur direct, au petit paysan, travaillant de
ses mains, tout capitalisme étant rendu impossible, de mettre de
côté une épargne supérieure à 20.000 francs, de même dans l'in-
dustrie du travailleur autonome, dans l'atelier familial ?
Il est donc juste de dire que si l'on suppose le seul travail
dégagé de tout autre élément, si l'on suppose le travail pur de
toute chance, de tout jeu, de tout agiotage, de tout capitalisme,
on ne peut admettre qu'il mène à la fortune ; il conduira à l'ai-
sance, à la vie large ; rien de plus.
XV. — Mais l'héritage? Le père aura laissé 30.000 francs, le
fils en ajoutera autant, le petit-fils de même. A la mort de celui-
ci les intérêts s'étant capitalisés c'est une fortune de 100.000 francs
qui sera constituée, c'est-à-dire pour le quatrième descendant le
droit de vivre sans rien faire sur le pied de 2.500 francs de
revenu par an.
Nous sommes déjà loin dans cette hypothèse de ce qu'aujour-
d'hui on appelle la Richesse.
Mais cette hypothèse est elle-même invraisemblable et con-
traire aux lois naturelles. Qu'est-ce, en effet, qu'un travailleur
éminent ? C'est par définition même une rare exception et le pro-
pre des exceptions c'est de ne point se reproduire. L'hérédité ne
peut à cet égard triompher de la logique des choses ; il est fort
rare en Europe qu'à un père éminent succède un fils qui le vaille.
Cela pourtant s'est vu ; mais, ce qui ne s'est pas vu en Europe,
— IO^ —
du moins, c'est que trois générations successives aient été mar-
quées au sceau d'une haute supériorité.
D'ailleurs, dans les rares cas où la supériorité se transmet c'est
le plus souvent avec des caractères et sur un terrain différent. Le
plus illustre des Holland, fils d'un père sceptique, prodigue, cor-
rupteur et violent, se dépouille des vices de son père et porte au
plus haut point ses qualités d'audace, la sûreté de son jugement
et son talent de parole. Le petit-fils déjà de bien moindre enver-
gure est plutôt timide et ne rappelle que de loin sa race.
Pour supposer que durant trus générations successives, notre
famille de travailleurs exceptionnels aura accru sans cesse son
épargne, il faudra d'abord admettre qu'il y aura eu chez elle
transmission non seulement des qualités de travail mais encore
des qualités d'épargne. Veut-on supposer que le fait se pro-
duira ? J'y consens ; mais il faudra admettre en outre, pour
croire à l'accroissement successif des épargnes.que de génération
en génération il n'y aura jamais qu'un fils seul héritier. S'il en
était autrement la succession se partagerait; l'épargne cesserait
d'être exceptionnelle.
Il faut admettre enfin que, ni dans la vieillesse du grand-père,
ni pendant l'enfance ou la vieillesse du fils et du petit-fils, ne
surgit un de ces événements qui provoquent des dépenses excep-
tionnelles : longue maladie, long voyage, réparation d'un préju-
dice involontairement causé, etc., etc. Y a-t-il chance raisonna-
ble, je le demande aux esprits non prévenus, que de telles
conditions se puissent réunir d'elles-mêmes ? Eh bien ! même en
ce cas le danger du Capitalisme ne serait pas à craindre dans une
société fondée sur le seul travail. L'impôt pourrait en effet, sans
injustice aucune, revêtir un caractère assez progressif pour pré-
munir la société contre un danger même si atténué.
XVI. — La voix unanime des penseurs et des moralistes de
tous temps et de toute époque a condamnée la grande inégalité
— i58 —
des fortunes et si l'on excepte ceux qui à l'instar du précepteur
de Néron ont dû accommoder leur morale au milieu dans lequel,
ils vivaient, aucun ni parmi les sacrés, ni parmi les profanes, n'a
amnistié la Richesse. Grande inégalité des fortunes et richesses-
sont d'ailleurs fonction l'une de l'autre. L'égalité des situations
serait elle aussi une évidente injustice car les mérites des hommes
sont inégaux. Dans la mesure où la sagesse des institutions
humaines y peut pourvoir, il faut que la condition de chacun
soit et reste proportionnelle à la valeur de son travail. En cela
réside la Justice c'est-à-dire l'Harmonie..., l'Harmonie qui fut la
foi de Fourier le doux rêveur et aussi celle de Bastiat le si posi-
tif philosophe.
D'aucuns ont demandé cette harmonie à la providentielle
sagesse de l'Etat et à sa thérapeutique. Bastiat eut raison de la
demander, non à l'empirisme des remèdes d'Etat, mais à une
hygiène sociale fondée sur la liberté. Son tort fut seulement de
croire que cette liberté naîtrait incontinent du jeu des choses
dans un organisme social, d'où il n'aurait, au préalable, expurgé
les ferments et les poisons. Purifiez la société de l'agiotage, du
Capitalisme ; tarissez les sources impures d'acquisition de la
Propriété, puis laissez faire le Travail : guidé par la liberté il
mènera sûrement le peuple à la Justice.
CHAPITRE IX

LA PROPRIÉTÉ ÉTUDIÉE DANS SES


DÉTENTEURS

I. L'AMOUR DU PAYSAN POUR SA TERRE.


— II. L'APPROPRIATION DOIT
ÊTRE PERSONNELLE ET INTÉGRALE. III. MOINDRE ATTACHEMENT A

LA PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. — ATELIER FAMILIAL PLUS ATTACHANT
QUE L'USINE. — IV. LA PROPRIÉTÉ COMMERCIALE EST UNE PSEUDO-
PROPRIÉTÉ. V. PROPRIÉTÉ COOPÉRATIVE. SENTIMENT PRO-
— —
PRIÉTAR1STE AFFAIBLI. VARIÉTÉ NÉCESSAIRE DANS LES TYPES

SOCIAUX DE L'APPROPRIATION ET DU TRAVAIL.
VI. GENÈSE DES PROPRIÉTÉS ANONYMES. LES ACTIONNAIRES IGNO-

RENT FORCÉMENT LES AGISSEMENTS DE LA SOCIÉTÉ. — ORDINAIRES
TROMPERIES. — VII. LA SOCIÉTÉ ANONYME SUCCÉDANT AU PROPRIÉ-
TAIRE INDIVIDUEL. VIII. CAUSES DE succès DES SOCIÉTÉS ANONY-

MES DANS L'OPINION. SUEZ, CHEMINS DE FER FRANÇAIS, ETC. —
LES FAITS PROTESTENT PARTOUT CONTRE LE RÉGIME DES SOCIÉTÉS
ANONYMES. — LES CHEMINS DE FER A L'ETRANGER. — IX. L'AB-
SENCE DE CONTROLE EST CAUSE DES ABUS. TENDANCE
VERS UN

DÉTESTABLE'PSEUDO-LIBÉRALISME. L'ETAT DE NEW-JERSEY. —•

X. LE PRINCIPE MÊME DES SOCIÉTÉS ANONYMES COMPORTE DEUX
VICES. — XI. LA SOCIÉTÉ ANONYME ABOUTIT FATALEMENT A LA
RUINE DES PETITS ACTIONNAIRES. DÉMONSTRATION ET REMÈDE. —
XII. UN RÉGIME DE SOCIÉTÉS ANONYMES UNIVERSALISERAIT LA SER-
VITUDE POLITIQUE ET SOCIALE. —COMPARAISON ENTRE L'OPPRESSION
—•
i6o —
DE L'ETAT COLLECTIVISTE ET L'OPPRESSION DE L'ETAT ACTION-
NARISTE. — DESPOTISME AGGRAVÉ DE CELUI-CI. — XIII. NÉANMOINS
LA SOCIÉTÉ ANONYME GARDERA UNE PLACE DANS UN RÉGIME DE JUS-
TICE. — XIV. LE NOMBRE DES VRAIS PROPRIÉTAIRES DANS UNE
SOCIÉTÉ ANONYME EST TRÈS RÉDUIT.

I. — La propriété a sa psychologie et Jaurès en l'étudiant s'est


montré un admirable psychologue. Comme il serait difficile à
quiconque, soit de plus éloquemment dire, soit de mieux obser-
ver, que ne l'a fait en ceci le philosophe socialiste, nos lecteurs
nous sauront gré de leur présenter, peint par Jaurès, le paysan
propriétaire, puis l'industriel et le commerçant.
« Quand l'homme possède personnellement un domaine fon-
cier, ou quand il possède et dirige personnellement une Indus-
trie, il y a un rapport étroit, un lien serré entre le propriétaire
et sa propriété. S'il s'agit de la terre, et si le possédant la cultive
lui-même, on peut presque dire physiquement que le proprié-
taire fait corps avec sa propriété. Il y a entre le paysan proprié-
taire et la terre qu'il travaille échange de substance et de force.
Le blé germé de l'effort du paysan nourrit la force paysanne.
L'homme fait la terre et la. terre fait l'homme. Même quand le
propriétaire du domaine nele cultive pas lui-même, il est rare
qu'il n'y soit pas attaché par des fibres profondes. Ce domaine
qui pour l'indifférent ressemble sans doute à tous les domaines,
a, pour celui qui dès longtemps le possède une physionomie par-
ticulière et un langage secret. C'est là qu'il a joué, grandi, rêvé,
aimé, et ces souvenirs ont pris la forme de cet horizon ».
Ah ! Jaurès, ce que j'admire et ce que j'aime en vous ce n'est
pas seulement votre prestigieux talent, c'est la sincérité, la spon-
tanéité des élans de votre âme chaque fois que vous prenez con-
tact avec celui qui travaille et qui souffre, qu'il soit paysan ou
— I6I —
•qu'il soit ouvrier. Fils de paysan — et vous savez combien dans
ma bouche ce mot est exempt de mépris — vous avez su garder
l'âme paysanne et c'est elle qui en vous s'est haussée jusqu'à son
perfectionnement ultime. Vous êtes le Paysan, tel que les. siècles
d'éducation l'engendreront un jour et c'est la revendication pay-
sanne tout entière, qu'en poète, autant qu'en philosophe, vous
venez de formuler. Je félicite grandement notre pays que les
ouvriers de France vous aient pris d'autre part pour chef, car
ainsi paysan par les fibres, et ouvrier par élection, vous ne pou-
vez ne pas «tre l'agent prédestiné à la réconciliation entre les
•deux grandes armées du travail !
II. —Insister après le grand écrivain sur l'indestructible atta-
chement du paysan à sa terre, serait vain ; mais soulignons ces
trois premiers mots quand l'homme possède personnellementc'est-à-
dire quand il a la propriété véritable, car il n'y a pas de pro-
priété véritable là où la possession n'est pas personnelle, et
j'entends strictement, exclusivement et absolument libre de
tout droit réel, voire de toute hypothèque. Pour le paysan,
l'hypothèque n'est pas seulement une menace juridique ;
c'est une dépossession à demi réalisée, une souffrance intolérable
qui le mord à l'âme comme le ferait l'infidélité d'une femme aimée.
De la terre du maître, quelque long qu'en doive être le bail,
quelque certitude morale qu'on ait d'en transmettre la suite à ses
enfants, au petit coin de terre qui est sien il y a un abîme
pour le paysan. L'intérêt le rattache peut-être au premier domaine;
il aura là, suivant l'expression juridique, son principal établis-
sement, soit ; mais son coeur sera à l'autre et c'est dans le droit
souverain qu'il possède sur l'autre que sa pensée se complaît
parce que sa dignité d'homme y réside. Ah ! pauvres psycholo-
gues du coeur paysan, ceux qui se figurent qu'usufruitier d'une
terre d'Etat, le paysan pourra continuer à se sentir libre et heu-
reux ! Etrangement illusionnés ceux qui peuvent croire qu'il con-
Sahalicr II
IÔ2

sentirajamaisà troquer sa rude et laborieuse mais libre propriété,


contre la subordination définitive d'un fermage d'Etat, quelque
mirage qu'on fasse luire à ses yeux.
III. — Voici que maintenant Jaurès reprend la parole :
« Entre le propriétaire industriel ou marchand et sa propriété,
le rapport semble moins matériel, moins étroit. Les machines,
les usines toujours en trépidation ou en transformation, ne pren-
nent pas le coeur par l'action lente et pénétrante de la terre.
Et pourtant, quand un industrie est vraiment chef d'industrie,
quand un négociant est vraiment chef de négoce, quand ils veil-
lent eux-mêmes au fonctionnement de ce mécanisme compliqué
et souvent terrible, où leur fortune, leur vie, leur honneur,
même sont engagés, le capital industriel ou commercial qu'ils
mettent en oeuvre est pénétré de leur pensée et de leur effort ;
il porte la marque de leur personne. Ainsi, sous cette forme encore,
il y a un rapport étroit entre le propriétaire individusl et l'objet
de sa propriété. »
Ici l'observation de Jaurès reste exacte, mais elle n'est pas com-
plète. Oui, plus sont intimes les rapports de la propriété et du
propriétaire, plus ils se pénètrent l'un l'autre, plus ils adhèrent
l'un à l'autre et ne font qu'un. Le petit atelier familial contigu à
la maison de la famille, celui où le petit tisserand, le petit coute-
lier, le petit horloger passe toute sa vie et qui pour chacun d'eux
est tout l'horizon, celui-là leur tient au coeur peut-être autant
qu'au paysan son sol. Il n'en est pas tout à fait de même de
l'usine ou de l'atelier pour leur opulent propriétaire. Même en
supposant, que l'usine soit son oeuvre, et qu'il ait frappé cette
oeuvre à l'empreinte.de sa personnalité, le riche usinier ne se con-
sacrera presque jamais à elle aussi absolument, aussi éperdument
que le petit tisserand à son métier familial. La Richesse a ses
droits et veut qu'on la serve. Une part du coeur de l'usinier ira
à son coffre-fort. La Propriété pour lui n'est pas contenue tout
— i(>3 —
entière dans les murs de son usine quelque vaste qu'elle soit. Elle
est par fragment chez les banquiers et d'autre part sa vie elle-
même, son existence, il ne peut la consacrer tout entière à son
oeuvre. Le Monde en veut une part, ainsi que de ses pensées,
ainsi que de son amour. Et c'est pourquoi dès qu'elle dépasse le
champ de l'activité personnelle ; à mesure qu'elle s'éloigne du
travail personnel, exclusif, la propriété s'extériorise, cesse
d'être intimée, d'adhérer à l'âme de son détenteur qui s'attache
seulement au revenu, aux fruits civils de sa jouissance. Vous ne
briserez tout au plus qu'une chaîne d'affection en expropriant un
grand industriel ; vous exproprierez leur âme en expropriant le
paysan de sa terre, le tisserand de son petit métier.
IV. — Que Jaurès me permette une autre critique. C'est à tort
qu'il a placé sur le même rang la propriété industrielle et ce qu'il
appelle, ce que beaucoup appellent avec lui la propriété commer-
ciale. Pseudo-propriété, que celle-là: elle ne repose sur rien autre
chose que sur des habitudes de client et l'heureuse circonstance
d'une concurrence insuffisante. Les marchandises du magasin n'y
sont guère qu'en dépôt en attendant acheteur. Un comptoir, un
bureau, quelques sièges, voilà tout ce qui, pour le commerçant
constitue sa réelle propriété. L'achalandage qui est à la propriété
ce qu'une espérance esta la réalité acquise,peut du jour au lende-
main s'évanouir. La survenance d'un concurrent, l'ouverture
d'une nouvelle ligne ferrée, parfois le percement d'une rue nou-
velle suffiront pour détourner une clientèle sur la fidélité de
laquelle on croyait pouvoir compter. Le Commerce est une
incertitude perpétuelle ; et c'est un fait d'observation constante
que tandis que le paysan ne redoute rien tant que de se séparer
de sa terre, ou encore le tisserand de l'atelier que son père lui a
transmis, le commerçant est constamment aux aguets d'une
occasion avantageuse de vente. Son magasin peut lui être devenu
— i64 —
une habitude sans cesser de ne lui apparaître que comme une
affaire et comme une inquiétude.
V. —Jaurès aborde le délicat sujet des sociétés anonymes. Etu-
diant les rapports qui unissent leur propriétaire aux divers gen-
res de propriété il omet un échelon, dans la série de cellss-ci : cet
échelon c'est la société coopérative de production. Nul n'eût pu
mieux que lui nous renseigner à son sujet : la jverrerie ouvrière
d'Albi n'est-elle pas surtout son oeuvre ?
Quand des travailleurs se plaçant sous l'empire d'un libre con-
trat, stipulent le travail en commun à des conditions préalable-
ment débattues ; quand, par un effort commun et persévérant
ils sont arrivés à fonder une oeuvre importante, non seulement
par ses revenus mais encore par la valeur d'épargne qu'elle repré-
sente proportionnellement au nombre des coopérateurs, on peut
dire qu'il s'est constitué là une véritable propriété individuelle,
quoique sa formule soit moins précise, son caractère moins per-
sonnel, et son action sur l'âme moins véhémente.
Certes ils l'aiment leur usine les verriers d'Albi, ils sont fiers
de la montrer, fiers de rappeler les âpres luttes du début, l'hé-
roïsme des sacrifices que chacun d'entre eux ont accepté au
profit de l'oeuvre commune. Quand ils disent : elle est à nous, il
y a dans leur accent quelque chose qui rappelle la voix du paysan
quand il dit : c'est mon champ. Mais le sentiment n'est pas exclu-
sivement le sentiment propriétaristc, il s'y mêle une sorte d'esprit
de corps et aussi comme un reste d'esprit de classe. 11 faut espé-
rer qu'un jour viendra où dans la société déshiérarchisée l'esprit
de classe cessera d'avoir toute raison d'être. Ecartons donc cet
élément propre aux'seules époques de lutte et constatons que
l'atelier coopératif affaiblit le sentiment de la propriété sans le
détruire et l'accompagne d'un sentiment spécial voisin de l'esprit
de corps. Plus nombreux sont les coopéra'.eurs, les travailleurs
associés, moins est vif le sentiment delà propriété individuelle,
— iôo —
plus s'intensifie l'esprit du corps. Est-ce un bien ; est-ce un mal?
Le sociologue serait bien osé de répondre à une telle question : si
dans la grande majorité des hommes, le sentiment de la pro-
priété individuelle est une sauvegarde et un réconfort;si le libre
isolement familial est un besoin pour les individus qui ont, à un
vif degré le sentiment de leur autonomie; si les contacts obligés,
quotidiens, incessants, dans les mêmes lieux., aux mêmes heures
et dans les mêmes conditions avec les mêmes personnes apparaît
à beaucoup d'individus comme un assujettissement, il est au
contraire des hommes pour qui l'isolement est une peine, l'esprit
d'initiative un effort excessif, le contact habituel avec les mêmes
personnes une douceur et un besoin, les relations nouvelles un
sujet d'inquiétude. Aussi toutes les formes de l'Association volon-
taire doivent-elles être prévues, autorisées, encouragées même
entre les hommes. Ce qui est détestable dans le couvent ce n'est
pas la vie en commun, c'est qu'une fois entré l'homme n'en puisse
plus librement sortir, et c'est encore le serment impie par lequel
en y entrant il professe l'abdication de sa liberté et désavoue en
lui la nature humaine.
L'atelier coopératif de production est pour un certain nombre
d'hommes une heureuse occasiort de satisfaire à leurs moindres
instincts de propriété, à leurs instincts supérieurs d'existence
commune. La diversité des règlements qui régiront ces ateliers
coopératifs sera elle-même un avantage social parce qu'elle per-
mettra aux préférences instinctives de chaque travailleur de
s'exercer. Une société, qui ne serait',conçue que suivant un type
unique serait, de'quelquefaçon qu'on l'organisât, un bagne, pour
beaucoup.
Voici bien achevée maintenant la série des formes sous L-
— 166 —
quelles s'observe la propriété véritablement individuelle : c'est
d'abord, plus intensive et plus prenante qu'aucune autre la pro-
priété paysanne. A côté et presque sur le même rang !a pro-
priété du petit industriel autonome.
Moins attachante, moins affectionnée par son détenteur et
d'autre part socialement mauvaise, est la propriété capitaliste :
soit industrielle, soit terrienne.
Vient enfin l'atelier coopératif de production qui se présente
sous des types très variés, offrant à des degrés de plus en plus
faibles, les caractères de la propriété individuelle.
Avec les sociétés anonymes, nous ouvrons la série des pseudo-
propriétés.
VI. — Tantôt pour réaliser une entreprise de travaux, tantôt
pour l'exploitation d'un brevet d'invention, ici pour fonder une
vaste industrie, ailleurs pour la gestion d'opérations commer-
ciales ou d'un établissement de crédit, quelques capitalistes s'en-
tendent pour créer une société anonyme. Celle-ci constituée par
acte notarié, des affiches sont apposées, des réclames payées
paraissent dans les journaux, des remises et des commissions
sont offertes aux notaires et aux banquiers qui amèneront des
souscripteurs ; des dividendes très élevés sont promis aux action-
naires.
Dans le conseil d'administration provisoire, on a quelques
hommes à particule et à titres nobiliaires ou quelque grand nom
de l'aristocratie bourgeoise de Louis-Philippe ou de Napoléon, un
vieux général, un notaire parisien, à moins que ce ne soit un
ancien régent de la banque de France, tous noms, d'autant plus
connus du public, que ces messieurs figurent déjà dans le Con-
seil d'administration de vingt sociétés analogues. Grâce aux com-
missions promises, notaires et banquiers et autres rabatteurs se
mettent en campagne et apportent à la nouvelle entreprise
l'épargne des cuisinières, le bas de laine du paysan, les écono-
— i6; —
mies du cocher de fiacre. Il n'est pas de truc de publicité et de
réclame dont on ne fasse usage : religion, opinions politiques,
tout est exploité, et l'on vit telle société anonyme, destinée d'ail-
leurs à une chute retentissante, se munir, en guise de réclame,
de la bénédiction du Saint-Père.
En retour de leur or, cochers de fiacre, paysans et cuisinières
recevront un morceau de papier qu'ils serreront soigneusement
dans leurarmoire. Combien de temps leur payera-t-on des divi-
dendes? Quelques années, quelques mois peut-être. Après quoi,
les intéressés apprendront avec stupeur que les titres ont baissés ;
que de merveilleuse l'affaire est devenue au moins médiocre. Ils
sauront cela parce que l'on cessera de leur payer le dividende
d'usage, parce que le banquier ou le notaire qui ont fait faire le
placement, — si d'aventure ils n'ont déjà fait faillite ou n'ont pas
été incarcérés, —n'auront pu leur fournir que des explications
obscures. Pauvres gens I Comment auraient-ils pu juger par eux-
mêmes? S'agit-il d'un établissement métallurgique, d'une entre-
prise de tissage, de la création d'une usine électrique, du perce-
ment d'un tunnel, de l'exploitation d'une mine d'or dans un
pays plus ou moins éloigné, combien y aura-t-il eu, sur les qua-
rante millions de Français.d'hommesréellement capables d'appré-
cier les chances intrinsèques de l'entreprise ?.... dix peut-être et
il y a eu cent mille souscripteurs. La souscription signée, voilà
le cocher de fiacre devenu actionnaire et la cuisinière également.
En retour de leur action de ioo francs ils reçoivent convocation
à fin de nomination du conseil d'administration et du conseil de
surveillance. Comme il est facile de prévoir que la cuisinière ne
viendra pas de Perpignan, ni le paysan de la Rochelle dans la
ville où doit siéger l'assemblée, on a eu la précaution de leur
proposer un mandataire; et s'ils sont consciencieusement naïfs,
ils ont agi suivant ce conseil. Les faiseurs de l'entreprise ont eu
en tous cas le soin de constituer leur salle. Comme les action-
— 168 —
n'aires sont répartis sur toute la surface de la France, et s'igno-
rent, les lanceurs de Parfaire savent bien qu'aucune liste ne leur
sera opposée. Le conseil d'administration est donc confirmé dans
ses pouvoirs; après quoi tout ira, au milieu de la plus absolue
ignorance de l'immense masse des intéressés, jusqu'à la ruine
définitive et la volatilisation de l'épargne de ceux-ci.
Il y a même des procédés de simplification, le plus souvent la
société anonyme est constituée à l'avance entre quelques coquins,
— j'en demande pardon à leur titre de noblesse — avec apport
d'actions fictives, soit qu'elles aient été libérées à l'avance, soit que
des titres dépréciés les représentent. Comme figurant à une pre-
mière assemblée générale ces Messieurs ont fait venir leurs domes-
tiques. Voilà le conseil d'administration constitué ; c'est alors
qu'on fait appel aux travailleurs naïfs et au concours des ban-
quiers véreux.
VII. — Les sociétés anonymes ont parfois une autre genèse.
Sous l'action et la direction d'un homme supérieurement intelli-
gent et actif, une grande entreprise commerciale ou industrielle
s'est constituée ; mais l'âge vient qui réduit peu à peu la puis-
sance laborieuse du fondateur. Le fils ne remplacera pas le père,
il n'a pas les qualités d'un tel emploi. C'est donc la décadence en
perspective. La constitution d'une société anonyme sera une forme
de liquidation. On mettra en action cette entreprise individuelle
dont la réputation est établie. La famille du fondateur réalisera
cette réputation en espèces sonnantes ; après quoi, le conseil
d'administration de la société commencera à présider à la lente
décadence d'une entreprise qu'avait seule fondée et maintenue
jusqu'alors la supérieure activité et l'exceptionnelle intelligence
d'un propriétaire individuel.
VIII.

Comment se peut-il faire que l'institution de trompe-
rie publique qu'est le plus souvent la société anonyme ait pu se
vulgariser autant qu'elle l'a fait. L'affaire de Suez expliquerait
— i6g —
cette fortune: très étudiée, heureusement conçue, bientôt garantie,
par des conventions internationales, elle offrit un exemple inouï
de succès et amorça l'opinion en faveur des Sociétés anonymes.
En France, les compagnies de chemin de fer, soumises dans
une certaine mesure au contrôle de l'Etat et ayant une part d'in-
térêt garanti par le budget des contribuables français, les che-
mins de fer, dis-je, constituèrent, eux aussi, sous la forme de
sociétés anonymes, de fructueux placements. Il en fut de même
de celles de ces sociétés qui s'instituèrent sous le contrôle de
l'Etat, des départements ou des communes, et sous la garantie de
ceux-ci pour des entreprises d'intérêt général. Encore de même
en fut-il de telles sociétés à qui la faveur du prince fit une dot
magnifique : concession de mine de houille, de forêts, etc. Mais,
si l'on fait un jour une histoire sincère des sociétés anonymes, on
constatera, qu'en dehors de celles contrôlées par une autorité
publique, rares sont celles qui, fondées dans un esprit loyal, ont
été honnêtement conduites ; et cela non seulement en France
mais encore à l'étranger. Même l'exploitation des chemins de
fer, là où n'existe pas le contrôle de l'Etat, est détestable. Il faut
lire ce qu'Herbert Spencer nous conte des incroyables escroque-
ries auxquelles se livrent toutes les sociétés anonymes des che-
mins de fer anglais, escroqueries et vols constatées par enquête
parlementaire. M. Maréchal nous marque les conditions détesta-
bles dans lesquelles les sociétés anonymes instituèrent en Bel-
gique les lignes privées et les avantages scandaleux que s'étaient
réservés les administrateurs. C'était encore pis en Amérique où
le comte de Franqueville, envoyé en mission en 1876, constatait
qu'à cette date 125 compagnies de chemins de fer étaient en même
temps en état de faillite aux Etats-Unis, et présentaient un passif en
obligation seulement de 4.155.028.624 francs, plus le capital-action
totalement englouti. Hélas 1 pas n'est besoin d'aller à l'étranger
pour se rendre compte des terribles effets de la société anonyme
— i^o
sur l'épargne travailleuse. La Banque générale, le Panama, les
chemins de fer du Sud et une foule innombrable d'autres kraks
n'ont-ils pas ruinés nos campagnes pour enrichir banquiers et
financiers.
IX. — Comment n'en serait-il pas ainsi d'ailleurs, alors que
la législation des sociétés anonymes est si relâchée et le con-
trôle public, institué seulement sur les tontines, nul en ce qui
concerne les autres sociétés? L'émission incontrôlable de valeurs
au porteur pleinement autorisée est devenue de pratique presque
exclusive. Les digues du Code pénal sont, contre ce torrent,
fragiles et vite rompues. Le progrès nous menace d'ailleurs
d'emporter les dernières: l'Amérique nous donne l'exemple. Voici
ce qu'en écrit M. de Norvins :
« Les Trusteurs et faiseurs d'affaires, lanceurs de sociétés
anonymes, trouvant parfois quelques gênes dans les prescrip-
tions légales portées en vue de prémunir ou de réprimer le vol,
''escroquerie, etc., ont trouvé un complice dans un petit Etat qui
a édité une législation « suffisamment libérale » pour ne plus
gêner personne. Cet Etat est devenu incontinent leur patrie d'é-
lection. 11 s'agit de l'Etat de New-Jersey et de sa capitale minus-
cule, la cité de Trenton. Grâce à une législation spéciale favori-
sant les voleurs contre les volés, la création des Trusts a pris
un essor inouï. Lorsque vous avez envie de vendre une usine
qui ne rapporte plus rien, ou de mettre en actions une banque
fantaisiste qui n'existe encore nulle part, ou de coaliser les inté-
rêts de vendeurs afin d'accabler les consommateurs, allez dans la
cité hospitalière de Trenton. Là, en échange d'une rétribution
modeste pour l'Etat et presque minime pour ses avocats, on vous
accordera une « charte », c'est-à-dire une autorisation légale de
mettre dedans tous vos semblables. Caries maîtres tout-puissants
des Trusts y ont fait voter les lois de plus en plus libérales pour
les sociétés anonymes. C'est ainsi que ni les directeurs ni les con-
— I;I —
seils d'administration "d'aucun trust, ni d'aucune société anonyme,
ne sont responsables de la valeur de l'apport social, ni de sa
perte. Peu importe également l'augmentation démesurée des
actions privilégiées ou ordinaires. Lorsque le Directeur arrive à
faire accepter des valeurs fictives par l'Assemblée des Actionnai-
res, on ne peut plus avoir aucun recours contre sa personne ou
sa fortune. Tout récemment, les législateurs de New-Jersey ont
imaginé quelque chose de plus pratique. Les 2/5 des actionnaires
présents dans l'Assemblée peuvent voter une modification aux
statuts. Cette innovation a été faite sur la demande des fonda-
teurs de trusts, qui craignaient de ne pouvoir jamais réunir leurs
breHî<-, dispersées à travers le Monde.
^at impose cependant aux sociétés une obligation : la rési-
dence légale sur son territoire. Mais il y a des accommodements
avec le ciel. Des agences spécialement fondées à Trenton pren-
nent cette obligation légale pour leur propre compte. Ces agences
remplissent toutes les formalités, organisent des assemblées fic-
tives, et représentent les intérêts de la Société devant les pou-
voirs de Trenton. Un seul local sert souvent de siège social à
une quantité innombrable de sociétés anonymes. La « Corpora-
tion Trust Company » représente de cette sorte douze cents
sociétés anonymes diverses, au capital variant entre seize et
vingt milliards de francs. « New-Jersey Company » abrite envi-
ron sept cents sociétés, « Campden trust Company » environ sept
cent soixante-dix. La comptabilité de ces sociétés dans ces rési-
dences légales est presque nulle : très souvent un seul petit livre
est sensé renfermer le détail d'opérations se soldant par des mil-
liards ».
« Les revenus prodigieux que cette législation protectrice de
toutes sortes de vols et d'escroqueries rapporte à l'Etat de New-
Jersey, ont provoqué une sorte de concurrence parmi les autres
Etats américains désireux de se créer des sources de richesse
— 1^2
analogues. L'Etat de Delaware entr'autres s'est mis à promulguer
des lois aussi libérales que celles de New-Jersey ».
X. — Ah I j'entends les protestations de ces libéraux pour qui
la Société anonyme semble être le dernier mot du progrès éco-
nomique et social. « Que prouve, me diront-ils contre le prin-
cipe même, le scandale du Panama ou les pratiques du New-Jersey?
C'est contre le principe que vous devriez prouver ».
— Et c'est bien contre lui que j'entends le faire :
Les sociétés anonymes sont mauvaises en leur principe :
i». — En ce que leur marche logique, leur évolution, sauf le
cas où en vue de l'exécution d'un service d'intérêt général, elles
acceptent et reçoivent la garantie de la puissance publique,
aboutit fatalement, au bout d'un temps donné, à un abus de
confiance commis par les administrateurs et à la ruine des
petits actionnaires ; — a* En ce que sur la ruine de la propriété
individuelle, condition pourtant de la liberté, un régime géné-
ralisé de sociétés anonymes instituerait une effroyable servitude
de tous au profit d'une oligarchie ploutocratique.
XI. — Supposons en vue de la fondation d'une usine, de l'ex-
ploitation d'un brevet d'invention, une société anonyme consti-
tuée. Supposons ses fondateurs probes et délicats, d'ailleurs très
intelligents, très laborieux et tous très compétents. Je ne saurais
imaginer de conditions plus favorables. L'affaire ayant été bien
étudiée et n'ayant été décidée qu'après mûr examen des condi-
tions du marché et de la production, il va de soi qu'elle réus-
sira d'emblée et rapportera de beaux dividendes. Sa réputation
grandira ; ses titres hausseront. De nouvelles émissions seront
faites en vue d'accroître le champ d'action de l'entreprise dont
les titres se répartiront bientôt entre quelques gros actionnaires
et une multitude de petits : ceux-ci les ayant acquis à plus haut
cours, dans les émissions ultérieures.
L'affaire marchera ainsi très rémunératrice pendant 10 ans,
-153-
pendant 15 ans. Mais le propre de tout ce qui est humain, c'est
d'être fini et limité ; ce qu'on peut dire avec certitude de tout
ce qui est, c'est qu'il cessera d'être. En particulier, le marché
économique de nos jours va se transformant avec une rapidité
extrême. L'établissement des tarifs douaniers que tour à tour
chaque nation institue, modifie, supprime, pour les rétablir encore,
l'incessante ouverture de nouvelles voies de transport, les crises
économiques ou encore celles de guerre, telle découverte scien-
tifique qui comme celle de l'acier Bessemer enrichit telle
région, mais en ,en ruinant telle autre, la formation de grands
peuples là où n'existaient que des forêts vierges, tel fléau, rui-
nant d'un seul coup la production séricicole de l'Europe, ou
encore tout le vignoble d'une grande nation, etc, etc., voilà à quels
événements imprévus et formidables peuvent se heurter et se
heurtent fatalement un jour où l'autre toutes les branches de
l'activité industrielle chez tous les peuples. A toutes ces causes
générales s'ajoutent, pour chaque industrie, et pour chaque éta-
blissement industriel, des causes propres et locales de décadence :
l'ouverture d'une voie ferrée qui avantagera un concurrent, le
brevet, d'une invention nouvelle qui permettra à ce concur-
rent de réduire les frais de production, etc., etc. Quelque bien
menée qu'elle soit, notre entreprise anonyme n'échappera pas
indéfiniment à ces causes de mort. Nous pouvons dire avec cer-
titude qu'un jour viendra où les hommes attentifs et compétents
qui la dirigent apercevront le point noir à l'horizon. Il se peut que
telle et encore telle autre fois ils parviennent, sinon à conjurer le
danger, du moins à l'atténuer de manière que l'entreprise reste
encore viable. Mais il n'en sera pas toujours ainsi. Qu'eussent pu
faire par exemple les forges à la Catalane quand une découverte
vint renouveler de fond en comble et transporter en d'autres
lieux l'industrie sidérurgique ?
Que feront alors les administrateurs, que nous savons être d'ail-
— T:4 —
leurs honnêtes gens ? Voyant grandir à l'horizon la menace iné-
luctables, réuniront-ils l'Assemblée générale et nouveauxJérémies,
annonceront-ils les malheurs prochains? — Mais pourquoi agi-
raient-ils ainsi? Ils ne feraient que précipiter la crise, qu'accélérer
le désastre. Mais alors, ils se souviendront qu'ils ont eux-mêmes
en portefeuilles nombre de ces actions qui ^bientôt tomberont à
peu de chose ou à rien. LesSagontins s'ensevelirent sous les ruines
de leur ville : la postérité les tient pour des héros. A nos admi-
nistrateurs de la société anonyme nous avons demandé la pro-
bité non l'héroïsme. Ils ne se considéreront pas comme tenus à
ensevelir leur fortune propre sous les ruines de la société. Peu à
peu discrètement, ils liquideront leur portefeuille. Les gros
actionnaires attentifs au marché et bien renseignés, apercevront
à certains signes que l'heure est venue de liquider sur les petits,
parce que ignorants, ces actions qui vont bientôt ne rien valoir.
Et quand l'orage éclate c'est sur les cuisinières, les cochers de
fiacre et les paysans ; c'est d'eux et d'eux seuls qu'il engloutit
les épargnes.
Pendant, qu'elle était prospère, les gros actionnaires ont pris
leur part dans la prospérité de la société anonyme, mais ils savent
toujours, administrateurs en tête, laisser au petit le privilège
des liquidations désastreuses. Ainsi, la société anonyme a-t-elle
pour résultat fatal, quelles que soient la probité et l'intelligence de
ses directeurs, de prélever par coupes réglées, l'Epargne des petits
et de laisser, au contraire, intact le Capital des gros. Mais, com-
bien plus vite vont les choses lorsque la société anonyme est
dirigée par des coquins? Oh j'entends bien qu'on s'effarouche.
1

Un tel mot n'estpas de bonne compagnie. C'est pourtant dans les


meilleures compagniesque se rencontre le plus souvent lachose;
car, ne sont-ils pas des coquins, ces hommes qui vendent leur
particule ou le titre de leurs anciennes fonctions, comme appâts
à imbéciles dans les conseils d'administration. Ne sont-ils pas des
— i?o —
coquins, ces hommes qui font partie de cinq, dix, quinze, vingt
conseils d'administration, comme si un homme avait et le loisir de
se consacrer à tant d'affaires si importanteset la compétence pour
diriger des affaires si diverses! Que faudrait-il pour que la société
anonyme cessât ainsi d'aboutir en dernière analyse à une catas-
trophe pour les petits actionnaires du dernier moment ? 11 ne
faudrait rien moins que l'institution d'une sorte.d'assurance
sociale, qu'un procédé, qui, au nom de la solidarité nationale,
répartit sur tous les chances calamiteuses au moyen d'un prélè-
vement sur les chances d'enrichissement.
XII. — Passons au second reproche. Nous avons dit que sur
les ruines de la propriété individuelle, la société anonyme insti-
tuerait une immense servitude au profit d'une oligarchie plouto-
cratique. Qu'y a-t-il à cela, que les aveux des Augures ou les faits
de l'expérience ne suffisent à prouver ?
M. de Molinari, le grand pontife de l'école actionnariste, nous
déclare dans son Evolution économique du XIXe siècle, que « mal-
gré l'énorme changement que cela suppose, les jours de l'agri-
culture individuelle sont comptés». C'est, bien entendu, au pro-
fit des sociétés anonymes que ce chant funèbre de la propriété
individuelle est entonné de la même voix tranquille et avec la
même impassibilité que dans l'église marxiste où l'on n'enterre
la propriété individuelle que pour le compte du collectivisme
d'Etat. Eli bien ! collectivisme pour collectivisme, et s'il me fallait
absolument choisir, je préférerais de beaucoup celui de Marx.
L'inspiration, si elle est erronée, en est du moins généreuse et le
despotisme politique auquel il aboutirait serait moins odieux que
l'autre.
En effet, dans le collectivisme marxiste, on aboutit fatalement
à la distinction en deux classes : celle des contre-maîtres et celle
des surveillés. Dans le collectiviste actionnaliste, on aboutit à
deux autres classes : celle des administrateur., et celle des admi-
— IJ& —
nistrés, non sans le complément des contre-maîtres d'ailleurs.
Mais les différences sont très sensibles. Si dans la nation trans-
formée en un universel atelier d'Etat, nous supposons dix mil-
lions de travailleurs et que nous estimions nécessaire un contre-
maître pour dix, nous trouverons le pouvoir réparti entre un mil-
lion de mains.
Une telle tyrannie sera moins cohésive que celle des sociétés
anonymes qui, en nombre nécessairement limité, ne nécessite-
ront que quelques milliers d'administrateurs qui disposeront de
tous les moyens de production dans le pays, et par eux, de toute
la puissance politique et législative, domineront et inspireront
tous les services publics et réaliseront ainsi un pouvoir auprès
duquel celui de Tamerlan paraîtrait faible. Et ce sont ces collec-
tivistes là qui osent reprocher aux Marxistes leur dédain pour la
liberté politique! Et c'est à M. de Molinari que l'on doit les plus
virulentes philippiques contre l'Etat despote. C'est lui qui mena,
il y a quelque trente ans, au nom de la liberté contre l'Etat, cette
campagne qui troubla tant de consciences, égara tant d'esprits
sincères dont je fus d'ailleurs, j'en fais l'aveu. Comme les contre-
maîtres collectivistes, les administrateurs du régime actionna-
riste seraient nommés à l'élection. Cette circonstance serait bien
loin de me rassurer sur le caractère modéré de leur action et sur
les chances d'en corriger les excès. Nos contre-maîtres de l'Etat
marxiste s'ingénieraient simplement par un savant clientélisme
à assurer leur réélection. Mais pour ce faire, ils seraient tenus de
rester populaires puisqu'ils dépendraient d'électeurs dont ils
seraient connus et appréciés. Leur despotisme ne pourrait donc
s'exercer que sur une minorité électorale. Par essence, au con-
traire, les sociétés anonymes fondées en vue de l'exploitation
des richesses industrielles échappent à la limitation géographique
de leur champ d'action. Les élections pour leurs administrateurs
se feraient dès lors sur un territoire trop étendu pour que l'élcc-
feur connut le candidat, d'où impossibilité d'établir liste contre
liste et de déloger les hommes en place. D'ailleurs le pouvoir
•politique se centraliserait bientôt en un Conseil Général nommé
par les Administrateurs et celui-ci serait l'Etat dont les sous-
officiers seront toujours les contre-maîtres dans les ateliers -
actionnaristes non moins que dans les ateliers d'Etat. Mais ces
contre-maîtres nommés parle pouvoir auront en plus la morgue
et l'irresponsabilité des gens que la fonction protège contre les
rancunes. Dans le régime collectiviste amendé que M.Jules Guesde
a dû finir par accepter, les syndicats existent, ainsi que les
communes et ainsi également que la représentation nationale élue
au suffrage universel. Il y aurait là, tout compte fait, un certain
contre-poids, propre à protéger, non la minorité électorale contre
la petite tyrannie quotidienne des contre-maîtres, mais du moins
la liberté civile de tous les citoyens.
Quel est au contraire le rêve des actionnaristes, l'idéal que
M. de Molinari a osé formuler, c'est la suppression de l'Etat ;
non certes au profit de la liberté illimitée comme les anarchistes
le croient possible, mais au profit d'un privilège exclusif de
puissance sociale pour les propriétaires. Pourquoi, a insinué
M. de Molinari, les propriétaires ne se chargeraient-ils pas de la
police et de la justice ? Se fédérant ils organiseraient celle-ci et
par l'action commune des gardes forestiers assureraient celle-là.
Observez-bien, s'il vous plaît, que M. de Molinari qui nie la pro-
priété individuelle et qui place toutes les propriétés anonymes
sous la gestion de quelques administrateurs, ne peut parler que
de ceux-ci comme organisateurs de justice et de police. Ah ! l'ad-
mirable conception, et combien simple ! Comme je vois bien
qu'en un tel régime le petit au moindre méfait sera maté. Mais
où sera le gendarme qui arrêtera l'administrateur, si, d'aven-
ture, il viole la fille du pauvre, où sera le juge d'instruction qui
instruira son procès?
la
— i^8 —
XIII. — Approfondi, le régime actionnariste inspire l'horreur.
Mais, ce n'est pas à dire que l'association anonyme doive être
absolument interdite. Elle a au contraire sa place dans une orga-
nisation sociale perfectionnée, et nous entrevoyons déjà sous
quelles conditions elle peut devenir pratique, honnête et utile.
XIV. — Constatons seulement en finissant ce chapitre que la
société anonyme ne constitue la propriété individuelle qu'aux
mains de ceux qui, actionnaires importants, ont d'autre part la
gestion directe et personnelle de l'intérêt collectif. Ce n'est qu'une
fiction de juriste, qui considère comme co-propriétaires tous les
sociétaires d'une société anonyme. Propriétaires, il est faux que
la cuisinière et le cocher de fiacre le soient. La propriété ne naît
réellement que du contact intime entre la chose appropriée et le
proprietaire.de la possession matériellement et personnellement
jouie. Combien une société anonyme compte-t-elle de proprié-
taires véritables ? Nul ne peut le savoir; mais le nombre en est
restreint et généralement ne dépasse guère celui des administra-
teurs. Quant aux autres, ils n'ont en poche qu'un morceau de
papier, une ombre de propriété. Leur nombre prouve seulement
combien l'appât des gros dividendes a prise sur les simples. Dans
la pratique actuelle, l'institution et le fonctionnement des socié-
tés anonymes ne représentent presque toujours qu'une exploita-
tion de la crédulité publique.
CHAPITRE X

LA PROPRIÉTÉ ÉTUDIÉE DANS SES


DÉTENTEURS (suite).

I. —
IDÉE DE LA PROPRIÉTÉ.
— ELLE EST INDIVIDUELLE OU ELLE N'EST
PAS. — INDIVIDUALISÉE DANS SON DÉTENTEUR ; INDIVIDUALISÉE EN
ELLE-MÊME. II. LE MONDE MORAL EST RÉGI PAR DES LOIS QUI SE

NEUTRALISENT. RECHERCHER L'ÉQUILIBRE, C'EST RECHERCHER LEUR
CONCILIATION. LES DEUX CONTRADICTIONS : LA LIBERTÉ ENGEN-

DRE LE CAPITALISME,NÉGATION DE LA LIBERTÉ. LE TRAVAILLEUR LIBRE
SE SÉPARANT DE SA PROPRIÉTÉ PERD SUR CELLE-CI LE DROIT QUE
DONNE LE TRAVAIL J S'IL NE PEUT S'EN SÉPARER PERD SA LIBERTÉ.

III. LA CONTRADICTION DE LA SÉPARATION ENTRE LE TRAVAIL-
LEUR ET SA PROPRIÉTÉ SOLUTIONNÉE PAR L'INSTITUTION DE LA MON-
NAIE ET DES CONTRATS. — LÉGITIMITÉ DE LA MONNAIE ET DES CON-
TRATS. — LE PROPRIÉTAIRE PEUT VENDRE LA PROPRIÉTÉ DOMAINE
QUE LA SOCIÉTÉ N'A PAS A OFFRIR AU TRAVAILLEUR. —IL PEUT VEN-
DRE EN PROPRIÉTÉ EXCLUSIVE L'OUTIL DONT LA SOCIÉTÉ N'OFFRE AU
PROLÉTAIRE QUE LE DROIT DE DISPOSER DANS LES LIMITES DU RÈGLE-
MENT SOCIAL. — IV. FORMULE DELÀ SOLUTION DE LA DEUXIÈME
CONTRADICTION.
V. — Lois DE CONCENTRATION DES CAPITAUX. LA CONCENTRATION
DES PROPRIÉTÉS D'APRÈS MARX. — VI. DÉFINITIONS PRÉALABLES :
PROPRIÉTÉ NORMALE, INSUFFISANTE, EXCESSIVE.
— L'ÉVOLUTION
ACTUELLE DE LA PROPRIÉTÉ AGRICOLE. — INDUSTRIELLE. — COM-
MERCIALE. — VII. L'ÉVOLUTION ACTUELLE NE PROUVE QUE POUR LE
PRÉSENT.
— LA SUPPRESSION DE LA PETITE PROPRIÉTÉ EN ANGLE-
TERRE. — VIII. LES DÉTRACTEURS DE LA PETITE PROPRIÉTÉ. — LE
— i8o —
RÉQUISITOIRE D'ARTHUR YOUNG.
— AUTRES ARGUMENTS COLLEC-
TIVISTES CONTRB LA PETITE EXPLOITATION. — IX. CLASSEMENT DE
CES ARGUMENTS. — LEUR RÉFUTATION — X. AVANTAGES INHÉRENTS
A LA PETITE PROPRIÉTÉ, ET CAUSES DE RUINE DE LA GRANDE. — LE
TRIOMPHE DÉFINITIF DE LA PETITE PROPRIÉTÉ PARAIT CERTAIN. —XI.
THÉORIE TRANSACTIONNELLE : PETITE ET GRANDE PROPRIÉTÉ RES-
PECTIVEMENT UTJLES. RÔLE DE LA GRANDE PROPRIÉTÉ DANS LA

LUTTE CONTRE LE PHYLLOXERA. — L'ETAT ET LES SYNDICATS
FERONT MIEUX. — XII. L'ARGUMENT COLLECTIVISTE DE L'INDUS-
TRIALISATION DE LA PROPRIÉTÉ AGRICOLE. ANALYSE DE L'ARGU-

MENT : SON INANITÉ. — XIII. CONCLUSION.

1.

Les études sociologiques offrent toutes ce caractère que
l'auteur, quelques soins qu'il mette à l'éviter, est obligé de reve-
nir incessamment sur certaines distinctions ou sur certains prin-
cipes. Au point où nous en sommes, tandis que nous allons étu-
dier les modes de détention des biens, rappelons ce qu'est la
Propriété.
La Propriété est la conséqucnce# socialement sanctionnée de cet
instinct qui pousse impérieusement l'homme à assurer la sécu-
rité de sa vie et le libre développement de ses forces et facultés,
parla possession exclusive, constante et certaine des objets exté-
rieurs qui lui paraissent nécessaires à ses fins. Par définition
même, il apparaît que là où il n'y a point conscience personnelle,
il n'y a et il ne saurait y avoir de propriété. H ne saurait y en
avoir d'abord parce qu'elle n'aurait point d'instinct qui en expli-
quât l'origine, parce qu'il n'y aurait pas de fin qui en justi-
fiât l'existence. Pour que la propriété soit légitime et logique
il faut qu'il y ait ; un -instinct individuel, une conscience qui,
reconnaissant la légitimité de cet instinct chez tous les autres
hommes comme conséquence de l'égalité de la nature humaine
élève du même coup cet instinct à la hauteur d'un droit ;
enfin un effort qui mette à la face de tous, le sceau d'une
— 181 —
individualité donnée sur l'objet nécessaire, attestant par le sacri-
fice même, que l'effort comporte, que l'objet a été approprié
non par caprice, mais par besoin, c'est-à-dire par droit.
On comprend dès lors que toute Propriété est nécessairement
individuelle, et que là où la détention des biens ne s'individualise,
pas, il n'y a pas, il ne peut pas y avoir de propriété.
Quels sont les caractères de cette individualisation nécessaire?
Jaurès nous les définissait lui-même dans le chapitre précédent :
c'est le contact direct entre la propriété et le propriétaire. C'est
surtout l'action de celui-ci sur celle-là. Instituée en vue du déve-
loppement des forces et facultés, c'est-à-dire en vue de l'activité,
la propriété doit être pour cette activité l'occasion du travail. Le
sentiment de la propriété et son droit même, s'affaiblissent à
mesure que s'affaiblit l'effort d'activité, le travail qu'elle suscite.
11 faut donc que la propriété soit source et théâtre de travail indi-

viduel. Il faut que son champ ne soit pas tellement étendu que
l'activité individuelle s'y perde et ne retrouve point son oeuvre
car c'est dans la constatation de cette oeuvre de travail sur sa pro-
priété que se complaît le travailleur ; c'est en cette constatation
qu'il trouve la manifestation tangible de son droit, qu'il puise le
sentiment de sa sécurité, de sa liberté et de sa dignité, qu'il
recherche cette jouissance morale et ce réconfort que la propriété
seule procure à l'âme du travailleur.
11 faut donc que la propriété soit celle d'un individu parmi les

hommes, et il faut en outre qu'elle soit elle-même individualisée


parmi les autres propriétés et suffisamment identifiée, afin que l'in-
dividu puisse la reconnaître et prendre contact avec elle, quand
il lui plaît, par le travail. Or, ce sentiment de la propriété est
éternel. 11 existe chez tous les hommes, nous l'avons déjà vu par
le seul fait qu'ils sont hommes. « C'est le cri de la nature», disait
Voltaire ; Proudhon constate d'autre part cette appétence de tous
les hommes à la propriété. De nombreux auteurs collectivistes
— i8a —
font le même aveu. Lasalle Vandervuelde, Emile de Laveleye
notamment et le pur communiste Anton. Mengcr proclame à son
tour, par singulière contradiction avec son système, le caractère
absolu et inhérent à la nature de l'Idée de Propriété. Mais, ô
inconséquents philosophes ! il n'y a point l'Idée de Propriété, si
conformément à l'étymologîe même du mot, cette propriété n'est
pas propre, propre c'est-à-dire spéciale quanta elle-même et dans
son identité, spéciale quant à son détenteur et dans le droit exclu-
sif de celui-ci. Donc, qui dit propriété, dit propriété individuelle
ou prononce un mot vide de sens et contradictoire à lui-même.
Donc il n'y a pas, il ne peut y avoir de propriété collective.
li. — Ce côté de la question propriété n'est pas le seul que nous
ayons à aborder. Il en est un autre, assez délicat, que nous
n'avons pas eu l'occasion de préciser jusqu'ici :
De même que le monde physique repose tout entier sur l'exis-
tence de deux forces, l'une centripète et l'autre centrifuge qui se
contrarient, et, par cela même qu'elles se contrarient, créent
l'admirable équilibre de la gravitation ; de même, le monde morat
s'institue sur la liberté de l'individu d'un côté, sur le droit de
chacun et de tous de l'autre. La liberté de l'un limite le droit de
tous, comme le droit de l'un limite le droit de l'autre. L'équilibre
entre les libertés et les droits constitue l'état de Justice.
11
y a donc en tout une perpétuelle antithèse, une immanente
contradiction de laquelle il faut seulement conclure qu'il y a un
équilibre à réaliser, une formule de conciliation à trouver. Or,
cet équilibre il faut le chercher, non dans l'ordre théorique, mais
dans l'ordre appliqué, non dans un monde d'idées abstraites, phi-
losophiquement conçues, comme les nombres dans l'Algèbre,
mais, dans les sensations vécues par les hommes, dans les réa-
lités de la conscience humaine où s'agitent les douleurs et les
joies..Faire en ces matières de la pure logique est folie et pré-
somption : quiconque l'a essayé a abouti à l'absurde. A la logi-
i8.**
— —
que, il faut Substituer ce que l'école Ecossaise appelait le bcn sens,
c'est-à-dire les enseignements de la pratique universelle, con-
trôlés et mentionnés par la conscience de chacun.
Nous avons vu que la propriété avait la liberté pour fin ; pour-
tant quand elle dégénère en Capitalisme ellea pour résultat la ser-
vitude. De même a-t-elle pour autre fin le travail et il se peut
cependant que de par la nature des choses, elle se sépare du tra-
vailleur et le condamne à l'impuissance oisive.
III.
— Les institutions sociales n'ont pas jusqu'ici solutionné
la contradiction du Capitalisme dans la société ; elles ont, au con-
traire, solutionne celles de la séparation de la propriété d'avec le
travailleur par l'institution de la propriété représentative et par
celle du droit do créance.
Au milieu de mille, faisons deux hypothèses qui préciseront
notre pensée. Un propriétaire cultivateur arrive à l'âge où le bras
est lassé, son enfant n'est pas encore à celui où le bras est assez
fort. Que deviendra le champ? Restera-t-il en friche entre un
vieillard et un enfant. Mais de quoi vivront l'un et l'autre ; et
d'ailleurs la ville voisine n'attend-elle pas le blé que le champ
eût produit ?
Le tisserand vivait heureux et faisait vivre les siens dans l'ate-
lier familial. Un devoir impérieux, la maladie d'un enfant ou d'un
père, par exemple, ou encore la nécessité de rétablir sous un
autre climat, sa santé ébranlée, l'ont éloigné de l'atelier. De quoi
vivra-t-il, si l'atelier abandonné par lui reste inutilisé et 'd'ail-
leurs, la ville voisine n'attend-elle pas le drap qui se tissait là
chaque année.
Oh ! je sais bien que quelques naïfs, dont beaucoup se refu-
sent à croire à la toute puissante Sagesse et à la toute universelle
vigilance d'un Dieu, n'hésitent pas à admettre la toute puissante
Sagesse et la toute universelle vigilance d'un Etat. Ces illusions
sont du pur mysticisme, car c'est supposera l'Etat les attributs
— i8', —
mêmes d'un Dieu, c'est-à-dire croire au surnaturel. Circonstance
aggravante, c'est en outre un comble d'illogisme car l'Etat est né
des hommes et n'agit, et n'évolue que dans le domaine du Fini,
du Limité, de l'Imparfait.
Au surplus, charger l'Etat de reprendre la propriété du culti-
vateur, l'atelier du tisserand et de parer ensuite aux besoins du
travailleur absent, ce n'est pas seulement proposer une solution
impraticable en fait, c'est encore, où subordonnir l'Etat au
caprice de quiconque aura envie de voyager, ou donnera l'Etat
le droit d'apprécier les droits et les mobiles de l'absence, c'est-
à-dire de substituer l'inquisition de l'Etat à la liberté de l'indi-
vidu.
La pratique des hommes a de tous temps résolu le problème
d'une part par l'invention de la monnaie, d'autre part par l'insti-
tution des contrats d'échange de location, d'usufruit, etc. La mon-
naie, n'est autre chose que la Valeur de la propriété placée, à
suitede vente, sous une forme transportable et qui permettra au
travailleur, dès qu'il se retrouvera dans les conditions d'aptitude
au travail, de reconstituer entre ses mains l'outil de ce travail.
L'échange, la location, le fermage, sont des procédés qui per-
mettent de se séparer quand on le désire et sans dommage de sa
propriété, d'employer ailleurs son activité sans avoir à redouter,
sauf les conditions au contrat même, dans la gestion de cette pro-
priété l'intervention de personne, pas même de l'Etat, c'est-à-dire
en sauvegardant pleinement sa liberté.
Et pourquoi interdirait-on à l'individu de disposer ainsi libre-
ment de ses biens, c'est-à-dire de ces objets que, obéissant à un
instinct supérieur de sa nature, ila incorporés en les imprégnant
de son travail, à sa propre personnalité?Craint-on que ce proprié-
taire ne trompe celui avec qui il contracte, sur la valeur de l'ob-
jet du contrat? Mais,, nous avons vu que pour être valide et
reconnu tel par l'ordre public, il faut qu'un contrat se poursuive
— i85 —
entre personnes libres et conscientes, c'est-à-dire en dehors de
toutes chances appréciables d'erreur. Craint-on que le contrac-
tant-propriétaire ne réalise un profit en se substituant, moyennant
lucre, à l'action de la société dont le devoir est de procurer gra-
tuitement à tous l'outil du travail? Mais comment en pourra-t-il
être ainsi dans une société qui remplirait son devoir, c'est-à-dire
qui saurait, par une judicieuse organisation des choses, assu-
rer gratuitement à tous les travailleurs l'outil du travail ? Com-
ment admettre qu'un travailleur irait rechercher à titre onéreux
l'outil de travail qu'il aurait pu obtenir de la société à titre gra-
tuit? On ne saurait concevoir alors, me répondra-t-on, l'utilité
qu'aura le propriétaire à contracter, car que lui demandera-t-cnà
prendre en location? La propriété parce que outil? Inutile, puis-
que nous supposons que la Société fournit par ailleurs gratuite-
ment l'outil du travail? — Ce qu'il louera, fort légitimement, ce
sera d'abord ia Propriété-domaine. On sait, en effet, que la pro-
priété peut comporter et comporte le plus souvent deux éléments
distincts l'outil et le domaine. Si la société a le devoir de mettre
la propriété outil à la disposition du travailleur, c'est à celui-ci
sur les fruits de son travail à acquérir la propriété-domaine.
L'ayant acquise il en pourra disposer comme il l'entendra avec
les autres hommes libres et conscients, la changer contre cette
autre propriété représentative qu'on appelle la monnaie ou subor-
donner sa jouissance au paiement d'un loyer ou d'un fermage.
11 faut même considérer
que l'outil, mis à la disposition du
travailleur par la société, ne lui est pas remis à titre de propriété :
la nature même des choses l'interdit, car le plus souvent l'outil
devra servir à plusieurs travailleurs en même temps. Si le tra-
vailleur veut, sur les fruits de son travail, acquérir la propriété
exclusive de l'outil, il lui est loisible d'agir ainsi ; son travail
cessera dès lors d'être conditionné par les convenances sociales,
d'être subordonné aux règlements de l'atelier social ; il y aura, là
— i86 —
encore, un élément de valeur susceptible d'être l'objet d'un contrat.
Remarquons bien, en tous cas, carie point est essentiel à la cause
même de la justice, que la négociation entre les hommes libres
et conscients de la propriété-domaine et même de la propriété
outil, sera sans danger pour le droit et représentera seulement
l'exercice normal delà liberté et de l'activité humaines pourvu que
la société protectrice-née des non-libres, c'est-à-dire des prolétaires,
offre constamment à ceux-ci, en face même et en concurrence des
offres de l'épargne propriétaire, l'outil social et par lui, l'occasion
d'un travail assez rémunérateur pour assurer non seulement un
minimum d'existence, mais, encore des chances d'épargne propres
à faire obtenir par la persévérance dans le travail et la conduite,
la propriété de l'outil et la propriété-domaine.
Observons que cette conception de la propriété n'a pas seule-
ment d'ailleurs pour résultat d'expliquer et de justifier la prati-
que universelle des hommes, qui en tous temps et en tous lieux
ont connu les contrats ei qui, dans toute l'étendue des temps
historiques ont connu la monnaie. La propriété et le travail,
s'ils avaient été matériellement et nécessairement rivés l'un à
l'autre dans toutes les circonstances de la vie, eussent été bien
souvent un obstacle à la Liberté que nous avons vu, cependant,
être une condition nécessaire du Travail, et la fin qui seule peut
justifier la propriété. Grâce à la monnaie et aux contrats, la
liberté de l'homme dans le travail a donc pu se concilier en toute
circonstance avec la propriété.

IV.— De même entrevoit-on dès maintenant la solution de la


deuxième contradiction, celle qui montre le Capitalisme s'engen-
drant fatalement dans un régime de liberté, c'est-à-dire la pro-
priété quand elle est laisséelibre, aboutissant à un attentat, contre la
liberté. La mise.gratuiteà la disposition de tous les travailleurs de
l'outil du travail, sera la formule de la conciliation définitive
— 187 —
entre le travail et la propriété, la deuxième garantie d'équilibre
social.
V. — L'ordre défaits que nous avons à aborder maintenant a
trait à la répartition de la propriété individuelle. 11 est tout à
fait important de savoir ce qu'il faut penser d'une loi formulée
par Marx suivant laquelle les biens iraient se concentrant dans
un nombre de mains de moins en moins grand. La petite pro-
priété du travailleur autonome disparaîtrait de plus en plus, sui-
vant le philosophe allemand au profit de la propriété capitaliste.
Cette évolution serait fatale, inconjurable, et comme le despo-
tisme organisé par cette petite oligarchie de possédants serait
intolérable, comme l'armée du prolétariat, irait chaque jour se
grossissant de nouveaux expropriés, un jour prochain viendrait
où la formidable poussée de ce prolétariat démesuré jetterait au
fossé les Capitalistes aussi peu nombreux qu'énormes. A leur
tour, ceux-ci seraient expropriés pour le compte de la société.
Un régime dans lequel tous les moyens de la production seraient
socialement exploités se substituerait au régime capitaliste.
On voit les étapes. A l'heure actuelle, la propriété individuelle
domine, ici capitalistes, là, non capitalistes et demeurant encore
dans la main du travailleur autonome. Partant de ce point, Marx
annonce une première étape dans laquelle la propriété des travail-
leurs autonomes aura disparu. Tous se seront engloutis dans le
prolétariat. A une deuxième étape, il ne restera plus, les capita-
listes s'étant fait les uns aux autres une concurrence meurtrière,
qu'un petit nombre de possédants qui se répartiront entre eux
la totalité des richesses. En face de ce petit nombre de possédants,
le prolétariat accru de tous les expropriés prendra définitivement
conscience de sa force et secouant le joug jettera à bas le Capita-
lisme et expropriera ses biens pour le compte de la société.
Toute la doctrine Marxiste pivote, et comme tactique et comme
théorie, autour de cette Loi de la Concentration des capitaux ; et
— 188 —
cette loi elle-même Marx entend la démontrer par l'évolution des
faits économiques.
Nous ne ferons qu'indiquer ici notre conclusion renvoyant le
lecteur pour démonstrations et chiffres à notre Etude parue dans
le numéro du loaoût 1904 de la Revue politique et parlementaire.
Mais d'abord quelques définitions sont à donner.
VI. —On parle sou vent de petite, moyenne et grande propriété.
Ce sont là expressions vagues et imprécises qui scientifiquement
ne sauraient être acceptées. Les morcellistes distinguent la pro-
priété Normale, au-dessous la propriété Insuffisante, au-dessus
la propriété Excessive. La propriété est normale quand elle suffit à
l'emploi de toute la force-travail du travailleur et des siens ; qu'elle
n'exige aucun travail étranger; qu'enfin elle suffit à l'entretien
du travailleur et de sa famille dans des conditions compatibles
avec la dignité humaine et l'hygiène. Elle est insuffisante lorsque
son étendue ou sa quantité ne suffisent pas à l'emploi de toute la
force-travail, du travailleur et des siens. Elle est excessive lors-
que en raison de son étendue ou de sa quantité, elle exige en sus
de la main-d'oeuvre du propriétaire et des siens celle d'étrangers
mercenaires, à peine d'être insuffisamment exploitée.
On voit que la Propriété Normale ne saurait avoir une étendue
fixe, elle varie suivant la puissance de travail de son détenteur ;
elle se mesure à l'activité du détenteur. Cette même propriété, si
elle passe en des mains nouvelles, risquera fort d'être insuffisante
ou encore excessive suivant que le nouveau propriétaire sera
d'une activité supérieure ou d'une activité inférieure à l'ancien.
Ceci étant expliqué, nous pouvons dire que l'évolution économi-
que de notre époque marque une tendance très nette de la pro-
priété vers le type normal dans le monde agricole. Les propriétés
rurales insuffisantes paraissent diminuer en nombre et en éten-
due. Les propriétés rurales d'étendue excessive diminuent très
- i89 —
certainement et en étendue et en nombre. La loi de Marx reçoit
ici le formel démenti des faits.
Dans le monde industriel, il est impossible de savoir exacte-
ment ce qui se passe. Si on le demande à la statistique, celle-ci
constate soit en Belgique, soit en Allemagne, soit en France, une
certaine diminution des chefs d'industrie, constatation dont les
Marxistes triomphent. Mais les économistes se hâtent d'objecter
que les sociétés anonymes dont le nombre s'accroît chaque jour,
ne comptent chacune que pour un propriétaire dans la statisti-
que, alors qu'il y a, ils le disent du moins, autant de propriétai-
res que d'actionnaires. Les morcellistes séparent les deux adver-
saires en déclarant la question inélucidable. En effet, les écono-
mistes ont tort de supposer avec les juristes qu'il y a dans
une société anonyme autant de co-propriétaires que d'actionnai-
res : ce qui fait le propriétaire c'est le contact avec la propriété.
La coupure d'action que la cuisinière a sur telle entreprise n'est
pas une propriété véritable. Mais les collectivistes ont tort de leur
côté de ne voir qu'un seul propriétaire, là où dix actionnaires-
administrateurs mériteront certainement le titre de propriétaire
en même temps peut-être que quelques autres actionnaires, qui
sans être administrateurs participeront effectivement à la gestion
par le contrôle qu'ils exerceront sur la direction et par le con-
cours qu'ils lui prêteront.
Si une statistique exacte des propriétaires anonymes pouvait
être établie, on verrait, oui ou non. si la propriété industrielle se
concentre. Quant à la propriété commerciale, elle suit une mar_
che bizarre : tandis que les grands magasins semblent 'effective-
ment concentrer entre leur main une portion de plus en plus
grande de capitaux commerciaux, le nombre des petits com-
merçants faméliques va se multipliant. Ce n'est pas la loi de
Marx quoi qu'il apparaisse bien tout de même que c'est encore
de la concentration capitaliste. En tous cas, ce qui semble acquis,
— 19° —
c'est que en industrie le nombre des propriétés de travailleurs
autonomes, le nombre des ateliers familliaux diminue, tandis
qu'il s'accroît en agriculture. 11 y a même toute raison de suppo-
ser qu'il s'accroît plus vite ici qu'il ne diminue là, de sorte que,
si pour saluer l'avènement du Collectivisme on attend l'heure
prédite par Marx, où la concentration des capitaux sera un fait
achevé, on attendra des siècles et des siècles et peut-être même
la prophétie se trouvera-t-elle éternellementerronée.
Si, en présence de cette attente pour le moins indéfinie, les col-
lectivistes changent de tactique et brusquant le mouvement,
prétendent imposer leur théorie par la force, on va alors à un heurt
social formidable, car les millions de tenants de la petite propriété
n'entendront certainement passe rallier à une doctrine qui nierait
leurs droits. Qu'on y prenne donc garde : la doctrine de Marx
apparaissait comme ayant une base scientifique parce qu'elle
.apparaissait comme se basant sur les faits. Mais ceux-ci avaient
été mal observés. Leur évolution se révèle orientée vers un tout
autre sens. Dès lors, la doctrine de Marx, au lieu d'être appuyée
par les faits, est condamnée par eux. Il faut donc qu'elle évolue.
S'obstiner dans la rigidité de ces formules et la foi en ses prophé-
ties serait puéril. Les socialistes sont aujourd'hui trop avisés et
ont l'esprit trop scientifique pour s'obstiner contre les faits.
Pour ceux qui n'auront pas le loisir de s'en référer à l'étude de
la Revue politique et parlementaire, qu'il me suffise de dire en
résumé : i° Que la diminution du nombre des cotes foncières s'ex-
plique et au delà par l'affaiblissement de la natalité française. Elle
permet de croire que la propriété se pulvérise moins que par le
passé, mais nullement que la proportion des grands propriétaires
s'accroît dans l'ensemble ; 2° Qye le témoignage très formel et très
autorisé des cotes foncières constate que le nombre des cotes de
la très grande propriété diminue notablement, tandis queles cotes
de la petite et de la petite-moyenne propi iété s'accroissent ; y La
— 191 —
diminution du nombre des très hautes cotes permet de supposer
la diminution en étendue de la très grande propriété, aussi logi-
quement que la seule diminution du nombre des grands proprié-
taires ; On sait d'autre part qu'en Angleterre la constitution de
la petite propriété rurale est un fait indéniable ; qu'en Allemagne
les socialistes Sombart et Kautky, reconnaissent que la petite
propriété se maintient partout et même grandit en certaines
régions; Qu'en Belgique la petite propriété paraît se mainte-
nir ; Qu'en France, le document duquel paraissait résulter, en
sens opposé à l'indication des cotes foncières, que la grande pro-
priété s'étendait, la statistique agricole décennale de 1892 est
un tissu d'erreurs et a été en particulier convaincue de fausseté
sur le point qui nous occupe ; qu'un aveu formel résulte même
d'une lettre ministérielle du 19 janvier 1904 ; Qu'enfin les
enquêtes locales auxquelles il a pu être procédé confirment en
France la donnée des cotes foncières et attestent l'effondrement
de la grande propriété au profit de la propriété non très petite,
mais petite et moyenne.
Vil. — Mais parce que l'évolution vers la petite propriété sem-
ble aujourd'hu' manifeste, en résulte-t-il qu'elle durera assez
pour aboutir au triomphe définitif et exclusifde la petite propriété?
Dans le sens de la négative, on peut objecter avec force qu'au
commencement du XVIII' siècle, la petite propriété rurale en Angle-
terre était aussi forte qu'elle l'est aujourd'hui chez nous ; or, 75 ans
après, elle avait absolument cessé d'exister. Cette période 1740 à
i8i5avait suffi àla Gentry, classe desgrands]propriétaires fonciers
qui s'étaient substitués à l'ancienne noblesse, pour réduire, puis
supprimer et anéantir la Yeomanry, classe des petits propriétai-
res. Cet anéantissement d'une classe s'était naturellement accom-
pagné d'une universelle expropriation de la petite propriété qui
disparut absolument du sol de l'Angleterre. Elle n'y a reparu que
depuis quelques années et n'y occupe encore qu'une portion
— 102 —
très faible du territoire. Maîtresse du pouvoir politique par la
mainmise qu'elle avait su obtenir sur le pouvoir royal, et l'in-
fluence exclusive qu'elle exerçait sur le Parlement, la Gentry
était devenue toute puissante. Cette toute-puissance elle l'appli-
qua avec une habileté abominable et au moyen d. loi* tantôt
hypocrites, tantôt cyniques, et toujours féroces, à l'expropria-
tion universelle du sol à son profit. Un million et demi de petits
propriétaires et de petits fermiers tombèrent avec leur famille,
en 75 ans, dans le prolétariat. Beaucoup s'expatrièrent et fuirent
en Amérique. Le sort condamna le plus grand nombre aux
mines ou aux ateliers de la grande industrie, qui exploitant
cette masse de bras que lui offrait la misère publique, prit l'es-
sor qui a fondé la suprématie actuelle de l'Angleterre.
On voit que les lois politiques ont la plus grande influence
sur l'évolution de la propriété foncière. Les phénomènes d'évo-
lution ne sont donc point par eux-mêmes probants pour l'avenir.
De ce que la grande propriété diminue actuellement en France il
ne s'en suit pas que demain un phénomène inverse ne se pro-
duira pas.
11 est vrai, et l'argument
a d'autant plus de force que, à l'épo-
que où Marx annonçait (1850; la chute prochaine de la petite
propriété même rurale, les faits lui donnaient raison, ainsi que
le prouve l'examen des cotes foncières de l'époque. Etudions
donc en elle-même la question, du moins dans ses grandes lignes,
en faisant abstraction des chiffres actuels de la statistique.
VIII. —Collectivistes, Economistes et Agronomistes—j'appelle
ainsi ceux que l'Enseignement plus ou moins officiel des écoles
d'agriculture et de l'Institut agronomique a persuadés qu'il n'y
avait d'agriculture progressive que sur et par la grande propriété
— ont à l'envi affirmé la supériorité technique de la
grande
exploitation sur la petite, et par cela même, l'infériorité économi-
que irrémédiable de la petite propriété rurale. C'est à. Quesnay
- 193 —

que remonte, croyons-rous, la première affirmation en ce sens,


mais ce fut Arthur Young qui formula l'opinion avec le plus
d'éclat. Voici son réquisitoire contre la petite exploitation.
« Je commence par assurer le public, avec confiance que je n'ai
jamais vu un seul exemple de bonne agriculture dans une petite
ferme, excepté dans les sols les plus fertiles, comme la Flandre,
les plaines d'Alsace et les rives de la Garonne. J'observerai d'ail-
leurs que toutes les fois qu'il se trouve une mauvaise gestion
dans ces riches et fertiles contrées, c'est toujours dans les petites
fermes qu'elle arrive.
« Il n'y a rien d'étonnant que les petites fermes soient mal cul-
tivées, je veux dire celles au-dessous de cent arpents (de 34 ares
environ) et même depuis cent jusqu'à deux cents. Les propor-
tions entre les ustensiles nécessaires et le travail et la terre, choses
très intelligibles aux gens de l'art, sont défavorables dans de
pareilles fermes. Le fermier est pauvre ; aucun cultivateur n'est
en état de faire les efforts qu'exige la bonne agriculture, et il faut
nécessairement que sa pauvreté soit proportionnée à la petitesse
de sa ferme. Les bénéfices d'une grande ferme soutiennent le cul-
tivateur et sa famille et laissent un surplus qui peut servir à des
améliorations. Le dernier est proportionnellement destiné à entre-
tenir plus de chevaux que le premier, ce qui absorbe une plus
grande partie des profits. La division du travail, qui, dans toutes
les branches d'industrie donne de la célérité et des connaissances,
ne saurait, à la vérité, avoir lieu dans les plus grandes fermes au
point où on la voit dans les manufactures ; mais dans les petites
fermes, elle est tout à fait impossible. Le même homme fait tour
à tour tous les travaux de la ferme. Dans les fermes plus grandes
il y a des laboureurs, des batteurs, des faiseurs de haies, des ber-
gers, des vachers, des bouviers, des porchers, des brûleurs de
chaux, des gens pour dessécher et d'autres chargés des arrose-
ments. Cette circonstance est très importante et prouve que tous
i3
— 194 —
Jes travaux doivent être mieux exécutés dans une grande ferme
ou bien le travail qu'elle exige en absorbe les bénéfices.
« On a souvent allégué que les petites fermes étaient des pépi-
nières dépopulation. Cela est vrai sous différents rapports, mais
elles sont souvent pernicieuses en proportion, car elles sont abon-
dantes en misère et engendrent une multitude de bouches sans
fournir le moyen de les nourrir. L'Angleterre a fait plus de pro-
grèsdans l'agriculture qu'aucun autre pays de l'Europe; et ce sont
les grandes fermes qui ont tout fait; tellement qu'Userait impos-
sible de trouver une amélioration :n portante dans une petite.
Nous avons perfectionné en Angleterre l'?rt d'enclore, de mar-
ner, de fumer, en un mot d'engraisser les terres de toutes les
manières. Nous avons fait de grands progrès dans les arrose-
ments, et nous aurions peut-être égalé la Lombardie, si la liberté
du peuple avait permis de violer aussi aisément les propriétés
des particuliers. Nous avons porté l'art d'élever les bestiaux et les
moutons à un plus haut degré de perfections qu'aucun autre pays
du monde. Nous avons dans nos cantons les mieux gérés, banni
l'usage des jachères, et ce qui fait la grande gloire de notre îie, c'est
que l'on trouve les meilleurs cultures sur les plus pauvres sols.
Que les avocats des petites fermes me disent où est le petit fer-
mier capable de couvrir, toute sa terre de marne, à raison de
cent ou de cent cinquante tonneaux par acre ; de dessécher toutes
ses terres à raison de deux ou trois louis par acre, de payer un
grand prix pour les immondices des villes et de les transporter à
dix lieues par terre, d'inonder ses prairies en faisant une dépense
de cinq louis par acre; de payer mille louis pour avoir un bélier
pendant une seule saison, afin d'améliorer la race de ses mou-
tons, de donner vingt-cinq louis par vache pour les faire cou-
vrir par un beau taureau, d'envoyer chercher de nouveaux
instruments d'un bout du royaume à l'autre et de faire venir des
hommes spéciaux pour en faire usage, de payer du monde pour
— 1CJ0 —
résider dans des provinces éloignées afin d'apprendre les choses
qu'il veut introduire dans sa ferme? En entendant le récit de
tous ces efforts de l'industrie, si communs en Angleterre, quel
est l'homme assez entiché de ses idées pour croire un moment
que de pareilles choses puissent être effectuées par de petits fer-
miers ? Déduisez de l'agriculture tous les usages qui l'ont fait
fleurir dans cette île et vous aurez exactement la gestion des
petites fermes. »
Aux arguments d'Arthur Youg qu'il me soit permis d'en ajou-
ter d'autres que les collectivistes ont surtout mis en i alief :
10 Les haies et fossés séparatifs des patrimoines occupent dans
la petite propriété un espace proportionnellement plus considé-
rable que dans le grand domaine ;
20 Le grand domaine n'est exposé que très partiellement à la
grêle, accident toujours très localisé. Le petit domaine peut au
contraire voir une récolte toute anéantie d'un seul coup;
3° Les transports en chemin de 1er se font généralement par
wagon complet et ont le bénéfice du tarif spécial. Les transports
de la petite propriété par leur volume et leurs poids minimes
subissent le tarif général beaucoup plus onéreux ;
4° Les commerçants font à la clientèle particulièrement recher-
chée des gros propriétaires des tarifs de faveur;
5° Les frais de publicité et de mise en vente des produits sont
bien moindres, proportionnellement à la valeur, pour la grande
exploitation ;
6° Enfin, circonstance très grave, les petits patrimoines sont
d'ordinaire divisés en parcelles éparses, éloignées les unes des
autres, d'où direction et surveillance rendues très difficiles,
accroissement des frais de transport, perte de temps en allées et
venues pour les hommes et pour les équipages.
IX.
-—
Toutes ces causes, la dernière mise à part, peuvent être
réparties en quatre groupes : t' celles qui tiennent à l'ignorance
— i96 —
du petit cultivateur; 2' celles qui tiennent à sa pauvreté ; y celles
qui tiennent aux conditions de l'organisation sociale ; 4* celles
qui tiennent effectivementà la moindre superficie de l'exploita-
tion.
L'ignorance du paysan est, personne n'en disconviendra, bien
moindre aujourd'hui qu'au temps d'Arthur Young. Le développe-
ment général dtl'Instruction a fait pour cela plus que tout le reste;
il n'est personne aujourd'hui dont le cerveau ne travaille peu ou
prou. Tout le monde sait lire; et tout le monde lit. Pas un homme
de la terre à qui la lecture de quelque journal n'ait obscurément
appris qu'il y a une agriculture supérieure à celle du routinier
et de l'ignorant. La méfiance contre les instruments perfection-
nés et l'emploi des engrais a complètement Jdisparu. L'esprit de
routine est certainement, en baisse. Ceci est dû à l'intervention
de l'Etat en même temps qu'à l'exemple donné par les agricul-
teurs doués d'initiative ; or, il est évident que ces deux causes
agissent et agiront de plus en plus. L'Instruction publique agricole
n'est qu'à ses débuts. Voilà donc une cause de supériorité de
la grande propriétéqui disparaît d'elle-même.
La pauvreté des petits est d'autre part plus apparente que
réelle. L'agriculteur qui dispose de 2000 fr. de fonds de roule-
ment pour une superficie de 5 hectares est tout aussi riche que le
grand propriétaire qui peut consacrer un capital roulant de
looooofr. aune exploitationde 50 hectares. Il suffiraque 50 proprié-
tairesde 5 hectaresassocientleursépargnes pour que la petite pro-
priété puisse être aussi richement dotée que la grande. Or non
seulement cette association est possible en France depuis la loi
de 1883 sur les syndicats agricoles, mais elle est déjà devenue
une réalité sur plus d'un point et elle tend à se généraliser. L'As-
sociation libre mettra à la disposition des petits tous les moyens
d'action qui avaient été jusqu'alors le privilège des gros et
des riches. De son côté, l'Etat s'est très légitimement chargé,
— i9; —
comme répondant à un intérêt public, de celles des dépenses dont
l'utilité dépassait ou pouvait dépasser les limites d'une région
donnée. C'est ainsi qu'il a institué des haras, des dépôts de
remonte ; qu'il pourvoit aux missions agricoles ; qu'il institut
des écoles variées, des laboratoires ; qu'il rétribue des professeurs
départementaux d'Agriculture, etc. Au défi que leur porte Arthur
Young dans sa page véhémente les «avocats de la petite exploi-
tation » pourront répondre aujourd'hui. Ce que la richesse des
lords anglais pouvait seule faire au XVIIP siècle, l'Etat et les
syndicats, se répartissant la tâ.:he en un judicieux partage, peu-
vent aujourd'hui le faire plus sûrement et mieux.
Passons aux causes d'infériorité de la petite exploitation qui
dépendent des conditions fâcheuses de notre organisation sociale.
Il est certain que les transports agricoles sont bien plus onéreux

pour le petit que pour le gros, mais pourquoi en est-il ainsi si ce


n'est parce que l'Etat, méconnaissant son rôle, a négligé d'impo-
ser aux compagnies le principe d'égalité des transports?Il faut
qu'on se rende bien compte qu'un chemin de fer n'est pas cons-
truit pour les actionnaires maispovirlesriverains, et que les tarifs
doivent être institués d'une façon conforme aux intérêts de ceux-ci
et à la'justice vis-à-vis d'eux'plutôt qu'aux intérêts des actionnai-
res. D'autre part la garantie de l'Etat ne saurait servir àconstituer
pour une partie des riverains un privilège quelconque dans le
transport des denrées ; elle doit assurerau contraire à tous, petits
et gros, des avantages égaux et par suite tarif égal. Enfin quant
à la publicité et la mise en vente des produits, elle se complique
singulièrement et entraîne des frais beaucoup plus considérables
quand elle est abandonnée à l'initiative isolée des intéressés.
Une heureuse entente entre les communes, les départements et
des syndicats peut par l'institution d'expositions locales, de war-
rants agricoles, de maisons de blé, assurer une publicité moins
coûteuse et la généraliser assez pour arriver à une quasi-rêgula-
- 198 —
risation des prix. C'est également par une répartition des attri-
butions et des concours, entre l'Etat, la Commune e'i les inté-
ressés, que l'Assurance agricole, condition préalable de tout crédit
agricole mutuel, pourra être instituée. On voit que l'Etat est loin
d'être allé vis-à-vis de l'agriculture jusqu'au bout de son devoir.
De même, est-il inadmissible que les communes agricoles n'aient
pas le droit d'acheter et d'entretenir au profit de tous telle grosse
machine que sans ce moyen un très grand propriétaire pourrait
seul se procurer ; un prix de location, proportionnel à l'usage
que chaque contribuable en ferait, rémunérerait la commune des
frais d'achat et d'amortissement. Enfin la dispersion des parcel-
les, très sérieux obstacle pour la petite propriété rurale actuelle,
pourra être à son tour combattue. Elle l'a été fort utilement en
Allemagne et il est à croire que la prochaine génération de
paysan l'accomplira en France. Pour y tendre on devra faire appel
d'abord au développement général de l'instruction ; ensuite à l'Ins-
titution depuis longtemps réclamée par la Ligue de la petite pro-
priété d'un conciliateur par commune ou groupe de communes ;
enfin à la propagande syndicaliste et à celle des professeurs d'agri-
culture, dût-on s'inspirer et dans certaines conditions de l'esprit
qui anime la législation allemande.
En résumé par l'Association syndicale, par la Commune ou
par l'Etat, la petite propriété peut ravir à la grande tous ses
avantages sans exception.
X. — Mais en regard de cette constatation il faut en placer une
autre, à savoir que la grande propriété a des inconvénients, des
vices qui lui sont propres, qui sont d'ailleurs irrémédiables et iné-
luctables, et qui, dès ce moment, lui créent dans la moyenne des
cas, vis-à-vis de la petite propriété, cette infériorité qui la fait
sombrer. Ces causes d'infériorité peuvent se ramener à deux : la
première, c'est qu'elle tend à développer le luxe, l'esprit de dépense,
la démoralisation et la paresse chez son détenteur ; la seconde,
— 199 —
c'est qu'elle est obligée de recourir au travail mercenaire; Est-il
besoin d'insister sur l'un et l'autre argument. Tout ce que le
paysan gagne revient à sa terre. Ses aliments entretiennent la
force de son bras que tout entière il dépense sur le sol. Les
épargnes il les consacre à l'amélioration de son petit domaine.
Le grand propriétaire volatilise en luxe et en faste une part
notable de ses revenus, sa force physique et celle des siens est
improductive, perte sèche pour son sol. Le paysan qui ne compte
que sur lui et sur ses enfants intéressés comme lui à la prospérité
de l'entreprise, grâce à l'institution de l'héritage, n'a aucune grève
à redouter, le taux des salaires lui est indifférent. D'ailleurs sa
vigilance est toujours en éveil. Rien ne se perd, rien ne se dilapide
sur la propriété paysanne. La science du détail est poussée à un point
extrême, et si la haie de clôture occupe proportionnellement à la
superficie de son domaine plus déplace que chez le grand proprié-
taire; par contre, la distribution des chemins intérieursest mieux
étudiée et plus économe de surface que chez son grand voisin. Le
travail ne chôme jamais; d'autre part, sans que d'ailleurs le paysan
ne sache, — contrairement à ce que pensent ceux qui le dénigrent,
systématiquement, — quele surmenage s'il s'y condamnait, y con-
damnait les siens et même, seulement ses bêtes de transports
équivaudiait à une perte économique que l'avarice, à défaut de
sens moral, suffirait à lui déconseiller.
On se trompe grossièrement quand on prétend que l'ali-
mentation du paysan français est insuffisante. Partout où il
m'a été donné de l'étudier, je l'ai trouvée supérieure en azote
assimilable à ce que l'hygiène exige. Dans la région du Pla-
teau Central la quantité de pain absorbée par habitant atteint
presque et quelquefois dépasse i kilog< Dans le Morvan, la Bour-
gogne, etc., les fromages secs ou mous assurent une alimenta-
tion richement azotée. Dans presque tout le midi.où le lait est
peu apprécié, on a du moins l'habitude dans les ménages paysans,
200
même les plus pauvres, de tuer un porc et d'élever de la volaille
et des lapins. Sauf aux environs des villes les oeufs sont souvent
consommés dans le ménage qui prélève également sa part au
poulailler et à la lapinière. Au surplus, que les détracteurs de la
vie paysanne essayent d'établir une statistique entre la mortalité
des paysans et celle des ouvriers et ils verront si l'hygiène de la
vie paysanne ne sera pas justifiée.
Que se passe-t-ii chez le grand propriétaire? Obligé de recourir
à la main-d'oeuvre mercenaire, le maître est constamment obligé
de compter avec celle-ci. Or, où qu'il soit, le mercenaire n'a que
deux principes : travailler le moins possible et se faire payer le
plus cher qu'il peut. Au moindre conflit surgit, discrète ou nette-
ment posée, la menace de grève. Et c'est, à l'heure des plus pres-
sants travaux qu'elle se fait le mieux pressentir. Tout cela est
humain, légitime même, car les travailleurs salariés ont le droit
de rechercher leur intérêt tout aussi bien que le patron. Ajoutons
que cela ne peut d'ailleurs que se généraliser de plus en plus de
telle sorte que la grande propriété ne semble pas pouvoir échap-
per à une ruine définitive que hâtent presque partout les prati-
ques de gaspillage, de désordre, d'incurie, que l'intérêt bannit si
soigneusement de la propriété paysanne.
Que reste-t-il du retentissant réquisitoire d'Arthur Young— un
document historique, quelque chose comme un point-borne qui
permettra de mesurer l'énorme distance qui sépare déjà le passé
du présent et qui séparera plus encore le passé d'un prochain
avenir.
XI. — Il y a une cinquantaine d'années, Hippolyte Passy émit
sur le débat entre la petite et la grande propriété une opinion qui
a été reprise depuis par de Foville et assez généralement par les
membres libéraux du pakti syndicaliste agricole. 11 proclame
nécessaire économiquement, et désirable socialement, un régime
de petites propriétés nombreuses. 11 salue en lui un gage de stabi-
201 —
lité politique, une garantie pour la pureté des moeurs, une certi-
tude de travail persévérant et soutenu. Mais il croit qu'à côté de
ces petites propriétés, il est nécessaire qu'un certain nombre de
grandes propriétés coexistent. L'emploi des meilleures méthodes.,
des engrais appropriés et des machines perfectionnées fe .c de
ces grandes exploitations de véritables écoles d'agriculture où les
journaliers agricoles recevraient des leçons précieuses et au spec-
tacle desquelles les voisins s'instruiraient. Depuis une vingtaine
d'années surtout, on fait grand bruit chez les partisans de cette
théorie, de la part prise par les grands propriétaires à la recons-
titution des vignobles français.
Une statistique des natalités illégitimes dans les pays agricoles
de l'empire d'Allemagne a démontré que ces dernières étaient
cinq à six fois plus nombreuses dans les pays de grande culture
que dans les régions où la petite propriété rurale est exclusive.
Cette statistique que Kautsky rapporte fait avouer à l'auteur col-
lectiviste, la supériorité morale de la petite propriété. Elle amène
à penser que si la grande propriété est parfois une école de bonne
culture elle n'est pas école de bonnes moeurs.
En France, quand le phylloxéra éclata dans le midi, la petite pro-
priété viticole se trouva ruinée tout net. Ceux-là seuls qui avaient
une grosse fortune purent se risquer aux coûteuses expériences
d'une reconstitution du vignoble. En eût-il été de même si le
phylloxéra eût rencontré en face de lui l'organisation sociale
actuelle, et à plus forte raison, celle plus consciente de son oeuvre
et de sa mission que nous aurons demain? Non sans doute. Tout
aussi vite que les gros propriétaires, les syndicats des petits pro-
priétaires eussent certainement engagé la lutte contre le fléau.
C'est l'isolement des petits propriétaires qui faisait leur impuis-
sance. La preuve en est que lorsque vers 1886, à c'est-à-dire après
la loi qui avait autorisé les associations syndicales, le phylloxéra
vint frapper le Beaujolais et la Bourgogne, ce furent surtout des
— 202 —
syndicats de petits et de moyens propriétaires qui présidèrent à
la reconstitution des vignobles actuels.
En somme, il faut tenir compte à certains grands propriétaires
de s'être fait les éducateurs agricoi s du pays. Mais il n'est pas
douteux que les écoles d'agricultures et les fermes-école d'une
part, et d'autre part, les champs d'expérience institués par les
syndicats et les comices, remplacent, dès ce moment, avec avan-
tage le grand domaine. Celui-ci perd donc chaque jour de plus
en plus la seule raison d'être qu'il ait pu avoir dans lepa'ssé.
Abordons enfin la dernière forme qu'ait revêtu la critique de
la petite propriété. Elle est d'origine collectiviste et tend à établir
que la loi de concentration des capitaux formulée par Karl Marx,
quelque démenti apparent que lui donnent les faits, n'en est pas
moins destinée à un triomphe plus ou moins prochain : « possible,
nous disent Kaustky Vanderoueld et bien d'autres, que la petite
propriété ait l'air de se maintenir et que la statistique n'accuse
pas la marche en avant de la grande. Ce qu'on ne peut nier en
tous cas, c'est que la propriété agricole s'industrialise. Elle prend
les moeurs de l'industrie, elle en subira, dès lors, les conditions
fatales qui mènent à la concentration ». Oh ! puissance des mots !
quelle trouvaille que ce terme: s'industrialiser! Et comme il a eu
vite rasséréné les consciences collectivistesqu'ilsavaien* ''-«rmées
leschiffresinentendusd'unestatistiquemalsonnante!En .^smaî-
tres ! Qu'entendez-vous donc par s'industrialiser?— L'agriculture
s'industrialise, me répondent-ils, parce que de plus en plus il lui
faut des capitaux, la culture moderne exigeant des engrais et des
instruments jadis inconnus ; parce qu'elle devient de plus en plus
tributaire du marché, le cultivateur ne produisant plus que celles
des denrées que son sol est le plus apte à produire ; parce qu'enfin
elle applique [de plus en plus chez elle la loi industrielle de la
division du travail*
— 203 —
En vérité, je ne saisis pas l'argument et je n'ai trouvé personne
qui me l'explique.
Êh quoi ! Parce que le petit agriculteur cessant d'être routinier
se refusera à continuer l'erreur d'antan qu'expliquaientles douanes
intérieures multipliées et l'état d'insécurité du pays ; parce qu'il
préférera acheter sa toile que de cultiver lui-même son chanvre
si le solde son champ n'est d'ailleurs pas absolument propice ;
parce qu'il bornera ses efforts aux seules cultures que la nature
de son sol lui indiquera comme devant particulièrement réussir et
qui d'ailleurs suffiront à assurer son travail et à celui des siens
un emploi constant; parce qu'il aura, dans la mesure utile,appli-
qué les principes de la division du travail que le manuel d'Econo-
mie politique de son école lui aura enseigné; parce que, grâce à
cette conduite plus intelligente de son exploitation et de sesaffai-
res, il verra sa situation s'améliorer ; parce que les syndicats agri-
coles lui ouvrant la possibilité d'un crédit, il achètera une meil-
leure charrue et qu'il louera à l'entrepreneur sa batteuse à vapeur
pour un jour au lieu de battre au fléau pendant une semaine
comme l'eussent fait ses pères; c'est pour ces raisons-là qu'il ira
sûrement à la ruine, qu'il ira tomber sous les coups de la con-
centration des capitaux ! Mais, c'est en vérité une gageure contre
la raison et le bon sens ; et voilà comment une expression qui fait
image peut suffire du premier coup à faire la fortune d'un
sophisme.
Non certes, il n'y a rien derrière cette formule : Y Agriculture
s'industrialise. 11 y a eu de tous temps des cultures industrielles,
des cultures qui ont exigé plus de capitaux que de travail, et plus
d'habileté commerciale que de connaissances agricoles. Quand on
sera à la fin de ce livre, j'espère qu'on rendra au morcellisme cette
justice que sa formule sociale rendant impossible toute spécula-
tion diminuera pour toutes les cultures tout caractère industriel.
L'Agriculteur pourra, sans crainte, se confiner tout entière
— 204 —
se spécialiser tout entière dans la paisible pratique de son art.
Concluons donc que tout fait prévoir le triomphe définitif de
la petite propriété rurale ; qu'il faut travailler à ce triomphe
parce qu'il sera un gage de paix intérieure, une garantie de moeurs
pures et douces, et la formule la plus sûre du progrès économi-
que. Ne croyons pas aux prophéties de malheur, relatives à la
petite propriété, même quand elles sont proférées de concert par
Economistes, Agronomistes et Collectivistes.
C'est sur le roc paysan qu'a été bâtie notre France et c'est pour-
quoi elle est forte. Qye la paix se fasse dans notre grand pays
entre les travailleurs des champs et ceux des villes ; qu'ils com-
prennent entre eux l'intime solidarité qui les unit et qu'ils aillent
ensemble à la Justice, mais dans et par la Liberté !...
CHAPITRE XI

LA SOLIDARITÉ. — LA HIÉRARCHIE SOCIALE. —


L'ÉTAT.

J. PARTICIPATION DE L'ETAT A LA VIE DES INDIVIDUS.


— MAIS DE
FAÇON INÉGALE. — LES FRUSTRÉS. — II. LE DEVOIR DE RÉPARA-
TION vis A vis D'EUX.
— LE VICE MÊME N'EN DISPENSE PAS. FON-

SOLIDARITÉ.
DEMENT JURIDIQUE DE LA — III. LE BUDGET DE
LA SOLIDARITÉ. SES DEUX CHAPITRES. — DISTINCTION ENTRE L'AS-
SISTANCE SOCIALE ET LA PROTECTION SOCIALE. IV. LES ASSISTÉS.

DROITS ET DEVOIRS DE L'ETAT VISA VIS D'EUX. — LE DROIT A
L'EXISTENCE. LE TRAVAIL PROPORTIONNÉ AUX FORCES.
V. LES INAPTES A LA PROPRIÉTÉ. LES PROLÉTAIRES APTES A CELLE-«
CI. — MOYENS SOCIAUX DIFFÉRENTS. — VI. CARACTÈRE ÉDUCATIF
ET INDIRECT DE L'ORDRE SOCIAL. — PAS DE THÉRAPEUTIQUE ; DE
L'HYGIÈNE.
VII. LA HIÉRARCHIE SOCIALE.
— ANORMAUX. — INAPTES. — PROLÉ-
TAIRES APTES. — ARTISANS ET PROPRIÉTAIRES. —VIII. LE SYNDICAT
TRANSITION DE LA PROTECTION AU DROIT COMMUN. — IX. FORMULE
DU PROGRÈS INDÉFINI.
X. L'ETAT. SES DEUX CONCEPTS. DE BENTHAM A MARX. —LIBERTÉ
ou JUSTICE. — XI. VIS-A-VIS DES PROPRIÉTAIRES L'ETAT S'EN
TIENDRA A LA FORMULE DE BENTHAM. —XII. L'ETAT VIS-A-VIS DES
PROLÉTAIRES, DEVOIR DE PROTECTION.
— SOCIALISME LIBÉRAL ET
ETATISME. — OBJECTION DES ECONOMISTES. IL NE FAUT PAS ACCROÎ-
TRE LE DOMAINE DE L'ETAT. ~
C'EST UN MAUVAIS GÉRANT. IL

— 206 —
EST UN DÉTESTABLE COMMERÇANT. — XIV. IL RÉUSSIT MAL EN

AGRICULTURE. — XV. L'ETAT INDUSTRIEL. — PRÉVENTIONS CONTRE


LUI. —L'OPINIONDE STUART-MILL. L'AVEU DE M. LEROY-BEAULIEU.

— XVI. L'ETAT EST PERFECTIBLE. — IL RECRUTE ÉCONOMIQUEMENT


UN PERSONNEL DE CHOIX. — XVII. LE DÉLAI D'AMORTISSEMENT DU
MATÉRIEL D'EXPLOITATION EST PLUS LONG POUR L'ETAT QUE POUR

LES COMPAGNIES. XVIll. LA GESTION DE L'ETAT PRÉVIENDRAIT



LES CHÔMAGES.
XIX. LA LOI D'ACCROISSEMENT DU DOMAINE SOCIAL. — CET ACCROIS-
SEMENT CORRESPOND TOUJOURS A UN ACCROISSEMENT DU DOMAINE
INDIVIDUEL. FAUSSE INTERPRÉTATION DE SON ÉVOLUTION. — IL EN

SERA DE MÊME SI L'ACTIVITÉ INDUSTRIELLE DE L'ETAT EST ACCRUE.

— XX. L'APPOINT DE SALAIRE AUX TRAVAILLEURS ÉMINENTS EST


PROCURÉ PAR UNE PLUS COMPLÈTEJOUISSANCE DES BIENS SOCIAUX ET

PAR LA CONSIDÉRATION PUBLIQUE.

I. — n'est pas une joie, il n'est pas un profit, dont, pour une
11

part, nous ne soyons redevables à la Société. Comment goûte-


rions-nous les joies de la famille, le plaisir que nous procure le
commerce de nos amis, si l'Etat n'assurait la sécurité de nos per-
sonnes? Comment arriveraient à notre table les vins généreux,
les viandes savoureuses, les fruits divers des divers climats ?
Comment viendraient à nos femmes les vêtements de soie, ou
seulement l'humble coton, si les navires ne parcouraient libre-
ment les mers sous la sauvegarde du pavillon national; si, sur
les routes entretenues par l'Etat, n'allaient et venaient les char-
riots protégés contre toute attaque? Connaîtrions-nous les jouis-
sances intellectuelles si nous n'avions préparé notre esprit dans
les écoles et les facultés? Les jouissances esthétiques sans les
Musées et les Théâtres ? Qui donc nous sauve de ces pestes ter-
ribles qui jadis, décimaient l'Europe, si ce n'est l'Etat qui, à
— 2o; —
grands frais, crée les égouts, évente les rues étroites, ménage les
squares dans les villes, abreuve de sources pures les cités.
A la vérité, nous rendons à l'Etat, en impôts, en prestations,
en service militaire, ce qu'il nous donne en sécurité, en paix, en
douceur de vie. Mais, est-ce avec équité, que, dans le compte de
chacun se balancent, vis-à-vis de l'Etat, le doit et l'avoir ? Ah !
nous ne savons que trop, nous, que préoccupe, sans que jamais
notre esprit s'en détourne, l'intérêt des petits, que ce sont sou-
vent ceux qui en reçoivent la moindre part, qui paient le plus
cher les bienfaits de l'Etat. Nous savons que pour le fils de riche
famille, qui à l'exclusion du pauvre a déjà bénéficié du collège et
de la faculté, s'allège par privilège le service militaire. Nous
savons que, clément aux riches et ne restreignant que leur luxe,
l'impôt arrache au pauvre un morceau de son pain.
Sans doute, on pourra apporter peu à peu plus de justice dans
la répartition des impôts et des charges publiques ? Mais, quoi
qu'on fasse pour en diminuer le nombre, il se trouvera toujours
des contribuables qui, victimes des fatalités de l'existence, ne
pourront profiter, dans la même mesure, que le reste du peuple,
des avantages que procure la vie en société. Il en est que, pour
si sûres que deviennent nos routes, le bandit attaquera. Les aveu-
gles ne profitent pas des musées, les faibles d'esprit de nos écoles.
11 en est que la fièvre conjurée pour les autres, que le fléau frap-

pera. Ainsi, un bienfait accordé aux autres, et pour lequel ils


avaient consenti leur part dz sacrifice, bienfait sur lequel parfois
ils étaient en droit de compter, ils ne l'ont point reçu. Généreuse
aux autres, la société a été, pour eux, marâtre ou impuissante.
II. — Faudra-t-il reconnaître à ces déshérités sociaux, à ces
frustrés de leur part d'avantages, un recours contre cette société
pour eux impuissante ?...
Les juristes distinguent des obligations civiles, pourvues de
sanctions légales, et pour l'exécution desquelles les intéressés
— 208 —
peuvent mettre les tribunaux en mouvement, les obligations
purement morales qu'on estime s'imposer, à titre égal, à la cons-
cience, mais, dont l'exécution ne peut être exigée au nom de la
Loi.
C'est en effet que ces sortes d'obligations ne naissent point de
contrats précis, eu de faits patents. Aucune preuve ne saurait, en
fait, être administrée qui justifie de l'étendue, de la durée, des
conditions de l'obligation. Et, c'est pourquoi, la loi civile se rési-
gne à ignorer celle-ci, à moins que, par une exécution sponta-
née, le débiteur n'en ait fait l'aveu implicite ; auquel cas la Loi,
sanctionnant à posteriori, interdit toute action en restitution.
Eh bien! pour la Société aussi, peuvent naître de ces obliga-
tions morales. Contre certaines revendications la Société, l'Etat,
peuvent alléguer que les preuves offertes ne sont ni pertinentes,
ni admissibles. Mais, ce faisant, il se peut qu'ils commettent une
véritable Injustice, qu'ils se dérobent simplement à un devoir
réel.
En particulier, vis-à-vis de ces frustrés dont nous parlions plus
haut, qui, au même titre que les autres hommes ont subi la con-
trainte sociale, qui se sont soumis aux obligations incessantes,
aux privations de liberté que comporte la vie en Société, mais
qui, en retour, n'ont point joui de la vie meilleure que leur pro-
mettaient pourtant les philosophes et les politiques, quel sera
donc le devoir de l'Etat, si ce n'est de réparer à leur profit, dans
la mesure du possible, les conséquences de son impuissance ou
des vices de son fonctionnement?
Et, comme il est impossible que dans ce compte des réparations
sociales, la part exacte de chacun soit établie, il apparaît que
ce n'est que par des mesures d'ensemble, que par des mesures
sociales et non individuelles, que l'Etat pourra s'acquitter. Et
comme la responsabilité morale de l'Etat sera d'autant plus
engagée que les conséquences de son impuissance auront été
— 209 —
plus cruelles, c'est pour les pires malheureux que s'affirme sur-
tout le devoir de réparation.
Ce sont là, à la vérité, devoirs d'Etat dont plus d'un écono-
miste ne s'est point douté. Mais dans quelle période barbare du
droit social vivrions-nous donc, s'il était vrai que, imposant à
tous mêmes devoirs, mêmes contraintes, la Société, aussi irres-
ponsable que le fortum antique, pût d'ailleurs distribuer aux
uns la sécurité et la richesse, aux autres l'insécurité et la misère î
11 est vrai que parmi les causes de la misère, interviennent sou-

vent l'imprévoyance, la paresse et le vice du misérable; et. n'est-


il point juste que paresse et vice soient punis? Sans doute ; mais
dans la genèse même du vice croit-on qu'une part de responsa-
bilité n'incombe pas à la Société? Croit-on que celle-ci, même
en faisant état des lois récentes, accorde à l'enfance toute pro-
tection utile ? La police sociale par suite de l'insuffisance, fatale
peut-être, des moyens dont elle dispose, ne laisse-t-elle pas de
tristes parents donner à leurs enfants, l'exemple de l'inconduite ?
Ne laisse-t-elle pas circuler jusqu'aux lèvres de l'enfant le poison
alcool ?
Mais pourquoi même incriminer la Société ? Dans la somme
des misères morales, chacun de nous n'a-t-il pas sa propre part
de responsabilité ? En est-il un seul parmi nous qui n'ait été, en
un moment de sa vie, une occasion de scandale? Y a-t-iî un seul
publiciste qui n'ait laissé un jour échapper quelqu'une de ces
paroles qui découragent ou irritent ceux qui souffrent? Etes-vous
bien sûre, Madame, que le froufrou de votre robe du soir n'a pas
donné à l'ouvrière qui passe de funestes conseils? Etes-vous bien
sûrs hommes austères, d'avoir toujours marqué à l'improbité
triomphante le hautain et public mépris qui console du moins
la pauvreté et raffermit les courages chancelants? Avez-vous en
toute circonstance, ne fut-ce que pour l'exemple, sauvegardé la
fierté de votre poignée de main, la dignité de votre salut?
i4
2IO
Hélas ! hélas! Dans la masse des maux, chacun de nous a sa
part de responsabilité, et pour une parcelle de son Infortune ou
de sa honte, chaque misérable est une de nos propres victimes.
Et c'est pourquoi l'Etat, au nom de tous, et également chacun
en son particulier, nous sommes tenus vis-à-vis de chaque misère,
physique ou morale, à un inéluctable devoir de réparation, et
que, pour employer l'expression des juristes, nous y sommes
tenus solidairement.
Ainsi la Solidarité n'est-clle point charité ni aumône. En la pra-
tiquant, la Société ne fait point oeuvre de grand seigneur, et,
dans le budget national, les dépenses de solidarité ne sont point
dépenses de luxe. Non, c'est comme oeuvre de justice que la soli-
darité s'impose, et, de même que pour le riche, la bienfaisance
est, vis-à-vis du pauvre, la rançon de son faste, de même la Soli-
darité, tandis que f amboient les lampadaires de nos théâtres,
l'éclat de nos fêtes publiques, la splendeur de nos musées est, en
face des misères sociales, la rançon du luxe national. Donc,
imposée par autorité à l'égoïste qui s'y refuse la Solidarité n'est
pas plus oppression que ne l'est un équitable impôt.
La Solidarité a donc pour fondement la Justice. Elle s'impose
comme une obligation sociale de droit étroit et passe comme telle
avant les dépenses du luxe social : «Nul n'a le droit au superflu
quand un autre manque du nécessaire v a dit saint Paul. Cette
parole est austère et rude ; du moins, faut-il bien reconnaître
qu'un peuple, pas plus qu'un individu, n'a le droit de se livrer
aux dépenses somptuaires, tandis qu'il laisse ses dettes impayées.
Nous ne demandons point qu'on ferme les théâtres et qu'on
réduise le luxe de DOS fêtes, mais seulement, qu'on rende ces
dépenses licites en acquittant, préalablement, une dette deux fois
sacrée parce que contractée vis-à-vis de la Misère, et parce que
fondée sur la justice.
III.
— Tout budget a ses chapitres, le budget de la Solidarité
— 211 —
en aura deux, il aura celui de l'Assistance et celui de la Protection
sociale.
C'est en effet qu'il est des misères dont on peut dire qu'elles
sont plutôt dues au sort. Ce n'est qu'indirectement que la Société
peut en être responsable. Telle la misère de l'infirme, du dément.
Il en est d'autres pour lesquelles la responsabilité de la Société
actuelle est directement engagée; c'est le cas du prolétaire d'au-
jourd'hui qui est obligé, pour s'assurer un peu de nourriture par
le travail, de se mettre à la merci du capitaliste détenteur de l'ou-
til, alors que la Société aurait dû, par devoir strict, mettre à sa
disposition l'outil et la matière du travail.
On aperçoit ainsi dans le budget de la Solidarité deux ordres
de dépenses : les unes correspondant aux engagements directs et
précisables de la Société, et nous les appellerons les dépenses de
protection ou de tutelle ; les autres, correspondant aux engage-
ments indirects ou imprécis, ou dépenses d'assistance.
Mais les unes et les autres auront un point commun : c'est que,
en y satisfaisant, la Société devra laisser le plus possible sauves
la liberté et la dignité de ses protégés et de ses assistés ; c'est
ensuite que l'obtention de la protection et de l'assistance sociale
devra être subordonnéeà un effort de l'assisté ou du protégé, effort
qui devra être proportionné aux forces de ceux-ci. C'est toujours
l'application de la double loi du travail et de la liberté.
IV.
— Il n'entre pas dans le cadre de ce livre de traiter de i As-
sistance publique ; le sujet serait trop vaste. Qu'il nous suffise
d'observer qu'on rencontre chez les hommes, des êtres mal con-
formés ; ceux-ci physiquement, ceux-là intellectuellement ; d'au-
tres encore moralement. Vis-à-vis d'eux, la Société a un droit:
celui de les mettre dans l'impossibilité de nuire à autrui. Elle en
a un second, celui d'obtenir de chacun d'eux la somme d'utilité
qu'il sera resté capable de procurer à l'ensemble social ; elle aura
vis-à-vis d'eux, ledevoir qui est la raison d'être de la Société elle-
212
même : celui d'assurer le respect de leur existence, et le libre
développement de ce qui peut leur rester de forces et de facultés ;
elle en aura un second, celui de réparer en leur personne la part
de responsabilité indéterminable, très faible si l'on veut, mais du
moins certaine, qu'elle a dans leur infortune ; soit parce que par
défaut d'hygiène pubMque, insuffisante protection de l'enfance,
etc., elle aura par lacune ou vice de sor fonctionnement favorisé
la mauvaise conformation de cet être, soit parce que responsable
des préjudices anonymes en vertu du principe de solidarité.
Quelque faible que puisse être sa responsabilité, vis-à-vis de
l'être déchu, la Société rie saurait s'en acquitter qu'en le faisant
vivre. Donc, ledevoir pour ellede lui assurer un minimum d'exis-
tence. Le second devoir sera de mettre à sa disposition le travail
approprié à ses forces et de lui réserver les fruits de ce travail.
Enfin, de mettre le déchu dans les conditions d'hygiène physi-
ques et morales, les plus propres à permettre son relèvement.
Observons que ces deux dernières obligations sociales correspon-
dent d'ailleurs aux deux formules de l'intérêt social : la première
d'obtenir des assistés le maximum de ce qu'ils sont susceptibles
de fournir à l'ensemble social, la seconde d'éteindre le plus vite
possible, en la personne de chacun d'eux, cette incapacité qui crée
à la société, vis-à-vis d'eux, une responsabilité spéciale.
Donc, tout être humain, quel qu'il soit, adroit à un minimum
d'existence.
La Société doit accompagner cette offre des moyens minima
d'existence, d'une offre de travail et ajouter à sa libéralité mini-
mum un salaire de ce travail. Elle a le droit par mesure éduca-
tive de contraindre à ce travail les assistés réfractaires et, en ce
cas, de donner à son assistance un caractère disciplinaire. Au
contraire, vis-à-vis des assistés qui acceptent la loi du travail et
se soumettent aux règles, aussi libérales que possible de l'assis-
tance sociale, la rémunération du travail doit revêtir le caractère
— 2l3 —
d'un honorable salaire, et son action éducative prendre le plus
grand souci de la dignité d'homme et delà liberté de l'assisté.
Quelque révolutionnaire que paraisse à beaucoup, l'affir-
mation du droit de tous à un minimum d'existence, il faut
remarquer que, chez les peuples civilisés, cette affirmation est
déjà inscrite dans les lois.
Elle n'y est point formellement énoncée, mais elle y est impli-
citement contenue. L'assistance publique ouvre dès ce moment
ses asiles à toutes les formes de l'infirmité; les pires, c'est-à-dire
les criminels, se trouvent même les mieux garantis, car, si par-
fois l'on peut voir une mère de famille, une pauvre veuve s'étein-
dre positivement dans la faim, par suite, moins de la mauvaise
volonté que de la mauvaise organisation de l'Assistance, au con-
traire, le forçat est à l'abri du froid et de la faim.
V. — Mais, ce n'est point dans le domaine de l'Assistance qu'au
point philosophique du moins, la société se heurte aux incer-
titudes les plus graves. Ce n'est point quand il s'agit des infirmes,
de ceux qui apparaissent tels à tous les yeux, que la formule du
devoir social est la plus complexe et la plus délicate à appliquer.
Au-dessus des infirmes proprementdits il y a des êtres humains
défectueux, à débilité morale intermitentte, des hommes qui n'ont
pas la maîtrise complète etpermanentte d'eux-mêmes, des impul-
sifs dont la raison souvent vacille, ou fléchit parfois devant
l'impulsion capricieuse ou la passion. Incapables d'atteindre
à la Propriété par i effort continu, régulier et harmonique, ou
de la conserver pa. une sage ordonnance de la vie, quand une
fois ils l'ont conquise, ceux-là sont et resteront prolétaires ou
retomberont dans le prolétariat après en être sortis, à moins qu'ils
ne se guérissent de la fragilité de leur nature morale.
A côté d'eux et mêlés à eux sont, au contraire, des prolétaires,
à qui il ne manque pour atteindre à la propriété qu'une organi-
sation de justice et de libre travail, et qui portent assez haut, en
— 214 —
eux-mêmee, le sentiment de leur responsabilité et de leur dignité
pour être attentifs à conserver, entre leurs mains, le gage de
liberté et d'autonomie que sera la propriété, quand une fois ils
auront conquis celle-ci.
Suivant qu'elle a affaire à la première ou L la deuxième classe
de prolétaires, la Société a évidemment un devoir différent, ou,
plus exactement, elle doit exercer son universel devoir de tutelle
prolétarienne par des voies et suivant des moyens différents :
Vis-à-vis des premiers, les défectueux, elle doit s'offrir avec une
certaine action directrice, adjuvante, médicatrice. Elle doit même
varier ses procédés suivant le plus ou moins de réaction person-
nelle, qu'elle peut espérer chez l'individu, protéger sans jamais
d'ailleurs perdre de vue qu'il n'est point d'hommes qu'il ne
faille orienter constamment vers la liberté, vers le travail, et
vers le sentiment de la justice. Elle devra.au contraire, se borner,
vis-à-vis des autres, à protéger leur situation de prolétaire contre
l'oppression, dont celui qui n'est pas propriétaire, peut être si
aisément victime ; mais, n'exigera, en retour, qu'un sacrifice
minimum de leur liberté personnelle.
VI. — On voit le rôle essentiellement éducatif et le caractère
nettement libéral que doit revêtir la protection sociale. Cette cir-
constance amène à concevoir que l'action de la Société sur l'in-
dividu doit être plutôt indirecte que directe, plutôt préventive
que répressive, et constituer plutôt une hygiène qu'une thérapeu-
tique. Il faut, toutefois, et avant tout, qu'elle aboutisse à un
résultat effectif ; il faut qu'elle soit efficace et que la contrainte
pour n'y être donnée qu'à dose strictement nécessaire, suivant
les individus, y intervienne pourtant à dose utile, selon l'expres-
sion médicale.
La liberté donnée à tous les citoyens dans les mêmes condi-
tions, et le service social rendu à tous, suivant la même formule,
est la plus fausse des théories et n'aboutit qu'à l'oppression fatale
210
des uns par les autres. Il y a dans toute société, et il y aura tou-
jours un caput mortuum, dont les limites très nettes lorsqu'on
examine les déformations excessives, sont, au contraire, très
indécises lorsque l'observateur ramène son regard des groupes
anormaux aux groupes sains. Laisser les deux groupes se con-
fondre en pleine liberté d'individu à individu, c'est amener l'as-
servissement des infirmes par les valides, des débiles parles forts.
C'est ce qu'avec raison remarque Le Play, quand il observe que:
« L'une des principales sources de l'inégalité provient de la liberté
du travail ».

VII. — 11 y a donc, qu'on le veuille ou non, une hiérarchie


sociale. Celle-ci n'est point conventionnelle comme celles qu'ont
institué l'inégalité des fortunes, la vanité et le pouvoir. Elle est
dans la nature des choses ; et il faut la constater parce que du
même coup se constatent et se précisent les devoirs sociaux.
Au bas de l'échelle:
i* les criminels et les vicieux vis-à-vis de qui, sans cesser d'être
humaine et bienfaisante, la société doit être munie de tous pou-
voirs de correction et de contrainte nécessaires, soit pour protéger
les autres hommes contre les entreprises de ces dégénérés, soit
pour amender, si possible, l'état moral de ces misérables;
2° Les déments infirmes et débiles, tous inaptes au travail et
que l'on doit écarter de l'arène où se poursuivent les luttes du
travail et de la vie, parce qu'ils seraient incapables de se défendre.
La tutelle sur ces infortunés doit être exercée par la société avec
plus de compassion et d'affection que d'autorité. 11 est en tout cas
évident que le respect de la lit ;rté de ces pupilles est de moindre
conséquence que leur sécurité vis-à-vis d'eux-mêmes et de leur
milieu, et, si possible, que leur guérison;
3» Ménageant la transition entre les êtres anormaux et ceux
normalement constitués sont les prolétaires inaptes à la propriété
— 2l6 —
et ceux-ci sont de deux sortes : les uns pèchent dans leur travail
-—
qui sera insuffisant, irrégulier et de qualité inférieure, et qui,
dans le libre concours, au bout duquel doit s'adjuger la Propriété
ne pourra pas parvenir à conquérir celle-ci ; les autres pèchent
dans leur conduite, qui, par défaut de discernement et d'ordre
ou par impuissance à maîtriser leurs caprices de dépense, les
rendra incapables de conserver et d'accumuler, en Epargne, les
parcelles de propriété que le travail quotidien leur aura fait obte-
nir.
Cette catégorie de citoyens ne se discerne pas, de l'ensemble
des prolétaires.à des caractères individuels déterminés comme les
anormaux proprement dits. La Société, n'a donc le droit d'exer-
cer sur eux aucune action particulière, mais d'une part, nous
savons déjà qu'elle a, vis-à-vis de tout prolétaire.le devoir de lui
procurer occasion, outil et matière du travail à un prix suffisam-
ment rémunérateur pour que, après avoir satisfait aux strictes
nécessités de l'existence, le travail quotidien laisse une parcelle
de propriété dansla main de chacun. D'autrepart.laSociété devra
par des institutions générales de prévoyance, par l'encourage-
ment donné aux oeuvres de mutualité, et par les procédés de
l'assurance mutuelle et sociale, créer autour de ces travailleurs
une excellente hygiène morale, très propre à les inciter à l'épar-
gne et au travail. Par le fait même que la Société aura rempli ce
devoir.et que tous ces prolétaires se seront trouvés placés dans le
milieu le plus propre à adjuver leur faiblesse, à soutenir leur
courage, une sélection constante s'effectuera d'elle-même et de
piano. Les uns, forts de. l'aide sociale, régénérés par l'atmosphère
salubre créée autour d'eux, s'approcheront de plus en plus de la
Propriété, et tendront incessamment vers elle ; les autres, au con-
traire, marquant par la persistance de leur inaptitude à la Pro-
priété, une véritable infirmité, se rangeront d'eux-mêmes parmi
les incurables sociaux, solliciteront spontanément assistance au
— 21^ —
lieu de protection et iront grossir la classe des anormaux. Cette
distinction est de capitale importance, car vis-à-vis des premiers,
c'est-à-dire ceux qui évoluent vers la propriété sans l'avoir
encore obtenue, la Société devra s'interdire absolument toute
atteinte à la liberté du travailleur et du citoyen ; cependant elle ne
devra pas perdre de vue, que le prolétaire, tant qu'il reste tel,
c'est-à-dire qu'il n'est pas nanti de la propriété, est un incapable
au sens juridique du motet que, comme tel il a droit à sa pro-
tection spéciale contre les entreprises des forts.
4° Se dégageant eux-mêmes, et par leur propre effort de travail
et d'épargne, les prolétaires aptes à la propriété y atteindront par
degrés, soit en acquérant une aptitude professionnelle et techni-
que, — et en ce cas, de prolétaires ils deviendront artisans,— soit
en devenant propriétaires de leur outil de travail.
Enfin à cette propriété de l'outil le plus grand nombre saura en
outre joindre la propriété-domaine.
— On voit qu'une sorte de classement
VIII. hiérarchique se
poursuit entre propriétaires comme entre protégés sociaux. En
tous cas, dès que la propriété est atteinte, même sous sa forme
la moins tangible, celle d'une aptitude technique, le droit com-
mun et le libre contrat deviennent la règle. La Société est déga-
gée de toute responsabilité directe vis-à-vis de tel ou tel des indi-
vidus qui composent ces groupes. Mais comme transition de
l'état de protection sociale où vivront les prolétaires, à l'état de
pleine liberté dont jouissent les citoyens pourvus de la propriété-
domaine, on conçoit l'existence d'un régime syndical plus ou
moins cohésif, plus ou moins protecteur, suivant que le syndiqué
ne possède que l'aptitude ou possède déjà l'outil. La protection
de l'ouvrier passerait, dans ce cas, des attributions de la Société
à celles du syndicat, la Société ne conservant qu'un droit de
haut contrôle et d'intervention en cas d'abus.
IX.
— La formule du progrès indéfini se dégage assez facile-
— 2l8 —
ment dans la conception sociologique que nous venons d'exposer.
Par tous les procédés que l'intérêt social exige et que l'Humanité
ne réprouve pas, la Société devra s'efforcer de réduire les anor-
maux à l'impuissance de nuire à eux ou à autrui ; elle devra éga-
lement, par une hygiène incessamment meilleure, faire que le
nombre de ces anormaux diminue incessamment.
Il y aura également progrès en ce que la meilleure hygiène
sociale et la meilleure éducation du peuple réduira incessamment
le nombre des inaptes à la propriété.
Le progrès se fera encore par ce fait que la Société s'acquittant,
avec une exactitude de plus en plus rigoureuse de son obligation
de procurer au travailleur, l'occasion, l'outil et la matière du tra-
vail, et,pouvant de mieux en mieux rémunérer l'effort de ces tra-
vailleurs protégés, favorisera de plus en plus la constitution de
l'Epargne.
11 y aura progrès en ce que la machine
se substituera, de plus
en plus, au travail matériel, et que l'aptitude professionnelle tech-
nique se substituera de plus en plus au travail brutal.
Il y aura progrès enfin en ce que un nombre toujours de plus
en plus grand de travailleurs atteindra à la Propriété-outil et
même à la Propriété-domaine.
11 y aura progrès surtout
en ce que tous les progrès précédents
s'obtiendront avec un effectif de plus en plus réduit d'interven-
tion sociale ou syndicale : l'idéal étant l'avènement d'un régime où
tousles individus ayant acquisenfin le sens impérieux et profond
de l'harmonie sociale et la pleine maîtrise d'eux-mêmes, l'Etat
pourra glorieusement abdiquer devant l'autonomie de la personne
humaine, désormais illimitée.
X. — Faut-il par respect de la tradition nous arrêter mainte-
nant sur la question si controversée de l'exercice du pouvoir et
du rôle de l'Etat ? Le lecteur présume sans nul doute notre senti-
ment.
— 219 —
Quelque prix qu'il attache à la valeur moralisatrice du libre
travail assuré parla Propriété-outil et au pouvoir émancipateur
de la Propriété-domaine, le Morcelliste ne saurait un seul instant
admettre, dans le suffrage politique, le rôle exclusif de la Pro-
priété, ainsi que le voulait Benjamin Constant, ou seulement même
un rôle prépondérant. Rien n'est plus faux que le fameux principe
delà représentation des intérêts. Les griefs des victimes de l'or-
dre social ont, plus encore que les intérêts des possédants, le
droit d'être formulés dans les cahiers des représentants de la
nation. D'autre part les suffrages ne se pèsent pas. Aucun crité-
rium ne permet d'apprécier la qualité de chacun d'eux ; et la
valeur intellectuelle du votant, plus ou moins constatée par une
situation ou un diplôme ne prouve rien quant à la sincérité du
vote et à son caractère désintéressé. Au surplus, tout homme a
droit, dans la société dont il fait partie, en retour des obligations
qu'il y contracte, à y formuler ses voeux et à y exercer sa part de
Gouvernement. Cette théorie d'égalité condamne en même temps
toute prétention à tout gouvernement oligarchique, qu'il soit
celui d'une classe aristocratique, celui des prêtres, celui des man-
darins, celui de la ploutocratie ou celui de la démagogie d'une
classe populaire. La démocratie, fondée sur un suffrage universel
hautement libre, est le seul mode de gouvernement compatible
avec un régime de franche égalité.
Reste le problème du rôle légitime de l'Etat ?
Les théories vont en ceci'de Bentham jusqu'à Marx. Pour le
philosophe anglais dont l'esprit économiste ne conçoit guère
autre chose dans l'Etat que la production de la Richesse, le rôle
de l'Etat n'est envisagé qu'à ce seul point de vue : « Que faut-il
faire de la part du Gouvernement pour accroître la Richesse? Très
peu de chose, et plutôt rien que beaucoup. Que faut-il faire pour
la population? Rien. Dans la plupart des Etats, quel serait le
meilleur moyen de favoriser le rôle de la Richesse? Ce serait d'à-
— 220
bolir les lois et règlements par lesquels on prétend l'augmenter.
Sécurité et Liberté, c'est tout ce qu'il fr.ut à l'Industrie et à l'Agri-
culture ». La Justice semble inquiéter peu notre philosophe. Plus
d'un Economiste en a pensé de même et, que mon excellent ami
M. Frédéric Passy me le pardonne, la devise du laisser-faire et du
laisser-passer a été maintes fois interprétée de façons fort com-
promettantes. M. Yves Guyot, par exemple, n'écarte-t-il pas sys-
tématiquement toute vue de justice dans l'Economiepolitique, par
la raison que le sentiment du juste ne peui servir de « base
scientifique»?
Au contraire pour Marx, la Justice est le seul objet digne des
préoccupations de l'Etat. La Liberté lui est aussi indifférentequ'à
Frédéric Le Play. Dans tout ce qui toucheà l'action de l'Individu
sur les choses, Marx distingue entre les objets de consommation
et les moyens de production. 11 n'abandonne que les premiers à
la libre activité individuelle et lui soustrait complètement les
seconds. D'où substitution au travail libre du travail imposé à
tous, réglementé pour tous, rémunéré à chacun au nom de tous.
C'estl'Etat, patron et patron universel, fixant à tous les citoyens
la nature, les conditions, le lieu, les heures du travail, et jour a
jour, entre tous, répartissantle salaire. C'est la subordination de
tous les hommes pendant tous les instants de la vie qui ne sont
pas ceux du sommeil et du repos. Ce sont les contacts imposés,
le domicile forcé, les tâchescontraintes. Qu'il y ait eu pour accep-
ter cette universalisation de la servitude de l'usine en Allemagne
3 millions d'électeurs, et en France, i million, c'est ce qu'on ne
concevrait jamais, sans l'observation trèsjuste que formule un
auteur socialiste, M.'Daniel Halévy:«Les ouvriers de grande
industrie n'ont, à aucun degré, l'idée d'une liberté individuelle
qui pour eux n'exista jamais ; et quand on vient leur en parler
ils sont portés à croire qu'on se moque d'eux» (Essai sur le mou-
vement ouvrier en France, p. 44).
— 221 —
XI. — Nous pensons, quant à nous, que Bentham aurait rai-
son et que la liberté suffirait, si tous les hommes étaient en face
les unsdesautres, placésdansdes conditions d'égalité; s'ils avaient
tous les mouvements également libres dans la lutte des intérêts;
et si, contre les coups de Jarnac, ils étaient tous revêtus de cette
armure sans laquelle l'homme le plus ferme n'est qu'un simple
enfant : la Propriété. Nous estimons, en conséquence, qu'entre
citoyens, munis de la propriété-domaine, l'Etat pourra réduire
au minimum ses attributions même de Justice et de Police, et
n'intervenir que quand il sera formellement invoqué.
XII. — Mais l'Etat ne saurait, sans cruauté et injustice, s'isoler
dans cette neutralité sereine quand il s'agit des désarmés sur les-
quels vont se ruer les forts. Partout où il y a un prolétaire, de
même que partout où il y a un enfant ou un infirme, il y a un
homme à protéger. Et c'est avec haute raison qu'Herbert Spen-
cer considère le devoir de protection sociale comme le devoir de
l'Etat le plus universellement senti et le plus important. « En
divers pays, et en divers temps, l'Etat a rempli cent fonctions
diverses. 11 n'ya peut-être pas deux gouvernements qui se soient
ressemblés par le nombre et la nature des fonctions qu'ils se
croyaient obligés de remplir ; mais une seule n'a jamais été tout
à fait négligée par aucun, la fonction de protection : ce qui prouve
que c'est là sa fonction essentielle... Le devoir de l'Etat est de
protéger, de maintenir le droit des hommes, c'est-à-dire d'admi-
nistrer la justice ».
Que de progrès à faire en ce sens, soit pour accroître la liberté
de tous les citoyens en face de l'Etat, soit pour assurer grâce à la
protection d'Etat la liberté et le droit des pauvres, vis-à-vis des
riches, car c'est aussi travailler pour la liberté, c'est être un
libéral conséquent et sincère, que de garantir la liberté indivi-
duelle des humbles, contre les mille contraintes des forts. Nous
ne sommes pas nous, Socialistes libéraux, des Etatistes systéma-
222
tiques, nous nous étonnons, par exemple, que l'école libérale
laisse l'Etat s'arrogeant le monopole du pouvoir judiciaire, inter-
dire en fait par les causes de nullité qu'il consacre, la Juridiction
arbitrale, la pratique du compromis. Tout au contraire, est-ce le
compromis qui devrait être la règle et l'Etat ne devrait s'arroger
le droit de juger que lorsque les parties refusant de compromet-
tre le différent en se perpétuant deviendrait une menace pour
l'ordre public. Quel défi, par contre, à la Liberté que cette indif-
férence de l'Etat en face du Capitaliste qui opprime le Prolétaire!

XIII.
— Mais ici, surgit une grave et dernière objection. « Si
vous augmentez les droits de l'Etat, nous disent les Econo-
mistes, vous serez obligés d'accroître son domaine personnel.
Vous soustrairez à la propriété individuelle, c'est-à-dire à la seule
propriété véritable, une part de plus en plus importante de la
Richesse nationale. Or, l'Etat est un mauvais gérant, il gaspille,
il dilapide, et d'autre part en accroissant les biens dont il dispose
vous orientez la société vers ce Communisme, vers cette sup-
pression de la propriété individuelle que vous ne voulez pas ».
— « Nous triomphons de l'argument, répliquent à leur tour
les Collectivistes. Oui, vous orientez vous-mêmes, quoi que vous
en vouliez, la société vers le Communisme ; car il est fatal que
de plus en plus s'accroissent les domaines de l'Etat jusqu'à ce
qu'advienne le jour où la propriété individuelle tout entière aura
été engloutie; c'est la fatalité de l'Evolution qui nous y mène. »
Distinguons, entre les deux arguments : l'un particulier aux
Economistes, l'autre plutôt aux Collectivistes.
Est-il vrai que l'Etat soit par nature un mauvais administrateur,
un détestable gérant ?
Des distinctions sont nécessaires suivant qu'il s'agira de la pro-
priété agricole, de la propriété industrielle, ou de ce qu'on est
convenu d'appeler la propriété commerciale.
223

Oui certes, l'Etat est un détestable commerçant et le pire qui


puisse être. La raison en est simple: il ne sait pas, il ne peut
pas frauder. Il ne sait ni tromper sur le poids, ni tromper sur la
qualité, et il ne peut faire faillite. Il n'a même à sa disposition aucun
subterfuge possible. Il néglige l'appât des étalages, le maquillage
des denrées et l'art des menteuses réclames. Il ne sait pas se tenir
à l'affût des bonnes affaires, c'est-à-dire exploiter la misère
d'autrui. Evidemment, l'Etat ne sera jamais un bon commerçant,
pas de doute à cet égard.
XIV. —11 ne semble pas qu'il doive réussir beaucoup mieux en
Agriculture, car le caractère administratif convient mal à la cul-
ture du sol. C'est ce que fait remarquer excellemment M. Paul
Leroy-Beaulieu à propos des sociétés anonymes. Bien qu'il consi-
dère celles-ci comme supérieures à l'Etat, il constate cependant
que « les sociétés anonymes les mieux administrées sont de
médiocres gérants de propriétés rurales. Et il cite à l'appui les
insuccès de la société Autrichienne des chemins de fer de l'Etat,
de la société Algérienne, de la société Franco-Algérienne, de la
société Genevoise. 11 aurait pu singulièrement allonger la liste, y
joindre par exemple la société foncière de la Banque de l'Algé-
rie, les conditions très médiocres suivant lesquelles le Crédit
Foncier de France gère ses biens ruraux, etc. Si certaines socié-
tés ont réussi des exploitations d'apparence agricole, c'est par
suite du caractère exceptionnel de leur entreprise qui faisait que
des propriétaires individuels à leur place, eussent obtenu des
profits égaux : telles les sociétés qui ayant reconnu l'immu-
nité contre le phylloxéra des terrains habituellement submer-
gés, achetèrent ces sortes de terrains et les complantèrent en
vignes. D'une façon générale, les propriétés rurales, ont
besoin de l'oeil du maître, j'entends du maître individuel
du propriétaire dont l'intérêt, constamment éveillé, intensifie
l'exactitude et la vigilance. Nous savons même que les proprié-
224 —

tés rurales sont d'autant plus prospères que le maître, aidé des
siens, suffit à leur culture et y trouve d'ailleurs l'utilisation de
toute sa force de travail. Tout comme le grand propriétaire indi-
viduel, tout comme la société anonyme, l'Etat a besoin pour
l'exploitation du sol de la main-d'oeuvre mercenaire, et c'est là,
nous le savons, une cause d'infériorité qui ne peut aller aue
s'aggravant. 11 sera pourtant nécessaire de conserver à la ges-
tion de l'Etat quelques parcelles du sol national. Sans parler
des forêts qu'il ne semble pas possible de soustraire au contrôle
de l'Etat, celui-ci devra se réserver ou réserver à ses départements
les superficies nécessaires aux colonies d'asiles d'aliénés, aux
colonies de jeunes détenus, aux pénitenciers agricoles et géné-
ralement aux établissementsdestinés à l'assistance des anormaux.
Le succès économique de la gestion est ici la moindre affaire.
De même l'Etat gardera-t-il la haute main snr les domaines d'en-
seignement agricole.
XV. — Reste la propriété industrielle, le problème est ici par-
ticulièrement complexe. Une précaution préalable à son étude doit
être tout d'abord de discerner dans toute entreprise son côté
commercial de son côté industriel. C'est en effet que dans le
régime actuel de notre commerce, dans les moeurs et avec les
pratiques qu'il comporte, le côté commercial est dans toute entre-
prise pour l'Etat un facteur d'insuccès. Si l'on parvenait à conce-
voir, au contraire, un régime tel que l'Etat exploiteur d'indus-
trie n'aurait à s'inquiéter aucunement de l'écoulement de ses pro-
duits, ceux-ci étant achetés par avance à leur valeur vraie, il nous
paraît évident que l'Etat serait un gérant supérieur à la société ano-
nyme et qu'il ne pourrait être concurrencé, avec avantage, dans
certaines industries, que par le propriétaire-travailleur, et, dans
quelques autres, par les propriétaires-travailleurs groupés en
coopératives de production. Dans l'un et l'autre de ces deux der-
220
niers cas, en effet, la vigilance de l'intérêt personnel pourrait
prévaloir contre la puissance des moyens d'Etat.
Bien peu d'esprits sont à même d'étudier avec impartialité le
problème que nous nous posons ici. Depuis 80 ans, au moins,
tous les Economistes, ou presque tous du moins, ont ma*.ifesté
et inspiré autour d'eux l'horreur de l'Etat. Leurs écrits à ce sujet
sont des réquisitoires, souvent des diatribes que l'esprit frondeur
de notre race a toujours accueilli avec faveur. La haute sérénité
scientifique de Stuart Mill, l'immortel auteur de la « Liberté » ne
pouvait tomber dans ce travers. Voici ce qu'écrivait Stuart Mill,
suivant la traduction que nous en donne sans commentaires, et
par conséquent sans protestations, l'éminent libéral que fut Cour-
celle-Seneuil : « Tout ce qui, abandonné à la liberté, :ie peut être
fait que par des Sociétés commerciales, serait souvent aussi bien
et quelquefois mieux fait, sous le rapport du travail lui-même, si
l'Etat l'exécutait. Le caractère dispendieux, le défaut de soin et
l'incapacité de la gestion de l'Etat sont passés en proverbes. Mais
l'administration des grandes compagnies de commerce a présenté
le même caractère. II est vrai que les directeurs d'une compagnie
sont toujours actionnaires; mais les membres du Gouvernement
sont toujours aussi contribuables, et lorsqu'il s'agit de directeurs,
aussi bien que lorsqu'il s'agit de membres du gouvernement,
leur part dans les bénéfices d'une bonne gestion n'est pas égale à
l'intérêt qu'ils peuvent avoir à mal gérer, sans parler de celui de
leur repos » (Principes d'Econ. polit., page 567).
Stuart Mill a raison. Dès que la propriété industrielle cesse
d'être directement manoeuvrée par son propriétaire individuel,
elle n'est plus qu'une administration ;et celle de l'Etat n'est, en ce
qui touche la production du travail industriel, inférieure à aucune
autre. M. P. Leroy-Beaulieu est, on l'a vu, un partisan peu enthou-
siaste des sociétés anonymes ; mais il est plus encore,un détracteur
passionné de l'Etat. Dans la comparaison entre celles-ci et celui-là,
— 226 —
il ne pouvait pas ne pas donner l'avantage aux Sociétés anony-
mes. Mais il est intéressant de connaître les arguments invoqués ;
les voici : « La Société anonyme dans son organisation et dans
ses ressorts intimes, a infiniment plus de souplesse que l'Etat.
Les actionnaires, tant que la gestion est prospère, laissent aux
administrateurs complète liberté. Ils ne les assujettissent pas à
ces règles bureaucratiques, uniformes et rigoureuses qui rendent
si malaisée toute innovation. La £".. bureaucratique est routi-
nière, la paperasserie encombrante et lente ; elles sont les com-
pagnes inséparables de l'Etat moderne et bureaucratique, surtout
quand il veut étendre ses attributions au delà de quelques fonc-
tions très simples ».
11 est bien difficile en ce texte de saisir un autre reproche que

celui de bureaucratisme et d'humeur paperassière. Or, qui donc


oserait attester que les grandes administrations telles que celles
des chemins de fer, ne le sont pas autant que l'Etat? Il est piquant
d'autre part de voir transformer en avantages cette circonstance,
d'ailleurs exacte, que tant qu'une société anonyme est prospère,
ou en a l'apparence, et distribue des dividendes fussent-ils pris
sur le Capital, les actionnaires n'exercent aucun contrôle et lais-
sent la bride sur le cou aux administrateurs. Lorsqu'avertis par
la suspension des dividendes, les actionnaires s'avisent de savoir
ce qui se passe, le mal est presque toujours irréparable. Nous
savons gréa M. Leroy-Beaulieu de reconnaître que les choses ne
se passent pas ainsi dans l'Etat, et que le contrôle, dût-il gêner
parfois quelque initiave, s'exerce du moins d'une façon perma-
nente.
XVI. — Tout n'est point parfait dans l'Etat moderne, mais —
et c'est un point capital — cet Etat moderne est indéfiniment
perfectible et de fait vase perfectionnant de plus en plus. 11 n'y a
aucune comparaison à établir entre l'Etat sous Louis XIV et l'Etat
depuis les réformes de la Constituante et de la Convention. L'Etat,
22? —
tel que nous le voyons aujourd'hui, est lui-même en progrès
très manifeste en ce qui touche la comptabilité-matière, sur ce
qu'il était sous Napoléon 111. Le régime parlementaire a introduit
l'air et la lumière dans son fonctionnement; et les chemins de
fer de l'Etat, dont on dit qu'ils sont moins productifs.parcequ'ils
payent mieux et surmènent moins leurs employés et parce que
leur tarif des marchandises est réduit, nous apparaissent comme
tout aussi attentifs à améliorer leur outillage, leur matériel et leur
mode de fonctionnement que les compagnies privées. Ils iront se
perfectionnant de plus en plus, parce que leur perfectionnement
coïncide avec l'intérêt général et ne se heurte à aucun intérêt
particulier de nature durable. Les sociétés anonymes au contraire
sont entravées dans leur fonctionnement par l'opposition d'inté-
rêts qui existe d'une part entre les actionnaires et la masse des
consommateurs, d'autre part entre les actionnaires et les admi-
nistrateurs qui, peu nombreux, ayant des intérêts identiques et
associés par leur travail dans un contact fréquent, peuvent aisé-
ment se concerter pour les détournements et pour les fraudes, et
ont en tous cas une tendance naturelle à se soustraire au contrôle
des porteurs d'actions.
Tout comme les compagnies, l'Etat trouve pour le servir des
ingénieurs de premier ordre; il n'est pointd'hommes qui ne pré-
fèrent le service de l'Etat, même moins rémunéré, au service des
compagnies. C'est en effet que les fonctions publiques sont plus
sûres, plus stables, plus à l'abri des caprices des chefs ou de
l'atteinte des coteries que les emplois privés. C'est aussi que
l'Etat ne fait point faillite.
XVII. — Il est également pour l'Etat un autre avantage énorme :
seul il peut se permettre les grandes pensées et se promettre les
grands desseins parce qu'il ne meurt pas. Nous avons vu ailleurs
que les sociétés anonymes ont une durée fatalement limitée et
aboutissent toujours à des liquidations désastreuses: aussi sont-
— 228 —
elles tenues d'amortir leur capital dans un délai très bref. Au
contraire, l'Etat nanti d'un capital fixe et de durée presque indé-
finie, canaux, ponts, routes, palais, etc., n'a pas à se préoccuper
de l'amortissement de cette partie de l'outillage national. 11 entre
dans les frais généraux dont la somme ne s'élèvera pas par ce
fait que des attributions industrielles nouvelles seraient recon-
nues à l'Etat. !1 n'en sera point de même il est vrai de cette par-
tie de l'outillage qui est susceptible d'usure relativement rapide,
matériel des usines, etc. Mais, du moins, pour fixer la durée de
l'amortissement, l'Etat ne se préoccupera-t-il que de la durée
même de l'outillage. On n'aura pas à prévoir un délai plus res-
treint, par crainte d'une liquidation prématurée.
XVIII.
— Quelle sécurité énorme d'autre part que celle qu'otfre
l'Etat aux familles ouvrières et d'employés qui se confient à lui ;
et, par opposition, quelle insécurité que celle des familles
ouvrières de l'industrie privée! Bien qu'à l'heure actuelle, l'Etat
ne gère encore qu'un petit nombre d'usines, il a déjà pour prati-
que, quand le travail s'arrête dans l'une d'elles, de répartir si
possible les chômeurs dans les autres ateliers. Que le nombre des
ateliers d'Etat s'accroisse, que ces ateliers comprennent des
industries variées, et l'on verra cette pratique, qui par nature est
interdite à l'industrie privée, se généraliser, devenir constam-
ment praticable dans l'industrie d'Etat, et protéger du même
coup la société contre les dangers, les ouvriers contre les souf-
frances du chômage. Quoiqu'on pense M. Yves Guyot, le but
suprême et exclusif d'une bonne Economie politique, c'est-à-dire
d'une sage ordonnance des choses économiques dans l'Etat, n'est
pas et ne peut pas être la production de la Richesse, mais aussi
la diminution de la Misère. Concluons donc que si l'Etat est par
nature un détestable commerçant, s'il apparaît qu'il restera tou-
jours inférieur au propriétaire individuel dans la gestion des
biens ruraux, il semble, au contraire, évident que, sans parler de
— 229 —
son crédit supérieur à celui de tous autres, il a, entant qu'indus-
triel, sur les sociétés anonymes d'énormes avantages. Il restera
vraisemblablement inférieur, tous les côtés de la question étant
bien examinés, à la petite industrie familiale dans les branches
où celle-ci pourra se maintenir. Dans certaines autres, les pro-
priétaires individuels groupés en ateliers coopératifs de produc-
tion et stimulés par l'intérêt individuel, pourront également
lui être supérieurs. Mais, partout où règne nécessairement le
Capitalisme et où le travail mercenaire est exploité dans un
régime aussi contraire à la justice qu'aux libertés privées et
publiques, il est évident qu'il y aura intérêt politique et intérêt
moral à substituer la gestion de l'Etat, tandis qu'au point de vue
économique, il y a des raisons de croire que cette gestion sera
supérieure.
XIX. — Il ne nous reste plus'qu'à aborder l'argument de l'évo-
lution. On se rappelle qu'à quiconque veut accroître en un sens
quelconque l'action de l'Etat, les Economistes crient : « Prenez
garde vous allez du même coup accroître sondomaineetorienter
l'avenir vers le Communisme ». De leur côté, les Collectivistes
triomphant de l'aveu proclament que cette évolution vers le
Communisme est fatale et que quoiqu'on fasse la propriété indi-
viduelle s'effondrera : « Les biens les plus précieux, dit M. Ber-
geret, le confident bien connu d'Anatole France, sont communs
à tous les hommes et le furent toujours
« Les biens individuels dont jouissent les plus riches d'entre
nous sont peu de chose en comparaison de ceux qui appartien-
nent indistinctement à tous les hommes. Et dans notre société
même, ne vois-tu pas que les biens les plus doux ou les plus
splendides, routes, fleuves, forêts autrefois royales, biblio-
thèques, musées appartiennent à tous ? Aucun riche ne pos-
sède plus que moi ce vieux chêne de Fontainebleau ou ce tableau
du Louvre. Et ils sont plus à moi qu'au riche, si je sais mieux
— 230 —•
en jouir. La propriété collective qu'on redoute comme un
monstre lointain, nous entoure déjà sous .vile formes fami-
lières. Elle effraye quand on l'annonce et l'on use déjà des avan-
tages qu'elle procure ».
Si en allant à la justice par le grand chemin delà liberté, nous
devions aboutir au Communisme, c'est qu'alors le Communisme
ne serait pas cette antithèse à la liberté que mon esprit imagine.
Mais, comme je crois fermement qu'entre la liberté et le Com-
munisme il y a véritablement un antagonisme irréductible,
je reste convaincu, — et j'agis comme tel, — que ce n'est pas
aller au Communisme que de poursuivre, dans la sincérité de
son âme, les solutions de Justice et de Liberté. C'est même avoir
bien peu de foi en elles que de supposer qu'elles peuvent si aisé-
ment sombrer qu'un peu plus ou un peu moins de biens laissés
à la disposition de l'Etat rendent si aisés au despotisme étatiste la
victoire sur la liberté. Je n'ai pas peur du Communisme parce
que je crois et sais le Communisme contraire à la nature humaine.
Tant que les hommes resteront hommes leur idéal sera l'auto-
nomie de la personne humaine, et l'action autonome de chacun
sur le milieu extérieur.
Au surplus, deux observations ruinent absolument tout ce
qu'il y a de spécieux dans cet argument qui fait marcher l'huma-
nité vers un régime de propriété Collective grandissante et qui
donne comme certain que la contre-partie de ce phénomène est la
diminution graduelle jusqu'à disparition à prévoir, de la pro-
priété individuelle.
Et d'abord, s'il est exact que la propriété collective va gran-
dissant dans les sociétés modernes, il n'est pas exact que la pro-
priété individuelle y aille en diminuant. — Tout au contraire.
C'est une Loi admirable, très propre à donner la clef de l'anta-
gonisme apparent entre l'intérêt social et l'intérêt individuel, que
celle du parallélisme constant entre la Richesse toujours crois-
— 23l —
santé de la Société et celle également toujours croissante de l'in-
dividu. Ce n'est pas seulement dans le domaine matériel que
cette Loi s'affirme ; on ne la constate pas moins dans le domaine
intellectuel et moral.
Le cerveau d'un individu a-t-il aperçu un Phénomène, un Rap-
port, une Idée, il use de sa découverte comme d'un bien indivi-
duel. Il la donne s'il l'enseigne ; il l'enserre jalousement s'il la
tait pour en tirer seul profit ; il l'afferme ou la vend s'il l'exploite.
Mais l'exploiter, c'est du moins fatalement, en un jour donné,
la faire connaître ; c'est la partager entre plusieurs ; car les
patrimoines intellectuels se partagent comme se partagent les
champs et la monnaie,mais il est vrai sans se réduire. Peu à peu,
s'accroît le nombre de ceux qui accèdent à la compréhension de
cette idée, c'est-à-dire à sa propriété. Ce n'est point sans lutte, il
est vrai, qu'elle a fait son chemin, car les idées antérieurement
émises en ont été plus ou moins heurtées et se sont défendues.
Mais vient un jour où la victoire définitive de l'Idée nouvelle
s'affirme et où les dernières résistances tombent devant elle. Ce
jour-là l'idée de bien individuel dérive bien collectif. Elle entre
dans la sphère de la gestion sociale, elle prend place dans les
données de la science acquise qui est essentiellement un bien
commun à tous les hommes, et dans lequel tous les hommes
communient en paix, justice et liberté. Mais que faut-il suppo-
ser, tandis que se produit ce phénomène de cristallisation sous
forme sociale des idées individuelles antérieures ? C'est que, de
nouvelles idées ont germé, germent et germeront encore dans
les sillons du domaine individuel, c'est-à-dire dans le cerveau de
tels ou de tels hommes ; idées nouvelles qui à leur tour iront
enrichir le grand fonds social de la science. Supposez qu'un jour
cette source des idées individuelles vienne à tarir ; que cette puis-
sance qu'ont les individus de créer des idées nouvelles cesse de
fonctionner, ce serait supposer l'arrêt brusque de l'activité intel-
232

lectuelle dans le monde, l'universelle paralysie du cerveau


humain, la mort de l'humanité. Faudrait-il souhaiter en effet à
cette humanité qui enfanta Socrate et Archimède, Bacon et New-
ton, Monstesquieu, Darwin et Pasteur, de vivre désormais inerte
tt immobile dans le cadre rigide du passé, sans que, plus aucune
id^'e nouvelle ne l'éveille, sans qu'aucun élan ne l'emporte, sans
qu'aucune curiosité ne l'invite, sans que plusjamais elle s'efforce
d'atteindre à travers les espaces la robe d'or de l'Inconnu?
Ainsi, à tout accroissement du grand domaine de la Société
correspon \ un ^accroissement du domaine intellectuel de l'Indi-
vidu, et l'on peut même dire que l'utilité primordiale de la
Science, c'est de solliciter l'activité individuelle, c'est d'accroître
la part de propriété privée dans le champ intellectuel et de la
rendre accessible à tous.
Dans le domaine moral, il en est de même que dans le domaine
scientifique. Après avoir été l'oeuvre du travail individuel, après
avoir été cultivées dans [le champ de la propriété privée, les
idées morales deviennent bien social. C,est parce queGaïus déclara
l'esclavage contraire au droit naturel ; c'est parce que certaines
dispositions des Prudents et des Prêteurs favorisèrent les affran-
chissements ; c'est parce que certains Papes les déclarèrent méri-
toires et agréables à Dieu ; c'est parce que Montesquieu fit le pro-
cès de l'Institution esclavagiste ; c'est parce que Raynal l'attaqua
avec véhémence et persuada le peuple de son injustice, qu'une
première tentative eut lieu sous la Révolution en vue de sociali-
ser cette donnée morale, jusqu'alors individuelle, que l'esclavage
est une iniquité. Reprise avec succès, quelques années après, la
lutte contre l'esclavage aboutissait enfin, grâce à Wilberforce et
Schoelcher, à passer dans le domaine social. Elle était enfin sanc-
tionnée par la Société, pratiquée par elle, enseignée comme une
donnée acquise et aussitôt l'activité morale des individus se don-
nait essor vers de nouvelles conquêtes. Un bien moral qui cesse
— 233 —
d'être possédé, cultivé, défendu individuellement, parce qu'il est
devenu bien de tous, cède la place dans le champ de l'activité indi-
viduelle morale aux germes que des penseurs inconnus ont déjà
semé, de ci, de là, dans les obscurs sillons. C'est la récolte qui
fait place libre aux prochaines moissons.
De même en est-il dans l'ordre des richesses matérielles. Certai-
nes parcelles de ces Richesses se détachent à chaque instant de
la masse et deviennent bien social ; mais en même temps, d'au-
tres richesses naissent, grâce aux efforts individuels, et celles-ci
viennent accroître le patrimoine privé des travailleurs. A l'ac-
croissement du patrimoine social on devine l'activité de la pro-
duction individuelle. Plus l'Etat construit de routes, de canaux et
de ponts, plus le champ du paysan fait pousser de blé et le métier
du tisserand tisse de la toile. Les époques où l'Etat est impuissant
à accroître son domaine sont celles où les individus sont eux-
mêmes impuissants àaccroître leur propriété, tandis que l'accrois-
sement de la somme des biens individuels a, jusqu'à présent," cor-
respondu à l'accroissement du domaine social.
Un Economiste écrivait naguère qu'au cours des quinze derniè-
res années, la France avait vu s'accroître sa Richesse totale de
2 milliards par an. De combien s'est enrichi l'Etat dans cet accrois-
sement de la Richesse générale ? Je l'ignore, mais il suffit de con-
sidérer combien le nombre des journées de travail appliqué à la
création de la Richesse individuelle est supérieur à celui des
journées consacrées à la constitution de la Richesse sociale pour
être certain que la part de l'Etat a été beaucoup moindre que
celle des individus. Elle est donc faussement interprétée, cette
Loi de l'Accroissement continu du domaine social, si on estime
qu'elle est symptomatique d'un ralentissement de la production
individuelle ; c'est le contraire qui est vrai.
Mais, en sera-t-il encore de même si les usines et ateliers de
forme capitaliste deviennent propriété d'Etat? — Il est aisé de
— 234 —
prouver l'affirmative. C'est qu'en effet, à la différence du patron
capitaliste qui prélève son profit sur le travail ouvrier, l'Etat
devra fournir ce travail gratuitement, sans rémunération du ser-
vice par lui rendu, à prix coûtant. Tout le travail ouvrier se
transformera pour l'ouvrier en salaire, l'appropriation indivi-
duelle n'y perdra donc rien, au contraire. Tandis que l'appro-
priation par l'Etat n'y gagnera rien.
XX. — Avant de finir ce chapitre relevons les quelques lignes
d'Anatole France, si poétiques d'ailleurs, que nous citions tout à
l'heure et rappelons-nous que le philosophe poète s'applaudit de
posséder plus que les riches les splendeurs des musées, et aussi la
beauté superbe des chênes de Fontainebleau. Sans nul doute
l'inégalité existe entre les hommes dans la jouissance pourtant
commune des biens sociaux. Mais, cette inégalité n'inspirera
jamais envie ou révolte et stimulera seulement les efforts de cha-
cun vers un accroissement de vie esthétique, intellectuelle ou
morale. Nous avons vu ailleurs que, fondé sur le travail, il n'ap-
paraît pas que la propriété puisse varier en quantité de tra-
vailleur à travailleur, en aucun ordre de travail,plus que de i à 4.
Et le lecteur a pu s'écrier: « C'est injuste. Eh quoi! Le plus banal
des peintres en bâtiment sera payé 1 etRaphaël,Rubens,Rembrandt
ouVélasquez ne seront payés que 4! De 1 à 4 seulement, la diffé-
rence du salaire entre l'écrivain public et Victor Hugo! Ne serait-
il pas juste au contraire que la rémunération fût proportionnelle
à la valeur du travailleur, et la différence du vulgaire au génie,
n'est-elle pas infiniment supérieure à la modeste proportion
qu'accuserait les traitements ? »— Infiniment, vous l'avez dit,
c'est-à-dire hors de toute mesure susceptible d'être déterminée
dans un tarif. Mais, est-il si vrai, au surplus, que la valeur du
travail fourni doive être le seul élément dans l'appréciation du
salaire directement payé quand se livre le travail ? Ne faut-il pas
tenir compte de deux autres éléments qui constituent un double
— 235 —
appoint pour les salaires exceptionnels. C'est d'abord la part
plus grande de jouissances que leurs facultés esthétiques, l'in-
tensité de leur vie intellectuelle et leur plus haute sensibilité
morale prélèvent sur la richesse sociale. C'est aussi le respect,
l'honneur, la gloire qui les entoure dans une Société qui tend de
plus en plus par une éducation progressive à être digne de les
comprendre et de les admirer. Non, certes, ni Newton, ni Dar-
win, ni Pasteur, ni aucun autre génie n'eût trouvé insuffisante une
rémunération qui leur aurait permis d'entourer leur vie privée de
tout le confort et qui les aurait invité à se rassasier, du même
coup, de toutes ces jouissances si délicates et si intenses d'un
luxe social offert, comme stimulant et comme idéal au vulgaire,
comme récompense, à l'élite. Je n'ai point peur quant à moi du
quasi-nivellement des fortunes; si l'appétit grossier et sottement
fastueux des rustres enrichis disparaît dans une société où l'iné-
galité de fortune ne se mesurerait qu'à la valeur des travailleurs,
qui donc osera s'en plaindre ? Il est évident que les savants à qui
sera la jouissance des bibliothèques enrichies et des laboratoires
multipliés, que les artistes à qui sera celle des Musées agrandis
y trouveront, à leur salaire, un supplément qui les fera vivre
dans un luxe insoupçonné des autres et que la pauvreté de per-
sonne n'enviera.
DEUXIÈME PARTIE

VOIES ET MOYENS

CHAPITRE XII

INTRODUCTION A L'EXPOSÉ DES VOIES


ET MOYENS DU RÉGIME MORCELLISTE

Nous nous sommes borné jusqu'à présent à un travail de cri-


tique sociale. Un certain nombre de principes étant posés et
diverses chancesd'erreurétant conjurées par des définitions et des
explications préalables, le moment nous paraît venu d'aborder
la partie positive, et, si nous osons le dire, doctrinale. Nous
allons indiquer maintenant comment nous concevons l'institu-
tion progressive, puis le plein fonctionnement du « Socialisme
libéral », ou « Morcellisme ».
Mais d'abord pourquoi « Socialisme» ; pourquoi «libéral » ;
pourquoi « Morcellisme » ?
On sait la définition officielle du Socialisme, donnée en pré-
sence et au nom de tous les chefs du Parti, par M. Millerand, le
— 238 —
3o mai 1896, au banquet de Saint-Mandé : « N'est pas socialiste
quiconque n'accepte pas la substitution nécessaire et progres-
sive de la Propriété sociale à la Propriété capitaliste ». — Or,
partout où la Propriété est nécessairement capitaliste, c'est-à-dire
quand il est acquis que telle propriété ne peut être acquise par
le seul travail ou exploitée en liberté et autonomie par le tra-
vailleur, les morcellistes acceptent, voire réclament la socia-
lisation. Si pour être socialiste Millerand eût exigé qu'on accep-
tât la substitution de la Propriété sociale tant à la Propriété
individuelle du travailleur autonome qu'à celle capitaliste, le
Morcellisme, défenseur convaincu de la Propriété acquise par
le Travail, ne serait pas une doctrine socialiste.
Pourquoi « libéral »? — Parce que nous ne concevons pas à
la Société un droit qui lui soit propre et essentiel. Les droits
qu'elle possède sont dérivés et lui viennent des individus, lis
ne sauraient dès lors être supérieurs aux droits naturels des
individus eux-mêmes et se retourner contre eux. Le droit au
travail et aux produits du travail est un de ces droits naturels
de l'Individu. La Société ne peut ni y porter elle-même atteinte,
ni autoriser qu'il y soit porté atteinte par un autre individu. En
imposant et réglementant le Travail et l'usage des fruits du tra-
vail au nom de l'Etat, les collectivistes poitent atteinte à la
liberté de l'Individu, et c'est pourquoi nous ne sommes pas col-
lectivistes. En autorisant quelques individus à accaparer certains
moyens de production,eten imposant, grâce à cet accaparement,
à une masse d'autres un travail réglementé et exploiteur, ce qui
est le Capitalisme, les économistes portent atteinte à la liberté de
l'Individu ; et c'est pourquoi nous ne sommes pas avec eux.
Nous voulons, sans arrière-pensée ni réticence d'aucune sorte,
la Liberté pour tous : la liberté de l'Individu vis-à-vis des autres
individus, dont n'ont souci les économistes ; la Liberté de l'In-
dividu vis-à-vis de l'Etat, dont les Collectivistes font bon marché.
— 239 —
Pourquoi Morcelliste ! — Parce qu'il fallait distinguer cette doc-
trine socialiste des autres doctrines socialistes et en particulier
du collectivisme. Réprouvant ensemble et avec une égale éner-
gie la Propriété capitaliste, Collectivisme et Morcellisme pren-
nent ensuite une direction différente : le premier va vers un
idéal de propriété collective, d'où le nom de Collectivisme ; l'au-
tre vers un idéal de Propriété morcelée entre les travailleurs en
proportion de leur travail, d'où le nom de Morcellisme qui fut
proposé en 1897 par M. Maurice Faure et accepté par la frac-
tion avancée de la Ligue de la Petite Propriété.
On a dit du Morcellisme qu'il était un Socialisme individua-
liste. C'est purement exact, et nous revendiquons ce titre contre
les économistes qui acceptent si facilement la violation du droit
de l'Individu dans les prolétaires, et en particulier contre les
Actionnaristes qui absorbent l'Individu dans cette sorte de Con-
grégation économique qu'est la Société anonyme. On a dit que,
bien loin d'étendre, il restreint l'action de l'Etat en fortifiant en
face de lui chez tous les individus le sentiment de leur autono-
mie ; et que plus directement que le Collectivisme, il achemine
vers l'Anarchie. Cela est encore exact, car les individus feront
bien mieux l'apprentissage de la liberté absolue, et s'en rendront
plus vite dignes, quand ils seront tous placés en état d'autonomie,
que si au contraire on les courbe tous, comme veulent les
collectivistes, sous le joug de l'Etat. Proud'hon, le véritable père
de l'anarchisme, aurait bien moins de défiance contre le Morcel-
lisme qu'il n'en eut contre le Collectivisme qui lui fit horreur.
En l'étudiant dans ses origines, on a observé que le Morcel-
lisme n'était que la doctrine de la Révolution, mais précisée,
complétée et purifiée de tout alliage. Oui certes, le Morcellisme
est de pure tradition révolutionnaire ; mais c'est une tradition
qui se continue en évoluant. Si nous avions à formuler une nou-
velle Déclaration des droits.notre article 11 apporterait à celui de
— 2jO —
la Révolution une précision plus grande en se libellant ainsi :
« Les droits inaliénables et imprescriptibles de l'Homme sont la
Liberté, la Sécurité, l'Egalité et le Travail duquel seul naît la
Propriété légitime ». Cette formule, si elle leur avait été soumise,
tout nous prouve que nos pères de la Révolution l'eussent accep-
tée : le droit au Travail que Turgot avait proclamé n'était pas^
pour les effrayer ; et l'horreur qu'ils avaient de la Propriété féo-
dale, cette propriété, capitalisme dans son fonctionnement, vio-
lence ou faveur de prince dans ses origines, est un sûr garant
que, si la question se fût nettement posée à leur esprit, le Tra-
vail leur eût paru seule source légitime et seule fin de la Pro-
priété.
Eh bien ! ce qu'ils n'ont pas précisé nous le précisons, ce qu'ils
n'ont pas défini nous le définissons. A cet effet nous faisons
appel à tous les philosophes, à tous les penseurs, et nous nous
emparons de leurs successives découvertes pour compléter la
doctrine révolutionnaire. De Sismondi, de Proud'hon, de Marx,
de Le Play lui-même, nous apprendrons quelle inégalité sociale
et quelle oppression peuvent s'instituer.sans apparence de liberté :
la mise par l'Etat de la masse prolétaire à la merci des capitalis-
tes ; et nous conjurerons ce mal, au nom du Droit au travail, en
reconnaissant à l'Etat le devoir démettre à la disposition deceux
des travailleurs qui en sont privés, l'outil du libre travail. A
Fourier, à Robert Owen, à Proud'hon, nous emprunterons leurs
formules de l'Association, de la Coopération, et de la mise en
commun de la consommation, en tant que ces formules, bien
loin de la menacer ou de la réduire, garantissent, accroissent et
intensifient la liberté "individuelle. De Proud'hon nous appren-
drons le parti qu'on peut tirer de la Propriété pour se protéger
contre le despotisme de l'Etat ; de Cousin et de Marx lui-même
le parti qu'on en peut tirer contre l'oppression des autres hom-
mes. Nous ferons également état, non sans lui en avoir grande
— 241 —
reconnaissance, des lumières si nouvelles que Marx nous apporta
sur les secrets ressorts du Capitalisme, et de sa magistrale distinc
tion entre la Propriété capitaliste et la Propriété privée du tra-
vailleur autonome. Ainsi mettrons-nous la doctrine de la Révolu-
tion au courant des progrès modernes. Agir ainsi c'est honorer
la Révolution et non lui être infidèle.
Enfin une dernière considération est à mettre en relief : Le Mor-
cellisme a apparu à beaucoup comme un terrain de conciliation
politique entre les collectivistes et les démocrates avancés. Nous
voulons.nous, les réformes morcellistes parce qu'elles nous parais-
sent justes et conformes à la liberté. Nous croyons que leur adop-
tion nous orientera de plus en plus vers un état social où l'Indi-
vidu sera plus libre et plus autonome. Mais si, nous trompant
sur le sens de l'évolution qui entraine la Société, nous allions, par
le grand chemin de la Justice et de la Liberté, aboutirai! Commu-
nisme, c'est que celui-ci serait le Progrés ; et nos petits-fils nous
pardonneraient notre erreur théorique en faveur de notre sincé-
rité et de notre souci de Justice. Les collectivistes ne peuvent ne
pas reconnaître le caractère de stricte justice des réformes que
nous proposons ; dès lors leur devoir est de les voter dans le
même sentiment de sincérité qui nous anime. S'ils ne se trompent
point sur le sens qu'ils supposent à l'évolution sociale, ils ne
peuvent pas douter qu'ellesnenousmèneront progressivementau
Communisme. Si au contraire ils £>e trompent, et si, orientées par
l'évolution sociale vers l'autonomie toujours plus grande de la
personne humaine, elles généralisent la Propriété individuelle
entre travailleurs, ils s'en consoleront en se réclamant de leur
foi dans la Justice. Ajournons donc des débats stériles sur l'idéal
ou Communiste ou individualiste. Bornons-nous à constater ce
qui nous sépare, et poursuivons ensemble la réalisation de réfor-
mes que la Justice démocratique commandeà tous.

Sabatier iC
CHAPITRE MU

MESURES PROPRES A CONJURER LA RUINE DE


LA PROPRIÉTÉ ACQUISE PAR LE TRAVAIL.
C'EST-A-DIRE DES PROPRIÉTÉS DÉJÀ CONS-
TITUÉES.

1. PROPRIÉTÉ NORMALE.
— TENDANCE PROPRIÉTÉ PAYSANNE
DE LA
ET DE L'ATELIER FAMILIAL A DEVENIR PROPRIÉTÉ NORMALE. CRUAU-
TÉS LÉGALES CONTRE LA PETITE PROPRIÉTÉ. II. FRAIS DE TRANS-

MISSION. — LES DISTINGUER DES DROITS. — INIQUITÉ DE LA PRO-
CÉDURE CONTRE LES PETITS PATRIMOINES.
— LA PROTESTATION DE
LE PLAY. NE CHERCHER LE REMÈDE, NI DANS UNE MOINDRE PERCEP-
TION FISCALE NI DANS UNE RÉDUCTION DES TARIFS, NI DANS UNE
SIMPLIFICATION DE PROCÉDURE, NI DANS UNE MODIFICATION DU
DROIT CIVIL. — 111. LA RÉFORME PROPOSÉE LA LOI A FAIRE.

IV. L'ARTICLE 827 DU CODE CIVIL. IL RUINE L'ESPRIT DE FAMILLE.
LES CONTRADICTIONS DE L'ARTICLE 822.
— V. L'ARTICLE 885 DU
CODE DE PROCÉDURE CIVILE.
VI. FRAIS DE LA JUSTICE CIVILE ET PÉNALE, — ILS FRAPPENT TRÈS
INÉGALEMENT LE RICHE ET LE PAUVRE.
— NÉCESSITÉ D'INSTITUER
UN CONCILIATEUR COMMUNAL — ET DE GRADUER L'AMENDE A LA
FORTUNE DU COUPABLE.
VII. LES TARIFS SPÉCIAUX LE PRINCIPE DE L'ÉGALITÉ DES
— VIOLENT
TRANSPORTS AU PROFIT DE LA GRANDE PROPRIÉTÉ ET CONTRE LA
PETITE.
VIII. LE CRÉDIT, SON ÉTAT ACTUEL.
— INJUSTICE DE
IX. L'ASSURANCE DEVOIR D'ETAT, DEUX ÉLÉMENTS. —GRANDS
— SES
ET PETITS PROPRIÉTAIRES.
X.
- - «4i
LES IMPOTS INDIRECTS ÉGXASHNT LA PETITE PROPRIÉTÉ ET FAVORI
SENT LA GRANDE. — Us SOPHISME DE M. PAUL LF.ROY-BEAULIEU.
XI. I/lMPUISSANCE DES FAVEURS D'F.TAT A MAINTENIR LA GRANDE
PROPRIÉTÉ MET EN RELIEF SA FAIBLESSE INTIME.
XII. LE HO.MESTEAD, — SON ORIGINE. LE POINT DE VUE DES SOCIOLO-
GUES EUROPÉENS. LES CONDITIONS ESSENTIELLES DE L'INSTITUTION.

I. 11est logique qu'avant de provoquer la constitution de la


propriété aux mains de nouveaux travailleurs nous nous effor-
cions de conjurer les causes, qui, dans l'état actuel descho ses,
provoquent injustement et fréquemment la ruine de la propriété
acquise par le travail.
On sait le sens exact de l'expression Propriété Normale. On
sait que la propriété normale n'a pas une étendue ou une valeur
fixe, mais, qu'au contraire, elle se mesure, à la fois, à l'activité
et aux besoins du travailleur. Elle permet à celui-ci l'emploi de
toute sa force-travail, mais non de celle de mercenaires car, en
ce cas, elle serait excessive. D'autre part, et grâce à cet emploi
de toute la force-travail, elle assure au travailleur et aux siens
une existence conforme à l'hygiène et à la dignité de l'homme,
ce qui implique la constitution d'une certaine épargne, gage de
iberté.
Absolument parlant, la Propriété Normale ne se pourrait
observer qu'à titre tout à fait exceptionnel et pour un temps plus
ou moins court. Chaque jour, en effet, se modifie l'activité du
travailleur s'accroissant chez le jeun.; homme, diminuant chez
l'homme âgé, ici, s'augmentant avec des aptitudes ou des con-
naissances nouvelles, ou seulement même par l'emploi d'un
instrument nouveau, là s'affaissant brusquement par la mort
d'un travailleur.
Grâce à l'épargne qui permet de monnayer et de mettre en
réserves la partie de propriété devenue excessive ; grâce aussi
à la liberté des contrats qui permet au travailleur de se con-
2/J5
— —
certer avec les travailleurs voisins au mieux de leurs intérêts réci-
proques, pour l'emploi de la force-travail inutilisée de l'un, sur
la propriété excessive de l'autre, les brusques écarts dans
l'équilibre delà force-travail et de la propriété sont atténués et
limités dans leur durée. La force des choses, l'intérêt des tra-
vailleurs, — et ceux-ci en ont tous une perception instinctive,
tend à rétablir le niveau, c'est-à-dire, à faire que les travailleurs
se rapprochent de plus en plus de la Propriété Normale. Celui
aux mains de qui la propriété est insuffisante faisant effort pour
l'agrandir, celui aux mains de qui elle est excessive guettant
l'occasion de liquider sans perte la portion en excès.
Mais si la propriété normale n'existe à peu pris pas au sens
absolu du mot, un nombre très considérable de propriétés indivi-
duelles, dans notre pays de France, se rapprochent assez de ce
type idéal, pour que, dans la pratique, on puisse appliquera
celles-ci ce qui concerne celle-là, et comme on l'eût fait au sujet
de l'une, argumenter sur les autres. C'est par les propriétés
paysannes que dans la France agricole, la Propriété Normale est
représentée; c'est par le petit atelier familial du petit industriel
autonome, qu'elle l'est dans la France de l'industrie. Un carac-
tère commun et de la propriété paysanne et de l'atelier familial,
c'est d'être de valeur non minime mais petite — par opposition
d'une part à la propriété infime qui n'est pas plus une propriété
qu'une graine n'est un arbre, en opposition plus encore à la pro-
priété capitaliste qui est la contre-partie, la négation même de la
véritable propriété.
Le rapport de valeur ou d'étendue prend donc, quand on
observe les faits sociaux, une telle importanceet frappe tellement
l'esprit, que, pour la clarté, pous appellerons petite propriété,
en agriculture, la propriété paysanne, en industrie, l'atelier fami-
lial, c'est-à-dire ces deux groupes de propriétés dans lesquels
domine incessamment la tendance vers la propriété Normale, vers
— a4G —
un état d'équilibre entre la force-travail et la propriété. Ceci
exposé, le lecteur comprendra pourquoi nous avons intitulé le
présent chapitre : moyens de conjurer les causes de ruine qui mena-
cent Us petites propriétés déjà constituées.

§ 1. — Les petites propriétés et les frais de transmission.

II.
— La statistique nous enseigne que chaque vingt-cinq ans,
la propriété change de mains. Or, toute transmission de
propriété est l'occasion de dépenses. Les unes sont un impôt
directement perçu par l'Etat à l'occasion du fait de transmis-
sion et que des lois fiscales règlent de façon précise : ce sont des
droits. Les autres, sont occasionnées par la procédure que la loi
a cru devoir fixer dans l'intérêt même des justiciables: ce sont
des/ni/'s.
Nous ne dirons rien des droits de transmission ; naguère, ils
étaient encore purement proportionnels. Une loi récente a intro-
duit dans leur échelle une progression légère ; c'est là une ques-
tion fiscale intéressante d'ailleurs, mais dont notre sujet ne com-
porte pas l'étude. Les frais de transmission nous intéressent seuls.
Ces frais sont la conséquence de la Procédure que le législateur
a imaginée, afin de rendre la plus certaine possible la transmis-
sion du patrimoine aux mains des héritiers. Or, un résultat
bizarre de cette procédure instituée en vue de protéger, est pré-
cisément, quand il s'agit des petits patrimoines, d'écraser, de
ruiner, parfois même d'anéantir complètement ceux-ci. Le pire
ennemi des petits patrimoines, c'est précisément la loi qui est
censée les protéger. Personne en France ne l'ignore ; l'iniquité
légale se produit tous les jours, et la Magistrature y préside avec
l'impassibilité sereine des magistrats de jadis, tandis qu'on appli-
quait la torture sous leurs yeux.
— 24; —
Les hommes animés de l'esprit de justice ont dans tous les
partis signalé l'iniquité d'un tel état de choses. Nous nous bor-
nerons à un extrait d'ailleurs très caractéristique de Frédéric Le
Play:
« Dans les pays du Nord et de l'Orient, la succession d'un petit
propriétaire laissant pour héritiers des enfants mineurs, n'est
ordinairement grevée d'aucune charge. Les enquêtes que j'ai
faites à ce sujet ne m'ont indiqué d'autres dépenses que les frais
du modeste dîner où les parents se réunissent pour régler les
intérêts, et, autant que possible, pour assurer le bien-être des
héritiers.
En France, le législateur n'a pas pensé que les choses peuvent
se passer aussi simplement. Il a posé en principe que les officiers
publics offraient plus de garanties que la famille, pour la conser-
vation du bien des mineurs. Mais cette sollicitude, toujours
funeste, a pour résultat, dans le cas de petites successions, de
ruiner ceux auxquels elle s'applique. » Suit la copie des états
des frais qu'a entraîné la liquidation d'un cultivateur-proprié-
taire de la Nièvre» possédant chaumière et petit champ, en
même temps qu'un petit mobilier, le tout évalué à900 francs. Ce
patrimoine était libre de toute hypothèque légale. Les frais
furent rigoureusement contrôlés. Le decujus avait quatre enfants
en bas-âge. 11 faut remarquer qu'il n'y avait d'ailleurs aucune com-
plication, et par exemple pas de communauté avec la mère, pas
de reprises dotales, pas de créanciers, pas de convocation de
conseil de famille, pas de remplacement de tuteur pendant la
minorité; enfin le mobilier avait été vendu sur place. Il n'y avait
pas eu, par une bienfaisante omission des règles légales, de reddi-
tion préalable de comptes de tutelle. Et cependant, les frais pos-
térieurement à la loi du 2 juin 1841, s'étaient élevés à 450 fr. 30,
soit 50 0/0. D'ailleurs la liquidation n'était pas encore même
complètement terminée.... Le Play ajoute :
— 248 —
« Il est donc vrai, que dans les petites successions où sont
intéressés des mineurs, le partage forcé est une cause de ruine
inévitable. Le fait qui précède n'a pas été un accident ; il est la
règle. Le genre d'abus qu'il indique m'a été signalé dans toutes
les provinces, et les statistiques publiées chaque année, par le
service de la Justice, le présentent avec plus de gravité. Dans son
rapport à l'Empereur en 185a, le garde des Sceaux faisait con-
naître (p. 42) que 1980 ventes opérées pendant l'année 1850, au-
dessous de 500 francs, ayant produit ensemble 558.092 francs
avaient occasionné 628.906 francs de frais, c'est-à-dire 12 p. 0/0
en sus de la valeur des biens vendus.
Ainsi la règle est pour les patrimoines modestes plus de
50 p. 0/0 de frais. Malgré les atténuations assez insignifiantes
que quelques lois ont apportées, on peut dire que tout patri-
moine supérieur à 2.400 francs, se réduit de moitié grâce aux
frais de transmission et aux honoraires non jtaxés d'avocats ou
d'hommes d'affaires. Deux milles petites successions par an infé-
rieures à 500 francs disparaissent de façon complète, s'anéan-
tissent sous le seul poids des frais. Quatre ou cinq mille autres,
inférieures à 2.000 francs succombent égalementparsuitedel'am-
putation formidablequ'elles subissent : les frais allant pour elles
de 5c p. 0/0 au total de leur valeur. Encore faut-il observer
que celle-ci n'est pas la valeur vraie, mais bien celle toujours
inférieure à la réalité qu'accusent les ventes judiciaires.
Qu'on s'étonne après de telles constatations que la petite pro-
priété ait parfois vacillé en France, à mesure que le travail paysan
fait effort pour la créer, Moloch moderne, la Licitation l'étrangle.
Ce dont il faut s'étonner, au contraire, c'est qu'elle ait survécu à
un tel régime.
Nous avons dit que quelques atténuations avaient été apportées,
mais absolument insignifiantes parce qu'on n'a vu jusqu'ici le
moyen de faire supporter lé poids de la réforme qu'aux officiers
~ 249 —
ministériels ou au fisc. Le Play avait pourtant observé avec rai-
son que le progrès ne pouvait être cherché dans cette voie. Il
écrivait à la suite du texte déjà cité :
« On ne doit pas chercher à pallier ces inconvénients, soit en
répartissant sur l'Etat une partie des frais qu'entraînent les petites
successions, c'est-à-dire, en mettant à la charge du public des
intérêts privés, soit en diminuant les émoluments des officiers
ministériels dont la position dans les campagnes est quelquefois
voisine de l'indigence ; soit enfin en supprimant les formalités
qui, dans le régime actuel, offrent d'indispensables garanties. »
Mais, l'énumération que donne Le Play des moyens que la
réforme doit s'interdire est incomplète ; il faut proscrire égale-
ment ceux qui consistent à bouleverser, à propos de cette réforme,
tout notre droit civil et, par exemple, à substituer la liberté tes-
tamentaire, ou le droit d'aînesse, au partage forcé.
111. Mais alors ? Ah ! vraiment, si l'on se fût appliqué à
— —
ce problème avec la sincérité d'un esprit démocratique et pénétré
des enseignements de la solidarité nationale, on eût découvert
la véritable solution... Oui certes, l'Etat de nos budgets nous
interdisant toute diminution de recettes, nous ne pouvons abais-
ser ni le prix des timbres, ni le montant des droits fiscaux. Lajus-
tice nous interdit de faire payer aux officiers ministériels, acqué-
reurs de leurs charges à titre onéreux, une réfome srociale. Nous
ne pouvons davantage supprimer les garanties de la Procédure.
Mais qu'est-ce que fait en réalité l'Etat lorsqu'inventoriant la
fortune du propriétaire qui vient de mourir, il la passe aux héri-
tiers. Il rend un service privé et ce service est de nature identi-
que, quelle que soit la valeur de l'héritage dont il assure la trans-
mission. H faut donc que ce service soit rendu à tous les héri-
tiers dans toutes les successions, à prix sinon absolument du
moins proportionnellement égal. Nous proposons à cet effet un
procédé bien simple : Aucune modification n'étant apportée, ni
— 2Ô0 —
aux règles et formes de la procédure, ni aux émoluments des
officiers ministériels, ni aux droits du fisc en matière de timbre
ou d'enregistrement, nous nous bornerions seulement à exiger
que le notaire ou l'avoué qui présiderait à la transmission d'un
patrimoine quelconque après décès, ou d'un bien immobilier
entre vifs, fit taxer, la procédure étant close, tous les frais que
celle-ci aurait occasionnés. Notifié aux intéressés et devenu défini-
tif, l'état de frais serait, par l'officier ministériel poursuivant, pré-
senté au receveur de l'enregistrement qui le payerait sous huitaine
des deniers mêmes de l'Etat, tandis que le prix de la vente ou de
la transmission resterait consigné à la Caisse des dépôts et consi-
gnations ou entre les mains des acquéreurs. Les états de frais
taxés, ainsi acquittés par le receveur, seraient, chaque semestre,
transmis à un bureau central du ministère des finances.
Là, on relèverait sur chacun d'eux les deux mentions néces-
saires, l'une indiquant le montant des frais, l'autre, celle de la
valeur des biens transmis. On reconstituerait ainsi pour toute la
France, et par semestre, le montant des frais de transmission
et le montant de la valeur des biens transmis. On constaterait
le rapport de l'un à l'autre, et ce rapport constaté serait, par
le ministre des Finances, notifié à tous les receveurs d'enregis-
trement comme étant celui suivant lequel, chaque succes-
sion ou transmission de biens immobiliers devrait être taxée
pour frais de procédure. La notification ministérielle affecterait
donc la forme suivante : « le montant total des transmissions
de biens après décès et des transmissions de meubles entre
vifs s'est élevé, durant le semestre écoulé, à la somme de cent mil-
lions. Le montant des frais occasionnés par les procédures aux-
quelles ces transmissions ont donné lieu s'est élevé à la somme
de sept millions, soit à 7 0/0 des biens transmis. L'Etat ayant
remboursé aux officiers ministériels poursuivant ces 7 millions
de frais, j'invite les receveurs d'enregistrement à en opérer la
201 —
répétition sur tous ayants-droit par un prélèvement uniforme, de
700 sur la totalité des valeurs transmises ».
On voit que l'iniquité actuelle serait radicalement conjurée :
les petites successions au-dessousde 500 francs qui sont aujourd'hui
encore confisquées ne. payeraient plus que 7 0/0 par exemple,
tandis que l'héritage du millionnaire qui, actuellement, ne
paye à titre de frais de transmission, droits non compris, envirort
0,8 0/0 payerait, au contraire 7 0/0 tout aussi bien que l'hum-
ble héritage.
Voici pour plus de clarté les articles maîtres de la loi à faire:
Art. 1. — Au 1" février et au ief août de chaque année, l'officier
ministériel chargé de diriger la procédure transmettra au rece-
veur de l'enregistrement un état taxé et définitif'de tous les frais
occasionnés par la transmission après décès de tous patrimoines
et, entre vifs de biens immobiliers, dont la procédure sera close.
Le receveur s'assurera que ces états contiennent mention exacte
de la valeur des biens transmis et en payera intégralement le
montant aux mains de l'officier ministériel. Il les enverra dans
les huit jours, vérifiés et acquittés au ministère des Finances.
Art. 2. — Le ministre fera établir, d'après ces états, la somme
des frais qui, pendant le semestre et sur toute l'étendue du terri-
toire auront été engagés dans ces procédures, et également la
somme représentant la valeur de tous les biens transmis. Il
déterminera le rapport entre les deux sommes.
Art. 111. —L'expression de ce rapport ou pourcentage sera notifié
à tous les receveurs de l'enregistrement avec injonction de per-
cevoir, à titre de remboursement, sur chaque héritage ou chaque
bien immobilier transmis entre vifs, une somme égale à ce rapport..
202

§ II. — La législation des partages.

IV. — L'article 827 du Code civil est ainsi conçu : Si les


v<

immeubles ne peuvent pas se partager commodément, il doit être


procédé à la vente par licitation devant le tribunal. Cependant
les parties, si elles sont toutes majeures, peuvent consentir que
la licitation soit faite devant un notaire, sur le choix duquel elles
s'accordent ».
Vraiment on ne sait que croire quand on cherche les vrais
mobiles d'une telle disposition : vendre le champ paternel, la
maison de la famille, mais c'est déraciner celle-ci ! Briser le cadre
des souvenirs pieux de toutes les affections de l'enfance, mais
c'est isoler l'homme et c'est le démoraliser ! La moralité est une
ambiance pour l'immense majorité des hommes ; c'est une
influence de milieu. Seuls es hommes d'élite peuvent en cela
suffire à eux-mêmes, en quelque milieu qu'ils soient. Soustraire
les autres à l'action régulatrice des souvenirs, et à toutes les
influences qui naissent du milieu auquel on était adapté, c'est
risquer une crise d'acclimatement dans le milieu nouveau. Les
forts en sortent trempés, mais la moralité de beaucoup y suc-
combe.
Comment s'étonner que l'esprit de famille soit en décadence,
lorsque les dispositions fondamentales de la loi civile professent
pour le culte de la famille un tel dédain. Au lieu du texte actuel,
la loi devrait être ainsi conçue : « 11 ne sera procédé à la vente
par licitation que quand il aura été impossible d'aboutir à un
partage en nature-ou à un arrangement entre les héritiers»;
On a fait grand grief à la Propriété de verser tantôt dans le
capitalisme, tantôt dans le parcellement infime : « La Propriété
normale que vous rêvez, me diront plusieurs, elle n'est pas
un niveau vers lequel les forces économiques amènent d'elles-
— 253 —
mêmes ; quant, au contraire, par accident, elle se produit elle
est un état essentiellement instable qui se détruit de lui-même,
définitivement». Nous n'acceptons pas l'argument, car il repose
sur une méconnaissance des causes qui ont engendré trop sou-
vent ici le Capitalisme et là la Propriété poussière. Ce n'est pas
la nature des choses qui est coupable ; ce n'est pas l'harmonie
économique, ce sont nos lois civiles et nos autres lois. Tout
à l'heure, nous montrions h Procédure des licitations clémentes
au patrimoime capitaliste, terribles à la propriété du petit tra-
vailleur. L'article 827 trahit à nouveau ces mauvais desseins con-
tre le petit patrimoine qui passera fatalement sous le marteau des
enchères, de par lacondamnationdontlaloi le frappe, tandis que
le riche domaine, toujours commodément partageable en nature,
du fait même de son étendue, restera seul bien de famille.
L'article 832 semble témoigner d'un remords de la loi, car il
débute ainsi : « Dans la formation et composition des lots on
doit éviter, autant que possible, de morceler les héritages et de
diviser les exploitations » ; mais à l'instant le législateur obsédé
par on ne sait quelle conception bizarre annule le bon effet de
sa recommandation en ajoutant la suivante : « et il convient de
faire entrer dans chaque lot, s'il se peut, la même quantité de
meubles, d'immeubles, de droits ou de créances de même nature
et valeur ». H est clair qu'une disposition de ce genre n'est obéie
qu'à la condition qu'on procède à un véritable dépècement. C'est
un encouragement donné à cette perversion de l'esprit d'égalité,
par la jalousie, qu'on observe fréquemment chez les paysans et
qui les incite parfois à se partager les vêtements du mort en les
coupant en deux. Même disposition est formulée par l'article 830
pour la pratique des prélèvements successoraux.
V. — On voit combien notre Code civil est resté barbare et
Incohérent. Notre Code de procédure civile ne vaut pas mieux. Par
exemple,l'article 885 de ce code devrait être modifié, de manière
— a54 —
•à autoriser des partages provisionnels s'il y a des mineurs et des
-absents. La licitation est trop souvent la ruine de tous. En tout
cas, cette solution du partage provisionnel devrait être admise,
quand le mineur le moins âgé aurait dix-huit ans au moins,
d'abord parce que déjà il pourrait dans le partage provisionnel
défendre ses droits dans une certaine mesure, ensuite parce que
les délais qu'entraîne une licitation ne sont pas moindres, jusqu'à
règlement des incidents qui pourront surgir, que les trois années
qui resteraient à courir pour que, de provisionnel, le partage
devienne définitif.
Ainsi donc, une révision de nos lois s'impose et devra s'inspi-
rer d'un triple idéal, sauvegarder l'esprit de famille, respecter les
petits patrimoines, enfin maintenir la Propriété normale, seule
forme de laquelle on puisse espérer, dans leur plénitude, les effets
éducatifs, émancipateurs et moralisateurs de la Propriété.

§ 3. — Petite,propriété et frais de Justice.

VI. — Mais, ce n'est pas seulement quand elle est transmise


d'une main dans une autre que la petite propriété redoute le
contact de l'huissier et de l'avoué. Petits sont les profits, petit est
le budget du cultivateur ou du petit patron de l'atelier familial.
Du même coup, si le malheur des temps l'oblige à en con-
tracter, petites seront ses dettes. Mais, si petites soient-elles, leur
recouvrement, souvent poursuivi avec plus d'âpreté par l'homme
d'affaires que par le créancier lui-même, entraînera les mêmes actes
de poursuite et le même luxe de dépenses que les dettes des
millionnaires. Plus de la moitié des affaires soumises aux juges
de paix dans nos campagnes, ainsi que j'ai pu m'en convaincre
par des recherches personnelles, portent sur des sommes infé-
rieures à quarante francs qui, si elles donnent lieu à une exécu-
— 255 —
tion, entraînent plusieurs centaines de francs de frais et provo-
quent la ruine et la fuite d'une famille, réduite désormais à la
misère dégradante des grandes villes.
On n'a certes pas le droit d'exiger de nos petits campagnards
ou de nos petits industriels une éducation supérieure à celle des
riches. 11 se peut que tel d'entre eux se heurte à quelques dispo-
sitions pénales, il se peut qu'il ait manqué de respect à un garde-
champêtre, chassé sans permis, omis d'éclairer la lanterne de sa
charrette, de déclarer dans les trois jours la naissance d'un
enfant, etc., toutes choses pendables qui l'exposeront à l'amen.le,
aux frais du procès, à des honoraires d'avocats ou d'hommes
d'affaires et à de nombreuses journées perdues. C'est à 200 francs
de perte, chiffre rond, que pourra se liquider l'aventure.
Deux cents francs pour l'homme riche, pour le grand proprié-
taire qui passe sur le boulevard des Italiens la moitié de l'année,
pour legrand industriel qui brasse par millions les affaires, qu'est-
ce que 200 fr. ? — Une misère. I.a valeur du chien de chasse
qu'on achète pour accroître la meute, un déjeuner offert à un ami.
un assortiment de cigares. Qu'est-ce pour l'humble villageois du
petit champ ou de l'atelier familial qu'une dette de 200 francs
survenant tout à coup dans leur petit budget ? C'est l'équilibre si
précaire de ce budget rompu ; c'est l'impossibilité de faire face aux
autres engagements, de payer à l'échéance les semences ou les
engrais achetés, l'obligation de renoncer à l'achat d'une machine
nécessaire ou de remplacer, dansl'étable, la vache dont le lait qui
va tarir nourrissait la famille. La Justice civile est un service
public, et devançant la conscience de deux siècles au moins, la
Révolution la déclarait gratuite en France. La Justice répressive
d'autre part, restera une barbare injustice tant qu'elle ne gra-
duera pas la peine au délit, et cette graduation n'existera pas
tant que le sacrifice imposé par la sentence ne sera pas égal et
pour le délinquant riche et pour le délinquant pauvre. 11 faut
— 256 —
que l'amende se proportionne à la fortune du coupable... Tout au
moins, car même en ce cas le dixième enlevé au patrimoine du
riche pourra n'être qu'un prélèvement fait sur son superflu, tan-
dis que le dixième enlevé au patrimoine des pauvres, c'est peut-
être bien un morceau de leur pain.
Si l'on veut conjurer pour les petites propriétés les chances
d'injuste ruine, il faut qu'on se hâte d'instituer, au moins pour
les plus petits procès, la gratuité de la Justice civile ; et pour
obtenir ce résultat, nous est avis que l'institution proposée en
1897 par la Ligue de la petite propriété d'un conciliateur par com-
mune, ou groupe de communes, est le procédé le moins coûteux,
le plus pratique et le plus sûr. La révision du Code pénal sur la
base de la proportionnai ité des amendes à la fortune a été égale-
ment réclamée par cette ligue et serait la solution rationnelle et
juste au point de vue du droit pénal.

§4. — irt petite propriété et les transports.

Nous avons déjà appelé l'attention du lecteur sur l'iniquité des


tarifs de faveurs consentis par les chemins de fer au transport
par masses. Ce n'est point par une vertu propre, contrairement
à ce qu'on pense, que l'usine ou le grand atelier font reculer
devant eux l'atelier familial, ou que, en certaines régions encore
la grande propriété rurale maintient ses positions sous l'assaut
des petites. Nous l'avons déjà dit et nous le répétons parce que
c'est fondamental, le triomphe de la grande industrie, la non-dis-
parition de la grande propriété rurale, sont dus surtout aux pri-
vilèges injustes que leur a concédés ou laissé concéder l'Etat. Le
principe de l'égalité des transports a été proclamé comme base
de notre Droit en la matière. Le chemin de fer doit être l'instru-
ment commun des riverains de la ligne et s'offrir à tous, petits
20? —
et gros avec les mêmes facilités d'accès et d'usages. 11 faut que le
kilo de matière première destiné à l'atelier familial arrive à
celui-ci au même prix que la même quantité de la même matière
arrivera à la grande usine. Il faut que le kilog de produit ouvré
par la grande usine, ne puisse arriver à meilleur compte sur le
marché, que le kilog du produit ouvré par l'atelier familial. Et
de même, faut-il que l'engrais, que les sulfates, que les plâtres et
chaux parviennent au petit cultivateur, aux mêmes conditions
qu'aux gros propriétaires ; etque, à des condition*, de même éga-
les, les produits de l'un et de l'autre arrivent au consommateur.
Nous réclamons 1 application intégrale, en France, du principe
de l'égalité des transports que, naguère encore, aux applaudisse-
ments de la société d'Economie politique, un ancien ministre des
Travaux publics, fervent partisan de la Concurrence et de l'Ac-
tionnarisme, M. Yves Guyot, proclamait en l'opposant aux agis-
sements de la Standard Oil.

§ V. — La petite propriété et le Crédit.

Le crédit est, en France, dès ce moment, dans une large me-


sure, un service public. C'est la rente d'Etat qui en régularise les
oscillations ; c'est la Banque de France, institution contrôlée
garantie et presque dirigée par l'Etat, qui a sur lui la haute main.
Le Crédit Foncier est également dans une certaine mesure un
service public, etc. Or, puisque les contribuables concourent aux
subventions et aux frais du crédit, sur quel principe convien-
drait-il que ce crédit, véritable service public, fût institué?
A mérite égal, c'est-à-dire à intelligence et moralité égales, il
importerait que le crédit fût accessible en proportion de la solva-
bilité de chacun. 11 serait juste que si les disponibilités permet-
tent d'ouvrir à 3 0/0 d'intérêt un crédit de dix mille francs à celui
»7
— 258 —
qui possède cent mille francs de bien liquide, celui qui ne possède
que dix mille francs liquidesait.au même taux, toutes conditions
morales étant égales d'ailleurs, droit à un crédit de 1000 francs.
Or, que se passe-t-ilaujourd'hui ? C'est que le crédit est ouvert
sans considérations sérieuses de moralité, uniquement au très
riche. C'est que tels archi-millionnaires dont la fortune, presque
purement mobilière, n'est, le plus souvent, représentée que par
des valeurs au porteur aussi aisément dissimulables que des bil-
lets de banque, ont crédit ouvert à la Banque de France dans des
conditions qui sont parfois plus favorables que celles qu'on ferait
à l'Etat; tandis qu'au contraire le petit cultivateur, l'honnête
petit tisserand, qui ne pourraient en aucune circonstance, et d'au-
cune façon, soustraire à l'action du prêteur, l'un l'atelier familial,
l'autre son domicile agricole, ne peuvent emprunter qu'à des ban-
quiers de troisième main et à un taux qui, frais de timbre et de
commission compris, ne tombe jamais au-dessous de 6 o/o.
Est-ce là la justice dans un état démocratique ?
Comment remédiera cette situation?Trop de solutions ont été
proposées pour que nous nous déterminions. Le contrôle de
l'Etat, établi, dans des conditions à déterminer minutieusement, •

sur des associations syndicales dont les membres se tiendraient


pour solidairement responsables, et qui seraient, dès lors, subven-
tionnées par l'Etat sous la réserve que le taux du crédit serait
exactement égal pour tous, petits et gros, serait, probablement la
solution la plus pratique. 11 ne s'agirait d'ailleurs aujourd'hui que
de généraliser sur tout le pays l'institutio.n des caisses de crédit
agricole, et d'étendre à la petite industrie autonome le bénéfice
d'une organisation analogue. Certaines caisses bien dirigées et
qui ne peuvent aller qu'en perfectionnant leur pratique, rendent
déjà à l'agriculture des services très appréciables, mais elles ne
sont encore qu'une exception.
— 2Ô9 —

§ 6. — La petite propriété et l'Assurance.

IX. — Nous avons fait déjà remarquer qu'un devoir de solida-


rité imposait à la Société l'obligation de prémunir ses membres
contre les malheurs imprévus. L'Assarance est donc un devoir
d'Etat.
Pour que ce devoir d'Etat soit exercé il n'est pas nécessaire
qu'il le soit par gestion directe, il suffit qu'il le soit; et il est fort
naturel qu'il le soit, d'abord au moyen d'une prime payée par
chacun des assurés en raison du service qui lui sera rendu; puis,
pour parfaire, par une subvention d'Etat justifiée par le service
de sécurité publique et de confiance générale rendu à la Société,
par la sauvegarde d'un aussi grand nombre d'intérêts indivi-
duels.
Les sinistres, qu'ils soient industriels ou qu'ils soient agricoles,
qu'ils viennent de la grêle ou de l'incendie sont nécessairement
localisés. L'atelier du tisserand, le champ de blé du paysan peu-
vent se trouver en entier, l'un et l'autre, dans le rayon de l'in-
cendie ou dans la zone de la grêle. C'est soit pour le paysan soit
pour le tisserand, la catastrophe définitive, la chute dans le prolé-
tariat ; c'est-à-dire l'accroissement de cette armée de déracinés qui
est pour la Société une source de responsabilité et de dépenses
en même temps qu'une menace. Dans l'intérêt du budget public,
qui est le budget de tous, dans l'intérêt de la sécurité publique
qui est la sécurité de tous, la société peut légitimement demander,
à tous et à chacun, une contribution en vue d'organiser ou faire
fonctionner le service public de l'assurance.
Or, que se passe-t-il actuellement ? Se plaçant en dehors du
devoir de solidarité nationale, les très grands propriétaires ruraux,
dont les vastes surfaces n'ont presque jamais à craindre la grêle
que sur une petite étendue de la propriété, non seulement s'indi-
— 260 —
gnent à l'idée d'une contribution en vue de généraliser un ser-
vice public d'assurances, mais encore estiment préférable à leur
intérêt de ne point s'assurer du tout eux-mêmes. La prime qu'ils
payeraient chaque année à une compagnie d'assurance pour la
totalité de leur superficie leur paraissant devoir dans le délai
présumable d'un sinistre, constituer une dépense supérieure à
celle que le sinistre occasionnerait. Ils sont, prétendent-ils, à
eux-mêmes leur véritable assureur. Quant aux très grands indus-
triels, ils préfèrent faire la dépense d'une pompe à incendie et
dresser à la manoeuvre leurs gardes-magasins et leurs concierges
que de consentir une assurance. 11 résulte de ces abstentions des
gros que les compagnies d'assurances n'assoient leurs risques que
sur les biens des petits. Ce rétrécissement du terrain sur lequel
opèrent les assureurs, accroît naturellement leurs risques et les
oblige à hausser le taux des primes exigées des petits. Le
retour à des principes équitables de solidarité serait évidemment
la généralisation de l'assurance considérée, sous ses diverses for-
mes — incendies, intempéries, accidents — comme un service
public. Un projet élaboré par la ligue de la petite propriété con-
clut non à la gestion directe par l'Etat, mais bien par des sociétés
d'assurances mutuelles contrôlées et subventionnées par l'Etat.
C'est à cette formule qu'il nous semble que la Justice et la Liberté
conseillent également de s'arrêter.

§ 7. — La petite propriété et l'impôt,

X. —•
Les Economistes ont tous reconnu que les impôts indi-
rects frappent bien plus lourdement sur le pauvre que sur le
riche et malgré que l'idée de progression dans l'impôt leur
paraisse tout à fait condamnable, d'aucuns cependant se rési-
gnent à un impôt sur le revenu qui serait progressif, mais seule-
ment dans la mesure propre à compenser la progression à rebours
— 261

que, à l'encontre du pauvre, institue le régime des impôts indi-


rects. M. Paul Leroy-Beaulieu lui-même dans sa première édi-
tion de son traité de la « Science des finances » avait reconnu le
caractère inéquitable des impôts indirects et la progression de
surcharge qu'ils imposent au pauvre. Un tel aveu lui était un
remords, et je conseille fort à ceux de mes lecteurs qui veulent
savoir jusqu'à quelle hauteur peut se hausser un sophisme, de
lire, dans la préface de la troisième édition, la comparaison
entre le budget d'un deux fois millionnaire et celui d'une famille
ouvrière... Oh d'une famille ouvrière comme il y en a eu une
1

peut-être à Paris, mais comme il n'y en a jamais eu deux en


même temps :... un père encore pleinement valide et gagnant pleine
journée, un fils unique aux bras solides et ayant 20 ans sonnés,
bon ouvrier comme le papa. Enfin une mère encore alerte et
gagnant 800 francs par an à faire des ménages... Combien de
temps durera-t-elle ainsi, M. Paul Leroy-Beaulieu, cette famille
unique dont le chef a eu la précaution de s'interdire un second
enfant, et dont les trois membres, travaillent ardemment, tandis
que, il est vrai, votre millionnaire se promène?Dans moins
d'un an le jeune homme ira au service d'où changement à vue
dans la situation du ménage ouvrier. D'un jour à l'autre la
santé du père et celle de la mère fléchiront. A l'âge où ils sont
arrives, il suffira d'une grippe banale pour rompre brusquement
l'équilibre des forces et faire tomber l'outil de leurs mains alour-
dies. Vous les avez saisies comme en un appareil photographique,
en un moment fugitif de leur évolution. Trois ans avant l'enfant
ne gagnait rien encore, un an après il sera parti et ne reviendra
que pour se marier et se séparer définitivement. Cinq à six ans
après retrouvez votre couple : l'âge aura entraîné le chômage, et
celui-ci la misère ; tandis que l'homme riche aura gardé ses deux
millions. Que cette famille ait existé, vous l'ignorez et je l'ignore.
Mais, ce que chacun comprend, c'est qu'elle n'a pu être qu'une
2Ô2

rarissime exception et de bien courte durée. Elle a duré tout


juste le temps nécessaire à vous fournir un argument spécieux
sur lequel vous avez, non sans crânerie, édifié l'affirmation, con-
traire au sentiment universel, que les impôts indirects pèsent
autant sur le riche que sur le pauvre.
Le contraire étant vrai, et le petit propriétaire industriel ou
rural étant plus près du pauvre que du riche, et les impôts indi-
rects fournissant au budget bien plus que les impôts directs, il
est juste de dire que, de même que le prolétaire, quoique déjà
moins que lui, le petit propriétaire est victime dans notre régime
fiscal tandis que le grand propriétaire y est favorisé.
Nous demandons qu'on supprime les faveurs fiscales dont jus-
qu'à présent a bénéficié la Richesse.

XI. — Avions-nous le droit de dire que la petite propriété est


écrasée par les lois, tandis que la grande ne reçoit de celle-ci que
faveurs et privilèges? Et qui donc oserait soutenir, maintenant,
que la force d'impulsion dont semble douée la grande propriété
industrielle, provient de sa supériorité propre et intrinsèque et
non de cet élan, de cet essor que lui donne la force même de l'Etat
mise si généreusement à son service? Peut-on ne pas s'étonner que,
malgré toutes les faveurs dont elle est comblée, la grande pro-
priété rurale recule devant la petite; et que sera-ce le jour que
nous espérons prochain, où tous les privilèges et toutes les
faveurs d'Etat octroyés à la grande seront supprimés et du même
coup toutes les cruautés dont on accable la petite? L'égalité et la
Justice suffiront pour hâter, d'une façon singulière, la disparition
totale de la grande propriété agricole, déjà en défaillance; tandis
qu'il n'est pas déraisonnable de penser qu'en maintes branches
d'industrie et par le seul fait de la suppression des privilèges
accordés à l'Usine, l'atelier familial verra s'arrêter sa décadence,
— 263 —
et même, le courage revenant au coeur de son propriétaire, le
travail de celui-ci retrouvera un nouvel essor.

§ 8. — Le homcstead.

XII. — Les diverses mesures jusqu'ici proposées avaient ce


caractère commun qu'elles n'étaient en réalité qu'une revendica-
tion d'égalité de traitement pour la petite propriété par rapport à
la grande. Le Homestead serait, au contraire, une mesure parti-
culière et spéciale à la petite propriété. Innovation américaine le
Homestead fut institué, non sous l'empire de théories sociologi-
ques, mais seulement en vue d'intensifier le courant d'cmigra-
tion qui amenait aux Etats-Unis les déracinés et les désabusés
de la vie européenne. Il consista en une déclaration d'insaisissa-
bilité et d'inaliénabilité au profit du domaine des nouveaux
colons jusqu'à concurrence d'une étendue qui varia suivant les
Etats. En réalité, le but du Homestead américain était de sous-
traire la terre des colons aux revendications de créanciers quel-
conques. La moralité d'une telle opération était toutau moins
discutable.
Mais l'institution du Homestead apparut à quelques sociolo-
gues européens et fut présentée par eux au public d'Europe, sous
un jour tout autre, singulièrementintéressant d'ailleurs et sédui-
sant, On crut y voir une institution en vue de sauvegarderle
Bien de la famille, de conserver ainsi le cadre des affections
familiales, et de sauvegarder l'esprit de famille qui faiblit mal
heureusement dans ta société actuelle.
Sur ce terrain à la fois moral, sentimental et politique, beau-
coup de penseurs à tendances diverses pouvaient se rencontrer.
Ceux qui, avec Le Play, souhaitent avant tout la constitution
de la famille stable, applaudirent tout d'abord; et, comme il était
— 264 —
évident que l'inaliénabilité ne pouvait être attribuée qu'à un
domaine très modeste, l'école démocratique accueillit, de son
côté, l'idée avec faveur. H y eut même pendant un certain nom-
bre d'années un véritable enthousiasme chez nombre de sociolo-
gues ; et, sous des formes variées et diverses, l'institution fut
plus ou moins appliquée dans plusieurs Etats européens.
11 ne faut point exagérer ce qu'on
en peut attendre. Une pro-
priété, qu'elle soit agricole ou de petite industrie, est-elle entre
les mains d'un propriétaire paresseux ou désordonné dans ses
dépenses, aucune institution ne pourra conjurer sa ruine; le
Homestead sera impuissant. Est-elle entre les mains d'un homme
laborieux, ordonné et sagace, d'aucuns assurent que le Homes-
tead sera inutile, et que sans qu'il soit besoin que la loi la déclare
insaisissable et inaliénable, la propriété restera aux mains de
celui qui est digne de la conserver.
La première assertion est indiscutable : 11 n'y a pas d'institu-
tion capable de maintenir la propriété aux mains du paresseux
et du désordonné ; d'ailleurs ce moyen existerait-il, qu'il ne vau-
drait pas qu'on l'emploie. Mais, la deuxième assertion l'est beau-
coup moins : la ruine frappe souvent de manière imméritée, et
c'est contre les coups immérités du sort que le Homestead a sa
haute raison d'être. Il faut d'ailleurs considérer cette institution
comme susceptible de ne protéger que la part de domaine néces-
saire pour assurer, par le travail, l'existence même que la société
serait obligée d'assurer au travailleur, si celui-ci.tombant dans le
prolétariat, prenait rang parmi ceux à qui la société devrait la
spéciale et coûteuse protection que l'on sait. Qu'il nous soit per-
mis de renvoyer pour les détails à l'étude que nous fîmes en 1898
sous forme d'une proposition de loi dans le Journal de la Ligue
de la petite propriété.
Un jour viendra où, sauvés des coups du sort par la protection
mutuelle que s'accorderont les citoyens, ceux-ci n'auront plus à
— 265 —
souhaiter de mesures expédientes analogues à celles du Homes-
tead. Mais, cette époque de la pleine justice, de celle qui est faite
autant de solidarité que de droit strict, n'a pas encore lui. Pen-
dant la période de transition que nous traversons, nous sommes
d'avis qu'il serait utile d'autoriser le Homestead facultatif, c'est-à-
dire d'autoriser le chef de famille à placer, sous un régime d'insai-
sissabilité et d'inaliénabilité, la part de propriété susceptible
d'assurer à lui et aux siens par le travail, un minimum d'exis-
tence, l'entretien des vieillards et infirmes et l'éducation des
enfants.
CHAPITRE XIV

MESURES PROPRES A PROVOQUER LA


CONSTITUTION DE PROPRIÉTÉS NOUVELLES

I. RÉVISION DU SOL FORESTIER. — LA FORÊT MOINS UTILE EN PLAINE.


CERTAINS ARBRES A FRUITS PEUVENT REMPLACER LES ESSENCES
—-
FORESTIÈRES.
— II. LES DOMAINES COMMUNAUX. INCURIE DE LEUR
EXPLOITATION. 111. SURENCHÈRE SUR LES IMMEUBLES RURAUX

VENDUS A VIL PRIX. PROPOSITION DE LA LIGUE DE LA PETITE PRO-
PRIÉTÉ.
— COMITÉ DES PETITS PATRIMOINES. — SES MOYENS D'AC-
TION. — IV. PROPOSITION RELATIVE A LA DOTATION DES ENFANTS
INDIGENTS. — LE PÉCULE DU TRAVAIL. — PROLONGATION DE LA
TUTELLE JUSQU'À 25 ANS. — LE MÉNAGE DES JEUNES DOTÉS. —
V. LE PRINCIPE EN MATIÈRE DE DOTATION SOCIALE.
VI. LES votES ET MOYENS. LEUR CLASSIFICATION. VII. LE CODE

PÉNAL EST SURANNÉ.
— DÉLITS NOUVEAUX A FORMULER. — INEF-
FICACITÉ DES PEINES.
— QUE LES VOLEURS PAIENT LES DÉPENSES
BUDGÉTAIRES QU'ILS OCCASIONNENT. LES AMENDES PROPORTION-

NÉES A LA FORTUNE ET LES FRUITS DU VOL CONFISQUÉS. VIII. LES

SUCCESSIONS AB-INTESTAT. — LA THÉORIE DES PRÉSOMPTIONS LÉGA-
LES. — LA NATURE DES CHOSES. — LA CHANCE DOIT ÊTRE CHASSÉE.
DU RÉGIME TESTAMENTAIRE. — IX. LES DONATIONS CHARITABLES AU
TEMPS PASSÉ.— L'ESPRIT DE SOLIDARITÉ MODERNE. — I-E RÔLE DES
NOTAIRES. — UN MOYEN ÉDUCATIF. — X. RÉFORMES DU SYSTÈME
RÉPRESSIF. L'ABUS DE L'EMPRISONNEMENT. ECONOMIES A FAIRE.

XL — VOIES ET MOYENS INDIRECTS. — ENUMÉRATION DES PRINCIPAUX..
— 268 —
PAR LE SYNDICALISME.
— — PAR LE RETOUR DES PROLÉTAIRES AUX
CHAMPS. UNE POLITIQUE RURALISTE. LA PROPHÉTIE DE VANDER-
WELDE.

Conserver aux mains des travailleurs les propriétés qu'ils pos-


sèdent déjà est bien ; amener à la propriété par le travail les pro-
létaires est mieux. Y a-t-il des mesures propres à réaliser ce but?
Oui, les unes directes, les autres indirectes.

§ i. — Révision du sol national.

I. — Il est triste de penser que sept à huit millions d'hectares,


en France, sont encore incultes et à peu près complètement inuti-
lisés. Or, si l'on excepte la cime des hautes montagnes il n'en est
.guère que le travail de l'homme ne puisse rendre productif.
Le sol arable de la France s'est, au cours des siècles, constitué
par une lente conquête sur le steppe et sur la forêt. Est-on en
situation d'affirmer que cette conquête pacifique est achevée et
que plus rien ne reste à conquérir ?Je ne méconnais point l'uti-
lité des forêts qui recouvrent les pentes des montagnes, les
déboisements imprudents, déréglés, ont été une faute lourde; et
certainement, une préoccupation de l'Etat doit être en maints
pays de reboiser. D'ailleurs, le bois de chauffage devient d'un prix
excessif, autre conséquence fâcheuse de cette fureur de déboise-
ment. Mais, est-il certain qu'il n'y ait plus dans les régions planes
où la forêt n'a plus de ravinements à empêcher, des massifs qu'il
serait plus utile dé livrer à la culture des céréales ou des arbres
fruitiers ? Les cultures du noyer et du châtaignier dont les fruits,
à la différence des fruits aqueux, ont, de même que ceux de l'a-
mandier, une valeur alimentaire très sérieuse en raison de leur
richesse azotée, ne pourraient-elles se substituer parfois à la cul-
— 269 —
ture spontanée des forêts et, moyennant le travail de l'homme-
fournir à la fois l'aliment et le chauffage. Une révision du sol
forestier de l'Etat, des communes et des particuliers devrait, à
notre avis, être ordonnée, faite avec sagacité et prudence ; elle
accroîtrait vraisemblablement le domaine actuel du travail agri-
cole. Les achats de terre pourraient être traités par l'Etat avec
les particuliers, pourvu que ceux-ci offrent de vendre à des prix
avantageux.
IL
— Mais, c'est surtout dans les parties incultes du domaine
communal, qu'on pourrait espérer trouver des parcelles agricoles
susceptibles de devenir propriétés privées de prolétaires travail-
leurs. Un million d'hectares seraient certainement faciles à trou-
ver, sur lesquelles cent mille familles de prolétaires agricoles
pourraient être successivement fixées. Aucun Etat civilisé ne s'est,
jusqu'à présent, préoccupé d'un but semblable. De ce qu'il n'a
rien été fait, ni même rien étudié en ce sens, les esprits superfi-
ciels concluront que rien n'esta faire. Autant que des renseigne-
ments divers pris auprès de personnes éclairées nous permettent
de l'affirmer, une enquête gouvernementale sérieuse mettrait en
relief les grands avantages économiques qu'il y aurait à transfor-
mer en propriétés privées de prolétaires travailleurs, un certain
nombre de terres communales que l'incurie des conseils munici-
paux laissent incultes et abandonnent au pacage presque impro-
ductif des troupeaux. De même en serait-il de certaines parcelles
du sol forestier.

§ 2. — Surenchère publique de biens ruraux vendus à vil priy


et constitution d'un patrimoine en terre aux prolétaires aptes.

111.

Dans sa séance du 19 février 1898, la Ligue de la petite
propriété votait, après discussion, un projet très important au
double point de vue de l'Economie Rurale et du Devoir Social»
2^0
N -Ce projet instituait par département ou syndicat de départements
un Comité des petits patrimoines, chargé de constituer des dota-
tions en terre aux enfants assistés. Pour constituer les domaines
des dotations projetées, le Comité des petits patrimoines était
apte tout d'abord à recevoir de l'Etat du département, des com-
munes et des particuliers, toute donation en espèces ou en immeu-
bles. Mais la loi lui concédait, en outre, un droit original, celui
de faire surenchère sur les immeubles ruraux vendus à vil prix.
La vilité de prix existait d'après la proposition lorsque l'im-
meuble avait été vendu au-dessous des 5/12 de la valeur. Cette
donnée correspond à la théorie légale de la rescision pour cause
de lésion qui suppose que la lésion est supérieure à 7/12 (Art.
1674 du C. c). La valeur du bien rural devait d'autre part, être
déterminée parle revenu que le bien à surenchérir était suscepti-
ble de produire, dans les conditions des cultures moyennes de la
région à un propriétaire paysan travaillant lui-même, et suppu-
tant dans les frais généraux la dépense de son travail. Le revenu
net étant ainsi obtenu, on devait considérer comme valeur réelle,
le capital qui au taux de la rente d'Etat était représenté par ce
revenu net.
Une procédure très étudiée mettait le Comité des petits patri-
moines en situation, tout d'abord d'être exactement renseigné sur
toutes les ventes judiciaires d'immeubles ruraux, ensuite, sur la
valeur exacte du bien vendu et sur les conditions de succès, que
pourraity rencontrer, les enfants assistés qu'on y installerait.
La revente aux enfants assistés des domaines surenchéris par
le Comité des petits patrimoines, devait être faite à prix coûtant
et rembouisable en .dix annuités. La naissance d'un enfant, si
d'ailleurs la mère l'élevait au sein, était tenue pour équivaloir au
payement d'une annuité.
IV. — Si l'on joint par la pensée aux immeubles acquis ainsi
par voie de surenchère, ceux que les comités des petits patrimoi-
2^1
nés pourraient recevoir gratuitement de l'Etat et ceux encore
qu'il pourrait obtenir des communes à de très bonnes conditions,
on arrive à reconnaître que les trois ou quatre mille enfants
assistés des deux sexes, susceptibles en raison de leur éducation
agricole d'être dotés en terre, ne suffiraient pas à utiliser les
superficies qui, chaque année, du moins pendant les quinze ou
vingt premières, tomberaient en la possession des comités. C'est
en effet que le nombre des grands domaines qui chaque année
sur toute la surface du territoire sont vendus à vil prix, est déjà
considérable et ne peut aller que s'accroissant pendant la période
de liquidation que la grande propriété va subir.
Aussi, une proposition qui ne fut adoptée par la Ligue que dans
le courant d'avril 1898 en une séance dont le procès-verbal n'a
pas été imprimé, joignait aux enfants assistés les enfants de cul-
tivateurs indigents qui, dès l'âge de 7 ans, auraient été présentés
par leurs parents à l'inscription sur le registre des dotations
nationales. L'enfant, admis par le Comité des petits patrimoines
prenait, suivant la proposition, le titre d'enfant agréé. Sa garde
restait, en général, confiée à la famille, mais sous le contrôle du
Comité. La famille était tenue d'envoyer l'enfant agréé à l'Ecole et
de lui donner ou l'enseignement agricole ou celui d'un métier sus-
ceptible d'être pratiqué en famille à peu de frais. L'Inspecteur de
l'Assistance publique recevait mission d'aider de ses conseils et
de ses renseignements la famille de l'agréé, si celle-ci décidait
de placer l'enfant hors de chez elle en apprentissage ou en loca-
tion. La surveillance du service de l'inspection s'exerçait con-
curremment avec celle de la famille.
Mais il est une disposition qui, dans la pensée des membres
de la ligue, devait être commune aux enfants indigents et aux
enfants assistés. Notablement accru, par suite de l'admission des
enfants indigents, le nombre des jeunes candidats inscrits au
régime des dotations nationales deviendrait supérieur aux dispo-
2J2 —
nibilités, soit en terre, soit en argent. 11 deviendrait donc néces-
saire de faire un choix parmi ces candidats. L'élément principal,
à peu près exclusif d'appréciationpour ce choix était, dans l'esprit
de l'auteur le montant du pécule que le candidat aurait pu acqué-
rirantérieurement par son propre travail. On sait, en effet, que le
service des enfants assistés place aujourd'hui ses pupilles, autant
qu'il lui est possible, chez des cultivateurs, quelquefois chez des
artisans. Dès l'âge de 12 a 13 ans, l'enfant doit recevoir, à titre de
rémunération de son travail, un salaire mensuel ; et un contrat
écrit est passé à cet effet entre l'Inspecteur des enfants assistés et
l'employeur. Le montant du salaire mensuel doit être chaque
mois versé à la Caisse d'Epargne, sauf une part déterminée qui
peut être employée en achat de vêtements pour le pupille: achats
qui doivent eux-mêmes être faits dans des conditions précisées.
11 va de soi que les pupilles laborieux obtiennent une rémunéra-

tion supérieure à leurs camarades moins actifs. Tenus à l'écono-


mie, ils arrivent très souvent à posséder, au moment de leur
départ pour le régiment, un livret de 5 à 600 francs, quelquefois
davantage. Elevés, la plupart aux champs, d'autres dans une
maison d'artisans, ils ont, presque tous, lentement nourri l'am-
bition de la propriété soit industrielle soit rurale et vu dans leur
carnet grossi un commencement de réalisation de. leur rêve.
Malheureusement, la surveillance tutélaire, souvent empreinte de
bonhomie affectueuse, qui les a ainsi habitués au travail et les a
mis à même de se constituer un pécule, cesse brusquement.
L'ex-pupille, majeur d'hier, n'a pas comme l'enfant de famille des
parents pour le conseiller et l'entourer. 11 tombe dans un isole-
ment absolu et ce, .à l'âge de l'absolue inexpérience et des pre-
mières passions. Beaucoup succombent à l'épreuve. Le pécule se
dissipe en sottes dépenses dues à une période de fol entraîne-
ment. Dégrisé le jeune homme retombe violemment découragé
et inerte dans l'isolement de la ville où il s'est laissé attirer. Les
— 2-3 —
habitudes de dissipation s'emparent de lui, tandis que celles du
travail et de l'épargne l'abandonnent. Et tout l'effort du service
public qui avait élevé l'enfant se trouve anéanti.
Qu'eût-il fallu pour sauver ce jeune homme?... Maintenir quel-
ques années encore, avec son aveu, le régime tutélaire sous lequel
il s'abritait, le mener jusqu'au mariage ou tout au moins jusqu'à
sa vingt-cinquième année, âge où la raison commence à exercer
d'ordinaire son empire. A cet effet, la proposition votée par la
Ligue de la petite propriété sollicitait les Conseils généraux à
offrir un intérêt supplémentaire de 5 0/0 pour la somme totale
inscrite à leur livret, sous condition que les anciens assistés
accepteraient de se considérer jusqu'à l'âge de 25 ans comme
placés sous la tutelle départementale. A cette époque, le livret
aurait pu être non plus de 5 ou 600 francs, mais de 1200 ou
1500 francs, plus encore peut-être; et si jeune fille et jeune homme
s'étant trouvés échanger ensemble leur livret à la Caisse d'Epar-
gne, en arrivaient à se convenir, les 2 ou 3000 francs d'économie
du nouveau ménage n'auraient-ils pas été auprès du Comité des
petits patrimoines, la meilleure preuve de l'aptitude de ces jeunes
gens à fonder honnête famille d'artisans ou de paysans français.
V. — Voilà dans quelle voie il faut chercher la solution directe
de la question prolétarienne. Il faut mettre bs enfants indigents,
soit de la classe ouvrière, soit de la classe paysanne, dès l'âge de
12 ou 13 ans, en mesure de se constituer un pécule par le travail ;
et de s'habituer à l'idée d'acquérir la propriété par ce double
moyen du travail et de l'épargne. Doter directement les jeunes
gens, soit d'un atelier, soit d'un champ, est faire oeuvre mauvaise.
La largesse ainsi faite n'est nullement appréciée : Elle sollicite
bien plus l'esprit de mendicité et la paresse que le sentiment de
la responsabilité personnelle et les énergies de l'activité. Gardons
notre démocratie de ces libéralités malsaines qui, elles aussi, sont
faveur de prince! Que l'acquisition de la propriété ne puisse naî-
18
— a^ —
trequedu travail. Proclamons-le pour les enfants du peuple afin
que nous retournant vers les riches, nous puissions demander à
ceux-ci compte de leur oisiveté, et attester par celle-ci leur indi-
gnité même à la Propriété.

VI.— On objectera que pour accomplir leur oeuvre les Comi-


tés des petits patrimoines auront besoin d'un budget et que plus
leur utile activité s'exercera en vue de tarir le prolétariat, plus
ils auront besoin de ressources. Or, faut-il incessamment compter
sur les subventions du budget de l'Etat? Comment d'ailleurs
celui-ci pourra-t-il s'alimenter assez pour tenir tète à tant d'obli-
gations nouvelles ?
Il est trois sources de profits directs et une d'indirects sur les-
quelles je crois devoir appeler l'attention. C'est en premier lieu
une réforme dont nous avons déjà parlé, celle de notre système
pénal ; puis en second lieu celle de notre droit successoral
ab intestat. En troisième lieu, nous appellerons l'attention sur le
parti qu'on pourrait tirer des dons et legs volontaire. La qua-
trième observation enfin mettra en relief les économies budgé-
taires que réaliserait l'institution d'un régime MorcelHste.
VII. — Le Code pénal est de plus en plus archaïque, et per-
sonne n'ignore que grâce surtout aux sociétés anonymes et à la
généralisation des valeurs au porteur,' de nombreuses manières
de voler non prévues par l'article 401 du Code pénal, non plus
que par tout autre, ont été imaginées au cours du siècle dernier.
11 est évident qu'il y a urgence à mettre nos lois pénales au cou-

rant des progrès réalisés par l'esprit de friponnerie. Est-ce trop


demander que de-souhaiter qu'on mette le Code pénal à jour?
Pourquoi certaines pratiques extrêmement perverses, certaines
entreprises perfides contre le bien d'autrui resteraient-elles indéfi-
niment, grâce aux lacunes de la loi pénale, certaines de l'impu-
nité? D'autre part si d'aventure, un riche voleur est puni, le
—:
2^5 —
châtiment est tel et nos lois faites de telle sorte, que le malfaiteur
trouvera dans l'aventure elle-même un encouragement à conti-
nuer ses méfaits. Il pouvait jusqu'alors avoir peur de la prison
comme on a peur de l'inconnu. Il la craindra moins désormais.
Quelques mois d'ailleurs, sont vite passés. Quant à l'insignifiante
amende à laquelle il aura été condamné, 500 francs, 1.000 francs
peut-être, que sera-ce relativement à la fortune que sa friponne-
rie lui aura fait acquérir, et qu'il retrouvera au sortir de prison?
Sans compter l'insécurité que l'industrie du vol provoque dans
toute la sphère du travail humain, insécurité qui équivaut à une
déperdition très notable d'activité et de richesse, il faut considé-
rer que la corporation des malandrins occasionne bon an mal an
une dépense d'une centaine de millions à notre budget : service
pénitentiaire, gendarmerie, justice criminelle, police, etc. Or, le
recouvrement des amendes et des frais judiciaires ne donne lieu
qu'à une perception annuelle inférieure à trois millions, 3 0/0 envi-
ron de la dépense occasionnée. Serait-ce trop demander aux
voleurs que d'exiger que du moins ils se payent ? Or, cela
sera aisé : il suffira de substituer dans la plus large mesure possi-
ble l'amende à la prison et de proportionner l'amende à la for-
tune. Le misérable qui ne possède rien pourra du moins être
condamné à des journées de travail. Quand soninsolvabilitéaura
été constatée par le fisc, le travail forcé deviendra applicable. Le
riche, au contraire, devra payer, et c'est cette peine là qui cons-
tituera pour lui le châtiment réel. Quand un délit exposera à la
perte du quart du tiers de la moitié de la fortune, les vols et les
fraudes si communs aujourd'hui, se feront rares. En sus de l'a-
mende, il sera nécessaire et juste que toute la part de fortune
acquise soit par un fait délictueux isolé, soit par l'exercice d'une
industrie coupable, disparaisse du patrimoine du condamné par
voie de confiscation. Le montant de cette confiscation certes
légitime et morale, serait versé à la Caisse des dépôts et consi-
2^6
gnations, pour que les victimes de l'industrie coupable puissent
exercer sur elles toutes revendications utiles pendant un certain
délai. Le délai passé la somme ferait retour à l'Etat.
Au lieu de frapper le travail par l'impôt, que le fisc frappe
donc par l'amende cet ennemi du travail qui s'appelle le vol !

VIII. — La deuxième réforme que nous demandions est celle


du droit successoral ab-intestat. Le Socialisme libéral, quelque
horreur qu'il ait du Capitalisme, tient en assez haute estime le
travail pour ne lui dénier en aucune façon le droit de disposer des
produits qu'il a créés, et des biens qu'il a acquis. Par respect pour
la famille, et sachant que l'amour de parent à enfants est un
fait universel, il le suppose même en dehors de toute indication
testamentaire et par présomption légale. Même présomption doit
évidemment exister d'enfant à parents. Mais quoi ! N'y a-t-il pas
absurdité à supposer en l'absence de toute disposition testamen-
taire, que le de cujns s'est intéressé aux parents du 12e degré et a
entendu leur laisser sa succession. 11 n'y a peut-être pas aujour-
d'hui, en France, un citoyen qui connaisse ses parents au 12* de-
gré. 11 en est différemment sans doute des parents du cinquième
degré, du quatrième et à plus forte raison du troisième. Généra-
lement on les connaît. Si les relations sont lointaines, elles sont
le plus souvent empreintes d'une indifférence plutôt bienveillante.
Si les relations ont été directes et suivies, elles ont abouti, soit
à l'affection, soit à la discorde. Dans le premier cas, il est rare
qu'en l'absence d'enfants, on ne soit incité à formuler cette affec-
tion en disposition testamentaire et dans le second cas à traduire
ses rancunes dans une exhérédation. Si on n'y songe, il advient
qu'après avoir plaidé amplement avec un parent, après avoir eu
avec lui des discordes retentissantes, on lui laisse sa fortune.
C'est une chose grave que.h présumer la volontid'ur» travail-
leur, et ce n'est pas honorer le travailleur que de supposer que
— 2?7 —
les grands intérêts généraux du pays lui sont moins chers que
les représentants d'une vague parenté. La commune et tous les
vieux souvenirs qui se rattachent à elle, nous tient souvent plus
à coeur que les cousins même germains et dans l'interprétation de
la volonté présumée, des mourants intestataires, il est évident que
nous devrions tenir compte de ce sentiment.
D'autre part si l'on veut imposer aux hommes le respect de la
propriété individuelle, encore faut-il que cette propriété appa-
raisse bien à tous les yeux comme un don du Travail, et-non
comme un fruit de la Chance ; car la chance est une acquisition
impure de la Propriété. Quand le travailleur dispose par clause
expresse de son bien, quiconque reconnaît le droit émincnt du
travail s'incline avec respect; mais en l'absence d'une disposition
formelle émanée du travailleur, la conscience des hommes hésite ;
le doute surgit et l'autorité morale de la propriété dans les
mains de l'héritier fléchit du même coup. Il serait bon, en
vue de hausser l'idée de propriété dans la conscience publique
que les citoyens avant de mourir stipulent sur la dévolution de
leur bien. Le meilleur moyen de poursuivre en ce sens l'éduca-
tion du peuple, c'est de ramener à des oeuvres publiques, sauf
quand il y a descendants ou ascendants, le patrimoine des intes-
tataires. Toutefois il y aurait justice à reconnaître à ceux des
parents rapprochés qui seraient en état de besoin, un droit d'as-
sistance sur le patrimoine du parent décédé, et en particulier, une
dette d'éducation en faveur des enfants ou d'entretien en faveur
des vieillards ou des infirmes. Un droit d'usufruit pourrait même
être reconnu aux frères et aux soeurs.

IX. —Nous passons maintenant à la troisième réforme. Celle-


ci dépendrait moins des lois que de l'éducation.
On s'imagine assez communément qu'aux temps passés, l'Assis-
tance aux pauvres, aux malades, aux vieillards rendait à la
— 2;8 —
charité privée de riches dotations. Ceux qui se sont faits les histo-
riens impartiaux de la charité, entr'autres mon regretté ami
Nappias, ont constaté, au contraire, que l'inspiration charitable
a été incomparablement plus active et plus féconde, depuis la
Révolution que dans les siècles précédents. Les donations et les
legs privés en vue c!e bienfaisance, sont beaucoup plus nom-
breux et généreux que jadis. Or, aucune disposition n'a été
pourtant prise en vue de favoriser une si louable tendance. Con-
fidents habituels des projets de testaments, les notaires n'ont
jamais été mis à même par l'autorité publique de diriger, de
conseiller l'inexpérience des hommes bienfaisants. De même que
chaque notaire a sur sa table un formulaire, de même il devrait
avoir un recueil des institutions vraiment recommandables et
contrôlées, au milieu desquelles chacun de ses clients charita-
bles pourrait choisir suivant ses sympathies. Plus grande sera
la variété des oeuvres recommandées; plus sollicitée sera la
générosité des testateurs. Il est bon, certes, que l'impôt fasse
dans le pays les oeuvres nécessaires, mais il serait encore meil-
leur qu'au lieu de ne devoir la vie qu'à, l'action anonyme et à
l'argent impersonnel de l'Etat, les oeuvres de la solidarité sociale
fussent créées par l'effort personnel des citoyens et par des sacri-
fices pécuniaires pleinement consentis. L'Education du peuple,
but important entre tous, y gagnerait autant que la bienfaisance
publique ; en aucune branche de l'activité sociale, il ne faut
négliger le côté éducatif.
X. — Par la réforme du régime répressif et l'établissement d'un
lourd impôt sur le .vol, il serait aisé de procurer une centaine de
millions de plus à l'Etat; aisé également de procurer au moins
somme égale, parla réforme du régime successoral intestataire.
11 serait donc facile sans frapper ni le travail, ni la consomma-

tion, de doter l'oeuvre des petits patrimoines et de permettre à


ses comités de reconstituer la propriété chaque année, aux mains
— a;9.—
de nouveaux prolétaires. On le pourrait d'autant plus sûrement
qu'en reconstituant la valeur du sol, cette mesure apparaîtrait
comme conciliant les intérêts des propriétaires actuels avec le
progrès prolétarien ; elle se ferait accepter par lesgrands proprié-
taires que menace l'expropriation, et à qui l'éventualité d'une
surenchère, en cas de vente à vil prix, ne serait pas pour déplaire.
Une condition de succès existerait encore, au point de vue des
voies et moyens financiers — et c'est le procédé indirect auquel
nous faisions allusion précédemment — dans l'économie qu'on
réaliserait au fur et à mesure que le progrès même avancerait.
Notre Code pénal abuse singulièrement de la prison qui n'est
guère qu'une école mutuelle du vice et du crime, et qu'il faudrait
réserver seulement pour les malfaiteurs dangereux, dont l'iso-
lement absolu importe à la sécurité sociale. Pour la grande majo-
rité des délinquants et même pour d'assez nombreux criminels,
l'amende proportionnelle à la fortune, parfois la rélégation à titre
de colon libre dans certaines colonies, souvent des journées de
prestations pénales, sans préalable incarcération, suffiraient pour
constituer un châtiment. Les dépenses du service pénitentiaire
en pourraient être sensiblement diminuées.
De même, l'apaisement des conflits entre le Capital et le Tra-
vail, par suite de suppression du Capitalisme, et la diminution
graduelle du Prolétariat, par suite de la diffusion de la propriété
privée auraient pour conséquences la diminution de la misère :
d'où la disparition de certaines causes actuelles de dépenses
publiques. Sans doute, certaines autres s'accroîtraient du même
coup de façon assez considérable, car, il est évident que la Société
actuelle est, au point de vue de l'Assistance au misérable, bien
loin de faire tout son devoir. Mais d'autres sources de recettes
dont nous ne parlons pas, parce qu'elles sont déjà inscrites aux
programmes de divers partis: —monopolisation de l'alcool,
accroissement du droit sur !e Capital successoral, impôt progrès-
— a8o —
sif sur le revenu, et aussi certaines économies réalisables par
suite, soit d'une décentralisation provinciale, soit d'un meilleur
aménagement de notre domaine colonial imprudemment dissé-
miné, soit des dépenses militaires, à la réduction concertée
desquelles on entrevoit le jour où les nationj d'Europe consen-
tiront, etc., — pourront y faire face, du moins pendant la période
transitoire, et jusqu'à ce que soit institué un régime où, les moyens
de production de nature essentiellement capitalistes, seraient
tous socialisés ; tandis que les autres seraient passés à titre de
propriété individuelle, par le jeu même pleinement libre des
forces économiques, entre les mains des travailleurs méritants.
XL — Le présent chapitre était destiné à l'étude des moyens
propres à constituer aux mains des prolétaires la Propriété. Ceux
que nous avons indiqués jusqu'à présent, à savoir: la revision
du sol national en vue de rechercher les parcelles disponibles,
la constitution d'une société des petits patrimoines investis du
droit de surenchérir les immeubles ruraux vendus à vil prix, ; la
dotation en terre ou en outillage des enfants assistés ou des
enfants indigents, sont des mesures directes. Il en est d'autres
qui, indirectement, tendraient au même résultat ; — celles qui
aboutiraient à aider le Prolétaire à accéder à la propriété, et qui,
en même temps, agiraient dans le sens de consolideraux mains
des travailleurs déjà institués propriétaires, le bien par eux légi-
timement acquis.
Toutes les mesures favorables à l'éducation des travailleurs,
soit ruraux, soit industriels, à leur mieux-être, concourront à ce
double résultat de ces mesures; et c'est par les associations syn-
dicales surtout, que" la plupart pourront être le plus efficacement
poursuivies ou tout au moins contrôlées. Nous ne ferons que les
indiquer sommairement :
C'est d'abord l'Enseignement professionnel tant industriel
qu'agricole. Relever l'aptitude technique de l'ouvrier, développer
— 28l —
son sentiment artistique, susciter son esprit d'initiative et son
esprit d'invention, c'est accroître réellement son domaine de Pro-
priété immatérielle ; la valeur commerciale de son travail et sa
liberté morale. Dans le domaine agricole, l'enseignement ne
devra pas porter sur l'agriculture seul e, mais aussi sur les
industries à y annexer, telles que celles de la fabrication des con-
serves alimentaires, de l'industrie beurrière et fromagère, de la
distillation et production des parfums, des savons, etc. Grâce à
l'ignorance technique de nos campagnes, il s'y perd encore une
quantité notable de produits et de sous-produits.
Une autre question, grave, surtout dans le monde des artisans,
est la question de l'apprentissage. L'importance morale de cette
question est supérieure à son importance économique déjà si
grande. Il faut féliciter l'école de Le Play et l'école de l'échelle
sociale d'avoir, en Belgique surtout ; et en Autriche, témoigné
de leur sollicitude, pour ce grave problème social, mais les théo-
riciens de ces écoles commettent une erreur formelle quand ils
espèrent trouver la solution du problème en lehors de la sup-
pression du capitalisme. Accepter qu'un homme tire profit du
travail d'un autre, c'est fatalement consentir à l'exploitation de
celui-ci; allumer la cupidité du capitalisme, c'est s'exposer à ce
qu'elle ne respecte rien, ni la femme ni l'enfant. On ne fait pas
la part à une telle cupidité, on la déchaîne ou on l'enchaîne. Que
valent dans leur application les lois votées pour la protection du
travail, des femmes et des enfants dans les manufactures ? Prati-
quement rien. On a institué dans le pays industriel et dans toute
son étendue un conflit légal. Les Inspecteurs font-ils rigoureuse-
ment appliquer la loi ? L'industrie tout entière fulmine, atteste
qu'on la ruine et que l'Etat est oppresseur. Le pouvoir invite-t-il
ses agents à modérer leur action ? Ce sont les plus coupables
abus qui passent par les mailles de la loi desserrée et, peu à peu,
c'est la loi elle-même qui se déchire de toute part. Le Capitalisme
— 282 —
est comme les loups, il est dévorant par nature, parce qu'il n'a
pas pour principe le travail, mais la cupidité. Le Socialisme
libéral solutionnera beaucoup plus aisément que les écoles capi-
talistes, même les mieux informées, la délicate question de l'ap-
prentissage. 11 le fera en faisant intervenir à doses prudemment
combinées, le contrôle de l'Etat, tutour-né des incapables dont
est l'enfant, et la protection du syndicat, sauvegarde nécessaire
de la liberté artisanne.
Les mêmes syndicats devront également pouvoir compter sur
le bienveillant concours de l'Etat pour toutes les mesures écono-
miques, propres à favoriser la prospérité et l'essor de la profes-
sion : organisation d'assurances contre les risques de méventes,
et de pertes d'outils, constitution de magasins généraux de
vente, association pour exploitation commune du gros outillage,
pour l'organisation de la publicité etc., etc. Tous ces moyens
que la liberté peut enfanter ne peuvent produire que des effets
utiles au travail.

Enfin, il est un autre ordre de mesures qui, au point de vue


politique, comme au point de vue social, est de la plus haute
importance et qui profiteront toutes au travail autonome, aussi
bien dans la grande industrie que dans le monde rural.
Le formidable accroissement des grands centres a singulière-
ment aidé le développement de l'industrie capitaliste. Massant
sur le même point des centaines de mille et parfois des millions
de cliants, il a poussé les grands producteurs dans la voie des
étalages luxueux et attirants que la petite industrie ne saurait
se permettre. Le petit atelier familial vit mal dans la grande
ville où l'on n'achète à bon marché que si l'on achète par masse,
et où on ne saurait se faire une clientèle personnelle durable dans
un milieu si fréquemment renouvelé. La. petite ville et le village
lui conviennent mieux. Toutes les mesures sociales qui dégorge-
— 283 —
ront les grandes villes au profit des campagnes, toutes celles
qu'inspirera l'intérêt de l'agriculture seront, du même coup, pro-
fitables à la petite industrie autonome et aideront à circonscrire
le champ d'action de la misère, jusqu'à ce qu'on la puisse faire
disparaître définitivement. Le Socialisme libéral ne peut qu'applau-
dir à toutes ces mesures que réclamait déjà, il y a quelques années,
la Ligue de la petite propriété : transfert dans les campagnes de
tous les établissements publics qui, par leur nature même, n'exi-
gent pas le milieu urbain, création d'asiles et d'hôpitaux ruraux,
d'oeuvres rurales des petits ménages, de sociétés rurales d'instruc-,
tion et de récréation propres à rendre agréable le séjourdu village.
Comme elle, nous demandons une réforme de l'enseignement
poursuivi de telle sorte que le collège de la ville ne soit néces-
saire que pour les trois ou quatre dernières années seulement de
l'enseignement secondaire. Si l'on veut désencombrer de suite
les ateliers où l'afflux des misérables avilit de plus en plus les
salaires, si même, pour l'époque où les ateliers à prolétaires seront
socialisés, on veut effectivement poursuivre le relèvement intel-
lectuel et moral de ceux-ci et l'incessante réduction de leur nom-
bre, par leur accession croissante à la propriété, c'est sur une
politique ruraliste qu'il convient de fonder l'ordre nouveau. Les
socialistes libéraux vouent une égale sollicitude aux travailleurs
des champs et à ceux des villes. Aux premiers, ils s'efforcent de
conquérir plus d'initiative intellectuelle, plus de sens esthéti-
que, plus de joie de l'esprit, pour les seconds il souhaite plus
d'air pur et de franc soleil, plus de quiétude morale, plus de pai-
sible liberté. L'espace étroit de nos villes manque d'air pour les
poumons qui s'y entassent, les champs eux sont grands ouverts.
Wanderwelde prophétise qu'un jour prochain luira qui verra se
désemplir les villes et renaître la prospérité des campagnes. Je
crois la prophétie véritable et tous les amis du progrès humain
salueront avec joie sa réalisation.
CHAPITRE XV

MESURES PROPRES A EMPÊCHER L'ACQUI-


SITION DE LA PROPRIÉTÉ AUTREMENT QUE
PAR LE TRAVAIL.

I. LES MOYENS IMMORAUX D'ACQUISITION.


— IL LA CHANCE. — EN
AGRICULTURE ET EN INDUSTRIE L'ASSURANCE EN EST SUFFISANTE

SOLUTION. — ELLE EST INSUFFISANTE POUR LE COMMERCE.


III. LES COOPÉRATIVES DE CONSOMMATION.
— LEUR DÉCOUVERTE. —
LEUR DÉFINITION. LES PIONNIERS DE ROCHDALE. LA COOPÉRA-

TIVE DE CONSOMMATION EN ANGLETERRE.— IV. LA COOPÉRATIVE
DE CONSOMMATION ET LES ECONOMISTES. LES ENNEMIS DELA

COOPÉRATION : DOMESTIQUES, MAÎTRESSES DE MAISON, ETC.
— V.
LES PROLÉTAIRES N'ONT PAS CRÉDIT AUX COOPÉRATIVES. —
MOYENS PROPOSÉS, LES SOCIÉTÉS DE CRÉDIT. LEUR MÉCANISME.

— VI. LA LOI A FAIRE SUR LES SOCIÉTÉS DE CRÉDIT. VIL VICE

PRINCIPAL DES COOPÉRATIVES. — LEURS MOEURS, — PAS DE CON-
TRÔLE. LE CONTRÔLE DE L'ETAT NÉCESSAIRE. VIII. LES COOPÉRA-

TIVES CORPORATIVES — DISSÉMINATION DE LEURS CLIENTS. OPINION
PUBLIQUE DES INTÉRESSÉS IMPOSSIBLE. FRAIS EXCESSIFS DE LIVRAISON
DES DENRÉES. SUPÉRIORITÉ DES COOPÉRATIVES LOCALISÉES.
IX. LES COOPÉRATIVES DE CONSOMMATION ET LE PETIT COMMERCE.
UN PROBLÈME ANGOISSANT. — LE DEVOIR D'ÊTRE HUMAIN.
X.ECONOMIE GÉNÉRALE DES COOPÉRATIVES MORCELLISTES.

COOPÉ-
RATIVES LIBRES. COOPÉRATIVES AUTORISÉES. TERRITORIALITÉ. —
XI. RACHAT DES COMMERÇANTSET SON MÉCANISME.
— 286 —
XII. THÉORIE GÉNÉRALE SUR LA VALEUR DES COOPÉRATIVES. — Evo"
LUTION PARALLÈLE DU FOND DE COMMERCE INDIVIDUEL ET DE LA
COOPÉRATIVE DE CONSOMMATION.
— LE FONDS INDIVIDUEL DEVIENT
ADMINISTRATIF PAR LE FAIT DE SON EXTENSION. — XUL. HYPOTHÈSE
D'UNE COOPÉRATIVE AYANT LE MONOPOLE DE L'EXPLOITATION D'UNE

VILLE. — XIV. CE QUE DEVIENDRAIENT LES COMMERÇANTS ACTUELS.


XV. EFFETS MORAUX DE LA RÉFORME.
XVI. LE RÉGIME PROPOSÉ REMÉDIE A L'ANARCHIE DE LA PRODUCTION.

— XVII. PRINCIPAUX ARTICLES DE LA LOI A FAIRE.

Chance et Agiotage.

Les abeilles laborieuses butinent ; les frelons ravagent les


rayons de miel, lien va de même chez les hommes. Le savant et
l'artiste, l'ingénieur et l'administrateur, l'ouvrier et le paysan
s'efforcent d'accroître chaquejour, un peu plus, par leur labeur
persévérant, la somme des Richessescréées: le joueur, l'exploiteur,
l'agioteur, le fraudeur, le voleur, tous ces pirates du travail d'au-
trui, se ruent sur ces richesses, en dépouillent les travailleurs et
laissant ceux-ci misérables, s'en vont fastueux, étalant aux yeux
de la foule qu'ils éblouissent l'or et les diamants volés.
Voilà la lèpre qu'il faut guérir, nous en avons déjà, dans un
précédent chapitre, étudié l'étiologie et formulé le diagnostic. Il
importe maintenant d'indiquer les remèdes.
On se souvient, qu'en outre du travail utile, seul moyen d'ac-
quérir la propriété que nous tenions pour légitime, nous en
avons pu déterminer d'autres que «a loi positive reconnaît et
sanctionne plus ou moins : la Chance, le Jeu, la Faveur de Prince,
l'Agiotage, l'Exploitation de la misère d'autrui ou Usure, l'Ex-
ploitation du vice d'autrui ou Corruption, l'Exploitation du tra-
vail d'autrui ou Capitalisme et la Prescription. Puis viennent les
287
— —
moyens dès ce moment déclarés illégitimes par les lois, mais très
pratiqués en fait, et ce, avec le plus grand succès, grâce à l'étrange
complicité des lois elles-mêmes qui ont laissé à la disposition des
voleurs, filous, escrocs et faussaires, des moyens légaux de met-
tre hors d'atteinte de la vindicte publique le fruit de leur rapine.
IL

Et maintenant, entrons dans le vif de notre sujet qui est
d'indiquer les moyens par lesquels on peut conjurer l'acquisi-
tion de la propriété autrement que par le travail. Le premier de
la série de ces moyens immoraux, sinon illégaux, c'est la Chance.

La Chance ou Hasard est un élément qui complique plus ou


moins tous les actes de la vie humaine. A ne l'envisager que
<lans son influence sur le Travail, il la faut observer d'abord en
Agriculture et en Industrie.
En Agriculture, tant qu'elle ne modifie que du mieux au moins
bien les conditions de la production, elle n'apparaît ni comme
une occasion d'enrichissement, ni comme une occasion de ruine.
Agissant diversement d'année en année, elle n'est généralement
pas une manière sensible d'acquérir mais seulement une moda
lité de l'acquisition. Ainsi modérée en son action la Chance tour
à tour favorable ou contraire stimule plutôt le travail, l'ingénio-
sité et l'épargne. Il se peut qu'elle devienne fatale, qu'elle décou-
rage et ruine ; mais, dans ces limites extrêmes, on la peut con-
jurer par l'Assurance dont nous avons déjà parlé. Ainsi en
Agriculture, dès que la question de la Chance revêt la gravité
d'un problème à résoudre l'Assurance s'offre comme solution.
En Industrie il en est de même ; du moins dans celles des opé-
rations des industriels qui ne revêtent pas un caractère commer-
cial et spéculateur. Mais dans le Commerce, il en va différem-
ment. La Chance joue un rôle souvent prépondérant : elle ruine
ou elle enrichit. Aveugle et déconcertante, elle dépouille ici le'
travailleur et l'accule à la faillite, là elle comble le moins actif
— 288 —
et le moins apte. Ses effets y sont d'ailleurs si fréquents et évo-
luent dans des limites si extrêmes, qu'aucune Assurance mu-
tuelle n'est possible contre ses coups.
III.
— C'est donc dans le Commerce que nous envisageons la
Chance comme un moyen immoral d'acquérir la Propriété,
moyen inconjurabletant que le Commerce subsistera en sa forme
anarchiqueet capitaliste actuelle.
Un autre moyen immoral de s'enrichir est l'Agiotage, forme
particulière du Jeu. Le remède que nous allons proposer ici s'ap-
plique à la fois à celui-ci et à celle-là, et, c'est pourquoi nous
traiterons, en même temps, et dans un même paragraphe, des
moyens de conjurer l'Agiotage et la Chance.

§ i. — Les coopératives de consommation suppriment la Chance et


l'Agiotage dans rechange des denrées.

11
y a trois quarts de siècle, à la question suivante : Peut-on
concevoir un état social dans lequel les denrées s'échangeraient
sans intervention de Chance ni d'Agiotage? les Economistes et
les Sociologues de tous partis et de toutes morales, eussent una-
nimement répondu : non. A ce même moment, quelques obscurs
ouvriers de Londres, inconscients d'ailleurs eux-mêmes de leur
oeuvre, trouvaient la solution de ce grave problème en imagi-
nant la Coopérative de consommation.
On sait ce qu'est une Coopérative de consommation. C'est une
association pour acheter en commun des marchandises et les
revendre aux associés. Les consommateurs sont ainsi à eux-
mêmes leur propre marchand, et s'évitent tous frais d'intermé-
diaires. Par exemple mille personnes s'entendent et décident
d'acheter en commun les marchandises d'épicerie qui sont
nécessaires à leur n.nage. Au moyen d'une faible avance elles
louent un magasin A achètent un premier assortiment de mar-
— 28(J -
chandises, en même temps qu'elles font choix d'un gérant.
Chacun des mille ménages se fournissant désormais dans ce
magasin coopératifet payant comptant au même prix que dans
les magasins de Commerce, il est vraisemblable que, sauf mau-
vaise gestion, les opérations en fin d'année se solderont par un
bénéfice. Dans les magasins, ce bénéfice eût été le profit du com-
merçant. Dans les coopératives de consommation, ce profit se
partagera entre les associés, c'est-à-dire entre les mille clients
dont nous avons parlé, pour chacun au prorata, de la valeur des
marchandises qu'il aura achetées au cours de l'année.
Ce fut, nous le répétons, au siècle dernier que, sous l'empire
des idées d'association que Robert Owen propageait en Angleterre
tandis que Fourier les prêchait en France, que quelques artisans de
Londres formèrent la première coopérative de production, deve-
nue depuis si célèbre sous le nom d'Association des Pionniers de
Rochdale.
Les années du début furent obscures. Mais, bientôt la Société
accrut le nombre de ses membres, se ramifia, attira l'attention
des publicistes et, unanimement approuvée par l'Economie poli-
tique très libérale, très généreuse même à cette époque des Cob-
den, des Stuart-Mill et des Bastiat, grandit et devint rapidement
une Puissance Economique. Aujourd'hui, les Coopératives de
consommation du Royaume-Uni traitent chaque année pour près
de deux milliards d'affaires; elles se sont fédérées dans une cer-
taine mesure et ont des entrepôts communs et un commun ser-
vice de publicité et d'informations. Leur flotte sillonne les mers,
leurs magasins sont immenses et comme elles ont jusqu'ici
incessamment grandi d'année en année, et qu'il n'y a aucune rai-
son pour supposer que leur progrès s'arrêtera, il faut prévoir
que dans un demi-siècle d'ici, elles se seront peut-être intégrale-
ment substituées au commerce individuel et capitaliste.
IV. — Or, c'est précisément cette dernière éventualité qui a
19
2()0
jeté l'émoi dans le monde économiste moderne. On avait d'abord
été tout éloge pour ces coopératives de consommation, oeuvre de
liberté et d'association. On avait exalté I ;ur principe, proclamé
avec enthousiasme leur avenir : c'était l'époque où les Mirés et
les Péreire étaient Saint-Simoniens. Mais quand, eux et leur
pareils furent devenus les puissants directeurs de société à
actions, et qu'ils se prirent à redouter pour leurs vastes entrepri-
ses, la concurrence des Coopératives de consommation, alors,
dans les sociétés d'Economie Politique et dans les Revues qu'ils
inspiraient, d'habiles réticences se mêlèrent à la banalité des élo-
ges, et l'on habitua l'esprit public à ne plus considérer les Coo-
pératives de consommation, que comme un agent économique,
d'importance fort secondaire, incapable d'exercer son action dans
un champ de quelque étendue, et en dehors de quelques bran-
ches d'industrie. Les faits, en Angleterre, protestaient de plus en
plus, il est vrai, contre ces appréciations dédaigneuses ; mais on
écarta leur témoignage en alléguant que l'esprit coopératif était
une caractéristique du tempérament anglais, tandis que de par le
tempérament français, il ne serait jamais chez nous qu'un phé-
nomène accidentel et d'assez chétive importance.
Ce n'est pas a dire que la Coopération n'ait, en France, gardé
des fidèles : M. Charles Gide notamment la défend avec un éclat
et une autorité que les Economistes du capitalisme n'osent pas
contester.
Eh bien ! voici maintenant ce que pensent les Morcellistes sur
ce grave sujet : ils espèrent fermement que la Coopération de
consommation se substituera pleinement, en France comme en
Angleterre, au commerce parasitaire, anarchique, capitaliste ; à
ce commerce dont les moeurs,au témoignage même de ceux qui
le défendent, incline fatalement à l'Agiotage et à la fraude. Il croit
que cette évolution est dans les données nécessaires du progrès
social.Mais, comme la Coopérative de consommation est une for-
— 291 —
mule de liberté, qu'elle est au-dessus de toute critique de principe,
qu'elle constitue un progrès évident de mobilisation et de solida-
rité, les Morcellistes entendent s'employer de leur mieux à cette
évolution qui transforme les moeurs commerciales d'aujourd'hui,
en moeurs coopératives, et pour ce faire, ils offrent un moyen
original et inédit que nous exposerons tout à l'heure.
Une étude préalable est à faire. Et d'abord est-il vrai, que la
Coopération de consommation ait en elle quelque intime cause
de faiblesse qui restreigne son domaine ou l'intensité de son
action?
Ce qui est certain, c'est qu'elle a des ennemis, beaucoup d'en-
nemis : ce sont d'abord les domestiques, puis les maîtresses de
maison ; ce sont ensuite les Capitalistes et les publicistes à leur
gage, ou encore les économistes de l'Actionnarisme ; puis ce
sont, chose naturelle, tous les commerçants tant petits que
gros que leur concurrence alarme, c'est enfin la loi avec ses
lacunes.
Les conditions mêmes du fonctionnement des coopératives de
consommation leur rendent fort difficiles de donner le sou du
franc au domestique, à la bonne, au régisseur qui sont chargés
des achats,alors que les autres commerçants n'ont garde de man-
quer à l'usage. On comprend que la bonne dénigre de façon sys-
tématique et en toute circonstance les produits d'une coopérative
jusqu'à ce qu'enfin on s'adresse au commerçant qui lui fait sa
part. La domestique trouve d'ailleurs un habituel et puissant com-
plice dans sa maîtresse. On sait que dans la petite bourgeoisie,
la femme tient le plus souvent à avoir son petit bas de laine; et
plus le mari est économe, plus elle tient à se constituer une
petite bourse secrète. Pour y parvenir, son procédé le plus habi-
tuel est de majorer plus ou mcins toutes les marchandises qu'elle
achète, et de justifier ainsi, auprès de son mari, une dépense supé-
rieure à celle effectuée. La différence constitue son profit personnel.
— 29?. —
Or, cela est impossible avec les coopératives et leur véridique car-
rietd'achat. Uncoup d'oeil sur celui-ci suffit au mari pour recons-
tituer le compte et constater les majorations qu'on a voulu lui
faire accroire. Voilà une véritable cause de faiblesse des Coopé-
ratives de consommation, la plus active, je crois. La signaler
c'est peut-être la rendre moins dangereuse. Le jour où les mai"
très sauront ce qu'il faut penser des récriminations de la domes-
tique, ils n'en feront plus cas. Le jour où les maris seront assez,
avisés pour abandonner à leur femme, à titre d'épingle, les divi-
dendes de la coopérative, peut-être l'hostilité de celle-ci se chan-
gera-t-elle en chaleureuse adhésion.
V. — Passons sur les Economistes et la dédaigneuse conspira-
tion du silence que beaucoup s'efforcent de faire autour des Coopé-
ratives de consommation. Mais retenons une critique que les
Socialistes formulent volontiers, et qui en fait, dans l'état actuel
des choses, est exacte. C'est que les Coopératives de consomma-
tion sont une institution bourgeoise, une institution de classe,
puisque, ne livrant de marchandises qu'au comptant, elles s'in-
terdisent par cela même au prolétaire qui, n'étant payé qu'au
mois, ou à la quinzaine, a toujours besoin d'une quinzaine ou
d'un mois de crédit.
Si cette objection devait rester sans réponse, ce serait un grave
échec pour l'idée de la Coopération de consommation, mais on
sait déjà par expériences multiples, qu'il y a moyen tout en
maintenais la pratique tutélaire de la vente au comptant, d'ou-
vrir aux prolétaires le magasin coopératif. A cet effet, auprès de
plusieurs coopératives, mais absolument distinctes de celles-ci»
se sont constituées'des sociétés de crédit ouvrier. Il suffirait
de généraliser celles-ci et de rendre possible pour ce faire l'inter-
vention de l'Etat, du département et des communes pour que
les avantages des Coopératives de consommation s'étendent sur
ceux qui, étant les plus pauvres, ont précisément plus intérêt
— 293 —
que tout autre à ce que s'allège le poids des dépenses journa-
lières.
Supposons qu'à côté d'une Coopérative d'épicerie se fonde une
société de crédit au capital modeste de 10.000 francs. Supposons
également que la dépense mensuelle moyenne d'un ménage
ouvrier à la Coopérative; d'épicerie soit de 25 francs. 11 en résulte
qu'avec ces 10.000 francs de roulement la société de crédit peut
ouvrir un mois de crédit à 400 familles ouvrières. Toute famille
ouvrière, pour avoir droit à ce crédit, devra consentir délégation
par quinzaine ou par mois, de la somme représentant le montant
des denrées achetées durant ce temps à la Coopérative. Par ce
moyen, la société de crédit est certaine d'être remboursée. Cha-
que mois ces 10.000 francs sortent et rentrent.
Au bout de l'année la Coopérative de consommation ayant
établi ses comptes offre 8 0/0 de remise sur le montant des
achats effectués. Chaque famille ouvrière cliente de la Société de
crédit ayant en moyenne effectué 25 francs par mois d'achat, c'est-
à-dire 300 francs par an, aura droit au remboursement de 24 francs
au bout de l'an ; elle n'a dès lors plus besoin de la Société de Cré-
dit, car il lui suffira de laisser ces 24 francs à titre de caution-
nement dans la caisse même de la Société Coopérative. Ce cau-
tionnement représentera l'avance d'un mois de crédit. 11 consti-
tuera même pour le Prolétaire un commencement d'épargne.
Quant à la Société de Crédit, elle pourra doter 400 familles
nouvelles du mois de crédit nécessaire pour se fournir à la Coo-
pérative de consommation.
Revenons à telle des 400 familles ouvrières primitivement
aidées par la Société de Crédit et supposons que cette famille
continue à laisser dans la caisse de la Coopérative les 24 francs
de remise à elle dus. Après une seconde année les affaires ayant
continué, de même la famille ouvrière aura à la Coopérative un
dépôt de 48 francs, soit deux mois de crédit et ainsi de suite
— 294 —
chaque année. On voit bien qu'ainsi comprise et organisée l'union
des Coopératives de consommation et des Sociétés de Crédit
ouvrier peut, avec des avances de fonds modestes, favoriser sin-
gulièrement la constitution de l'épargne prolétarienne.
VI. —Que faudrait-il pour qu'une organisation de ce genre se
généralise? Il faudrait une loi qui la consacrât et dont les disposi-
tions principales devraient être les suivantes : Les sociétés de
Crédit ouvrier devraient être comme les Caisses d'épargne placées
sous un contrôle public ; elles devraient être déclarées personnes
civiles et comme telles, aptes à recevoir dons et legs. Les Caisses
d'épargne devraient être autorisées à leur faire les avances. Les
délégations consenties par les ouvriers sur leur salaire de quin-
zaine ou du mois au profit des sociétés de Crédit devraient être
obligatoires pour les patrons qui seraient tenus à leurs risques et
périls de retenir sur le montant du salaire la somme indiquée par
la Société de Crédit comme lui étant due. La valeur des remises
distribuées en fin d'année par la coopérative à ses clients, devrait
être, quand il s'agirait de l'ouvrier acrédité, placée à la Caisse
d'Epargne sur un livret de nature spéciale, inscrit au nom de
l'ouvrier qui en serait le véritable propriétaire, mais retenu par
la coopérative comme cautionnement de ses fournitures ulté-
rieures. En cas de changement de domicile, ces livrets spéciaux
devraient être transmis aux Coopératives de consommation de la
nouvelle résidence où se rendrait le Prolétaire et lui valoir incon-
tinent crédit chez celles-ci. Enfin, les Sociétés de Crédit pourraient
être autorisées dans une pensée protectrice à exiger comme con-
dition de leur assistance, que lorsque le titulaire du livret ulté-
rieur de Caisse d'Epargne en demanderait le remboursement, ce
qui aurait pour effet immédiat de tarir son crédita la Coopérative,
ce remboursement ne serait effectué qu'après que le Conseil
d'administration de la société de crédit y aurait consenti, sauf
— 295 —
recours sans frais aucun ni aucun délai devant le Juge de paix ou
le Conciliateur.
11 est clair qu'une telle organisation serait des plus heureuses,

des plus utiles, tant à l'Assistance ouvrière qu'au développement


des Coopératives de consommation. Mais, il est non moins cer-
tain qu'une loi organique sera nécessaire pour l'instituer. Et
comme cette loi n'aurait rien de contraire à la liberté de per-
sonne, les Socialistes libéraux en réclament dès maintenant
l'adoption.
VIL — Cet obstacle au développement des coopératives de
consommation à peine levé, d'autres se présentent, l'un d'eux,
"né de l'expérience des dernières années, refroidit beaucoup de
bonnes volontés : il est certain qu'en France, beaucoup de coo-
pératives battent de l'aile, plus d'une n'existe que dans la statis-
tique, peu sont prospères. Il faut même avouer quc'des faillites
surgissent et révèlent parfois de singulières moeurs. Beaucoup
d'administrateurs semblent tenir à leur situation plus que ne
comporte habituellement le désir de collaborer à une oeuvre
utile. Des histoires de pot-de-vin circulent et il est peu de four-
nitures importantes dans lesquelles les adjudicataires évincés ne
protestent contre la régularité ou la moralité des opérations.
Qu'y a-t-il de vrai en tout ceci ? Personne ne le saurait dire
car, rien n'est contrôlable et rien n'est contrôlé dans les Coopé-
ratives de consommation.
On ne conçoit de contrôle possible sur quoi que ce soit s'il
n'est exercé par les intéressés ou s'il ne l'est par l'Etat. Or, aucun
texte ne donne à l'Etat le droit de contrôler les Coopératives, tan-
dis que par la nature même des choses les intéressés en sont
empêchés... Oui, empêchés à double titre, d'abord parce que l'in-
térêt de chacun d'eux est trop minime pour les stimulera la sur-
veillance vigilante et quasi policière, qui serait nécessaire;ensuite
parce que faute des livres et documents, et quel que soit leur
— 296 —

désir de contrôle,'ils ne pourront jamais rien voir ni rien savoir.
A la vérité, dans la plupart des Statuts de Coopératives; on
fixe un jour pendant lequel les livres de commerce seront sou-
mis au contrôle des associés. Un tel article n'est qu'une mystifi-
cation. Chaque Coopérative se fait un point d'honneur d'avoir ses
procédés de comptabilité, et a un expert en écritures, peut-être
faudrait-il plus d'un jour pour se reconnaître dans le jeu des
écritures ; à plus forte raison pour se rendre compte de leur sincé-
rité. Le moindre examen d'un inspecteur des finances dure plu-
sieurs jours, parfois plusieurs semaines, et ce n'est pas seule-
ment sur les livres de commerce qu'il porte, mais encore sur
l'état de la caisse, sur la correspondance et au besoin sur la véri-
fication des existences en magasin. Seuls que prouveraient en
effet des livres de commerce ? 11 faut forcément aboutir comme
contrôle à une vérification de caisse et aussi, quand il s'agit d'a-
chats et de ventes de denrées à une vérification de la comptabi-
lité-matière. Or, il est bien évident qu'on ne saurait laisser aux
associés, sous prétexte de contrôle, le droit de manipuler la caisse
non plus que celui de bouleverser caves et magasins.
Dans les tontines, il a paru au législateur que le contrôle des
intéressés était impossible, et dans cette impossibilité même, ce
législateur crut trouver le droit d'imposer le contrôle de l'Etat.
Pourquoi ne pas en agir de même avec les Coopératives de consom-
mation ? Pourquoi placer les citoyens dans cette alternative, ou
accepter en aveugle et indéfiniment la gestion des administra-
teurs, ou s'abstenir de paiticiper à des Coopératives de consom-
mation? Pourquoi ne pas organiser les choses de telle sorte qu el-
les apparaissent claires aux yeux de tous? Supposons que la loi
impose aux administrateurs des Coopératives, les écritures de la
comptabilité publique, comptabilité qui est assurément la plus
claire et la plus sûre qui soit. Supposons qu'un règlement ad hoc,
élaboré par des hommes compétents oblige les administrateurs
— 29; —
à certaines règles et formalités dans les adjudications, dans la
détermination des échantillons et des types, dans les conditions
de la publicité, dans la réception des denrées, etc., et aussi dans
l'aménagement des matières en magasin, dans l'enregistrement
automatique des livraisons, etc. Supposons, en outre, que les
Coopératives soient soumises aux visites des inspecteurs des
finances et des agents du Trésor. Que des hommes compétents
viennent de temps en temps aussi, vérifier la comptabilité-ma-
tière ; il est évident que la grande majorité des scandales qui se
sont produits auraient été évités, que la considération et l'autorité
morale des Coopératives se seraient grandement accrues et que
celles-ci compteraient beaucoup plus d'adhérents.
VIII. — Nous disions plus haut que le contrôle direct des inté-
ressés était impossible. J'ajouterai même que, pour les plus
importantes Coopératives, celles qui sont corporatives, — celles
des fonctionnaires, employés et agents de l'Etat du département
de la Seine et de la ville de Paris, ou encore des anciens militaires
de terre et de mer, etc., — il ne peut même pas se créer sur les
administrateurs et leur gestion, la moindre opinion publique
parmi les intéressés. Ceux-ci sont en effet répartis dans plusieurs
départements, disséminés sur un territoire considérable. Ils
s'ignorent les uns les autres et ne peuvent s'éclairer mutuelle-
ment. Quand vient le moment de renouveler le conseil d'adipi-
nistration, il est impossible à ces associés épars, de ,cc concerter
en vue d'opposer une liste à celle des administrateurs sortants.
Indéfiniment rééligibles, ceux-ci ont grande chance d'être indéfi-
niment réélus. Cette circonstance les incite à croire qu'ils pour-
ront toujours cacher leurs malversations s'ils en commettent; et
cette quasi-certitude de l'impunité a dû être mauvaise conseillère
pour plusieurs. 11 est certain que les Coopératives qui localisent,
qui groupent leurs membres sont susceptibles d'être mieux con-
trôlées. A un autre point de vue encore, ce groupement, cette
- - 298
localisation, sur un territoire restreint, des clients associés, est de
tout point recommandable. En effet, plus les clients sont éloignés
plus ils exigent qu'on leur livre les denrées à domicile, tandis que
nombre d'achats dans les Coopératives de quartier se font au
magasin lui-même. Dans une enquête personnelle qn'il me fut
possible de faire sur une Coopérative corporativetrès importante
dont je faisais partie, j'acquis la preuve que la dépense des
livraisons à domicile s'était élevée pour les mois de décembre et
dejanvier à 27 0/0 delà valeur des denrées, lly aurait donc inté-
rêt économique en même temps que de contrôle et de moralité, à
ce que toutes les Coopératives fussent localisées. Qu'on joigne à
cette circonstance, le contrôle effectif de l'Etat, l'obligation aux
règles de la comptabilité publique, les visites des inspecteurs des
finances et une réglementation propreà rendre sinon impossibles,
du moins très difficiles, les malversations, et l'on verra le crédit
des Coopératives se relever incontinent. Nous sommes ainsi faits
en France que nous médisons constamment des fonctionnaires et
des pou .>irs publics et que, cependant, nous n'avons confiance,
surtout quand il s'agit de probité, que dans le contrée de l'Etat.
IX. — Nous voici maintenant en face d'une objection d'un
tout autre ordre, mais d'une haute gravité. Se déclarer partisan
des Coopératives de consommation a équivalu jusqu'ici à se
ranger résolument parmi les ennemis implacables du petit com-
merce. Coopératives de consommation et grand magasin sont en
effet tout un pour le petit commerçant. Pris comme en un étau
entre celui-ci et celle-là U malheureux ne sait auquel de ces
deux bourreaux il doit vouer le plus de haine ; et quand, par
aventure, les pouvoirs publics ont paru s'intéresser aux Coopé-
ratives de consommation, une protestation furieuse a surgi des
rangs du petit commerce et a plus ou moins ému l'opinion et
intimidé le Parlement.
Oh ! je sais bien que plus d'une école en cette matière affecte
— 299 —
une belle impassibilité. Le petit commerce apparaît aux Action-
naristes non moins qu'aux Collectivistes comme une institution
archaïque et absolument défectueuse. Pauvre, mal outillé, ignorant
même au point de vue professionnel, sans activité ni ressort, il
est, s'il faut les en croire, condamné à une très prochaine dispari-
tion à laquelle, paraît-il, il faut applaudir sans réserves. Nous
avons déjà fait remarquer que, contrairement aux prophéties, le
nombre des petits commerçants au lieu de baisser, augmente.
Mais ce n'est point là qu'est le débat. Il est d'ordre plus élevé
qu'un débat de statistique. Oui, ce petit commerce est mal
outillé ; il est routinier ; il est peu laborieux ; il est ignorant.
Mais deux cent, trois cent mille familles en vivent. Le faire
disparaître c'est plonger dans le gouffre sept à huit cent mille,
un million peut-être, de Français et peut-être davantage !... Cette
formidable condamnation à mort on ose bien la formuler sans
frémir et la formuler au nom du Progrès... Quelle ironie !
Nous sommes au xx* siècle, et nous sommes en France I
11 est impossible que nous ne considérions pas comme un devoir

de chercher à concilier l'humanité et le progrès. Les Socialistes


libéraux ne font pas étalage d'impassibilité, tout au contraire;
Partout où ils constatent la souffrance humaine, ils s'efforcent à
l'adoucir. A eux revient en particulier l'honneur d'avoir trouvé la
solution delà question, transitoire sans doute, mais si cruelle et
si troublante du petit commerce. Armée d'exaspérés, la foule des
petits commerçants constitue aujourd'hui dans la République,
au point de vue politique, un élément d'opposition systématique
et aveugle. Comment leur faire un reproche de cette attitude
dans l'état d'angoisse où ils vivent ? Leur offrir une solution
équitable et humaine c'est les apaiser; c'est les soustraire aux
agitations sans but, aux oppositions incohérentes et les ramener
dans les rangs de ceux qui combattent pour la Justice sociale et
pour la liberté. C'est, d'autre part, affirmer le principe aussi bien
— 3oo —
en face des économistes implacables que le spectacle des tueries
furieuses organisées par la concurrence laisse impassibles, qu'en
face des sectaires qui voient dans le Progrès une sorte de Dieu
Moloch ; c'est affirmer, disons-nous, le principe que les êtres
humains, dont le progrès va bouleverser les conditions d'exis-
tence, ont droit, au nom de la solidarité sociale, à une indem-
nité de la part des autres hommes qui seront les bénéficiaires du
progrès réalisé à leur dépens.
Et c'est pourquoi les Morcellistes proclament qu'incontestable-
ment supérieure au commerce, la Coopérative de consommation
mérite de lui être substituée partout, mais à la condition qu'au
fur et à mesure de ses progrès elle rachète sur ses bénéfices, les
commerçants auxquels elle se substituera.
X. — Ce qui précède étant dit, nous pouvons entrer dans
l'exposé direct de la solution Morcelliste en matière de com-
merce, et dans l'énoncé des dispositions majeures que devrait
contenir la loi à faire :
Respectueuse de la liberté, la loi nouvelle emprunterait sa pre-
mière formule à l'excellente loi du 18 juillet 1865 sur les associa-
tions syndicales libres et autorisées qui ont pour but : le drai-
nage, l'arrosage, le colmatage, le reboisement, etc. Elle consa-
crerait dans leurs conditions juridiques actuelles les Coopérati-
ves de consommation existantes, voire celles qu'on voudrait
ultérieurement constituer dans les mêmes conditions. Mais la loi
reconnaîtrait à ces Coopératives libres le droit de demander leur
transformation en Coopératives autorisées. Un conseil supérieur
de la Coopération instruirait la demandc.approuverait les Statuts,
et provoquerait du Ministre du Commerce, qu'il présentât à la
signature du Président de la République un décret instituant la
nouvelle coopérative et fixant sa circonscription territoriale.
Les coopératives autorisées auraient en effet un caractère très
précis de territorialité. La circonscription dont elles auraient
— 3oi —
elles-mêmes déterminé l'étendue dans leurs demandes primitives,
sous réserves, le cas échéant, de modifications concertées avec le
conseil supérieur, comporterait soit un quartier urbain, soit une
commune, soit un groupement de petites communes. Hors de
cette circonscription, les Coopératives ne pourraient ouvrir
aucun magasin de vente. En outre, dans les limites de cette cir-
conscription, elles seraient tenues de racheter au fur et à mesure
de leurs bénéfices disponibles les commerçants qui en feraient la
demande. Mais ceux-là seuls, bien entendu, qu'elle aurait trouvé
installés dans la circonscription, au jour du décret qui les aurait
autorisées.
XI. — Le mécanisme du rachat des fonds de commerce serait
simple. Un registre authentique recevrait les demandes des com-
merçants qui voudraient être rachetés avec mention du prix
exigé. Chaque année, d'autre part, l'inventaire établi, suivantdes
règles fixées par la loi, déterminerait le chiffre des bénéfices réa-
lisés par la Coopérative Les trois quarts de ces bénéfices devraient
être employés aux rachats des fonds de commerce ou déposés à
laCaisse des dépôts et consignations, à titre de reliquat, pour
être joints à la somme que l'inventaire de l'année suivante affec-
terait à ce même rachat. Supposons trois commerçants en instance
de rachat et ayant fait tous trois procéder, suivant des règles
à établir, à l'estimation de leurs fonds. Supposons que ces fonds
aient été estimés valoir l'un, six mille, l'autre, huit mille
et le troisième douze mille francs, soit vingt-six mille francs
ensemble,alors que les bénéfices de la Coopérative constituant
les fonds de rachat ne s'élèveraient qu'à dix-huit mille francs.
En ce cas les deux premiers fonds, ceux de six et de huit mille
seraient tout de suite rachetés, et la Coopérative en prendrait
possession en même temps qu'elle les payerait. Quant au pro-
priétaire du fonds de douze mille francs ; il pourrait à son gré ou
bien recevoir les quatre mille francs disponibles, un titre produc-
— 302 —
tif d'intérêts pour les huit mille francs restant à échéance du
prochain inventaire et faire remise immédiate du fonds ou bien
en continuer l'exploitation, saufà ce qu'il soit procédé à une nou-
velle estimation de la valeur du fonds lors de la prise de posses-
sion ultérieure par la coopérative.
11 est clair qu'une telle loi comporterait de nombreux détails,

et ce n'est pas ici le lieu de les aborder : la procédure d'estima-


tion surtout serait délicate ; et la crainte des collusions devrait
inspirer des précautions multiples, dont la plus efficace serait
l'obligation de la ratification du contrat par la commission per-
manente du Conseil supérieur de la coopération.
Soit ! Mais y aurait-il des bénéfices ? Qitid en cas de perte?
Si nous considérons que la Coopérative serait, dès ses débuts,
conseillée par la Commission permanente du Conseil supérieur
composée d'hommes particulièrement compétents ; que les Sta-
tuts et le Règlement intérieur auraient été soumis à leur étude
et à leur critique ; que la Fédération des Coopératives autorisées
aurait, dès le début, offert à la jeune Société la faculté de l'appro-
visionnement à ses magasins généraux; que dès ses premiers pas
celle-ci aurait été soumise au contrôle financier des agents de l'Etat
et au contrôle moral des clients groupés autour d'elle ; qu'enfin
elle aurait aux yeux de la population, le caractère d'une oeuvre
d'utilité publique contrôlée par l'Etat, caractère qui, en France,
procure, quoi qu'on dise, une autorité morale, singulière et
du même coup le crédit nécessaire ; on est amené à croire que
l'échec sera bien improbable et qu'en tous cas, les causes de
ruine seront rapidement discernées et conjurées.

XII. — Au surplus, il faut mettre au point la question des


coopératives et deleur valeur économique. D'aucuns les ont trop
vantées et nous avons constaté nous-mêmes, qu'en France, leur
situation très différente de celle qu'elles ont en Angleterre, n'était
— 3o3 —
pas brillante. Si on analyse leurs éléments économiques, on
constate cependant qu'elles devraient réussir; et que là où elles
échouent, il faut en chercher la cause ou dans le gaspillage et les
malversations de son administration, ou dans l'abstention mé-
fiante des populations, abstention méfiante que l'incontrôlabilité
absolue des coopératives dans la législation actuelle, ne justifie
que trop :
Si l'on suppose une coopérative n'ayant qu'un seul magasin de
vente, ses profits ne seront pas sensiblement supérieurs, à ceux
d'un commerçant individuel ayant le même nombre de clients.
Elle a cependant sur celui-ci un avantage : ses clients sont plus
fixes, plus fidèles ; ils vont à elle par parti pris d'abord, par sen-
timent d'intérêt ensuite. Aussi, n'est-elle pas obligée de les sol-
liciter par des étalages savants, de les flatter par le luxe de l'é-
clairage ou de l'ameublement. Pas n'est besoin pour elle d'ins-
taller son magasin dans une rue achalandée ; il lui suffira d'être
à portée de la clientèle. Il résultera de ces circonstances diverses
une économie sur les frais généraux. Second avantage très impor-
tant, ne faisant aucun crédit — car c'est une règle nécessaire pour
les coopératives, — elle n'aura pas de créances irrécouvrables.
Mais en sens contraire, il y aura pour le commerce individuel
une garantie qui n'existera pas ou n'existera qu'à un bien plus
faible degré chez le gérant de la Coopérative : celui de l'intérêt
personnel. Il est légitime de croire que le commerçant apportera
à son entreprise une sollicitude supérieure à celle du gérant pour
l'entreprise dont il n'est que l'employé. 11 est donc vraisemblable
que tout compte fait, les résultats de l'une et de l'autre entreprise
seront sensiblement identiques, et que le dividende que les con-
sommateurs associés en coopérative auront en fin d'année à se
partager, sera simplement équivalent au profit net du commer-
çant, si d'ailleurs celui-ci s'est imputé un salaire équivalent à celui
— 3o4 —
de gérant de la Coopérative, et a compté ce salaire dans les frais
généraux.
Supposons maintenant que les adhésions à la Coopérative se
multipliant, plusieurs magasins se créent. Y aura-t-il par le fait
de cet accroissement des avantages absolus? Y en aura-t-il égale-
ment de relatifs, c'est-à-dire par comparaison à l'entreprise com-
merciale individuelle?
Les avantages absolus seront ceux que provoquera l'impor-
tance même des affaires. Achetant désormais par quantité con-
sidérable, la Coopérative achètera meilleur marché. Elle aura un
assortiment de marchandises très variées et écoulera plus sûre-
ment celles-ci. Enfin, quelques frais généraux se répartissant sur
un chiffre d'affaires plus considérables deviendront proportion-
nellement plus faibles. Mais ces trois avantages, l'entreprise
individuelle les aura également. Les deux entreprises individuel-
les et coopératives auront donc grandi de concert et auront amé-
lioré parallèlement leur situation économique.
Cependant, il faut faire une réserve: c'est que, à mesure qu'elle
s'est développée, l'entreprise individuelle a été moins complète-
ment dirigée par le propriétaire. La multiplicité des rouages et
des affaires ont forcé celui-ci à s'en remettre à des agenti pour
telle ou telle nature de service. Sans doute, il garde le contrôle
général, mais il est obligé, par la force des choses, de substituer
un régime administratif à son action personnelle, c'est-à-dire au
régime de direction souveraine ' du propriétaire. L'avantage de
l'entreprise individuelle va donc s'affaiblissant à mesure que
l'entreprise grandit et qu'une administration se substitue à la
direction propriétaire, rapprochant de plus en plus ainsi les con
ditions de fonctionnement de l'une et de l'autre des deux entre-
prises coopérative ou individuelle.
Quand le fondateur de l'entreprise individuelle disparaîtra, il
est peu probable, que son héritier aura les qualités exceptionnel-
— 3o5 —
les qui avaient assuré le succès de l'oeuvre entre les mains du
fondateur. D'intelligente, la direction pourra devenir mal avisée,
d'activé devenir inerte, d'économe dépensière ; et comme nul
n'aura qualité pour corriger les vices du propriétaire l'entreprise
îra à la ruine. Au contraire, dans la Société coopérative dont le
développement même aura prouvé la bonne organisation, on res-
tera à l'abri de l'administration mauvaise; de même que l'intérêt
personnel manquant, on n'a pas pu, et on ne pouvait espérer une
direction excellente.
XIII. — Mais il est un concours de circonstances que l'on peut
imaginer pour des sociétés coopératives à l'exclusion de toute
autre entreprise. Supposons par exemple, que l'Etat concède à
une Coopérative de consommation, le privilège d'exploiter en ce
qui touche l'épicerie, la consommation de la ville de Toulouse.
J'ignore le nombre absolu des magasins d'épicerie qui sont
ouverts dans cette ville ; mais, d'une enquête poursuivie auprès
depersonnescompetentes.ilest résulté que le nombre des épiciers
est supérieur des 2/5" au besoin réel de la consommation. Le
magasin d'épicerie doit être à la portée de la ménagère. Si pour
acheter deux sous de poivre ou quatre sous de fromage celle-ci
doit s'absenter unedemi-heure et s'exposer à une fatigue, il est
clair que la famille se passera de poivre ou de fromage. Mais, il va
de soi également que lorsque deux magasins d'épicerie sont con-
tigus l'un à l'autre il y en a un de trop.
Supposons donc que par privilège ou de fait ou de droit, une
Coopérative offre seule à la consommation toulousaine les mar-
chandises d'épicerie et qu'elle devienne propriétaire de tous les
magasins d'épicerie actuels; il est évident qu'elle en fermera 2
sur 5 et qu'elle réalisera de ce fait sur les frais de loyer, d'éclai-
rage, de chauffage et de personnel, l'énorme économie des deux
cinquièmes. — C'est une hypothèse ; nous la savons réalisable.
11 est bien certain, et le lecteur en a eu de lui-même la
ao
— 3o6 —
notion, que les Coopératives de consommation organisées telles
que nous les voulons, présenteraient au maximum toutes les
chances de succès : le contrôle et de l'Etat, et des intéressés, y
assurerait la moralité des administrateurs. Le Conseil supérieur
de la coopération mettrait à leur disposition tous les renseigne-
ments d'ordre juridique ou économique dont elle aurait besoin.
La Fédération des coopérations faciliterait à chacune d'elles, les
approvisionnements, le contrôle des denrées, etc. Enfin, il serait
juste que l'Etat se montrât reconnaissant aux coopératives du
grand service social qu'elles auraient rendu, lorsqu'aurait été
achevée, par l'expropriation du dernier commerçant, la liquida-
tion de cette forme sociale dont nous avons dans un précédent
chapitre mis en relief les vices essentiels, et qui a nom le Com-
merce.
Sans doute, chaque opération de rachat comporterait pour la
Coopérative sa rémunération immédiate. Chaque fonds de com-
merce individuel racheté deviendrait ou pourrait devenir pour la
Coopérative une succursale, et comme elle pourrait vendre au
public en même temps qu'à ses clients associés, elle augmente-
rait le chiffre de ses affaires proportionnellement au nombre des
magasins qu'elle rachèterait; mais, il serait juste qu'en sus de
son bénéfice, elle reçût une récompense publique, sous la forme
d'une subvention d'Etat, qui devrait être à notre avis, afin d'ex-
citer le zèle des Administrateurs, calculée sur le montant du
bénéfice net de la Coopérative et proportionnelle à celui-ci. La
subvention d'Etat pourrait être, par exemple, équivalente au
tiers des bénéfices nets. Ceux-ci étant.de 9 0/0, par exemple,
d'après l'inventaire, .s'élèverait à 12 0/0 avec la subvention.
XIV. — La combinaison que nous proposons a été notamment
soumise aux délibérations d'un syndicat de petits commerçants
épiciers. Ceux-ci l'étudièrent plus particulièrement dans son
influence sur le sort des petits commerçants actuels. Ils consta-
— 3o; —
tèrent que l'application du système proposé aurait pour résultat
de supprimer 2 sur 5 des magasins Individuels actuellement
existants, et par suite, de laisser sans emploi 2 sur 5 des épiciers
actuels, après versement à tous les 5, bien entendu, du prix même
du magasin racheté. Au contraire, la Coopérative ne pouvant
manquer d'avoir besoin de gérants pour chacun de ses magasins
de vente et ayant intérêt à les p:endre parmi les compétents,
c'est-à-dire parmi les professionnels, il est évident que sur les
5 épiciers expropriés elle conserverait comme gérant les 3 qui
lui offraient le plus de garantie au point de vue de la compétence,
du travail et de la probité. Les 2 autres étant de moindre valeur
auraient vraisemblablement abouti à la faillite, si la Coopérative
n'était venue sauver entre leurs mains, par l'opération du rachat,
ce que leur fonds avait pu garder de valeur. Encore faut-il obser-
ver que plusieurs commerçants rachetés, 1 sur 5 par exemple,
désireux de se retirer des affaires, refuserait la gestion d'une suc-
cursale. Un sur 5 seulement serait donc vraisemblablement exposé
pendant la période de transition à se trouver sans travail, et à
n'avoir d'autres ressources que le prix du rachat qui lui aurait
été payé, et qui serait du moins, pour lui, sauvé du naufrage dont
le menaçait la faillite.
On voit, qu'au témoignage même das intéressés, la solution
que nous proposons au conflit des coopératives et du petit com-
merce, est pleinement acceptable, propre à rallier à elle les suf-
frages des petits commerçants, et par son caractère d'humanité,
à honorer le gouvernement qui en prendrait l'initiative.
XV. — Et maintenant supposons la totalité du commerce
racheté et le régime de la société coopérative fonctionnant. Quel-
les seront les conséquences de cette transformation au point de
vue social?..., si nous disions économique, le sens de cet adjectif
serait trop restreint.
Quel changement dans nos moeurs que la suppression radie;
— 3o8 —
de tous les artifices frauduleux, de tous les maquillages, de toutes
les fausses réclames, de tous les étalages truqués que le Commerce
imagine!... Quel surcroit de sûreté économique et de moralité
publique et privée! Ce n'est pas impunément que la conscience
publique en est arrivée à amnistier les truquages habituels du
Commerce. S'ils sont comme on le dit de toutes parts, une con-
dition nécessaire du Commerce, je ne connais pas de reproches
plus graves à formuler contre l'état actuel des choses, et, je rie
crois pas qu'on puisse justifier, par une raison plus forte, notre
désir de voir substituer au régime du Commerce, un ordre de
chose dans lequel l'absence d'intérêts personnels ramènerait natu-
rellement, dans l'échange des denrées, l'habitude de la probité.
XVI. — Une dernière considération est à mettre encore en
lumière. On sait avec quelle énergie Sismondi d'abord, Marx
ensuite, ont exposé les excès de la concurrence et le caractère
anarchique de la production actuelle. Beaucoup d'économistes
ont tenté d'atténuer le tableau ; nul ne l'a démenti. Ad. Blanqui
confesse et déplore toute l'étendue du mal, et se demande si
vraiment la concurrence est un progrès. Que dirait-il aujour-
d'hui ?
A l'anarchie de la production, des Economistes modernes ont
préconisé comme remède l'organisation des trusts, et l'un des
chefs de là ploutocratie américaine, non moins, bon chrétien
que diligent »ar. juier, faisait de cette théorie, il y a quelque deux
"

ans, le sujet d'une homélie. D'autres, ne saluent-ils pas dans


l'Agiotage, compagnon obligé de la spéculation, le régulateur delà
consommation?On comprend que lorsque à de telles théories Marx
oppose la sienne, beaucoup d'esprits honnêtes préfèrent celles-ci.
L'Etat, maître souverain de la production, répartirait les tâches et
les salaires, et tantôt en activant, tantôt en ralentissant la produc-
tion, régulariserait la consommation. La situation que l'Etat col-
lectiviste amènerait, serait, il est vrai, moins rude au Prolétaire
— 309 —
que l'Etat capitaliste et anarchique d'aujourd'hui ; mais il généra-
liserait, il égaliserait pour tous la servitude. Ne pouvons-nous
donc espérer faire sousuneautre forme, l'application du principe,
d'égalité?
Nous reconnaissons certes, que l'anarchie de la consomma-
tion tempérée par l'Agiotage, et celle de la production tempérée
par l'accaparement, ne constituent qu'un Etat d'injustice et de
barbarie auquel il nous est impossible de nous résigner. Nous ne
pouvons davantage souscrire au despotisme de l'Etatcollectiviste,
il faut donc une solution nouvelle ; et cette solution, c'est encore
à la liberté qu'il faut la demander. Or, elle naîtra d'e'>-même
en pure harmonie, d'un régime universalisé de Coopératives ae
consommation. Déjà au Congrès ouvrier de Lyon de 1878, un
délégué le constatait en termes précis : il avait pleinement rai-
son. Une statistique, qu'aucun intérêt personnel ne falsifierait,
mettrait, de plus en plus, le Conseil supérieur de la Coopé-
ration en mesure de connaître, pour chaque nature de den-
rées et par région, les quantités livrées à la consommation et
celles restant en magasin, ainsi que les prixde vente. Chaque pro-
ducteur aurait ainsi la faculté de se renseigner exactement sur
les besoins de la consommation, D'autre part, les fournitures fai-
tes aux Coopératives seraient enregistrées suivant leur origine,
c'est-à-dire selon qu'elles proviendraient de l'atelier familial ou de
l'atelier socialisé. On saurait ainsi incessamment le rôle et l'ac-
tivité de chaque branche de la production et quel serait, pour
chacune d'elles, le sens de son évolution propre.
Ainsi, prendrait fin le désordre actuel, les vicissitudes inces-
santes de surproduction et de chômage. La Coopération née de la
liberté, et seulement contrôlée par l'Etat, aurait suffii pour réta-
blir la Justice et l'Harmonie.
XVII. — Voici maintenant à titre de conclusion les principaux
articles de la loi à faire :
— 3io —
Art. 1.

Toute Coopérative qui demandera l'autorisation
devra déterminer la zone dans laquelle elle entendra exercer ses
opérations.
Art. II. — Les Coopératives autorisées seront soumises au
contrôle financier des agents de l'Etat, à la tutelle du Conseil
Supérieur de la Coopération et à l'autorité de l'assemblée géné-
rale. Les Coopératives autorisées seront fédérées et se prêteront
mutuel concours.
Art. III. — Les Coopératives recevront de l'Etat une subvention
égale au tiers de leur bénéfice net.
Art. IV. -— Elles devront consacrer chaque année les trois
quarts de leurs bénéfices nets au rachat des commerçants qui, au
moment de sa constitution, se trouvaient installés dans la cir-
conscription de la Coopérative.
Art. V. — 11 sera installé auprès de chaque coopérative, sous
le contrôle des syndicats, une Société de crédit ouvrier qui assu-
rera au Prolétaire crédit mensuel à la Coopérative de consomma-
tion.
Art. VI. — Dans les Coopératives fondées par action les actions
seront, nonobstant toutes stipulations contraires, rachetables à
toute époque et au prix d'émissions.
Trente ou quarante ans suffiraient sans nul doute au rachat
intégral du commerce. Une des trois formes du Capitalisme
aurait disparu, et deux des sources impures de la Propriété, la
Chance et l'Agiotage, seraient taries.
CHAPITRE XVI

MESURES PROPRES A EMPÊCHER L'ACQUI-


SITION DE LA PROPRIÉTÉ AUTREMENT QUE
PAR LE TRAVAIL (suite).

1. LA QUESTION PRÉLIMINAIRE DE LA VALEUR AU PORTEUR. — LES


DEUX CARACTÈRES DE NÉGOCIABILITÉ ET D'ANONYMAT. L'UN PRE-

TEXTE A L'AUTRE. — LE CHOEUR DES FRIPONS. — II. AFFAIRES
HONNÊTES ET AFFAIRES MALHONNÊTES. LES PREMIÈRES RÉCLA-

MENT DES TITRES FACILEMENT NÉGOCIABLES, LES SECONDES DES
TITRES ANONYMES. — LE BILLET A ORDRE TYPE DE LA VALEUR HON-
NÊTE.
— ETRANGE SILENCE DES ÉCONOMISTES : QUE NE DEMANDENT-
ILS LA TRANSMISSIBIL1TÉ DES TITRES DE RENTE PAR ENDOSSEMENT.—
III. LE COUP DROIT AU CAPITALISME. — FRAPPONS AU COFFRE-FORT.
IV. LE JEU DEVANT NOS LOIS. — LA VEULERIE r>r.s LOIS FAVORISE LA
CORRUPTION SOCIALE. — LA RESPONSABILITÉ DU CROUPIER. — UNE
ACTION EN RESTITUTION DE PAIEMENT INDU. — V. FAVEUR DE
PRINCE. — PROGRÈS SUR LES RÉGIMES PASSÉS.
— LE MENU NÉPO-
TISME. — Loi ORGANIQUE DES FONCTIONS PUBLIQUES ET DROIT DE
RECOURS CONTRE LES ABUS. — LES DROITS PROTECTEURS. — UNE
REVISION NÉCESSAIRE DE LA CONSTITUTION. — VI. LA PRESCRIPTION.
UN ARTICLE DU CODE A ABOLIR. — VIL EXPLOITATION DE LA MISÈRE
D'AUTRUI ; SES FORMES DIVERSES. — ACTION INDIRECTE DES MOYENS
PROPOSÉS CONTRE LA FORMATION DE LA FORTUNE.
— VIII. EXPLOI-
TATION DES VICES D'AUTRUI. — LE VICE DU PAUVRE : L'ALCOOLISME.
— LA SUBSTITUTION DE LA COOPÉRATIVE AU CABARET LE SUPPRIME
de piano. — L'EXPLOITATION DES VICES DE LA RICHESSE CESSERA
AVEC CELLE-CI. — IX. LES MOYENS ILLÉGAUX D'ACQUISITION. —
TRIPLE MOYEN DE LES CONJURER.
— 3ia

Jeu. — Faveur de prince et autres modes immoraux d'acquérir,

I. — Contre chacun des huit modes illégitimes et contre le


groupe des moyens Illégaux d'acquérir la propriété, nous propo-
serons des mesures particulières, mais tous les efforts seront
Inefficaces si, préalablement, on ne supprime une institution que
l'esprit de rapine a réussi à introduire dans la législation de tous
les Etats et qui va, se développant d'autant plus, que la cons-
cience du peuple s'éveillant, élève une protestation de plus en
plus menaçante contre le Capitalisme et le Vol. Cette institution
est celle de la Valeur au porteur.
C'est merveille vraiment que, dans ses 463 articles le Code
pénal s'ingénie à formuler et punir des délits ou des crimes, et
qu'en même temps la loi civile, reconnaisse, proclame, invente
en quelque sorte elle-même un moyen sûr et commode de mettre
la fortune mal acquise à l'abri des victimes et des gendarmes en
même temps.
Les titres constatant l'existence de valeurs sont de deux sortes;
chacun le sait. Ce sont les titres nominatifs et les titres au por-
teur.
Un sentiment naturel au propriétaire c'est de mettre son sceau
sur la propriété. Au portail de son château le seigneur jadis gra-
vait ses armes, et l'enfant graverait volontiers son nom sur chacun
de ses jouets. Si la propriété a été bien et honorablement acquise,
on a le droit d'en être fier comme d'un témoignage de talent et
de labeur. Qui donc'es-tu, toi qui te refuses à avouer ton bien, à
laisser inscrire ton nom sur le titre qui le constate; qui te réserves
de le dissimuler ; de ne le faire circuler que par des voies secrètes*'
D'où te vient-il ce bien que tu dissimules et à quel but obscur
veux-tu l'employer?
— 3i3 —
Oh! J'entends bien les Economistes, et leurs protestations ici
railleuses, là Indignées. « Toucher à la valeur au porteur c'est
toucher à l'Arche sainte. Mais tout commerce serait impos-
sible ! Mais les relations entre les peuples en seraient arrêtées I
Supprimer la valeur au porteur, quelle folie I Quelle ignorance
des affaires... quelle inconscience du mouvement du Crédit, des
nécessités du négoce! La valeur au porteur est une des plus bel-
les inventions du génie humain ; elle a donné aux affaires un
essor incomparable.... » — Aux affaires, oui ; mais dans l'accep-
tion fin de siècle de ce mot, aux affaires qui sont l'argent des
autres.
On rencontre parfois chez le peuple des idées admises, des
admirations de convention que personne n'a contesté parce que
personne n'y a songé encore ; et qui ne semblent incontestables
que parce que personne ne les a contestées. Il en fut longtemps
ainsi de l'idée de Noblesse, de celle du Droit Divin, de celle de
l'infériorité native delà femme. Elles sont universellement accep-
tées pendant des siècles; mais qu'une seule protestation s'élève et
celle-ci éveillera dans des consciences de plus en plus nombreu-
ses un inévitable écho. A peine heurté le préjugé s'effondrera.
La valeur au porteur nous semble être un de ces préjugés qui
ne résisteront guère à l'examen. Elle présente un double carac-
tère : l'un qui la rend chère aux voleurs, c'est VAnonymat, l'autre
qui la rend utile aux transactions, c'est la Négociabilité. Oyez un
apologiste des valeurs au porteur. Qu'exaltera-t-il... du moins
s'il s'adresse à des gens honnêtes? L'extrême facilité que la valeur
au porteur présente à être négociée et transmise. Mais que dira
l'homme d'affaires véreux au commerçant prêt à se lancer dans
des affaires scabreuses? « Transformez donc en valeurs au por-
teur une partie de votre actif et mettez ces valeurs en lieu sûr,
afin que la faillite, si elle survient, ne les puisse atteindre ». Que
dit au paysan dont les forces déclinent la femme qui guette
— 3i4 —
dans la succession une part supérieure à celle que lui réserve la
loi? « Transforme donc en valeurs au porteur les quelques titres
nominatifs que tu as dans ton armoire, ils échapperont ainsi à
l'impôt de transmission»; et c'est le même langage que tient le fils
malhonnête tandis que son frère est au régiment. Ce sont les
valeurs au porteur que recommandent avec entrain les Sociétés
anonymes parce que l'Anonymat de ces titres permet les plus
frauduleuses combinaisons. C'est elles encore que conseille le
croupier au ponte imbécile, la fille galante au vieillard qu'elle
console, le notaire fripon au client qui lui confie un dépôt, le
confesseur à la pénitente dont il espère un don manuel, tous
ceux qui par une voie, ou par une autre, veulent atteindre au
bien d'autrui en dehors des règles légales, tous, choeurs inlassa-
ble, patronnent et exaltent la valeur au porteur ; et si l'on sou-
mettait la question au référendum des cambrioleurs, il n'est pas
douteux que la valeur au porteur n'obtînt l'unanimité. Tçux-ci,
en effet, estiment fort l'extrême négociabilité de cc*a valeurs,
négociabilité qui a pour eux l'avantage de se doubler d'Anony-
mat. C'est une erreur trop accréditée de croire que l'action en
opposition au paiement des intérêts peut amener la restitution
des valeurs volées. Quelques rares voleurs occasionnels sans
vocation ni réelle aptitude, peuvent seuls se laisser troubler et
avouer. Les professionnels savent qu'il leur suffit de payer d'au-
dace, de nier audacieusement et de mettre en demeure le juge
d'instruction, d'apporter contre leur démenti la preuve impossi-
ble que la valeur n'est venue en la possession de l'inculpé que
par un fait de vol à lui imputable. C'est en effet, que la présomp-
tion du Code : en fait de meubles, « Possession vaut titre »
reste valide et que, pour mettre le juge d'instruction en défaut,
le voleur n'a qu'à l'invoquer. Le Cambriolage fleurit et prospère;
mais quel coup mortel serait à cette industrie la suppression des
valeurs au porteur I
— 3i5 —
IL —J'ai posé à plus d'un notaire, à plus d'un banquier, le pro-
blème suivant : Trouvez une affaire absolument honnête, et
n'ayant pour objet de violer ni les droits d'autrui ni une disposi-
tion de loi, qui ne se pourrait absolument pas faire si la valeur
au porteur n'existait pas.—Jusqu'à présent ma question est res-
tée sans réponses, mais par contre, c'est par milliers qu'on
compterait les affaires malhonnêtes et les violations de la loi que
permet l'institution des valeurs au porteur.
Sans doute, dans l'Etat actuel de notre législation, certaines
affaires seraient plus lentes, et, dans la pratique de nosétablisse-
ments financiers qui traitent les valeurs nominatives et en par-
ticulier la rente française avec un inconcevable mauvais vouloir,
certaines opérations sur titres nominatifs sont sensiblement plus
onéreuses. C'est ainsi que les établissements financiers prêtent
sur dépôt de valeurs au porteur, prêtent même sur titres nomi-
natifs de rentes étrangères, et ne prêtent pas sur titre nominatif
de rente sur l'Etat français. Mais nous allons voir que les avan-
tages de célérité de négociation, que présentent les titres au por-
teur, ne sont pas un caractère inhérent à leur nature ; que les
titres nominatifs en pourraient être dotés par un texte légal très
simple, tandis qu'au contraire l'Anonymat, caractère intrinsèque
de la valeur au porteur, n'est d'aucune utilité dans la pratique
honnête, mais crée au contraire une menace permanente, cons-
titue un danger permanent de fraude et de vol.
Voici, par exemple, une valeur nominative, le billet à ordre
Il est négociable certes avec la plus extrême facilité ; quelques
mots mis au dos du billet, et celui-ci est transmis. Absolument
parlant, la valeur au porteur l'est encore plus vite : prendre suffit.
N'empêche qu'aucun commerçant n'ajamais songé à se plaindre de
la minute de temps qu'exige le libellé de l'endossement.Or, s'il est
une circonstance dans laquelle le temps soit précieux, c'est pour
le commerçant quand il est derrière son comptoir, que les clients
— 3i6 —
le pressent. En cette circonstance, les minutes comptent généra»
lement pour lui plus qo Î pour le paysan, pour le propriétaire,
pour le rentier, quand ils négocient leurs titres. Pourquoi ne
substitue-t-on pas le billet à ordre au porteur, au billet à ordre
nominatif? Pourquoi, si la négociation instantanée est une condi-
tion des affaires, neTa-t-on pasétendue au billet à ordre, et a-t-on
conservé à cet effet de commerce, l'obligation d'une quadruple
mention, nom du tireur, nom du tiré, date et cause ? Oui, il n'a
pas paru suffisant au législateur que la négociation contînt men-
tion de ses auteurs et de sa date. La cause qui lui a donné nais-
sance doit être également mentionnée à peine de nullité. Et quand
on demande aux jurisconsultes la raison de ces exigences de la
loi, ils répondent unanimement que, si celle-ci n'avait pas imposé
ses diverses mentions, la perpétration de la fraude eût été trop
facile; ce qui implique, a contrario, que si la loi ne l'exige pas
pour les valeurs au porteur, c'est qu'elle a négligé des précautions
indispensables contre la perpétration de la fraude dans la négo-
ciation de ce genre de titre.
Eh bien ! nous demandons que cette lacune de la loi soit com-
blée. Nous demandons que les valeurs actuellement au porteur
deviennent des valeurs transmissibles par voie d'endossement
dans les mêmes conditions que le billet à ordre. La négociation
de ces titres resterait extrêmement facile, et la sécurité des affaires
augmenterait infiniment.
Nous voulons mieux encore : nous voulons que toute valeur
nominative, y compris les titres de rentes sur l'Etat, deviennent
susceptibles d'être transmis par voie d'endossement, sauf stipula-
tion contraire expressément indiquée dans la négociation précé-
dente. On ne nous accusera donc pas d'être les adversaires secrets
des transactions entre individus. Nous ne nous étonnons d'ailleurs
que d'une chose, c'est que les Economistes, qui chantent si fort
les bienfaits de lanégociabilisation, n'aient pas, depuis longtemps,
— 3i"7 —
réclamé au profit des titres nominatifs de rente, contre la lente
et coûteuse procédure du transfert. Eh quoi ! Les obligations
hypothécaires elles-mêmes peuvent contenir clause de transmis-
sibilité par voie de simple endossement. Cette clause est même
très fréquente dans certaines régions notamment dans le dépar-
tement des Pyrénées-Orientales et on ne peut transmettre par
voie d'endossement un titre de rente sur l'Etat, sur la ville de
Paris, sur un chemin de fer ! Il faut un transfert Quelle raison
1

peut-il y avoir à cette entrave apportée à la négociabilité de ces


titres, si ce n'est celle de laisser aux valeurs anonymes, aux
valeurs au porteur, le privilège d'une facile négociabilité ?
III.

Ah ! Socialistes qui, si volontiers et si légitimement,
dénoncez le Capitalisme, pourquoi tant d'entre vous se laissent-
ils aller à heurter la conscience publique par des déclamations
contre toute propriété individuelle, même celle des travailleurs,
alors qu'il vous serait si facile de porter au Capitalisme, avec le
concours et l'assistance des honnêtes gens de tous les partis, un
coup droit dont il ne se relèverait pas : c'est dans la Valeur au
porteur qu'il faut l'atteindre. Vous tarissez presque d'un seul
coup l'exploitation des gogos par les sociétés anonymes, les
meilleurs profits de l'usurier et du banquier véreux. Vous placez
chaque fripon en face du châtiment certain, puisque vous rendez
impossible par cela, non certes la circulation de l'Epargne, mais
la dissimulation de l'argent volé.
J'entends une objection : les valeurs au porteur sont nécessaires
dans les transactions avec l'étranger, tant, qu'à 1'éiranger dételles
valeurs seront émises. H faudrait une conférence internationale
pour arriver à cette suppression des valeurs au porteur.
Si je ne craignais de m'étendre démesurément, je prouverais
que l'objection n'est que spécieuse, et que notre prospérité écono-
mique n'est nullement liée à l'émission de valeurs anonymes des-
tinées à l'exportation. Mais il est expédient de ménager une
— 3i8 —
transition ; et une transaction peut intervenir entre l'état actuel des-
choses et nos desiderata. Que l'on commence par cette réforme à
laquellenousdéfions les Economistesde faire le moindre reproche:
que l'on déclare par un simple article de loi, que toutes valeurs-
nominatives, titres sur l'Etat compris, seront émis transmissibles
par voie d'endossement; et qu'une marge suffisante devra être au
verso du titre réservée pour les mentions d'endossements, les-
quelles seront celles du tireur, du tiré de la date et de cause. Un
second article ajouterait toutefois que par mention expresse le
propriétaire du titre pourrait entre les mains de celui à qui il le
céderait, suspendre la faculté de transmission par endossement.
On accorderait ainsi aux titres nominatifs l'avantage dont les
valeurs au porteur ont eu jusqu'ici le privilège, celui d'une
prompte transmissibilité ; mais on laisserait à ces dernières leur
caractère suspect et équivoque de l'Anonymat. Les honnêtes
gens ne tarderaient vraisemblablement pas à ouvrir les yeux sur
le danger de ce dernier genre de valeurs ; et quand une opinion
publique se serait créée sur ce point, on pourrait aisément accroî-
tre le droit que l'Etat perçoit au moment de l'émission des
valeurs au porteur, et dégrever, au contraire, en proportions,
égales, les valeurs nominatives mêmes transmissibles. Si les
filous tiennent à ce que la loi conserve au nombre de ses instru-
ments et à leur usage, la pince-monseigneur de la Valeur au
porteur, qu'ils en payent du moins une location convenable.
Le jour viendra, prochain, nous l'espérons, où cette honte des
valeurs anonymes disparaîtra de nos codes et de nos lois. Ce
jour-là seulement nos lois pénales aboutiront à des sanctions
réelles. Croupiers, .usuriers, agioteurs, concussionnaires, hom.)-
mes politiques en quête du million, faiseurs de sociétés anony-
mes, tout ce monde là pourra être frappé au coffre-fort, c'est-à-
dire au coeur ; et, dans l'air assaini, le travailleur débarrassé d&
ces concurrences immondes, respirera à pleins poumons.
— 3i9 —
Et maintenant cherchons à chacune des six sources impures
de propriété qui nous restent à étudier les moyens de la tarir.

§ i. — Le Jeu,

IV.
— Le joueur est un malhonnête homme puisqu'il cherche à
s'enrichir aux dépens d'autrui en dehors du travail. Il n'est donc
digne d'aucune sympathie. Mais il est à côté de lui, un être
répugnant entre tous, car tandis que le joueur a la triste excuse
de sa passion, lui, calcule froidement et opère à coup sûr. C'est
le croupier.
Nos moeurs actuelles le flétrissent quand il travaille dans un
tripot mal meublé et derrière un tapis vert crasseux, et la police
va l'y saisir. Elles en font un député s'il préside au trente et
quarante dans les salons d'un grand cercle, où le commissaire
de police se garderait de pénétrer autrement qu'en abonné ou
en client. Voilà ce que c'est que les lois imprécises. Les lois sont
pour les peuples de permanentes leçons de choses : elles leur
enseignent ce qu'il faut croire, elles leur dictent les formules de
sa moralité. N'en déplaise à certaine école qui ne fait fi des lois,
que parce qu'elle redoute leur légitime action répressive, les
lois sont les éducatrices des moeurs. Si l'on veut que la cons-
cience du peuple flétrisse, il faut que tout d'abord l'autorité
publique punisse ; si celle-ci omet de punir celle-là perdra l'ha-
bitude de condamner. Ah ! nous avons de bien veules doctrines,
et l'impudence des fripons n'est faite que des veuleries de nos
doctrines et de nos lois. Qu'ils y prennent garde d'ailleurs, ceux
qui veulent conserver la République, car les vagues instincts qui,
de ci de là, font que la masse cherche des yeux un sauveur, sont
faits de la honte qu'elle éprouve au relâchement de nos mceu rs et
au cynisme triomphant des coquins.
— 320 —

;
Qu'on le dise donc nettement : le Jeu est un délit; et le croupier
est Je complice de ce délit, complice dont la responsabilité peut
être entière et qui pourra être puni au maximum, même si les
juges trouvent chez l'auteur principal les éléments d'une atté-
nuation ou l'indice d'une responsabilité limitée.
Or, ce n'est pas seulement devant la peine que la «(-respon-
sabilité, la solidarité de l'auteur et du complice doit être procla-
mée. C'est aussi, suivant les principes de notre droit, dans les
responsabilités civiles encourues. Au lieu d'ignorer si le perdant
paye ou ne paye pas sa dette de jeu, que la loi déclare nul tout
payement fait en acquit d'une dette de jeu, et autorise tous inté-
ressés à en exiger la restitution. Qu'elle reconnaisse intéressé et
ayant qualité pour intervenir, non seulement le perdant qui a
payé indûment, mais encore sa femme, ses enfants et ses ascen-
dants, c'est-à-dire tous ceux vis-à-vis de qui le perdant a une dette
d'éducation ou d'entretien autrement sacrée que celle contractée
autour du tapis vert. Que par une sorte d'action paulienne, la
loi autorise également les créanciers à répéter les sommes payées
parleur débiteur en diminution de sa solvabilité et par suite
en fraude de leur droit. Qu'une telle action dure dix ans et que
pendant dix ans, elle reste suspendue sur la tête du joueur heu-
reux et sur celle du croupier; et l'on verra si, les valeurs au
porteur ayant d'ailleurs disparu, l'industrie des tripots et des
cercles ne fera pas faillite.

S a. — La faveur de prince.

V. — C'est tout naturellement et peu à peu par l'amélioration


graduelle de notre mécanisme politique, que nous allons à la
suppression de ce moyen d'enrichissement immoral. Le régime
parlementaire avec la fréquence de ses interpellations, et malgré
— 3ai —
les conditions lamentables de son fonctionnement actuel, a eu
pour résultat d'amener le contrôle, et du même coup, une rela-
tive probité dans l'exercice du pouvoir. La presse, quoique ses
moeurs soient détestables, décourage d'autre part plus d'une
entreprise suspecte, soit par son amour des révélations scanda-
leuses, soit par les exigences qu'elle met à sa complicité. Ce qu'en
tout cas l'Histoire impartiale ne peut mettre en doute c'est que
le gouvernement central est aujourd'hui plus honnête, moins
enclin aux dilapidations et à l'octroi des faveurs, — du moins
quand le domaine de l'Etat y est intéressé, — qu'il ne l'était sous
Napoléon III ou sous Louis-Philippe. On ne concède plus aujour-
d'hui de forêts ni de mines. On n'accorde plus de titres plus ou
moins bien rentes ; les emplois de cour ont été supprimés ; mais
ce qui reste de fâcheuse pratique, c'est le menu népotisme, ce
sont: les emplois octroyés à la faveur, souvent même la remise
des condamnations encourues au profit du fisc.
Pour faire cesser ces abus, il faudrait pour chaque ordre de
fonctions publiques, une loi organique qui déterminât rigoureu-
sement les conditions d'admissibilité et d'avancement ; et d'une
disposition constitutionnelle qui ouvrit à tout Français, même
non personnellement intéressé, devant un conseil d'Etat pleine-
ment indépendant, une action en annulation de toutes nominations
de fonctionnaires faites contre la loi. H faudrait également que la
constitution qui remplacera celle si défectueuse de 1875, trouvât
quelque remède, quelque moyen d'empêcher les députés, contrô-
leurs des ministres, de solliciter au contraire ceux-ci aux faveurs
et aux passe-droits qu'exigent les électeurs influents. C'est une
étrange constatation à faire que celle de députés envoyés par le
peuple pour surveiller le pouvoir, et qui se font les agents les
plus actifs de la corruption gouvernementale. Quis custodiet eus-
todem ?
Plus difficiles encore à conjurer seront ces tendances des gros
31
— 322 —
Intérêts capitalistes à percevoir, sous la forme de droits de protec-
tion, de primes à l'industrie, etc., un impôt sur les consomma-
teurs. La Socialisation des moyens de la grande production
Industrielle, dont nous parlerons plus loin, et la suppression des
grandes influences capitalistes pourront seules y parvenir.
La revision de la Constitution de 1875 par une Constituante
exclusivement élue en vue de la constitution à faire, fonction-
nant en pleine indépendance auprès du Parlement et dont les
membres, inéligibles à la législature suivante, élaboreraient en
dehors de tout calcul personnel et de tout intérêt propre la cons-
titution du pays, serait le plus sûr moyen de purger nos moeurs
politiques de l'immortalité des régimes passés.
Arrêtons là un tel sujet, aussi bien relève-t-il plutôt de la
scierie polit"«.iii--. et paraîtrait-il hors de place dans ce livre résçrvé.
à l'étude de problèmes sociaux.

§ 3. — La Prescription.

VI.

Voici un mode d'acquérir la propriété, mode à la vérité
d'application rare, mais qui n'exigera que l'abrogation pure et
simple d'un article de loi, l'article 2219 du Code civil dont le pre-
mier paragraphe estainsi conçu: «Laprescription est un moyen
d'acquérir ou de se libérer par un certain laps de temps, et sous
les conditions déterminées par la loi. »

§ 4. — Exploitation de la miser d'autrui,

VII.

Une forme de cette exploitation est définie par le Code
sous le nom d'usure, elle serait punie de manière assez efficace
pour disparaître, si, d'une part, étaient supprimées les valeurs au
porteur par lesquelles les usuriers dissimulent leur profit, et si
d'autre part les amendes étant proportionnelles à la fortune et la
— 323 —
confiscation des gains illicites toujours ordonnée en sus, les usu-
riers se trouvaient avoir quelque raison de craindre à chaque
cas d'usure une ruine à peu près complète.
Objet d'une étude spéciale l'exploitation du travail des miséra-
bles prolétariens ou Capitalisme sera traitée plus loin. Mais il est
des formes diverses de l'exploitation de la misère qui ne sont ni
l'Usure telle que les criminalistes la définissent ni le Capitalisme
proprement dit. Elle a des formes si diverses cette exploitation,
depuis l'exhibition des hommes sandwich jusqu'à la sollicitation
de la jeune fille pauvre par le débauché riche, qu'on ne saurait pré-
tendre y parer seulement par des dispositions particulières. L'as-
sainissement du corps social — si on rend chaque jour plus diffi-
cile dans son sein la formation d'une part de la Fortune, d'autre
part de la misère, par la mise en oeuvre de la solidarité, — ren-
dra de plus en plus rares les faits douloureux d'exploitation dont
nous sommes aujourd'hui si fréquemment les témoins. 11 ne
faut pas retarder d'une heure le moment où les améliorations
devront être entreprises ; mais, il ne faut espérer que du temps
et de l'opiniâtre persévérance dans l'effort, la réalisation d'une
somme de progrès capable de satisfaire aux aspirations de la
conscience publique.
Retenons du moins que toute amélioration de l'Etat moral don-
nera au misérable plus d'énergie pour se défendre, que toute
amélioration de l'Etat, économique en diminuant l'intensité
moyenne de la misère rendra moins dure au misérable, moins
pénible cette résistance à l'exploitation ; qu'enfin la diminution
graduelle de la Fortune dans, une Société dont le Travail devien-
dra de plus en plus le seul régulateur et comme le ph">t, suppri-
mera aux mains des exploiteurs et des corrupteurs, les armes
mêmes de la corruption et de l'exploitation.
— 324 —

§ 4« — Exploitation des vices d'autrui.

VIII.
— Ici les rôles sont renversés; ce sont les vices des riches
qu'exploitent ceux qui pensent qu'une telle exploitation est sou-
vent le moyen le plus commode de s'enrichir. Les filles sans
pudeur, les croupiers sans entrailles, les courtisans à âme de
larbin et aussi toute cette population pourrie qui vit autour de
la prostitution, du jeu, de l'orgie et du faste : voilà quels sont
les agents de l'exploitation du vice riche.
Mais la pauvreté, la misère même a aussi ses vices hélas ! ou
plutôt le sien, celui par lequel on s'étourdit, celui dans lequel on
oublie, l'Ivrognerie, et pour servir ce vice, à côté du café luxueux
pullulent les bars et les buvettes. Contre ceux-ci l'action serait
immédiate et radicale dans une société où au Commerce indivi-
duel qui n'ayant d'autre but personnel que le gain y va par tous
moyens.se serait substitué un régime de consommation coopé-
rative. Les buvettes existeraient sans doute assez nombreuses
pour satisfaire aux besoins de la consommation, mais non pour
intensifier à plaisir celle-ci. Les règles de police, que les établis-
sements privés d'aujourd'hui éludent de leur mieux, seraient, au
contraire, respectés dans les buvettes coopératives, puisqu'on
n'aurait aucun intérêt de lucre à les violer; et l'on ne verrait pas
comme aujourd'hui le scandale de femmes et d'enfants s'abreu-
vant d'absinthe. Les liqueurs à essences pourraient être efficace-
ment proscrites, et un contrôle, auquel l'intérêt personnel ne
commanderait plus de se dérober, pourrait êire efficacement
exercé en vue de protéger la santé publique contre les boissons
falsifiées ou mal distillées.
Nous n'insisterons pas davantage sur ce point pourtant si
important. Quelque effort qu'on fasse, l'alcoolisme est inattaqua-
ble dans le régime d'aujourd'hui : toutes les mesures prises par
— 325 —
l'autorité publique étant déjouées par la complicité fatale du
buveur et du cabaretier. Celui-ci qui n'a qu'un but, la poursuite
du gain, n'a également qu'un moyen à sa disposition pour attein-
dre ce but : accroître le nombre et attiser la soif des buveurs,
c'est-à-dire propager l'alcoolisme. Le gérant d'une Coopérative
de consommation recevant de celle-ci une rétribution mensuelle
n'aura aucun intérêt à se dérober aux règlements publics. L'alcoo-
lisme aura perdu d'un seul coup et ses temples et ses prêtres.
Quant à la corruption qui s'exerce autour de la richesse, il est
clair qu'elle ira en déclinant dans la mesure même où s'atténuera
la mesure des fortunes, et qu'elle aura tout à fait disparu le jour
où Yanrea mediocritas d'Horace sera le point culminant des for-
tunes individuelles. Les métiers de corruption donneraient en un
tel régime, une moindre certitude de gain que le travail régulier.
L'espérance des gains faciles cesserait de solliciter les vocations ;
et la belle Otero démissionnerait, sans nul doute, ou chercherait
une nouvelle patrie.
Or, celui qui envisage les faits sociaux avec un peu de sens,
ne regrettera certainement pas que disparaisse l'écume dorée
mais empoisonnée de la société actuelle. Le faste des fêtards et
le clinquant des filles publiques ne constituent pas un luxe
enviable. Ils sont la richesse qui se détruit, et non celle qui se
crée. Ils sont également la moralité qui s'éteint, la probité qui
défaille, la santé qui s'étiole. A leur contact l'âme et le sang du
peuple se corrompent également.

§ 5. — Des moyens délictueux et criminels d'acquérir la propriété,

IX. — Nous avons traité ce point par avance tandis que nous
recherchions les voies et moyens financiers de la Réforme M01-
celliste. Rappelons seulement au lecteur que nous souhaitons
une révision du Code pénal dans un triple but: i° que soient
— 32(5 —
définis et punis les délits nouveaux en particulier, les manières
modernes d'escroquer et filouter, que la complexité toujours plus
grande d'un Crédit fondé sur l'Anonymat des sociétés par actions
et des valeurs au porteur a rendu possibles; — a0 Que l'amende
soit dans la plus large mesure possible substituée à la prison, et
qu'elle soit fixée proportionnellement au patrimoine du coupa-
ble, afin qu'il y ait égalité pour tous dans le châtiment, et que
celui-ci devienne effectif pour le riche;—3°Qu'une procédure soit
instituée en vue d'aboutir à la confiscation au profit des victi-
mes, et, à leur défaut, au profit de l'Etat de tous les gains réa-
lisés par l'acte ou pour 1 industrie coupable.... en sus, bien
entendu, de l'amende infligée à titre de châtiment direct.
Dans une société dont les valeurs au porteur auraient disparu,
et où il serait par conséquent aisé d'évaluer et d'atteindre le
patrimoine entier du coupable, on conçoit combien dépourvue
de sécurité et précaire dans ses profits deviendrait l'industrie des
coquins aujourd'hui si paisible et si fructueuse.
CHAPITRE XVII

MESURES PROPRES A EMPÊCHER L'ACQUI-


SITION DE LA PROPRIÉTÉ AUTREMENT
QUE PAR LE TRAVAIL (suite).
4

I, LE CAPITALISME. — SE PRÉSUME VIS-A-VIS LE PROLÉTAIRE.


— LÉGI-
TIMITÉ DE LA PROTECTION DE L'ETAT.
— IL LE CAPITALISME ET
L'ARTISAN.
— LE SYNDICAT EST UNE PROTECTION SUFFISANTE. —
LE PROPRIÉTAIRE N'A NUL BESOIN DE PROTECTION SPÉCIALE.
II. COMMENT L'ETAT EXERCERA-T-IL SON DEVOIR DE PROTECTION?

IMPOSSIBILITÉ DE L'ACTION DIRECTE ENTRE PROLÉTAIRES ET CAPITA-

— LA SOCIALISATION DES MOYENS CAPITALISTES DE PRODUC-


LISTES.
TION CONDITION NÉCESSAIRE DE LA PROTECTION D'ETAT. — IV.
L'INDICE EXTÉRIEUR DU CAPITALISME.
— LES TROIS SOLUTIONS DU
PROBLÈME.
— LEUR HIÉRARCHIE DANS LA LIBERTÉ.
V. LE CAPITALISME ET LES TROIS DOMAINES DE L'ACTIVITÉ : AGRICOLE,
COMMERCIALE, INDUSTRIELLE. LES DIVERSES BRANCHES INDUS-

TRIELLES ET LE«CAPITALISME. — LES TROIS FORMES DE L'ACTIVITÉ
INDUSTRIELLE. — VI. L'ATELIER FAMILIAL AUTONOME. — L'AÎELIER
.
SA CONDITION DE SUCCÈS.
COOPÉRATIF.
— — PETIT NOMBRE
D'INDUSTRIES, OU IL EST PRATICABLE.
— VIL FORME SYNDI-
CALE, FONCTIONNEMENTET ATTRIBUTION DES SYNDICATS. — VIII.
FORME ETATISTE. DIVERS MODES DU CONTRÔLE D'ETAT. SOCIÉTÉ

DE PRÊTEUR D'ETAT. SON FONCTIONNEMENT, COMPARAISON AVEC


LES SOCIÉTÉS ANONYMES. — IX. MODALITÉS DIVERSES DE GESTION
A PRÉVOIR. EVOLUTION PROBABLE DE LA ROPRIÉTE SOCIALISÉE

A LA PROPRIÉTÉ EXPLOITÉE PAR L'ATELIER FAMILIAL,
— 328 —
I.
— C'est une pratique universelle que de reculer le plus loin
possible les difficultés. Aussi est-ce à la fin de notre exposé que
nous nous résignons à aborder le point délicat, la question dans
laquelle nous nous heurterons le plus au scepticisme, à l'incré-
dulité, tout au moins les plus graves : Pourra-t-on efficacement
dans la société Morcelliste enrayer le Capitalisme et par quels
moyens?
Quoique nous ayons déjà défini le Capitalisme, il est bon que
nous fixions à nouveau, en certains points, les idées du lecteur.
Le Capitalisme est l'exploitation du travail d'autrui, c'est-à-
dire l'emploi de ce travail à une rémunération inférieure à sa
valeur réelle. Cette exploitation se présume légalement lorsque
l'employé est un prolétaire, c'est-à-dire que n'ayant aucune pro-
priété, ni matérielle ni consistant en aptitude professionnelle ou
art il n'est, et ne peut être considéré par l'employeur, que comme
une simple pièce de mécanique et, ainsi soumis à la double con-
currence du machinisme et des autres proléta'res, et exposé à
voir sa force travail constamment dépréciée et avilie. Nous
savons qu'une caractéristique de l'état de cet homme-machine
est d'être, sous l'aiguillon de la faim, livré à la merci de l'em-
ployeur, d'être privé de liberté morale. Cette forme la plus grave
et la plus commune du Capitalisme se fonde sur le contrat de
salariat prolétarien. L'infériorité contractuelle qu'il crée à l'em-
ployé vis-à-vis de l'employeur est permanente; elle peut affecter
nonseulementlesconditionsdutravail, mais encore cellesde l'exis-
tence privée : La dépendance du prolétaire est telle, en effet, par
suite de l'imminence constante de la faim, que l'employeur peut
exiger, en fait, de celui qu'il nourrit, toutes les formes de l'obéis-
sance ; et que, à tout instant, la liberté de Yhomme, et celle du
citoyen, ne sont pas moins exposes, que la liberté du travailleur.
Or, à qui peut bien être confiée, si ce n'est à l'Etat, la défense de
la liberté de l'homme, la défense de la liberté du citoyen ? Corn-
— 329 —
ment concevoir d'autre part hors de l'Etat un pouvoir tutélaire
assez autorisé, et d'une action assez continue, pour pouvoir oppo-
ser la permanence et la continuité de sa protection à la conti-
nuité et à la permanence de la menace ?
IL
— Supposons maintenant, au lieu du prolétaire privé de
toutes propriétés tant morales que matérielles, un artisan ayant
en main, ou tout au moins à sa disposition, sinon la matière, du
moins l'outil de son travail, et, en même temps, une aptitude
professionnelle telle qu'on ne puisse substituer la machine à
son intelligence et concurrencer celle-ci par celle-là. 11 est évident
que la situation de cet artisan sera bien plus favorable que celle
du prolétaire, et que l'artisan ne pourra devenir la victime de son
employeur que si ses collègues du même art entrent en concur-
rence avec lui auprès de l'employeur et consentent, pour obte-
nir la pratique de celui-ci, de travailler à salaires réduits au-
dessous du juste. Il est donc évident que pour protéger l'artisan
contre le Capitalisme, il suffira de le protéger contre la concur-
rence abusive de ses pairs, rôle auquel le Syndicat professionnel
suffira pleinement. On voit que si le contrat de salariat-proléta-
rien crée une situation d'oppression permanente telle qu'elle justi-
fie l'intervention permanente de l'Etat, le contrat de salariat-
artisan ne légitime que l'intervention du Syndicat et son contrôle
sur les modalités du travail.
Supposons enfin l'employeur traitant avec un travailleur doté
de l'outillage et de la matière première en même temps, c'est-à
dire en situation d'utiliserchez lui, et pour lui, sa force-travail
tout entière. Il est évident que celui-ci n'aura besoin de personne
pour le défendre, puisque ayant chez lui l'occasion d'utiliser sa
force travail à sa véritable valeur et en pleine liberté, il ne con-
sentira à travailler chez autrui que si, en sus du prix strict, l'em-
ployeur lui procure un salaire bénéfice.
On voit avec netteté, croyons-nous, maintenant, les limites
— 33o —
rationnelles ici de la protection de l'Etat, là de celle du Syndicat;
et l'on sent la gradation qui va de la servitude permanente du
.prolétaire à la pleine liberté du propriétaire, en passant d'ailleurs
par l'état intermédiaire de l'artisan à liberté précaire.
III. — Et maintenant comment la protection de l'Etat sur le
prolétaire va-t-clle pouvoir s'exercer? Va-t-on imaginer, dans
toutes les villes, et en nombre suffisant, des magistrats chargés
de recevoir les plaintes des prolétaires contre les employeurs et
de les instruire? Imagine-t-on la possibilité de telles instruc-
tions ? Le fonctionnaire aura-t-il compétence pour juger des mal-
façons dont se plaindra l'employeur et par lesquelles celui-ci
prétendra justifier le renvoi du salarié ? Suppose-t-on les mille
contacts du salarié prolétaire et du contremaître de l'usine,
devenant l'objet d'une enquête qui ne pourra se poursuivre
qu'auprès de témoins intéressés ou dépendant comme léseront
les autres contremaîtres ou les camarades d'usine cluF.'îarié? Un
homme de bonne foi répondra certainement que lV-tt ne peut
assumer une telle tâche ; que pratiquement, sa protection ne
pourra s'exercer ; qu'elle sera vaine, et que toute tentative pour
la réaliser en fait, n'aboutirait qu'à l'arbitraire et au désordre.
Eh quoi ! 11 n'est point douteux que le prolétaire est privé
de sa liberté, c'est-à-dire de ce droit sacré dont l'Etat a précisé-
ment pour mission d'assurer à tous les hommes l'exercice ; et
d'autre part il ressort non moins évidemment des faits, que l'Etat
est impuissant à exercer sa mission tutélaire, du moins dans
l'usine de l'employeur. Que conclure? Constatant son impuis-
sance l'Etat abdiquera-t-il toute mission et laissera-t-il un million
et demi de prolétaires, nos compatriotes et ses contribuables,
pourrir dans la servitude? Je saisbien que nombre d'Economistes
qui se prétendent libéraux souscrivent sans regret à cette solu-
tion. Mais de moins en mojns la conscience publique s'y résigne;
et la conscience publique a raison. Puisqu'il est avéré que l'Etat
— 33i —
est impuissant à établir la Justice, le respect des lois dans l'usine
capitaliste, dans l'atelier capitaliste, dans le régime capitaliste, il
faut fermer cet atelier, il faut éteindre les feux de cette usine, il
faut abolir ce régime. Puisqu'il est avéré que le contrat de sala-
riat-prolétarien, dans les conditions actuelles de notre Société,
n'aboutît qu'à l'asservissement du prolétaire, il faut substituer à
ce contrat un contrat nouveau. Pourquoi d'ailleurs nous en
ferions-nous scrupule ? Ne savons-nous pas que ce contrat est
juridiquement annulable pardéfaut de liberté morale chez un des
contractants, et qu'il est nul de plein droit comme entaché de
clausespotestatives ?
La conclusion logique c'est que, si l'Etat est incapable d'assu-
rer la protection du prolétaire par voie indirecte, c'est-à-dire en
contrôlant les rapports du prolétaire avec le Capitaliste, il doit
le faire par voie directe, c'est-à-dire se substituer au capitaliste et
traiter directementavec le prolétaire d'où : Socialisation des moyens
capitalistes de production.
.Mais c'est la solution Marxiste I me dira-t-on. — Parfaitement,
c'est la solution Marxiste et c'est la seule qui soit rationnelle
pratique et juste, du moins dans le domaine de ces faits écono-
miques, pour lesquels nous la proclamons nécessaire. Ce n'est
pas en vue d'ailleurs d'une conception a priori de l'organisation
sociale que nous la concevons; moins encore par enthousiasme
étatiste. C'est au nom du Droit auquel nous avons la faiblesse
de croire, et que nous invoquons pour tous les hommes au
même titre, de ce Droit qui pénètre et a pénétré de tous temps
la conscience universelle, et qui s'appelle, suivant le point de vue
sous lequel on le considère, tantôt Justice et tantôt Liberté.
Donc, nous posons le principe de la Socialisation des moyens
capitalistes de production; et voici qu'une première question se
pose : A quels caractères discernera-t-on ces moyens capita-
listes ?
— 332 —
IV. — Une industrie est capitaliste lorsque les moyens de la
production, c'est-à-dire l'outil et la matière première, sont entre
les mains dePrimus, tandis que la force-travail est entre les
mains de Secundus, de Tertius et autres. Ainsi la séparation du
travailleur d'avec les moyens de travail, de l'ouvrier d'avec l'ou-
til, est la marque extérieure la plus simple et la plus précise du
capitalisme. Mettre à la disposition du travailleur les moyens du
travail, mettre à la disposition de l'ouvrier l'outil et la matière
première c'est faire cesser le Capitalisme. Cette donnée en fait
apparaître une autre : c'est qu'il y a trois procédés pour faire
échec au Capitalisme : i° Accroître le nombre de ceux des tra-
vailleurs qui acquièrent la propriété de l'outil et de la matière
première et qui ainsi se libèrent par eux-mêmes du capitalisme :
C'est la solution par la propriété individuelle ; 20 Organiser les
artisans en Syndicat capables de mettre à la disposition de leurs
membres, l'outil et la matière première du travail. C'est la solu-
tion par le Syndicat ; 30 Assurer par l'Etat à la masse proléta-
rienne l'outil, la matière et l'occasion du travail c'est la solution
par l'Etat.
Théoriquement la première solution est supérieure, la Propriété
portant au plus haut point la liberté de l'homme et du travail-
leur. Malheureusement, nous verrons que la nature des choses
la rend impraticabledans de nombreuses industries. La deuxième
solution suppose, chez le travailleur, une liberté d'action dimi-
nuée, car, en ce qui concerne le travail, il se soumettra aux règle-
ments du Syndicat dans la mesure où les lois de l'Etat auront
donné au Syndicat pouvoir de règlement. Mais d'une part, l'arti-
san aura participé à-1'élaboration de ce règlement syndical auquel
il sera soumis; et d'autre part, en tant qu'homme et citoyen, sa
liberté vis-à-vis du Syndicat reste entière. La troisième solution
est un pis-aller ; c'est en effet que le prolétaire sera soumis non
seulement à un règlement des conditions générales du travail
— 333 —
relatives par exemple à sa durée et à sa rémunération, mais
encore à des règlements particuliers d'ateliers fixes pour tous en
général, et pour chacun à part : non seulement la durée, mais
encore le lieu, les heures d'entrée et de sortie, les repos, les
menus détails de la discipline, la répartition des tâches, les puni-
tions, etc. Autre circonstance fâcheuse. A ce règlement d'Etat, le
travailleur n'aura participé que comme citoyen, c'est-à-dire de
façon fort indirecte, par sa participation au choix des représen-
tants du peuple. Ainsi sera-t-il plus étroitement assujetti à une loi
à laquelle il aura moins directement participé, il faudra donc pré-
férer toutes les fois qu'il sera possible, par considération de
liberté, la solution syndicale à la solution étatiste, et de même,
la solution propriétaire à la solution syndicale.

V. — Plaçons-nous maintenant en face des faits économiques :


Malgré que le Capitalisme ait cherché à tout envahir, nous
constatons qu'il n'a jamais pu conquérir la majorité du domaine
rural, malgré le concours coupable, la véritable complicité de
l'Etat bourgeois et des lois bourgeoises. La propriété paysanne
s'est défendue vaillamment, et malgré que des lois iniques pèsent
encore sur elle, malgré que des faveurs scandaleuses soient
accordées à sa concurrente, la propriété capitaliste, celle-ci fléchit
presque partout. Qu'on supprime au plus vite les iniques rigueurs
dont on accable la petite propriété rurale, les iniques faveurs
dont on gratifie la grande, et la déroute du Capitalisme en Agri-
culture sera rapide et complète. Voilà donc, dans tout le domaine
des intérêts agricoles, dans toute la sphère du travail rural que
la solution, entre toutes préférables, la solution par la propriété
individuelle apparaît comme pratique et comme suffisante à assu-
rer la définitive ruine du Capitalisme.
Nous ne parlerons pas du domaine commercial : nous avons
épuisé le sujet en démontrant ailleurs qu'à la propriété indivi-
»•*- 334 *"""
duelle, commerciale, il fallait substituer un régime de non-pro-
priété où tous contribueraient à titre de consommateurs au
fonctipnnement harmonique de l'échange des denrées.
Reste le domaine industriel En cet ordre des faits économi-
ques, laquelle des trois solutions devons-nous appliquer ï
Pourrons-nous recourir à la Propriété Individuelle? Devrons-
nous nous adresser au Syndicat ? En serons-nous réduits à la
gestion d'Etat ?
Les faits eux-mêmes vont nous éclairer :
11 est des industries qui, après plus d'un siècle de régime capi-

taliste, sont encore restées propriétés privées, et sont au moins


pour une large part» exercées directement par l'ouvrier patron,
par l'atelier familial. Tels les barbiers, les maçons, les boulan-
gers, etc. Cependant contre l'atelier familial bien des lois ini-
ques ont été portées parle Capitalisme maître du pouvoir et des
Chambres ; et il est probable que si toutes les injustices de la légis-
lation étaient corrigées, telle industrie familiale qui lutte péni-
blement, prendrait son essor et chasserait le Capitalisme devant
elle; telle autre qui fléchit maintiendrait ses positions. Ce n'est
pas à dire que nous espérions, ici comme en Agriculture, voir
sombrer partout le Capitalisme par le simple fait de la liberté et
de la justice. Nous savons qu'en maintes industries l'outillage
est d'un prix tel que jamais travailleur individuel ne le pourra
acquérir par son seul travail. 11 y aura donc en ces industries
divorce inévitable entre l'outil et l'ouvrier, le moyen de travail
et le travailleur. La solution par la propriété sera donc imprati-
cable pour ces sortes d'industries.
Si ces industries exigent un art, une compétence spéciale pro-
fessionnelle de la part de l'ouvrier, le problème sera moins diffi-
cile à résoudre, d'abord la nécessité de l'apprentissage et les
besoins de ^consommation auront limité le nombre des ouvriers.
D'autre part,. par suite de leur éducation professionnelle, le
— 335 —
niveau intellectuel de ce milieu artisan sera supérieur en moyenne
au niveau prolétarien. Leur salaire plus élevé par suite de la
moindre concurrence, leur permettra un petit prélèvement men-
suel capable de couvrir les frais et dépenses d'un Syndicat. Enfin-
et surtout leur condition les rend moins assujettis aux em-
ployeurs, car ils dépendent le plus souvent non d'un seul, mais
d'un certain nombre, souvent même du public. Aucun employeur
n'a sur eux une action souveraine, les problèmes qui les concer-
neront seront moins complexes; le Syndicalisme résoudra pour
eux la question. Enfin, partout où le Prolétaire se trouvera en
Contact fatal et permanent avec l'employeur, partout où celui-ci
sera le patron, c'est-à-dire celui seul dont dépendra le sort de
l'ouvrier, partout où celui-ci deviendra comme la chose de celui-
là, alors que l'Etat intervienne ! S'il est indispensable qu'un homme
commande et soit seul debout, et que les autres obéissent et soient
courbés, que ce Chef parle du moinsau nom de l'intérêtgénéral;
qu'il ne soit pas l'égoïste représentantd'un intérêt individuel, et
qu'il ne soit suspect ni de cupidité ni de despotisme. Mais, qu'il
s'autorise de la Loi à l'élaboration de laquelle auront concouru
par leur vote ces prolétaires eux-mêmes à qui elle demandera de
lui obéir ; patron pour patron nous préférons l'Etat.
VL— Donc trois formes principales se marqueront dans le tra-
vail : la forme individuelle autonome, la forme individuelle
Syndicaliste, la forme collective ou socialisée.
i9 Forme individuelle. — Cette forme peut comporter deux
sortes d'ateliers : l'atelier familial ou autonome ; il se définit de
lui-même ; et est depuis longtemps connu. Nul besoin n'est d'in-
sister. L'atelier coopératif est parfois possible là où l'atelier fami-
lial a cessé de l'être. L'outillage qu'un travailleur isolé ne peut
acquérir sur ses seules épargnes, il se peut que cinq, dix, vingt
travailleurs l'acquièrent en s'associant et en coopérant, c'est-â-
tiire en travaillant en commun dans les limites, et sous les con-
— 336 —
ditions fixées par un contrat. Nous savons déjà qu'une organisa-
tion de ce genre comporte moins de liberté que l'atelier fami-
lial autonome. Cependant, la part d'action de chacun des asso-
ciés sur ce règlement de leur travail commun, et sur la gestion
de l'épargne commune, reste assez directe pour que, toute indi-
vise qu'elle soit, la propriété de chacun étant déterminée dans sa
proportion, garde un caractère individuel et reste stimulante du
travail.
Malheureusement la Coopération de production n'est suscepti-
ble de réussir que dans des circonstances assez restreintes. La
principale condition de son succès, c'est que le travail de chacun
soit rémunéré avec une rigueur indiscutable et dans des condi-
tions d'indiscutable justice. Les travailleurs coopérateurs n'au-
ront pas en effet une ardeur au travail égale. Si, pour rémunérer
équitablement chacun d'eux à la fin de la journée ou de la
semaine il faut que des contre-maîtres apprécient, estiment le tra-
vail de chacun, la Coopérative de production sombrera bien vite
car quel que soit l'esprit d'équité de celui qui fera l'estimation,
sa décision sera contestée par ceux dont il aura apprécié le tra-
vail au moindre prix. D'où, des dissensions intestines qui entraî-
neront, fatalement, la chute de l'atelier coopératif. Celles-là seules
ont réussi parmi les Coopératives de production, qui payent le
"travail à la pièce et à prix fixe suivant le type de l'objet fabriqué ;
par exemple, à la verrerie d'Albi, les trois ou quatre types de
bouteilles qui s'y fabriquent sont payées, suivant type, un prix
déterminé. Le nombre des bouteilles fabriquées par l'ouvrier est
chaque soir présenté au. contrôle et est payé suivant tarif. Le
compte est mathématique, ne permet aucun arbitraire et ne peut
donner lieu à aucune réclamation. S'il en eût été autrement la
Verrerie, dont la prospérité est, croissante, aurait certainement
sombré malgré l'élite ouvrière qui la constitue.
Or le nombre des industries dans lequel le travail peut être
— 33? —
rémunéré à la pièce sans estimation du plus ou moins d'aptitude,
de l'ouvrier est très limité. II en résulte qu'il faut peu compter
pour la solution du problème social, sur les Coopératives de pro-
duction ; néanmoins leur concours ne sera pas dédaignable ; il
réduira, avantageusement, le nombre des industries à placer sous
l'action directe de l'Etat.
VIL — a° Forme syndicale.
— La forme syndicale convient
excellemment aux industries artisanes qui dépendent non, d'un
seul employeur, mais AM public : tels les maçons, les boulan-
gers, etc. A la vérité )J;. entrepreneurs de louage d'industrie se
sont établis dans les grandes villes, et nombre d'artisans qui se
sont placés sous leur dépendance, pour être assurés de trouver
du travail par leur intermédiaire, ont empiré leur condition au
point de vue de la liberté morale. Le Syndicat aurait précisé-
ment pour mission de rendre impossible cette main-mise des
entrepreneurs sur le travail-artisan. A cet effet, il serait bourse
du travail.et bureau de placement pour sa partie; et quand le
client n'aurait pas indiqué lui-même le nom des artisans auquel
il veut s'adresser, le syndicat répartirait le travail parmi ses
membres, en tenant compte de tous les éléments d'un tel pro-
blème, à savoir: spécialités d'aptitudes suivant le travail demandi,
date d'inscription de l'artisan sur le registre des chômeurs, prix
de journées maximum offert à l'artisan ou de salaire minimum
exigé par lui etc. Ainsi compris le Syndicat apparaîtrait réelle-
ment comme une magistrature de la profession. Il va de soi que
la direction de l'apprentissage serait placée dans ses attributions.
11 établirait également les tarifs minimum des travaux
ou série de
prix, sans que d'ailleurs on eût en ceci à craindre une réglemen-
tation excessive, caria consommation qui se restreindrait aurait
vite raison de tarifs exagérés. Enfin, le syndicat pourrait mettre à
la disposition des artisans qui en seraient privés, les outils cou-
rants.
Sabatier 22
— 338 —
L'exercice de cette magistrature professionnelle devrait assu-
rément être entourée de garanties et comporter des voies de
recours ou d'appel.
V11I.
— 3° Forme Etatiste. — Nous ne pouvons
qu'effleurer ce
sujet, non seulement parce qu'il est très vaste, mais encore parce
qu'il est à peine exploré. Etendant la Socialisation à toutes les
industries en même temps qu'à l'agriculture et au commerce, les
Collectivistes conçoivent des formes tellement généralisées de
l'activité de l'Etat, qu'elles apparaissent le plus souvent imprati-
cables. Au contraire, les Morcellistes ne réservant à l'Etat que
celles des industries qui ne pourront être exercées ni en atelier
familial, ni en atelier coopératif, ni sous le contrôle des syndicats,
sont amenés à des précisions plus grandes sur le fonctionnement
des ateliers étatistes. Des études ultérieures, spéciales pour cha-
que industrie, seront à faire. Toutefois, dès ce moment, nous pou-
vons montrer que, dans ses grandes lignes, le problème est solu-
ble. Supposons, par exemple, que les pouvoirs publics ayant
acquis la conviction que les trois industries suivantes, — pour ne
citer celles-ci qu'à titre d'exemple—: Transformation du minerai
de fer en métal ouvrable, fabrication de la pâte à papier, gros-
ses constructions navales de fer et de bois ne sont susceptibles
de devenir propriétés ni de l'atelier familial, ni de l'atelier coopé-
ratif, ni des artisans syndicalisés. Constatons d'autre part que
ces industries actuellement emploient un grand nombre de pro-
létaires dont il importe que l'Etat devienne le protecteur en se
substituant au capitalisme. Une loi interviendra ordonnant, à
une date déterminée à l'avance, le rachat de ces trois industries.
L'Etat après étude, et pourparlers avec les compagnies, constatera
qne les établissements de la première des trois industries exige-
ront pour être rachetés et exploités, une somme de six cents
millions ; ceux de la deuxième, une somme de deux cents millions
et ceux de la troisième une somme de huit cents millions, au
- - 339
total un milliard six cents millions. Faudra-t-il que l'Etat demande
à un emprunt global les seize cents millions qui lui seront néces-
saires et, muni de cette somme gère directement les trois indus-
tries? Nous ne le pensons pas.
Voici le procédé que nous proposerions plus volontiers :
L'Etat emprunterait les seize cents millions mais par trois
emprunts distincts, quoique émis le même jour, de six cents,
deux cents et huit cents millions ; de telle sorte que le prêteur
baillerait ses fonds à son choix, soit pour l'industrie du minerai,
soit pour celle du papier, soit pour celle des constructions nava-
les. Il se pourrait très fort que nombre de prêteurs n'aient aucune
raison particulière à se déterminer pour l'une ou l'autre de ces
industries. Du moins, ceux qui ont compétence en matière de pâte
à papier n'iront évidemment pas choisir les constructions nava-
les ; mais se grouperont dans l'industrie du papier, et constitue-
ront ainsi, une force efficace d'opinion et de contrôle. Une
autre circonstance naîtra forcément de cette pratique c'est que les
groupements de prêteurs se régionaliseront; c'est évidemment
sur les côtes qu'on trouvera les prêteurs pour constructions
navales, et, dans les pays miniers, les prêteurs pour le travail du
minerai.
Si par comparaison notre esprit évoque ce qui se passe main-
tenant dans les Sociétés anonymes faisant appel au crédit, c'est-
à-dire empruntant pour exploiter une industrie, nous ne trouve-
rons rien de pareil. L'affaire n'est jamais présentée avec la sincé-
rité que les ingénieurs de l'Etat apporteraient dans leurs rapports,
et, l'esprit de discussion et de contradiction que les représentants
de l'Etat apporteraient dans leurs débats. Les prêteurs de l'Etat
auraient donc plus de moyens de s'éclairçr dès le début que les
actionnaires des compagnies actuelles. D'autre part, les condi-
tions actuelles d'émission d'actions, répartissent fort au hasard
celles-ci: l'intervention des banquiers que les remises promises
— 340 —
déterminent, jouant dans ces émissions le rôle principal. On voit
par là que le groupe des prêteurs à l'Etat, offrirait plus de garan-
ties, de compétence et de contrôle que le groupe d'actionnaires
des Sociétés anonymes actuelles.
Les Sociétés anonymes actuelles promettent toutes de gros
dividendes; souvent, non seulement elles cessentbientôtde payer
des dividendes, mais elles dérobent le capital ; et les actionnaires
incompétents et épars, livrés sans réserve à la merci des conseils
d'administration que l'intrigue fait naître des assemblées généra-
les, n'interviennent utilement que pour constater la disparition de
leur capital. Au contraire, l'Etat dans notre conception, ne paye-
rait ni intérêts ni dividendes; mais garantirait le capital à lui
prêté. Ce serait les prêteurs qui, jouant le rôle des actionnaires
dans les sociétés anonymes, dirigeraient l'entreprise et s'efforce-
raient de la rendre productive de bénéfices à partager entre eux
sous forme de dividende, c'est eux qui nommeraient le Conseil
d'administration. A côté de ce Conseil d'administration, siégeraient
comme conseillers techniques les ingénieurs de l'Etat, et comme
contrôleurs, ses inspecteurs administratifs et financiers. Enfin les
artisans organisés en syndicats nommeraient deux délégués qui
auraient le droit d'assister aux séances du conseil avec voix con-
sultative.
On se demandera pourquoi nous acceptons l'intervention des
artisans attachés à l'entreprise et non celle des prolétaires c'est-
à-dire, — rappelons-le, — de ces ouvriers qui n'ont aucune apti-
tude particulière professionnelle, aucun art qufsoit leur propriété,
et qui ne sont, dès lors, appliqués qu'à ces sortes de travaux
machinaux qui existent identiques dans toutes les grandes indus-
tries. La raison en est que la nature même des choses le rendrait
impossible. En effet, ces prolétaires seraient vis-à-vis de l'Etat,
dans la situation ou ils sont actuellement vis-à-vis des patrons
qui, quand ils ont plusieurs usines, font passer leurs ouvriers de
-3<i-
telle dans telle autre suivant qu'il leur convient. Le grand avan-
tage de l'exploitation de nombreuses industries par l'Etat,
serait évidemment pour les prolétaires de ne plus être exposés au
longs chômages qu'entraîne la brusque fermeture des usines capi-
talistes ; mais ce résultat ne pourrait être obtenu qu'à la condition
que l'Etat puisse faire passer ces prolétaires, non seulement d'une
usine à l'autre, mais encore d'une industrie dans une autre indus-
trie suivant que le travail l'exigerait. Les prolétaires ne seraient
donc en réalité, attachés à aucune industrie particulière. La
défense de leurs intérêts particuliers devrait donc être exercée,
non spécialement dans telle industrie, mais auprès de l'Etat.
11 faudrait être de mauvaise foi pour considérer comme infé-

rieure aux Sociétés anonymes actuelles l'organisation de prê-


teurs d'Etat que nous supposons. Le Conseil d'administration
nommé par les prêteurs,' vaudrait assurément celui que nom-
ment actuellement les actionnaires des Sociétés anonymes, ou
plutôt qu'ils sont sensés nommer. Il est impossible de conce-
voir en quoi la visite que de temps en temps, et au moins deux
fois par an feraient aux livres et à la Caisse, les Inspecteurs des
finances, nuirait à la Société. Il est également inadmissible que,
parce que les ingénieurs désignés par le Conseil d'administra-
tion seront soumis au contrôle technique des ingénieurs de l'Etat,
de telle sorte que le Conseil d'administration, en cas de désac-
cord, soit juge en dernier ressort, celui-ci jugera plus mal que s'il
n'avait entendu qu'un avis. Enfin, l'intervention des artisans,
c'est-à-dire des hommes qui ont, au plus haut degré, la pratique
des détails de métier, n'est-elle pas encore une garantie que les
grosses sottises seront évitées ? Dans le cas où sur un point
grave, le Conseil d'administration entrerait en conflit durable
avec l'Etat responsable du Capital, l'Etat pourrait dissoudre le
Conseil d'administration et faire juges les prêteurs. Enfin, au cas
où le conflit se perpétuerait, les Chambres pourraient être saisies
— 34a —
et décider que l'Etat ne serait plus responsable vis-à-vis des
prêteurs que de neuf, ou huit ou sept dizièmes, etc., du capital
primitivement emprunté.
IX. — Nous donnons à titre de simple exemple cette esquisse
d'une société industrielle de prêteurs d'Etat ; mais sans prétendre
qu'elle sera la solution universelle en matière d'industrie. Les
solutions seront souvent des solutions d'espèces. 11 se peut que
h gestion directe et absolue de l'Etat par l'entremise d'un direc-
teur et d'ingénieurs fonctionnaires convienne mieux pour l'ex-
ploitation des mines. Il se peut que l'Etat universalise à tous les
réseaux français rachetés le système employé sur le réseau actuel
d'Etat. Il se peut que telle exploitation industrielle aujourd'hui
unique, apparaisse comme susceptible d'être fragmentée : telle
branche pouvant convenir à l'atelier familial, telle autre à l'ate-
lier coopératif ou encore à des associations syndicales d'artisans.
L'expérience devra en telle matière avoir le dernier mot.
Quant au côté commercial, qu'il nous suffise de signaler son
caractère simplifié. Les associations coopératives de consomma-
tion constitueront, en effet, le débouché naturel des produits
obtenus dans les ateliers socialisés. Si le produit émane d'un
atelier directement géré par l'Etat, celui-ci cédera à prix coûtant
aux sociétés coopératives de consommation. Si l'industrie est
gérée par les sociétés de prêteurs d'Etat, ceux-ci s'efforceront, pour
donner lieu à des dividendes, de le vendre le plus cher possible ;
mais la concurrence étrangère interviendra comme frein. En
définitive, l'Etat devra éviter de jouer au commerçant, et si, soit
pour la qualité des .produits, soit pour leur prix de revient, sa
gestion directe donnait de fâcheux résultats, au gré des consom-
mateurs, la protestation des coopératives représentant l'uni-
versalité des intérêts de la consommation, suffirait à faire changer
le système et à faire substituer à la gestion d'Etat la société des
prêteurs d'Etat.
— 343 —
Observons enfin, qu'à aucun point de vue notre -onception n'a
rien de systématique et de fixe. L'intervention des municipalités
susceptibles de se substituer à l'Etat pour telle ou telle branche
d'industrie, telle ou telle nature de service ; la constitution d'as-
sociations coopératives d'entreprises agissant dans les limites
d'un cahier des charges, et sous le contrôle financier permanent
de l'Etat, sont des solutions que nous ne nous interdisons pas de
façon absolue. D'ailleurs, il est à croire que le champ de l'acti-
vité industrielle de l'Etat et même des sociétés de prêteurs, ira
se restreignant de plus en plus au profit de l'atelier familial ou
de l'atelier coopératif. Les progrès du transport de la force à
distance nous autorisent à croire que telle industrie qui, en 1950
aura apparu comme nécessairement socialisable, sera en l'an
2000 susceptible de passer dans le patrimoine de l'industrie
familiale. Rien n'est fixe dans les sociétés ; elles évoluent inces-
samment. Quelle qu'elle soit elle est fausse, la formule qui pré-
tend s'appliquer d'un seul coup à tous les intérêts. C'est pour-
quoi, malgré nos préférences très nettes pour la propriété
individuelle du travailleur, nous admettons la propriété coopéra-
tive, celle tempérée par le syndicalisme corporatif et enfin la
socialisation.
TROISIEME PARTIE

EN PLEIN RÉGIME

CHAPITRE XVIII

LE MORCELLISME ET LA VIE ÉCONOMIQUE


ET SOCIALE

I. LAFUTURE SOCIÉTÉ COLLECTIVISTE ET LES RÉTICENCES DE JAURÈS.


LA FUTURE SOCIÉTÉ MORCELLISTE ET SES GRANDS TRAITS. — II.

TOUTE LA PROPRIÉTÉ OFFERTE AU SEUL TRAVAIL. —CERTITUDE DE
LA RÉCOMPENSE PROPORTIONNELLE AU MÉRITE. — 111. RAMENONS
AUX CHAMPS LES PROLÉTAIRES DE LA VILLE, MAIS COMME PROPRIÉ-
TAIRES. — LE MORCELLISME REPEUPLERA LES CAMPAGNES ET Y
TRANSFORMERA LA VIE. — IV. DIMINUTION CERTAINE DE PROLÉ-
TAIRES AGRICOLES. RÔLE ÉDUCATEUR ET RÉGULATEUR DES ATE-

LIERS D'ÉTAT. — X. LES ARTISANS AGRICOLES, LEUR RÔLE DANS LA
SOCIÉTÉ MORCELLISTE. LA TENDANCE VERS LA PROPRIÉTÉ NOR-

MALE. — VI. EXEMPLE DE LA SOCIÉTÉ KABYLE.— EXTRÊME VARIÉTÉ
DES CONTRATS. — LA RHANIÀ, LA THAMRARZIT, LA MOGHARASSA,
LES COALITIONS OUVRIÈRES. — INCESSANT RETOUR A LA PROPRIÉTÉ
NORMALE. — VII. LA VRAIE LIBERTÉ EXCLUT L'EXPLOITATION DU
TRAVAIL. — SYNTHÈSE DU RÉGIME MORCELLISME EN AGRICULTURE
ET EN INDUSTRIE. — VIII. L'ADMINISTRATION EN RÉGIME MORCEL-
LISTE ; FONCTIONNAIRES ET EMPLOYÉS. — LE CONTRAT DE FONCTION
.
— 346 —
PUBLIQUE ET SON CARACTÈRE. — PRATIQUES DÉTESTABLES. — LES
VRAIS PRINCIPES. — IX. L'ÉQUITABLE ÉVALUATION DU TRAVAIL EN
ADMINISTRATION. LES ABUS A RÉFORMER. PLUS GRANDS ABUS
— —
DANS L'ADMINISTRATIONDES SOCIÉTÉS ANONYMES. —X. LA SCIENCE
ET L'ART DANS LA SOCIÉTÉ MORCELLISTE. DÉPLORABLE ÉTAT

ACTUEL. — LE SENS ET LES CAUSES DU PROGRÈS. — LE DEVOIR
SOCIAL D'ÉDUCATION. — XL NÉCESSITÉ DU LOISIR. — NÉCESSITÉ
DU TRAVAIL. — L'HYGIÈNE DU TRAVAIL INTELLECTUEL. — DANS LA
SOCIÉTÉ MORCELLISTE NI OISIFS NI SURMENÉS. XII. LA VENTE

DES OEUVRES ARTISTIQUES ET SCIENTIFIQUES MULTIPLIÉE DANSL'ÉTAT
DE LA SOCIÉTÉ MORCELLISTE. — XIII. LE LUXE SOCIAL SUPPLÉMENT
DE SALAIRE DES TRAVAILLEURS EXCEPTIONNELS.
XIV. LES CONTRATS ET LA LOI DE LA TENDANCE A LA PROPRIÉTÉ NOR-
MALE.—XV. LA FAMILLE ET L'HÉRITAGE.—LESGRIEFS CONTRE L'HÉ-
RITAGE. •— FONDEMENT JURIDIQUE DE L'HÉRITAGE ; — SA VALEUR
ÉCONOMIQUE.
— L'HÉRITAGE ABOLI RENAÎTRAIT DE LUI-MÊME.
XVI. • LA GUERRE ET LES PROPRIÉTAIRES-TRAVAILLEURS. LE CAPI-

TALISME— VERS LA PAIX.

Comme on lui demandait d'exposer ce que serait dans soh


fonctionnement le régime collectiviste et la société qu'il rêvait,
Jaurès répliqua que les hommes de la Révolution n'auraient pu
répondre à une question pareille ; qu'ils ne se l'étaient jamais posée
et qu'ils n'en ont pas moins fait la Révolution tout de même;
La réponse de Jaurès était pleine d'à-propos, mais parfaitement
inexacte. C'est en effet que les hommes de la Révolution en réa-
lité ne bouleversaient pas, mais seulement réformaient. Les bases
de la société qu'ils rêvaient étaient et restaient celles de toutes
}es sociétés civilisées jusqu'à présent connues. La Famille natu-
.
relle, la Propriété individuelle et l'Etat. Chacune de ces trois
institutions primordiales avait subi une déformation et devait
être redressée. A la famille naturelle, la noblesse substituait
une famille de convention qu'unissait, non plus* la commu-
-347-
nauté du foyer, du travail et des vissicitudes de la vie, mais
bien celle conventionnelle des titres et des privilèges. La
propriété individuelle était universellement capitaliste et
oppressive, ou incomplète et opprimée, c'est-à-dire féodale ou
serve. Enfin, l'Etat était non le garant des libertés privées, mais
l'instrument de la domination de quelques-uns sur la masse. Les
hommes de la Révolution savaient bien ce qu'ils voulaient et
avaient la vision nette de ce qu'aurait été la société, si leurs
principes avaient pu triompher jusqu'au bout. Ils entendaient
ramener la Famille, la Propriété et l'Etat aux conditions de la
Liberté,, de l'Egalité et de la Solidarité qu'ils appelaient alors
fraternité. Ils voulaient ramener la Famille à l'idée naturelle
seule respectable, ils voulaient que la Propriété eût le travail pour
fin et pour cause ; ils voulaient que l'Etat fût le garant des droits
de chacun. Et c'est pourquoi dans la Famille ils supprimèrent
les particules et les titres, les substitutions et le droit d'aînesse ;
dans la Propriété, les servitudes féodales ; dans l'Etat, la division
par classes, les privilèges politiques, enfin la Royauté. La société
qu'ils rêvaient était à celle qu'ils avaient sous les yeux, ce qu'est
à la vêture sordide, maculée de boue et de sang, la robe sans
tache de la jeune épouse. Ils voulaient une lessive à fond, qui
ne laissât point la tâchese'dissimuler dans la trame; mais qui du
moins maintint intacte cette trame elle-même, ce tissu fait de
trois fils : Famille, Propriété, Etat.
Les Collectivistes, mon cher Jaurès, suppriment la Propriété.
C'est un fil enlevé à la trame. Les outranciers de l'anarchisme
suppriment la trame tout entière. On a le droit de s'inquiéter de
ce que sera le tissu après de telles opérations.
Ce que sera notre société Morcelliste, nous n'avons, nous,
aucune peine à le dire : ce sera la société actuelle assainie, avec
beaucoup plus de liberté et beaucoup plus do justice puisqu'il
y aura infiniment moins de Jeu et de Corruption ; avec beaucoup
— 348 —

plus de dignité, puisqu'il y aura beaucoup moins de chance; avec


beaucoup plus d'activité et de richesse puisque le Vol, le Jeu,
l'Agiotage, etc., causes énormes d'appauvrissement social" fonc-
tionneront beaucoup moins et que d'autre part, la propriété, sti-
mulant par excellence du travail, sera la récompense certaine
que tous les travailleurs pourront espérer, suivant leur mérite,
au libre et équitable concours ouvert entre eux tous.
Ce n'est donc point la perfection que nous espérons, parceque
'nous savons que les choses humaines n'en comportent pas. Ce
n'est pas du tout-nouveau que nous préconisons parce que rester
dans les conditions de la nature humaine, c'est rester dans ce qui
a été de tous temps, sinon en fait, du moins dans les instincts de
la conscience de tous les peuples. N'avoir jamais été n'est un

mérite pour une institution qu'aux yeux des mystiques. Ceux-ci


nous traiteront de rétrogrades, de terre à terre, parce que nous
n'aurons pas voulu nous laisser emporter dans leursvisionsbleues;
nous en serons consolés d'ailleurs par les insultes de ceux qui se
défient du droit et de la justice et qui nous traiteront de révolu-
tionnaires et d'idéologues. En tous cas, ceux qui seront avec nous,
aimeront sincèrement et d'un égal amour, le Peuple,Ta Justice et
la Liberté.
Si, dès ce moment toute incertaine et aléatoire qu'elle soit par
suite delà concurrence des moyens injustes d'acquisition, l'espé-
rance de la propriété est, pour, le travailleur le stimulant le plus
énergique, combien plus agira-t-elle en ce sens lorsque toutes con-
currences déloyales étant supprimées, l'espérance Inquiète fera
place à la certitude paisible de la récompense.
Voilà donc une double idée à. retenir dès ce moment :
la propriété dont la masse partageable entre les travailleurs sera
très supérieure en quantité ou étendue arrivera au travailleur
avec certitude en proportion même de son travail. Examinons
maintenant comment s'acquerra cette propriété dans les divers
,
- - 349
ordres de l'activité humaine. Nous savons que l'intermédiaire
commerçant se trouve supprimé par la Coopérative de consom-
mation. 11 ne reste dès lors, comme ordre d'activité, que l'Agri-
culture, l'Industrie, l'Administration, la Science et l'Art.
III.
— L'appel incessant de bras que toutes les influences capi-
talistes s'efforcent d'attirer aux portes des usines, afin d'accroître
la concurrence entre les prolétaires, et de les forcer à consentir à
des salaires toujours plus bas, a accru démesurément la masse
prolétarienne dans les grandes villes. A la différence de ces Eco-
nomistes étranges qui, comme M. de Mandat-Grancey, ne veulent
ramener aux champs que des ouvriers afin que les grands pro-
priétaires ruraux puissent prendre leur part dans l'exploitation
du travail des prolétaires, les Morcellistes veulent ramener ces
prolétaires aux champs, mais les y installer comme propriétaires,
y constituer pour eux le travail autonome. Certes, si nous sup-
posons le régime Morcelliste pleinement installé depuis seule-
ment vingt ans, nous pouvons considérer comme certain, —
dans le sens que ce mot peut avoir dans la langue pratique, —
qu'une grande partie des ouvriers agricoles actuels se trouveront
déjà investis de propriétés personnelles ; que l'ancienne propor-
tion de la population rurale par rapport à l'urbaine se trouvera
récupérée ; que plusieurs des millions d'hectares de la superficie
incultivée de la France actuelle seront cultivés ; que sur beau-
coup d'autres hectares, la culture intensive se sera substituée à la'
culture extensive; que les grandes villes se trouveront dégorgées
au profit des campagnes, surtout de cette partie de la population
qui vit bassement corrompue, en parasite autour de la richesse
oisive ; que la vie air Mamps désormais, but pour un plus grand
nombre, s'entourera plus volontiers de confort et d'agrément ;
que le petit collège cantonal susceptible d'amener les enfants jus-
qu'aux classes supérieures de l'instruction secondaire y retiendra
volontiers les familles, et provoquera pour nos écoliers une réduc-
— 35o —
tion de durée à la vie d'internat ; que le faste bête des million-
naires n'existant plus, la grande fortune ayant disparu en même
temps que se tarissaient les sources impures de propriété qui
seules peuvent l'engendrer, l'art et le bon goût s'appliqueront
exclusivement à orner les objets d'usage populaire ; que les
bibliothèques, les sociétés musicales, les petites solennités artis-
tiques se multiplieront vigoureusement dans les milieux ruraux,
plus peuplés désormais, de telle sorte que le paysan soit sollicité
à une vie moins terre à terre et à affiner son esprit.
IV. —N'y aura-t-il plus de prolétaires.agricoles, c'est-à-dire de
ces hommes qui sans aptitudes professionnelles sérieuses, ne
sont capables que de mouvements machinaux et ne peuvent
offrir à l'employeur que leur force musculaire? Il est évident
qu'il y en aurait bien peu et de moins en moins.... De moins en
moins, parce que l'Etat désormais patron pour tous ceux des
prolétaires qui voudront s'adresser à lui, l'Etat qui représente
l'intérêt général et non celui nécessairement égoïste d'un exploi-
teur, sera de plus en plus conduit par l'inévitable tendance de la
démocratie elle-même, à faire de ses ateliers des écoles et de son
patronage une mission d'éducateur ; par suite à réduire de plus
en plus le nombre des inaptes.... bien peu parce qu'il est naturel
de croire que ces inaptes préféreront la vie méthodique et réglée
de l'usine d'Etat, aux intermittences du travail mercenaire chez
les propriétaires agricoles. Que si, cependant, quelques prolé-
taires font exception et viennent offrir leurs bras aux proprié-
taires ruraux, alors qu'ils auraient pu frapper à la porte de
l'usine d'Etat, c'est qu'apparemment ils y auront trouvé bénéfice
et qu'assurément ils n'y seront pas exploités. Ainsi l'intervention
des usines d'Etat protègera-t-elle contre le capitalisme, non seu-
lement les prolétaires qui y seront venus chercher refuge, mais
encore ceux qui, plus osés, voudront essayer de la recherche per-
sonnelle d'autres débouchés pour leur force-travail. Ainsi, les
— 35i —
prix payés aux prolétaires par l'Etat dans ses usines auront-ils-
régularisé dans tous les pays le prix de la main-d'oeuvre prolé-
taire ; de même que l'intérêt payé par l'Etat à ses créanciers a
régularisé le prix de l'argent dans toutes les transactions-
privées.
V. — Mais il y aura, à n'en pas douter, une classe, plus ou
moins nombreuse et proportionnée au besoin, d'ouvriers agrico-N
les instruits et expérimentés, ou artisans agricoles qui, en atten-
dant qu'ils aient pu acquérir par eux-mêmes, ou remplaçant leur
père mort ou lassé, recevoir de leurs parents une propriété suffi-
sante à l'utilisation de leurs bras, trouveront avantagea louer
leur concours, soit à des propriétaires qu'une mission momenta-
née, un voyage, etc., tiendront quelque temps éloignés de leur
champ, soit au père de famille, dont le fils vie dra de partir
pour le régiment et dont le bras fera défaut à l'exploitation agri-
cole etc. D'aucuns, renommés pour leur habileté dans telle ou
telle culture, seront sollicités pour un temps limité à titre d'ins-
tructeurs du fils de la maison. Telle jeune famille dont les gar-
çons encore trop jeunes ont au coeur l'ambition légitime de vouer
leurs soins aux champs que le père vient de leur laisser, atten-
dront auprès de l'ouvrier habile qu'ils auront appelé et, se for-
mant à son contact, qu'eux-mêmes aient grandis et soient parve-
nus à l'âge du travail ; tandis que, de son côté, l'ouvrier agricole
recevant un salaire proportionné à ses aptitudes, et chaque jour
épargnant sur ce salaire une pièce de monnaie, verra incessam-
ment grandir le pécule au moyen duquel il achètera un peu plus
tard lui aussi une terre au soleil. Et tout cela se fera en liberté;
les artisans agricoles ayant, d'ailleurs, leur Syndicat comme les
artisans d'industrie en vue de la défense de leurs intérêts pro-
fessionnels et se soumettant à ce Syndicat jusqu'à ce qu'ils aient
pu acquérir à leur tour une propriété qui sera à la fois pour eux,
— 35a —
-r-c'est la haute caractéristique du domaine rural—une Propriété-
domaine en même temps qu'une Propriété-outil.
C'est ainsi que dans le milieu rural purgé de capitalisme, la
propriété agricole tendra incessamment, sera incessamment
ramenée par la force des choses vers la Propriété normale comme
vers un niveau. Ceci n'est point chez moi une vue de l'esprit.
Ça été une constatation faite de visu au sein d'une société où,
en ce moment encore, il n'y avait pas à 3 ou 4 exceptions près
de propriété capitaliste : je veux parler de la Société Kabyle que
j'ai pu étudier pendant un an comme juge de paix statuant sui-
vant la loi kabyle, puis pendant 4 ans comme administrateur.
VI. — Essentiellement rurale cette population remarquable-
ment intelligente et active d'ailleurs, à instincts puissamment
démocratiques et égalitaires, et chez qui l'universalisation de la
propriété privée a intensifié l'amour de la liberté individuelle et
l'esprit d'initiative, j'ai vu l'action quotidienne des libres con-
trats tendre à proportionnaliser incessamment l'étendue du
domaine rural à la puissance de travail de son propriétaire. A cet
effet, leur ingéniosité recourait à des formes de contrats extrême
ment nombreuses et variées, dont quelques-unes sont inconnues
chez nous : telle la Rbania et le Tbamrarçit. La Rhania. espèce de
nantissement est un contrat pratiqué par ceux qui, ayant con-
tracté des dettes et ne pouvant les payer à l'échéance, mais ne
se résignant cependant pas à faire en paiement de ces dettes
l'abandon de leur champ, cèdent celui-ci en usufruit à leur créan-
cier qui désormais le travaillera pour son propre compte, jusqu'à
ce que son débiteur, soit en se plaçant comme journalier, soit en
allant au loin faire le commerce, se soit constitué un nouveau
pécule et vienne libérer son domaine. Le Thamrarzit, est une
sorte de bail à complant par lequel un propriétaire à qui la
force-travail dont dispose sa famille ne permet pas d'entrepren-
dre la complantation de son champ, confie celle-ci à un
— 353 —
autre travailleur qui sera payé de sa peine par l'acquisition d'une
partie du champ complanté.
De même, sont pratiquées couramment toutes les former imagi-
nables de Mogharassa ou Association, soit pour les labours, les
semailles, les récoltes, soit pour l'institution de cheptels en
commun, l'élevage ou la garde du bétail, la fabrication de l'huile
ou du savon, etc. L'esprit inventif du Kabyle est extraordinaire
et tend incessamment vers la propriété rurale comme vers un but
presque unique. Extrêmement rares étaient ceux qui ne possé-
daient aucune parcelle de terre. Quant à ceux qui en possé-
daient insuffisamment pour l'emploi de leur force-travail, leur
ambition d'accroître leur petit domaine était telle et si bien ser-
vie d'ailleurs par la variété des contrats que la coutume mettait
à leur disposition, et par la liberté et la tendance égalitaire des
moeurs kabyles, qu'ils y parvenaient avec certitude. Au besoin,
ils recouraient à la grève ; et dès avant que notre législation
reconnut la légitimité des associations syndicales et le droit de
coalition, j'ai assisté sur le marché de Tizi-Rached à la prépara-
tion, à la discussion et au vote d'une grève des journaliers agri-
coles. Plusieurs centaines d'intéressés prenaient part à la délibé-
ration où la grève fut votée. Je n'ignore pas que depuis tantôt
20 ans, que j'ai quitté la Kabylie, les choses ont bien changé. La
sotte application de nos lois de procédure et les frais de justice,
les spéculations commerciales dans lesquelles les Kabyles ont
rapidement excellé, la concentration entre les mains de petits
chefs politiques de pouvoir répartis jadis entre les Kbaroubas, la
Dj'emaa, YAmin, YOnkil dans chaque Tadderl, ont amené en
Kabylie l'inégalité, l'agiotage et le capitalisme. Les phénomènes
sociologiques d'un statut social de petite.propriété universalisée
qui était, jadis, précis et nets, ont dû s'obscurcir et s'adultérer.
Mais je puis porter témoignage de ce qui était, et c'est au spec-
tacle que j'avais sous les yeux que j'ai dû ma foi, dans la liberté
23
— 354 —
et dans la propriété individuelle, et acquis la conviction que,
lorsque le travail est le seul facteur, qui agisse pour l'acquisition
de la propriété, celle-ci tend incessamment à la normale c'est-à-
dire à se répartir exactement suivant les facultés de travail de
chacun.
VIL — Nous avons montré ailleurs que tout homme avait droit
de céder, échanger, louer, mettre en gage sa propriété-domaine,
sans que pour cela le travail d'autrui fût exploité, c'est-à-dire
payé au-dessous de sa valeur ; car tous contrats passés entre per-
sonnes libres et conscientes sont logiquement présumés avoir
comportéde leur objet une appréciationéquitable. D'autre part, si,
au prolétaire en quête de louer sa force-travail, l'Etat offre un
salaire de 5 ; il est évident que ce prolétaire ne consentira à
se mettre au gage du propriétaire individuel que si celui-ci lui
.offre un prix, au moins égal, et par cela même équitable. Et c'est
ainsi que par son intervention directe dans les contrats qui se
peuvent poursuivre, l'Etat pourra exercer sur les prolétaires tant
agricoles qu'industriels, une efficace protection. En définitive, le
Socialisme libéral conçoit sur toute la surface du sol cultivable
la propriété privée des travailleurs, exception faite des forêts,
des établissements publics d'instruction, des divers établisse-
ments d'assistance et de pépinière publique que géreraient Com-
munes, Départements, ou Etat.
Dans le domaine industriel, tout ce qui pourrait être abandonné
à l'Atelier familial et à l'Atelier coopératif, librement constitués
par les intéressés, le serait avec joie. Là où l'initiative individuelle
du travailleur serait impuissante et ne donnerait que des résul-
tats économiquement inférieurs, l'Etat aurait à rechercher par
quels procédés il serait le plus convenable qu'il assurât le sort
de l'ouvrier. En règle générale, quand il s'agira des artisans,
c'est-à-dire des ouvriers doués d'une aptitude professionnelle, il
suffira de concéder au Syndicat la possession de l'outillage que
— 355 —
celui-ci pourra mettre à la disposition des travailleurs syndiqués.
Mais, dans toutes les industries où il sera inadmissible que le
travailleur puisse, par son seul travail, acquérir la propriété de
l'outillage, fût-il aidé par l'institution syndicale ; partout où il
faudra que des hommes se contraignent et obéissent en vue du
travail commun et qu'un homme commande à d'autres qui seront
soumis ; partout où il sera indispensable que l'outil soit prêté
au travailleur et qu'un patron soit institué, nous préférerons à
l'outillage offert par le Capitaliste, l'outillage offert par la Société ;
et s'il faut un patron, patron pour patron nous préférons l'Etat.
Dès lors nous concevons l'industrie tout entière comme répar-
tie entre quatre groupesd'?t«î?.ers : l'Atelier familial libre, l'Ate-
lier coopératif libre, l'atelier individuel de l'artisan avec contrôle
du Syndicat; enfin, l'atelier d'Etat ou socialisé dans lequel sous
la direction des ingénieurs, et vraisemblablement aussi, avec l'as-
sistance technique d'artisans que les Syndicats auraient cédés à
l'atelier social, les prolétaires se trouveraient groupés.
VIII.

L'Administration comporterait des Fonctionnaires et
des Employés. Ce qui distingue ceux-ci de ceux-là, c'est que les
fonctionnaires ont l'initiative du travail à effectuer et sont juges
de la forme en laquelle il doit être accompli, tandis que les
employés ne sont que des agents d'exécution.
Lecontratde fonction publique —ou d'emploi public — est le
fondement de l'Administration moderne, et s'est substitué à l'an-
cienne Faveur de prime qui seule jadis disposait des emplois.
Toutefois nous ne sommes pas tellement libérés de l'Ancien
régime que ses pratiques ne lui aient souvent survécu. C'est à la
Faveur que beaucoup trop doivent d'entrer dans les fonctions
publiques ; à la faveur que beaucoup doivent de s'y maintenir; à
la faveur que beaucoup doivent d'y progresser. La lutte ardente
entre les partis qui se disputent le pouvoir a empêché qu'aucun
progrès en ce sens ait été réalisé depuis trente ans. Le parti au
— 356 —
pouvoir s6$Qucle peu, généralement, des règles qui président au
'contrat de fonction publique, mais, beaucoup, au contraire de
placer ses partisans dans des emplois lucratifs/Les partis ne reti-
rent pas de cette pratique les avantages politiques qu'ils en ont
espéré : mais la puissance publique y perd singulièrement en
autorité et en dignité, et nos moeurs publiques se corrompent et
s'y déforment.
Le chef de l'Etat et ses ministres ne sauraient avoir le droit de
prendre qui bon leur semble pour lui confier une parcelle de
l'Autorité publique. Ils ne sont point en effet les propriétaires,
les sources de cette Autorité. Ils n'en sont que les administrateurs
et ils la doivent administrer dans les conditions où le peuple a
souhaité qu'ils le fassent. Or, le peuple, a certainement voulu
qu'ils choisissent comme collaborateurs ceux qui offraient le plus
de garanties pour une collaboration efficace, c'est-à-dire les plus
méritants. C'est également au mérite qu'il a entendu subordonner
l'avancement De même, en face de l'Etat, le citoyen qui a accepté
de consacrer :a vie au service de la chose publique n'a pas pu ne
pas accepte' d'être traité suivant son mérite. Il n'a certainement
pas souscrit à l'avance, au caprice d'une autorité malveillante
qui le reléguerait constamment dans des situations inférieures,
malgré ses services et son mérite pour lui préférer des intrigants.
Or, ce qu'il ne subirait sans protestation, il ne doit pas admettre
que les autres le subissent. La règle du choix au seul mérite des
fonctionnaires, mérite dont l'ancienneté est un élément, est seul
conciliableaveclajustice, en même temps qu'avec l'utilitéde l'Etat.
On conçoit dès lors, qu'une loi organique devrait, à l'entrée de
chaque carrière, déterminer avec précision les conditions d'ad-
mission ; que celles de l'avancement devraient être réglées avec
une rigueur égale ; que la place de chacun sur le tableau d'avan-
cement devrait être connue de tous; qu'enfin, une autorité de haut
contrôle instituée près de l'Etat, devrait être investie du droit
— •35; —
d'annuler d'office toutes les nominations faites en violation de la
loi.organique.
Ces principes découlent de l'idée de justice et sont conformes au
.
véritable intérêt de l'Administration. Ils ne s'inspirent pas moins
de l'idée fondamentale de la philosophie morcelliste tout entière,
fondée sur le respect dû "au travail et au travailleur. Quel plus
solennel contrat, en effet, que celui qui se poursuit entre l'Etat d'un
côté, et de l'autre le jeune homme qui accepte de se consacrer
pour un temps indéfini et le plus souvent pour sa vie entière au
service de celui-ci ; qui souscrit pour ce faire à des obligations
de tout ordre, abdique la libertédu domicile et s'engage à l'avance
à aller partout où on l'enverra, soit qu'il traîne aprèslui, dans ces
pérégrinations, sa femme et ses enfants, ainsi privés de toute
relation durable, soit .qu'il s'impose de se séparer d'eux ; qui
accepte de subir en toute circonstance et souvent jusque dans sa
vie intime, 1? contrainte que lui impose la livrée publique dont
il est revêtu ; qui confie à l'avance à ses chefs le soin de sa répu-
tation menacée, et se résigne à l'avance au silence, même devant
son calomniateur. En retour de son labeur, en retour de son
sacrifice de liberté que lui offre-t-on?.... La justice de ses chefs.
Désormais, compter sur cette justice et proclamer sa foi en elle
sera son premier devoir de fonctionnaire. Fidèle et correct, il se
recueillera dans cette confiance, et dédaignera de plaider auprès de
ses chefs, autrement que par la persévérance et la fidélité de ses
services, la cause de son avancement. Cependant ceux qu'ani-
ment non, l'esprit de devoir, mais l'esprit d'intrigue agirontauprès
des dispensateurs des faveurs publiques, — les députés à l'heure
actuelle — et leur arracheront la récompense que les autres
attendaient, parce qu'ils savaient l'avoir méritée, et attendaient
avec angoisse, parce que par elle une vie de privation allait ces-
ser pour la femme et pour les enfants. De telles moeurs, sont
odieuses. Elles empestent la République d'une odeur d'ancien
— 358 —
régime et déconsidèrent gravement le parlementarisme. Il n'en
est point responsable pourtant ; car, on peut presque dire, que
ce n'est pas lui qui régit la France. Notre constitution est telle;
elle consacre de telles déperditions du pouvoir parlementaire,
que, dès que les membres du Parlement sont réunis et délibèrent,
l'impuissance l'incohérence de leurs débats apparaît à tous les
yeux. Mais dès qu'ils sont séparés, et, qu'étant tels, ils ont
déposé momentanément leur mandat, à l'instant ils redevien-
nent tout puissants, et par leur action abusive sur les ministres,
se font distributeurs de faveur de prince dans leurs arrondisse-
ments respectifs. C'est là du Députanisme, forme corrompue de
Parlementarisme, qui, si on n'y prend garde, mènera la Républi-
que, à sa perte. Tout aussi bien quand il s'agit des fonctions
publiques que dans le domaine industriel ou agricole, la Pro-
priété du salaire ne peut naître que du Travail, et doit être stric-
tement proportionnelle à la valeur de ce Travail.
IX. — Ce principe suppose la suppression des sinécures, et
celle des traitements excessifs. Nous avons déjà remarqué que
pour certaines catégories de fonctions publiques des plus élevées
et supposant des travailleurs éminents, le traitement s'était
abaissé à des chiffres qui tranchent par leur modicité avec ceux
de certaines autres fonctions. On conçoit mal que tandis qu'un
conseiller d'Etat n'est payé que 15.000 francs et un directeur de
ministère 20.000, tels consuls généraux soient payés 40 et 50.000.
tels ambassadeurs 300.000, etc. On alléguera, à la vérité, les
obligations coûteuses de la représentation. C'est une question
d'espèce dont la discussion entraînerait trop loin et serait Ici
déplacée. 11 est une autre argumentation dont on a usé pour jus-
tifier les traitements énormes. Elle s'appuie sur l'exemple de
l'Angleterre, et conclut par une formule clichée : « Si l'on veut de
bons fonctionnaires, il faut les payer». —Sans doute, il faut les
payer, mais combien ? Si ao.000 francs suffisent pour solliciter
-35j)-
les travailleurs éminents, pourquoi la République en offrirait-elle
IOO.OOO. Les directeurs de nos ministères qui reçoivent aujour-
d'hui ao.ooo. francs de traitement feraient-ils meilleure besogne,
si on les payait 40.000 francs comme sous l'empire? Sans doute,
on objectera que les directeurs des administrations privées, admi-
' nistratîons de chemin de fer, de navigation, de crédit, d'assu-
rance, etc., sont payés beaucoup plus cher que les fonctionnai-
res de l'Etat. Cela ne prouve qu'une chose qui n'est point faite
d'ailleurs pour nous étonner, c'est que les abus sont moindres
dans les administrations de l'Etat que dans ces sociétés anony-
mes que d'aucuns présentent comme des modèles. Rien ne prouve
mieux l'absence de moeurs qui caractérise les sociétés anony-
mes, que l'impudence avec laquelle, en l'absence de tout contrôle
effectif sur leurs actes, les administrateurs des sociétés anony-
mes s'octroient ou se font octroyer par quelques compères, les
plus scandaleuses rémunérations.
11 ne semble pas qu'en régime Morcelliste les traitements des

plus hauts fonctionnaires puissent dépasser 20.000 francs ni être


moindre de 15.000 avec un maximum de800francs'comme moyen-
ne pendant la durée de la fonction. Ainsi, de telschiffres suffiront,
l'expérience le prouve, à assurer à la chose publique, le concours
de travailleurs éminents. Les fixer plus bas serait exposer l'admi-
nistration à voir les hommes de grande valeur se détourner
d'elle pour l'agriculture ou pour l'industrie ; ce qui serait assuré-
ment fâcheux, car il importe que chaque branche de l'activité
humaine ait une élite à sa tête.
X. — Quelle pourra bien être la vie des savants et celle des
artistes dans la société Morcelliste, et quelle place sera faite à la
science et à l'art dans cete société sans faste et sans richesses pri-
vées ?
Tout d'abord que vaut bien la société moderne pour qu'on ait
le droit de s'indigner à l'avance de ce que pourra bien être la
'— 36o —
société que nous souhaitons ? Combien le grand Millet put-il
vendre son Angélus ? — Est-il sûr que, prix de la toile et des
couleurs déduites, il ait retiré de son chef-d'oeuvre un prix de
journée équivalent à celui du plus médiocre peintre en bâti-
ments? Les plus grands artistes n'ont-ils pas connu pendant
nombre d'années la misère ? Combien succombent ; et ne sait-on
pas que ceux qui triomphent le doivent moins à leur talent qu'à
un heureux hasard ou qu'à la réclame? Belle société vraiment et
bien digne d'être conservée, au nom de l'art, que celle où celui-ci
est mené en laisse par des Barnums.
Une condition également désirable pour là science et pour
.
l'art doit être recherchée dans une société bien ordonnée, à savoir:
qu'aucun jeune talent n'y puisse dépérir faute de culture et
qu'arrivé à l'âge de production, nul ne puisse rester improduc-
tif faute de loisirs. En ce qui concerne le premier point, toute
les écoles socialistes sont d'accord pour réclamer une organisa-
tion d'Education intégrale. Dès ce moment, les moeurs sociales,
en avance en ce point sur les lois, tendent à favoriser l'éclosion
des talents obscurs. Le développement de l'instruction, de la
multiplication des bourses et des concours ont dès ce moment
donné de sérieux résultats ; et elle serait longue la liste des
savants, des grands littérateurs et des artistes qui eussent été jadis
perdus pour le progrès humain parce qu'ils n'auraient pu jaillir
de la foule. Au siècle de Louis XIV ainsi que dans le cours du
xviu8 siècle, ce n'est presque exclusivement que dans la noblesse
d'épée ou de robe ou dans la haute bourgeoisie que l'on cons-
tata les talents supérieurs. Au cours de notre siècle, c'est delà
plèbe qu'un très grand nombre sortent, ce sont les foules pay-
sannes ou artisannes qui nous les ont fournis et qui, ont fait du
xixesiècle une période incomparablement plus riche à tous égards
que celle de Louis XIV. Et cependant, nombreux sont encore
les talents, les génies peut-être, qui s'éteignent dans l'obscurité
— 36i —
delà masse pauvre. A mesurer la moisson qu'une plus large
diffusion de l'instruction a permis de récolter, combien ne devons-
nous pas souhaiter que toutes les jeunes intelligences de notre
France reçoivent la culture propre à leur assurer un plein déve-
loppement ; constatons, dès maintenant, que le développement
de la Science et de'l'Art — de la Science surtout — s'accuse
d'autant plus que la société s'éloigne de ce type ancien où la
propriété était monopolisée entre quelques mains, et où un tra-
vail sans espoir, sans liberté, sans dignité, était le lot de la
masse. C'est parce que les biens intellectuels sont répartis entre
un plus grand nombre de cerveaux, que les sillons de la Science
se.font de plus en plus féconds ; et, c'est parce que l'esprit de
solidarité s'est développé par l'institution des concours et des
bourses, que le nombre de talents qui s'éteignent dans l'obscu-
rité diminue. Combien plus efficace toutefois qu'une distribution
très limitée de bourse sera la diffusion même de la Propriété
dans le plus grand nombre de mains possibles. Toute valeur
intellectuelle ou artistique aura, dès lors, les moyens directs de
se mettre en oeuvre et de se faire valoir.
XL — Le travail scientifique et le travail artistique ont besoin
de loisir. Il est vrai. Dans la Société actuelle quelques-uns ont
droit* à l'oisiveté sans aucun travail ; et une masse d'autres,
hélas ! n'ont en partage que le travail sans aucun loisir. Je ne
sais ce qui est le plus pernicieux pour l'épanouissement de l'acti-
vité scientifique de la riche oisiveté des premiers ou de l'exces-
sif labeur des seconds. L'activité de l'esprit a besoin, pour être
féconde, de se régler, de se discipliner, d'avoir un mobile et d'avoir
un but. Faute de but et de discipline elle s'éparpille, elle papil-
lonne, elle se dissipe. La discipline ne peut lui venir ou que de la
notion morale du devoir ou que de l'obligation d'un travail régu-
lier en vue de satisfaire aux exigences de la vie courante. Il n'est
pas bon à l'homme que le besoin ne le vienne jamais stimuler,
~ 36a —

ne lui fasse sentir son aiguillon. De même que l'aiguillon du


laboureur maintient le boeuf dans la voie droite oùvse creuse le 1

sillon des semailles fécondes, de même, l'aiguillon du besoin ou


celui de la propriété à acquérir maintiennent le travailleur dans
la ligne du labeur util^ La discipline morale à laquelle de telles
conditions di <e l'astreignent, donnent au travailleur l'habitude
delà persévei ncc dans l'effort, et accroissent, dans toutes les
direction, l'énergie de son esprit en même temps que la fermeté
de son âme. Mais il faut toutefois que ce labeur qui lui est imposé
ne soit pas un surmenage; qu'il n'épuise passes forces; qu'il
n'absorbe pas l'intégralité des heures laissées libres par les
besoins physiologiques. Il faut qu'il puisse détendre les ressorts
de son esprit en de libres coup d'ailes, il faut qu'au travail régu-
lier et obligatoire, se mêlent les loisirs reposants.
En quelle société pouvons-nous mieux espérer qu'il en sera
ainsi, que dans celle où tous sans exception, étant mandés au
travail, la charge répartie sur toutes les épaules serait du même
coup moins lourde pour chacune. Notre société n'est-elle pas
faite aujourd'hui d'un certain nombre d'oisifs parasites, dont il
faut que la masse, par un supplément de travail entretienne la
somptueuse existence, ou encore de travailleurs à travail inutile
et surérogatoire tel que celui d'une magistrature trop nombreuse
pour sa tâche, ou parasitaire comme celui du commerce actuel, ou
de ceux des officiers ministériels qui vivent des complications
déplorables du Code de procédure, ou encore de l'armée que le
progrès des moeurs fera plus tard disparaître, etc. La société
que nous voulons est celle dans laquelle chacun sera tenu à une
part de travail utile ; et par conséquent dans laquelle, pour,suffire
à la production nécessaire, le travail réparti entre tous ne sera
pour chacun que la moitié de celui auquel les travailleurs d'au-
jourd'hui sont condamnés. Un tel état social où le travail régu-
lier pliera l'esprit de chacun à une discipline, et où les loisirs
favorables ménageront à chacun ses heures delibre envolée, sera,
assurément bien plus favorable au développement de l'esprit
scientifique et de l'Art que notre société actuelle d'oisifs et de
surmenés.
VIL — Mais à qui donc ceux des artistes qui entendent vivre
de leur art, ceux des littérateurs qui comptent vivre de leurs
oeuvres pourront-ils vendre celles-ci, si personne plus n'est assez
riche pour les acheter?
Et à qui donc les vendent-ils dès aujourd'hui, si ce n'est à des
entrepreneurs, à des courtiers, à des maquignons qui tirent
beaucoup plus de profit de ces oeuvres qu'eux-mêmes ; et quelle
est l'espérance que chacun de ces peintres, que chacun de ces
sculpteurs caresse, si ce n'est celle de vendre à quelques com-
munes ou à l'Etat, sa toile ou sa statue ? Et c'est parce que l'aug-
mentation de la population rurale et les nécessités de l'éducation
intégrale, exigeront dans chaque canton, en même temps qu'un
commencement d'école secondaire une bibliothèque, un ensei-
gnement musical et un rudiment de musée qi /on accepterait
comme légitime la crainte des artistes en face d'une société où
l'opulence scandaleuse, et le plus souvent ignorante et sotte,
accumule entre les mains de quelque béotien manière des
richesses que l'Etat démocratique eût été fier de consacrer à l'édu-
cation morale, intellectuelle et esthétique du peuple.
Au surplus, le développement du luxe social, de ce luxe fait
de splendeurs vraies et saines, s'imposera à un autre titre encore
à l'Etat Morcelliste. 11 la pratiquera, non seulement pour jouer
un rôle de Mécène auprès des artistes et littérateurs, non seule-
ment pour acquitter sa dette d'éducation vis-à-vis du peuple,
mais encore, pour parfaire aux travailleurs éminents ce supplé-
ment de salaire dont la modestie de la rémunération des travail-
leurs exceptionnels dans la Société Morcelliste aurait paru les
frustrer.
.— 364 —
XIII. — Nous-avons expliqué ailleurs qu'en tout ordre de
travail, les choses étant abandonnées à leur libre cours et la
propriété se distribuant d'elle-même proportionnellement à la
valeur du travail, les situations individuelles tendraient à une
inégalité bien moindre qu'aujourd'hui ; et que la rémunération
entre travailleurs ne varierait vraisemblablement que de i à 4;
Or, il est certain que la valeur d'un Newton, d'un Darwin,,
d'un Victor Hugo est incommensurablement supérieure et hors
de toutes proportions, avec celle de la majorité des autres tra-
vailleurs. 11 n'en faut point conclure qu'on les devra récompenser
par une rémunération qui, sous des espèces matérielles, sera
incommensurablement plus élevée, il suffira que la rémunération
monnayée suffise pleinement à tous les besoins qu'elle a charge
de satisfaire, mais leurs besoins satisfaits, quelle utilité, le faste
étant indigne d'eux, pourraient tirer ces travailleurs exception-
nels d'un salaire d'ambassadeur actuel ?
Mieux vaudra leur assurer ces jouissances infinies de l'intelli-
gence et de l'art dans lesquelles ils trouveront un enchantement
inconnu à d'autres. Quelle joie ne serait ce pas, pour eux, de
vivre dans un monde où la science où l'art sèmeront leurs tré-
sors â chacun de leurs pas. C'est là la délectable fête qu'offrent
quelques villes privilégiées telles que Rome, Paris ou Florence,
du moins en ce qui concerne les musées et les bibliothèques
Plus splendide encore fut cette fête d'Athènes au siècle de Péri-
dès, alors qu'on put voir converser tous les jours entr'eux les
plus purs génies que l'Humanité ait engendrés. Voilà la fête que
l'Etat de demain, en sus du salaire qui aura satisfait pleinement
à tous leurs besoins et leurs désirs de confort, offrira aux grands
travailleurs. Elle leur assurera en même temps dans un peuple .
arrivé à un plus haut degré d'éducation, des admirateurs dignes
de leur talent, jaloux de recueillir leur enseignement, d'obéir à
leur direction et de perpétuer leur gloire.
— 365 —

Qu'ainsi disparaisse l'affront qu'à la Science et à l'Art impose
notre siècle où l'on voit l'admiration du peuple se partager entre
le vrai mérite et le Veau d'or.
XIV. — La Pédagogie enseigne que la partie la plus délicate
du rôle du Maître est de discerner en chaque élève ses aptitudes
propres. L'Etat collectiviste, distributeur exclusif des tâches
entre tous les travailleurs, non seulement s'impose, ce faisant, la
redoutable obligation de bien discerner les aptitudes particulières
de chaque travailleur, mais encore celle, à peine de ressenti-
ment et de protestation, de trouver une tâche appropriée aux
aptitudes individuelles, en même temps que conforme à l'utilité
commune. Or cela est deux fois impossible, car d'abord cet uni-
versel et incessant travail d'ajustage apparaît à tous ceux qui ont
observé comme fort au-dessus de la compétence de l'Etat; ensuite
parce que c'est la vie privée de tous les hommes versée dans la
vie publique, l'Autorité, \cjussum réglant tout et la Liberté rien,
la politique débordant le foyer, pénétrant toute la vie civile et
traquant partout l'homme, comme une bête fauve, au nom do
l'Etat. Anton Menger ne s'en cache pas ; mais il a pour le défi-
nir, un euphémisme adorable : c'est, dit-il, qu'on fera passer
tous les contrats du domaine du droit privé dans celui du droit
public.
Le Morcellisme, lui, laisse entier et intact le domaine de la
liberté individuelle, et se borne à protéger le faible contre les
entreprises du fort. 11 le fait par des moyens indirects et préven-
tifs, dont les deux plus typiques sont la substitution de la Coopé-
rative de Consommation au Commerce, afin de protéger le con-
sommateur actuellement désarmé, contre l'Agiotage et l'Accapa-
rement, et la Socialisation des moyens de production de nature
capitaliste qui protégera le prolétaire contre l'exploitation de son
travail.
Comme tous les socialistes, les collectivistes ont avec raison
•*•*•
366 —
le souci de développer chez les hommes les sentiments altruistes
et le sens de la Solidarité I Mais quelle étroite et vaine solidarité
que celle qui ne s'affirmerait, dans cet Etat collectiviste où tout
serait réglementé par l'Autorité, que dans la sujétion et l'obéis-
sance I Combien peu de raison d'être aurait l'altruisme, com-
bien il se développerait mal, dans ce milieu social où l'Etat-Pro-
videnceaurait charge de tout, répartirait tout : logements, loisirs,
tâches et salaires ; On cite aujourd'hui malgré toutes les raisons
qu'on peut avoir de douter de la Providence divine, on va répé-
tant le proverbe : Chacun pour soi, Dieu pour tous. Combien
plus sûrement dira-t-on, l'Etat devenant providence : Chacun pour
soi, l'Etat pour tous.
C'est dans le libre exercice de l'activité individuelle seulement,
que peut s'exercer le sens de l'altruisme et s'affirmer la Solida-
rité I C'est dans la liberté des contrats seule qu'il faut chercher le
Progrès moral de l'Humanité. LesMorce\listes se confient d'autant
plus à la Liberté qu'ils savent d'ailleurs que dans une Société
dont le seul moteur serait le Travail, la Loi qui tend à ramener
la quantité normale la Propriété de chacun aurait son plein effet,
et par le seul et harmonique jeu des choses, rétablirait incessam-
ment un ordre de Justice. Plus les contrats entre hommes
libres seront variés et rapides, plus l'Harmonie économîqueet
morale, après chacun des phénomènes qui lui aurait porté
atteinte, sera prompte à se rétablir.
XV. — Voilà donc les hommes étudiés dans leurs rapports
entr'eux suivant la conception du Socialisme libéral. Mais dans
le grand Milieu social existent des milieux particuliers et auto-
nomes. Après l'avoir étudié dans la Société il nous faut étu-
dier l'homme dans sa Famille. Là se poursuit un contrat d'une
nature particulière, nous le reconnaissons, celui qui s'affirme par
le testament et qui a nom l'Héritage.
On sait déjà que les Morcellistes acceptent l'Héritage, et c'est
— 36; —
contre quoi protestent avec le plus d'énergie, les préjugés du
monde socialiste.... Eh bien I c'est à la sincérité d'esprit deshom*
mes de bonne foi que nous faisons appel.
Trois griefs principaux ont été formulés contre l'Héritage: le
premier, c'est qu'il crée une propriété illégitime puisque cette
propriété ne naît pas du travail ; la deuxième, c'est qu'il peut
soustraire à la loi du travail celui qui hérite d'une fortune ; le
troisième, c'est que créant la fortune il crée par cela même une
occasion et un facteur de Capitalisme.
Si la première objection est fondée, ce n'est pas seulement l'hé-
ritage qui sera condamné ; mais encore toute donation, tout con-
trat à titre gratuit entre les hommes, car celui qui reçoit le fruit
du travail d'autrui sans payer en retour par quelque prestation
ou par quelque objet créé par son travail, acquiert sans travail
une propriété. Or Marx n'interdit pas les donations, du moins
quand elles ne portent que sur les objets de consommation.
C'est en effet que, quand le contrat se poursuit entre hommes
libres et conscients, ce qu'on nomme donation ou contrat à titre
onéreux, n'est le plus souvent que l'acquittement d'une obligation
morale antérieurement contractée, ou encore l'acquittement d'une
des dettes de solidarité que nous avons définies. Interdire les
donations entre individus, serait donc porter atteinte, sauf les cas
de captation, non seulement à la liberté, mais encore à la jus-
tice.
Or s'il est une donation qui précisément revête ce caractère,
c'estassurément celle que fait le père à son fils quand il lui laisse
sous forme d'héritage, soit la propriété-outil en garantie de sa
liberté de travailleur, soit la propriété-domaine en garantie de sa
liberté civile et civique.
Les législations anciennes ne concevaient que les droits du
Père et le devoir de l'Enfant. A mesure que les moeurs s'affinent
dans le sens de la Justice, nous concevons plutôt le droit de l'En-
— 368 —
fant et le devoir du Père, devoir que tous s'accordent à considérer
•comme un devoir de protection. En retour, l'accomplissement de
ce devoir paternel satisfait à un besoin de l'âme du père, et par cela
même, en face de quiconque y voudrait porter obstacle, serait
invoqué par le père « comme un droit». Si le père vient à man-
quer ou est impuissant, ou si, véritable monstre, il néglige ou
refuse d'accomplir son haut devoir de tutelle, alors, mais alors
seulement, la Société se substituant à lui, prend directement en
mains la protection de l'enfant. Or quels buts doit poursuivre
cette protection du père : développer dans l'enfant ses facultés de
tout ordre, puis le mettre pour l'avenir dans les meilleures condi-
tions possibles au développement libre et indéfini de ces facultés,
c'est-à-dire lui en garantir l'exercice par tous les moyens justes,
et notamment par ce moyen que nous savons être particulière-
ment efficace : l'octroi d'une propriété-outil en vue du Travail, et
d'une propriété-domaine en vue de la Liberté.
Voilà le fondementjuridique du devoir et ami du droit qu'a le
père de procurer à son fils l'outil du travail et le gage de la
liberté; et ce n'est que si le père a été impuissant, que la Société
aura le devoir, et par suite le droit, de mettre à la disposition de
cet enfant resté prolétaire malgré l'affection de son père, l'outil,
les moyens du travail.
Le droit de transmettre à ses enfants -en vue du travail et de ta
liberté, est donc un droit naturel dérivé du droit de propriété que
nous avons vu fondé sur le travail. Il est un simple démembre-
ment de ce droit de propriété.
Mais cette détermination juridique du droit de transmettre suf-
fit par contre à en préciser l'étendue. Le père, protecteur éclairé,
doit souhaiter mettre son enfant dans les meilleures conditions
en vue du travail et de la liberté. Mais son affection serait perni-
cieuse à celui qu'il aime, si au lieu de le mettre en condition de
travail <\u\ est la condition de moralité et de santé, il le mettait
— 353 —
autre travailleur qui sera payé de sa peine par l'acquisition d'une
partie du champ comptante.
De même, sont pratiquées couramment toutes les formes imagi-
nables de Mogharassa ou Association, soit pour les labours, les
semailles, les récoltes, soit pour l'institution de cheptels en
commun, l'élevage ou la garde du bétail, la fabrication de l'huile
ou du savon, etc. L'esprit inventif du Kabyle est extraordinaire
et tend incessamment vers la propriété rurale comme vers un but
presque unique. Extrêmement rares étaient ceux qui ne possé-
daient aucune parcelle de terre. Quant à ceux qui en possé-
daient insuffisamment pour l'emploi de leur force-travail, leur
ambition d'accroître leur petit domaine était telle et si bien ser-
vie d'ailleurs par la variété des contrats que la coutume mettait
à leur disposition, et par la liberté et la tendance égalitaire des
moeurs kabyles, qu'ils y parvenaient avec certitude. Au besoin,
ils recouraient à la grève ; et dès avant que notre législation
reconnut la légitimité des associations syndicales et le droit de
coalition, j'ai assisté sur le marché de Tizi-Rached à la prépara-
tion, à la discussion et au vote d'une grève des journaliers agri-
coles. Plusieurs centaines d'intéressés prenaient part à la délibé-
ration où la grève fut votée. Je n'ignore pas que depuis tantôt
20 ans, que j'ai quitté la Kabylie, les choses ont bien changé. La
sotte application de nos lois de procédure et les frais de justice,
les spéculations commerciales dans lesquelles les Kabyles ont
rapidement excellé, la concentration entre les mains de petits
chefs politiques de pouvoir répartis jadis entre les Kbaroubas, la
Djanaa, YAmin, YOukil dans chaque TtnUcrt, ont amené en
Kabylie l'inégalité, l'agiotage et le capitalisme. Les phénomènes
sociologiques d'un statut social de petite propriété universalisée
qui était, jadis, précis et nets, ont dû s'obscurcir et s'adultérer.
Mais je puis porter témoignage de ce qui était, et c'est au spec-
tacle que j'avais sous les yeux que j'ai dû ma foi, dans la liberté
a3
— 368 —
fant et le devoir du Père, devoir que tous s'accordent à considérer
•comme un devoir de protection. En retour, l'accomplissement de
ce devoir paternel satisfaite un besoin de l'âme du père, et par cela
même, en face de quiconque y voudrait porter obstacle, serait
invoqué par le père « comme un droit». Si le père vient à man-
quer ou est impuissant, ou si, véritable monstre, il néglige ou
refuse d'accomplir son haut devoir de tutelle, alors, mais alors
seulement, la Société se substituant à lui, prend directement en
mains la protection de l'enfant. Or quels buts doit poursuivre
cette protection du père : développer dans l'enfant ses facultés de
tout ordre, puis le mettre pour l'avenir dans les meilleures condi-
tions possibles au développement libre et indéfini de ces facultés,
c'est-à-dire lui en garantir l'exercice par tous les moyens justes,
et notamment par ce moyen que nous savons être particulière-
ment efficace : l'octroi d'une propriété-outil en vue du Travail, et
d'une propriété-domaine en vue de la Liberté.
Voilà le fondement juridique du devoir et ami du droit qu'a le
père de procurer à son fils l'outil du travail et le gage de la
liberté; et ce n'est que si le père a été impuissant, que la Société
aura le devoir, et par suite le droit, de mettre à la disposition de
cet enfant resté prolétaire malgré l'affection de son père, l'outil,
les moyens du travail.
Le droit de transmettre à ses enfants en vue du travail et de la
liberté, est donc un droit naturel dérivé du droit de propriété que
nous avons vu fondé sur le travail. 11 est un simple démembre-
ment de ce droit de propriété.
Mais cette détermination juridique du droit de transmettre suf-
fit par contre à en préciser d'étendue. Le père, protecteur éclairé,
doit souhaiter mettre son enfant dans les meilleures conditions
en vue du travail et de la liberté. Mais son affection serait perni-
cieuse à celui qu'il aime, si au lieu de le mettre en condition de
travail qui est la condition de moralité et de santé, il le mettait
— 353 —
autre travailleur qui sera payé de sa peine par l'acquisition d'une
partie du champ complanté.
De même, sont pratiquées couramment toutes les formes imagi-
nables de Mogbarassa ou Association, soit pour les labours, les
semailles,- les récoltes, soit pour l'institution de cheptels en
commun, l'élevage ou la garde du bétail, la fabrication de l'huile
ou du savon, etc. L'esprit inventif du Kabyle est extraordinaire
et tend incessamment vers la propriété rurale comme vers un but
presque unique. Extrêmement rares étaient ceux qui ne possé-
daient aucune parcelle de terre. Quant à ceux qui en possé-
daient insuffisamment pour l'emploi de leur force-travail, leur
ambition d'accroître leur petit domaine était telle et si bien ser-
vie d'ailleurs par la variété des contrats que la coutume mettait
à leur disposition, et par la liberté et la tendance égalitaire des
moeurs kabyles, qu'ils y parvenaient avec certitude. Au besoin,
ils recouraient à la grève ; et dès avant que notre législation
reconnut la légitimité des associations syndicales et le droit de
coalition, j'ai assisté sur le marché de Tizi-Rached à la prépara-
tion, à la discussion et au vote d'une grève des journaliers agri-
coles. Plusieurs centaines d'intéressés prenaient part à la délibé-
ration où la grève fut votée. Je n'ignore pas que depuis tantôt
20 ans, que j'ai quitté la Kabylie, les choses ont bien changé. La
sotte application de nos lois de procédure et les frais de justice,
les spéculations commerciales dans lesquelles les Kabyles ont
rapidement excellé, la concentration entre les mains de petits
chefs politiques de pouvoir répartis jadis entre les Kbaroubas, la
Djeniaa, YAmin, YOukil dans chaque Tadderl, ont amené en
Kabylie l'inégalité, l'agiotage et le capitalisme. Les phénomènes
sociologiques d'un statut social de petite propriété universalisée
qui était, jadis, précis et nets, ont dû s'obscurcir et s'adultérer.
Mais je puis porter témoignage de ce qui était, et c'est au spec-
tacle que j'avais sous les yeux que j'ai dû ma foi, dans la liberté
a3
— 354 —
et dans la propriété individuelle, et acquis la conviction que,
lorsque le travail est le seul facteur qui agisse pour l'acquisition
d$ Impropriété, c&llç-ci tend incessamment à la normale, c'estrà-
direàse, répartir exactement suivant les facultés de travail.de
chacun.
VII. — Nous avons montré ailleurs que tout homme avait droit
de céder, échanger, louer, mettre en gage sa propriété-domaine,
sans que pour cela le travail d'autrui fût exploité, c'est-à-dire
payé au-dessous de sa valeur ; car tous contrats passés entre per-
sonnes libres et conscientes sont logiquement présumés avoir
comporté de leur objet une appréciation équitable. D'autre part, si,
au prolétaire en qut'ede louer sa force-travail, l'Etat offre un
salaire de 5 ; il est 1 'dent que ce prolétaire ne consentira à
se mettre au gage du \ oriétaire individuel que si celui-ci lui
offre un prix, au moins ég, et par cela même équitable. Et c'est
ainsi que par son intervention directe dans les contrats qui se.
peuvent poursuivre, l'Etat pourra exercer sur les prolétaires tant
agricoles qu'industriels, une efficace protection. En définitive, le.
Socialisme libéral conçoit sur toute la surface du sol cultivable
la propriété privée des travailler >, exception faite des forêts,
des établissements publics d'instruc ion, des divers établisse-
ments d'assistance et de pépinière puL.Uque que géreraient Com-
munes, Départements, ou Etat.
Dans le domaine industriel, tout ce qui pourrait être abandonné
à l'Atelier familial et à l'Atelier coopératif, librement constitués
par les intéressés, le serait avec joie. Là où l'initiative individuelle
du travailleur serait impuissante et ne donnerait que des résul-
tats économiquement, inférieurs, l'Etat aurait j rechercher par
quels procédés il serait le plus convenable qu'il assurât le sort
de l'ouvrier. En règle générale, quand il s'agira des artisans,
c'est-à-dire des ouvriers doués d'une aptitude professionnelle, il
suffira de concéder au Syndicat la possession de l'outillage que
— 355 —
celui-ci pourra mettre à la disposition des travailleurs syndiqués.
Mais,.dans toutes les industries où il sera inadmissible que le
travailleur puisse, par son seul travail, acquérir la propriété de;
l'outillage, fût-il aidé par l'institution syndicale ; partout où il
faudra que des hommes se contraignent et obéissent en vue du
travail commun et qu'un homme commande à d'autres qui seront
soumis ; partout où il sera indispensable que l'outil soit prêté
au travailleur et qu'un patron soit institué, nous préférerons à
l'outillage offert par le Capitaliste, l'outillage offert par la Société ;
et s'il faut un patron, patron pour patron nous préférons l'Etat.
Dès lors nous concevons l'industrie tout entière comme répar-
tie entre quatre groupes d'ateliers : l'Atelier familial libre, l'Ate-
lier coopératif libre, l'atelier individuel de l'artisan avec contrôle
du Syndicat; enfin, l'atelier d'Etat ou socialisé dans lequel sous
la direction des ingénieurs, et vraisemblablement aussi, avec l'as-
sistance technique d'artisans que les Syndicats auraient cédés à
l'atelier social, les prolétaires se trouveraient groupés.
VIII. L
— Administration comporterait des
Fonctionnaires et
des Employés. Ce qui distingue ceux-ci de ceux-là, c'est que les
fonctionnaires ont l'initiative du travail à effectuer et sont juges
de la forme en laquelle il doit être accompli, tandis que les
employés ne sont que des agents d'exécution.
Le contrat de fonction publique — ou d'emploi public — est le
fondement de l'Administration moderne, et s'est substitué à l'an-
cienne Faveur de prime qui seule jadis disposait des emplois.
Toutefois nous ne sommes pas tellement libérés de l'Ancien
régime que ses pratiques ne lui aient souvent survécu. C'est à la
Faveur que beaucoup trop doivent d'entrer dans les fonctions
publiques; à la faveur que beaucoup doivent de s'y maintenir; à
la faveur que beaucoup doivent d'y progresser. La lutte ardente
entre les partis qui se disputent le pouvoir a empêché qu'aucun
progrès en ce sens ait été réalisé depuis trente ans. Le parti au
— 356 —
pouvoir se soucie peu, généralement, des règles qui président au
Contrat de fonction publique, mais, beaucoup, au contraire de
placer ses partisans dans des emplois lucratifs. Les partis ne reti-
rent pas de cette pratique les avantages politiques qu'ils en ont
espéré : mais la puissance publique y ,>erd singulièrement en
autorité et en dignité, et nos moeurs publiques se corrompent et
s'y déforment.
Le chef de l'Etat et ses ministres ne sauraient avoir le droit de
prendre qui bon leur semble pour lui confier une parcelle de
l'Autorité publique. Ils ne sont point en effet les propriétaires,
les sources de cette Autorité. Ils n'en sont que les administrateurs
et ils la doivent administrer dans les conditions où le peuple a
souhaité qu'ils le fassent. Or, le peuple, a certainement voulu
qu'ils choisissent comme collaborateurs ceux qui offraient le plus
de garanties pour une collaboration efficace, c'est-à-dire les plus
méritants. C'estégalement au mérite qu'il a entendu subordonner
l'avancement. De même, en face de l'Etat, le citoyen qui a accepté
de consacrer sa vie au service de la chose publique n'a pas pu ne
pas accepter d'être traité suivant son mérite. 11 n'a certainement
pas souscrit à l'avance, au caprice d'une autorité malveillante
qui le reléguerait constamment dans des situations inférieures,
malgré ses services et son mérite pour lui préférer des intrigants.
Or, ce qu'il ne subirait sans protestation, il ne doit pas admettre
que les autres le subissent. La règle du choix au seul mérite des
fonctionnaires, mérite dont l'ancienneté est un élément, est seul
conciliableaveclajustice, en même temps qu'avec l'utilitéde l'Etat.
On conçoit dès lors, qu'une loi organique devrait, à l'entrée de
chaque carrière, déterminer avec précision les conditions d'ad-
mission ; que celles de l'avancement devraient être réglées avec
une rigueur égale ; que la place de chacun sur le tableau d'avan-
cement devrait être connue de tous; qu'enfin, une autorité de haut
contrôle instituée près de l'Etat, devrait être investie du droit
— 3o7 —
d'annuler d'office toutes les nominations faites en violation de la
loi organique.
Ces principes découlent de l'idée de justice et sont conformes au
véritable intérêt de l'Administration. Ils ne s'inspirent pas moins
de l'idée fondamentale de la philosophie morcelliste tout entière,
fondée sur le respect dû au travail et au travailleur. Quel plus
solennel contrat, en effet, que celui qui se poursuit entre l'Etat d'un
.côté, et de l'autre le jeune homme qui accepte de se consacrer
pour un temps indéfini et le plus souvent pour sa vie entière au
service de celui-ci ; qui souscrit pour ce faire à des obligations
de tout ordre, abdique la liberté.'du domicile et s'engage à l'avance
à aller partout où on l'enverra, soit qu'il traîne après lui, dans ces
pérégrinations, sa femme et ses enfants, ainsi privés de toute
relation durable, soit qu'il s'impose de se séparer d'eux ; qui
accepte de subir en toute circonstance et souvent jusque dans sa
vie intime, lacontraintequelui impose la livrée publique dont
il est revêtu ; qui confie à l'avance à ses chefs le soin de sa répu-
tation menacée, et se résigne à l'avance au silence, même devant
son calomniateur. En retour de son labeur, en retour de son
sacrifice de liberté que lui offre-t-on?.... La justice de ses chefs.
Désormais, compter sur cette justice et proclamer sa foi en elle
sera son premier devoir de fonctionnaire. Fidèle et correct, il se
recueillera dans cette confiance, et dédaignera de plaider auprès de
se?, chefs, autrement que par la persévérance et la fidélité de ses
services, la cause de son avancement. Cependant ceux qu'ani-
ment non, l'esprit de devoir, mais l'esprit d'intrigue agiront auprès
des dispensateurs des faveurs publiques, — les députés à l'heure
actuelle — et leur arracheront la récompense que les autres
attendaient, parce qu'ils savaient l'avoir méritée, et attendaient
avec angoisse, parce que par elle une vie de privation allait ces-
ser pour la femme et pour les enfanis. De telles moeurs, sont
odieuses. Elles empestent la République d'une odeur d'ancien
— 358 —
régime et déconsidèrent gravement le parlementarisme. Il n'en
est point responsable pourtant ; car, on peut presque dire, que
ce n'est pas lui qui régit la France. Notre constitution est telle;
elle consacre de telles déperditions du pouvoir parlementaire,
que, dès que les membres du Parlement sont réunis et délibèrent,
l'impuissance l'incohérence de leurs débats apparaît à tous les
yeux. Mais dès qu'ils sont séparés, et, qu'étant tels, ils ont
déposé momentanément leur mandat, à l'instant ils redevien-
nent tout puissants, et par leur action abusive sur les ministres,
se font distributeurs de faveur de prince dans leurs arrondisse-
ments respectifs. C'est là du Députanisme, forme corrompue de
Parlementarisme, qui, si on n'y prend garde, mènera la Républi-
que, à sa perte. Tout aussi bien quand il s'agit des fonctions
publiques que dans le domaine industriel ou agricole, la Pro-
priété du salaire ne peut naître que du Travail, et doit être stric-
tement proportionnelle à la valeur de ce Travail.
IX. — Ce principe suppose la suppression des sinécures, et
celle des traitements excessifs. Nous avons déjà remarqué que
pourcertaines catégories de fonctions publiques des plus élevées
et supposant des travailleurs éminents, le traitement s'était
abaissé à des chiffres qui tranchent par leur modicité avec ceux
de certaines autres fonctions. On conçoit mal que tandis qu'un
conseiller d'Etat n'est payé que 15.000 francs et un directeur de
ministère 20.000, tels consuls généraux soient payés 40 et 50.000,
tels ambassadeurs 300.000, etc. On alléguera, à la vérité, les
obligations coûteuses de la représentation. C'est une question
d'espèce dont la discussion entraînerait trop loin et serait ici
déplacée. 11 est une autre argumentation dont on a usé pour jus-
tifier les traitements énormes. Elle s'appuie sur l'exemple de
l'Angleterre, et conclut par une formule clichée : « Si l'on veut de
bons fonctionnaires, il faut les payer». — Sans doute, il faut les
payer, mais combien ? Si 20.000 francs suffisent pour solliciter
-359-
les travailleurs éminents, pourquoi la République en offrirait-elle
100.000. Les directeurs de nos ministères qui reçoivent aujour-
d'hui ao.coo francs de traitement feraient-ils meilleure besogne,
si on les payait 40.000 francs comme sous l'empire? Sans doute,
on objectera que les directeurs des administrations privées, admi-
nistrations de chemin de fer, de navigation.de crédit, d'assu-
rance, etc., sont payés beaucoup plus cher que les fonctionnai-
res de l'Etat. Cela ne prouve qu'une chose qui n'est point faite
d'ailleurs pour nous étonner, c'est que les abus sont moindres
dans les administrations de l'Etat que dans ces sociétés anony-
mes que d'aucuns présentent comme des modèles, Rien ne prouve
mieux l'absence de moeurs qui caractérise les sociétés anony-
mes, que l'impudence avec laquelle, en l'absence de tout contrôle
effectif sur leurs actes, les administrateurs des sociétés anony-
mes s'octroient ou se font octroyer par quelques compères, les
plus scandaleuses rémunérations.
11 ne semble pas qu'en régime Morcelliste les traitements des

plus hauts fonctionnaires puissent dépasser 20.000 francs ni être


moindre de 15.000 avec un maximum de 800francs'comme moyen-
ne pendant la durée de la fonction. Ainsi, de telschiffres suffiront,
l'expérience le prouve, à assurer à la chose publique, le concours
de travailleurs éminents. Les fixer plus bas serait exposer l'admi-
nistration à voir les hommes de grande valeur se détourner
d'elle pour l'agriculture ou pour l'industrie ; ce qui serait assuré-
ment fâcheux, car il importe que chaque branche de l'activité
humaine ait une élite à sa tête.
X. — Quelle pourra bien être la vie des savants et celle des
artistes dans la société Morcelliste, et quelle place sera faite à la
science et à l'art dans cete société sans faste et sans richesses pri-
vées ?
Tout d'abord que vaut bien la société moderne pour qu'on ait
le droit de s'indignera l'avance de ce que pourra bien être la
— 36o —
société que nous souhaitons ? Combien le grand Millet put-il
vendre son Angélus? — Est-il sûr que, prix de la toile et des
couleurs déduites, il ait utiré de son chef-d'oeuvre un prix de
journée équivalent à celui du plus médiocre peintre en bâti-
ments? Les plus grands artistes n'ont-ils pas connu pendant
nombre d'années la misère ? Combien succombent ; et ne sait-on
pas que ceux qui triomphent le doivent moins à leur talent qu'à
un heureux hasard ou qu'à la réclame? Belle société vraiment et
bien digne d'être conservée, au nom de l'art, que celle où celui-ci
est mené en laisse par des Barnums.
Une condition également désirable pour la science et pour
l'art doit être recherchée dans une société bien ordonnée, à savoir:
qu'aucun jeune talent n'y puisse dépérir faute de culture et
qu'arrivé à l'âge de production, nul ne puisse rester improduc-
tif faute de loisirs. En ce qui concerne le premier point, toute
les écoles socialistes sont d'accord pour réclamer une organisa-
tion d'Education intégrale. Dès ce moment, les moeurs sociales,
en avance en ce point sur les lois, tendent à favoriser l'éclosion
des talents obscurs. Le développement de l'instruction, de la
multiplication des bourses et des concours ont dès ce moment
donné de sérieux résultats ; et elle serait longue la liste des
savants, des grands littérateurs et des artistes qui eussent été jadis
perdus pour le progrès humain parce qu'ils n'auraient pu jaillir
de la foule. Au siècle.de Louis XIV ainsi que dans le cours du
xviii8 siècle, ce n'est presque exclusivement que dans la noblesse
d'épée ou de robe ou dans la haute bourgeoisie que l'on cons-
tata les talents supérieurs. Au cours de notre siècle, c'est de la
plèbe qu'un très grand nombre sortent, ce sont les foules pay-
sannes ou artisannes qui nous les ont fournis et qui, ont fait du
xixe siècle une période incomparablement plus riche à tous égards
que celle de Louis XIV. Et cependant, nombreux sont encore
les talents, les génies peut-être, qui s'éteignent dans l'obscurité
— 36i —
delà masse pauvre. A mesurer la moisson qu'une plus large
diffusion de l'instruction a permis de récolter, combien ne devons-
nous pas souhaiter que toutes les jeunes intelligences de notre
France reçoivent la culture propre à leur assurer un plein déve-
loppement ; constatons, dès maintenant, que le développement
de la Science et de l'Art — de la Science surtout — s'accuse
d'autant plus que la société s'éloigne de ce type ancien où la
propriété était monopolisée entre quelques mains, et où un tra-
vail sans espoir, sans liberté, sans dignité, était le lot de la
masse. C'est parce que les biens intellectuels sont répartis entre
un plus grand nombre de cerveaux, que les sillons de la Science
se font de olus en plus féconds ; et, c'est parce que l'esprit de
solidarité s'est développé par l'institution des concours et des
bourses, que le nombre de talents qui s'éteignent dans l'obscu-
rité diminue. Combien plus efficace toutefois qu'une distribution
très limitée de bourse sera la diffusion même de la Propriété
dans le plus grand nombre de mains possibles. Toute valeur
intellectuelle ou artistique aura, dès lors, les moyens directs de
se mettre en oeuvre et de se faire valoir.
XI. — Le travail scientifique et le travail artistique ont besoin
de loisir. Il est vrai. Dans la Société actuelle quelques-uns ont
droit à l'oisiveté sans aucun travail ; et une masse d'autres,
hélas ! n'ont en partage que le travail sans aucun loisir. Je ne
sais ce qui est le plus pernicieux pour l'épanouissement de l'acti-
vité scientifique de la riche oisiveté des premiers ou de l'exces-
sif labeur des seconds. L'activité de l'esprit a besoin, pour être
féconde, de se régler, de se discipliner, d'avoir un mobile et d'avoir
un but. Faute de but et de discipline elle s'éparpille, elle papil-
lonne, elle se dissipe. La discipline ne peut lui venir ou que de la
notion morale du devoir ou que de l'obligation d'un travail régu-
lier en vue de satisfaire.aux exigences de la vie courante. 11 n'est
pas bon à l'homme que le besoin ne le vienne jamais stimuler,
— 36a —
ne lui fasse sentir son aiguillon. De même que l'aiguillon du
laboureur maintient le boeuf dans la volc.drolte où se creuse le
sillon des semailles fécondes, de même, l'aiguillon du besoin ou
celui de la propriété à acquérir maintiennent le travailleur dans
la ligne du labeur utile. La discipline morale à laquelle de telles
conditions de vie l'astreignent, donnent au travailleur l'habitude
de la persévérance dans l'effort, et accroissent, dans toutes les
direction, l'énergie de son esprit en même temps que la fermeté
de son âme. Mais il faut toutefois que ce labeur qui lui est imposé
ne soit pas un surmenage; qu'il n'épuise passes forces; qu'il
n'absorbe pas l'intégralité des heures laissées libres par les
besoins physiologiques. 11 faut qu'il p»isse;détendre les ressorts
de son esprit en de libres coup d'ailes, il faut qu'au travail régu-
lier et obligatoire, se mêlent les loisirs reposants.
En quelle société pouvons-nous mieux espérer qu'il en sera
ainsi, que dans celle où tous sans exception, étant mandés au
travail, la charge répartie sur toutes les épaules serait du même
coup moins lourde pour chacune. Notre société n'est-elle pas
faite aujourd'hui d'un certain nombre d'oisifs parasites, dont il
faut que la masse, par un supplément de travail entretienne la
somptueuse existence, ou encore de travailleurs à travail inutile
et surérogatoire tel que celui d'une magistrature trop nombreuse
pour sa tâche, ou parasitaire commecelui du commerce actuel, ou
de ceux des officiers ministériels qui vivent des complications
déplorables du Code de procédure, ou encore de l'armée que le
progrès des moeurs fera plus tard disparaître, etc. La société
que nous voulohsest celle dans laquelle chacun sera tenu à une
part de travail utile ; et par conséquent dans laquelle, pour suffire
à la production nécessaire, le travail réparti entre tous ne sera
pour chacun que la moitié de celui auquel les travailleurs d'au-
jourd'hui sont condamnés. Un tel état social Où le travail régu-
lier pliera l'esprit de chacun à une discipline, et où les loisirs
— 363 —
favorables ménageront à chacun ses heures de libre envolée, sera,
assurément bien plus favorable au développement de l'esprit
scientifique et de l'Art que notre société actuelle d'oisifs et de
surmenés.
Vit.
— Mais à qui donc ceux des artistes qui entendent vivre
de leur art, ceux des littérateurs qui comptent vivre de leurs
oeuvres pourront-ils vendre celles-ci, si personne plus n'est assez
riche pour les acheter?
Et à qui donc les vendent-ils dès aujourd'hui, si ce n'est à des
entrepreneurs, à des courtiers, à des maquignons qui tirent
beaucoup plus de profit de ces oeuvres qu'eux-mêmes ; et quelle
est l'espérance que chacun de ces peintres, que chacun de ces
sculpteurs caresse, si ce n'est celle de vendre à quelques com-
munes ou à l'Etat, sa toile ou sa statue ? Et c'est parce que l'aug-
mentation de la population rurale et les nécessités de l'éducation
intégrale, exigeront dans chaque canton, en même temps qu'un
commencement d'école secondaire une bibliothèque, un ensei-
gnement musical et un rudiment de musée que l'on accepterait
comme légitime la crainte des artistes en face d'une société où
l'opulence scandaleuse, et le plus souvent ignorante et sotte,
accumule entre les mains de quelque béotien manière des
richesses que l'Efat démocratique eût été fier de consacrer à l'édu-
cation morale, intellectuelle et esthétique du peuple.
Au surplus, le développement du luxe social, de ce luxe fait
de splendeurs vraies et saines, s'imposera à un autre titre encore
à l'Etat Morcelliste. Il la pratiquera, non seulement pour jouer
un rôle de Mécène auprès des artistes et littérateurs, non seule-
ment pour acquitter sa dette d'éducation vis-à-vis du peuple,
mais encore, pour parfaire aux travailleurs éminents ce supplé-
ment de salaire dont la modestie de la rémunération des travail-
leurs exceptionnels dans la Société Morcelliste aurait paru les
frustrer.
-T-
364 ^-
.

XIII. — Nous avons expliqué ailleurs qu'en tout ordre de


travail, les choses étant abandonnées à leur libre cours et la
propriété se distribuant d'elle-même proportionnellement à la
valeur du travail, les situations individuelles tendraient à une
inégalité bien moindre qu'aujourd'hui; et que la rémunération
entre travailleurs ne varierait vraisemblablement que de i à 4.
Or, il est certain que la valeur d'un Newton, d'un Darwin,
d'un Victor Hugo est incommensurablement supérieure et hors
de toutes proportions, avec celle de la majorité des autres tra-
vailleurs. 11 n'en faut point conclure qu'on les devra récompenser
par une rémunération qui, sous des espèces matérielles, sera
incommensurablement plus élevée. Il suffira que la rémunération
monnayée suffise pleinement à tous les besoins qu'elle a charge
de satisfaire ; mais leurs besoins satisfaits, quelle utilité, le faste
étant indigne d'eux, pourraient tirer ces travailleurs exception-
nels d'un salaire d'ambassadeur actuel ?
Mieux vaudra leur assurer ces jouissances infinies de l'intelli-
gence et de l'art dans lesquelles ils trouveront un enchantement
inconnu à d'autres. Quelle joie ne serait ce pas, poureux.de
vivre dans un monde où la science où l'art sèmeront leurs tré-
sors à chacun de leurs pas. C'est là la délectable fête qu'offrent
quelques villes privilégiées telles que Rome, Paris ou Florence,
du moins en ce qui concerne les musées et les bibliothèques.
Plus splendide encore fut cette fête d'Athènes au siècle de Péri-
clès, alors qu'on put voir converser tous les jours entr'eux les
plus purs génies que l'Humanité ait engendrés. Voilà la fête que
l'Etat de demain, en sus du salaire qui aura satisfait pleinement
à tous leurs besoins et leurs désirs de confort, offrira aux grands
travailleurs. Elle leur assurera en même temps dans un peuple
arrivé à un plus haut degré d'éducation, des admirateurs dignes
de leur talent, jaloux de recueillir leur enseignement, d'obéir à
leur direction et de perpétuer leur gloire.
— 365 —
Qu'ainsi disparaisse l'affront qu'à la Science et à l'Art impose
notre siècle où l'on voit l'admiration du peuple se partager entre
le vrai mérite et le Veau d'or.
— La Pédagogie enseigne que la partie la plus délicate
XIV.
du rôle du Maître est de discerner en chaque élève ses aptitudes
propres. L'Etat collectiviste, distributeur exclusif des tâches
entre tous les travailleurs, non seulement s'impose, ce faisant, la
redoutable obligation de bien discerner les aptitudes particulières
de chaque travailleur, mais encore celle, à peine de ressenti-
ment et de protestation, de trouver une tâche appropriée aux
aptitudes individuelles, en même temps que conforme à l'utilité
commune. Or cela est deux fois impossible, car d'abord cet uni-
versel et incessant travail d'ajustage apparaît à tous ceux qui ont
observé comme fort au-dessus de la compétence de l'Etat ; ensuite
parce que c'est la vie privée de tous les hommes versée dans la
vie publique, l'Autorité, lejussum réglant tout et la Liberté rien,
la politique débordant le foyer, pénétrant toute la vie civile et
traquant partout l'homme, comme une bête fauve, au nom de
l'Etat. Anton Menger ne s'en cache pas ; mais il a pour le défi-
nir, un euphémisme adorable : c'est, dit-il, qu'on fera passer
tous les contrats du domaine du droit privé dans celui du droit
public.
Le Morcellisme, lui, laisse entier et intact le domaine de la
liberté individuelle, et se borne à protéger le faible contre les
entreprises du fort. Il le fait par des moyens indirects et préven-
tifs, dont les deux plus typiques sont la substitution de la Coopé-
rative de Consommation au Commerce, afin de protéger le con-
sommateur actuellement désarmé, contre l'Agiotage et l'Accapa-
rement, et la Socialisation des moyens de production de nature
capitaliste qui protégera le prolétaire contre l'exploitation de son
travail.
Comme tous les socialistes, les collectivistes ont avec raison
— 366 —
le souci de développer chez les hommes les sentiments altruistes
et le sens de la Solidarité I Mais quelle étroite et vaine solidarité
que celle qui ne s'affirmerait, dans cet Etat collectiviste où tout
serait réglementé par l'Autorité, que dans la sujétion et l'obéis-
sance ! Combien peu de raison d'être aurait l'altruisme, corn-
bien il se développerait mal, dans ce milieu social où l'Etat-Pro-
videnccaurait charge de tout, répartirait tout : logements, loisirs,
tâches et salaires ; On cite aujourd'hui malgré toutes les raisons
qu'on peut avoir de douter de la Providence divine, on va répé-
tant le proverbe : Chacun pour soi, Dieu pour tous. Combien
plus sûrement dira-t-on,l'Etat devenant providence: Chacun pour
soi, l'Etat pour tous.
C'est dans le libre exercice de l'activité Individuelle seulement,
que peut s'exercer le sens de l'altruisme et s'affirmer la Solida-
rité ! C'est dans la liberté des contrats seule qu'il faut chercher le
Progrès moral de l'Humanité. LesMorcellistes se confient d'autant
plus à la Liberté qu'ils savent d'ailleurs que dans une Société
dont le seul moteur serait le Travail, la Loi qui tend à ramener
la quantité normale la Propriété de chacun agirait son plein effet,
et par le seul et harmonique jeu des choses, rétablirait incessam-
ment un ordre de Justice. Plus les contrats entre hommes
libres seront variés et rapides, plus l'Harmonie économique et
morale, après chacun des phénomènes qui lui aurait porté
atteinte, sera prompte à se rétablir.
XV. — Voilà donc les hommes étudiés dans leurs rapports
eotr'eux suivant la conception du Socialisme libéral. Mais dans
le grand Milieu social existent des milieux particuliers et auto-
nomes. Après l'avoir étudié dans la Société il nous faut étu-
dier l'homme dans sa Famille. Là se poursuit un contrat d'une
nature particulière, nous le reconnaissons, celui qui s'affirme par
le testament et qui a nom l'Héritage.
On sait déjà que les Morcellistes acceptent l'Héritage, et c'est
— 36? —
contre quoi protestent avec le plus d'énergie, les préjugés du
monde socialiste.... Eh bien! c'est à la sincérité d'esprit deshomi
mes de bonne foi que nous faisons appel.
Trois griefs principaux ont été formulés contre l'Héritage: le
premier, c'est qu'il crée une propriété illégitime puisque cette
propriété ne naît pas du travail ; la deuxième, c'est qu'il peut
soustraire à la loi du travail celui qui hérite d'une fortune ; le
troisième, c'est que créant la fortune il crée par cela même une
occasion et un facteur de Capitalisme.
Si la première objection est fondée, ce n'est pas seulement l'hé-
ritage qui sera condamné ; mais encore toute donation, tout con-
trat à titre gratuit entre les hommes, car celui qui reçoit le fruit
du travail d'autrui sans payer en retour par quelque prestation
ou par quelque objet créé par son travail, acquiert sans travail
une propriété. Or Marx n'interdit pas les donations, du moins
quand elles ne portent que sur les objets de consommation.
C'est en effet que, quand le contrat se poursuit entre hommes
libres et conscients, ce qu'on nomme donation ou contrat à titre
onéreux, n'est le plus souvent que l'acquittement d'une obligation
inorale antérieurement contractée, ou encore l'acquittement d'une
des dettes de solidarité que nous avons définies. Interdire les
donations entre individus, serait doncporter atteinte, sauf les cas
de captation, non seulement à la liberté, mais encore à la jus-
tice.
Or s'il est une donation qui précisément revête ce caractère,
c'est assurément celle que fait le père.à son fils quand il lui laisse
sous forme d'héritage, soit la propriété-outil en garantie de sa
liberté de travailleur, soit la propriété-domaine en garantie de sa
liberté civile et civique.
Les législations anciennes ne concevaient que les droits du
Père et le devoir de l'Enfant. A mesure que les moeurs s'affinent
dans le sens de la Justice, nous concevons plutôt le droit de l'En-
— 368 —
fant et le devoir du Père, devoir que tous s'accordent à considérer
Comme un devoir de protection. En retour, l'accomplissement de
ce devoir paternel satisfait à un besoin de l'âme du père, et par cela
même, en face de quiconque y voudrait porter obstacle, serait
invoqué par le père « comme undroit».Si le pèi Î vient à man-
quer ou est impuissant, ou si, véritable monstre, il néglige ou
refuse d'accomplir son haut devoir de tutelle, alors, mais alors
seulement, laS^iété se substituant à lui, prend directement en
mains la protection de l'enfant. Or quels buts doit poursuivre
cette protection du père : développer dans l'enfant ses facultés de
tout ordre, puis le mettre pour l'avenir dans les meilleures condi-
tions possibles au développement libre et indéfini de ces facultés,
c'est-à-dire lui en garantir l'exercice par tous les moyens justes,
et notamment par ce moyen que nous savons être particulière-
ment efficace: l'octroi d'une propriété-outil en vue du Travail, et
d'une propriété-domaine en vue de la Liberté.
Voilà le fondement juridique du devoir et ami du droit qu'a le
père de procurer à son fils l'outil du travail et le gage de la
liberté; et ce n'est que si le père a été impuissant, que la Société
aura le devoir, et par suite le droit, de mettre à la disposition de
cet enfant resté prolétaire malgré l'affection de son père, l'outil,
les moyens du travail.
Le droit de transmettre à ses enfants en vue du travail et de la
liberté, est donc un droit naturel dérivé du droit de propriété que
nous avons vu fondé sur le travail. Il est un simple démembre-
ment de ce droit de propriété.
Mais cette déterminationjuridique du droit de transmettre suf-
fit par contre à en préciser l'étendue. Le père, protecteur éclairé,
doit souhaiter mettre son enfant dans les meilleures conditions
en vue du travail et de la liberté. Mais son affection serait perni-
cieuse à celui qu'il aime, si au lieu de le mettre en condition de
travail qui est la condition de moralité et de santé, il le mettait
— 385 —
ne prouve que pour le présent. La suppression de
la petite propriété en Angleterre. VIII. Les détrac-
teurs de la petite propriété. Le Réquisitoire d'Ar-
thur Young. Autres arguments collectivistes cen-
tre la petite exploitation. IX. Classement de ces
arguments. Leur réfutation. X. Avantages inhé-
rents à la petite Propriété, et causes de ruine de la
grande. Le triomphe définitif de la petite Propriété
,
paraît certain. XI. Théorie transactionnelle: Petite
et grande Propriété respectivement utiles. Rôle de
la grande propriété dans la lutte contre le phyl-
loxéra. L'Etat et les Syndicats feront mieux. XII.
L'argument collectiviste de l'industrialisation de
la Propriété agricole. Analyse de l'argument: son
inanité. XIII. Conclusion 187
— La Solidarité. — La Hiérarchie sociale. —
CHAPITRE X!.
L'EM. — I. Participation de l'Etat à la vie des
individus mais de façon inégale. Les frustrés. H. Le
devoir de réparation vis-à-vis d'eux. Le vice même
n'en dispense pas. Fondement juridique de la Soli-
darité. III. Le budget de la Solidarité. Ses deux cha-
pitres. Distinction entre l'Assistance sociale et la
Protection Sociale. IV. Les assistés. Droits et de-
voirs de l'Etat vis-à-vis d'eux. Le droit à l'exis-
tence. Le travail proportionné aux forces. ...
V. Les inaptes à la propriété. Les prolétaires aptes à
205

celle-ci. Moyens speiaux différents. VI. Caractère


éducatif et indirect de l'ordre social. Pas de théra-
peutique ; de l'hygiène 213
Vil. La hiérarchie sociale. Anormaux. Inaptes. Prolé-
taires aptes. Artisans et Propriétaires. VIII. Le syn-
dicat transition de la Protection au Droit commun.
IX. Formule du Progrès indéfini 215
Sabatier 25
-T. 386 —
X. L'Etat. Ses deux concepts. De Bentham à Marx.
Liberté ou Justice. XI. Vis-à-vis des propriétaires
l'Etat s'en tiendra à [la formule de Bentham. XII.
L'Etat vis-à-vis des prolétaires, devoir de protection.
Socialisme libéral et Etatisme. Objection des Eco-
nomistes. Il ne.[faut pas accroître le Domaine de
l'Etat. C'est un mauvais gérant. Il est un détestable
commerçant. XIV. 11 réussit mal en agriculture. XV.
L'Etat Industriel. Préventions contre lui. L'opinion
de Stuart-Mill. L'aveu de M. Leroy-Beaulieu, XVI.
L'Etat est perfectible. Il recrute économiquement
un personnel de choix. XVII. Le délai d'amortisse-
ment du matériel d'exploitation est plus long pour
l'Etat que pour les compagnies. XVIII. La gestion
de l'Etat préviendrait les [chômages 218
XIX. La loi d'accroissement du domaine social. Cet
'accroissement correspond toujours à un accroisse-
ment du domaine individuel. Fausse interprétation
de son évolution. 11 en sera de même si l'activité
industrielle de l'Etat est accrue. XX. L'Appoint de
salaire aux travailleurs éminents est procuré par
une plus complète jouissance des biens sociaux et
par la considération publique. 229

Deuxième partie.
VOIES ET MOYENS

CHAPITRE XII.
— Introduction à l'exposé des voies et moyens
du régime morcelliste 287
CHAPITRE XIII.
— Mesures propres à conjurer la ruine de la
propriété acquise par le travail, c'est-à-dire des pro-
priétés déjà constituées •
. . 243
1. Propriété normale. Tendance de la propriété paysanne
— 38^ —
et de l'atelier familial à devenir Propriété normale.
Cruautés légales contre la petite propriété; II. Frais
de transmission. Les distinguer deé droits. Iniquité
de la Procédure contre les petits patrimoines. La
protestation de Le Play. Ne chercher le remède, ni
dans une moindre perception fiscale, ni dans une
réduction des tarifs, ni dans une simplification de
procédure, ni dans une modification du droit civil.
III. La réforme proposée, la loi à faire 244
IV. L'article 827 du Code civil. Il ruine l'esprit de
famille. Les contradictions de l'article 822. V. L'ar-
ticle 885 du Code de Procédure civile 252
VI. Frais de la justice civile et pénale, ils frappent très
inégalement le riche et le pauvre. Nécessité d'insti-
tuer un conciliateur communal, et de graduer l'a-
mende à la fortune du coupable 254
VII. Les tarifs spéciaux violent le principe de l'égalité
des transports au profit de la grande propriété et
contre la petite 256
VIII. Le Crédit, injustice de son état actuel 257
IX. L'Assurance devoir d'Etat, ses deux éléments.
Grands et petits propriétaires 259
X. Les impôts indirects écrasent la petite propriété et
favorisent la grande. Un sophisme de M. Paul
Leroy-Beaulieu. 260
XI. L'impuissance des faveurs d'Etat à maintenir la
grande propriété met en relief sa faiblesse intime. 262
.
XII. Le Homestead, son origine. Le point de'vue des
sociologues européens. Les conditions essentielles
de l'institution
CHAPITRE XIV.
; ....
— Mesures propres à provoquer la constitu-
263

tion de propriétés nouvelles. — I. Revision du sol


forestier. La forêt moins utile en plaine. Certains
— 388 —
aibres à fruits peuvent remplacer les essences fores-
tières. II. Les domaines communaux. Incurie de
Içur exploitation. III. Surenchère sur les immeubles
ruraux vendus à vil prix. Proposition de la ligue de
la petite propriété. Comité des petits patrimoines.
Ses moyens d'action. IV. Proposition relative à la
dotation des enfants indigents. Le pécule du travail.
Prolongation de la tutelle jusqu'à 25 ans. Le
ménage des jeunes dotés. V. Le principe en ma-
tière de dotation sociale .
267
VI. Les voies et moyens. Leur classification. VII. Le
Code pénal est suranné. Délits nouveaux à formu-
ler. Inefficacité des peines. Que les voleurs paient
les dépenses budgétaires qu'ils occasionnent. Les
amendes proportionnées à la fortune et les fruits
du vol confisqués. VIII. Les successions ab-intestat.
La théorie des présomptions légales. La nature des
choses. La Chance doit être chassée du régime tes-
tamentaire. IX. Les donations charitables au temps
passé. L'esprit de solidarité moderne. Le rôle des
notaires. Un moyen éducatif. X. Réformes du sys-
tème répressif. L'abus de l'emprisonnement. Eco-
nomies à faire 274
XI. Voies et moyens indirects. Enumération des princi-
paux. Par le syndicalisme. Par le retour des prolé-
taires aux champs. Une politique ruraliste. La pro-
phétie de Vanderwelde. 280
— Mesures propres à empêcher l'acquisition de
CHAPITRE XV.
la propriété autrement que par le travail. — I. Les
moyens immoraux d'acquisition. 11. La Chance. En
Agriculture et en Industrie l'Assurance en est
suffisante solution. Elle est insuffisante pour le
Commerce 285
III. Les
- - 389
Coopératives de consommation. Leur décou-
verte. Leur définition. Les pionniers de Rochdale.
La Coopérative de consommation en Angleterre.
IV. La Coopérative de consommation et les Econo-
mistes. Les ennemis de la coopération : domesti-
ques, maîtresses'de maison, etc. V. Les prolétaires
n'ont pas crédit aux coopératives. Moyens pro-
posés, les sociétés de crédit. Leur mécanisme. VI.
La loi à faire sur les sociétés de crédit. Vil. Vice
principal des coopératives, — leurs moeurs, — pas
de contrôle. Le contrôle de l'Etat nécessaire. VIII.
Les Coopératives corporatives. Dissémination de
leurs clients. Opinion publique des intéressés
impossible. Frais excessifs de livraison des den-
rées. Supériorité des coopératives localisées. 288
. .
IX. Les coopératives de consommation et le petit com-
merce. Un problème angoissant. Le devoir d'être
humain 298
X. Economie générale des Coopératives morcellistcs.
Coopératives libres. Coopératives autorisées. Terri-
torialité. XI. Rachat des commerçants et son méca-
nisme 300
XII. Théorie générale sur la valeur des Coopératives.
Evolution parallèle du fond de commerce indivi-
duel et de la Coopérative de consommation. Le
fonds individuel devient administratif par le fait
de son extension. XIII. Hypothèse d'une coopéra-
tive ayant le monopole de l'exploitation d'une ville.
XIV. Ce que deviendraient les commerçantsactuels. 302
XV. Effets moraux de la réforme 307
XVI. Le régime proposé remédie à l'anarchie de la pro-
duction. XVII. Principaux articles de la loi à faire. 308
— Mesures propres à empêcher l'acquisition de
CHAPITRE XVI.
— 390 —
là propriété autrement que par le travail:(suite): —"
I. La question préliniinaire de la valeur au porteur.
Les deux caractères de négociabilité et d'anonymat.
L'un prétexte à l'autre. Le choeur des. fripons. II.
Affaires honnêtes et affaires malhonnêtes. Les pre-
mières réclament des titres facilement négociables,
les secondes des titres anonymes. Le billet à ordre
type de la valeur honnête. Etrange silence des éco-
nomistes : que ne demandent-ils la transmissibilité
des titres de rente par endossement. III. Le coup
droit au capitalisme. Frappons au coffre-fort
. . 311
IV. Le Jeu devant nos lois. La veulerie des lois favorise
la corruption sociale. La responsabilité du crou-
pier. Une action en restitution de paiement indu.
V. Faveur dé prince. Progrès sur les régimes pas-
.
sés. Le menu népotisme. Loi organique des fonc-
tions publiques et droit de recours contre les abus.
Les droits protecteurs. Une revision nécessaire de
la Constitution. VI. La Prescription. Un article du
code à abolir. VII. Exploitation de la misère d'au-
trui ; ses formes diverses. Action indirecte des
moyens proposés contre la formation de la fortune.
VIII. Exploitation des vices d'autrui. Le vice du
pauvre : l'alcoolisme. La substitution de la coopé-
rative au cabaret le supprime de piano. L'exploita-
tion des vices de la richesse cessera avec celle-ci.
IX, Les moyens illégaux d'acquisition. Triple
moyen de les conjurer 319
— Mesures propres à empêcher
CHAPITRE XVII. l'acquisition
de la propriété autrement quepar le travail (suite). —
l.Le Capitalisme se présume vis-à-vis le prolétaire.
Légitimité de la protection de l'Etat. II. Le Capita-
lisme et l'Artisan. Le Syndicat est une protection
— 39r —
suffisante.' Le Propriétaire ]n'a nul besoin de pro-
tection spéciale. .- .... . . ; . . . .
U. Comment l'Etat exercera-t-il son devoir de protection ?
327

Impossibilité de l'action directe entre prolétaires et


capitalistes. La Socialisation des moyens capitalis-
tes de production condition nécessaire de la pro-
tection d'Etat. IV. ' L'indice extérieur du Capita-
lisme. Les trois solutions du problème. Leur hié-
rarchie dans la liberté. . . . ; 329
V. Le Capitalisme et les trois domaines de l'activité :
agricole, commerciale, industrielle. Les diverses
branches industrielles et le capitalisme. Les trois
formes de l'activité industrielle. VI. L'Atelier fami-
lial autonome. L'Atelier coopératif. Sa condition
de succès. Petit nombre d'industries, où il est pra-
ticable. VII. Forme syndicale, fonctionnement et
attribution des Syndicats. VIII. Forme étatiste.
Divers modes du contrôle d'Etat. Société de prê-
teur d'Etat. Son fonctionnement, comparaison avec
les sociétés anonymes. IX. Modalités diverses de
gestion à prévoir. Evolution probable de la pro-
priété socialisée à la propriété exploitée par l'ate-
lier familial 333

Troisième Partie.
EN PLEIN RÉGIME
CHAPITRE XVIII. — Le Morcellisme et la vie économique et
sociale. — I. La future société collectiviste et les
réticences de Jaurès. La future société Morcelliste
et ses grands traits. H. Toute la propriété offerte
au seul travail. Certitude de la récompense pro-
portionnelle au mérite. III. Ramenons aux champs
les prolétaires de la ville, mais comme propriétai-
-,.392 W,
res.'-Le Morcellisme, repeuplera les campagnes et y
>

transformera la vie. IV. Diminution certaine de •


prolétaires agricoles. Rôle éducateur et régulateur
des ateliers d'Etat. V. Les artisans agricoles, leur
.
rôle dans la société morcelliste. La tendance vers
la propriété normale. VI. Exemple de la Société
Kabyle. Extrême variété des contrats. La Rhania,
la Thamrarzit, la Mogharassa, les coalitions
ouvrières. Incessant retour à la propriété normale.
VIL La vraie liberté exclut l'exploitation du travail.
Synthèse du régime morcelliste en agriculture et en
industrie. VIII. L'administration en régime Morcel-
liste ; fonctionnaires et employés. Le contrat de
fonction publique et son caractère. Pratiques détes-
tables. Les vrais principes. IX. L'équitable évalua-
tion du travail en administration. Les abus à réfor-
mer. Plus grands abus dans l'administration des
sociétés anonymes. X. La science et l'Art dans la
Société morcelliste. Déplorable état actuel. Le sens et
les causes du progrès. Le devoir social d'éducation.
XI. Nécessité du loisir. Nécessité du travail. L'hy-
giènedu travail intellectuel. Dans la société Morcel-
liste ni oisifs ni surmenés. XII. La vente des oeuvres
artistiques et scientifiques multipliée dans l'état de
la Société Morcelliste. XIII. Le luxe social supplé-
ment de salaire des travailleurs exceptionnels. . 345
XIV. Les contrats et la loi de la tendance à la pro-
priété normale. XV. La famille et l'héritage. Les
griefs contre l'héritage. Fondement juridique de

.........
l'héritage ; sa valeur économique. L'héritage aboli
renaîtrait de lui-même.
XVI. La guerre et les propriétaires-travailleurs. Le
Capitalisme. Vers la Paix.
366

. . . . . . .
373
.

Imp. H. JOUVE, i5, rue Racine, Paris.


lii mm .--.•-*.
i»^i##ji{#^1"r- r : &• .-

.^
4

Vll-If>. X(ÂSïtLÈY (W^J.); prçfc^ci£^IÎ^anl Univcj$lV£'^;Hlar


tôirô éiDoctrines écônomitfùësV^é'-l^
, . WoyiW /tjo, trad, par P; Bondoîs. T;ony$;ÏI.La Fin.dâMoyènÀgéf^èA)' par
:'S» Bbu)'ssy,''irjoo. 2 Yol. tiroelié'.''..'..'".. '.'.'..- >i5 fr; »»
IV. — SÉÉ (H.), professeur à l'Université .do . Rennes. • , Les classes
• ..
.....
'
irùrales et le régime domanial au moyen âge en France,
1901. 1 vol. Broché. . . '. '-. . .
-la fr. »»
V, -^ CARROLL D. WRIGHT, commissaire .
du. travail des États-Unis.
— L'Evolution industrielle des Etats-Unis, traduit par F. Lepel-
lctier, avec Préface de E. Levasseur. 1 'vol. Broché. ... .
j fr. »»
VI. -«- CAIRNES (J. E.), professeur à V « Universltv Collège » do Lon-
dres. —- Le caractère et.Ja méthode logique de l'Economie
politique. Ti'aduit G. Valran, 190a. ï vol. Broché. . : . 5 fr. »»
VU. — SMART (William), professeur à l'Université do Glascow. — La

face de P. Lcroy-Beaulieu. 1902. 1 vol. Broché.


VIII. — SCHLOSS (David). — Les modes de rémunération du
travail,
....
Répartition du revenu national, traduit par G. Guéroult, avec pré-
n fr. »»

traduit, avec introduction, notes et appendices par Charles Rist.


1902. I vol. Broché. . fr. 5o
»
; . : 5
IX. — SGHMOLLER (Gustave), professeur à l'Université de Berlin. —
Questions fondamentales d'Economie politique et de politi-
que sociale. 1902. 1 vol. Broché. . . . , . i;
X-XI. — BOHM BAWERK (E.), ministre des finances d'Autriche. — ...
Histoire critique des théories de l'intérêt du capital, traduit
7 fr. 5o

par J. Bernard, 190a. a vol. Broché. , . , . ;. . . . i4 fr. »»


XH-X11I. —- PARËTO (Vilfredû), professeur à l'Université do Lausanne.
«

— Les systèmes socialistes, 100a. a vol. Broché. . . 14 fr- »»


X1V-XV. — LASSALLE (F.). —Théorie systématique des droits

I vol. Broché ................'


acquis, avec préface do Ch. Andler,' ïgo4. a vol. Broché . . 20 fr. »»
XVI. — RODBERTUS (C.). — Le Capital, trad, par Châtelain, igoi

XVII. — LANDRY (A.).— L'Intérêt du Capital, 1904.1 vol. Broché.


XVIII. — PHILIPPOVICH (Engen von), professeur fr l'Université de
6 fr. »»

1 fr. »»
.

Vienne. — La politique agraire, trad. par S. Bouyssy, avec préfaco do


À. Souchon, ioo4- ' vol. Broché 6 fr. »»
XIX. — DENIS (Hector), professeur à l'Université libre do Bruxelles.--
Histoire des Systèmes économiques et sooialistes. Tome I. Les
Fondateurs. 100/1. 1 vol. Broché j Ir. »»
XX. - WAGNER (Ad.), profeisour à l'Université do Berlin. — Les
Fondements de l'Economie politique. ïomol. 1904.1 vol. Broché.
10 fr. »»
(SÉRIE in-18)
L MENGER (Anton), professeur à .'Université do Vienne. — Le

droit au produit intégral du travail, trad. par Alfred Bonnet, ovCc
préface do Charles Andlcr, 1900. 1 vol. Broché s 3 fr. 5o
IL — PATTEN(S. N.). professeur à l'Université do Pennsylvanie. — Les
fondements économiques de la protection, traduit par F. Lepcllc-
tier, avec préfaco do Paul uamvès, 1899. 1 vol. Broché
III. — BASTABLE (C. F.), professeur à l'Université do Dublin. — La
théorie du commerce international, trad. avec introduction par
... a fr. 5o

Sauvaire-Jourdan, 1900. I vol. Broché 3 fr. »»


IV. - WILLOUGHBY (W.-F.). - Essais sur la législation
ouvrière aux Etats-Unis. Trad. et annotés par A. Chaboseau, 1903.
1
vol. Broché 3 fr. 5o
,

1. Les volumes de cette collection so vendent aussi reliés avec uno augmenta-
tion do 1 franc pour la série in-S cl de 0 fr. 5o pour la série in-18.

You might also like