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ISBN 978-3-631-64945-9
VOL. 8
Teresa Muryn / Salah Mejri (éds.)
Linguistique du discours :
de l’intra- à l’interphrastique
Information bibliographique de la Deutsche Nationalbibliothek
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ISSN 2196-9787
ISBN 978-3-631-64945-9 (Print)
E-ISBN 978-3-653-04063-0 (E-Book)
DOI 10.3726/ 978-3-653-04063-0
© Peter Lang GmbH
Internationaler Verlag der Wissenschaften
Frankfurt am Main 2015
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Table des matières
Silvia Adler
N’est-ce pas comme introducteur de la question oratoire:
une question de perception........................................................................................29
Katarzyna Kwapisz-Osadnik
Agentivité et perception du monde en français.......................................................47
Lidia Miladi
Discours proverbial et ordre des mots......................................................................59
Salah Mejri
Les unités polylexicales discontinues structurant les énoncés..............................75
Béchir Ouerhani
Le Duςa:ʔ comme genre discursif particulier :
les caractéristiques formelles.....................................................................................87
Alicja Hajok
La couverture phraséologique des textes spécialisés........................................... 117
Galina Belikova
Le discours religieux des cultures contemporaines
française/russe........................................................................................................... 133
Larissa Mouradova
Le lexique religieux dans le discours littéraire français....................................... 141
6 Table des matières
Wojciech Prażuch
Intensité et consécution dans le discours politique –
quelques propos sur la dimension discursive des faits intensifs........................ 153
Małgorzata Niziołek
L’expression langagière de l’incertain dans la littérature fantastique
du XIXe siècle : entre créativité et fixité................................................................. 169
Halina Grzmil-Tylutki
La prolifération des théories discursives : inconvénient ou avantage ?............. 179
Anna Kieliszczyk
La perception de l’autre ou les relations entre l’auteur et le lecteur.
L’exemple de l’avant-propos et du courrier des lecteurs..................................... 191
Katarzyna Wołowska
Le facteur discursif dans l’analyse sémantique de l’interprétation.................... 205
Bertrand Verine
Séquentialité de la perception haptique et opérations descriptives :
analyse qualitative du discours de trente locuteurs
francophones sur quatre objets courants.............................................................. 219
Teresa Tomaszkiewicz
Faire voir aux aveugles et aux malvoyants le fond d’une diégèse filmique....... 233
Joël Eline
Génération de l’effet et motivation esthétique dans l’activité verbale............... 247
Présentation de l’ouvrage Linguistique
du discours : de l’intra-à l’interphrastique
d’entreprendre une démarche qui oriente la recherche vers une continuité entre
les objets décrits, et par conséquent, dans la découverte d’aspects formels déga-
gés non pas en rupture avec la grammaire de la phrase mais décrits en écho avec
elle, sans pour autant se confondre avec elle.
C’est pourquoi nous inscrivons cet ouvrage dans le passage de l’intraphras-
tique vers l’interphrastique, ce qui permet de tenir compte des règles qui ré-
gissent les éléments de la phrase –dont l’aspect énonciatif par lequel on glisse
de la phrase en tant que structure vers l’énoncé en tant que réalisation concrète
assumé par un locuteur et impliquant tous les éléments de la situation exigés par
l’ancrage de l’actualisation énonciative – et faire le lien avec ce qui se passe quand
on franchit les limites de la phrase. Nous trouvons déjà dans la réflexion des
grammairiens des éléments très importants concernant la limite supérieure de la
phrase, c’est-à-dire cette zone floue qui sépare la phrase de l’inter-phrases. C’est
là justement où le débat se situe : cela concerne la phrase complexe, la subordi-
nation, la coordination, la juxtaposition et tous les éléments qui interviennent
dans la construction d’unités plus complexes que la phrase simple ou élémen-
taire, sachant que toute la réflexion sur la phrase complexe a été constamment
ramenée au schéma de base de la phrase dite simple, ne comportant qu’un seul
prédicat actualisé (Cf. P.-A. Buvet et S. Mejri pour les trois fonctions primaires) :
les conjonctives ramenées à des fonctions nominales ou adverbiales pour les
complétives et les circonstancielles, les relatives à des fonctions adjectivales, etc.
Cela porte également sur les mots qui interviennent dans la structuration de
toute construction phrastique comportant plusieurs phrases : les coordonnants,
les adverbes, les adjectifs, etc. Tout un débat porte également sur la panoplie de
locutions de toutes sortes qui interviennent dans la structuration des enchaîne-
ments phrastiques (Cf. pour la discussion Wilmet 2003).
Pour dépasser la limite supérieure de la phrase, certains linguistes fournissent
des éléments de réflexion permettant de voir dans cette limite une zone où s’ef-
fectue la transition entre la phrase et les énoncés polyphrastiques – un lien peut
être établi à juste titre sur le plan méthodologique avec les difficultés rencontrées
dans l’analyse des unités polylexicales –, parmi lesquelles on peut retenir ceux
qui intéressent les types de phrases et les connecteurs de toutes sortes. Pour le
premier point, il est clair que des notions comme la corrélation, la juxtaposition
et la coordination peuvent être exploités dans cette direction, et que l’emploi de
certains éléments structurants peut être partagé par la phrase simple et l’unité
polyphrastique. Ainsi pourrions-nous retenir dans cette perspective la notion
de phrase plurielle (unité polyphrastique) de Marc Wilmet et le rapprochement
de la structuration de l’unité mono-phrastique et de l’unité polyphrastique. Il
faut admettre également que le discours est déjà présent dans le cadre de l’unité
Présentation de l’ouvrage Linguistique du discours 9
0. Introduction
0.1 Problématique
La problématique principale de cette analyse est de savoir si les différences in-
tonatives et syntaxiques entre la langue maternelle et la langue cible, c’est-à-
dire entre l’allemand et le français, ont une incidence directe sur la perception
des différentes modalités par les apprenants allemands. Autrement dit, savoir
si les énoncés de la langue cible ayant les mêmes structures intonatives et syn-
taxiques que la langue maternelle sont mieux perçus que ceux ayant des struc-
tures particulières.
0.2 Hypothèses
Dans le cadre de cette analyse, nous partons de deux hypothèses principales.
Premièrement, au niveau interlangue, nous supposons que chacune des modali-
tés énonciatives possèderait des marqueurs morphosyntaxiques et intonatifs lui
permettant de se distinguer des autres modalités. Les marqueurs morphosyn-
taxiques consisteraient en procédés davantage morphologiques et syntaxiques,
soit en l’inversion de l’ordre des mots, le recours à des pronoms interrogatifs,
etc. alors que les marqueurs intonatifs consisteraient en procédés prosodiques,
soit en l’inflexion du contour intonatif, par exemple. Le temps de réaction des
sujets par rapport aux différentes modalités serait tributaire du moment auquel
ces marqueurs interviendraient. Une apparition tardive de ces marqueurs dans le
signal acoustique temporel de la parole impliquerait un temps de réaction long.
Cela serait valable indifféremment pour les sujets natifs et non-natifs.
16 Saïd Bouzidi, Béatrice Vaxélaire, Irmtraud Behr
à l’aide d’un casque audio. Les sujets doivent décider de quelle modalité il s’agit :
assertive, exclamative ou interrogative, en appuyant avec le curseur sur l’icône
appropriée. Chaque sujet a pour consigne de donner une réponse juste et aussi
rapidement possible, dès la perception de la modalité.
Afin de les préparer au vrai test et de les familiariser avec le logiciel, un test
introductif est proposé avec des stimuli semblables. Ces stimuli sont présentés
en ordre aléatoire..
Les données de chaque sujet sont récupérées dans un fichier Excel, où sont lis-
tées les informations pertinentes et indispensables pour notre expérience, entre
autres : les statistiques correspondant au temps de réaction en ms et à la validité
de la réponse (0 pour une réponse fausse, 1 pour une réponse juste).
Figure 1 : Temps de réaction des sujets natifs en ms (à gauche) et des sujets germanophones
(à droite). L’axe x indique les différentes modalités étudiées et l’axe y le temps de
réaction en ms
En ce qui concerne la vitesse avec laquelle les sujets répondent aux différents
stimuli, les graphiques de la figure 1 montrent que le temps de réaction des natifs
est beaucoup plus court que celui des locuteurs germanophones apprenant la
langue française, et ayant le niveau débutant (A1/2).
Pour les énoncés assertifs, le temps de réponse des natifs est de 1268 ms et
celui des germanophones s’élève à 6569 ms, un peu plus de cinq fois plus élevé
que le temps des natifs.
Nous constatons la même tendance pour les autres types de modalités énoncia-
tives. Pour les stimuli interrogatifs, les natifs ont un temps de réponse de 1237 ms
et les non-natifs de 5882 ms, près de cinq fois plus long que celui des natifs.
18 Saïd Bouzidi, Béatrice Vaxélaire, Irmtraud Behr
Enfin, le temps de réponse des natifs à des stimuli exclamatifs est de 3,5 fois
plus élevé que celui des non-natifs : 1663 ms pour les natifs et 5956 ms pour les
germanophones.
Pour mieux visualiser cette comparaison interlangue avec la différence entre
les deux catégories de sujets, nous avons résumé les résultats dans le graphique
suivant :
La figure 4 montre un écart très important entre le temps de réaction des natifs et
celui des non-natifs. Il représente un rapport du simple au quintuple.
En examinant de près les résultats de chacun des sujets, nous avons fait deux
constats importants. Premièrement, nous avons observé un temps de réaction
parfois négatif, c’est-à-dire que certains sujets ont donné leur réponse avant la
fin de l’énoncé. Deuxièmement, ce score concerne davantage les énoncés inter-
rogatifs avec inversion.
Pour ce qui est de la comparaison intra-langue, chez les locuteurs natifs, la
moyenne du temps de réaction est de 1268 ms pour la modalité assertive, de
1237 ms pour la modalité interrogative et de 1163 ms pour la modalité exclama-
tive. Le temps le plus long est enregistré pour les énoncés assertifs, et ce indiffé-
remment pour les natifs et les non-natifs.
L’écart entre la perception des énoncés assertifs et les deux autres énoncés est
significatif chez les locuteurs germanophones : 6569 ms pour les énoncés asser-
tifs, 5882 ms pour les interrogatif et 5956 ms pour les exclamatifs. Le temps de
réaction pour les énoncés assertifs est un peu plus élevé que les autres modalités.
Perception des modalités du français 19
Figure 3 : Validité des réponses des sujets natifs en % (à gauche) et des sujets
germanophones (à droite)
La figure 3 montre que le taux de réponses valides est plus élevé chez les natifs.
Ces derniers enregistrent une proportion de 94 % de réponses justes. Quant aux
non-natifs, le taux de réponses justes s’élève à 89 %.
Même si l’écart n’est pas important, comme le montre le graphique suivant,
qui résume la validité des réponses des deux types de sujets, il est tout de même
révélateur d’une différence de niveau de langue.
Figure 4 : Comparatif du temps de réponse des locuteurs natifs en % (à droite) et des
locuteurs germanophones (à gauche)
20 Saïd Bouzidi, Béatrice Vaxélaire, Irmtraud Behr
La figure 7 montre que la structure intonative est stable lors de la première partie
du signal, où le F0 se stabilise à une moyenne de 277,81 Hz. En revanche, à la
dernière syllabe, le F0 est ascendant : il augmente rapidement sans chuter jusqu’à
447,6 Hz, ce qui représente une augmentation de 161 %.
L’examen de plusieurs signaux acoustiques représentant les trois modalités,
rendent compte des mêmes faits intonatifs, en l’occurrence, un début du signal
plus ou moins stable et commun pour toutes les modalités énonciatives, sans
changement important pour la modalité assertive, mais avec un changement
brusque pour les deux autres modalités, avec un contour intonatif ascendant lors
de l’avant-dernière syllabe et suivi d’une finale descendante pour la modalité
exclamative, et une syllabe finale ascendante pour la modalité interrogative. Ce
constat nous conduit à proposer le patron schématique intonatif suivant :
Ce pattern corrobore les résultats de Delattre (1966) résumés dans les dix intona-
tions de base du français. La même tendance de variation de la syllabe finale est
constatée dans des études précédentes pour les énoncés interrogatif et assertif du
français (Cutler & Ladd, 2011, p. 96-97; Rossi, Di Cristo, Hirst, Martin, & Nishinuma,
1981, p. 272-289; Wunderli, Benthin, & Karasch, 1978, p. 163). Ce pattern n’est pas
universel, car chaque langue peut avoir des structures intonatives différentes. Tou-
tefois, nous avons remarqué une ressemblance entre les modalités interrogative et
assertive du français et celles de l’anglais en consultant l’étude de Liebermann (1975,
p. 48-107) et de la modalité assertive des langues anglaise, allemande, espagnole et
française (Isacenko & Schädlich, 1970, p. 29-41; Wunderli et al., 1978, p. 135-167).
4. Conclusion et perspectives
L’analyse des résultats du test de perception menée dans le cadre de cette étude,
la description des structures morphosyntaxiques des deux langues, et la struc-
ture intonative des trois modalités énonciatives ont démontré qu’il existe, bel et
bien, des marqueurs spécifiques propres à chaque modalité aux niveaux segmen-
tal et prosodique. Il s’agit des marqueurs morphosyntaxiques, tels que l’inversion
de l’ordre des mots et les pronoms interrogatifs, et des marqueurs intonatifs,
consistant en l’inflexion de la fréquence fondamentale dans le signal acoustique
temporel.
Les différences au niveau de la distribution de l’inflexion de la courbe intona-
tive, et des changements morphosyntaxiques impliquant l’expression de chaque
modalité ont une relation directe avec les différences au niveau de la perception
de ces modalités. L’inflexion précoce au niveau du signal acoustique temporel,
l’inversion de l’ordre des mots et l’emploi de pronoms interrogatifs entrainent
un temps de réaction plus court. Inversement, un signal acoustique relativement
sans changements morphosyntaxiques et sans inflexion intonative rallonge le
temps de réaction pour une identification correcte de la modalité énonciative.
Perception des modalités du français 25
5. Références
Basset, A. (1950). Sur l’anticipation en berbère. Mélanges William Marsais, (4),
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26 Saïd Bouzidi, Béatrice Vaxélaire, Irmtraud Behr
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Wunderli, P., Benthin, K., & Karasch, A. (1978). Französische Intonationsfor-
schung: krit. Bilanz u. Versuch e. Synthese. Tübingen: Narr.
Résumé
Cet article traite de la perception des modalités énonciatives du français, en
l’occurrence l’assertion, l’interrogation et l’exclamation, par des locuteurs non-
natifs de langue maternelle allemande. Il vise à étudier la relation entre la percep-
tion des modalités énonciatives et les caractéristiques des structures intonative et
morphosyntaxique de la langue de départ et de la langue cible. Dans un premier
temps, il est question de présenter les conditions d’enregistrement du corpus de
stimuli acoustiques et de décrire le déroulement du test de perception. La deu-
xième partie est consacrée à la présentation des résultats du test de perception,
c’est-à-dire le temps de réaction et la validité des réponses des sujets non-natifs
face aux stimuli porteurs des différentes modalités énonciatives. La troisième
et dernière partie analyse les structures intonative et morphosyntaxique de la
langue cible, et interprète les résultats du test de perception. Cette étude a pu
démontrer l’existence de marqueurs intonatifs et morphosyntaxiques ayant une
incidence sur le temps de réaction. Une apparition précoce de ces indices seg-
mentaux et prosodiques entraine une anticipation de la décision et un temps de
réaction plus court.
Abstract
This paper deals with the perception of French enunciative modalities, like as-
sertion, interrogation and exclamation, by non-native speakers with German as
their native language. It aims to study the relationship between the perception
of the different modalities and the morphosyntactic and intonative structures
of target and source languages. The first part describes corpora acquisition and
Perception des modalités du français 27
acoustic stimuli recording conditions, together with perception the test proto-
col. The second part presents the results of this test, including the time reac-
tion to the audio stimuli, which carry the various enunciative modalities, and
the validity of the responses. The third and last part analyses the intonative and
morphosyntactic structures of the target language and interprets the results of
the perception test. This study confirms the existence of intonative and morpho-
syntactic markers, which influence reaction time. Early onset of these segmental
and prosodic markers enhance precocious anticipation of correct decisions, and
thus shorter reaction times.
1. Prolégomènes
Les questions « oratoires » ou « rhétoriques » sont dites être « fictives » ou
« fausses » du fait qu’elles donnent à entendre que le contenu propositionnel –
dans une version contredite – est à admettre comme évident et que donc toute
réponse suivant la question ne peut être que superflue (cf. exs (1) et (2)) :
1. Ne vous avais-je pas averti ? (donne à entendre « je vous avais averti »)
2. Est-il possible qu’il se soit trompé !? (donne à entendre « il n’est pas possible
qu’il se soit trompé »)
« Fausses » ou « fictives » parce que, comme l’illustrent les exemples (1) et (2),
elles ne remplissent pas la fonction de requête d’information liée de façon pro-
totypique au processus de questionnement1. Mais pourquoi « rhétoriques » ou
« oratoires » ? Ces dénominations sont liées à la manœuvre, laquelle peut consis-
ter dans la démarche délibérative – une confrontation en vue de trancher un
désaccord ou d’amener son destinataire à adopter un point de vue ou bien de
l’orienter à une prise de décision ou à l’atteinte d’une fin – ou dubitative – voire,
remettre en question un fait / comportement (etc.) admis ou pris pour acquis.
Arcand (2004 : 94-96) appelle ce type de question l’« interrogation déclara-
tive » puisqu’il s’agit d’une « affirmation déguisée ». Ce type de phrase fait partie
d’une catégorie tripartite que l’auteur appelle l’interrogation stylistique, englo-
bant encore la subjection2 et la délibération (questions posées à soi-même). Le
dénominateur commun à ces sous-catégories est le fait qu’on ne s’attend pas à
adversaire, est appelée aussi « hypobole » : Que voulez-vous que j’y fasse, je ne peux
quand même pas les forcer.
3 V. encore Bergez et al. (1994, entrée « dialogisme ») ; Robrieux (1993, entrée « ma-
nipuler ») ; Molinié (1992 : 179), pour qui il s’agit d’une « manipulation » ; Morier
(1961 : 210), selon qui « l’interrogation rhétorique établit un dialogue où l’interlocu-
teur est muet ; mais on fait pourtant appel à lui, on sollicite sa participation. Il s’agit
donc d’une figure de pensée, très habile, car la vérité que trouve l’interlocuteur, ou
qu’il a l’illusion de trouver, s’impose avec plus de force à son esprit que celle qu’on
prétend lui dicter ».
4 Cf. encore Lee-Goldman (2006).
5 Cf. par exemple l’interview avec l’ex-président Clinton où celui-ci interprète la ques-
tion rhétorique adressée à lui par l’intervieweur comme une assertion de polarité
N’est-ce pas comme introducteur de la question oratoire 31
s’avèrent très utiles lors d’interviews mais aussi en contextes pédagogiques. Qui
plus est, elles peuvent être émises dans le seul but de verbaliser une position
épistémique individuelle ou collective6. Tout un savoir a aussi été accumulé en ce
qui concerne la réactivité : aujourd’hui on reconnaît que ces questions ne sont ni
« answerless » ni « unanswerable » (Ilie, 1994).
Dans leur analyse du discours de Sarkozy, Calvet et Véronis (2008) mettent en
exergue l’usage abondant des questions rhétoriques fait par l’ex-président. Ils at-
tribuent cette tactique à un renversement des rôles, en ce sens que ces questions
permettent à Sarkozy, lors d’interviews, de se placer dans la position – moins
vulnérable – de celui qui pose les questions. Les questions rhétoriques sont d’au-
tant plus avantageuses que normalement ce ne sont pas les prémisses (le dia-
gnostic de tel ou tel problème) qui engendrent les positions adversaires, mais la
démarche à suivre en vue de remédier à tel ou tel problème. Comme la question
rhétorique entraîne un assentiment général et automatique de la part du destina-
taire, elle fraye la voie à l’acquiescement de la politique envisagée (les solutions,
la démarche à suivre). Voici un de leurs nombreux exemples (Calvet et Véronis,
2008 : 55-56) :
3. « J’ai vu des tas d’ouvriers qui après 36 ans d’ancienneté gagnaient 1 200 euros,
qu’est-ce qu’on fait avec 1 200 euros par mois ? » (A vous de juger, 26.4.2007).
Les auteurs signalent que, dans de nombreux cas, la question rhétorique activée
par Sarkozy figure dans un contexte émotionnel ou dramatique (ici, le fait pour
quelqu’un de toucher si peu après avoir consacré une vie entière au travail, et tout
ce que cela implique), ce qui non seulement détourne l’attention du destinataire
en ce qui concerne les solutions promues (le destinataire ne peut que rejoindre
Sarkozy dans le processus de questionnement et dans l’acceptation des pré-
misses), mais aussi le met en bonne disposition pour accepter le remède promu.
Les auteurs ajoutent que si la question était reformulée autrement, par exemple
comme dans (3a), un accord automatique ne serait aucunement garanti :
3a. « Sachant qu’il est difficile de vivre avec 1 200 euros par mois, la bonne solu-
tion est-elle de travailler plus pour gagner plus ? »
Pour preuve concrète de ce renversement des rôles, les auteurs citent encore un
cas où, lors d’une interview, Arlette Chabot se laisse piéger dans l’acquiescement
d’une contrevérité au sujet des assurances maladies (A vous de juger, France 2,
8.3.2007. Chez Calvet et Véronis, 2008 : 56) : la journaliste cherche à savoir s’il y
aura des franchises sur l’assurance maladie. Voici, en (4) la réponse (sous forme
de question) de Nicolas Sarkozy et la réaction de la journaliste :
4. –╇Nicolas Sarkozy : D’abord, Arlette Chabot, pouvez-Â�vous me dire, y a-Â�t-Â�il
une seule assurance qui existe sans une franchise ? Une seule ?
–╇ Arlette Chabot : Je ne crois pas…
Comme il existe des assurances sans franchise, la journaliste aurait pu répondre
par « je ne sais pas » en cas de méconnaissance. Elle aurait pu aussi insister sur le
fait qu’elle se référait à une assurance sociale (solidaire) alors que Nicolas Sarko-
zy profitait d’un glissement sémantique puisqu’il parlait d’assurances commer-
ciales. En d’autres termes, la réaction de la journaliste dévoile un embarras plutôt
qu’une maîtrise de la situation.
La question rhétorique peut revêtir plusieurs formes. A part les modèles pré-
sentés en (1) à (4), voici encore le schéma Y a-Â�t-Â�il plus ADJ que GN ? (ex. (5)) ou
les questions en Qui ne GV ? (ex. (6)) :
5. Y a-Â�t-Â�il plus ridicule que cette vidéo des « Hommen » en maillot de bain ?7
6. Le Mouvement Démocrate du Val d’Oise rend un dernier hommage à Sté-
phane Hessel : Qui ne connaît ce grand diplomate, cet ambassadeur ? / Qui ne
connaît ce grand résistant contre le nazisme, déporté à Buchenwald ? / Qui ne
connaît enfin et surtout ce grand écrivain ? […]8
Considérons à présent la question (7), introduite par n’est-Â�ce pas :
7. Il y a quelques semaines un lecteur nous interpelait à peu près en ces termes :
« n’est-Â�ce pas indécent de consacrer plusieurs articles à des colliers et à des
montres à 4000 000 euros, à ces ‚jouets pour collectionneurs étrangers’, alors
qu’il serait plus sage d’investir de telles sommes dans des scanners pour les
hôpitaux ? »9
7 http://www.lesinrocks.com/inrocks.tv/y- a-t-il-plus-ridicule-que-cette-video-des-
hommen-en-maillot-de-bain/
8 http://www.vonews.fr/article_20435-le-modem-rend-hommage-a-stephane-hessel
9 Le figaro, samedi 6 –Â�dimanche 7 juillet 2013. Rubrique « Décryptage » rédigée par
Fabienne Reybaud, intitulée « Vive les bijoux gros comme le Ritz ! », accompagnant
l’article rédigé également par elle, « La haute joaillerie fait briller Paris » (article lié
à l’événement Calendrier de la haute couture parisienne). Pour information, dans la
N’est-ce pas comme introducteur de la question oratoire 33
13 Cf. Borillo (1981) pour les indices, entre autres syntaxiques et lexicaux, dont la pré-
sence concourt à l’interprétation rhétorique de l’interrogation. Par exemple, schèmes
syntaxiques verbaux particuliers, adverbes de quantification ou d’intensité (degré),
indices de personne, temps, modalité.
14 Cette cartographie ne sera pas dressée à des fins de quantification statistique. Plutôt
il s’agira d’esquisser – non exhaustivement – la variété structurale de la tournure en
n’est-ce pas.
N’est-Â�ce pas comme introducteur de la question oratoire 35
10. (Débat : Se faire espionner sur Facebook et Google par les services secrets
américains est-Â�il grave ?)
Commentaire : Bien sûr que vous avez des choses à cacher et elles n’ont
pas besoin d’être répréhensibles pour cela. Vous n’accepteriez jamais que
quelqu’un vous suive vingt-Â�quatre heures sur vingt-Â�quatre dans votre vie de
tous les jours, n’est-Â�ce pas ?18 [sic]
11. (Guantanamo, « gavage » forcé, destiné à empêcher la mort des détenus en
grève de la faim, mais aussi à punir les prisonniers)
Il est attaché à une chaise, bras, jambes, épaules sanglés. Un tube est in-
séré dans le nez, relié à l’estomac ; la tête est retenue en arrière. Une dose
de liquide vital est administrée. Et le malheureux, un homme, souvent déjà
très affaibli, est ensuite reconduit dans sa cellule. Jusqu’au prochain « ga-
vage » chimique. L’objectif est au moins aussi politique qu’humanitaire. Il ne
faut pas qu’un détenu réussisse à se suicider en se laissant mourir de faim.
Ce serait choquant, déshonorant pour le pays en charge d’une telle prison,
n’est-Â�ce pas… Car cela se passe dans un établissement américain, sur la base
Â�maritime dont disposent les Etats-Â�Unis sur l’île de Cuba, là où, au lendemain
des attentats du 11 septembre 2001, ils ont installé la prison de Guantana-
mo19. [sic]
12. (Avant le Tour de France, Lance Armstrong, vainqueur déchu et honni de
la Grande Boucle, brise le silence)
« Impossible de gagner le Tour de France sans se doper. Car le Tour est une
épreuve d’endurance, où l’oxygène est déterminant. » « C’est bien d’effa-
cer mon nom du palmarès, mais le Tour a bien eu lieu entre 1999 et 2005,
n’est-Â�ce pas ? Il doit donc y avoir un vainqueur. Qui est-Â�il ? Personne ne s’est
manifesté pour réclamer mes maillots. »20 [sic]
Ces emplois-Â�là (en fin d’énoncé ou en incise) se voient souvent accorder le statut
de locution adverbiale et donc de séquence synthétique. Il va sans dire qu’une
étude phonétique de telles séquences, qui se focaliserait sur le côté matériel de
la production, pourrait nous apprendre davantage sur l’intentionnalité du tour
18 http://rezonances.blog.lemonde.fr/2013/06/10/est-ce-si-grave-de-se-faire-espionner-
sur-facebook-et-google-par-les-services-secrets-americains/
19 http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/04/19/guantanamo-obama-n-a-pas-tenu-
parole_3162916_3232.html
20 http://www.lemonde.fr/sport/article/2013/06/28/avant-le-tour-lance-armstrong-
brise-le-silence_3438032_3242.html
N’est-ce pas comme introducteur de la question oratoire 37
21 Comme le corpus de travail n’est pas oral, il est en effet difficile de trancher s’il faut
lire le tour en n’est-ce pas avec une prosodie ascendante ou descendante.
22 Les articles de presse eux-mêmes figurent dans des rubriques variées : politique, so-
ciété, sport, idées, etc.
23 Dans le cas des commentaires, le caractère dialogique relève du fait de la superposi-
tion des commentaires les uns par rapport aux autres. Très souvent, l’auteur du com-
mentaire ne réagit pas à l’article, mais à d’autres commentaires.
38 Silvia Adler
Oui, ils sont consuméristes, et postulent sans projet précis, parce que l’« école
a l’air bien ». Mais n’est-Â�ce pas exactement ce qui leur est vendu ? Les écoles
communiquent en disant « venez chez nous, vous ferez de la gestion », ou en
disant « venez chez nous, vous aurez un boulot motivant et bien payé » ? Il y
a concurrence entre les écoles, et qui dit concurrence dit marketing, qui dit
marketing dit pub, et qui dit pub dit création de besoin, même quand il n’y
a pas de besoin. Les écoles préfèrent forcément un candidat qui postule chez
eux parce qu’il ne sait pas ce qu’il veut, qu’un candidat qui ne postule pas
chez eux parce que, justement, il sait ce qu’il veut.
Et dans un système où ce qui est « vendu » avant tout, c’est le prestige de
la formation (peu importe presque que ce soit d’ingénieur, de gestion ou
de médecine), pourquoi s’étonner que l’étudiant postule simplement sur la
base de « c’est la formation la plus prestigieuse que j’arrive à obtenir, je ver-
rais bien après ce que je ferai » ? Les écoles ont beau jeu de se plaindre d’un
système qu’elles encouragent24. [sic]
En (14), nous avons à nouveau un support en cataphore qui consolide la légiti-
mité de l’« affirmation déguisée » (Arcand, 2004 : 94-96) ou d’une vérité qui se
veut – grâce à ce support – inattaquable. L’interviewé ne peut qu’adhérer au
propos introduits par la séquence en n’est-Â�ce pas. Idem pour (15) où la série de
questions rhétoriques en cataphore ne fait que rendre plus stable et plus tran-
chante la représentation faite de la démarche de Bernard Tapie par l’auteur de
la question.
14. (Dans un chat sur Le Monde.fr, Stéphane Mandard, chef du service Sports
au « Monde », a répondu aux questions des internautes au sujet de l’efficacité
de la lutte contre le dopage)
– Â�marcc : Le contrôle le plus efficace, n’est-Â�ce pas celui effectué par la
police plutôt que les laboratoires ? Armstrong disait qu’il avait surtout
peur des douanes, pas des contrôles médicaux…
– Effectivement, dans l’entretien qu’il nous avait accordé avant le départ
du Tour, l’ex-Â�sextuple vainqueur déchu du Tour de France confiait qu’il
n’avait jamais eu peur des contrôles antidopages mais se méfiait davan-
tage des forces de police25. [sic]
24 http://focuscampus.blog.lemonde.fr/2013/07/17/futurs-managers-suite/
25 http://www.lemonde.fr/sport/chat/2013/07/24/quelle- efficacite- pour- la- lutte-
antidopage_3452889_3242.html
N’est-Â�ce pas comme introducteur de la question oratoire 39
15. (Le Figaro Magazine s’est procuré les bonnes feuilles du livre de Bernard
Tapie. L’homme au cœur de l’affaire Adidas-Â�Crédit Lyonnais donne sa vérité
et règle ses comptes avec ses détracteurs. Réactions)
Connaissant le personnage, quel crédit accorder à un livre de Tapie qui
plaide sa cause ? N’est-Â�ce pas de l’intox ? Les juges ne sont-Â�ils pas assez
grands pour juger d’eux-Â�mêmes ? N’a-Â�t-Â�il pas eu largement l’occasion de
tout expliquer aux juges en long, en large et en travers au cours des enquêtes,
garde-Â�à-Â�vue, interrogatoires, etc. ?26 [sic]
Par contre en (16) et (17), on a l’impression que l’intervieweur emploie la ques-
tion en n’est-Â�ce pas pour demander une confirmation et la formule négative lui
permet justement d’atténuer ou de modérer sa propre analyse même s’il est fort
probable que l’analyse promue soit conforme à la réalité. Cette atténuation re-
lève donc d’une courtoisie plutôt que d’un manque d’assurance ou d’un risque
de perception fautive. On reconnaît que le journaliste connaît bien son travail
et qu’il a effectué toute une recherche préparatoire avant l’interview. De plus,
lorsque le journaliste présente un contenu dont la probabilité de réfutation
est minime sous forme d’une question négative, c’est l’équivalent de tendre la
perche à l’interviewé pour que celui-Â�ci puisse développer ses propos27 et donc
d’une tentative qui vise à assurer le bon déroulement du dialogue dans le cadre
de l’interview. Dans une situation pareille, la question présente l’avantage, sur
l’assertion, de ne pas être prise comme une manifestation de force ou d’autorité,
et de formuler un appel explicite à l’interlocuteur, même si la vérité de la propo-
sition est garantie. Voici donc à nouveau des questions qui ne sont pas motivées
par une ignorance.
16. (Le réalisateur de Bienvenue à Gattaca explique pourquoi il a accepté d’adap-
ter le roman Les Âmes vagabondes de Stephenie Meyer, alors qu’a priori, il
n’avait jamais lu les ouvrages de l’auteur de Twilight)
– Â�Le Figaro : N’est-Â�ce pas le même type de vision futuriste que l’on re-
trouve dans Bienvenue à Gattaca et Time Out ?
26 http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2013/06/27/01016-20130627ARTFIG00004-
bernard-tapie-non-je-n-ai-pas-vole-l-argent.php?page=&pagination=6
27 On dira donc une espèce de « conductive question » en ce sens d’une prédisposition à
une réponse attendue ou désirée (Quirk et al., 1985 : 808 et Bolinger, 1957 : 102). Pour
sa part, l’interviewé semble, lui aussi, jouer le jeu.
40 Silvia Adler
– Â�Oui, peut-Â�être parce que l’on retrouve mes goûts personnels. J’aime la
science-Â�fiction qui ne parle pas seulement de technologie et d’informa-
tique, mais qui garde des points de contact avec notre monde28. [sic]
17. (Rencontre avec l’auteur du Da Vinci Code, Dan Brown, venu pour la pre-
mière fois à Paris présenter Inferno, son nouveau thriller ésotérique)
– Â�Dans Inferno, vous évoquez L’Enfer de Dante. N’est-Â�ce pas la première
fois que vous vous appuyez sur un chef-Â�d’œuvre de la littérature ?
– Â�J’ai en effet beaucoup fait référence aux beaux-Â�arts dans mes livres –Â�no-
tamment à la Joconde dans le Da Vinci Code –Â�mais, là, je voulais faire
appel à quelque chose de nouveau. Dante m’est apparu totalement neuf
mais aussi familier. La Divine Comédie, comme la Joconde, transcendent
l’époque où elles ont été créées29. [sic]
En (18), (19) et (20), la question en n’est-Â�ce pas reflète visiblement une logique en
cours partagée par un bon nombre de personnes et si la question fait écho à une
intuition générale, voire à une évidence, on est en plein droit de lui attribuer une
visée rhétorique. Cela dit, rien n’empêche que la question vise une vraie réponse
surtout que l’interviewé est un spécialiste du domaine débattu. En connaissance
de cause, l’interviewé sera à même de procurer une évaluation plus perspicace de
la réalité en cause. En effet, les interviewés ne manquent pas, chacun à son tour,
de mettre en avant une interprétation alternative qui n’entre pas dans le cadre du
« bon sens » de la personne non instruite (en (18), « C’est à la fois une manière
de se défiler et une interprétation juste » ; en (19), « Ce n’est pas une parenthèse,
c’est une étape de plus » ; en (20), « il n’est pas question de les refuser, mais de
préciser leur cadre » et « Il se peut que l’université française soit réactionnaire,
mais là n’est pas la question »).
18. (Contexte : « Pas un des 12 740 musées français n’est consacré à l’esclavage ».
Interview avec Pascal Blanchard, historien spécialiste du « fait colonial », qui
décrypte les ambiguïtés et les limites du discours prononcé par le Président)
– Â�Lorsque François Hollande cite Aimé Césaire sur « l’impossible répara-
tion » de l’esclavage, n’est-Â�ce pas une manière de se défiler ?
– Â�C’est à la fois une manière de se défiler et une interprétation juste. Aimé
Césaire pensait que le crime est tellement profond qu’il ne peut être réparé
par aucune somme d’argent, aucun musée. Ce concept permet à François
28 http://www.lefigaro.fr/cinema/2013/04/18/03002-20130418ARTFIG00488-andrew-
niccol-j-aime-l-ambiguite-ce-qui-n-est-pas-tres-bien-vu-a-hollywood.php
29 http://www.lefigaro.fr/livres/2013/05/23/03005- 20130523ARTFIG00632- dan-
brown-je-n-ecris-pas-pour-les-prix-litteraires.php
N’est-Â�ce pas comme introducteur de la question oratoire 41
30 http://www.liberation.fr/societe/2013/05/10/pas-un-des-12-740-musees-francais-n-
est-consacre-a-l-esclavage_902140
31 http://www.lemonde.fr/politique/chat/2013/07/09/nicolas-�sarkozy-�a-�t-�il-�reussi-�son-╉ �
retour-�sur-�la-�scene-�politique_3444819_823448.html
42 Silvia Adler
– Encore une fois, il n’est pas question de les refuser, mais de préciser leur
cadre, dans deux buts différents : améliorer l’anglais des étudiants français
et attirer plus d’étudiants étrangers. Cela suppose des mesures ciblées et
non un chèque en blanc à l’anglais.
[…]
– Historien : Dans pratiquement tous les pays, même non anglophones,
des cours en anglais sont dispensés pour attirer des étudiants étrangers
(par exemple en Pologne ou en République Tchèque). Cette lutte contre
l’anglais n’est elle pas un symbole du caractère réactionnaire de l’uni-
versité française ? N’est-Â�ce pas le meilleur moyen de diminuer encore
l’attractivité de la France pour les étudiants étrangers ?
– Il se peut que l’université française soit réactionnaire, mais là n’est pas la
question. Elle est de trouver l’encadrement juste d’un enseignement initial
en anglais pour les étudiants étrangers accueillis et d’un enseignement supé-
rieur en anglais pour les étudiants français dans certaines disciplines32. [sic]
Du côté de l’émetteur on a donc vu que le tour en n’est-Â�ce pas peut-Â�être liée à des
besoins divers : tentative de promotion ou d’enracinement d’une vérité conforme
à la logique d’un auditoire partiel ou universel (ex. (7) ou chacun des exemples
figurant dans § 2.1, entre autres) ; assurance du bon déroulement d’une interview
(exs (16) et (17)) ; défi pour un spécialiste en la matière (un oracle moderne) (exs
(18)-Â�(20)). Ces valeurs ne font que se superposer à toutes les autres valeurs identi-
fiées par les études effectuées ces dernières années sur le tour ‘rhétorique’ (cf. § 1).
Du côté du récepteur on a vu que même lorsque le contenu propositionnel
paraît indiscutable, en situation d’un échange concret (par exemple lors d’une
interview) le récepteur se voit plutôt dans l’obligation de réagir (cf. exs (16) et
(17), où l’on fait référence à la personne interviewée et à son travail ; ((18)-Â�(20)),
où il s’agit d’analyser un fait externe). Parfois le récepteur ne partage pas la per-
ception mise en avant par l’émetteur et s’oppose ou bien propose une alternative
(exs (21)-�(22)) :
21. (Débat : Nicolas Sarkozy a-Â�t-Â�il réussi son retour sur la scène politique ?, avec
Thomas Guénolé, politologue)
– Visiteur : N’est-Â�ce pas négatif pour lui de faire une apparition dans le
contexte des problèmes de ses comptes de campagne ?
32 http://www.lemonde.fr/enseignement-superieur/article/2013/05/16/enseignement-
de- l- anglais- a- l- universite- il- faut- des- mesures- ciblees- pas- un- cheque- en-
blanc_3262343_1473692.html
N’est-Â�ce pas comme introducteur de la question oratoire 43
3.╇Pour conclure
Toute question en n’est-Â�ce pas n’est donc pas à ranger automatiquement dans le
tiroir des questions rhétoriques. Le contexte et la situation d’énonciation dans
son intégralité (rapport d’autorité qui s’établit entre énonciateur et récepteur,
état d’esprit de ceux-Â�ci au moment de l’énonciation, le cadre de la production
dialogique, etc.) jouent un rôle prépondérant dans la détermination du statut de
la question. Il convient donc d’aller au-Â�delà des indices lexicaux et grammaticaux
(Borillo, 1981) qui permettront à la question de porter l’étiquette « oratoire »
on non.
L’énoncé N’est-Â�ce pas ironique ?35 peut avoir une visée originale rhétorique ou
non : si l’émetteur ancre cet énoncé dans une argumentation solide pour enfin
décréter que le tout ne mérite qu’une qualification (ironique), l’on optera facile-
ment pour la transmission d’un besoin monologique et donc pour la question ty-
piquement rhétorique. Si l’émetteur place le pouvoir d’arrêt dans les mains d’un
spécialiste, on pourra y voir une question authentique qui favorise un échange.
33 http://www.lemonde.fr/politique/chat/2013/07/09/nicolas-sarkozy-a-t-il-reussi-son-
retour-sur-la-scene-politique_3444819_823448.html
34 http://www.lemonde.fr/actualite-medias/article/2013/06/04/pour-nonce-paolini-
vendre-des-programmes-aux-americains-est-possible_3423712_3236.html
35 La traduction en anglais est Isn’t it ironic? mais aussi How ironic is it (e.g. How ironic
is it that things didn’t work out? / ( . )). Il semble que ce dernier tour concrétise de
façon plus efficace la visée oratoire surtout parce qu’il présuppose explicitement le
fait pour X d’être ironique (la qualification n’est plus questionnable ici) et remet en
question le degré d’ironie.
44 Silvia Adler
Références
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N’est-Â�ce pas comme introducteur de la question oratoire 45
Résumé
Cette étude examine les valeurs des tours en n’est-Â�ce pas dans des situations pour
la plupart dialogiques répertoriées dans la presse écrite française. Cette mise à
l’examen nous permettra de déterminer ce qui permet au tour en n’est-Â�ce pas
soit de porter le chapeau de question rhétorique, soit d’introduire des questions
non rhétoriques. La perception constitue un élément central, tant au niveau de
l’émetteur qu’à celui du récepteur : si l’auteur de la question cherche à faire par-
tager sa propre perception d’une certaine réalité, il y va de la dimension intellec-
tuelle de la perception. D’autre part, s’il s’agit pour le destinataire de détecter les
indices qui favorisent l’interprétation rhétorique ou, au contraire, qui permettent
de désactiver cette fonction, la perception peut reposer sur des données maté-
rielles et externes.
46 Silvia Adler
Abstract
Rhetorical questions introduced by N’est-ce pas: a question of perception
This study examines the functions of utterances containing n’est-ce pas (isn’t
it) in dialogical situations related to written media. Our goal in this paper is to
determine whether the question is (intended or perceived as) rhetorical or not.
Perception constitutes a central element at both the addresser and the addressee
level: if the addresser wishes to share his / her own perception of a certain reality,
perception may consist in an intellectual activity. On the other hand, the percep-
tion of a recipient searching for clues in order to determine whether the question
is intended as rhetorical or not may be based on external parameters (issues of
power and authority, grammatical and lexical indices, etc.).
Keywords: perception, rhetorical questions, n’est-ce pas, isn’t it, comment, com-
mentary, interview, dialogism, written press
Katarzyna Kwapisz-Osadnik
Université de Silésie
Agentivité et perception du
monde en français
1. Introduction
Comme son titre l’indique, cet article a pour but de réfléchir sur le phénomène
d’agentivité et de son expression en syntaxe du français, notamment dans les
constructions passives. Nous placerons nos observations dans le cadre de la lin-
guistique cognitive, c’est pourquoi les hypothèses formulées d’emblée sont les
suivantes : 1. la perception influence le choix des unités de langue qui corres-
pondent à la conceptualisation ; cela veut dire que 2. les données perceptives se
convertissent en éléments de la scène (l’imagerie), ceux-ci dotés de sens expri-
més avec les unités de langue choisies et mises en phrase ; 3. tout en restant un
phénomène universel, la perception dépend aussi de la culture et de la tradition
linguistique de celui qui conceptualise ; par conséquent 4. l’agentivité et la passi-
vation seraient des catégories universelles, ayant pourtant différentes représenta-
tions linguistiques selon les besoins langagiers des usagers d’une langue donnée ;
et 5. dans le cas du passif agentif en français, le choix d’une préposition serait dé-
terminé par la façon de percevoir et d’interpréter les données perçues. Pour dé-
montrer qu’il en est ainsi, c’est-à-dire que les structures perceptives déterminent
les structures propositionnelles (et phrastiques), nous commencerons par un
bref rappel de ce qui a été déjà dit sur l’agentivité, sur le rôle de l’agent et sur
les constructions passives. Ensuite, pour analyser différents agents en français,
nous passerons à l’examen de différentes actualisations du passif, notamment
en proposant une réflexion sur les prépositions qui introduisent le complément
d’agent ; à la fin nous essayerons de formuler quelques remarques conclusives
complétées d’un schéma sémantico-cognitif de la catégorie de l’agent, ce qui
permettra, nous l’espérons, d’approfondir l’étude sur ses valeurs se réalisant
au travers diverses constructions morphosyntaxiques propres à la langue fran-
çaise, comme dans : Ce travail est achevé par Pierre, Cet hôtel est construit par les
Chinois. –Ce chêne a été renversé par le vent, Le fer est attiré par l’aimant. –Ma-
zarin était fort détesté des Parisiens. Je suis vaincu du temps. –Ce châle était mangé
aux mites. Cela est connu à tous.
48 Katarzyna Kwapisz-Osadnik
le courant ; Je ferai bâtir ma maison à / par cet architecte (Grevisse 1980 : 1318-
1320) ; Elle se fait guider par son chien ; Elles se fait accompagner d’un guide che-
vronné. Pour L. Tasmowski & H. Van Oevelen (1987), ce type de constructions,
surtout celles avec le verbe faire, serait causatif, le passif étant considéré comme
sous-classe du causatif pronominal).
Avec les notions de diathèse et de passif apparaît la notion de voix, celle-ci
traditionnellement définie comme une catégorie verbale avec laquelle se traduit
l’organisation des syntagmes nominaux exigés par les verbes transitifs (cf. Karo-
lak 1995). D. Creissel (1995 : 265) constate qu’« on peut parler de voix chaque fois
qu’une différence morphologique entre deux formes verbales issues d’un même
lexème est associée de façon relativement régulière à une différence au niveau
de schèmes argumentaux avec lesquels elles sont compatibles ». Cette définition
équivaut à la diathèse au sens étroit. C. Muller (2000) considère la voix comme
outil grammatical qui rend compte de l’agencement des actants impliqués par un
verbe, alors que la diathèse correspondrait à l’agencement des rôles actanciels.
Selon J. Tamine-Garde (1986 : 46), le passif réside dans « l’échange des positions
des arguments du verbe, sujet et objet », ce qui correspond au phénomène gram-
matical de la voix, pour J. Roggero (1984 : 36) il s’agirait plutôt de « l’inversion de
rôle », ce qui renvoie au processus de diathèse. C. Muller (2000 : 358) confirme
que la voix relève de la morphosyntaxe et que la diathèse est « le versant séman-
tique, ou plus exactement relevant de la hiérarchie communicative, des varia-
tions dans l’appariement entre les actants et leurs fonctions –tous les actants, pas
seulement le « support » du verbe ». Quoi qu’il en soit, la diathèse, et notamment
le passif, sont des phénomènes syntaxiques, mais qui rendent compte des traits
sélectifs des prédicats et par conséquent, du contenu sémantique des unités lexi-
cales (cf. Apresjan 1980), qui suppriment le prime actant (cf. Touratier 1984) et
comme nous allons le voir, qui organisent les actants sur la base de la perception
de la scène, celle-ci se référant à l’expérience et aux connaissances sur le monde
de celui qui conceptualise et qui parle.
à découvrir ou bien que tout simplement il y a des usages qui ne s’expliquent que
par la fréquence d’usage, étant donné que les tendances actuelles privilégient la
préposition pour pour exprimer la cause (Je vous remercie de / pour votre fidéli-
té / être venu) et la préposition par dans les constructions passives.
Il nous reste encore une construction passive où l’agent est introduit par la pré-
position à, comme dans : Ce pull est mangé, troué aux mites / aux rats / aux vers,
Cela est connu à tous (Grevisse 1980 : 194), Je compte faire opérer ce malade à mon
interne (Tasmowski & Van Oevelen 1987 : 53). Certains linguistes considèrent que
le terme à SN conserve le statut de complément d’objet indirect (être mangé aux
mites = laisser ce pull manger aux mites (Brunot 1953, G. & R. Bidois 1938)) et il
y en a d’autres qui distinguent ces emplois agrammaticaux (*Il se fait reconduire
au secrétaire), d’experiencer (Bianca a fait sentir la rose au capitaine), causatifs
ou finals (La famine a fait manger des rats aux habitants de la ville) ou encore
contextuels où l’emploi du terme à SN se fonde sur un rapport d’intimité entre les
participants de la situation ((?) Je compte faire opérer ce malade à un interne vs Je
compte faire opérer ce malade à mon interne (Tasmowski & Van Oevelen 1987)).
Quant à nous, nous proposons tout d’abord d’examiner les valeurs et les emplois
de la préposition à. Alors, la préposition à sert à exprimer une certaine finalité :
spatiale (être à Paris), temporelle (à 5 heures), quantitative (de 10 à 50) ou quali-
tative (courir à perdre l’haleine), qui est à l’origine de plusieurs extensions méto-
nymiques et métaphoriques, comme : nuire à la santé, tenir à partir, être fidèle à
sa parole, donner des fleurs à sa femme, c’est à voir, un plat à emporter, semblable à,
un cadeau à 5 euros, ce livre est à moi, à vous de jouer, le fils à papa, vivre à quatre.
Dans tous ces emplois on observe que les activités et les états sont conceptualisés
comme ayant une limite, comme s’ils arrivaient à un certain point qui est un objet,
un phénomène ou une autre situation. Plus problématiques semblent être les em-
plois comme : un tissu à petits pois, un homme aux cheveux courts, filer à l’anglaise,
un bateau à voile, aller à pied, un pain aux raisins, où les expressions introduites
par la préposition à expriment une propriété d’un objet ou d’une action (le moyen
ou la manière). Nous revenons donc au phénomène de la fréquence d’usage, ce
qui démontre que la langue est en même temps logique et conventionnelle. Cela
veut dire que d’une part on arrive à des explications fondées sur l’expérience du
monde, donc conformes aux schémas préconceptuels, qui régissent toute concep-
tualisation et qui correspondent à la logique naturelle, sur laquelle se fonde la
rationalité humaine, mais d’autre part les gens communiquent, en se servant de
symboles, ils choisissent ces formes qui tout en étant le plus chargées d’informa-
tions à transmettre, sont à la fois les plus faciles à prononcer avec les autres formes
qu’elles accompagnent. Autrement dit, deviennent conventionnelles les unités de
langue qui sont courtes, faciles à prononcer, qui suivent le rythme et l’intonation
54 Katarzyna Kwapisz-Osadnik
propres à une langue donnée, qui se répètent souvent et enfin qui se mémorisent
le plus vite (ces unités et leurs emplois n’ont pourtant rien à voir avec la logique
naturelle). À la différence des constructions avec la préposition de, celles avec la
préposition à seraient le résultat de la conceptualisation des situations comme
états-attributs et non comme états-attributs à plusieurs objets. Dire que quelque
chose est mangé/ troué aux mites signifie que son état est tel comme si les mites l’on
rongé ; et dire que la nouvelle est connue à tous signifie qu’elle est répandue par-
tout. Les deux explications s’accordent aux emplois de la préposition à : mangé aux
mites se dit de la même manière que sortir à l’anglaise et la nouvelle connue à tous
aurait la même interprétation qu’un pain aux raisins. Si l’on essayait maintenant
de nous référer à la correspondance entre les structures perceptives et les struc-
tures conceptuelles, ce qui était notre thèse de départ, on obtiendrait les résultats
suivants : 1. Ce pull est mangé par les mites : dans le champ perceptif il y a un pull
et des mites. La situation correspond à l’action de ronger le pull par ces bestioles,
donc soit on les voit en train de détruire le pull soit on se réfère aux connaissances
liées à l’activité des mites, qui consiste à trouer les vêtements en laine. Lorsque
le locuteur se sert de son savoir sur les mites, l’énoncé aurait été plutôt au temps
passé – ce pull a été mangé par les mites, avec laquelle on exprime l’état résultant
de l’action faite par les mites. Dans les deux cas, même si les mites n’exercent pas
l’activité consciemment, ils le font par instinct, donc métaphoriquement les mites
sont conceptualisées comme agents. 2. Ce pull est mangé des mites : cette fois-ci
au premier plan du champ perceptif apparaît un pull dont la propriété est d’avoir
été mangé par les mites. Cela veut dire que les mites joueraient le rôle de celles qui
ont causé le mauvais état du pull. Alors avec cet énoncé le locuteur communique
le mauvais état du pull, ce qui est dû à l’activité des mites. 3. Ce pull est mangé aux
mites : comme dans l’exemple précédent, dans le champ perceptif il y a un pull
troué. D’après les connaissances du monde (le pull est en laine, il était dans une
armoire, il est troué, les mites vivent dans des armoires, les mites rongent les vête-
ments en laine), on infère que ce sont les mites qui ont troué le pull. Pourtant, les
mites n’ont ni la fonction d’agent ni la fonction de cause, mais leur rôle se limite à
faire partie de la description de l’objet dont on parle. Il en serait de même pour la
série des phrases : Cela est connu de tous, Cela est connu par tous, Cela est connu à
tous, et pour Il est accompagné de ses proches, Il est accompagné par ses proches, La
chanson est accompagnée à la guitare.
5. Conclusions
Les observations sur les constructions passives présentées plus haut ont conduit
à confirmer que les phénomènes d’agentivité et d’agent restent discutables, si on
Agentivité et perception du monde en français 55
par de à
agent notionnel
agent cognitif
Bibliographique
Apresjan, J. (1980). Semantyka leksykalna. Synonimiczne środki języka. Wrocław:
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Bidois Le, G. & Bidois Le, R. (1938). Syntaxe du français moderne. Paris : Larousse.
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Comrie, B. (1981). Language universals and linguistic typology. Oxford: Blakwell.
Creissels, D. (1995). Éléments de syntaxe générale. Paris : PUF.
Agentivité et perception du monde en français 57
Résumé
L’article a pour but d’examiner le phénomène d’agentivité dans les constructions
passives en français dans le cadre de la linguistique cognitive. Nous essaierons
de démontrer que les structures perceptives déterminent les structures proposi-
tionnelles et phrastiques et cela se manifeste par le choix de la préposition qui
introduit le complément d’agent.
Abstract
The aim of this article is to investigate the phenomenon of agentivity in the pas-
sive constructions in French in terms of cognitive linguistics. We will try to de-
monstrate that the sentence structure is determined by the perception structure.
It reveals in the choice of the preposition introducing the agent complement.
0. Introduction
Dans cette contribution, nous souhaiterions partager quelques réflexions concer-
nant la problématique de l’ordre des mots dans les proverbes polonais et montrer
ainsi son importance dans l’élaboration de la parole proverbiale.
Dans le domaine de la parémiologie, les analyses linguistiques accordent ha-
bituellement une place limitée à la syntaxe et ne prennent pas en compte son
rôle fondamental dans la construction des moules proverbiaux. Les propos de
Lyons dans son ouvrage Linguistique générale (1970 : 137) en sont l’illustration :
« Le stock des proverbes qui passent de génération en génération fournit beaucoup
d’exemples d’énoncés tout faits (…). D’un point de vue strictement grammatical, il
n’y a pas d’intérêt à considérer de tels énoncés comme des phrases, bien qu’ils soient
indépendants par la distribution et qu’ils satisfassent par conséquent à la définition
de la phrase (…). Leur structure interne, contrairement à celle des vraies phrases,
ne relève pas de règles qui spécifient les combinaisons permises de mots. Cependant,
dans une description complète de la langue, qui réunit l’analyse phonologique et
l’analyse grammaticale, ils pourraient être classés comme des phrases (non structu-
rées du point de vue grammatical) puisqu’ils ont la même courbe d’intonation que
les phrases générées par la grammaire. En dehors de cette question d’intonation, ils
figurent simplement dans le dictionnaire, accompagnés de l’indication des situa-
tions dans lesquelles ils s’emploient et de leur sens ».
D’autres linguistes, comme Greimas (1970 : 311), Arnaud (1991 : 22) ou
Schapira (1999 : 65) estiment aussi que la syntaxe dans les proverbes est « anor-
male », « archaïque » voire « morte »1. Ce dernier attribut, provenant de Jespersen
(1924), a été repris par Schapira.
1 Les proverbes cités par ces auteurs Qui femme a guerre a, Qui trop embrasse, mal
étreint conservent des traces de combinaisons permises à une période ancienne de la
langue française et qui ne sont plus autorisées en français contemporain, mais ce n’est
pas pour autant que la syntaxe dans les proverbes présente des « anomalies », comme
le dit Arnaud (1991 : 22). Les proverbes, généralement d’origine ancienne, sont sou-
vent transmis avec la forme qu’ils avaient au départ.
60 Lidia Miladi
Le but de nos analyses est justement de contrecarrer ces propos qui sont ma-
nifestement basés sur les langues telles que l’anglais ou le français et dans les-
quelles l’ordre des mots indique les fonctions grammaticales des constituants
majeurs de la phrase. Si l’on se réfère aux travaux d’Anscombre sur le figement
du deuxième type dans les proverbes (2003, 2005 et 2012), la pertinence de ces
propos est d’une part discutable, notamment en ce qui concerne la langue fran-
çaise, et d’autre part, ces propos par-dessus tout ne sont pas exportables pour
aborder la syntaxe des proverbes dans les langues flexionnelles telles que la
langue polonaise.
Comme le français, le polonais observe aussi l’ordre des mots (dit neutre)
sujet-verbe-objet (SVO). Toutefois, le caractère très flexionnel du polonais lui
permet d’exprimer les relations syntaxiques à l’aide des désinences casuelles.
Ainsi, théoriquement, l’existence des cas (indiquant les fonctions syntaxiques)
permet de placer librement les éléments de la phrase. En réalité, l’ordre des mots
est façonné par le locuteur en fonction de ce qu’il veut dire et transmettre comme
message. Il est donc conditionné pragmatiquement.
Nos analyses se basent sur une centaine de proverbes métaphoriques et non
métaphoriques du polonais provenant essentiellement de l’ouvrage de Stawińska
(1997) et partageant le cadre syntaxique de l’énoncé verbal simple à la struc-
ture syntaxique : sujet – verbe – complément (du verbe ou de phrase). Quelques
constructions de type : sujet – le verbe être -attribut (où l’attribut du sujet est un
SN) sont également incluses dans nos analyses.
L’examen des structures syntaxiques se situe dans le cadre de la théorie du
centrage méta-informatif MIC d’André et Hélène Włodarczyk (2012, 2013) qui
sera esquissé brièvement au §1. Ensuite, au §2 seront examinées les construc-
tions proverbiales répertoriées à ordre des mots dit expressif. Ces constructions
seront aussi mises en contraste avec des énoncés proverbiaux correspondants
à ordre des mots dit neutre afin de faire ressortir un rôle incontournable de la
permutation dans l’élaboration des patrons proverbiaux. Enfin, au § 3, nous pré-
senterons les résultats de cette étude et nous les mettrons en rapport avec ceux de
Mahmudowa (2012) qui portent sur des proverbes azerbaïdjanais et qui contre-
disent également les propos de Lyons et convergent avec les nôtres.
c’est-à-dire mis en valeur par différents moyens linguistiques (ordre des mots,
faits prosodiques, particules). Le topique et le focus sont des CA dans les énon-
cés dits étendus (i.e. segmentés). Tous deux ont la faculté d’attirer l’attention
de l’allocutaire sur un terme en le désignant explicitement. Toutefois, la mise
en relief dans les constructions topicalisantes et focalisantes, se caractérisant
par des propriétés suprasegmentales distinctes (Larsson : 1979), se fait de façon
différente (A. Włodarczyk : 2004). Il est à souligner que les proverbes sont des
constructions topicalisantes ou focalisantes d’un type particulier dans le sens
qu’ils ne sont pas produits spontanément dans le discours, mais cités pour servir
« de cadre et de garant à un raisonnement » (Anscombre : 1994, « Fonction argu-
mentative des proverbes »). Cela suppose qu’ils aient été affectés au cours de leur
élaboration par quelques procédés linguistiques qui visent à mettre en relief leur
contenu. Nos études précédentes (Miladi : 2012, 2013) ont mis en évidence que
quatre procédés syntaxiques de mise en relief (pouvant se combiner et allant de
pair avec l’élaboration des structures métriques et rythmiques) sont récurrents
dans les constructions proverbiales du polonais2. Tout d’abord, la segmentation,
c’est-à-dire le détachement des SN (et des subordonnées équivalentes à un SN)
à gauche ou à droite est un procédé central. Les détachements des constituants
nominaux à gauche sont nettement dominants. Par ce procédé, comme d’ailleurs
par le détachement à droite (même s’il est employé beaucoup plus rarement),
l’énonciateur peut mettre en lumière l’énoncé tout entier (Bally, 1944 : chap. 2 ;
Larsson : 1979). Ce procédé de segmentation est combinable avec les trois autres :
les effacements des éléments peu informatifs (i.e. des formes verbales sémanti-
quement «faibles», des déterminants, des complémenteurs ou encore des mots
appropriés) ; les permutations des constituants (une simple permutation d’un
élément peut produire un énoncé expressif en polonais (Karolak : 2002 ; H. Wło-
darczyk : 2009), et la présence des éléments d’origine déictique tels que les pro-
noms ou adverbes démonstratifs ou encore de la particule énonciative (to).
2 Les mêmes procédés mais avec des proportions différentes sont aussi employés dans
les proverbes français (Greidanus, 1983).
62 Lidia Miladi
sont inexistantes. Les adverbes modifieurs se font rares. Il s’agit donc des énon-
cés proverbiaux courts.
3 En polonais, à l’écrit, le détachement du terme n’est pas marqué par une virgule. Par
ailleurs, dans les langues flexionnelles, le topique possède des marqueurs (désinences
casuelles, préposition) qui annoncent son rôle sémantique et syntaxique dans le reste de
l’énoncé. Il s’agit d’un topique lié, sans reprise anaphorique (cf. H. Włodarczyk, 2004).
4 Notations : Cas : NOM (nominatif), ACC (accusatif), DAT (datif), GEN (génitif),
INSTR (instrumental), LOC (locatif), P présent / Ps passé / F futur ; PART particule
énonciative adnominale ; Pp participe présent ; Prép préposition ; Pro pronom ; S / PL
singulier / pluriel, V verbe.
Discours proverbial et ordre des mots 63
Le fait que le sujet soit topicalisé est aisément vérifiable. En effet, il suffit d’insé-
rer immédiatement après le SNo détaché à gauche la particule énonciative «to5».
Les énoncés proverbiaux suivants sont parfaitement grammaticaux :
(1a) Dobry sen to stoi za dobry obiad
Bon sommeil-NOM PART remplacer-3-S-P Prép bon dîner-ACC
Lit. Un bon sommeil remplace un bon dîner.
Qui dort dîne.
(2a) Habit to nie czyni mnicha
Habit-NOM PART Nég faire-3-S-P moine-GEN
Habit ne fait pas le moine.
(3a) Apetyt to rośnie w miarę jedzenia
Appetit-NOM PART grandir-3-S-P en mangeant
L’appétit vient en mangeant.
Quant à la focalisation du sujet dans les proverbes entrant dans le cadre SNo
V (Prép) SN1, elle est clairement explicitée par la présence des adverbes fo-
calisateurs tylko (seulement), nawet (même) et aussi par un adverbe de néga-
tion nie, qui sont placés en tête d’énoncé et qui précèdent le SNo mis en tête
d’énoncé :
(4) Tylko głupiec dyskutuje z końskim zadem
Seulement imbécile-NOM discuter-3-S-P Prép chevalin derrière-INSTR
Lit. Seul un imbécile discute avec le derrière du cheval.
(5) Nie szata zdobi człowieka
Nég habit-NOM orner-3-S-P homme-ACC
Lit. Ce n’est pas l’habit qui orne l’homme6.
(6) I ściany mają uszy7
Adv mur-NOM-PL avoir-3-PL-P oreilles-ACC
Lit. Même les murs ont les oreilles.
8 Cf. Kleiber : 2012. Dans les expressions idiomatiques (entièrement figées) dont le sens
est opaque (i.e. non compositionnel) toute opération est bloquée.
66 Lidia Miladi
9 Le complément prépositionnel détaché à gauche est fréquent dans les proverbes fran-
çais : Au pauvre, un œuf vaut un bœuf ; A cheval donné, on ne regarde pas à la bride ;
Aux chevaux maigres, vont les mouches ; A navire brisé tous les vents sont contraires.
68 Lidia Miladi
3. Conclusions
a) Seuls 25% des proverbes analysés partagent l’ordre des mots : sujet – verbe –
complément avec le sujet topicalisé procurant aux énoncés proverbiaux leur ca-
ractère bipartite.
b) Dans 75% des proverbes, l’ordre des mots a été façonné de manière à aug-
menter leur force pragmatique. Ainsi, environ 40% des proverbes partagent
l’ordre : sujet – complément – verbe. Ces proverbes contiennent deux CA : le sujet
topicalisé (placé en tête d’énoncé) et le complément focalisé (placé entre le sujet
et le verbe). Environ 34% des proverbes partagent l’ordre : complément – sujet –
verbe avec cette fois-ci le complément (placé en tête d’énoncé) topicalisé ou
plus rarement focalisé. Enfin, dans moins de 1% des proverbes le sujet est post-
posé au verbe. Ce positionnement du sujet en fin d’énoncé est un procédé de
focalisation d’un terme, connu en linguistique générale (Caron : 1998). En
70 Lidia Miladi
tout, dans 75% des structures proverbiales étudiées, le complément est antéposé
devant le verbe.
c) La présence du verbe de forme imperfective10 (dans plus de deux tiers des
cas) au présent de l’indicatif en finale absolue se fait tendance. Ce fait reste à
confirmer en élargissant le champ d’investigation sur les constructions prover-
biales verbales à deux compléments11.
d) Au vu de ces résultats, les proverbes sont très majoritairement des construc-
tions avec le sujet ou le complément topicalisé12 et contiennent deux CA pour
amplifier l’expressivité du proverbe.
e) La permutation est l’une des opérations essentielles participant au mode-
lage des moules syntaxiques des proverbes. Dans les structures prises en compte
dans cette étude, ce sont essentiellement des SN (simples ou étendus) qui ont été
permutés au regard de l’ordre des mots dit canonique (i.e. non marqué SVO).
Mais, outre les SN, d’autres constituants peuvent aussi permuter tels que les ad-
verbes, les adjectifs, les déterminants ainsi que le pronom réfléchi enclitique się
qui est systématiquement déplacé pour constituer un seul groupe rythmique
avec le mot auquel il s’ajoute (cf. ex. 7). Par ailleurs, les permutations des consti-
tuants sont aussi observables dans d’autres classes proverbiales contenant no-
tamment les subordonnées relatives substantives et adverbiales (Miladi 2013).
La problématique de l’ordre des mots neutre et expressif devient incontournable
lorsqu’on examine les proverbes d’un point de vue syntactico-pragmatique.
f) Enfin, plusieurs propriétés syntaxiques observées dans les proverbes po-
lonais (postposition du sujet, antéposition des compléments devant la forme
verbale, mise en tête du complément, disjonction d’un SN complément, posi-
tionnement des verbes en finale absolue) sont également attestées dans les pro-
verbes azerbaïdjanais examinés d’un point de vue syntaxique par S. Mahmudowa
(2012). Ainsi, notre étude présente un certain intérêt typologique, à savoir : les
proverbes dans les langues à cas comme le polonais et la langue azéri (apparte-
nant à des familles linguistiques différentes) ont une syntaxe systématique qui
10 Le perfectif (terme marqué de l’opposition d’aspect) n’est pas pour autant exclu et
peut être employé en fonction transposée avec la valeur générique et potentielle (H.
Włodarczyk, 1997 : 158 & 176), cf. exemple cité dans la note n° 11.
11 En effet, des énoncés proverbiaux avec deux compléments permutés avant le
verbe sont également attestés, comme par exemple dans :
Dobrocią i najsroższe zwierzę ugłaszczesz
Bonté-INSTR même le plus féroce animal-ACC rendre calme-2-S-F (perfectif)
Lit. Avec de la bonté, tu calmeras même un animal le plus féroce.
12 ce qui rejoint les résultats de nos recherches de 2009, 2011, 2012 et 2013.
Discours proverbial et ordre des mots 71
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72 Lidia Miladi
Résumé
L’article aborde la problématique de l’ordre des mots dans le discours prover-
bial. L’analyse syntactico-Â�pragmatique d’une centaine de proverbes polonais
partageant le cadre de l’énoncé verbal simple à un seul complément a permis de
déceler plusieurs régularités syntaxiques qui œuvrent au modelage des moules
proverbiaux. Cette étude ouvre des perspectives de recherche en typologie étant
donné que plusieurs propriétés syntaxiques caractérisant les énoncés prover-
biaux du polonais (postposition du sujet, antéposition du complément avant la
forme verbale, mise en tête du complément, disjonction d’un SN complément,
positionnement des verbes en finale absolue) sont aussi observables dans une
autre langue flexionnelle appartenant à toute autre famille linguistique, à savoir
dans une langue azéri (cf. S. Mahmudowa : 2012). Notre étude ainsi que celle
de Mahmudowa sur des proverbes azerbaïdjanais montrent que les propos de
Lyons estimant que « la structure interne des proverbes, contrairement à celle des
vraies phrases, ne relève pas de règles qui spécifient les combinaisons permises de
mots» (Linguistique générale, 1970 : 137) ne sont pas exportables pour aborder la
syntaxe des proverbes dans les langues à cas.
Mots clés : discours proverbial, ordre des mots, langue casuelle, syntaxe expres-
sive, moules proverbiaux
74 Lidia Miladi
Abstract
Proverbial speech and word order
This paper describes the question of word-order in proverbial speech. A syntac-
tic, pragmatic analysis of one hundred Polish proverbs belonging to a structure
of simple verbal sentence with one complement has identified syntactic regulari-
ties that work for the shape of proverbial patterns. This study opens typological
perspectives. Indeed, diverse syntactic properties characterizing Polish prover-
bial sentences (i.e. postposing of the subject, preposing of the complement prior
to the verb, disjunction of the SN, verbs positioning in absolute final) also exist
in another inflectional language belonging to any other language family, namely
in Azeri language (cf. S. Mahmudowa: 2012). Our study and that of Mahmudowa
on Azerbaijani proverbs show that the statements of Lyons saying that “internal
structure of proverbs, unlike that of true sentences, does not depends on the
rules that specify permitted combinations of words” (General Linguistics, 1970:
137) are not exportable to analyze proverbs’ syntax in inflectional languages.
Après avoir rappelé des éléments de la doxa dans ce domaine en nous référant
principalement à des manuels de référence dans ce domaine (Riegel et alii, Wa-
gner et Pinchon), nous nous interrogerons sur leur contenu prédicatif ou non.
Après avoir dégagé leurs spécificités structurelles, nous mentionnerons leurs em-
plois endophoriques. Nous aborderons ensuite la notion de moule qui permet de
rendre compte de leur capacité à structurer les énoncés, ce qui les rapproche des
structures corrélées et des prédicats cadratifs.
Nous essayerons maintenant de voir en quoi ces unités polylexicales peuvent être
des prédicats ou non, en quoi résident leurs spécificités, comment derrière leur
discontinuité se profile un moule structurant le discours et comment leur fonc-
tionnement est à rapprocher des structures corrélées et des prédicats cadratifs.
La séquence ou…ou… dans cet exemple véhicule l’idée d’alternative, idée ayant
pour contrepartie la polylexicalité de l’unité.
Les unités polylexicales discontinues structurant les énoncés 81
que je n’étais pas dans les demeures dont l’ignorance du réveil m’avait en
un instant sinon présenté l’image distincte, du moins fait croire la pré-
sence possible, le branle était donné à ma mémoire ; généralement je ne
cherchais pas à me rendormir tout de suite ; je passais la plus grande
partie de la nuit à me rappeler notre vie d’autrefois, à Combray chez ma
grand’tante, à Balbec, à Paris, à Doncières, à Venise, ailleurs encore, à me
rappeler les lieux, les personnes que j’y avais connues, ce que j’avais vu
d’elles, ce qu’on m’en avait raconté. Idem, p. 18-19.
Le dernier prédicat structure l’argument du prédicat mais.
Avant de finir cette démonstration, il serait utile de rappeler que ce type de
formes structurantes n’est nullement exceptionnel. Il fait partie de toutes sortes
de corrélations, plus ou moins marquées formellement, et peut être rapproché
des prédicats cadratifs.
(32) Heureusement (que) tout était calme : les enfants jouaient ; les parents
vaquaient à leurs occupations ; les animaux s’abritaient sous les arbres du
soleil de l’été…
Les unités polylexicales structurantes partagent avec les prédicats cadratifs leur
fonction structurante du discours, c’est-à-dire l’organisation d’autres prédicats
en vue de leur assurer à la fois une cohérence interne et une cohésion maximale.
Elles s’en différencient par leur discontinuité lexicale qui leur sert de support
à la structuration ; cet aspect formel leur est inhérent. C’est pourquoi leur emploi
implique une concaténation prédicative (deux ou plus de deux prédicats.
Leur moule leur permet de créer des schémas intégrant même des séries pré-
dicatives (ouvertes ou fermées) :
(33) D’abord…
(34) Certes…
8. Synthèse
Pour résumer, on pourrait retenir deux idées fondamentales :
a. la polylexicalité offre des formes structurantes des énoncés ;
b. leur forme discontinue fournit un moule où l’enchaînement prédicatif trouve
sa cohérence et sa cohésion.
Il reste à procéder à la description systématique de ces unités polylexicales pour
en dresser une typologie prédicative plus fine.
Eléments bibliographiques
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Wagner, R-L., Pinchon, J. (1962), Grammaire du français classique et moderne,
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Résumé
Il s’agit de montrer que la langue dispose d’un grand nombre d’unités polylexi-
cales discontinues qui, de par leur double caractéristique, la polylexicalité et
Les unités polylexicales discontinues structurant les énoncés 85
Abstract
The aim is to show that language abounds in discontinuous multi-word lexical
items which being dual in nature – both multi-word and discontinuous – serve
as molds organizing discourse material. This paper presents their predicative
potential, their form and the way they organize the structure of an utterance,
thereby ensuring its consistency and rendering the discourse coherent.
0. Introduction
Nous entendons par le terme دعاءduςa:ʔ un genre discursif ancré dans la culture
arabo-musulmane et caractérisé par de fortes contraintes formelles, sémantiques
et pragmatiques. Ce genre discursif couvre les différents aspects de la vie des
locuteurs et touche aux différents niveaux de langue, aussi bien l’arabe standard
que les différents dialectes dans les pays arabes.
Observons, tout d’abord que l’ère préislamique a connu des discours consti-
tués de prose rimée et prononcés dans des situations énonciatives ritualisées (les
discours et prières des prêtres païens, des magiciens et des religieux apparte-
nant à l’église orientale de l’époque, discours connus sous le nom de سجع الكهّان
(saƷςul-kuhha:n)2. L’avènement de l’islam a instauré une ritualisation d’un genre
qui use des mêmes techniques et procédés stylistiques avec des contraintes for-
melles (structure spécifique, conjugaison contrainte, rimes, structures binaires),
sémantiques (thématiques prédéfinies) et pragmatiques (situation d’énonciation
contrainte). Il s’agit du duςa:ʔ tel qu’il est hérité du prophète Muħammad, en tant
qu’énoncé s’adressant à Dieu, le glorifiant et lui demandant de réaliser un vœu
(du bien pour soi ou pour les siens, du mal pour l’ennemi), et ce concernant la
vie ou l’au-delà. A partir de ce moment, toute production discursive doit obliga-
toirement répondre à un certain nombre d’exigences formelles et thématiques, et
de contraintes d’emplois. D’où le caractère relativement figé de ce genre discursif.
1 Cette contribution est le résultat d’une réflexion méthodologique qui s’inscrit dans le
cadre d’un projet de constitution et de description d’un corpus de duςa:ʔ écrit et oral
en arabe standard et en arabe tunisien. Elle a bénéficié de discussions menées au sein
de notre équipe de recherche (UR11ES45). Je tiens, à cette occasion, à remercier le
Professeur Salah Mejri pour toutes ses remarques pertinentes concernant la problé-
matique générale et celle de ce travail.
2 Voir Ali J. : 2001 ; T 16, p. 375.
88 Béchir Ouerhani
Le duςa:ʔ n’a pas encore fait l’objet d’étude systématique et n’a pas reçu de
définition basée sur la description de ses manifestations les plus prototypiques
(les énoncés hérités de la tradition prophétique). Nous essayerons de monter par
notre contribution que :
– du point de vue linguistique, le duςa:ʔ offre un moule général binaire qui en-
globe plusieurs moules secondaires générés par des oppositions de tout genre
(entre phrases, entre syntagmes, entre mots, etc.) ;
– sur le plan textuel, la structuration imposée par les différents moules (ex-
ternes et internes) assure deux fonctions à la fois : d’une part, elle fournit par
elle-même une définition de ce genre d’énoncés : le duςa:ʔ porte sa définition
dans sa forme avant tout; d’autre part, elle permet de garantir la cohésion
générale entre les différents éléments/séquences qui composent ces énoncés
particuliers.
Nous commencerons d’abord par un aperçu sur l’origine du terme et le proces-
sus de spécialisation qu’il a connu allant d’un sens général à un sens consacré à
ce genre particulier. Nous examinerons ensuite les principales caractéristiques
formelles de ce genre discursif.
3 Nous nous contentons ici d’en donner la conclusion. Pour les termes cités plus haut,
nous avons consulté Le Trésor de la Langue Française (version informatisée) et Le
Dictionnaire Historique de la Langue Française, 4ème édition, Le Robert, 3 tomes.
Le Duςa:ʔ comme genre discursif particulier 89
4 Allant du VIIe s. au XVIIIe s. et par ordre chronologique croissant : al-ςajn, tahδi:bu-
l-luγa, maqa:ji:su-l-luγa, as-siħa:ħ, al-muħkam, lisa:nu-l-ςarab, al-qa:mu:su-l-muħi:ṭ,
ta:Ʒu-l-ςaru:s. Voir les détails dans la liste bibliographique.
90 Béchir Ouerhani
Si l’on compare ce sens aux autres sens cités, y compris celui de s’adresser à Dieu
pour le glorifier et le supplier de réaliser ses vœux, nous constatons qu’il est le
plus générique. L’auteur cite un certain nombre d’exemples exprimant le sens
d’« appeler » quelqu’un et d’attirer son attention. Son contemporain Al-Ʒawhari,
dans son aṣ-ṣiħa:ħ est encore plus explicite: le sens d’inviter à manger :
يريدون ال ّدعاء إلى الطّعام،هو في األصل مصدر " "
(huwa fil-ʔaṣli maṣdarun, juri:du:na-d-duςa:ʔa ʔila-ṭ-ṭaςa:m)
= (C’est à l’origine un substantif déverbal, [les locuteurs] veulent signifier l’in-
vitation à manger),
Il est à signaler enfin que Ibn Fa:ris est le seul à ne pas signaler le sens religieux
qui sera la définition sémantique du duςa:ʔ et qui consiste à s’adresser à Dieu. Il
serait intéressant de chercher les raisons de ce choix, chose que nous n’aborde-
rons pas dans ce travail.
َ ِ فَلِ َذل، ُصدّر ِفي هَ ِذ ِه األَشياء بِقَوْ ِل ِه يَا اللَّهُ يَا َربُّ يَا رحمن
" ك ُس ِّمي ُدعَا ًء ِ َوإِنَّ َما ُس ِّم َي هَ َذا َج ِمي ُعهُ ُدعَاء ألَن."
َ ُاإلنسان ي
(wa ʔinnama summija ha:δa kulluhu duςa:ʔan liʔanna-l-ʔinsa:na jusaddu-
ru fi ha:δihi-l-ʔa∫ja:ʔi bi qawlihi ja: rabbu ja: raħma:nu, faliδa:lika summija
duςa:ʔan)
= (Tout cela a été nommé duςa:ʔ parce que l’Homme commence ces choses
par dire: Ô Dieu ! Ô miséricordieux !, c’est pour cela qu’il a été nommé duςa:ʔ).
Par la même occasion, l’auteur instaure définitivement deux caractéristiques
formelles du genre duςa:ʔ : la première est que le vocatif est désormais une com-
posante définitoire du genre (voir § 2), la deuxième est le fait de consacrer le
substantif دُعاءduςa:ʔ aux énoncés appartenant à ce genre et de laisser l’autre
déverbal – دعوة-daςwah au sens initial (inviter). Il en résulte que le sens « d’ap-
peler au secours » n’a plus de correspondant nominal.
Observons enfin que la spécialisation du terme au sens religieux a été lourde
de conséquence sur la pratique lexicographique jusqu’à nos jours. En effet, de-
puis Ibn si:dah (XIe s.), les définitions du duςa:ʔ commencent toujours par le
sens religieux. Les autres sens seront relégués à une position secondaire.
Ces remarques relatives au terme et aux contenus sémantiques nous ont per-
mis de suivre le processus de spécification au sens religieux et de voir quelques
aspects formels du genre duςa:ʔ. Dans la section suivante, nous étudierons les
caractéristiques formelles de ces énoncés.
6 Notons également que les exégèses du coran, la tradition prophétique, les ouvrages de
fiqh (théologie et jurisprudence) et, à une moindre mesure, les ouvrages de littérature
et de grammaire, constituent tous des sources d’énoncés de duςa:ʔ.
92 Béchir Ouerhani
Les énoncés de duςa:ʔ sont caractérisés avant tout par un moule qui structure
l’énoncé et qui englobe d’autres moules à plusieurs niveaux7. L’idée de moule
implique une configuration où il s’agit d’une structure discontinue constituée
par au moins deux unités dont l’une appelle nécessairement l’autre. Ainsi, la pré-
sence des constantes qui forment le moule est obligatoire pour assurer l’existence
même de la structure en question. Nous avons appliqué cette caractérisation aux
énoncés de notre corpus. Nous en avons dégagé un moule correspondant à la
macrostructure des énoncés du duςa:ʔ. Quelle que soit leur taille, ces énoncés
répondent toujours à la configuration suivante :
7 Sur l’idée de moule qui structure l’énoncé, voir par exemple Mejri dans le présent volume.
8 Le texte arabe est aligné à droite puisqu’il se lit de droite à gauche. Nous propo-
sons pour chaque exemple une transcription phonétique (API) et un « équivalent »
français.
Le Duςa:ʔ comme genre discursif particulier 93
une prose rimée assurée par des constructions binaires de toutes sortes allant des
mots aux phrases.
Un autre cas de figue est celui de la répétition d’un mot en entier qui rythme
l’énoncé. Il s’agit ici du mot « نور » que nous mettons entre crochets :
(5) ]نُورًا[ اللَّهُ َّم اجْ َعلْ لِي فِي قَ ْلبِي، ]نُورًا[ َوفِي لِ َسانِي، ]نُورًا[ َوفِي َس ْم ِعي، ص ِري
َ َ]نُورًا[ َوفِي ب
، ]نُورًا[ َو ِم ْن فَوْ قِي، ]نُورًا[ َو ِم ْن تَحْ تِي، ]نُورًا[ َوع َْن يَ ِمينِي، ]نُورًا[ َوع َْن ِش َمالِي
،يَّ ]نُورًا[ َو ِم ْن بَي ِْن يَ َد، نُورًا[ َو ِم ْن خ َْلفِي، (…)
(allahomma iƷςal li: fi: qalbi nu:ran, wa fi: lisa:ni nu:ran, wa fi : samςi
nu:ran, wa fi: baṣari nu:ran, wa min fawqi nu:ran, wa min taħti nu:ran,
wa ςan jami:ni nu:ran, wa ςan ∫ime:li nu:ran, wa min bajni jadajja nu:ran,
wa min χalfi nu:ran)
= Ô Dieu, éclaire mon cœur, ma langue, mon ouïe, mes yeux, donne-moi
ta lumière au dessus de moi, au dessous de moi, à ma droite, à ma gauche,
devant moi, derrière moi (…)
Le mot « نور » (lumière) est une constante qui clôt chaque séquence de l’énoncé.
Sur le plan grammatical, il est toujours complément d’objet direct et prend la
même terminaison : la marque casuelle du COD. Nous reviendrons à cet exemple
très intéressant dans (3.4.).
Le Duςa:ʔ comme genre discursif particulier 97
[ْط َي
ِ ]ل ُمع َ ( َ)لِ َما أَ ْعطَيْت
َ ( َ)لِ َما َمنَعْت، ]ل َمانِ َع[ َو
la: moςṭija lima: manaςta wa la: ma:niςa lima: ʔaςṭajta
= Personne ne donne ce que tu as interdit et personne n’interdit ce que tu
as donné
A chacun de ces syntagmes exprimant la puissance de Dieu, s’oppose un autre
exprimant l’impuissance des êtres et leur incapacité de changer ses décisions.
Cette incapacité est exprimée par des syntagmes formellement similaires qui
prennent tous la forme négative (commençant par l’outil de négation « ال ») et
que nous mettons entre crochets. Ainsi, cette opposition entre deux types de
syntagmes récurrents devient un moule syntaxique dans lequel est exprimée
l’opposition entre des unités lexicales selon leur contenu sémantique (nous y
reviendrons dans la section suivante). Ce croisement entre similarité formelle et
opposition de contenu et sa structuration dans un moule peuvent être explicités
dans le schéma suivant pour la première séquence :
Si l’on ajoute à cela la prose rimée dans laquelle le tout est versé, nous pouvons
affirmer que ces énoncés manifestent une prédisposition à être mémorisés et
repris tels quels, et connaître du coup un processus de figement discursif, ce qui
est bien le cas de ces textes hérités du prophète de l’islam, mémorisés dans des
recueils spécialisés et appris par cœur par certains croyants.
Nous nous intéressons dans ce qui suit à un niveau plus restreint, celui des
mots à l’intérieur des syntagmes.
corpus. Les exemples (2) et (5) sont des spécimens typiques de cet agencement.
Nous les reprenons ici :
ُ ت َو َما أَ ْعلَ ْن
(2) []اللَّهُ َّمA [ت ُ ْت َو َما أَ ْس َرر
ُ ْت َو َما أَ َّخر ْ وأَ ْنتَ َعلَى ُكلِّ ش
ُ ]ا ْغفِرْ لِي َما قَ َّد ْمB[…ٌَي ٍء قَ ِدير
]أنت المق ّدم وأنت المؤ ّخر C
Le passé Le futur
Le locuteur ( ق ّدمتJ’ai commis) ّ (Je commettrai)
أخرت
Dieu ( مق ّدمLe premier) ّ (L’ultime)
مؤخر
Quant au deuxième couple de verbes de la demande, il renforce également l’idée
d’un Dieu tout puissant et omniprésent, puisqu’il s’agit cette fois-ci, non seule-
ment de ce que le croyant manifeste ()أعلنت, mais aussi de ce qu’il n’exprime pas
()أسررت. Ainsi, Dieu est « l’être et le paraître » du croyant qui lui demande de tout
pardonner. D’ailleurs, la dernière phrase de cet énoncé (C) rappelle à Dieu qu’il
est tout puissant et qu’il peut tout faire : إنّك على ك ّل شيء قَ ِدي ٌر.
Examinons à présent l’exemple (5) que nous reprenons ici :
(5) ]نُورًا[ اللَّهُ َّم اجْ َعلْ ِلي فِي قَ ْلبِي، ]نُورًا[ َوفِي ِل َسانِي، ]نُورًا[ َوفِي َس ْم ِعي، ص ِري َ ََو ِفي ب
[]نُورًا، ]نُورًا[ َو ِم ْن فَوْ ِقي، ]نُورً ا[ َو ِم ْن تَحْ ِتي، ]نُورًا[ َوع َْن يَ ِمينِي، ]نُورً ا[ َوع َْن ِش َمالِي
،ي َّ ]نُورًا[ َو ِم ْن بَي ِْن يَ َد، نُورًا[ َو ِم ْن خ َْلفِي، (…)
(allahomma iƷςal li: fi: qalbi nu:ran, wa fi: lisa:ni nu:ran, wa fi : samςi
nu:ran, wa fi: baṣari nu:ran, wa min fawqi nu:ran, wa min taħti nu:ran,
wa ςan jami:ni nu:ran, wa ςan ∫ime:li nu:ran, wa min bajni jadajja nu:ran,
wa min χalfi nu:ran)
= Ô Dieu, éclaire mon cœur, ma langue, mon ouïe, mes yeux, donne-moi
ta lumière au dessus de moi, au dessous de moi, à ma droite, à ma gauche,
devant moi, derrière moi (…)
Cet énoncé présente deux types d’oppositions entre unités lexicales.
Nous avons d’abord des oppositions que l’on pourrait percevoir comme an-
tonymes mais qui ne le sont pas vraiment. S’il est vrai que ( = قلبcœur) n’est
pas l’antonyme de ( = لسانlangue), il est d’usage dans la culture arabe d’utiliser
le premier comme symbole de son « être », et la langue comme symbole de son
« paraître ». Ainsi se dessine, encore une fois, le TOUT à partir de l’association
des opposés.
La série suivante, quant à elle, est constituée de vrais antonymes agencés en
trois couples :
تَحْ تِي/فَوْ قِي
ِش َمالِي/يَ ِمينِي
َ خ َْلفِي/َّي ِْن يَ َدي
Ces trois couples d’antonymes couvrent la totalité de l’espace dans lequel se
trouve l’être humain. Leur association insiste sur les deux qualités récurrentes de
Dieu : un dieu omniprésent et tout puissant.
Rappelons enfin que toutes ses structurations en éléments opposés contri-
buent à créer un texte dont les constituants sont en totale cohésion. Il en ré-
sulte des énoncés très soudés sur le plan formel et très homogènes sur le plan
sémantique.
3. Conclusion
Nous nous sommes limités dans cette contribution aux énoncés du duςa:ʔ en
arabe classique tels qu’ils ont été hérités de la tradition prophétique, c’est-à-dire
sa manifestation la plus prototypique qui l’a érigé en modèle à suivre. Notre
équipe s’intéresse également aux autres manifestations du duςa:ʔ, aussi bien
écrites qu’orales, en arabe littéral qu’au dialectal. Pour ce qui concerne le corpus
de notre propos, nous voudrions insister sur les points suivants :
– Il s’agit d’un discours très marqué formellement qui offre des moules prédé-
finis imbriqués. Ainsi, la forme de ce type d’énoncés, celle d’un vocatif suivi
d’une demande est suffisante en elle-même pour indiquer leur appartenance
à un genre particulier. C’est dans ce sens que nous pourrions avancer que la
Le Duςa:ʔ comme genre discursif particulier 101
Références bibliographiques
Dictionnaire historique de la langue française, Alain Rey (dir.), Le Robert 2012.
Ghariani Baccouche M., à paraître, « Le duςa:ʔ Problématique et constitution de
corpus », La phraséologie : ressources, descriptions et traitements informatiques.
Paris, du 10 au 12 septembre 2014.
Mejri S., 2011, « Les pragmatèmes, des universaux phraséologiques très idioma-
tiques. Le cas du « douςa » en arabe », La parémilogie contrastive, A. Pamies
(dir.), EUROPHRAS, Université de Grenade.
Mel’čuk I., 2008, « Phraséologie dans la langue et dans le dictionnaire », Repères &
Applications (VI).
102 Béchir Ouerhani
Mel’čuk I., 2013, « Tout ce que nous voulions savoir sur les phrasèmes, mais… »
Cahiers de lexicologie, no 102, 2013-1, Unité en sciences du langage et colloca-
tions. Salah Mejri (dir.).
Trésor de la langue française informatisé.
En arabe
Al-bajhaqi:, (fin du XIe s.), ad-daςawa:tu-l-kabi:r.
Al-Fajru:za:ba:di, (XVe s.), al-qa:mu:su-l-muħi:ṭ.
Al-Maqdisi, (XIIIe s.), kita:bu-l-ʔarbaςi:n fi: faḍli-d-duςa:ʔ wa-d-da:ςi:n.
Al-Ʒawhari, (XIe s.), aṣ-ṣiħa:ħ fil-luγa.
Al-ʔazhari, (XIe s.), tahδi:bu-l-luγa.
Al-χali:l, (VIIIe s.), al-ςajn.
Az-zabi:di:, (XVIIIe s.), ta:Ʒu-l-ςaru:s.
Ibn Fa:ris, (XIe s.), maqa:ji:su-l-luγa.
Ibn Manðu:r, (XIVe s.), lisa:nu-l-ςarab.
Ibn si:dah, (fin du XIe s.), al-muħkam,
ςali J. 2001, Al-mufaṣṣal fi ta:ri:χi-l-ςarab qabla-l-ʔisla:m. 4éme éd. Da:r as-sa :qi.
Résumé
Le duςa:ʔ est un genre discursif ancré dans la culture arabo-musulmane et carac-
térisé par de fortes contraintes formelles, sémantiques et pragmatiques. Il couvre
les différents aspects de la vie des locuteurs et touche aux différents niveaux
de langue, aussi bien l’arabe standard que les différents dialectes dans les pays
arabes.
Nous allons voir que ce genre discursif porte sa définition dans sa forme
puisqu’il offre un « moule » qui structure la totalité de l’énoncé et assure la co-
hésion entre ses composantes. Les énoncés prototypiques du duςa:ʔ sont hérités
du prophète Muħammad : il s’agit s’un discours où le locuteur s’adresse à Dieu,
le glorifie et lui demande de réaliser un vœu (du bien pour soi ou pour les sien,
du mal pour l’ennemi.
Toute production discursive doit obligatoirement répondre à un certain
nombre d’exigences formelles et thématiques, et de contraintes d’emplois. D’où
le caractère relativement figé de ce genre discursif.
Abstract
The duςa:ʔ is a discursive genre deeply rooted in the Arab Muslim culture. It is
characterized by strong formal constraints and semantic and pragmatic norms.
It covers different aspects of the speaker’s life and reaches various language levels
from the standard Arabic to the different dialects spoken in the Arab countries.
We are going to show that this discursive genre could be defined in terms of
its form as it offers a “mould” that structures the whole text and establishes its
cohesion.
The prototypical wordings of the duςa:ʔ are inherited from the prophet Mu-
hammad: it is a speech that the speaker addresses to god to glorify him, beg for-
giveness, help or peace and to implore his own mercy and love ( the speaker may
ask god to realize good wishes for oneself or family or bad wishes for the enemy).
Any discursive text/ production must meet a number of formal and thematic
requirements and certain use constraints. This explains why this genre is rather
considered idiomatic.
0. Introduction
La linguistique du discours n’est pas coupée de la langue, elle nous renvoie néces-
sairement aux liens classiques entre la langue et le discours. Nous envisagerons
cette problématique par le biais d’un phénomène linguistique qui tient à la fois
de la langue et du discours : le jeu de mots. En effet, le jeu de mots, en tant que
phénomène discursif qui tire parti des propriétés inhérentes à un système lin-
guistique, cristallise parfaitement les rapports entre le proprement linguistique
et le discursif dans la mesure où il se caractérise essentiellement par une dualité
incidente au système linguistique d’une langue et un contexte discursif. Nous
tenterons de démontrer que le jeu de mots n’engage pas seulement les unités
lexicales (y compris les phonèmes et les morphèmes) actualisées dans un cadre
phrastique, il structure le discours.
Après quelques précisions conceptuelles et terminologiques, tant la notion de
« discours » est polysémique et celle de jeu de mots est peu conventionnelle dans
le domaine linguistique (§1), nous tenterons de démontrer que l’étude des jeux
de mots dans leur réalisations intraphrastiques (propositionnelles et interpro-
positionnelles) engage non seulement la linguistique de la phrase mais égale-
ment la linguistique du discours dans certaines relations qui tiennent plus du
transphrastique donc du discursif que des rapports interpropositionnels (§2).
et dans leur décodage –le champ de la linguistique de la phrase2, c’est le cas dans
cet exemple :
1. « Ne vous égarez pas dans les sentiers de la vertu. » (Wilde, in Mayer T.
1961 : 284)
Le jeu de mots se noue ici dans le cadre d’une seule proposition. Il transgresse le
sens de la polarité en l’inversant. Il consiste à déjouer la combinatoire normative ;
en principe le verbe s’égarer se construit avec un locatif (s’égarer dans une forêt)
et le syntagme nominal sentiers de la vertu se combine de manière prédictible
avec le verbe s’écarter (s’écarter des sentiers de la vertu). Le jeu de mots inverse
la polarité en combinant un verbe et un nom sémantiquement incompatibles:
s’égarer + Nom à polarité négative (dans les chemins de l’inconnu)
→ s’égarer + Nom à polarité positive (dans les sentiers de la vertu)
Mis à part la transgression de la polarité, de très nombreux mécanismes de for-
mation de jeux de mots se réalisent dans les limites de la phrase simple3 quand
d’autres ont pour support la phrase dite traditionnellement complexe.
2 Certaines phrases non propositionnelles peuvent faire le lit de jeux de mots qui solli-
citent la syntaxe transphrastique, cela peut être le cas des mots-phrases.
3 Cf. Ben Amor Ben Hamida T., 2002, 2003.
4 Nous n’avons pas retenu le mode de la juxtaposition non qu’il soit mineur – bien au
contraire la parataxe est un environnement privilégié des jeux de mots surtout qu’elle
engage souvent des mécanismes inférentiels qui permettent d’assurer la cohésion et la
cohérence du discours –mais parce que ce volet dépasserait largement le cadre de ce
travail. Nous retrouvons le recours à l’inférence dans la parataxe syndétique (cf. Jeux
de mots et coordination.)
Discours et jeu de mots 109
2. « Ses robes viennent de Paris mais elle les porte avec un fort accent anglais. »
(Saki, in Maloux M. 1965 : 250)
Le jeu de mots est ici de nature combinatoire puisque la séquence adverbiale
avec un fort accent anglais est appropriée à un prédicat verbal appartenant à la
classe sémantique de la <parole> comme parler, s’exprimer, chanter, etc. et donc
non approprié au verbe porter. Ce jeu de mots transgresse, par conséquent, des
contraintes de nature combinatoire.
Dans cet exemple, si nous nous arrêtons à la structure syntaxique du discours,
nous constatons qu’il repose sur la coordination de deux propositions :
P1 Ses robes viennent de Paris.
P2 Elle les (ses robes) porte avec un fort accent anglais.
Au niveau du support du jeu de mots, son incidence dépasse, en fait, le cadre
de P2 puisque si on restitue l’antécédent ses robes l’énoncé :
→ *Elle porte ses robes avec un fort accent anglais.
serait incongru voire agrammatical parce que non cohérent. En fait, la cohé-
rence sémantique de l’énoncé est assurée par le coordonnant mais. Il ne s’agit
pas seulement d’une conjonction de coordination entre deux propositions auto-
nomes (P1 et P2), mais bien plus, c’est-à-dire, d’un marqueur discursif à valeur
argumentative ; mais en tant que marqueur de structuration révèle une inférence
puisque mais réfute un présupposé :
si P1 le posé : ses robes viennent de Paris
mais P2 elle les porte avec un fort accent anglais
alors le présupposé est: elle les porte à la française.
Nous voyons ainsi que nous dépassons le cadre des relations interproposi-
tionnelles pour atteindre, à travers le marqueur mais, le niveau transphrastique
et nous retrouver de plain-pied dans le champ discursif.
est établie entre deux catégories grammaticales : le nom être et le verbe être. En
(4) le caractère homomorphique est relatif à une seule catégorie grammaticale de
nature verbale, en l’occurrence faire. En effet, dans ce jeu de mots, le verbe faire
connaît deux actualisations : un emploi prédicatif et un autre actualisateur, i.e.
un verbe support du prédicat nominal bêtises.5
Le parallélisme syntaxique fait que les deux supports de chaque jeu de
mots occupent l’une des deux propositions de la phrase complexe selon cette
distribution :
3. subordonnée causale (êtres), principale (être).
4. subordonnée temporelle (font), principale (font).
Si la tradition grammaticale considère ces structures syntaxiques comme des
constructions interpropositionnelles, d’autres théories linguistiques les assi-
milent à des relations transphrastiques. En effet, selon la Théorie des classes
d’objets (Gross G. et M. Prandi, 2004) où les rapports entre les propositions en-
tretenant des liens logiques sont envisagés du point de vue de la prédication, les
deux propositions constituent deux prédicats de premier ordre autonomes, mais
reliés par un prédicat de second ordre qui installe un rapport logique causal pour
(3) et temporel pour (4).
5 Pour l’analyse de ce type de jeux de mots obtenus par ruptures d’emplois au niveau
des racines prédicatives, cf. Ben Amor Ben Hamida, à paraître.
Discours et jeu de mots 111
Conclusion
Nous avons tenté d’interroger l’étendue du co-texte engagé par le jeu de mots afin
de démontrer qu’il relève dans son étude autant de la linguistique de la phrase
que de celle du discours. Nous avons pu observer que de l’unité lexicale au dis-
cours, le jeu de mots engage des relations phrastiques et transphrastiques qui
sont loin d’entretenir toujours des rapports strictement disjonctifs d’où l’interfé-
rence entre le champ de la linguistique de la phrase et celui de la linguistique de
discours. Nous rejoignons ici la position de Benveniste E. « La phrase appartient
bien au discours. C’est même par là qu’on peut la définir : la phrase est l’unité du
discours. (…) C’est dans le discours, actualisé en phrases, que la langue se forme
et se configure. » (1966 : 130-131)
Par ailleurs, entre les cadres phrastique et transphrastique, nous avons cher-
ché à illustrer essentiellement les liens syntactico-sémantiques, mais les rapports
transphrastiques sont aussi gérés par la sémantique particulièrement dans le cas
des jeux de mots coulés dans le moule de la paraphrase définitionnelle par rap-
port à une unité lexicale comme dans :
« Boulimie : Faim sans fin » (Delacour J., Dictionnaire des mots d’esprit, Albin Michel,
1976 : 50)
Bibliographie
Baron de la pointe (Le) et E. Le Gai, 1860, Dictionnaire des calembours et des jeux
de mots, Paris, Passard.
Ben Amor Ben Hamida T., 2002, « Pour une typologie des jeux de mots :
L’exemple de Raymond Queneau » in Etudes linguistiques, volume 5, Publica-
tion de l’Association Tunisienne de Linguistique, p. 29-46.
—, 2003, « Polylexicalité, polysémie et jeu de mots » in Polysémie et polylexicalité,
Syntaxe et sémantique n°5, Presses Universitaires de Caen, p. 207-222.
114 Thouraya Ben Amor Ben Hamida
Wahl Ph., 2010, «Régimes discursifs du « double sens »», [En ligne], Volume
XV –Â�n°4 ; 2010 et XVI –Â�n°1 ; 2011. Coordonnés par Évelyne Bourion,
URL : http://www.revue-texto.net/index.php?id=2684.
Résumé
Il s’agit d’envisager le champ de la linguistique du discours à travers l’exemple du
jeu de mots, dans sa dimension linguistique, par l’étude de son environnement
phrastique et transphrastique.
Abstract
It’s the question of considering the scope of linguistics of discourse through
the example of pan in its linguistic dimension, for the study of its phrasal and
transphrastique environment.
1.╇Introduction
Les sites marchands sont par nature des lieux consacrés (a) à la diffusion des
fiches de produits mis en vente mais aussi à (b) l’expression et au partage d’avis
client. D’où deux types de discours :
(1) le premier par obligation de résultat financier est bien structuré ;
(2) le deuxième par sa liberté d’expression en anonymat est rédigé spontanément.
Les sites marchands et les sites d’avis se multiplient sur le web. Aujourd’hui, 67 %
des internautes donnent leur avis en ligne, 90% lisent les opinions des autres
internautes1. Les avis de consommateurs se présentent comme troisième critère
qui, après le prix et les caractéristiques du produit, influence la décision d’achat.
Une étude approfondie de ces deux types de discours permettraient de mieux
répondre aux besoins des utilisateurs des sites marchands, et en conséquence,
de générer un plus grand profit financier. Vu le nombre de textes publiés quoti-
diennement sur ce type de sites, seulement la classification automatique et la gé-
nération automatique de texte parviennent aux besoins immédiats de la société
d’Internet dans laquelle nous vivons actuellement. Un bon site marchand2 doit
réaliser quatre facteurs-Â�clés de succès qui sont indiscutablement liés à la langue
et, par conséquent, au traitement automatique de la langue naturelle : (a) profes-
sionnaliser le site – une rédaction de bonne qualité, à valeur ajoutée, sans fautes
d’orthographe, (b) faciliter la recherche, (c) valoriser le produit – présenter des
informations utiles : descriptif complet, clair, bien rédigé, (d) mesurer les
résultats – mots clés utilisés dans le moteur de recherche.
Dans ce qui suit, nous listerons les propriétés linguistiques qui caractérisent le
discours en langue spécialisée retenue dans les fiches de produits. Ensuite, nous
montrerons comment, à l’aide de techniques linguistiques et de techniques statis-
tiques, parvenir à dégager une structure textuelle de fiches de produits afin de les
générer automatiquement. Et tout cela dans le but de dégager la couverture phraséo-
logique textuelle (S. Mejri, 2011) des textes spécialisés. Pour le besoin de ce travail,
nous avons constitué un corpus parallèle bilingues franco-Â�polonais de plus de cent
descriptions des parfums féminins tirées du site de Sephora3. L’objectif de ce site
d’internet est de vendre son produit et un bon descriptif fait vendre. Finalement, ce
site se caractérise par une vraie dichotomie : discours général / discours spécialisé.
2.1.╇Discours publicitaire
Déjà la définition du terme publicité nous met en face d’un texte extrêmement
concurrentiel dont l’objectif est d’exercer une action sur le consommateur (Le
Grand Robert-�version CD ROM). Ainsi, le discours publicitaire se dessine
3 http://www.sephora.pl/ et http://www.sephora.fr/
La couverture phraséologique des textes spécialisés 119
4 http://www.revue-signes.info/document.php?id=243&format=print; consulté le
14 octobre 2014.
5 http://www.sephora.fr/Parfum/Parfum- Femme/Manifesto- L- Eclat/P1763097,
consulté le 19 décembre 2014
120 Alicja Hajok
PARFUM
• NOUVEAU PARFUM
Cet enchainement des parties est aussi visible par le fait d’employer les connec-
teurs logiques ; aussi bien en français qu’en polonais :
Miss Dior est un chypre qui procède par étapes.
Un parcours qui débute, avec le charme piquant d’un prélude hespéridé, frais et
fruité, puis s’épanouit en des notes florales, s’ennoblit ensuite avec l’élégance du
patchouli, pour offrir enfin une conclusion musquée, trace ultime du souvenir.
Recelant en son cœur une véritable richesse, Miss Dior propose une évolution in-
tense et surprenante6.
Une Eau de Parfum Miss Dior pensée pour une « jeune femme élégante, joueuse
et amoureuse ».
→ Modif <marque du parfum>
Femme Saint Laurent, femme Manifesto
→ Modif <phrase relative>
Le parfum de l’envoûtement d’une femme qui sait jouer de son charme pour fasci-
ner l’homme qu’elle aime.
La première fragrance qui enveloppe la femme qui le porte de sensualité et de
séduction, grâce à un délicieux accord chypré fruité aux nuances chaudes, riches
et boisées.
– L’enchainement de plusieurs modifieurs actualisant les prédicats d’<odorat> :
Mon nouveau modèle, l’Eau de Parfum Couture, est une sublime robe longue cou-
sue de notes florales fraîches et surpiquée de notes boisées ultra raffinées.
La première fragrance qui enveloppe la femme qui le porte de sensualité et de
séduction, grâce à un délicieux accord chypré fruité aux nuances chaudes, riches
et boisées.
– L’enchainement de plusieurs modifieurs actualisant l’argument <femme> :
Une Eau de Parfum Miss Dior pensée pour une «jeune femme élégante, joueuse et
amoureuse».
– Les constructions comparatives :
Une pierre précieuse facettée comme un bijou
Taillée dans le bleu du ciel, facettée comme un diamant
Trésor Midnight Rose, une fragrance gourmande comme une « rose d’amour»
Nombre de lexèmes
Nombre de suites figées et de collocations
124 Alicja Hajok
7 Ces recherches sont réalisées dans le cadre du projet POLONIUM 2012-2014 réalisé
par l’Université Pédagogique de Cracovie et le laboratoire LDI (UMR 7187) de Paris 13.
La couverture phraséologique des textes spécialisés 125
des éléments invariables (I). Ces informations sont nécessaires pour gé-
nérer automatiquement des formes fléchies ;
2) les variations flexionnelles des suites collocatives reposent sur les mêmes
principes flexionnels que les syntagmes libres ;
3) chaque entrée du dictionnaire est dotée d’un moule locutionnel, d’un pa-
tron flexionnel et d’une traduction.
Les bases de données intégrant les termes de la langue de la parfumerie se pré-
sentent de la manière suivante :
MOULE PATRON
ENTRÉE_FR ENTRÉE_PL LOCUTIONNEL - FLEXIONNEL - MODIF - CLASSE
POLONAIS POLONAIS
delikatyny Modif_N –
parfum délicat ADJ N C[gnc] T[gnc]
zapach délicat
kobiecy Modif_N –
parfum féminin ADJ N C[gnc] T[gnc]
zapach femme
kwiatowy
parfum floral ADJ N C[gnc] T[gnc] Modif_N – fleur
zapach
kwiatowo-
parfum floral I C[gnc] Modif_N – fleur/
owocowy ADJ ADJ N
fruité T[gnc] fruit
zapach
owocowy
parfum fruité ADJ N C[gnc] T[gnc] Modif_N – fruit
zapach
parfum tajemniczy Modif_N –
ADJ N C[gnc] T[gnc]
mystérieux zapach mystérieux
parfum nowoczesny Modif_N –
ADJ N C[gnc] T[gnc]
moderne zapach nouveau
orientalny Modif_N –
parfum oriental ADJ N C[gnc] T[gnc]
zapach orient
parfum niezapomniany
ADJ N C[gnc] T[gnc] Modif_N – oubli
inoubliable zapach
wyszukany Modif_N –
parfum raffiné ADJ N C[gnc] T[gnc]
zapach recherché
zmysłowy
parfum sensuel ADJ N C[gnc] T[gnc] Modif_N – sens
zapach
parfum promienny
ADJ N C[gnc] T[gnc] Modif_N – soleil
lumineux zapach
La couverture phraséologique des textes spécialisés 127
MOULE PATRON
ENTRÉE_FR ENTRÉE_PL LOCUTIONNEL - FLEXIONNEL - MODIF - CLASSE
POLONAIS POLONAIS
parfum plein de zapach pełen Modif_N –
N DET N T[gsc]II
soleil słońca soleil
niepowtarzalny Modif_N –
parfum unique ADJ N C[gnc] T[gnc]
zapach unique
wibrujący Modif_N –
parfum vibrant ADJ N C[gnc] T[gnc]
zapach vibrant
zapach N_ Modif –
parfum raffiné N ADJ T[gnc] C[gnc]
wyrafinowany recherché
parfum du N_Modif –
zapach odwagi NN T[gsc]I
courage abstait
parfum zapach N_Modif –
NN T[gsc]I
d’enchantement oczarowania enchantement
parfum de la zapach N_Modif –
NN T[gsc]I
féminité kobiecości femme
ADJ-Adjectif, c-cas, C-élément complément, g-genre, I-élément invariable, N-nom, n-nombre,
T-élément-tête, ( …)s construction employée seulement au singulier, ( …)p construction employée
seulement au pluriel
chaque jour sur Internet doivent publier des descriptifs inédits de milliers et de
milliers de produits, d’où la nécessité de générer automatiquement des textes.
Nous prenons ici comme exemple le générateur automatique des descriptifs pro-
posé par Syllabs8. Cette société garantit que son produit permet de « créer des
textes uniques qui satisfont un moteur de recherche et apportent à un internaute
un descriptif agréable à lire et pouvant comporter des informations supplémen-
taires comme la réputation de la marque, etc. ».
L’interface du générateur des descriptifs de chaussures proposé à tire
d’exemple montre bien les éléments présentant le produit : fabriquant, nom du
modèle, type, etc., auxquels on ajoute les suites toutes faites qui font appel à la
langue générale, mais avant tout à la langue spécialisée et qui peuvent être repro-
duites pour générer les descriptifs d’autres produits, par exemple :
1. Découvrez en ce moment <produit><fabriquant du produit>.
2. <Modèle><couleur> pour femme/homme.
3. Ces <produit>, dont la partie extérieure est en <matière>, possèdent une se-
melle en <matière> [terminologie appropriée à la cordonnerie].
4. Les coloris disponibles sont les suivants : <couleur>, <couleur>.
5. Le prix pour ces magnifiques <produit> est de <prix>.
6. Mais faites une bonne affaire en achetant rapidement : vous bénéficierez d’un
prix exceptionnel de <prix>.
7. Alors pas une minute à perdre, commander sans plus tarder !
Nous notons que le descriptif se compose de sept phrases dont seulement la
troisième emploie la terminologie appropriée à la cordonnerie : une semelle en
gomme. Les six autres peuvent être reprises pour la vente de n’importe quel pro-
duit. Une telle génération de textes est basée sur le principe d’un nombre fini
de phrases préconstruites stockées dans les bases de données qui, ensuite, sont
sélectionnées fortuitement, mais toujours dans la logique de parties constitutives
de textes (nom du produit, destinataire, propriété du produit, couleur, prix ré-
gulier, information sur la réduction), ce qui donne l’impression de générer auto-
matiquement un nombre infini de nouveaux textes. Comparons les deux textes
tirés du site de Syllabs :
8 http://www.syllabs.fr/demonstrations/les-chaussures-generation-de-textes/ ; consul-
té le 14 octobre 2014.
La couverture phraséologique des textes spécialisés 129
6. Conclusion
Nous venons de montrer comment les nouvelles bases de données linguistiques,
enrichies par la notion de la couverture phraséologique textuelle, peuvent amé-
liorer considérablement la qualité du traitement automatique du texte, mais aussi
la qualité de la traduction. Le fait de constituer les grammaires locales des suites
figées et des collocations permet d’alimenter semi-automatiquement le diction-
naire. Le même pourcentage de deux couvertures phraséologiques textuelles du
texte français et du texte polonais assure une bonne qualité phraséologique ob-
tenue dans le texte d’arrivée ; ainsi le rôle du figement se résume entre autres
dans le fait qu’« il structure le discours et décide le plus souvent de sa facture
stylistique, notamment à travers la couverture phraséologique textuelle » (Mejri,
2011 :10).
7. Bibliographique
Buvet, P.-A. ; Cartier E. ; Issac F. ; Mejri S. (2007) : « Dictionnaires électroniques
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130 Alicja Hajok
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fonctionnements, discours / (éds) Teresa Muryn [et al.], Peter Lang Edition,
p. 161-171.
La couverture phraséologique des textes spécialisés 131
Résumé
Après avoir proposé une courte caractéristique du discours spécialisé, nous four-
nirons une typologie des constructions à modifieur rencontrés dans ce type de
discours ; cela nous permettra d’évoquer la question de la couverture phraséolo-
gique textuelle qui est propre au discours spécialisé. Finalement, nous montre-
rons des outils d’aide à la rédaction des discours spécialisés.
Abstract
Having proposed a short characteristics of specialized discourse, we will move
to the the problem of constructions with modifiers which oftern occur in this
type of discourse. This will allow us to discuss the idioms in specialized texts, i.e.
idiomatic coverage of text. Finally, we will present some tools used for automatic
processing of specialized language.
l’explication de leur signification actuelle qui, à son tour, confrontée à des codes
culturels éclaire la spécificité nationale verbalisée par cette unité phraséologique.
De tels codes culturels on distingue les plus signifiants : textes sacrés ou de la
sagesse populaire et le fonds parémiologique. En effet, le christianisme est recon-
nu comme l’un des facteurs globaux ayant défini la mentalité française et russe.
Les textes bibliques sont qualifiés de textes-types qui s’établissent comme une
source de conception et interprétation de l’espace sémantique de la culture au
sein duquel l’expérience matérielle et spirituelle du peuple se reproduit dans la
langue. Toutefois, la question s’impose du pourquoi, pour la compréhension des
codes culturels, un rôle substantiel est assujetti aux textes sacrés ; le pourquoi
dans des situations de choc, de « bouleversements extrêmes » (naissance, mort,
maternité, mariage, divorce, amour) le comportement de l’individu (même d’un
non-croyant) active ses fixations religieuses conscientes ou inconscientes par rap-
port au destin. Enfin, est-ce que réellement la langue nationale peut témoigner
des taxons culturels supra-temporels dont la nature sémiotique est motivée par
la tradition religieuse : l’actualisation de ces signes linguistiques dans le discours
contemporain français/russe est une manifestation de la « sémiotique réelle »
conditionnée par l’esprit théologique. Après tout, l’image linguistique du monde
change avec le temps, ce qui dénote la vision du monde différente et sa concep-
tualisation modifiée.
Dans la philosophie de K. G. Jung, la religion, en tant qu’attitude de l’homme
à l’égard du mystère, de Dieu, est une telle forme de l’expression psychique qui,
par l’intermédiaire des symboles, permet la manifestation du Soi qui, à son tour,
est porteur psychologique de l’image de Dieu. Des modèles archétypiques se re-
trouvent dans des symboles d’où résulte leur reproductibilité : « Les dieux sont
des métaphores du comportement archétypique » [Сэмьюэлз 2009 : 44]. Ce
n’est pas par hasard que les images de Dieu, de l’âme ou des forces démoniaques
sont présentes dans des mythes de la majorité des cultures et les formes sym-
boliques telles que la Croix ou le Mandala sont l’expression des représentations
théologiques collectives. Donc, l’étude de la culture et de la mentalité de l’ethnie,
de ses traditions et innovations, exige la prise de conscience de ses racines ar-
chétypiques et surtout de celles qui sont motivées par l’expérience théologique
du peuple. Autrement dit, l’analyse de certains signes linguistiques fixés et re-
produits dans les langues nationales française/russe peut témoigner des formes
archétypiques de l’attitude de l’homme envers le divin.
La religiosité « pratique » française dans, notamment, la doctrine catholique
sur le péché pourrait être présentée en tant que système complexe de jugements
socio-rationnels ainsi que de préceptes éthiques formés traditionnellement sous
l’influence des doctrines catholiques. Ainsi, tout au long du XVI-XVIII s. le
Le discours religieux des cultures contemporaines française/russe 135
(F. Mitterrand) – en baisse – visite les sept plaies d’Egypte. (Ex., 7,14-12,30) ; Les
voies du Seigneur seraient-elles aveuglantes ? (Rom.11, 33) ; La résolution 666
des Nations Unies, chiffre diabolique… (Ap. 13,18.) ; La peur de l’électeur, c’est le
début de sagesse. (Prov. 1,7 ; 9,10 ; 15,33 ; Si. 1,14.) ; Une véritable manne occiden-
tale s’abat sur l’Allemagne de l’Est. (Ex. 16,15.) ; Mais, comme toujours lors de
la distribution des prix, il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus (Mat. 20,16.). No-
tons certains bibléïsmes russes dont le sens biblique s’est effrité au profit du sens
sociopolitique. Ces unités phraséologiques décrivent des institutions sociales et
rapports communautaires : власть предержащие (Рим. 13,1), la dénomina-
tion ironique des patrons; всякой твари по паре (Быт. 6,19-20), désignation
occasionnelle des représentants de Duma ; золотой телец (Исх. 32,1-4), dési-
gnation de l’argent ; знамение времени (Матф. 16,3), dans le contexte du phé-
nomène politique signifiant; кто с мечом придет, от меча и погибнет (Матф.
26,52), cliché patriotique, éducatif ; перекуем мечи на орала (Ис. 2,4), l’appel
à la vie paisible, etc. Dans le style journalistique russe, on constate l’émergence
de néologismes dérivés de bibléïsmes et possédant une connotation ironique ou
souvent négative : иудистый, иудушки (de Juda), каинство, каинитство (de
Caïn), тележрецы (télé prêtres), телепаства (télé ouailles) etc.
Les accents confessionnels distincts ont préconstruit une image différente à la
base des bibléïsmes employés dans les deux cultures comparées : (notons que les
deux idiomes suivants sont de faux équivalents phraséologiques) l’enfant (le fils)
prodigue et блудный сын/возвращение блудного сына (fils infidèle, impudique,
errant au sens propre et figuré du terme/ retour du fils prodigue). Le retour chez
soi de l’apostat repenti et la miséricorde à condition de repentance – thèse ty-
pique orthodoxe qui est à la base sémantique du bibléïsme russe, et la rigueur par
rapport aux biens matériels, désapprobation du gaspillage – pensée catholique
qui a conditionné le sens actuel du bibléïsme français (com. : le bibléïsme cou-
ramment employé au père avare, le fils prodigue s’étant créé à la base du même
sujet biblique et reflétant le même aspect du sens).
La vue différente sur les « simples d’esprit » se révèle dans la structure sémantico-
syntaxique du bibléïsme français le mauvais riche (Luc. 16, 20-27) et les bibléïsmes
russe петь Лазаря (chanter Lazare), лазарничать (faire Lazare), тянуть
Лазаря (traîner Lazare), прикидываться Лазарем (faire semblant d’être Lazar).
Ces phraséologismes étaient formés à la base du même sujet biblique (Luc. 16, 20-
27) / (Лук. 16, 20-25). L’image constitutive du bibléïsme russe петь Лазаря (chan-
ter Lazare) est celle du pauvre Lazare ayant trouvé pour ses supplices la béatitude
dans le sein d’Abraham. Le bibléïsme français interprète un autre pan de ce sujet.
Dans la tradition orthodoxe, les malheureux étaient vus comme « les fils de
Dieu » et, aux yeux de Dieu, l’aumône aux miséreux était estimée nécessaire,
138 Galina Belikova
Résumé
Le discours religieux des cultures contemporaines française/russe
La langue est la substance dans laquelle le monde est inévitablement immergé et
l’essence du monde concevable possède le caractère verbal. La langue est certai-
nement la source gnoséologique permettant la révélation des faits socioculturels,
c’est un mode spécifique de l’existence de la culture, son outillage et son pro-
duit à la fois. Les unités linguistiques témoignant des concepts-clefs de la culture
et reflétant la sémantique culturelle sont de prépondérance fixées dans le fonds
phraséologique de la langue nationale. De tels codes culturels on distingue les
plus signifiants : textes sacrés ou de la sagesse populaire et le fonds parémiolo-
gique. Le christianisme est reconnu comme l’un des facteurs globaux ayant défi-
ni la mentalité française et russe. La langue nationale peut témoigner des taxons
140 Galina Belikova
Abstract
Religious discourse in modern French/Russian cultures
Every language is a substance with the whole world inside and the essence of a
conceivable world lies in its verbal character. Every language represents a gnostic
source, revealing sociocultural phenomena, it represents a specific world where
culture finds its home, and it represents cultural enginery with, at the same time,
its product. Linguistic entities, being the key-concepts of culture and reflecting
cultural semantics are mostly fixed in the phraseological depths of every natio-
nal language. Of all these cultural codes, we usually distinguish only the most
significant ones: sacral texts, those of popular wisdom as well as paremiological
funds. Christianity is recognized as one of global factors, defining French and
Russian mentality. National language can hide supratemporel cultural taxons of
religion-motivated semiotic nature: these linguistic signs actualization in mo-
dern French/Russian speech is the manifestation of so-called «real semiotics»
conditioned by theological spirit. The study of ethnos’ culture and mentality,
of its traditions and innovations needs understanding archetypical roots as well
as those motivated by people’s theological experience. The analysis of certain
linguistic signs fixed and reproduced in French/Russian national languages may
demonstrate archetypical forms of humane attitude towards the divine.
1. Introduction
L’objectif de cette étude est de montrer le fonctionnement du lexique religieux
(théonymique) dans le discours littéraire. Il n’est pas facile de déterminer la spé-
cificité des notions « texte » et « discours » tant leur interprétation varie selon
les linguistes. Nous nous basons sur le point de vue qui stipule qu’à la différence
de l’analyse textuelle l’étude du discours prend en considération des facteurs
pragmatiques, extralinguistiques et situationnels. Le discours est un phénomène
linguistique complexe qui comprend le texte et l’information extralinguistique
(Алефиренко, 2007, p. 370).
Le discours littéraire présente une nature double : d’une part il a des traits
caractéristiques de ce type du discours étant donné que l’écrivain se sert de la
langue nationale et dépend des lois et des règles qui la régissent, d’autre part, il
est la création d’un auteur qui possède un style individuel.
Le style d’un auteur constitue un système de moyens d’expression résultant
du choix et du mode d’emploi des éléments fournis par la langue. Ce choix et cet
emploi sont déterminés non seulement par la nécessité de rendre un sens donné,
mais aussi par la tendance à revêtir la pensée d’une forme essentiellement per-
sonnelle, affective et esthétique.
Le discours littéraire a ses particularités qui le distinguent de tous les autres
types de discours ; c’est sa fonction esthétique, le rôle particulier des faits de
langue comme matière servant à créer des images et tableaux de la vie, la réunion
éventuelle des éléments de tous les styles de langue, l’emploi plus ou moins fré-
quent de tropes individuels (Морен, М.К., Тетеревникова Н.Н., 1970, p. 121).
Notre but est de démontrer par quels moyens le lexique religieux contribue à la
réalisation de ces fonctions. Pour nous acquitter de cette tâche nous avons étudié
le fonctionnement de ces unités lexicales dans les romans des écrivains franco-
phones Marc Levy, Anna Gavalda, Guillaume Mussot, Amélie Nothomb, Kathe-
rine Pancol. Notre choix s’appuie sur un seul critère : l’action de ces ouvrages
doit se dérouler à l’époque moderne. Pour mettre en relief les particularités de
142 Larissa Mouradova
l’emploi des théonymes dans le discours littéraire au XXIe siècle, nous les avons
comparés au lexique religieux utilisé par les écrivains du XIXe siècle – Guy de
Maupassant et Émile Zola.
1 Nous appliquons le terme théonyme à toutes les unités lexicales faisant partie du
champ de lexique religieux. L’emploi du terme dans ce sens-là nous semble justifié,
bien que cela contredise le sens étymologique de ce substantif. D’ailleurs, ce même
sens « large » est attribué au mot théologie.
Le lexique religieux dans le discours littéraire français 143
la manière suivante: le lexique qui désigne les notions propres 1) à toutes les
religions monothéiques, 2) aux confessions chrétiennes, 3) à une confession
chrétienne. Il est évident que le lexique dont on se sert pour verbaliser les no-
tions liées au catholicisme inclura les unités lexicales des deux premiers niveaux
tandis que ses traits spécifiques se révéleront par le vocabulaire appartenant au
troisième groupe. Ainsi, nous pouvons constater la présence dans le vocabulaire
religieux français des groupes suivants contenant des mots qui expriment:
– les concepts de la doctrine chrétienne: Dieu, enfer, paradis, purgatoire etc. ;
– les doctrines, les conceptions, les courants théologiques divergeant parfois de
la doctrine officielle de l’église (hérésies): adamisme, arianisme, calvinisme,
jansénisme, luthéranisme, manichéisme, protestantisme, etc. ;
– les rites religieux et les actions qui les accompagnent: baptême / baptiser,
confession / confesser, confirmation / confirmer, eucharistie / communier,
extrême-onction, pénitence, etc. ;
– les services religieux, les prières: angélus, bénédicité, homélie, messe, psaume,
requiem, sermon, etc. ;
– les fêtes religieuses : Épiphanie, Noël, Pâques, Pentecôte, etc. ;
– le clergé: abbé, archevêque, aumônier, cardinal, chanoine, curé, évêque, pape,
prêtre, vicaire, etc. ;
– les ordres religieux et leurs membres: bénédictins, capucins, carmélites, char-
treux, dominicains, franciscains, jésuites, etc. ;
– les croyants : catholique, fidèle, etc. ;
– les circonscriptions ecclésiastiques: cure, diocèse, évêché, paroisse, vicariat,
etc. ;
– les bâtiments et lieux de culte et leurs parties: cathédrale, chapelle, église, autel,
sacristie, etc.;
– les livres religieux : antiphonaire, Bible, bréviaire, Évangile, missel, etc. ;
– les objets de culte: croix, crucifix, etc. ;
– les vêtements sacerdotaux: barrette, chasuble, mitre, soutane, surplis, etc.
– Le baptême : « Le baptême eut lieu vers la fin d’août. Le baron fut parrain,
et tante Louise marraine. L’enfant reçut les noms de Pierre-Simon-Paul ; Paul
pour les appellations courantes. » (Maupassant, 1955, p. 130).
– La première communion : « Elle [Pauline] fit sa première communion au mois
de juin, à l’âge de douze ans et demi. Lentement, la religion s’était emparée
d’elle, une religion grave, supérieure aux réponses du catéchisme, qu’elle récitait
toujours sans les comprendre. » (Zola, 1967, p. 61).
– La confession: « Vers ce temps, Mme Chanteau s’étonna de la piété de Pau-
line. Deux fois, elle la vit se confesser. Puis, brusquement, la jeune fille parut
en froid avec l’abbé Horteur ; elle refusa même d’aller à la messe pendant trois
dimanches, et n’y retourna que pour ne point chagriner sa tante. » (Zola, 1967,
p. 89).
– Le mariage: « Maintenant Georges était agenouillé à côté de sa femme dans le
chœur, en face de l’autel illuminé. Le nouvel évêque de Tanger, crosse en main,
mitre en tête, apparut, sortant de la sacristie, pour les unir au nom de l’Éter-
nel. » (Maupassant, 1958, p. 349).
– Les funérailles: « L’église était tendue de noir, et, sur le portail, un grand écusson
coiffé d’une couronne annonçait aux passants qu’on enterrait un gentilhomme. »
(Maupassant, 1958, p. 284).
Bien sûr, l’actualisation du sens propre du lexique religieux n’exclut pas la possibi-
lité d’utiliser les théonymes au sens figuré ; par exemple, l’expression bon ange peut
se rapporter à une femme : le verbe se confesser signifie non seulement « avouer
(ses péchés) au prêtre dans le sacrement de pénitence ou à Dieu seul dans une prière
particulière » mais aussi « reconnaître pour vraie (une chose à son désavantage) » :
l’état qui procure le contentement, le bonheur est désigné par le mot paradis :
– « Mais Lazare venait de saisir la main de Pauline, dans un geste d’abandon
charmant, qui avait suffi pour rendre aux joues de la jeune fille tout le sang de
Le lexique religieux dans le discours littéraire français 145
son cœur. N’était-elle pas le bon ange, comme il la nommait, la passion toujours
ouverte d’où il ferait couler le sang de son génie ? » (Zola, 1967, p. 119).
– « Puis, il [le docteur Cazenove] s’emporta. « Aussi, c’est votre faute, vous ne
suivez pas le régime que je vous ai indiqué… Jamais d’exercice, toujours échoué
dans son fauteuil. Et du vin, je parie, de la viande, n’est-ce pas ? Avouez que
vous avez mangé quelque chose d’échauffant. -Oh ! un petit peu de foie gras »,
confessa faiblement Chanteau. » (Zola, 1967, p. 45).
– « Venu le premier, l’abbé Horteur, qui dînait aussi, jouait aux dames avec Chan-
teau, allongé dans son fauteuil de convalescent. L’attaque le tenait depuis trois
mois, jamais encore il n’avait tant souffert ; et c’était le paradis maintenant, mal-
gré les démangeaisons terribles qui lui dévoraient les pieds. » (Zola, 1967, p. 76)
Malgré le rôle important du catholicisme dans la France du XIXе siècle, les écri-
vains de l’époque ne pouvaient pas passer sous silence l’attitude sceptique d’une
partie de la société par rapport à la religion. Ainsi, Georges Duroy, le personnage
principal du roman de Guy de Maupassant Bel-Ami, en attendant à l’église ma-
dame Walter qui lui avait fixé un rendez-vous, se dit qu’elle va à l’église pour des
raisons diverses: ici, elle confesse ses péchés et ici même elle voit son amant. On
a acquis l’habitude de se servir de la religion comme on se sert d’un en-tout-cas :
« S’il fait beau, c’est une canne ; s’il fait du soleil, c’est une ombrelle ; s’il pleut,
c’est un parapluie, et, si on ne sort pas, on le laisse dans l’antichambre. Et elles sont
des centaines comme ça, qui se fichent du bon Dieu comme d’une guigne, mais qui
ne veulent pas qu’on en dise du mal et qui le prennent à l’occasion pour entremet-
teur. » (Maupassant, 1958, p. 248).
L’attitude négative envers le clergé se fait sentir dans la phrase suivante tirée
du roman d’É. Zola La joie de vivre : « À Paris, on méprisait [… ] les curés, ces
hypocrites dont les robes noires cachaient tous les crimes. » (Zola, 1967, p. 62).
Néanmoins, la négligence déclarée de la pratique religieuse était mal vue. Le fils
de l’héroïne du roman de Guy de Maupassant Une Vie, Paul, n’a pas été admis à la
première communion et la famille décide de l’élever « en chrétien, mais non pas en
catholique pratiquant », ce qui provoque la désapprobation du voisinage. Au cours
d’une visite chez sa voisine, la marquise de Coutelier, Jeanne, après avoir entendu
quelques « paroles glaciales » prononcée par la maîtresse de la maison, reçoit cette
réplique cinglante : « La société se divise en deux classes : les gens qui croient à Dieu
et ceux qui n’y croient pas. Les uns, même les plus humbles, sont nos amis, nos égaux ;
les autres ne sont rien pour nous. » Jeanne essaie de convaincre son interlocutrice
qu’il est possible de « croire à Dieu sans fréquenter les églises » mais la marquise dit
sans ambages: « Non, Madame ; les fidèles vont prier Dieu dans son église comme on
va trouver les hommes en leurs demeures. » (Maupassant, 1955, p. 190).
146 Larissa Mouradova
Parmi les vocables cités, nous pouvons voir ceux qui possèdent un sens figuré
au niveau de la langue-Â�système. Le mot acolyte, par exemple, a trois acceptions :
1). clerc promu à l’acolytat chargé notamment de servir à l’autel un membre de la
hiérarchie placé au-Â�dessus de lui (sous-Â�diacre, diacre, prêtre, etc.) ; 2). P. ext., fam.
et parfois péj. compagnon et serviteur habituel d’une personne à laquelle il est
subordonné; aide subalterne ; 3). P. ext., péj., le plus souvent au plur. complice
http: (www.cnrtl.fr) : « Je [Pierre] crois qu’ils se foutaient tous de ma gueule. Le
gros Singh, ses acolytes et la demoiselle. » (Gavalda, 2002, p. 102).
Citons encore un exemple. Le mot croisade signifie 1) Expédition dont les par-
ticipants portaient une croix d’étoffe cousue sur leur habit, entreprise au Moyen
Âge par les chrétiens d’Europe pour délivrer la Terre Sainte de l’occupation mu-
sulmane. 2) Emploi fig. Campagne visant à soulever l’opinion en vue d’un résultat
d’intérêt commun. (www.cnrtl.fr). L’exemple ci-Â�dessous où ce nom est employé
au figuré s’écarte déjà un peu de la définition fournie par le dictionnaire. Une
vielle dame parle à sa jeune amie de son amoureux : « -Â�Il [Lucas] est déjà dans tes
veines, il ira jusqu’à ton cœur. Il y récoltera les émotions que tu y as cultivées avec
tant de précautions. Puis il te nourrira d’espoirs. La conquête amoureuse est la plus
égoïste des croisades. » (Levy, 2002, p. 132-133).
Dans d’autres cas, l’emploi des théonymes au sens figuré reflète la vision per-
sonnelle de l’auteur. Alors nous sommes souvent en présence d’une métaphore
filée. Par exemple, l’héroïne du roman d’A. Nothomb Antéchrista, Blanche,
trouve que l’attitude de ses parents envers son amie Christa lui rappelle l’histoire
biblique de l’enfant prodigue :
Je me rappelai soudain la parabole de l’enfant prodigue : déjà, dans la bouche de
Christ, les parents préféraient l’enfant qui s’était mal conduit. A fortiori, dans la bouche
de Christa. Peut-Â�être le Christ et Christa prêchaient-Â�ils pour leur chapelle : l’enfant pro-
digue, c’était eux. Et moi, j’étais le déplorable enfant sage, celui qui n’a pas eu l’habileté
de signaler, par ses turbulences, par ses fugues, par ses impertinences, par ses insultes,
qu’il méritait hautement l’amour de son père et de sa mère (Nothomb, 2001, p. 66).
L’héroïne du roman d’А. Nothomb Stupeur et tremblement, qui travaille dans
une entreprise japonaise, n’ayant pas eu le temps d’effectuer le travail dont son
chef Fubuki l’avait chargée essaie de rattraper les heures perdues et reste dans son
bureau même la nuit. Après la troisième nuit sans sommeil, elle éprouve soudain
un sentiment de soulagement, une sensation de liberté intérieure et se croit égale
à Dieu. Elle adresse à Fubuki un discours imaginaire dans lequel elle la compare
à Ponce Pilate et s’assigne le rôle du Christ.
Soudain, je me suis amarrée. Je me levai. J’étais libre. Je marchai jusqu’à la baie
vitrée. La ville illuminée était très loin au-Â�dessous de moi. Je dominais le monde.
J’étais Dieu. Je défenestrai mon corps pour en être quitte….
Le lexique religieux dans le discours littéraire français 149
Conclusion
Après avoir étudié le rôle du lexique religieux dans le discours littéraire français,
nous pouvons constater que les écrivains du XXIe siècle se servent des théonymes
pour désigner les notions qui ont rapport à la religion (sens propre) ou pour
nommer les notions appartenant à un autre domaine (sens figuré). Les exemples
cités montrent avec évidence que dans le discours littéraire de nos jours le lexique
théonymique réalise son sens figuré plus souvent qu’au cours des époques précé-
dentes, ce qui peut s’expliquer par la perte toujours croissante de l’intérêt pour la
pratique religieuse dans la société française.
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150 Larissa Mouradova
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declarent-catholiques_9616.html
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http://www.cnrtl.fr/
Résumé
Le but de cette étude est l’analyse du fonctionnement du lexique religieux (théo-
nymique) dans le discours littéraire français. Les théonymes constituent un
champ lexico-Â�sémantique ayant une structure hiérarchique. Ils apparaissent dans
les premiers textes français et continuent à s’employer dans le discours littéraire
jusqu’à l’époque contemporaine en actualisant leurs sens propre ou figuré. Dans
Le lexique religieux dans le discours littéraire français 151
les romans français parus au XXIe siècle les théonymes ont la tendance bien pro-
noncée de réaliser plutôt le sens figuré qui existe au niveau de la langue-système
ou reflètent les traits particuliers du style individuel de l’écrivain.
Abstract
The purpose of this study is the analysis of the functioning of the religious voca-
bulary (theonymes) in French literary discourse. This vocabulary constitutes a
lexico-semantic field which has a hierarchical structure. The theonymes appear
in early French texts and continue to be used in the literary discourse at present
actualizing their literal or figurative meaning. In the French novels that have ap-
peared in the XXIst century the theonymes have the evident tendency to realize
the figurative meaning, which exists at the level of the language system or reflects
the special features of the individual style of the writer.
1. Introduction
Le phénomène « intensité » est reconnu comme étant un facteur de l’efficacité
persuasive des énoncés. La présente étude n’a pas l’ambition de proposer une
classification des marques linguistiques et discursives du fonctionnement inten-
sif des consécutives, même si elle fait partie d’un projet plus ample qui va dans
ce sens-là et se propose d’apporter une réflexion sur la sémantique de l’intensité
dans différents types de discours. Cette réflexion est menée notamment par le
groupe de recherche DiSem composé de chercheurs de l’Université Pédagogique
de Cracovie : Teresa Muryn, Alicja Hajok, Małgorzata Niziołek et l’auteur de ces
propos.
Notre propos est plus modeste et consiste à présenter des réflexions sur une de
ses spécificités, à savoir son exploitation discursive dans le cadre de l’expression
de la conséquence. Nous nous attacherons à y voir un embrayeur de l’acte argu-
mentatif qui sert à accroître l’intensité d’adhésion des destinataires. L’hypothèse
principale est que l’effet d’intensification déclenché par les marqueurs scalaires
est réalisé concrètement au niveau de l’énoncé. Cette hypothèse semble d’autant
plus plausible que bon nombre des marqueurs participent de différents systèmes
(exclamatif, consécutif, etc.) et, qui plus est, peuvent être considérés comme des
connecteurs non vériconditionnels qui relient non pas des segments matériels
de texte, mais des entités sémantiques (Ducrot, 1980 : 15, cité par Plantin, 1985 :
44). Ces entités sous-jacentes nécessitent quant à elles une restitution grâce à un
calcul interprétatif.
réalise une mise en scène discursive aura ici nécessairement recours à des pro-
cédés qui contribuent à la présentation de son ethos, à la destruction de celui de
son adversaire, à la pathémisation des représentations partagées avec l’auditoire.
Le discours politique se caractérise par un recours fréquent à l’emphase, à
la persuasion par l’appel à l’émotion et surtout au procédé d’hyperbolisation
qui, indépendamment de la forme linguistique empruntée, propose la narration
d’une scène dramatisante où l’intensité dépasse la réalité factuelle. Ces excès du
langage doivent être interprétés à un degré d’intensité plus bas que ce qui est
littéralement dit (Romero, 2001 : 311).
Etant donné que le scénario canonique de tout discours politique comporte –
à côté du topos de l’homme providentiel et des solutions pour l’avenir –le dia-
gnostic négatif de la réalité, il est clair qu’on y utilise plus souvent que dans
d’autres types de discours des moyens d’hyperbolisation produisant des effets
discursifs dramatiques. C’est pourquoi, à côté d’un grand nombre d’adverbes
intensifs en –ment, il y a là souvent, plus souvent même, des adverbes de complé-
tude et de surenchérissement qui expriment l’idée de l’écart absolu, de la totalité,
de la limite atteinte ou dépassée, voire de l’absence de limite (extrêmement, exces-
sivement, entièrement, infiniment, absolument, énormément, pleinement).
On pourrait classer dans cette même catégorie tout un éventail de locutions
du type : à outrance, avec démesure, sans précédent (« sans précédent » – 185
occurr. ; « plus que jamais » –94 occurr. dans le corpus analysé), de même que
de nombreux évaluatifs intrinsèquement subjectifs dont le caractère axiologique
dénote de manière dévalorisante le procès ou le comportement. Ces mots et syn-
tagmes usent de procédés analogiques pour exprimer une intensité jamais at-
teinte auparavant, ce qui en soi relève de stratégie hyperbolique :
1. C’est le comble de l’incohérence.
2. […] ce n’est pas parce que les défis auxquels nous sommes confrontés sont im-
menses (parce que cette crise est d’une ampleur sans précédent) que nous pou-
vons nous laisser aller au renoncement.
3. Le nombre des Français concerné par les mesures que nous avons prises est d’une
ampleur inégalée.
Dans ce cas-là, pouvons-nous dire, les notions de scalarité et d’écart par rapport à
la norme (Romero, 2007 : 59) perdent de leur pertinence étant donné que ce type
d’intensification maximalisée répond davantage à la question comment. Le locu-
teur cherche davantage à faire intervenir son appréciation sur une intensité à ex-
primer et pas forcément ordonner celle-ci sur une échelle des intensités possibles.
Si l’on part de l’hypothèse selon laquelle la fonction principale du langage est
non pas de représenter, mais de faire croire et de faire agir, dans le fonctionnement
Intensité et consécution dans le discours politique 157
11. Nos politiques assistés de nos économistes obsolètes sont tellement au fond du
trou que Nouvelle Donne émerge, en dépit du quasi boycott des média.
Il est clair que dans la situation inverse, celle de l’absence du marqueur (para-
taxe), la force argumentative diminue et l’énonciation n’a pas les mêmes effets
pragmatiques.
160 Wojciech Prażuch
toujours tributaire de ses visées. L’utilisation de ces procédés repose non seule-
ment sur les attentes du locuteur par rapport aux événements décrits mais aussi
sur l’orientation argumentative qu’il donne à son propos.
6. Références
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Résumé
La catégorie d’intensité est reconnue comme étant un facteur important de l’ef-
ficacité persuasive des énoncés, pas toujours corrélée avec leur force illocutoire.
Ce texte porte sur les effets pragmatico-Â�linguistiques à caractère intensificatoire
entraînés dans un genre de discours spécifique, notamment politique, à travers
les différentes formes de constructions consécutives qu’il fait circuler. L’article
s’inscrit dans les travaux du groupe de recherche DiSem composé de chercheurs
de l’Université Pédagogique de Cracovie qui se concentrent sur l’analyse inter-
disciplinaire de différents types de discours.
Abstract
The semantic category of intensity is regarded as a significant element influen-
cing the effectiveness of an utterance persuasive in character, although we can-
not always speak of a simple correlation between intensity and the illocutionary
force. This paper focuses on the pragmatic and linguistic effects of an utterance,
expressing intensification through various forms of cause-and-effect construc-
tions occurring in a given type of discourse, namely in political discourse. The
study is part of a project conducted by the DiSem research group made up of
researchers from the Pedagogical University of Krakow, whose filed of research
is the interdisciplinary analysis of various kinds of discourse.
Introduction
Cette analyse s’inscrit dans un projet plus vaste, à savoir la description des com-
posants linguistiques stables, récurrents et définitoires de la littérature fantastique
du XIXe siècle. La littérature fantastique s’appuie sur trois thèmes dominants : la
peur, l’excès, l’incertitude. Notre objectif est de proposer l’analyse de l’incertain.
Le champ de l’insaisissable et de l’indéfinissable trouve son expression à travers
différents exposants linguistiques qui sont plus ou moins figés. Nous nous ap-
puyons sur une conception étendue de la phraséologie, qui tend à dépasser le
recensement des unités généralement reconnues comme figées. Grâce à cette
conception il est possible de distinguer différents types de discours en se référant
à leur construction sémantico-grammaticale. Dans chaque type de discours, il
existe des modèles sémantiques spécifiques qui se réalisent sous la forme des
modèles syntaxiques1 pour des lexèmes propres à différents types de discours
(y compris le texte littéraire2). Cependant ces modèles, relativement stables,
admettent la présence de variantes, surtout dans le cas des textes littéraires. Cette
étude se trouve à la convergence de la linguistique et des études littéraires.
Le lecteur de la littérature fantastique du XIXe siècle remarque une régu-
larité dans la construction de ce genre textuel. Cette régularité n’apparait pas
uniquement au niveau de l’histoire mais émerge également au niveau lexical et
syntaxique.
Le corpus de recherche
Nous disposons d’un corpus unilingue composé de 98 textes fantastiques (entre
autres des textes de T. Gautier, G. de Maupassant, V. de l’Isle-Adam, P. Mérimée,
E.T.A. Hoffmann, E.A. Poe, Ch. Nodier). Depuis un certain temps, on observe
l’intérêt croissant pour le texte littéraire qui, comme tout discours, dispose de ses
particularités. Le refus du texte littéraire dans les analyses linguistiques est sou-
vent motivé par son imprévisibilité. Il s’adapte moins facilement aux exigences
des systèmes/outils informatiques. Dans la construction littéraire du texte la
surreprésentation statistiquement significative de certains phénomènes linguis-
tiques (lexèmes, collocations, structures préconstruites etc.) joue un rôle non
négligeable. Cependant l’application des outils informatiques dans l’analyse du
discours littéraire, uniquement en vue d’établir des données statistiques concer-
nant différentes informations grammaticales et lexicales, met en question l’idée
de créativité, inhérente à la création littéraire.
Autour du fantastique
La notion de fantastique reste toujours très floue (Todorov 1970, Vax 1979, Fabre
1992, Malrieux 1992, Wandzioch 2001). Comme le but de cette étude n’est pas
une polémique autour des définitions du fantastique, nous allons nous référer à
une définition proposée par Todorov (la plus célèbre et en même temps la plus
contestée), qui d’après nous, résume le mieux l’essence du fantastique :
Dans un monde qui est bien le nôtre, celui que nous connaissons, sans diables, sylphides, ni
vampires, se produit un événement qui ne peut s’expliquer par les lois de ce même monde
familier. Celui qui perçoit l’événement doit opter pour l’une des deux solutions possibles :
ou bien il s’agit d’une illusion des sens, d’un produit de l’imagination et les lois du monde
restent alors ce qu’elles sont : ou bien l’événement a véritablement eu lieu, il est partie
intégrante de la réalité, mais alors cette réalité est régie par des lois inconnues de nous. Ou
bien le diable est une illusion, un être imaginaire ; ou bien il existe réellement, tout comme
les autres êtres vivants : avec cette réserve qu’on le rencontre rarement.
Le fantastique occupe le temps de cette incertitude ; dès qu’on choisit l’une ou l’autre ré-
ponse, on quitte le fantastique pour entrer dans un genre voisin, l’étrange ou le merveilleux.
L’expression langagière de l’incertain dans la littérature fantastique 171
Le fantastique c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles,
face à un événement en apparence surnaturel (Todorov, 1976 : 29).
La cause indéfinie
Dans la littérature fantastique, la cause – source de la peur, est le plus souvent indé-
finie. La cause (phénomène) fait peur parce qu’elle est la représentation de nos an-
goisses/peurs les plus profondes. Dans les textes fantastiques on parle de la cause
sans la nommer. Ce caractère vague se manifeste d’abord par l’emploi des lexèmes
qui diluent ce qu’on voit. Ainsi, parle-t-on d’une « vision » (nocturne – origine
de la vision), d’un « spectre » (forme aux contours irréels), d’une « apparition »,
d’un « fantôme », d’un « être », d’un « ombre », d’une « forme », d’un « contour »,
d’une « créature » (être intermédiaire entre Dieu et homme), d’une « puissance »,
d’une « force », de « quelque chose » ou tout simplement on recourt aux pro-
noms démonstratifs : « cela », « ça ». Les deux premiers soulignent le caractère
momentané et volatil de la cause. La « forme » et le « contour » délimitent exté-
rieurement la cause sans pourtant en dire plus. Les substantifs « force » et « puis-
sance » décrivent la cause mettant en valeur son pouvoir d’agir. « Cela » et « ça »
172 Małgorzata Niziołek
se substituent à quelque chose de plus ou moins ambigu, de sorte que l’on ne peut
préciser leur champs référentiels (ça frappait ; cela piaffe, agite la tête). « Quelque
chose », « cela », « ça » permettent d’effacer lexicalement la cause. Tous les substan-
tifs repérés ont des référents flous et mettent l’accent sur le caractère extrêmement
fugitif de la cause. Ils ne présentent la cause que de façon fragmentaire. Ce sont
des «présence-absence» presque transparents et inaccessibles. La description dé-
faillante ne concerne pas seulement la cause. Pour parler des états psychologiques
des protagonistes (à forte dominante affective et difficiles à décrire avec précision)
suscités par la cause, on emploie des substantifs suivants : « impression », « sensa-
tion », « perception ». Ils sont accompagnés, entre autres, des adjectifs suivants :
confuse, étrange, indéfinissable, intuitive, singulière, mystérieuse, vague.
La description de la cause ne se limite pas à l’emploi de certains substantifs.
Cette cause est dissimulée dans d’autres constructions. Nous avons repéré un
schéma souvent repris dans la littérature fantastique : N + se faire entendre où N
est représenté dans le corpus par les substantifs suivants :
soupir(s)
grattement(s)
pas
grognement(s)
bruit(s)
voix
coup(s)
murmure
son(s)
cri(s)
grondement
La structure N + se faire entendre n’est qu’une des structures passives qui parsè-
ment les textes fantastiques (elle est surreprésentée dans le corpus analysé). Les
structures passives sans complément d’agent sont au service de l’hésitation parce
qu’on les utilise pour ne pas permettre d’identifier le sujet de la phrase, pour ne
pas le nommer. On ne sait pas qui/quoi gratte, à qui/quoi appartiennent les pas,
qui/quoi émet des bruits: enfin je lui parlai du singulier grattement qui s’était fait
entendre etc.
Les substantifs ci-dessus n’ont pas le même degré d’intensité. D’ailleurs ils
sont souvent accompagnés d’adjectifs. Certains adjectifs augmentent encore
l’ambiguïté du monde présenté : singulier, étrange, particulier, confus. L’emploi
de l’adverbe « très » provoque la construction de l’incertain à trois niveaux :
construction passive + Adj du champ linguistique de l’hésitation + adverbe
« très » (exposant explicite de l’intensité).
L’expression langagière de l’incertain dans la littérature fantastique 173
Dans ce contexte, il est intéressant d’attirer l’attention sur un élément qui intro-
duit la cause, qui est son signe annonciateur. Nous pensons aux adverbes « tout à
coup » (92 occurrences) et « soudain » (55 occurrences). Souvent après l’emploi
de ces adverbes tout change, tout devient différent et le monde ne montre plus la
face rassurante qu’on lui connaissait :
Tout à coup je vis remuer le pli d’un de mes rideaux ou Un frisson me saisit sou-
dain, non pas un frisson de froid, mais un étrange frisson d’angoisse. Cette expression
de la soudaineté est une donnée stylistique importante de la littérature fantastique.
Nous avons commencé cette analyse par la présentation des substantifs à ca-
ractère indéfini. Cependant, le groupe des adjectifs appartenant au domaine de
l’incertitude est, statistiquement, le plus représenté. Nous avons classé, parmi les
adjectifs qui expriment l’indécision, les lexèmes suivants :
ambigu, approximatif, brouillé, confus, diffus, embrouillé, énigmatique, étrange, extraordi-
naire, fantastique, flou, fuyant, inconnu, impénétrable, indéfini, indéterminé, incertain, in-
décis, incompréhensible, inconcevable, incroyable, indéfinissable, indicible, indiscernable,
174 Małgorzata Niziołek
3 Le Fantastique est une rupture, une déchirure : « le fantastique manifeste une dé-
chirure, une irruption insolite (...), une rupture de la cohérence universelle (...), une
fissure dans les lois immuables de l’univers quotidien (Caillois, 1966 : 8); c’est une
intrusion brutale du mystère dans la vie réelle » (P.-G. Castex, 1951). Le fantastique
apparaît comme « une rupture des constances du monde réel » (Vax, 1965 : 172),
« une rupture dans le système de règles préétablies » (Todorov, 1970 : 174)
L’expression langagière de l’incertain dans la littérature fantastique 175
par la surabondance des modalisateurs parce que c’est un monde frappé d’incerti-
tude. L’emploi des verbes comme « sembler » (594 occurrences), « paraître » (208
occurrences), « penser », « croire » souligne le statut incertain de la réalité repré-
sentée. Les locutions adverbiales « peut-être », « sans doute » traduisent également
l’incertitude. Grâce à la modalisation les phrases deviennent moins assertives.
Le verbe « sembler » (qui inclut sémantiquement une mise en doute de la
valeur de vérité, et l’alternative entre les deux causales possibles), place l’énon-
cé sous l’emprise de la modalisation : celle-ci révèle l’introspection, la volonté
d’analyser sa propre subjectivité. A l’inverse, l’absence de modalisation témoigne
d’une volonté d’objectivité. Dans le récit fantastique les modalisateurs ont pour
but de nuancer l’histoire et la rendre plus incertaine. Voici quelques exemples des
verbes modaux qui marquent le degré de certitude: les objets paraissaient appar-
tenir plutôt au monde du rêve ; Octavien semblait frappé de stupeur.
Dans le récit fantastique les moments de l’intervention de la cause sont mar-
qués de la subjectivité. Cette subjectivité s’exprime à travers la langue. Le récit
fantastique est un récit dubitatif, récit de « peut-être ». Les textes fantastiques
oscillent entre l’explication à donner aux événements (la cause) puisque le
but du récit fantastique est de faire douter sur l’existence, de produire un effet
d’irréel.
Le conditionnel modal a aussi sa place dans les textes fantastiques. Il ren-
force la part d’incertitude, il indique le potentiel ou l’irréel suivant le contexte. Le
conditionnel ne pose pas l’existence d’un fait et il introduit une projection ima-
ginaire indépendante de toute validation dans le réel. Le conditionnel se prête si
bien à la description dans la littérature fantastique parce qu’au lieu d’asserter il
nous présente dans faits suspendus entre deux possibilités : se réaliser, ne pas se
réaliser (Maingueneau, 1991 : 85-86). L’incertitude inhérente au conditionnel est
exploitée pour présenter un fait dont la vérité n’est pas garantie. Le conditionnel
dans la littérature fantastique est un des moyens qui mettent en scène un monde
possible, en suspendant la contradiction que lui oppose le monde réel.
Le texte littéraire possède la possibilité de parler de lui-même. Todorov re-
marque ce trait du récit fantastique en précisant que le surnaturel constitue sa
propre manifestation, c’est une auto-désignation (Todorov, 1976 : 170). La preuve
d’une méta-conscience qui parcourt le texte fantastique est la présence des no-
tions qui englobent par leur acception ce qui n’a pas pu être exprimé, ce qui n’a
pas pu être sorti par la force créatrice de la parole de l’état de non-existence.
Dans le texte fantastique nous retrouvons alors des notions qui nous renvoient
directement au fantastique : étrange, fantastique, extraordinaire, inexprimable,
indéfinissable merveilleux, superstitieuse. Ce ne sont que des exemples que le récit
fantastique nous offre en abondance.
176 Małgorzata Niziołek
Perspectives
Tous les procédés commentés ci-dessus permettent au fantastique d’émerger. Ils
brouillent les perceptions, mettent en évidence le caractère innommable de la
cause et font douter au lecteur. L’emploi répétitif de ces unités instaure une cohé-
rence qui est moteur du fantastique. Le recours aux unités appartenant au champ
lexical de l’incertitude crée un monde qui oscille. L’isotopie du vague s’insinue
dans les récits fantastiques et crée une ambiance magique et nébuleuse. De tels
choix sémantiques déréalisent le texte. Le fantastique surgit à traves la langue, il
est construit dans la langue. Tous ces procédés sont statistiquement importants.
Les éléments décrits permettent de garder un « flottement » référentiel de la ré-
alité décrite.
Comme cette analyse n’est que la première étape d’un plus grand projet qui
vise à décrire le profil phraséologique de la littérature fantastique du XIXe siècle,
les recherches doivent être encore affinées. Nous espérons que l’analyse systé-
matique et approfondie ouvrira un mode d’accès à des éléments préconstruits,
« déjà-là », que l’on peut mettre en relation avec plusieurs niveaux de détermina-
tion du discours (les premiers résultats semblent être prometteurs). En premier
lieu, des unités seront regroupées autour d’un axe thématique dominant dans le
monde fantastique: la peur. L’étape suivante sera consacrée à l’analyse de l’hési-
tation. Nous admettons la présence de variants: au niveau lexical, un des items
peut être réalisé par divers lexèmes formant paradigme ou relevant du même
champ sémantique.
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Résumé
Nous nous proposons comme objectif d’étudier un des éléments définitoires de
la littérature fantastique du XIXe siècle, à savoir, l’incertain. Il s’agit de décrire les
exposants langagiers de l’incertain/l’indécision/l’hésitation. En nous appuyant
sur une thèse, généralement admise, que tout discours a ses particularités, nous
voulons montrer qu’on devrait accepter les textes littéraires (dans tous leurs tra-
vestissements) en tant qu’un/des discours à part et les soumettre à des analyses
appliquées aux textes de spécialités. L’article s’inscrit dans les travaux du groupe
de recherche DiSem (Discours Inférence Sémantique) composé de chercheurs
de l’Université Pédagogique de Cracovie.
Abstract
The linguistic expression of uncertainty in the 19th century French fantasy
fiction: between creativity and fixity.
Our purpose is to analyze one of the definitional elements in the 19th century
French fantasy fiction –uncertainty. The idea is to describe the linguistic
exponents of uncertainty / fluctuations. Based on the widely accepted thesis
(assumption), we want to show that you should accept the literary texts (in all its
variations) as one / many separate discourses and subjected to analysis applied
to specialized texts. The project is part of the work of the research group DiSem
(Discourse Semantics Inference) composed of researchers from the Pedagogical
University of Cracow.
1. Inconvénients
Nous observons, dans les sciences humaines et sociales, une prolifération de
théories discursives. L’emploi quotidien, non-systémique, s’ajoute à cette mul-
tiplicité et abonde en usages incontrôlés du terme de discours. Nous entendons
parler ici et là, du discours politique ou socialiste, du discours présidentiel ou
du président, du discours de Hollande, du discours idéologique, persuasif ou
manipulateur, du discours didactique, thérapeutique, extrémiste, social, public,
néocolonial, publicitaire, discours d’un autre et ainsi de suite. La liste est presque
inépuisable. En banalisant le problème, l’on peut dire que tout est discours, que
l’on vit dans une discoursosphère (création à l’instar de logosphère, de médios-
phère ou de blogosphère). Si la totalité ou presque des activités langagières est
ainsi conçue, comment établir des limites, des définitions ? Nous n’allons pas
essayer de répondre à cette question dans cet article1 ; notre propos est de voir à
quel point la prolifération des théories discursives linguistiques peut s’avérer un
inconvénient.
Le terme-même du discours est un mot international ; d’origine latine, il ap-
paraît dans bien des langues : discours, discurso, discourse, Diskurs, dyskurs, etc.
Tributaire d’épistémologies développées dans différentes zones géo-langagières,
le « discours » émigre facilement d’une langue à l’autre ne s’associant pas forcé-
ment à une conception concrète, justement conséquemment à sa forme interna-
tionalisée, et s’implante parfois dans un environnement étranger. Il porte donc
en lui-même ce danger apriorique d’ambiguïté et de mauvaise interprétation.
Pour bien saisir les différences, il faut recourir aux sources de chaque théorie.
1 Nous avons proposé une typologie des discours dans Grzmil-Tylutki, 2010a, 2010b.
180 Halina Grzmil-Tylutki
définition du discours due à Maingueneau (2005) situe cette catégorie dans une
topique et lui assigne un caractère domanial : le discours est une activité des
personnes dans un domaine de vie concret. On y revient au principe foucaldien
de traiter des documents. Du point de vue linguistique, le discours est un mode
de traitement normatif de la langue considérée comme une activité des sujets qui
interagissent dans des situations institutionnalisées.
L’idée du discours est née de l’insuffisance du structuralisme, comme ré-
ponse à son absence de subjectivité systémique. Il ne s’identifie ni à la langue,
ni à la parole, n’est ni un système d’abstractions (même s’il existe aussi inter-
subjectivement, cependant non dans une communauté langagière, mais dans la
communauté discursive), ni un emploi individuel. Le discours se situe entre les
deux notions (qui sont au fondement de la linguistique saussurienne) étant un
usage conventionnel qui rend compte des normes sociales. Le discours n’ôte pas
à l’énoncé sa structure linguistique, mais il le place dans des relations subjectives
et situationnelles précises. Les signes et les structures ne sont pas simplement
des réalisations d’unités virtuelles, mais ils appartiennent aussi en propre au dis-
cours, tout en étant des signes d’appartenance et de re-connaissance discursives.
Chaque discours définit ses dénotations qui en dehors de lui sont dépourvues de
sens. Pour les comprendre, il faut quitter le niveau de la langue et chercher des
interprétations dans une activité, dans une expérience communautaire et non
individuelle. Le sujet d’énonciation n’est donc jamais la source première des si-
gnifications des signes ; le discours en est le propriétaire. De nouveau, on ressent
la présence de l’idée de Foucault et de son archéologie du savoir sur la nécessité,
la possibilité ou l’exclusion de certains énoncés en fonction des situations qui les
génèrent.
La conception du sujet ou plutôt des sujets discursifs est un trait des plus
caractéristiques. Il ne s’agit pas tellement des sujets que des places inscrites dans
un système en conformité aux relations intersubjectives attendues et répondant
à quelques questions aprioriques : qui suis-je pour lui parler ainsi ? Et qui est-il,
lui, pour que je lui parle de cette manière ? Qui suis-je pour qu’il me parle de
cette façon ? Et qui est-il, lui, pour me parler ainsi ? Tous les sujets placés du côté
du destinateur et tous les sujets rassemblés du côté du destinataire (ils sont tous
multiples) doivent partager le savoir (voire s’imaginer) sur toutes les positions
évoquées de façon simplifiée dans la série de questions supra. Grâce à ce système
de filtres, les interlocuteurs peuvent se sentir sécurisés dans la communication.
Le discours à la française se réalise dans les textes par le biais des conven-
tions génériques. La hiérarchie qu’il impose à trois notions clés : discours –
genre – texte, est aussi sa marque. C’est le discours, activité domaniale des sujets,
qui définit toutes les relations intersubjectives et situationnelles, ainsi que la
La prolifération des théories discursives 183
mais une telle conception réductionniste ne permet à aucune des notions d’éta-
ler tout un éventail de significations. Pourtant c’est au discours qu’appartient le
pouvoir explicatif le plus grand ; en ceci l’auteur se réfère aux travaux allemands.
Nous voudrions revenir encore à la notion de genre, maillon intermédiaire dans
les deux théories si l’on accepte ladite triade. Dans les deux théories il est une
convention, en conformité d’ailleurs avec les écrits de Bakhtine. Les discursivistes
français l’inscrivent dans un répertoire de genres propres à chaque discours, le-
quel canalise ses activités vers tous les buts possibles mais différents les uns des
autres. Les textologues polonais y voient un modèle, un moule qu’il faut remplir
d’énoncés pour communiquer efficacement. En France, le discours juridique se
distribue entre constitutions, codes, arrêts, décrets, baux, décisions, directives,
règlements, avis, recommandations et ainsi de suite. En Pologne, les textes d’une
constitution, d’un code civil, d’un code de société telle ou autre représentent un
schéma conventionnel. Le genre discursif français paraît dynamique puisqu’il est
fortement lié à la définition du discours, activité domaniale, exprimant un des
buts possibles de cette activité. Le genre polonais est plutôt passif étant un modèle
formel. Ainsi, les textes de la Constitution de la République française du 4 octobre
1958 et de la Constitution apostolique Universi Dominici Gregis du 22 février
1996, doivent observer les consignes prototypiques du genre appelé « constitu-
tion », d’une part (point de vue polonais), ou réaliser le but de l’acte législatif le
plus important, promulgué par les autorités (le parlement ou le pape), l’objectif
de définir les institutions de l’Etat et d’organiser leurs relations (constitution ju-
ridique) ou celui de légiférer sur des questions de dogme, de discipline générale
ou de structure de l’Eglise (constitution apostolique), selon la théorie française.
La textologie polonaise dispose d’un concept proche de celui de discours à la
française, notamment celui de style fonctionnel, dominant aussi bien sur le texte
que sur le genre. Ce concept développé surtout par Gajda (2001a) et appelé autre-
ment une variante linguistique, met l’accent sur le côté linguistique, quoique cet
aspect langagier corresponde indéniablement aux propriétés pragmatiques de la
sphère à laquelle il se rapporte. Rappelons que le discours à la française lie le langa-
gier avec le social dans une articulation mutuelle. Gajda (2001b) qui a identifié le
style scientifique, administratif, religieux, publicitaire, artistique et courant, a ajouté
que le style fonctionnel, enrichi de la stylistique pragmatique et cognitive, et à cette
condition-là, devient une catégorie qui intègre la forme, le contenu et le contexte.
2. Avantages
Quels avantages peut-on trouver à cette prolifération théorique, vu la situation
géo-langagière complexe présentée supra ? Les divergences interprétatives, l’am-
biguïté du concept poussent plutôt à envisager des ennuis de communication.
Les différences émergent non seulement suite à la confrontation des zones lan-
gagières, mais également en leur sein.
S’en rendre compte s’avère être déjà un avantage. Pour cela, il faut un accès
direct à ces théories produites en langues diverses, sinon par le biais de leur pré-
sentation dans une autre langue ou grâce à la traduction des oeuvres les plus
marquantes. Cela ouvre la voie à des comparaisons et à des discussions. Il faut
rester en dialogue permanent si l’on veut bien communiquer. Un usage conscient
du terme de discours oblige à évoquer son fondement épistémologique. Cela
peut inciter les lecteurs à s’intéresser à d’autres sources. Ce type de débat se
poursuit en Pologne où les philologues polonisants confrontent leurs idées avec
celles des néophilologues pratiquant d’autres langues et, par conséquent se ré-
férant à d’autres théories. Il faut néanmoins être prudent, car dans cette prolifé-
ration théorique, on trouve à boire et à manger. Comme le terme migrateur en
vogue (discours) est déjà un emprunt, comme le signale la forme internationale
du mot, et qu’il tombe sur le sol non stabilisé, il peut, le cas échéant, se montrer
destructeur pour le propre système cognitif. C’est pour cette raison que certains
linguistes polonais, y compris Witosz (2009), manifestent une réserve tout en
étant actifs dans les débats. Surtout vu que les néophilologues ne s’expriment pas
à l’unanimité.
Il faut pourtant noter que ladite confrontation aboutit forcément à un
conflit de paradigmes et à une inter-incompréhension passagère. Ou bien le
nouveau terme finira par s’intégrer aux grilles sémantiques de l’ancien système
ou bien, au contraire, le système concurrent accueillera des intrus et deviendra
le moteur de l’évolution (à propos de l’inter-incompréhension, voir Maingue-
neau, 1984).
188 Halina Grzmil-Tylutki
3. Conclusion
Une forte disproportion émerge des lignes consacrées aux avantages et aux in-
convénients. Cette illusion est le résultat de la présentation des théories choisies.
En guise de conclusion, nous pouvons répéter notre diagnostic fait dans l’in-
troduction à l’article. Il est vrai qu’une réponse univoque et unique est impos-
sible. Nous espérons pourtant que de cet article émerge un avis optimiste : il faut
partir des inconvénients, des différences, en prendre conscience, les maîtriser,
pour passer ensuite à chercher des avantages.
Peut-être aussi faut-il y voir une conséquence d’un renoncement aux méthodes
modernes qui tentaient de simplifier la réalité au profit de trans-disciplinarité
post-moderne.
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Résumé
Vu la prolifération des théories discursives en linguistique, l’auteur essaie de voir
si cela constitue un problème et d’en calculer les inconvénients et les avantages.
Pour ce faire, elle présente quatre traditions linguistiques liées aux zones géo-
langagières (française, polonaise, allemande et anglo-saxonne) qui sont à l’ori-
gine de différentes interprétations du concept de discours. Celles-ci peuvent être
et sont la source de malentendus parce qu’elles renvoient à d’autres épistémolo-
gies. Néanmoins, leur conscience s’avère un enrichissement.
Abstract
Since the proliferation of linguistic discourse theories is evident, the author
looks into its consequences for the communication between researchers. She dis-
cusses the advantages and disadvantages of this phenomenon and presents four
linguistic traditions linked to geo-linguistic areas (French, Polish, German and
Anglo-Saxon). These differences in epistemologies result in distinct interpreta-
tions of the discourse concept, which leads to misunderstandings. Nevertheless,
the awareness of this diversity constitutes a cognitive richness.
1 Nous en avons déjà parlé, entre autres, dans : A. Kieliszczyk, 2007, De l’explication à
la justification dans l’avant-propos, Łask, Oficyna Wydawnicza Leksem.
192 Anna Kieliszczyk
« lecteur modèle ». On parle du « public générique » qui est défini par l’apparte-
nance de l’œuvre à un genre littéraire. D. Maingueneau écrit :
« Par son appartenance à un genre, une œuvre implique un certain type
de récepteur, socialement caractérisable. On parlera ici de public générique. »
(Maingueneau 2001 : 31)
On décrit aussi comment le lecteur devrait être. Le « lecteur coopératif » doit
se montrer « capable de construire l’univers de fiction à partir des indications qui
lui sont fournies. » (d’après Maingueneau 2001 : 32)
A la recherche du lecteur on recourt même à la psychanalyse, pour trouver
un lecteur dont on pourrait connaître les dispositions psychiques. W. Iser cite
les recherches de S. Lesser et de N. Holland. Lui-même, il propose la notion de
« lecteur implicite ». En effet, celui-ci
« (…) incorpore l’ensemble des orientations internes du texte de fiction pour
que ce dernier soit tout simplement reçu. Par conséquent, le lecteur implicite
n’est pas ancré dans un quelconque substrat empirique, il s’inscrit dans le texte
lui-même. Le texte ne devient une réalité que s’il est lu dans des conditions d’ac-
tualisation que le texte doit porter lui-même, d’où la reconstitution du sens par
autrui. » (Iser 1976 : 70)
Pour notre analyse cette conception de lecteur implicite a deux avantages.
Premièrement, W. Iser souligne la nécessité de l’existence du lecteur pour l’exis-
tence du texte. Ceci est bien important pour notre hypothèse de l’avant-propos
comme interaction. Nous prétendons, nous aussi, que s’il n’y a pas de lecteur, il
n’y a pas d’avant-propos non plus. Le deuxième point important est que la seule
possibilité de reconnaître le lecteur est de chercher « ses traces » dans le texte.
De même W. Iser nous persuade que le lecteur implicite est la somme d’éléments
qu’on trouve dans le texte et qui témoignent de lui.
spécialistes du domaine traité ou des étudiants qui s’en occupent. Dans le cas des
dictionnaires, il ajoute l’information sur la nationalité pour laquelle le diction-
naire a été créé :
(1) Ce dictionnaire sera utile aussi bien aux Polonais qui s’intéressent à la
langue, à la littérature et à la civilisation françaises – qu’aux étrangers étu-
diant le polonais. Les étudiants, les journalistes et les traducteurs pourront
ainsi s’en servir. (Grand Dictionnaire français-polonais (1986) Warszawa,
Wiedza Powszechna)
Les avant-propos aux livres scientifiques ou de vulgarisation comportent sou-
vent l’indication du niveau des destinataires du livre.
(2) Z racji stosunkowo szerokiego zakresu, a także nieobecności technicznego
żargonu, książka ta powinna być przydatna nie tylko dla studentów filozofii,
lecz także dla ludzi interesujących się polityką, teorią społeczeństwa, nauka-
mi przyrodniczymi i teologii. (Jenny Teichman, Katherine C. Evans, Filozo-
fia, p. 10)
Nous avons trouvé un exemple bien intéressant de l’avant-propos où l’auteur
présente tout un scénario comment il imagine les lecteurs qui prendront son
livre dans les mains :
(3) Scénario 1 : Vous aimez être simplement « guidé ». Avant d’aller sur l’eau, li-
sez attentivement les sommaires des chapitres, qui veulent être un recueil de
conseils simples. Puisez-y quelques consignes. Regardez les photos et leurs
légendes et allez « plancher ». C’est largement suffisant. Au retour faites la
même démarche. Nos conseils correspondent alors à une réalité tangible.
Vous trouverez probablement l’image et l’explication de vos difficultés. Cela
vous fera peut-être « rentrer » dans le texte. Si celui-ci vous rebute, laissez-le
à ceux qui l’exigent dans leur scénario. Continuez à ne vous servir que de
ce qui vous sert réellement. C’est la quantité de pratique (dans de bonnes
conditions) qui vous fera progresser.
Scénario 2 : Vous êtes de ceux qui exigent de comprendre pour apprendre.
L’analyse vous est indispensable. Attaquez-vous au texte, soit avant votre
pratique sur l’eau, mais soyez juste, cela n’évoquera probablement rien de
senti chez vous, soit après votre séance sur l’eau et là vous devriez vous re-
trouver avec plaisir dans le texte dont l’analyse est parfois poussée.
Scénario 3 : Vous êtes de ceux qui apprennent par imitation de modèle.
L’analyse ne vous inspire pas et les conseils vous ennuient. Sélectionnez les
photos avant ou après votre pratique sur l’eau. Cela vous suffira.
194 Anna Kieliszczyk
Scénario 4 : Vous ne désirez qu’une information partielle, car vous avez déjà
un niveau de pratique. Le titre du chapitre, puis le sommaire vous guideront
à la photo ou au texte que vous cherchez.
Scénario 5 : Vous avez la passion de l’enseignement. Dans ce cas, tout le livre
vous concerne. Vous y trouverez les moyens d’une observation de vos (ou
de votre) élève, l’analyse de leur comportement et les moyens (les exercices)
pour les faire progresser. Vous y trouverez aussi de nombreux encarts sur le
fonctionnement de l’individu dans l’apprentissage. Vous y trouverez enfin
une systématique d’enseignement. » (G. Botta, Cours de voile, Editions de
Vecchi S.A., Paris, 2002)
Cet avant-propos est divisé en parties qui s’appellent « scénarios ». Chaque scé-
nario commence par une caractéristique du lecteur qui pourra s’intéresser au
livre proposé par l’auteur. Le lecteur peut être de « ceux qui apprennent par imi-
tation de modèle » ou de « ceux qui exigent de comprendre pour apprendre », il
peut aimer être guidé ou avoir la passion de l’enseignement etc. La perception du
livre variera selon différents traits de la personnalité, mais dans tous les cas l’ou-
vrage que l’auteur propose est utile. La diversité typologique des lecteurs présen-
tés dans l’avant-propos peut se résumer en une constatation : le livre est destiné
à tout le monde mais l’auteur ne veut pas l’avouer explicitement. Il préfère traiter
chacun individuellement. Chaque personne qui s’intéressera à ce livre trouvera
quelque chose d’intéressant pour elle.
(5) W chwili gdy przekazuje te książkę do rak czytelników ogarnia mnie obawa,
iż wielu spośród nich, mimo całej włożonej w nią pracy uznać ją może za
niewystarczająco udokumentowaną improwizację. (Huizinga, Homo Ludens
p. 8-9) (Au moment où je donne mon livre aux lecteurs je crains que de nom-
breux parmi eux, malgré tout le travail effectué, ne considèrent cet ouvrage
comme une improvisation qui n’est pas assez documentée) (trad. A.K.)
L’auteur traite son lecteur comme un partenaire intelligent. D’une part, il veut
faciliter la lecture de son ouvrage, mais d’autre part, il souligne à plusieurs re-
prises qu’il ne veut pas présenter le problème d’une façon simpliste. La façon
simpliste d’écrire pourrait suggérer que le lecteur n’est pas capable de com-
prendre des subtilités du raisonnement de l’auteur et offenser le lecteur, ce qui
est décidément à éviter dans le cas de l’avant-propos.
(6) Nous allons tenter de maintenir le niveau de nos leçons et de nos exercices à
la portée du débutant, de concevoir notre travail de façon la plus simple, ce
qui ne signifie pas simpliste. (Sylvain Zinser et Guy Mazens, p. 7)
Il se sent obligé d’informer les lecteurs pourquoi il a omis un passage, pourquoi
il a écrit un chapitre justement de cette façon :
(7) Je dois à mes lecteurs d’expliquer pourquoi j’ai renoncé à inclure dans le
présent ouvrage les deux conférences jumelles qui terminaient la série ori-
ginale de Gifford Lectures prononcées à Edinbourg en 1986. (Paul Ricoeur,
Soi-même comme un autre, p. 35)
rédaction du journal mais en fait, elles visent les auteurs des articles commen-
tés. Certes, les rédacteurs prennent la responsabilité pour les matériaux qu’ils
publient mais si on trouve des traces d’une attitude vis-à-vis du destinataire du
message, c’est plutôt l’attitude vis-à-vis des auteurs des articles. Il faut pourtant
noter aussi que le courrier des lecteurs touche à la relation très particulière entre
les lecteurs et leurs journaux que Serge July décrit de la façon suivante :
« On touche là à la relation très particulière que les lecteurs entretiennent
avec leurs journaux. Privilège du média écrit, et plus particulièrement du quo-
tidien écrit, sur tous les autres médias, il fait partie de l’intimité des lecteurs ré-
guliers. Il appartient en effet à ce rituel privé, à ce protocole secret des journées
commençantes, le réveil, la flânerie, la douche, le café, la première cigarette, le
retard traditionnel, la course dans l’escalier, l’achat du journal tous les jours
au même endroit, la rue, le métro… Pendant trente ans on boit du café tous
les matins sans s’interroger sur cette habitude quasi organique. Idem pour son
quotidien, cet étrange objet qui fait partie de la tenue vestimentaire et
culturelle – de son mode de vie – tout en servant de loupe grossissante pour in-
terroger tous les points de la planète, de son pays et de sa ville qui ont clignoté
la veille ; qui facilite parfois la vie quotidienne et qui se consomme comme un
roman vrai du monde en train de se défaire en se faisant. » (Serge July, La vie,
tu parles, p. III)
Nous avons cité cette description des relations entre le lecteur et le journal
pour montrer la spécificité de la relation le lecteur et le journal. Certes, en déci-
dant d’écrire au journal, le lecteur commente l’article d’un auteur inconnu mais
en même temps, il s’adresse à la rédaction de son journal et il sait qu’il a le droit
de faire des commentaires positifs ou négatifs, il a le droit de discuter avec son
journal comme avec quelqu’un qu’il connaît bien. En plus, ces commentaires
sont bien précieux pour les rédacteurs du journal. Quel auteur ne voudrait pas
savoir quelle serait la réaction à ce qu’il écrit ? Grâce à la rubrique de presse
Courrier des lecteurs, il se crée une interaction entre les auteurs et les lecteurs
qu’on ne peut pas surestimer pour « la vie » du journal.
Il y a des exemples de lettres où le commentaire est adressé à la rédaction et
aussi celles où l’auteur de l’article est visé. Dans l’exemple ci-dessous, ce sont les
rédacteurs qui sont responsables du choix des matériaux pour la composition
du numéro de La Recherche. C’est à eux donc que s’adresse un lecteur déçu de
n’avoir rien lu sur la fusion nucléaire :
(8) J’ai lu avec intérêt votre numéro sur les énergies pour demain (Les dossiers
de La Recherche n° 47), mais j’ai été surpris de ne rien voir sur la fusion nu-
cléaire, alors que la France mène le projet “Iter”. (La Recherche)
La perception de l’autre ou les relations entre l’auteur et le lecteur 197
4. La valorisation
Les lecteurs écrivent leurs lettres essentiellement pour exprimer leurs opinions,
pour donner leurs commentaires sur ce qui se passe ou sur ce qu’un auteur a
écrit. Il arrive qu’on exprime dans le courrier l’admiration pour la manière dont
l’article a été fait :
(9) Cela fait du bien de retrouver un texte bien pensé, bien écrit, relatant un
point de vue. Pour ce qui est du français, très peu de langues sont capables
d’exprimer le ressenti, le vécu et le désir avec une telle graduation, une
belle finesse et une haute précision. (Le Temps)
Parfois les louanges ne se limitent pas à un article mais concernent toute l’activité
d’un auteur dans la revue en question :
(10) Cher Pierre Leuzinger, il y a trop longtemps que je vous lis chaque semaine
avec émotion, humour et tendresse, pour ne pas, cette fois vous le dire : c’est
le « réveil du figuier » qui m’a donné la chiquenaude d’impulsion à concré-
tiser ce que je désirais de longue date, vous faire savoir à quel point vous
m’êtes nécessaire, vous m’aidez par votre partage de petites choses de rien
qui débouchent sur le grand tout, avec votre typique distance tendrement
ironique. Vous n’assenez jamais, vous supposez toujours avec délicatesse et
pertinence en homme sage qui en a beaucoup vu mais a su garder son cœur
à la bonne place, en parfait équilibre avec la raison. La poésie chez vous n’ex-
clut pas la rigueur ni la profondeur. Elle aide au contraire tant à faire passer
le message de fond, souvent essentiel, parfois tragique, sur lequel vous avez
réfléchi d’une semaine à l’autre. Vous êtes avec Renata Libal, ma meilleure
page de « l’Hebdo. » (…) Soyez remercié d’être tel que vous êtes et figurez
longtemps encore, je vous en prie, à l’avant-dernière du journal. Avec mes
respects, et pourquoi pas l’amitié. (L’Hebdo, No 20, du 20 mai 1999)
Il faut dire que de tels panégyriques sont plutôt rares. Nous n’en avons trouvé
qu’un seul exemple dans notre corpus. L’acceptation des idées de l’autre prend
aussi la forme de l’expression de la joie d’avoir trouvé dans l’article une informa-
tion qui paraît à l’auteur de la lettre importante :
(11) Il est réjouissant de trouver dans l’anthologie des 60 personnalités mar-
quantes de notre histoire le nom et même la photo en couverture de Lise
198 Anna Kieliszczyk
(17) Quelle belle idée, ce service national social qui remplacerait utilement les
fonctions traditionnelles du feu service national qu’étaient le brassage so-
cial, la cohésion nationale et l’éducation patriotique (voir la chronique de
Jacques Attali du 13 décembre 2004) ! (L’Express) (soulignement A.K.)
Nous avons déjà signalé que la valorisation de la qualité d’un article dans les
lettres introduit souvent un commentaire de la part du lecteur qui ne doit pas être
positif. Compte tenu de la théorie des interactions, il constitue donc un atténua-
teur par anticipation d’un acte menaçant la face positive de l’interlocuteur qui
va suivre. Nous avons pu observer une telle situation dans les exemples 8, 13, 14.
5. La critique
Les événements de la vie sociale, les opinions exprimées dans les articles éveillent
plus souvent une opposition et une critique chez les lecteurs. On pourrait dire
qu’on écrit plus volontiers pour critiquer que pour louer.
(18) Médecin exerçant en cabinet libéral et dans des services hospitaliers, pra-
tiquant l’acupuncture et l’homéopathie, je ne peux comprendre vos pro-
pos méprisants, non fondés, et je dirais non documentés sur l’exercice de
l’homéopathie.
(19) Certains des points soulevés par le journaliste Rinny Gremaud (Le Temps
du 5 mai) me laissent perplexe. On accuse les femmes des partis dits popu-
listes d’être « xénophobes » (Le Temps)
La critique s’exprime aussi par la description des réactions du lecteur après avoir
lu l’article :
(20) Je ne peux m’empêcher de bondir en lisant votre dossier sur l’emploi scien-
tifique (La Recherche No 459, p. 101) Comment avez-vous pu ne pas évo-
quer les perspectives catastrophiques de l’emploi des jeunes chercheurs en
France ? (La Recherche, No 462, Mars 2012)
Parfois la critique prend des formes violentes, comme dans la lettre qui suit
adressée à une lectrice qui s’est exprimée dans le courrier des lecteurs d’un des
numéros précédents de L’Hebdo.
(21) C’est avec indignation que j’ai pris connaissance de votre lettre Madame
Dupont, comment pouvez-vous être aussi ignorante de l’histoire et de la
réalité qui se passe sous vos yeux devant vous … ?
On peut être d’accord ou ne pas être d’accord, avec cette guerre et la manière dont
l’OTAN la « gère » mais il y a une chose que je trouve inacceptable et méprisable
200 Anna Kieliszczyk
c’est l’insulte que vous faites à ces gens qui ont été massacrés, chassés. (…) Votre
lettre me fait honte, honte de penser que des gens comme vous existent, honte de
votre ignorance et de vos œillères. Peut-être un jour, Madame, vous n’aurez pas
la couleur de cheveux requise et que cela vaudra le choix entre mourir ou quitter
votre maison… (L’Hebdo, No 20, du 20 mai 1999)
Les expressions comme : « votre lettre me fait honte, honte de penser que des
gens comme vous existent » ne sont pas fréquentes dans le courrier des lecteurs.
On observe que le texte est plein d’émotions.
Les lettres suivantes s’adressent directement à la rédaction bien que la critique
vise des matériaux qui ont été publiés. On rappelle aux rédacteurs qu’ils sont
responsables du choix des textes qui paraissent dans leur hebdomadaire, même
s’il s’agit de lettres des lecteurs.
(22) Nous ne pouvons pas accepter la publication de l’article de Pierre-André
Stauffer. Nous ne pouvons pas accepter une désinformation étayée d’argu-
ments à l’emporte-pièce. Nous ne pouvons pas accepter qu’un tel article pa-
raisse la veille d’élections, rendant impossible le droit de réponse… Nous ne
pouvons accepter qu’un journal dit d’information, se prête à une telle cam-
pagne d’intoxication digne d’une certaine presse valaisanne orientée, qui elle,
affiche clairement ses tendances politiques. (L’Hebdo, No 20, du 20 mai 1999)
(23) Alors que la qualité des dossiers et des analyses font de « L’Hebdo » une ré-
férence, quelle surprise de voir M. Stauffer saborder le candidat socialiste
au Conseil d’Etat valaisan, le conseiller national Thomas Burgener, par un
article qui dégage une nauséabonde odeur de règlement de comptes, sans
fondement, ni argument. La perspective est claire : nuire. Relativement au
candidat Burgener, tant l’analyse que l’approche objective des faits sont
absentes. (…) (L’Hebdo, No 20, du 20 mai 1999)
Il n’est pas à négliger que les deux dernières lettres qui constituent la réaction
au même texte paru dans L’Hebdo ont été publiées à l’époque des élections.
L’échange du courrier qui est inspiré par les idées politiques, c’est un autre sujet,
mais même dans les deux exemples que nous avons cités, on voit que la tempé-
rature des émotions est différente et qu’on traite la rédaction du journal avec
moins de délicatesse que dans d’autres cas.
Il est assez fréquent que la critique ne concerne pas l’article même mais un
événement de la vie sociale ou une décision commentées dans l’article.
(24) Je suis scandalisé par la décision prise par Bibus de boycotter le quartier de
Pontanézen.
(25) C’est scandaleux mais pour autant personne ne semble s’en émouvoir.
La perception de l’autre ou les relations entre l’auteur et le lecteur 201
Conclusion
On ne peut pas échapper à l’impression que dans le cas de tous les deux types de
textes, c’est la convention du genre qui compte beaucoup. Dans l’avant-propos,
l’un des objectifs du texte écrit par l’auteur est d’encourager le lecteur à la lecture
du livre qu’il lui propose. Il n’y a donc rien d’étonnant dans le fait que le lecteur
est perçu très positivement. Ajoutons que cette image n’est qu’imaginaire. C’est
l’invention de l’auteur.
Dans le cas du courrier des lecteurs, la situation pourrait être différente : c’est
un texte qui sert à exprimer notre point de vue. Celui-ci diffère le plus souvent des
opinions des auteurs d’un article. Il y a beaucoup moins de lettres qui constituent
des éloges des articles qui ont été présentés dans le journal ou une revue en question.
Pourtant la forme de la critique est adoucie. On s’oppose à l’avis de l’auteur mais en
disant en même temps que l’article nous a plu ou que nous l’avons lu avec intérêt.
On peut aussi avoir des doutes qui est le destinataire de la lettre du lecteur. Formelle-
ment, on écrit à la rédaction mais c’est l’auteur de l’article auquel nous voulons réagir
qui est visé. Il n’est pas sans importance le type de journal, de magazine ou de revue.
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approche de la presse écrite, in : Pratiques No 94, Juin, 1997 .
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Résumé
Nous voulons décrire dans cet article la perception du destinataire du texte dans
l’avant-propos auctorial et le courrier des lecteurs. Nous avons observé que mal-
gré les divergences du caractère de ces textes qui provoquent que les relations
entre les auteurs et les lecteurs sont différentes, dans l’interaction entre l’auteur
et le lecteur, il y a un point commun visible : la convention du texte influence la
forme de l’expression de l’attitude de celui qui écrit vis-à-vis de celui qui lira le
texte.
Abstract
The article presents an analysis of the perception of a text receipient in a preface
and in a press column Readers’ Letters. We observed that despite the discre-
pancies in the nature of both texts, which cause differences in the relationship
between the author and the reader, in the interaction formed between the author
and the reader there is one common point: the convention of the text influences
the form of expressing the attitude of the one who writes to the one who reads
the text.
1 Terme proposé par Guillaume pour remplacer celui de parole. Comme le souligne
Kyheng, la plupart des linguistes ont toujours considéré ce dernier comme peu heu-
reux ; pour cette raison,« la proposition de Guillaume de substituer ‘discours’ au
terme ‘parole’ a été mieux acceptée, et le ‘discours’ guillaumien a fini par supplanter
la ‘parole’ saussurienne » (2005 : section 4). N’empêche que les deux termes soient
souvent employées comme équivalents ; ainsi, par exemple, Coseriu pose que « le
206 Katarzyna Wołowska
3 Selon Martinet, « la linguistique est une science », vu qu’« elle se fonde sur le critère de
pertinence : la communication » (Martinet et Arrivé 1993). Pourtant, certains cher-
cheurs, surtout les logiciens, refusent le statut de science à la recherche sur une langue
naturelle, et surtout à la sémantique ; par exemple, selon Dupuis, « la sémantique ne
sera jamais une science, mais elle aura seulement par métaphore la légitimité d’une
science » (2011 : 39).
4 Il convient de mentionner aussi les approches cognitives développées dans le cadre
de la embodied semantics (cf. surtout les travaux de Johnson, de Lakoff et de Langac-
ker) : centrée sur l’analyse des processus cognitivo-perceptifs du corps humain (cen-
sés conditionner la constitution du sens), la « sémantique du corps » accorde aussi – à
sa façon – une place centrale au sujet parlant.
5 Dont il conditionne la description, la signification d’un lexème étant définie par abs-
traction à partir de plusieurs occurrences discursives de celui-ci.
208 Katarzyna Wołowska
8 Bien entendu, les deux plans peuvent s’infiltrer ; par exemple, une métaphore locale
peut devenir un mécanisme sémantique du niveau global du moment où elle devient
« filée » (cf. p. ex. Gréa 2001, Dilks 2011).
Le facteur discursif dans l’analyse sémantique de l’interprétation 211
Si j’écris ces mots ce soir, c’est que je suis désespérée, je pleure et je n’ai personne à qui
me confier. J’aimerais également donner une chance à mes enfants d’évoluer dans un
milieu de vie sain, avec une mère et un père présents… J’ai l’impression que je n’ai plus
rien à perdre, que si j’étais mon cœur en ce moment, je partirais très loin d’ici, seule
et que je tenterais de recommencer ma vie, cette fois-Â�ci en ne la gâchant pas et en ne
gâchant pas la vie de deux enfants qui n’ont rien demandé…
Je pleure en écrivant cette note, car je sais que mes enfants seraient mieux sans moi…
(http://www.mamanpourlavie.com/forum/sujet/je-ne-suis-pas-une-bonne-ma-re).
La structure du sémème-Â�type ‘mère’ s’appuie sur sa signification lexicale (codifiée
conventionnellement dans sa définition lexicographique : femme qui a donné nais-
sance à un ou plusieurs enfants ; femme, par rapport à ses enfants, dans la société,
dans la famille, devant la loi) et elle comprend les sèmes inhérents /maternité/, /re-
lation familiale/, /humain/, /concret/. L’occurrence qui nous intéresse dans le texte
ci-Â�dessus est celle du premier énoncé : le signifiant du sémème ‘mère’ se perçoit
immédiatement dans le contexte du sémème ‘mauvaise’ (étape 1), ce qui active déjà
tout un réseau de rapports entre le sémème-Â�type (mobilisé à l’étape 2) et l’ensemble
des contextes où il est habituellement employé. Soulignons tout de suite que nous
faisons ici abstraction des rapports, d’ailleurs très intéressants, entre la lecture li-
néaire et la lecture tabulaire (totalisante, ici surtout rétrospective)9 en privilégiant
consciemment cette seconde et en admettant que l’interprétation prend en compte
toutes les données contextuelles accessibles en aval du sémème-Â�occurrence. Ainsi,
l’analyse du contexte textuel en aval (étape 3) confirme tous les sèmes inhérents
du sémème-Â�type (étape 4), ce qui permet d’omettre l’étape 5 (vu qu’aucun sème
inhérent du sémème-Â�type ne se virtualise dans le sémème-Â�occurrence). Ce n’est
pourtant qu’avec les étapes 6 et 7 que l’interprétation entre dans sa phase cruciale
où se détermine la structure définitive du sémème-Â�occurrence.
Tout d’abord, le voisinage direct du sémème ‘mauvaise’ au sein du même syn-
tagme (une mauvaise mère) active toute une série d’associations d’ordre axiologique
et émotionnel qui correspondent à des afférences socialement normées potentielles :
le sémème ‘mère’ acquiert en fait dans de nombreux contextes typiques les traits /
positif/, /amour/, /acceptation/, /responsabilité/, /sacrifice/, etc. Ces afférences po-
tentielles (traits potentiels, TP) font partie du contexte discursif incluant le renvoi
à l’intertexte et aux différentes types de normes, surtout à celles qui déterminent
dans la conscience collective l’image stéréotypée positive de la mère, et elles trouvent
aussi leur confirmation dans le contexte intratextuel (Une bonne maman sait presque
toujours quoi dire à son enfant et ce, dans toutes les situations… Elle aime ses enfants
de façon inconditionnelle et fait tout en son pouvoir pour les protéger. Elle joue avec
9 Sur la lecture tabulaire (qui complète la lecture linéaire), cf. Groupe μ (1977/1990).
Le facteur discursif dans l’analyse sémantique de l’interprétation 213
eux et garde du temps de qualité pour eux). Or, dans le sémème-occurrence ‘mère’
de l’énoncé Je suis une mauvaise mère, la plupart de ces afférences positives typiques
se trouvent bloquées et restent virtuelles (cf. Wołowska 2014 : chapitre 4) : vu que la
mère en question est « mauvaise », ce sont plutôt les valeurs opposées qui viennent
spontanément à l’esprit. Cette qualité négative se trouve précisée plus loin dans le
texte et elle se construit à travers des afférences contextuelles effectives comme /agres-
sivité/, /injustice/, /cruauté/, /violence/, /manque d’empathie/, /impatience/, etc.
Conclusion
Quelles que soient la définition de la notion du discours et la perspective où l’on
l’envisage, il s’agit là d’une dimension du langage que l’analyse linguistique ne
saurait contourner : le renvoi au discours doit nécessairement apparaître à telle
ou autre étape de la description si l’on tient à ce que celle-ci soit passablement ex-
haustive. Cela résulte du fait que l’usage de la langue, qu’il soit considéré comme
l’acte ou comme le produit de cet acte, ne peut pas être vraiment séparé de la
langue elle-même (sauf par un artifice méthodologique conscient mais toujours
précaire et réductionniste), les deux dimensions de la réalité linguistique se com-
plétant et se conditionnant réciproquement.
Cette interdépendance de la langue et du discours est particulièrement bien
visible dans les approches sémantiques qui se concentrent sur la nature et les
mécanismes de fonctionnement du sens tel qu’il est véhiculé dans un contexte
discursif précis. La perspective que nous venons d’esquisser d’une manière un
peu plus détaillée est celle de l’interprète qui appuie son activité interprétative
avant tout sur le texte-source produit par l’énonciateur, mais aussi sur tout un
ensemble de données contextuelles de différents niveaux (intertexte, contraintes
génériques, conventions d’usage et normes socio- culturelles11, compétences
11 Le rôle du facteur normatif est strictement lié avec la production linguistique, ce que
nous avons essayé d’illustrer dans notre analyse à travers l’exemple d’afférences so-
cialement normées relevées sous forme de traits potentiels. Il s’agit en effet d’une
Le facteur discursif dans l’analyse sémantique de l’interprétation 215
�
encyclopédiques, accès au contexte situationnel, relations interpersonnelles avec
l’énonciateur, etc.), sélectionnées selon le critère de pertinence, i.e. en fonction de
leur apport effectif à la constitution définitive du sens interprété.
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hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/81/31/35/PDF/Grea-Memoire_de_these.
pdf (consulté le 10.11.2014.).
Résumé
L’article aborde la question de la place du facteur discursif dans l’analyse séman-
tique de l’interprétation en le situant dans la perspective des interrelations entre
la description linguistique en langue et celle en discours. Les deux dimensions
du langage étant complémentaires et interdépendantes, on ne saurait considérer
Le facteur discursif dans l’analyse sémantique de l’interprétation 217
l’une comme plus importante et l’autre comme secondaire, ce qui est particuliè-
rement bien visible dans le cas des approches interprétatives. Le sens interprété
se trouve créé par l’interprète à partir du texte-source, mais son analyse séman-
tique (dont nous proposons un exemple) ne saurait faire abstraction du facteur
contextuel au sens large englobant l’intertexte, les normes génériques et socio-
culturelles, ainsi que tout élément pertinent relatif aux conditions pragmatiques
et à la pratique discursive où se situe le texte.
Abstract
The discursive factor in the semantic analysis of interpretation
The article discusses the role of discursive factor in the semantic analysis, placing
the problem in the perspective of interrelation between the linguistic description
of the system and a description of its use. Since both of these dimensions are
complementary and are mutually dependent, neither of them can be regarded
as more important or less important, which is clearly seen in the case of the des-
cription of interpretation. The result of the interpretation made by the recipient
is the sense established on the basis of the source text, but both the interpretation
and its semantic analysis (an example of which I have suggested in the article)
must take into account not only the text itself, but also the broader contextual
factor. It includes intertext, quality and socio-cultural standards, as well as any
relevant elements and factors connected with the pragmatic discourse and prac-
tice, in which the text is created and is subject to interpretation.
1 Selon plusieurs chercheurs, certaines, voire toutes les langues ne disposeraient pas des
éléments nécessaires à l’expression des perceptions tactiles, olfactives et gustatives.
L’étude de corpus authentiques montre que, dès lors qu’ils se le proposent ou qu’on les
y invite, des locuteurs même non experts trouvent des moyens variés et parfois inno-
vants de verbaliser ces perceptions auxquelles l’interdiscours dominant ne fournit pas de
prêt-à-dire.
2 Cet adjectif issu du grec a été emprunté à l’anglais par les psychologues pour spécifier
la perception tactile active via la ou les mains.
220 Bertrand Verine
3 Nous avons considéré comme aveugles tardives les personnes ayant perdu la vue après
l’âge de 6 ans et depuis une durée supérieure à 5 années. Bien que l’enquête se soit
étalée sur 19,5 mois (du 12.5.2010 au 26.12.2011), et pour ne pas la prolonger outre
mesure, nous avons dû nous résoudre à quelques irrégularités. Ainsi avons-nous six
femmes et quatre hommes aveugles de naissance pour quatre femmes et six hommes
aveugles tardifs. Le dernier groupe se distingue également des deux autres par une
moyenne d’âge supérieure et par un niveau scolaire inférieur.
4 Ces quatre tâches à la fois haptiques et verbales étaient précédées par quatre tâches
purement verbales, dont je ne traiterai pas ici, consistant à décrire de mémoire la
femme et l’homme ayant assumé leur éducation.
Séquentialité de la perception haptique et opérations descriptives 221
distants, de grande ou de très petite dimension, le toucher manuel actif est aussi,
voire plus pertinent que la vue pour « recueillir les informations sur presque
toutes les propriétés des objets » : non seulement les propriétés spécifiques de
texture, de consistance, de poids, de température et d’hygrométrie, mais celles –
multimodales – de forme, de taille, de localisation, d’orientation et de proximi-
té. Cependant, par opposition à la vue, Gentaz, Bara, Palluel-Germain, Pinet &
Hillairet de Boisferon (2009 : 3) caractérisent la perception haptique par « une
appréhension morcelée, plus ou moins cohérente, parfois partielle et toujours
très séquentielle, qui charge lourdement la mémoire de travail et qui nécessite,
en fin d’exploration, un travail mental d’intégration et de synthèse pour aboutir
à une représentation unifiée de l’objet ». C’est pourquoi, dès l’âge de 9 ans, la vue
prend le plus souvent le pas sur le toucher.
Ces deux constats assignent un enjeu sociétal majeur aux recherches sur la
perception haptique chez les adultes, compte tenu du vieillissement de la popu-
lation et de la prévalence de la déficience visuelle tardive qu’il induit. Or deux
études seulement sont aujourd’hui en cours sur ce sujet dans l’aire francophone.
La première est celle que conduisent Galiano, Portalier, Baltenneck, Griot &
Poussin (2012) sur l’exploration manuelle et la description orale de figures non
référentielles du Tangram (puzzle traditionnel chinois). En s’appuyant sur les
discours produits par trois groupes de six informateurs chacun, elle met en évi-
dence le fait que les locuteurs aveugles congénitaux construisent leurs descrip-
tions d’une manière plus progressive en s’attachant davantage aux parties de la
figure, alors que les locuteurs aveugles tardifs ou voyants aux yeux bandés en
produisent une description plus globale. La seconde étude, conduite par Chau-
vey, Hatwell, Kaminski, Gentaz & Verine (2012) sur le corpus DVPH, a révélé
chez tous les groupes de locuteurs. une structuration des séquences partant de
la recherche d’indices permettant l’identification de l’objet pour aller vers la
désignation de ses usages potentiels et l’évaluation de son intérêt pratique.
Ce sont ces résultats que je voudrais tenter ici d’affiner, en remarquant d’em-
blée que mes collègues psychologues (ibidem), afin de comparer les groupes sur
des bases identiques, n’ont pris en compte que les mots produits en-deçà d’une
durée de 3 mn. Or, dans une perspective d’analyse séquentielle, il est capital
d’étudier les énoncés produits dans leur intégralité et, en particulier, de com-
parer leurs mises en clôture initiales et terminales. Dans ma première approche
linguistique de ce corpus (Verine, 2013), j’ai notamment montré qu’une seule
description de locuteur voyant aux yeux bandés dépasse les 3 mn, alors qu’on en
dénombre douze pour les aveugles tardifs et treize pour les aveugles congénitaux.
Sur l’ensemble des quarante tâches de description d’objet réalisées par chacun
des groupes de locuteurs, on obtient ainsi un total de 6475 mots (seulement)
222 Bertrand Verine
pour les voyants aux yeux bandés contre 8994 mots pour les aveugles tardifs
et 10080 mots pour les aveugles congénitaux. Cela n’est évidemment pas sans
conséquence sur le nombre de parties et/ou de propriétés verbalisées pour cha-
cun des objets.
5 La source des exemples est indiquée selon le schéma [Locuteur, numéro d’identifi-
cation, Séquence, numéro d’ordre]. Je remercie les quatre stagiaires qui ont finalisé
la mise en forme du corpus : Alice Blanc et Anna Prat pour l’anonymisation et le
séquençage des vidéos, Marion Mezen et Cécile Prouhèze pour leur transcription.
Conventions de transcription : [A] réfère à l’enquêtrice et [B] à l’interviewé/e ; [-]
note l’aphérèse ou l’apocope d’une ou plusieurs syllabes ; [()] note l’élision d’un
phonème ; [:] marque l’allongement d’une voyelle ; [/] indique la pause silencieuse ;
[°h] note les inspirations audibles.
Séquentialité de la perception haptique et opérations descriptives 223
[2] non mais c’est une: une brosse à dents donc u::n manche avec des des des
poils c’est assez long euh °h ouais c’est un(e) brosse à dents [L18S5 intégrale].
On parle d’opération d’ancrage lorsque la désignation de l’entité à décrire, ou
hyperthème de la description, se fait a priori, c’est-à-dire en début de séquence,
avant le développement de ses spécifications, comme en [2]. On parle d’opéra-
tion d’affectation lorsque la désignation de l’hyperthème se fait a posteriori, en
cours ou en fin de séquence, après le développement de certaines ou de toutes
ses spécifications, comme en [3] où les caractérisations assez gros, un écran et des
touches précèdent la nomination c’est un téléphone portable :
[3] alors ça: pour moi ça: donc ça c’est donc euh °h euh c’est c’est gros assez
gro:s euh un écran des touches c’est un téléphon(e) portable / on peut arrê-
ter là [L18S6 intégrale].
Parmi les opérations visant à spécifier l’hyperthème, je ne retiendrai ici que l’as-
pectualisation6, qui peut s’accomplir par qualification, c’est-à-dire par attribu-
tion à l’entité de diverses propriétés (assez long en [2], assez gros en [3]) et/ou par
fragmentation, c’est-à-dire par décomposition de l’entité en différentes parties
(manche et poils en [2], écran et touches en [3]). Je soulignerai que les aspects
jugés les plus pertinents par le locuteur peuvent faire l’objet d’une opération de
sous-thématisation qui les constituera en sous-ensembles à leur tour spécifiés
par qualification et/ou fragmentation. Il en va notamment ainsi, dans DVPH,
pour les trois parties dont le toucher ne peut détecter qu’une forme générique
qui suscite des hypothèses, la vue étant indispensable pour préciser leur catégori-
sation : il s’agit de la marque inscrite sur la brosse à dents, ainsi que de l’effigie de
Tintin et d’un dragon brodée sur le porte-monnaie, toutes deux trop denses pour
être interprétables par le doigt, et plus fréquemment, du bonhomme dessiné sur
le porte-clés, dont le support très schématique demeure ambigu pour la main,
et qui inclut le bouton-poussoir d’une commande à distance. Pour exemple, je
juxtapose en [4] l’ouverture d’une séquence où la locutrice retarde explicitement
l’aspectualisation du porte-clés au profit de celle de chacune des quatre clés, et sa
chute où elle boucle son propos en revenant sur le sous-thème différé :
[4] ok alors c’est u::n porte-clés °h en forme de:: c’(es)t un(e) grand(e) ques-
tion à laquell(e) je répondrai plus tard °h […] eu:h / le porte-clés en lui-
même euh j(e) suis pas trop décidée sur c(e) que ça peut êt(re) p(eu)t-être
7 Nous n’avons malheureusement pas pensé à soumettre les mêmes objets à un qua-
trième groupe d’informateurs qui les aurait perçus et décrits en pouvant recourir à
leurs yeux ; mais s’agissant d’objets usuels, il paraît très probable que l’ancrage et la
fragmentation n’auraient pas posé de problème.
226 Bertrand Verine
[7] […] après après quoi dire de plus ça me perturbe parce que je sais pas si c’est
un téléphone j’arrive pas à enlever le la batterie donc je sais pas ça ressemble
à un téléphone ou alors un ou un jouet pour enfant […] voilà je sais pas si
ça doit être un téléphone portable mais enfin c’est un téléphone portable si
c’est sûr de toutes façons après que ce soit un vrai ou un faux je sais pas voilà
[…] [L22S5 cours].
Seul notre locuteur 30 utilise manifestement la procédure d’affectation comme
une stratégie discursive visant à retarder le moment de nommer chacun des ob-
jets, y compris, en [8], le plus facile à identifier, la brosse à dents. Mais surtout,
l’exemple [9] montre qu’il énonce, ainsi que les deux derniers descripteurs du
téléphone, une affectation réfutée permettant d’exclure une nomination concur-
rente, alors même qu’elle n’a pas été mentionnée jusque-là ; il semble donc qu’on
ne puisse expliquer la survenue inopinée de telles réfutations que parce que la
possibilité d’une autre catégorisation entrave l’avancée du processus descriptif :
[8] A68– donc c’est quelque chos(e) d’assez léger /// que je reconnais mais que
je n(e) nomm(e) pas encor(e) dont je n(e) dis pas c(e) que c’est
B69– ah ben vous pouvez hein
A70– donc ça ressemble à un(e) brosse à dents […] [L30S5] ;
[9] donc c’est plutôt un objet un peu plus lourd que les autres / euh en
plastique // on dirait un téléphone y aurait un écran là ici des touches / eu:h
ici y aurait une antenne qui aurait été enlevée par exemple […] -fin on on
je j’ai pas la sensation que ce soit une télécommande […] [L30S8 attaque
et cours] ;
[10] […] c’est quand mêm(e) pas un(e) télécommande de de télévision ou de
quoi qu(e) ce soit […] [L11S7 cours] ;
[11] […] -fin eu:h ça peut pas être un(e) calculatrice °h […] [L19S8 cours].
Tous ces éléments tendent à prouver que, si l’affectation est bien attestée à l’écrit
et dans l’oral préparé, elle reste rare en interaction spontanée et ne correspond
pas de manière univoque à la verbalisation des tâches d’identification accom-
plies par le locuteur : elle consiste en réalité à retarder l’explicitation d’une caté-
gorisation que le locuteur doit avoir effectuée, tacitement ou non, pour pouvoir
développer efficacement les autres opérations descriptives, en particulier celle
de fragmentation.
de la brosse à dents elle-même, objet le plus simple de notre corpus, sur lequel
ces locuteurs repèrent plus souvent que les autres l’inscription de la marque et les
variations de texture du plastique. La différence d’entraînement à l’exploration
haptique peut aussi être corrélé avec le fait que les neuf locuteurs à qui l’identi-
fication de notre téléphone portable pose problème (supra 2.1.) se répartissent
en un aveugle congénital seulement, contre cinq aveugles tardifs et trois voyants
aux yeux bandés8.
Cette explication apparemment robuste et objective doit cependant être com-
binée avec un autre facteur que révèle l’étude de l’aspectualisation de nos quatre
objets par les trente locuteurs : la recherche méthodique (ou non) de propriétés
tangibles et d’inférences praxiques. De fait, si les locuteurs aveugles tardifs ap-
paraissent faire preuve d’une moindre sensibilité tactile, ils s’avèrent rationaliser
davantage leur exploration. Ainsi sont-ils huit sur dix à verbaliser, lors de la des-
cription du téléphone, le marquage en relief de la touche 5, contre cinq aveugles
congénitaux seulement et un unique voyant. De même sont-ils sept à structurer
l’aspectualisation des clés selon leur taille (dont six par ordre croissant, c’est-à-
dire en commençant par la moins facile à identifier) contre six aveugles congé-
nitaux et cinq voyants (dont quatre seulement, dans ces deux groupes, suivent
l’ordre progressif). Ils sont aussi plus nombreux à caractériser trois ou quatre des
clés par leurs contextes potentiels d’usage (cadenas, boîte aux lettres, porte inté-
rieure et voiture) : six aveugles tardifs contre trois congénitaux et quatre voyants.
Ils sont à nouveau six à qualifier les poches du porte-monnaie par leurs destina-
tions (billets, pièces et parfois cartes), contre quatre aveugles congénitaux et cinq
voyants (voir infra annexe 2).
Tout se passe donc comme si les locuteurs aveugles congénitaux et voyants
aux yeux bandés abordaient l’opération d’aspectualisation de manière plus spon-
tanée, en se fiant avant tout à leurs intuitions. Sans doute, peut-on corréler cette
tendance avec mes résultats précédents sur la modalisation de ces séquences de
description d’objets (Verine, 2013), montrant que les premiers assument notre
protocole comme une simple mise en spectacle de leur praxis ordinaire, tandis
que les seconds le considèrent comme un test ludique dont le résultat n’engage
pas sérieusement leur compétence. En revanche, les locuteurs aveugles tardifs,
dont les marques modalisantes et, ici même, les difficultés d’ancrage attestent
qu’ils sont davantage déstabilisés par la consigne de « percevoir et décrire »,
8 J’ai également montré (Verine 2013) que ces locuteurs sont de très loin ceux qui
modalisent le moins souvent l’opération d’ancrage : 7 occurrences seulement sur les
40 descriptions produites par ce groupe, contre 14 sur 40 pour les locuteurs voyants
et 16 sur 40 pour les aveugles tardifs.
Séquentialité de la perception haptique et opérations descriptives 229
Références
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Verine, B., Chauvey, V., Hatwell, Y. & Gentaz, É. (2013). Description verbale et
perception haptique (corpus de trente vidéos d’expériences). Montpellier :
Praxiling.
Résumé
Ce travail vise à expliquer pourquoi la description tactile d’un objet est répu-
tée difficile (voire impossible), alors que la séquentialité d’abord analytique puis
configurationnelle du toucher devrait se prêter parfaitement à la progressivité
des opérations descriptives. Dans ce but, on compare les descriptions orales
de quatre objets courants produites sans préparation par trente locuteurs : dix
aveugles congénitaux, dix aveugles tardifs et dix voyants aux yeux bandés. Les
résultats montrent que la difficulté de fonder la description d’un objet sur sa
perception tactile est imputable à la séquentialité du toucher lui-même dans les
cas où l’objet apparaît difficile à catégoriser de prime abord, car le locuteur doit
avoir effectué cette catégorisation avant de développer efficacement les autres
opérations descriptives. Cependant, la comparaison des parties et des propriétés
distinguées par les trois groupes d’informateurs révèle que cette difficulté et sa
solution résident surtout dans le degré d’entraînement à la perception tactile,
dans le développement d’une stratégie exploratoire et dans le traitement langa-
gier des indices recueillis.
Abstract
This work aims to explain why the haptic description of an object is considered
arduous (or even impossible), despite the tact’s sequentiality: when they perceive
by the tact, the subjects begin analysing the objects and continue by configuring
their mental image, which should perfectly allow progression of descriptive pro-
cesses. In order to explain this paradox, we compare the oral descriptions of four
familiar objects produced without preparation by thirty speakers: ten congeni-
tally blind, ten late blind and ten blindfolded sighted persons. The results show
that the difficulty to describe an object based on its haptic perception refers to
the tact’s sequentiality only when the object cannot be easily categorised initially,
because the speaker needs this categorisation before efficiently processing the
other descriptive operations. However, contrasting the parts and properties of
the objects distinguished by the three informant groups, we find that this diffi-
culty and its solution consist of training towards haptic perception, developing
an exploratory strategy and turning the collected cues into language.
0. Remarques préliminaires
Cet article va se concentrer sur la théorie et la pratique d’une forme de traduc-
tion audiovisuelle, à savoir l’audiodescription qui permet de rendre accessibles
des films, des spectacles, des expositions aux récepteurs aveugles ou malvoyants
grâce à un texte qui décrit en voix off les éléments visibles de l’œuvre. Dans le cas
d’une production médiale la voix de la description est placée entre les dialogues.
Nous pensons tout d’abord réfléchir sur les liaisons qui unissent la perception
et la description, pour ensuite introduire les notions de séquences descriptive et
narrative, en tant que prototypes textuels. Ce débat nous permettra d’introduire
la notion d’un texte télévisé stéréotypé, qui dans notre réflexion est constitué par
les séries télévisés judiciaires. La comparaison des deux séries : polonaise et fran-
çaise nous donnera la possibilité de décrire cette forme textuelle en tant qu’« un
modèle de texte ». L’audiodescripteur devant un tel modèle à une structure ré-
pétitive peut en profiter en préparant sa version d’audiodescription où certains
fragments se répètent d’un feuilleton à un autre. Le but de cet article consiste à
démontrer que la transformation d’un texte « raconté » par images en un texte
linguistique, sous pression de contraintes techniques considérables, demande
une analyse approfondie sémiologique et linguistique du matériel audiovisuel
devant lequel se trouve un audiodescripteur.
1. Percevoir et décrire
La majorité des prototypes textuels présents dans « une histoire racontée » re-
posent sur trois formes, à savoir :
– narration,
– description,
– dialogues.
Ces formes se réalisent dans les romans, les nouvelles et autres formes textuelles
qui « racontent une histoire », mais en même temps ces formes textuelles sont
234 Teresa Tomaszkiewicz
largement exploitées par les médias qui dominent à présent toute commu-
nication humaine. Cette communication humaine doit être adaptée à tous les
membres de la société. Parmi ces membres nous avons affaire aussi aux aveugles
et malvoyants qui pratiquement ne peuvent percevoir une histoire racontée que
par l’ouïe. Or, dans la société des images il ne suffit pas de « raconter » car les
médias contemporains font aussi et même avant tout de « voir ». C’est probable-
ment la cause fondamentale du développement de plus en plus important d’une
activité sociale/ traductologique appelée : l’audiodescription.
Cette forme de traduction intersémiotique permet aux aveugles ou mal-
voyants d’avoir l’accès aux films, aux spectacles ou aux expositions grâce à un
texte qui décrit en voix off les éléments visibles de l’œuvre.
L’idée de cette technique est née en 1975, aux États Unis grâce à Gregory Fra-
zier et Auguste Coppola de l’Université d’État de San Francisco. Sans nous lancer
dans la présentation de cette technique et de ses normes, ce qui a été l’objet de
nombreuses discussions, limitons-Â�nous à citer quelques éléments qui se répètent
dans plusieurs documents intitulés : « Normalisation de l’audiodescription » ou
en polonais : « Standardy tworzenia audiodeskrypcji ». Dans plusieurs de ces do-
cuments on retrouve certaines règles qui se répètent d’un document à un autre1 :
« –Â� La description doit être réalisée de façon objective pour ne pas imposer
ses propres sentiments mais les provoquer.
–Â� La description doit être précise et contenir les quatre informations princi-
pales : les personnes, les lieux, le temps, l’action.
–Â� L’audiodescripteur ne doit pas interpréter les images mais les décrire ; il
ne doit pas déformer les informations ni le déroulement de l’histoire. (…) »
(http://www.csa.fr/upload/communique/charte_audiodescription.pdf)
Nous avons déjà exprimé notre réserve par rapport à ces règles qui nous pa-
raissent trop sommaires et non opératoires dans la réalisation pratique de l’au-
diodescription (Cf. Tomaszkiewicz : 2012, 2013). Il en résulte que dans la suite
nous pensons entreprendre la discussion concernant la relation entre la descrip-
tion et la visualisation. Dans cette comparaison fondamentale, nous assistons à
toute une série de formes textuelles qui « racontent » en exploitant les différentes
formes de visualisations appelées par un terme générique : « images ».
naissance. Pour elles, tout ce qui peut être touché est plus ou moins compréhen-
sible : rond, lisse mais si l’on introduit les couleurs : rouge cerise, café-au-lait,
rose bonbon, leur « compréhension » devient problématique. D’autre part, les
personnes malvoyantes qui ont perdu la vue peuvent chercher dans leur mé-
moire la représentation, par exemple, des couleurs qu’elles avaient vues dans leur
jeunesse. Il en résulte que la volonté de prévoir « une description objective » pour
toutes les catégories des aveugles devient discutable.
1.1.2. Séquence narrative
Malgré son appellation, l’audiodescription ne constitue pas uniquement un pro-
totype descriptif. Dans les normes de l’audiodescription, on apprend qu’il faut
aussi fournir des informations sur l’action, donc sur la narration.
D’après Adam (1997, 2002), mais aussi d’après d’autres chercheurs (p.ex. Bre-
mond : 1973, Ricoeur : 1986, Baroni : 2009) pour qu’on puisse parler d’une nar-
ration ou d’un récit :
La narration filmique est réalisée d’une part par une suite d’images successives et
de l’autre par des informations provenant des dialogues. Les spectateurs aveugles
ont accès aux dialogues mais l’audiodescription doit leur apporter les éléments
nécessaires provenant du visuel pour qu’ils puissent reconstruire la trame narra-
tive. Pourtant la manière de « raconter par images » diffère dans certains points
de la façon de raconter uniquement par des mots.
Dans cette courte présentation, nous ne pouvons pas nous concentrer sur tous
les aspects des relations entre la perception et l’audiodescription. Ainsi dans la
Faire voir aux aveugles et aux malvoyants le fond d’une diégèse filmique 239
suite nous allons évoquer comme illustration un cas spécial, à savoir les feuille-
tons télévisés que nous classons parmi les modèles de textes télévisés.
2. Séries télévisées
L’histoire de feuilletons télévisés en Pologne est relativement longue. Les pre-
miers sont apparus dans les années 70. Or dans ces années ils n’étaient pas très
nombreux, d’autant plus que nous avions seulement deux chaînes de télévision.
Dans les années quatre-vingts, la télévision a commencé à introduire des feuille-
tons étrangers provenant p.ex. de l’Amérique du Sud. La série brésilienne qui a
connu un succès formidable, L’esclave Isaura, produite en 1976, on a commencé
à la projeter en Pologne en 1984. Aujourd’hui, les séries télévisées constituent un
élément important de la participation à la vie sociale : les connaître, en discuter,
attendre la suite, les analyser avec les amis deviennent un élément important de
la vie sociale comme telle. Plusieurs aveugles ont exprimé le scepticisme en ce
qui concerne leur participation à la vie sociale, si en arrivant le matin au travail,
ils ne pouvaient pas participer à la discussion des collègues qui ont commen-
té les derniers épisodes des séries projetées par la télévision (propos recueillis
par Strzymiński, Szymańska, 2010). En face de cette réalité sociologique, il est
évident que la nécessité d’audio-décrire les séries les plus populaires augmente
constamment.
Pourtant, nous devons constater que les séries du même type p.ex. judiciaires
ou se passant dans le milieu des médecins hospitaliers, produites dans les zones
culturelles différentes, reprennent les mêmes schémas monstratifs, ce qui peut
favoriser une audiodescription plus ou moins répétitive ou abrégée.
Dans la suite, nous allons illustrer ce propos par la comparaison visuelle de
deux séries judiciaires polonaise et française. Dans cette comparaison nous par-
tons du principe que les séries télévisées appartiennent à une catégorie spéci-
fique des productions textuelles socialement attestées, à savoir « les modèles de
textes » ou « les textes stéréotypés ». Ces textes constituent une catégorie de textes
dont la structure générale est répétitive. Ceci veut dire que dans la construction
de ces textes, on utilise les mêmes schémas conventionnels, aussi bien au niveau
de la présentation visuelle de la totalité du film qu’au niveau de la réalisation
linguistique répétitive. Cette constatation nous amène à l’idée que les séries té-
lévisées correspondent exactement à ce qu’on appelle les modèles de textes. Pour
le prouver, nous allons nous servir de deux séries judiciaires de fiction prove-
nant de deux zones culturelles différentes : polonaise et française, mais traitant
une problématique comparable : le travail et la vie des avocats (« Magda M. » et
« Avocats et Associés »).
240 Teresa Tomaszkiewicz
répétitif. Évidemment, dans les deux séries, on récupère les endroits-types obli-
gatoirement liés au genre : série judiciaire comme le tribunal ou les études d’avo-
cats mais on peut dire que la façon de les présenter possède des traits d’images
stéréotypées. Ces endroits se regroupent en trois catégories :
– Tribunal,
– Études d’avocats,
– Contextes privés (maison, restaurants, rencontres dans la rue), qui sont dé-
montrées de l’intérieur et de l’extérieur.
En synthétisant les choses on peut ramener les visualisations à deux catégories :
les intérieurs et les extérieurs.
– Les intérieurs
Le premier endroit toujours présent dans ces séries, c’est évidemment la salle du
tribunal. Même s’il y a une différence notoire entre le décor encore sobre d’une
salle dans un tribunal post-communiste et un tribunal pompeux parisien, ces
mêmes prises de vue reviennent sans cesse dans tous les épisodes. De la même
manière, beaucoup de scènes se passent dans les couloirs de ces tribunaux. Il
est surprenant de voir que les protagonistes, avocats polonais ou français, sont
présentés absolument de la même manière quand ils viennent en retard, courent
tout au long du couloir en mettant en vitesse leurs toges. Et finalement un en-
droit privilégié de ces films, ce sont les études d’avocats. Encore une fois, dans les
deux séries différentes en ce qui concerne le décor, cet endroit est toujours divisé
en deux parties : secrétariat où se croisent les chemins de tout le monde, où règne
une secrétaire qui sait tout, qui prépare le café, qui donne des conseils, et les
bureaux d’avocats parmi lesquels le bureau du chef où se passent toutes les ren-
contres de l’équipe. Pourtant, il y a une particularité dans le feuilleton polonais :
beaucoup de scènes se passent à l’Université de Varsovie, à la Faculté du Droit.
– Les extérieurs
Évidemment, chaque série comme celles décrites doit se passer dans une ville
bien concrète. Il est clair que Magda M. concerne Varsovie et Avocats et Associés
Paris, deux villes impossibles à comparer et pourtant, dans ces deux contextes,
on a utilisé les mêmes schémas communicationnels. On voit le même type d’en-
droits à Paris et à Varsovie, à savoir le même tribunal (aussi bien français que
polonais) et les mêmes entrées aux bureaux des avocats. En plus, on a choisi de
montrer certains endroits symboliques de ces villes : par exemple, les Champs
Élysées à Paris ou le rond-point où se croisent les rues Marszałkowska et Aleje
Jerozolimskie.
Faire voir aux aveugles et aux malvoyants le fond d’une diégèse filmique 243
5. Bilan
À la fin de cette présentation, nous pouvons formuler certains postulats pour
l’avenir. L’audiodescription est une forme particulière de la traduction intersé-
miotique. Cette traduction semble très importante car elle assure l’intégration des
personnes aveugles ou malvoyantes à la vie sociale. Or, la transformation d’un
texte « raconté » par images en texte linguistique sous pression de contraintes
techniques considérables demande une analyse approfondie des éléments sémio-
logiques et linguisitiques qui construisent la diégèse filmique. L’audiodescrip-
teur doit pondérer tous les éléments constituant la fable pour bien choisir les
éléments visuels qui apportent des informations nécessaires pour comprendre
l’histoire « racontée ».
Dans certains cas, notamment dans les productions télévisées, où fréquem-
ment nous avons affaire aux textes modèles, la description des endroits-types,
des personnages-types, des contextes-types peut faciliter la tâche grâce à la
répétitivité de ces images. Cette répétitivité assure d’une part la continui-
té de la fable, mais de l’autre permet la concision dans la forme finale de
l’audiodescription.
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Faire voir aux aveugles et aux malvoyants le fond d’une diégèse filmique 245
Bibliographie du corpus
« Magda M. », metteurs en scène : Borcuch J., Dejczer M., Lang K. ; auteur du
scénario : Figura R., période de projection : 2005-2007 (55 épisodes), chaîne
de télévision : TVN.
« Avocats et Associés », créateurs : Guignabodet V., Krief A., période de projec-
tion : 1997-2010 (115 épisodes), chaîne de télévision : France 2.
Résumé
Le présent texte est consacré à une forme spécifique de la traduction audiovi-
suelle à savoir l’audiodescription. L’auteur discute les normes d’audiodescrip-
tion qui fonctionnent sur le marché, tout en dénonçant leur généralité trop
grande. On postule alors de retravailler ces normes à la base de la comparaison
des prototypes textuels descriptif et narratif avec leurs correspondants visuels.
246 Teresa Tomaszkiewicz
Abstract
This text deals with the specific form of audiovisual translation, namely audio
description. The author discusses the existing norms of audio description poin-
ting to their generality. In her article she postulates forming the above mentioned
norms on the basis of a comparison of descriptive and narrative prototype texts
with their respective visual prototypes. The demonstration is based on two fic-
tional series, French and Polish, about the life and work of lawyers. This paper
shall demonstrate that television series work according to a certain pattern of
media discourse. Knowledge of such models makes the audio descriptor’s task of
reconstructing the same model in the target culture easier, based on the notion
of repetitive sequences.
0. Introduction
0.1. Esthétisme et épistémologie
La question de l’origine du sentiment esthétique s’inscrit dans une tradition in-
terprétative et exégétique ancienne et foisonnante, qui a constamment opposé
l’existence matérielle et mécanique d’un état de langue à son usage élitiste, pro-
fondément insaisissable et mystique. Dès le modèle Platonicien, le démiurge ou
nominateur s’oppose au poète, dont l’inspiration divine l’éloigne de l’usage com-
mun. Dans l’épistémologie contemporaine, la séparation d’une part de l’étude
des structures de la langue et des effets liés à son usage, d’autre part de la pratique
triviale et de la pratique esthétique a des conséquences plus directes. Elle étaye le
cloisonnement disciplinaire, de sorte que l’on oppose :
– l’analyse littéraire aux sciences du langages, par le biais d’arguments converses
(la littérature est irréductible à des mécanismes formels vs. la littérature est un
produit du système linguistique signé par des mécanismes propres) ;
– les sciences dures aux sciences humaines (la langue est déterminée par la
structuration physiologique de l’information et son usage est contingent dans
l’optique de l’étude de sa constitution vs. le langage est le présupposé de base
de l’analyse, si bien que les déterminismes physiologiques qui conditionnent
son existence ne sont guère perçus comme des contraintes actives lors de son
usage1) ;
– dans la sphère linguistique, les approches endogènes aux approches exogènes.
La plupart des théoriciens ayant pris le parti de l’absence de rupture épistémolo-
gique ont progressivement été soumis à la force d’inertie du champ scientifique :
certains ont été distribués dans l’une ou l’autre des niches disciplinaires – le sta-
tut de F. Rastier est ainsi passé de sémanticien à statisticien, U. Eco est considéré
comme un théoricien du signe ou comme un critique littéraire selon les branches
positionner par rapport à une norme d’autant plus rigide qu’elle a trait à la di-
mension générative du langage.
0.3. Axes de travail
L’obtention d’un produit interprétatif tient donc à la considération simultanée
des déterminismes génératifs et pragmatiques. L’horizon général de cet article
sera d’identifier les grands principes de la computation telle qu’elle a lieu dans
l’activité verbale, notamment dans son rapport de proximité et de différentia-
tion vis-à-vis du fonctionnement d’un système formel. L’objectif particulier sera
d’étudier les mécanismes par lesquels naît le sentiment esthétique ; un intérêt
pourra être de jauger où et comment l’étude linguistique, qui décrit essentiel-
lement les effets de l’activité verbale, peut être connectée à la neurobiologie ou
aux sciences cognitives, qui étudient pour leur part les causes ou détaillent les
moyens par lesquels elle s’effectue.
Nous replacerons le sentiment esthétique dans une dimension plus large,
tentant d’en dégager les principes généraux susceptibles d’éclairer l’analyse lin-
guistique. Par la suite, en nous intéressant au fonctionnement du processus
interprétatif dans les bornes de l’équilibre dynamique entre principes de gé-
nération formels et issues informelles, nous dégagerons quelques grands lieux
et conditions d’existence du sentiment esthétique dans le cadre de l’activité
verbale.
1. Esthétisme et cognition
1.1. De la langue à l’esprit
S’il est encore impossible d’établir la primauté du langage dans les processus de
pensée, il est cependant certain que l’activité verbale est régie par les contraintes
de l’activité cognitive, de sorte que les récurrences effectivement observables
dans la première autorisent la remontée vers la seconde. Dans le cas particu-
lier du sentiment esthétique naissant au sein de l’activité verbale, le lien entre
la physiologie du système dans lequel prend place l’activité computative et
l’agencement formel du discours est de même indissociable. À ce titre, l’une des
théories qui préserve le mieux l’intégrité de ce lien est le modèle de la commu-
nication de Jakobson.
Quoique largement décrié, le modèle codique ancre directement le sentiment
esthétique dans l’activité verbale, sans nécessairement l’inscrire dans sa téléolo-
gie. Ainsi, constater qu’à parité de valeur informative, le segment Paul et Marie
est plus fréquent que le segment Marie et Paul revient à ne se fermer aucune
250 Joël Eline
la bornent, c’est décrire les règles formelles qui la composent en rapport avec
l’ensemble des biais qui en autorisent la transgression féconde.
Deuxièmement, elle replace la question de l’effet esthétique dans la perspec-
tive générative : c’est l’inévitable question du choix, que M. K. Halliday3 a abor-
dé à travers la dichotomie entre grammaire de règles et grammaire d’options.
Toute activité verbale suppose la retenue d’un biais d’expressivité parmi l’arbre
in(dé)fini des expressions possibles, sans que ces choix ne doivent être surinter-
prétés : les études de fréquence montrent qu’ils sont généralement constants et
signent l’appropriation de l’appareil génératif par le locuteur, qui maintient une
unité plutôt que de faire dépendre le processus de verbalisation de la pensée d’un
tirage aléatoire dans l’ensemble des connaissances pouvant assurer la fonction
générative. Le caractère « plus-que-formel » de la langue repose ainsi sur le ju-
gement constant du mode d’instanciation de ses constituants, et la contrainte
du choix agit réflexivement : elle incite le récepteur à s’interroger sur les biais
expressifs retenus par l’émetteur. À ce titre, le sentiment esthétique est un des
enrichissements aptes à motiver les décisions imposées par la génération.
5 Comme on le verra par la suite, la référence à l’expression Molinienne n’est pas for-
tuite : parmi les figures micro-structurales, certaines se signalent d’elles-mêmes en
mettant en scène une impossibilité ontologique : de la même façon qu’un cri de dra-
gon retient notre attention dans le monde, les métaphores retiennent notre attention
en nous jetant au cerveau leur paradoxe intrinsèque (à ce titre, les notes de bas de page
de certains articles linguistiques regorgent de jeux de décalage, afin de compenser la
relégation discursive inhérente au statut de « note de bas de page » et essayer d’empor-
ter l’attention du lecteur).
6 D. Levitin et V. Menon, The neural locus of temporal structure and expectancies in
music : evidence from functional neuroimaging.
Génération de l’effet et motivation esthétique dans l’activité verbale 253
trouvent alors connectés, et les tribulations anodines que subit l’objet sont mises
en parallèle de la situation vécue par le personnage. Si le procédé métonymique
est une structure cognitive générique, elle s’adapte à la grammaire expressive du
support :
− du point de vue narratologique, la mort de l’antagoniste représente la marche
vers la résolution heureuse de l’histoire. De même qu’il y a une Morphologie
du conte de fée10, il y a un agencement générique de la comédie d’aventure
qui présuppose le triomphe du protagoniste : dès l’instant où le mafieux se
trouve cerné s’installe chez le spectateur une lecture anticipée des événements
par considération de la pratique antérieure. Cette impression est d’autant plus
forte chez le spectateur qui connaît le cinéma insouciant de Benigni ;
− le réalisateur joue sur le mécanismes diégétiques pour contrarier l’effet d’at-
tente et déclencher la curiosité du spectateur : le fil chronologique est géné-
ralement retranscrit au cinéma par la succession des scènes, de même que la
chronosyntaxe en langue présuppose que ce précède dans le flux textuel est
chronologiquement antérieur11 ; de la sorte, le spectateur se trouve face à un
paradoxe : il a d’un côté en mémoire immédiate l’issue narratologique pro-
bable du film, de l’autre une réalité visuelle instantanée y contrevenant ;
− le paradoxe se renforce également par l’utilisation du zoom, qui focalise l’at-
tention du spectateur de la même façon que l’accent focal dans la prosodie
linguistique valorise un élément du flux verbal ; quoique l’action projetée soit
anodine, elle ne peut être contournée car les hypothèses matérielles signalent
son rôle clé ; le spectateur est donc sommé de rétablir la cohérence du film
en remotivant le paradoxe. La valeur symbolique du cure-dent est simulta-
nément l’hypothèse la plus disponible et la plus apte à lier les deux espaces
scéniques ;
− la corrélation discrimine un champ de connaissances restreint, apte à recruter
des hypothèses complémentaires : la « chute du cure-dent » devient « la chute
de Johnny ». Par analogie, et pour un spectateur moyen de l’espace culturel
judéo-chrétien, il devient manifeste que la scène annonce la mort du mafioso.
La liste reste ouverte : au niveau ontologique, c’est la femme qui est la cause phy-
sique de la chute du cure-dent, ce qui est immédiatement ponté analogiquement
10 V. Propp
11 Au cinéma comme dans la littérature, de nombreux auteurs ont usé de la contrariété
de ce ressort cognitif pour tromper ou dérouter le spectateur : deux exemples célèbres
sont Citizen Kane d’Orson Wells et l’Énéide de Virgile, où certaines scènes suivent une
chronologie inversée.
Génération de l’effet et motivation esthétique dans l’activité verbale 257
b.╇Le défigement
Le figement est l’une des thématiques majeures des dix à vingt dernières années
en sciences du langage. De manière simplifiée, il y a figement lorsqu’une sé-
quence polylexicale possède un sens conventionnel distinct de son produit com-
positionnel, et défigement lorsque le processus interprétatif réactive totalement
ou partiellement le produit compositionnel.
L’existence parallèle du produit compositionnel et du produit conventionnel
potentialise un jeu de décalage : dans l’utilisation conventionnelle des séquences
figées, le paradoxe est mort-Â�né car le produit compositionnel est écarté d’emblée.
À l’inverse, dès qu’il y a défigement, la polylecture émerge et force l’interprétant
à unifier les différentes branches interprétatives. Au niveau cognitif, le repérage
et l’interprétation du défigement suppose en amont le repérage de la séquence fi-
gée qui se trouve modifiée ; l’analyse du flux textuel rend disponible la séquence
figée par le biais d’un processus de comparaison des structures codantes13.
Nous avons repéré deux exemples de défigement « pictural » : dans le pre-
mier14, l’auteur met en scène dans une planche de bande dessinée un dialogue
entre deux personnages, où l’un signale à l’autre qu’il doit s’acheter une chemise
pour faire bonne figure à un mariage. Paniqué à l’idée de devoir se rendre dans
une boutique de vêtements, le second adopte alors une pose qui réfère implici-
tement au Cri d’E. Munch. Dans le second15, la conformation des personnages
dans une case renvoie à la composition de la Cène. Dans son versant pictural ou
linguistique, le défigement repose sur la même mécanique cognitive :
− la considération de surface du support déclenche une impression référentielle
reposant sur la présence d’indices propres à sa grammaire expressive : dans les
deux exemples, le changement de style graphique installe la rupture ; dans le
second, la mention d’un indice isotopique (« c’est d’une simplicité biblique »,
réplique d’un personnage) guide sa résolution ;
− une issue référentielle est recherchée par le biais d’un analogue prenant le
support effectif comme index ;
− la mobilisation de l’item pointé démultiplie les hypothèses interprétatives ; dans
le cadre restreint de la figuration narrative, la compositionnalité de la case se
doit de coopérer avec le produit interprétatif du repère culturel qui est réinvesti.
Le défigement est auto-justifié par la mécanique sur laquelle il repose : le simple
fait de « résoudre l’énigme » posée par l’impression référentielle est perçu po-
sitivement par l’interprétant. C’est une caractéristique à laquelle recourt fré-
quemment la publicité : récemment, une affiche pour un grand site de jeu en
ligne utilisait le slogan « vous aurez vraiment les jetons ». En dehors de la valeur
zeugmée du lexème jeton, la connexion isotopique entre la séquence figée et la
séquence défigée n’est guère instinctive – d’autant plus que les réclames sont
des formats courts qui ne reposent pas sur un cotexte ou un contexte étoffés. En
d’autres termes, les publicitaires misent sur l’idée que le simple fait de présenter
aux passants un jeu surdéterminatif aura pour conséquence : a) de déclencher un
effet positif b) d’associer durablement en mémoire la perception et la nature de
l’effet à l’objet ou au service dont la promotion est faite.
2.1. Cohérence
La génération de paradoxes ontologiques anticipe la phase de contextualisation
en bloquant initialement la manipulabilité cognitive du produit compositionnel :
(1) Farid court tant bien que mal jusqu’à la ligne d’arrivée.
(2) L’escargot court jusqu’à la ligne d’arrivée.
À parité de contexte, (1) et (2) ne vont pas tendre vers une issue interprétative de
la même façon : (1) décrit une expérience ontologiquement valide, reposant sur
une structure distributionnelle et sélectionnelle conventionnelle et en amont sur
un réseau isotopique solidaire ; à l’inverse, si (2) repose sur une structure cohé-
sive valide, sa saturation ontologique génère un paradoxe liant une activité hu-
maine à un agent animal. De la sorte, (2) impose à l’interprétant la coopération
préalable entre deux ensembles isotopiques autonomes et anticipe la phase de
contextualisation Le plan linguistique devient le pivot analogique à partir duquel
le contexte est lu : il convient d’y trouver ce qui est analogue au rampement d’un
escargot et à l’achèvement d’une course à pied. Ainsi, contrairement aux ruptures
de pertinence, les décohérences émergent spontanément de l’activité verbale.
Nous avons exposé par ailleurs16 de quelle manière la décohérence joue soit
sur le substrat ontologique dans le système prédicatif de premier ordre, soit sur
les procédures argumentatives ou causales dans le système prédicatif de second
ordre. L’ontologie correspond à l’image empirique du fonctionnement du monde
tel qu’il est fossilisé dans la langue ou versé dans cette dernière par les univers de
croyances des locuteurs. De la sorte, ses repèresn’ont pas le caractère binaire des
mécanismes de cohésion et varient sur un axe allant de l’universel au particulier :
(3) La pierre tombe au sol.
(4) La pierre monte vers le ciel.
(5) La femme doit être soumise à l’homme.
L’expérience de la gravitation étant universelle, (3) apparaîtra nécessairement
comme spontanément cohérent et (4) comme spontanément décohérent. À l’in-
verse, l’évaluation ontologique de (5) variera en fonction des positionnements
individuels adoptés par ses interprétants. Par ailleurs, les repères ontologiques
sont réagençables dans la pratique considérée : la valeur du paradoxe contenu
dans l’homme s’envola d’un coup de pied variera considérablement selon son lieu
d’existence ; dans un roman fantastique, le cotexte précédent peut avoir rendu
l’énoncé ontologiquement licite dans les bornes de l’univers de discours. D’une
manière générale, le courant de la science-fiction recompose initialement le
champ ontologique, et conséquemment les unités linguistiques corrélées :
« Il se leva de façon mal assurée, prit deux tasses et deux soucoupes, remplit
les tasses de café. Sucre ? Dit-il. Crème ?
− Crème, dit Pat qui se tenait toujours debout, nu-pieds et le buste nu. Il mani-
pula la poignée du réfrigérateur pour en sortir un carton de lait.
− Dix cents, s’il vous plaît, dit le réfrigérateur. Cinq pour ouvrir ma porte et cinq
pour la crème. »
Philip K. Dick, Ubik
La structure ontologique de l’unité lexicale réfrigérateur ne correspond plus uni-
quement à un artefact mais reçoit des propriétés agentives qui s’inscrivent du-
rablement dans le cotexte. La restructuration passe formellement par différents
mécanismes cohésifs :
− extension des restrictions sélectionnelles de prédicats conventionnels ;
− insertion de l’argument réfrigérateur en position agentive ;
− insertion du théâtre prédicatif dans les conventions typographiques du
dialogue.
Tout concourt à la prise en charge immédiate du paradoxe et à sa normalisation
dans l’univers littéraire. Du point de réceptif, il émerge naturellement ; du point
de vue de sa cohérence interne dans l’univers de discours, il est interprété au
même titre qu’un segment du type l’homme dit X. Aussi, les ruptures opérées
dans le plan de la cohérence génèrent des effets dont la motivation est résolue
notamment par prise en considération du contexte et de la pratique antérieure :
Génération de l’effet et motivation esthétique dans l’activité verbale 261
2.2. Cohésion
Les ruptures de cohésion nécessitent, pour leur motivation, d’anticiper la prise
en compte des hypothèses de plus haut niveau :
(6) Regarde la voiture-serpent qui passe !
En (6), les présupposés liés au passage de l’intension à l’extensité sont les mêmes
que pour un énoncé du type regarde la voiture qui passe ; néanmoins, pour que
le pontage puisse s’effectuer, il est nécessaire en amont de déterminer les condi-
tions du référencement de voiture-serpent. L’unité en elle-même rompt la dimen-
sion conventionnelle du lexique mais prend place dans un entour qui établit les
conditions de sa motivation :
− le néologisme respecte les règles de la composition : structure NN, utilisation
du trait d’union, mouvement unilatéral de N1 vers N2 ;
− il s’insère dans un schéma prédicatif qui le catégorise en tant qu’argument, et
sa nature morphologique indique son statut élémentaire ;
− la saisie de l’argument à travers la focale prédicative indique qu’il s’agit d’un
concret.
Ces indices contraignent la lecture du contexte pour recruter un référent satisfai-
sant. La saillance immédiate des décohésions engage la responsabilité de l’émet-
teur, qui gage :
− que la force du viol est justifiée par le surcroît expressif que requiert la des-
cription d’une portion de l’extensité ;
− que celle-ci est suffisamment saillante pour que la rupture soit remotivée ;
− que la capitalisation de l’opération de remotivation sur le choc physiolo-
gique initial assurera la transmission d’éléments de sens empiriques, que
l’usage conventionnel du système linguistique aurait eu plus de mal à rendre
accessibles.
Nous présentons ci-dessous quelques exemples attestés de décohésion pour
rendre compte de l’étendue du phénomène :
(7) La confidentialité des arts « expérimentaux » atteste que des pratiques ré-
solument ico(g)noclastes désorientent la plupart des récepteurs.17
(8) Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins. Mon péché, mon âme. Lo-lii-
ta : le bout de la langue fait trois petits pas le long du palet pour taper, à
trois, contre les dents. Lo. Lii. Ta.18
(9) Pouvoir incroyable. Champ anti-psi à l’étendue inégalée. Capable virtuelle-
ment de nullifier tout groupe de précogs imaginable.19
(10) Quelle est la différence entre un pigeon ?20
(11) Quel âge avait Rimbaud ?21
Chacun des exemples de la série (7)-(11) capitalise sur le tort porté aux mé-
canismes génératifs afin de guider précocement la clôture interprétative. Les
exemples (7) et (8) agissent à un niveau sublexical : en (7), l’insertion du ca-
ractère g respecte les règles de succession des graphèmes et des phonèmes ; le
sémantisme de la paire de parenthèse est respectée, dans la mesure où ses in-
dications permettent de rétablir un signifiant conventionnel (ico(g)noclaste →
iconoclaste) ; en ce sens, elle indique que le sens se compose à partir d’un repère
conventionnel et d’un ensemble sémantique adjoint, et que le signifiant associé
à ce dernier est déductible de icognoclaste. Ces différentes hypothèses forment
un index analogique apte à mobiliser des connaissances complémentaires per-
mettant de surpasser la rupture initiale ; pour rétablir la cohésion de l’énoncé,
l’émetteur joue notamment sur la présence probable dans la mémoire immédiate
du lecteur de la séquence cogn, fréquemment employée dans le cotexte et facteur
morphologique commun d’occurrences telles que cognition, cognitif, etc.
(8) témoigne de quelle manière la prise en charge de l’appareil typographique
et graphémique peut réinsuffler le versant matériel et physique de la langue. Les
impositions rythmiques portées par les marques de ponctuation permettent de
séquencer le flux sonore et de mimer l’acte d’élocution ; de même, le redou-
blement du i marque la tenue de la voyelle retranscrite par le graphème, l’effet
obtenu étant similaire à la refrappe des caractères fréquente dans l’écriture inter-
net (je t’aimeeee !!!) : par la rupture, l’émetteur choisit la transmission libre du
sentiment plutôt que le recours au déclencheur conventionnel de son intension ;
l’analogie entre expansion du signifiant et intensification est d’ailleurs évidente.
Les différents néologismes présents en (9) (anti-psi, nullifier, précogs) sont in-
terprétables par une collecte d’indices cohésifs similaire à (12) : reconnaissance
de segments possédant des sémantismes conventionnels (anti, /psi/, /nul/, ifier,
18 V. Nabokov, Lolita.
19 P. K. Dick, Ubik.
20 Coluche.
21 Coluche.
Génération de l’effet et motivation esthétique dans l’activité verbale 263
3. Conclusion
Les différentes strates composant le système de la langue participent tous d’une
manière spécifique à la production conventionnelle du sens. Par corollaire, tout
tort porté à ces repères définit un régime d’expressivité et de remotivation spé-
cifique. L’activité verbale, au même titre que toute activité mettant en jeu les
capacités analytiques de la cognition, repose sur la production de réactions phy-
siologiques et sur la motivation de ces réactions dans un support et une pratique
donnée. Leur agencement formel est déterminé par un ensemble de conventions,
définissant en creux un ensemble de stratégies transgressives aptes à assurer le
maintien et le renouvellement de son expressivité.
La question de la réduction rationaliste du sentiment esthétique reste ouverte :
l’analyse croisée des mécanismes génératifs à l’œuvre dans des supports expres-
sifs différents révèle d’importantes déterminations d’ordre mathématique et un
« attrait » de la perception pour les structures codantes, quelque soit leur lieu
d’intervention (c’est ainsi que la géométrie fractale indispensable au sentiment
kalophonique en musique est par exemple observable dans la morphologie des
flocons de neige, et justifie le sentiment de beauté que leur observation peut sus-
citer au delà d’un simple ancrage symbolique et conventionnel) ; ces constats
doivent cependant être nuancés par le fait que de telles récurrences ne constituent
pas des produits interprétatifs complets, mais seulement des réactions motivées à
un niveau supérieur et susceptibles d’aboutir à des points de chute interprétatifs
264 Joël Eline
différents. L’un des espaces de travail du linguiste réside dans l’étude de ce qui
joue le rôle de déclencheur de réactions de plus bas niveau, participe à la motiva-
tion de l’effet physiologique et aboutit à sa promotion au rang d’effet interprétatif.
4. Bibliographie
Eible-Eibesfeldt, L’homme programmé : l’inné, facteur déterminant du comporte-
ment humain. Paris : Flammarion, 1992.
Eline, Joël. Rationalité concrète et rationalité abstraite, à paraître dans Mélanges
offerts à Peter Blumenthal.
Eline, Joël. Prédicat et inférence, cohésion et cohérence, à paraître.
Halliday, Michael Alexander Kirkwood & Hasan, Ruqaiya. Cohesion in English.
London : Longman, 1976, 392p.
Lundquist, Lita. La cohérence textuelle. Copenhague : Nyt Nordisk Forlag & Ar-
nold Busck, 1980, 244p.
Molinié, Georges. Éléments de stylistique française. Paris : Presses Universitaires
de France, 1986, 212p.
Monneret, Philippe. Le sens du signifiant : implications linguistiques et cognitives
de la motivation. Paris : Honoré Champion, 2003.
Sperber, Dan & Wilson, Deirdre. La pertinence : communication et cognition. Pa-
ris : Les éditions de Minuit, 1986, 402p.
Van De Velde, Roger. Prolegomena to inferential discourse processing. Philadel-
phie : John Benjamins Publishing Company, 1984, 102p.
Résumé
Si la spécialisation connue par l’ensemble des disciplines scientifiques témoigne
des progrès qui y sont constamment réalisés, elle induit également un cloison-
nement épistémologique qui peut se révéler dangereux. Dans le domaine des
sciences du langage, l’étude des conditions d’existence du sentiment esthétique a
ainsi été largement évacuée par la période post-structuraliste ; en coopération avec
les travaux menées aussi bien dans le cadre des neurosciences que de la critique
littéraire, nous essayons de montrer de quelle manière le sentiment esthétique
constitue dans le cadre de l’activité verbale une motivation seconde à partir de ré-
actions liées de manière générale au fonctionnement de l’appareil cognitif humain.
Abstract
The observable specialization in all scientific disciplines reflects the advances
that are constantly made. In the same time, it induces an epistemological par-
titioning that can be dangerous. In the field of linguistics, the study of the ge-
neration and motivation of aesthetic feeling has thus been largely removed by
the post-structuralist period. In cooperation with the work carried out both in
neuroscience and literary criticism, we study the aesthetic feeling in verbal ac-
tivity as second motivation from general reactions related to the functioning of
the human cognitive system.