You are on page 1of 13

PENSÉES MAGIQUES EN ISLAM

Pierre Lory

ERES | « Cliniques méditerranéennes »

2012/1 n° 85 | pages 163 à 174


ISSN 0762-7491
ISBN 9782749231891
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2012-1-page-163.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour ERES.


© ERES. Tous droits réservés pour tous pays.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 2.11.131.85 - 31/03/2019 11h22. © ERES


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 2.11.131.85 - 31/03/2019 11h22. © ERES

l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Cliniques méditerranéennes, 85-2012

Pierre Lory

Pensées magiques en islam

La pensée islamique dite « classique », qui continue d’inspirer les


comportements et la réflexion de millions de musulmans de nos jours,

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 2.11.131.85 - 31/03/2019 11h22. © ERES


s’est élaborée progressivement au cours des premiers siècles hégiriens
(VIIe-Xe siècles EC environ). Elle constitue un cadre cognitif général posant
des repères au temps et à l’histoire, aux rapports entre les hommes et le
cosmos. Selon elle, la volonté de Dieu s’exerce souverainement sur tous les
événements de la création, mais cela n’exclut pas complètement toute idée
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 2.11.131.85 - 31/03/2019 11h22. © ERES

de Nature : il est de la « coutume » de Dieu, professent les théologiens spécu-


latifs musulmans, de laisser s’exercer les chaînes de causalités terrestres et
sidérales. L’homme est posé comme un sommet de la création, mais il n’est
pas pour autant le seul être conscient à peupler l’univers, où les anges et les
djinns vivent et peuvent entrer en rapport avec lui. Cette vision du monde
englobe les phénomènes visibles, mais aussi les invisibles. C’est ainsi que les
conceptions et pratiques de magie sont abordées de façon spécifique. L’effi-
cacité des pratiques magiques n’est pas niée – mettant à part bien sûr la pure
charlatanerie – car comme nous le verrons, certains hommes peuvent mani-
puler les propriétés secrètes de certaines substances ou bien avoir commerce
avec les djinns. Le Coran lui-même fait état de la réalité de la magie 1. Les
biographies de Muhammad et ses enseignements oraux (les hadîths) confir-

Pierre Lory, directeur d’études à la section des sciences religieuses de l’École pratique des hautes études ;
50, rue Pascal, F-75013 Paris – lorypierre@gmail.com
1. « Et ils suivirent ce que les démons (al-shayâtîn) racontent sur le règne de Salomon ; alors que
Salomon n’a jamais été mécréant mais bien les démons. Ils enseignent aux gens la magie ainsi
que ce qui a été révélé aux deux anges Hârût et Mârût à Babylone. Or ceux-ci n’enseignaient rien
à personne sans les prévenir : “Nous ne sommes surtout une séduction, ne sois pas mécréant.”
Ils apprennent d’eux ce qui désunit l’homme et son épouse. Ils ne nuisent à personnes sans la
permission de Dieu. Les gens apprennent d’eux ce qui leur est nuisible et ne leur est pas profi-
table, alors qu’ils savent que celui qui acquiert cela n’aura pas de part dans l’au-delà. Quelle
détestable marchandise pour laquelle ils ont vendu leurs âmes ; si seulement ils savaient ! »
(Coran II, 102 ; v. également l’article de « Sihr » par T. Fahd dans L’Encyclopédie de l’islam, 2e éd.,
Leiden, Brill, 1998.) En d’autres termes : les pouvoirs de la magie sont réels, ils ont même été

Cliniques méd. 85.indd Sec14:163 13/02/12 15:53:24


164 CLINIQUES MÉDITERRANÉENNES 85-2012

ment complètement cette idée : le Prophète lui-même aurait été victime


d’un ensorcellement qui l’aurait rendu gravement malade 2. Les pratiques
de magie sont formellement condamnées par le droit musulman dans deux
cas : soit lorsqu’elles supposent un culte adressé à des êtres (djinns) et non
à Dieu, auquel cas elles sont passibles de la peine capitale ; soit lorsqu’elles
tendent à l’accomplissement d’un acte immoral, comme par exemple rendre
une personne malade ou séparer un couple, pour reprendre la mention cora-
nique. Dans les faits, il a toujours existé une magie licite, ou du moins tolérée,
dans la plupart des sociétés musulmanes. Celle-ci se fonde en grande partie
sur l’utilisation du verbe coranique. Il y a là une spécificité musulmane qui
mérite l’attention.
À la base de ces conceptions, nous trouvons le dogme musulman consi-
dérant le Coran comme un message divin littéralement « dicté » au prophète
Muhammad par l’Ange, et dont chacun des mots, des phrases et des versets

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 2.11.131.85 - 31/03/2019 11h22. © ERES


reflète un verbe céleste transcendant et éternel. En récitant à son tour le
texte du Coran, le simple croyant actualise la descente du Verbe sur terre ;
il prend en quelque sorte la position de l’ange de la révélation. Les mots
qu’il articule ne sont pas une simple récitation liturgique, ils sont comme
chargés de l’énergie divine même qui les a proférés. Par cette récitation du
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 2.11.131.85 - 31/03/2019 11h22. © ERES

Coran, le musulman pratiquant s’approprie cette énergie divine, il se laisse


compénétrer par sa force et son efficience. On comprendra que cette valeur
quasi sacramentelle accordée à la lecture du Coran ait, dès les premières
générations de l’Islam, pu glisser vers des pratiques plus utilitaires, et qu’on
ait utilisé des versets du Livre saint à des fins de guérison ou de divination.
L’idée à souligner ici est que la parole – coranique en l’occurrence – n’est
pas seulement un élément parmi d’autres dans les pratiques « occultes », mais
qu’elle y exerce une fonction de structuration de l’ensemble de la pensée et
de l’agir magiques. Il existe certes en climat islamique, comme partout dans
le Proche-Orient antique et moderne, une magie sympathique où la pensée
se meut selon des rapports d’analogie entre les choses. De même, le rôle de
l’astrologie est omniprésent dans la plupart des textes de magie musulmane
de quelque importance. Toutefois, il apparaît que la magie du verbe précède
et informe ces autres démarches. C’est ainsi que les signes du Zodiaque,
les planètes ou les maisons lunaires sont « marqués » par des lettres arabes
distribuées sur chaque zone de l’espace dont elles désignent les qualités
spécifiques. En effet, comme nous allons le voir, ces lettres ne représentent
pas seulement des signes, des repères pour l’action céleste désignée, mais
elles sont les matrices de ces actions en quelque sorte ; elles sont ontologi-

révélés par des anges ; mais leur usage est dangereux, peut mener aux plus graves péchés, et il
vaut donc mieux s’en abstenir.
2. Allusion à ce récit dans le Coran, CIII, 4.

Cliniques méd. 85.indd Sec14:164 13/02/12 15:53:24


PENSÉES MAGIQUES EN ISLAM 165

quement supérieures aux astres. La tradition soufie y voit souvent des hiérar-
chies supérieures d’anges.
Cette prééminence de la magie littérale sur les autres formes d’action
occulte est surtout sensible dans les textes plus tardifs. Les premiers grands
traités de la littérature magique arabe – comme l’œuvre de Ibn Wahshiyya 3,
ou le Ghâyat al-hakîm 4 – dépendaient encore notablement de modèles
antiques, et faisaient une part plus importante aux forces astrales ou aux
« propriétés intrinsèques » (khawâss) des substances. Les textes plus récents,
et dont se servent le plus souvent les praticiens des sciences occultes depuis
les XIIe-XIIIe siècles, se fondent par contre pour l’essentiel sur la composi-
tion de formules, de talismans, de rituels, etc., à partir de Noms divins, de
certains versets ou lettres tirés du Coran ; comme si toute magie dans le
monde représentait en quelque sorte un prolongement, une réverbération
de la parole divine adressée aux terriens. Nous référerons ici plus particuliè-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 2.11.131.85 - 31/03/2019 11h22. © ERES


rement au Shams al-ma’ârif de Bûnî (XIIIe siècle), et au Shumûs al-anwâr d’Ibn
al-Hâjj Tilimsânî (XIVe siècle) 5, les deux ouvrages les plus lus et utilisés dans
le monde musulman arabophone.
Commençons par la conception générale qui gouverne cette vision du
monde. Le nom d’une chose ou d’une personne est souvent considéré, dans
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 2.11.131.85 - 31/03/2019 11h22. © ERES

les diverses formes de magie, comme l’expression de leur essence même.


C’est également le cas pour nos textes de magie musulmane. Mais ceux-ci
se réfèrent à une vision sous-jacente plus générale, à savoir que l’ensemble
des lois régissant l’univers obéissent à une sorte de syntaxe universelle,
comprenant ses noms (les essences), ses adjectifs (les accidents), ses verbes
(les processus de transformation). Or cette parole cosmique est parallèle à la
parole humaine. Pour présenter les choses autrement, on pourrait dire que la
langue humaine – il s’agit ici bien sûr de l’arabe – est un reflet de ce même
ordre, de cette même composition, de cette même sagesse divine qui structu-
rent le monde entier. Ce qui engendre deux conséquences. D’une part, cela
implique que celui qui connaît les secrets de la langue humaine pénètre dans
les profondeurs cachées de la création, surtout si sa méditation porte sur la
parole la plus pure, la plus divine qui se puisse écouter, à savoir le Coran.
D’autre part, cela suggère que l’homme connaissant la structure intime de

3. Auteur présumé du début du Xe siècle de plusieurs écrits de sciences occultes, ainsi que de
L’agriculture nabatéenne (al-Filâha al-nabatiyya), ouvrage d’agronomie prétendument babylonienne
mais riche en informations, où figurent aussi beaucoup de prescriptions de type magique.
4. Encyclopédie de magie, rédigée en Espagne vers le milieu du XIe siècle, et faussement attribuée
au mathématicien Maslama al-Majrîtî (mort en 1008).
5. Shams al-ma’ârif wa-latâ’if al-’awârif, Matba’a Mustafâ Muhammad, Le Caire, s.d. ; Shumûs
al-anwâr wa-kunûz al-asrâr, Al-Maktaba al-falakiyya al-’ilmiyya, Beyrouth, s.d.

Cliniques méd. 85.indd Sec14:165 13/02/12 15:53:24


166 CLINIQUES MÉDITERRANÉENNES 85-2012

cette langue, ayant compris que chaque lettre est, à son plus haut degré, un
ange, se trouve par le fait même investi d’un pouvoir immense 6.
Comment définir et aborder ce « métalangage » magique ? Il n’existe bien
sûr pas d’enseignement en tant que tel le concernant. La tradition soufie orale
et les quelques textes que nous possédons font état de l’explication que des
maîtres ont fournie sur tel ou tel point particulier ; mais il semble surtout que
la « science des lettres » s’acquière par de longues méditations individuelles,
suscitant la germination progressive de significations subtiles dans l’esprit
du méditant se présentant à lui comme autant d’inspirations, d’illuminations
intérieures accompagnées ou non de visualisations 7. Ce caractère inspiré et
pour l’observateur extérieur assez arbitraire de l’apprentissage de la science
des lettres n’a cependant pas empêché cette dernière de se doter d’un certain
nombre de principes et de règles stables, dont la synthèse la plus vaste se
trouve dans l’œuvre d’Ibn ‘Arabî 8. Le monde a selon ces textes été créé à partir

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 2.11.131.85 - 31/03/2019 11h22. © ERES


des 28 lettres de l’alphabet arabe, qui ont composé les 99 Beaux Noms de Dieu,
lesquels sont les matrices de tous les êtres, puis se sont réparties dans l’ensemble
du monde créé. Chaque constellation du Zodiaque, chaque corps céleste,
chaque heure du nycthémère se trouve affecté d’une ou plusieurs lettres qui
sont ses « patrons », son ange recteur. Réparti selon les qualités élémentaires
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 2.11.131.85 - 31/03/2019 11h22. © ERES

(lettres chaudes, sèches, froides, humides), cet alphabet cosmique structure


également les lois physiques du monde sublunaire. Il n’est pas un aspect de la
vie matérielle ou psychique de l’être humain qui ne puisse être traduit selon
cet alphabet, ce repérage servant bien entendu aussi de diagnostic 9.
La lecture attentive du Coran vient enrichir constamment ce type de
spéculation. On tiendra compte du rôle des 14 lettres « lumineuses » – qui
sont des lettres séparées mystérieusement mises en exergue de certaines
sourates – opposées aux 14 autres, les « ténébreuses ». On relèvera quelles
lettres font partie de la première sourate, la Fâtiha, et quelles autres en sont
absentes. Partant de l’idée plus ou moins nettement exprimée que le verbe
coranique attire la présence des anges, que ses sourates, versets ou lettres
sont elles-mêmes, au plus haut niveau de l’être, des entités angéliques 10, la

6. Shams al-ma’ârif, p. 14, 63, 75.


7. Ibn ’Arabî, dans le deuxième chapitre des Futûhât al-Makkiyya consacré à la science cachée des
lettres, signale à plusieurs reprises que seul le dévoilement intuitif (kashf), et non le raisonne-
ment discursif, permet d’accéder aux secrets métaphysiques de l’alphabet.
8. Voir à ce sujet la traduction française des principaux passages sur cette science des lettres
chez Ibn ‘Arabî par D. Gril, dans Les illuminations de La Mecque, Paris, Sindbad, 1988, p. 382-487.
Non moins frappant dans le domaine de cette science illuminative du langage est le cas du soufi
marocain ‘Abd al-’Azîz al-Dabbâgh évoqué infra, note 13. Pour un survol général, voir P. Lory,
La science des lettres en islam, Paris, Dervy, 2004.
9. Shams al-ma’ârif, p. 5 et suiv. ; Shumûs al-anwâr, p. 77 ; et notre article « La magie des Lettres
dans le Shams al-ma’ârif d’al-Bûnî », Bulletin d’études orientales tome XXXIX-XL, 1989.
10. Cf. Ibn ’Arabî, Les illuminations de La Mecque, op. cit., p. 454 et suiv. ; et Shams al-ma’ârif, p. 14.

Cliniques méd. 85.indd Sec14:166 13/02/12 15:53:24


PENSÉES MAGIQUES EN ISLAM 167

récitation répétée ou la composition de talismans cherchera à comprendre


et maîtriser cet influx d’en haut. La méditation prendra appui ici sur des
spéculations arithmologiques extrêmement complexes cherchant à traduire
les lettres considérées en nombres – le nombre étant l’« esprit » de la lettre –
puis à ramener ces nombres à des noms prononçables. À chaque fois, l’in-
tention est voisine : puisque tout ce qui advient dans notre monde sensible
est le résultat d’interactions survenant dans les mondes supérieurs, l’activité
magique cherchera à intervenir directement dans ces zones supérieures
subtiles « avant » la manifestation de l’événement attendu 11.
La langue arabe classique représente ici un support matériel concret
pour la découverte et l’appropriation de niveaux supérieurs de l’être. La
compréhension et le maniement de la « langue des anges » est certes un
domaine bien trop insaisissable pour qu’on puisse en parler avec précision.
Nos textes y font allusion parfois en appelant cet idiome surnaturel al-su-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 2.11.131.85 - 31/03/2019 11h22. © ERES


ryâniyya, le syriaque. Il ne s’agit pas ici bien sûr de la langue araméenne
occidentale désignée usuellement par ce terme, mais d’un mode de commu-
nication angélique qui se manifeste parfois dans les cérémonies liturgiques
des confréries mystiques sous forme de phénomènes de glossolalie 12. Nos
auteurs se bornent à nous signaler à ce sujet qu’en suryâniyya, chaque lettre
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 2.11.131.85 - 31/03/2019 11h22. © ERES

prise isolément est signifiante, porteuse du sens matriciel qu’elle diffuse dans
les mondes inférieurs. Le Coran lui-même peut donc être « traduit » en suryâ-
niyya, ce dont certains auteurs fort différents comme Bûnî en magie et ‘Abd
al-Azîz al-Dabbâgh dans le domaine de la mystique nous fournissent des
échantillons 13. Il s’agit bien sûr à chaque fois d’inspirations individuelles,
ou de données de tradition qui ne laissent aucune prise à l’induction pour
un observateur extérieur.
Le sens supérieur de l’arabe coranique, comme celui de la langue des
anges, relève toutefois d’un autre ordre, celui du nombre. Le nombre, nous le
disions plus haut, est l’esprit de la lettre, et la lettre, un corps pour le nombre
– corps subtil si elle est prononcée, corps physique si elle est écrite 14. Nous
retrouvons des intuitions de base du pythagorisme, du platonisme du Timée,

11. Shams al-ma’ârif, p. 57-59.


12. C’est-à-dire dans des cas de « possession angélique », où une entité spirituelle se manifeste
par l’intermédiaire d’un humain ; pour le cas inverse, où un homme s’adresse aux êtres subtils
par des invocations et des serments, voir Shumûs al-anwâr, p. 133.
13. Cf. Bûnî, Sharh al-Jaljalûtiyya al-kubrâ, dans Al-Usûl wa-dawâbit al-hikma, s.l., éd. ‘A.A. Ibn
Shaqrûn, 1956, p. 91 et suiv. ; Shams al-ma’ârif, p. 32. Le cas de ‘A. al-Azîz al-Dabbâgh (XVIIe-
XVIIIe siècles) est plus riche d’implications spirituelles. Son œuvre a été éditée en arabe (Ahmad
ibn al-Mubârak, Al-Ibrîz min kalâm sayyidî ‘Abd al-’Azîz, éd. M.’A. al-Shammâ’, Damas, 1984) et
traduite en anglais (Pure Gold from the Words of Sayyidî ‘Abd al-‘Azîz al-Dabbâgh, trad. J. O’Kane
et B. Radtke, Leiden-Boston, Brill, 2007). Les passages où il aborde la question du langage suryâ-
niyya n’ont toutefois pas fait l’objet d’une étude suivie.
14. Shams al-ma’ârif, p. 6, 78.

Cliniques méd. 85.indd Sec14:167 13/02/12 15:53:24


168 CLINIQUES MÉDITERRANÉENNES 85-2012

de plusieurs spéculations gnostiques, et bien sûr de la kabbale hébraïque.


L’important pour nous est de noter l’aspect profondément islamique de ces
spéculations arithmologiques. Celles-ci se déroulent selon la valeur numé-
rique des lettres arabes et selon des données coraniques : ainsi par exemple
le nombre des lettres de la formule « Au nom du Dieu Clément et Miséri-
cordieux » (la basmala), des lettres isolées, etc. 15. La dialectique du pair et
de l’impair y est guidée par la théologie unitarienne de l’Islam classique 16.
L’origine comme la finalité de la science musulmane des lettres repose donc
sur une démarche numérologique qui lui est propre.
De l’évocation de cette « grammaire de l’univers », on peut donc inférer
que la connaissance profonde, ésotérique du langage donne accès à la
connaissance des secrets de la nature. C’est très exactement ce que s’était
proposé d’accomplir et de décrire l’école d’alchimistes des VIIIe-Xe siècles
placée sous le patronage éponyme de Jâbir ibn Hayyân. Pour elle, l’ana-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 2.11.131.85 - 31/03/2019 11h22. © ERES


lyse méthodique de la composition de chaque substance, de la nature de
chaque lettre (chaude ou froide, humide ou sèche) permettait de déter-
miner avec précision la composition intime de chaque minéral ou substance
organique 17. Mais il y a plus : car la science des lettres ne se présente pas
comme un simple savoir, elle entend conférer un pouvoir réel sur l’objet ou
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 2.11.131.85 - 31/03/2019 11h22. © ERES

la personne nommée. C’est en effet une croyance très répandue, peut-être


même universelle, que la profération du nom peut exercer une influence sur
le nommé, le nom donnant en quelque sorte l’essence, le germe ontologique
de l’existence particulière. La magie en terre d’Islam a beaucoup développé
ce type de considération, qui fut appliqué dans des domaines variés, suivant
des modalités très différentes. Cette efficacité du nom a été invoquée jusque
dans la médecine populaire telle qu’elle est rapportée par exemple par le
grand polygraphe Suyûtî (XVe siècle) dans son Traité de la miséricorde médicale
(Kitâb al-rahma fî al-tibb) : pour soigner une fièvre, donc un excès de chaleur,
on pourra avoir recours à un talisman ou à une formule jaculatoire où domi-
nent les lettres froides. Dans un tout autre domaine, celui de la mystique du
soufisme, le disciple reçoit un nom divin à réciter comme litanie quotidienne
personnelle, et le contenu même de ce nom (par exemple yâ Latîf, « ô Bien-
veillant ») est censé induire une transmutation progressive de la personne du
récitant, qui se dépouille de ses qualités purement humaines pour s’assimiler
la bienveillance même de Dieu 18.

15. Ibid., p. 31 et suiv., 39 et suiv., 58.


16. Ibid., p. 60, 76.
17. Sur cet aspect de l’œuvre de Jâbir, voir P. Kraus, Jâbir ibn Hayyân : contribution à l’histoire
des idées scientifiques dans l’Islam, Paris, Belles Lettres, 1986, p. 223 et suiv. ; P. Lory, Alchimie et
mystique en terre d’Islam, Paris, Gallimard, 2000, p. 130-144.
18. Shams al-ma’ârif, p. 140.

Cliniques méd. 85.indd Sec14:168 13/02/12 15:53:24


PENSÉES MAGIQUES EN ISLAM 169

Mais l’application la plus fréquente de la puissance du mot dans la magie


islamique concerne en fait l’invocation des esprits. Ces derniers sont désignés
par le terme assez général et vague de rûhâniyyât, « entités spirituelles », qui
peut en fait se rapporter à des catégories d’êtres très différenciées. Il désigne
parfois de multiples classes d’anges, lesquels sont également appelés « entités
supérieures » (‘ulwiyyât), car résidant dans les différentes sphères célestes ou
plus haut encore, près du Trône divin 19. Mais les invocations et talismans les
plus usuels s’adressent plus simplement aux « entités d’en bas » (sufliyyât),
terme désignant à la fois les anges de rang inférieur et les djinns, êtres vivant
sur terre comme les hommes, et comme eux de vertu variable, potentiellement
pécheurs sans être pour autant systématiquement malfaisants. Enfin, la parole
magique peut également s’adresser aux démons (shayâtîn), plus nettement
maléfiques, constituant la compagnie d’Iblîs, Satan, l’ange rebelle à l’ordre de
Dieu ; mais nos textes sont singulièrement discrets sur ce genre de pratiques

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 2.11.131.85 - 31/03/2019 11h22. © ERES


glissant dans la magie noire la plus répréhensible au regard de la Loi.
Ici l’efficacité accordée au nom se manifeste dans toute son ampleur.
À lire les textes de Bûnî ou de Tilimsânî, on constate que le praticien qui
accomplit son rituel magique dans les règles peut imposer sa volonté de
façon pratiquement illimitée aux djinns : par la parole il les rend visibles, par
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 2.11.131.85 - 31/03/2019 11h22. © ERES

la parole il les contraint, même contre leur gré, d’accomplir sa volonté propre
sans contrepartie réelle de sa part. Ces djinns sont appelés souvent « servi-
teurs de (tel) Nom ». Il suffit de connaître celui-ci et de savoir s’en servir pour
obliger le djinn à partir (exorcismes, guérisons) ou au contraire à demeurer
dans un endroit, à fournir des informations (cas de la divination), à accomplir
des prodiges, etc. Le Nom en question peut être l’un des 99 Beaux Noms de
Dieu, mais aussi le nom propre d’un ange supérieur ou du djinn lui-même,
ou encore une formule magique donnée telle quelle, et dont le sens n’est pas
explicité. Des purifications rituelles, des prières et des jeûnes sont souvent
requis pour compléter le rituel, mais il semble que ce soit l’accomplissement
correct de l’acte magique de nomination qui assure son efficacité, et que
celle-ci ne soit donc directement liée ni au mérite de la piété, ni à une sainteté
particulière accordée par Dieu. Les actes évoqués dans nos manuels de magie
sont d’ailleurs eux-mêmes souvent éloignés des préceptes fondamentaux
de la religion : ainsi lorsqu’il s’agit de rendre malade son ennemi, voire de
le faire mourir 20. L’efficacité du rite ne dépend apparemment pas non plus
d’un échange entre le magicien et le djinn, ce dernier devant obéir à l’ordre
qui lui est donné sans contrepartie apparente. Or cette maîtrise conférée au

19. Ibid., p. 63 ; Shumûs al-anwâr, p. 75 et suiv., 179.


20. La puissance conférée sur les djinns en particulier est inconditionnelle (Shumûs al-anwâr, p. 6
et suiv., 16), et ce même si lesdites entités subtiles ne sont pas de religion musulmane (Shumûs
al-anwâr, p. 129).

Cliniques méd. 85.indd Sec14:169 13/02/12 15:53:24


170 CLINIQUES MÉDITERRANÉENNES 85-2012

magicien à l’égard des djinns, des « entités d’en bas », se retrouve en fait
également dans ses rapports avec les anges et les entités supérieures. Certes,
les invocations aux anges sont plus respectueuses, les rites plus exigeants
notamment dans le respect des rythmes astrologiques. Mais nulle part n’ap-
paraît l’éventualité qu’un ange puisse refuser d’accomplir l’injonction qui lui
est adressée, fût-il l’un des quatre anges porteurs du Trône.
L’assimilation la plus complète entre sainteté et compétence en magie
littérale apparaît dans l’idée que, par la connaissance de formules de prières
appropriées, le praticien en magie peut s’attirer les faveurs du « Dîwân
al-Sâlihîn », le « Conseil des Saints ». Il s’agit de l’assemblée des plus grands
saints des temps passés, présidée par le prophète Muhammad lui-même, et
qui joue apparemment un rôle de relais de l’initiative divine, intervenant
dans les affaires terrestres pour guider ou guérir, avertir ou châtier, ou
simplement pour intercéder auprès de Dieu. Certaines formules permettent

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 2.11.131.85 - 31/03/2019 11h22. © ERES


d’acquérir leur soutien, leur science ou leur pouvoir, voire même de devenir
membre de leur assemblée 21. Le magicien obtient donc pour lui la capacité
de participer aux plus hautes instances décidant du sort de l’humanité.
Il va en fait même jusqu’à suggérer implicitement qu’il se trouve investi
d’une véritable puissance divine, puisque c’est au(x) Nom(s) de Dieu qu’il
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 2.11.131.85 - 31/03/2019 11h22. © ERES

convoque et asservit les djinns, qu’il obtient le concours des anges et des
saints 22. Son attitude n’est donc pas directement assimilable à de l’impiété
ou de la mégalomanie, puisqu’il entend simplement faire usage de moyens
d’agir qui lui ont été accordés par le Créateur, prolongeant la Volonté de
Celui-ci, sans s’y opposer ou lui substituer la sienne propre. On aurait tort,
nous semble-t-il, de juger cette attitude selon une perspective théologique et
juridique. Nous sommes cependant conduits à regarder d’un peu plus près
les rapports entre ces pratiques magiques et les comportements et idées plus
strictement religieux en Islam.
Si les théologiens musulmans ont pour la plupart récusé la pratique de
la magie, la jugeant au mieux comme inutile, au pire comme une blâmable
impiété, passible dans certains cas de la peine capitale, la réalité sociale est
en fait beaucoup plus nuancée. Nous ne faisons pas ici seulement allusion
au phénomène du « maraboutisme » tel qu’il a été décrit au Maghreb et
en Afrique soudanaise ces deux derniers siècles : car si l’on interroge les
premiers documents qui nous ont fait connaître l’émergence des courants
mystiques en Islam, on s’aperçoit combien la notion de « sainteté » (gardons
ce pis-aller pour traduire le terme arabe de walâya) a été dès le départ liée

21. Shumûs al-anwâr, p. 9, 14-15, 65.


22. Ibid., p. 16.

Cliniques méd. 85.indd Sec14:170 13/02/12 15:53:24


PENSÉES MAGIQUES EN ISLAM 171

à des manifestations préternaturelles de façon étroite 23. Certes les hagio-


graphes soucieux de démontrer le caractère orthodoxe de la mystique soufie
ont souligné qu’il s’agissait de pures grâces divines (karâmât). Mais il n’est
pas sûr du tout que le public profane ait perçu les choses de cette façon, et
des personnages historiquement déjà bien connus comme Dhû al-Nûn Misrî
(IXe siècle) ou Hallâj (IXe-Xe siècles) ont été accusés par leurs adversaires de
magie vulgaire et de sorcellerie, tandis que leurs admirateurs voyaient en
eux les dépositaires de sciences ésotériques d’origine divine. En fait, la jonc-
tion dans les esprits entre mystique soufie et pouvoirs magiques apparaît
plus clairement si l’on prend en compte les données suivantes :
D’abord, tous les « magiciens », auteurs ou consommateurs de textes de
sciences occultes de la période considérée (le bas Moyen Âge), ont certaine-
ment été des musulmans et des soufis complètement sincères. On ne distingue
plus chez eux de relents de données païennes (comme c’était le cas chez Ibn

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 2.11.131.85 - 31/03/2019 11h22. © ERES


Wahshiyya), et même l’astrologie se trouve comme encadrée par des considé-
rations sur les 99 Beaux Noms de Dieu. Qu’ils aient été intéressés par l’argent
ou le pouvoir à des degrés divers est une autre question. Mais il semble hors
de doute qu’ils se voulaient, se pensaient musulmans ; plus encore, qu’ils se
considéraient comme les dépositaires des plus hautes sciences dérivant de la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 2.11.131.85 - 31/03/2019 11h22. © ERES

révélation coranique, et d’un pouvoir prolongeant celui de Dieu 24.


Ensuite, il semble loisible pour un musulman d’attendre du Coran des
bienfaits surabondants, et ce non seulement dans l’Au-delà avec les récom-
penses promises aux croyants vertueux, mais également au cours de notre vie
d’ici-bas. Le texte sacré lui-même le suggère. Le hadîth est également prolixe
pour décrire les avantages attachés au jeûne et à la prière, avantages qui
commencent dès le moment de la pratique. La mort physique marque certes
un passage important, mais dès son entrée en Islam, le croyant se trouve être
l’objet de la miséricorde divine ; les joies terrestres qu’il pourra connaître
seront donc comme une anticipation du bonheur également sensible qu’il
connaîtra dans le Jardin du Paradis. Confectionner des talismans à l’aide de
versets coraniques ou de noms divins n’a donc rien d’aberrant ou de blasphé-
matoire : quel mal y aurait-il à puiser à cet océan de force et de grâces divines
que manifeste le Verbe divin 25 ?

23. Sans même parler des pouvoirs surnaturels qui étaient attribués, de son vivant, à la personne
même du prophète Muhammad ; et les imams chiites ont été l’objet de ce type de croyance de
la part de certains de leurs partisans dès le premier siècle de l’Hégire.
24. Selon al-Bûnî, reprenant une sentence déjà très répandue avant lui, la basmala est au croyant
ce que le « sois ! » créateur (kun) est à Dieu (Shams al-ma’ârif, p. 186).
25. En effet, souligne Bûnî, la magie licite n’apporte que bénéfices dans l’au-delà pour le
croyant (Shams al-ma’ârif, p. 5). S’adresser aux forces astrales n’a rien d’impie, puisque celles-ci
sont entièrement soumises à la volonté divine (ibid., p. 31). Quant aux vertus du Coran, elles sont
infinies et s’étendent à tous les domaines (ibid., p. 186).

Cliniques méd. 85.indd Sec14:171 13/02/12 15:53:25


172 CLINIQUES MÉDITERRANÉENNES 85-2012

Par ailleurs, l’accusation de culte rendu aux djinns, voire aux démons,
qui est souvent lancée contre les praticiens des diverses sciences occultes
est peu justifiée, hormis sans doute certains cas de magie noire. Certes, le
commerce avec les esprits est l’un des aspects majeurs dans les pratiques
de la magie musulmane. Mais il ne s’agit nullement d’un culte rendu à ces
entités, ni non plus, a fortiori, d’une adoration concurrente de celle due à
Dieu. Les « entités spirituelles », nous l’avons vu, sont contraintes d’obéir au
magicien, non en vertu d’une autorité propre que posséderait celui-ci, mais à
cause du pouvoir du nom divin – ou du talisman en dérivant. C’est au nom
de Dieu, par son pouvoir, que l’opération magique a lieu. Il y a donc là une
différence essentielle avec la magie pré-islamique, où les djinns notamment
étaient invoqués pour servir d’intermédiaires, voire d’intercesseurs entre les
hommes et Dieu, et où ils occupaient par le fait même une fonction autonome
et même une position de force par rapport à leurs « adorateurs » ; c’est du

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 2.11.131.85 - 31/03/2019 11h22. © ERES


moins ce qui ressort d’une série de citations coraniques et de mentions dans
la littérature du hadîth et dans la biographie du Prophète, la Sîra 26.
On peut considérer que la sainteté selon le soufisme « populaire 27 » est
vue comme un accroissement simultané de la connaissance et du pouvoir
surnaturels. Être saint, ce n’est pas seulement avoir acquis, par dévotion ou
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 2.11.131.85 - 31/03/2019 11h22. © ERES

par grâce divine, un état de proximité purement mentale à Dieu. La conscience


populaire n’imaginerait pas que cet état de proximité n’induise pas nécessai-
rement des effets dans les mondes subtils et physiques, que la profusion de
bénédiction active (ar. baraka) qui en résulte ne se manifeste pas à l’extérieur
par des guérisons, des prédictions, ou la simple diffusion d’un esprit de paix
et de sérénité. Comment une personne récitant des invocations, coraniques
et autres, des milliers de fois par jour ne finirait-elle pas par aimanter autour
de sa personne physique un faisceau de présences angéliques et de forces
célestes ? L’arrivée de phénomènes sur-naturels auprès des grands saints,
de leurs proches ou de leurs tombes devient dès lors un phénomène sinon
normal, du moins attendu. Le comportement même du saint n’est apparem-
ment pas lié à un modèle unique. Il peut être ascète ou vivre dans le confort,
ermite ou chef de guerre : le pouvoir qu’il transmet semble transcender sa
propre personne et ses propres défauts apparents, voire ses échecs.
Pour conclure, on constate qu’il n’est pas toujours aisé d’évaluer le rapport
exact entre attitude religieuse et pratique magique. Il semble en tout cas clair

26. Cf. notre article « Sur la notion de Dieu dans la religion arabe anté-islamique », dans Cahiers
d’études arabes, n° 2, 1988, p. 86 et suiv. ; J. Chelhod, Les structures du sacré chez les Arabes, Paris,
Maisonneuve et Larose, 1964, p. 70, 79 et suiv. ; J. Wellhausen, Reste arabischen Heidentums,
Berlin, 1897, p. 149-172.
27. Nous plaçons cette expression entre guillemets, car l’observation précise montre bien qu’il
n’existe aucune césure entre le soufisme « savant » (l’œuvre d’Ibn ‘Arabî par exemple) et celui
qui est pratiqué dans les milieux peu instruits, citadins ou ruraux.

Cliniques méd. 85.indd Sec14:172 13/02/12 15:53:25


PENSÉES MAGIQUES EN ISLAM 173

que la magie évolue dans une zone de la vie nettement profane : amour et
guérison, argent et pouvoir sont les thèmes principaux qui lui sont attachés.
Le magicien est fréquemment un personnage investi d’une fonction religieuse
ou mystique : un juriste (faqîh), ou un maître spirituel (« marabout »), mais
cela n’est pas toujours le cas, et il n’existe aucun lien nécessaire entre magie et
soufisme par exemple. Le marabout-soufi, quand il confectionne un talisman
ou prononce une évocation, met en œuvre un savoir ésotérique et des procédés
occultes que son expérience lui a rendus accessibles ; mais l’acte qu’il accom-
plit alors relève plus d’une technique acquise que d’un investissement de type
mystique. Quant au salut de l’homme post mortem, il relève de l’exclusif vouloir
divin : aucune invocation, aucun sacrifice, aucune intercession auprès des
saints ne vient déroger à ce principe 28. Le saint peut guider dans une prise de
décision, soulager telle ou telle souffrance, alléger un fardeau. Mais il ne peut
pas forcer la mesure décidée par la Providence, même auprès de ses disciples

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 2.11.131.85 - 31/03/2019 11h22. © ERES


sur la voie soufie qu’il s’est chargé de guider au seuil de la Présence divine. Son
action est un simple prolongement du vouloir divin, mais qui rend ce dernier
singulièrement plus concret pour les croyants ordinaires.
Au total, on constate que les pratiques magiques sont venues occuper
l’espace précis qui avait été laissé vide par l’Islam littéraliste professant
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 2.11.131.85 - 31/03/2019 11h22. © ERES

la simple application de la Loi. Celui-ci prenait en charge tout ce qu’il est


nécessaire de savoir et de faire en vue de l’agrément divin et de l’obtention
de la récompense du Paradis, et ce par une Loi applicable uniformément
pour chaque être humain. Les soucis et les détresses purement individuels,
les besoins de soulagement immédiat, la nécessité de nourrir des espoirs
simplement terrestres, tout ce qui pèse au jour le jour sur notre condition
présente d’êtres humains, cela a été pris en charge par ces « hommes de
pouvoir » que l’on hésite parfois à appeler des saints, mais qui sont venus
apporter à de nombreuses couches de la société musulmane la dimension qui
leur manquait : celle d’un surnaturel qui soit proche, domestique en quelque
sorte, aussi riche en force et en potentiel que la vie sensible en est pauvre,
un surnaturel qui s’adresse à chaque consultant particulièrement pour lui
confirmer que le Dessein divin rejoint bien son désir propre.

28. En fait, on peut trouver des invocations ou des talismans qui garantissent l’entrée dans le
paradis, même au voleur ou à l’adultère (voir par exemple O. Depont, X. Coppolani, Les confré-
ries musulmanes, Alger, 1897, p. 140). Mais de telles assertions existent, sous forme de hadîths,
appliquées à tel ou tel fragment du Coran, et doivent donc être situées dans un contexte reli-
gieux plus large que la simple pratique magique.

Cliniques méd. 85.indd Sec14:173 13/02/12 15:53:25


174 CLINIQUES MÉDITERRANÉENNES 85-2012

Résumé
Au cours des siècles s’est élaborée en Islam une pensée magique de type spécifi-
quement musulmane, c’est-à-dire fondée sur l’efficacité supposée de la formulation
en arabe de certaines prières ou images talismaniques. La langue arabe, véhicule
du Coran, exprime l’ordre de l’univers, et le fonde aussi d’une certaine manière :
le monde est langage au sens le plus strict, et la connaissance de l’arabe permet de
maîtriser nombre d’éléments spirituels comme matériels. La magie populaire se
fonde ainsi sur une cosmogonie de type pythagoricien complexe et structurée.

Mots-clés
Religion, magie, islam, langage, djinns, sainteté.

MAGICAL THOUGHTS IN ISLAM

Islamic societies produced during the Middle Ages a specifically Muslim kind of
magic thinking, based on the supposed efficiency of Arabic formulas, prayers and

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 2.11.131.85 - 31/03/2019 11h22. © ERES


talismanic designs. The Arabic language, medium of the Qur’ân, expresses the struc-
ture of universe and founds it on certain way : the universe is in the strict sense of
the word a language, and the knowledge of Arabic allows the mastering of spiritual
as well as material elements. Popular magic bases itself on a complex « pythagorian »
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 2.11.131.85 - 31/03/2019 11h22. © ERES

type of cosmology.

Keywords
religion, magic, Islam, language, djinns (demons), saintliness.

Cliniques méd. 85.indd Sec14:174 13/02/12 15:53:25

You might also like