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Études de linguistique, littér ature et art 8 8 Études de linguistique, littér ature et art 8

T. Muryn / S. Mejri (éds)


Teresa Muryn / Salah Mejri (éds)
Teresa Muryn / Salah Mejri (éds)
Linguistique du discours : de l’intra-
à l’interphrastique
Cet ouvrage part de deux constats : le flou Les éditeurs
Linguistique du
discours : de l’intra-
qui règne dans la définition des termes Teresa Muryn, professeur à l’Université
qui renvoient aux unités qui dépassent pédagogique de Cracovie (Pologne).
le cadre de la phrase, tels que discours et Domaines de recherche : la syntaxe

Linguistique du discours : de l’intra- à l’interphrastique


à l’interphrastique
texte, et la barrière qui sépare le monde sémantique ; la prédication, l’analyse du
de la phrase et celui des discours et des discours, l’analyse contrastive.
textes. Le passage de l’intraphrastique vers Salah Mejri, professeur des universités ;
l’interphrastique permet de tenir compte LDI - Université Paris 13 ; TIL, Université
des règles qui régissent les éléments de Manouba (Tunisie). Domaines de
de la phrase – dont l’aspect énonciatif recherche : le figement ; la néologie ; la
par lequel on glisse de la phrase en tant morphologie et la sémantique lexicales ;
que structure vers l’énoncé en tant que la prédication et l’actualisation ; la
réalisation concrète assumée par un traduction.
locuteur et impliquant tous les éléments
de la situation exigés par l’ancrage de
l’actualisation énonciative – et faire le lien
avec ce qui se passe quand on franchit les
limites de la phrase.

ISBN 978-3-631-64945-9

ELLA 08 264945_Muryn_HOF_A5HC PLE edition new franz.indd 1 23.04.15 KW 17 12:52


Études de linguistique, littér ature et art 8 8 Études de linguistique, littér ature et art 8

T. Muryn / S. Mejri (éds)


Teresa Muryn / Salah Mejri (éds)
Teresa Muryn / Salah Mejri (éds)
Linguistique du discours : de l’intra-
à l’interphrastique
Cet ouvrage part de deux constats : le flou Les éditeurs
Linguistique du
discours : de l’intra-
qui règne dans la définition des termes Teresa Muryn, professeur à l’Université
qui renvoient aux unités qui dépassent pédagogique de Cracovie (Pologne).
le cadre de la phrase, tels que discours et Domaines de recherche : la syntaxe

Linguistique du discours : de l’intra- à l’interphrastique


à l’interphrastique
texte, et la barrière qui sépare le monde sémantique ; la prédication, l’analyse du
de la phrase et celui des discours et des discours, l’analyse contrastive.
textes. Le passage de l’intraphrastique vers Salah Mejri, professeur des universités ;
l’interphrastique permet de tenir compte LDI - Université Paris 13 ; TIL, Université
des règles qui régissent les éléments de Manouba (Tunisie). Domaines de
de la phrase – dont l’aspect énonciatif recherche : le figement ; la néologie ; la
par lequel on glisse de la phrase en tant morphologie et la sémantique lexicales ;
que structure vers l’énoncé en tant que la prédication et l’actualisation ; la
réalisation concrète assumée par un traduction.
locuteur et impliquant tous les éléments
de la situation exigés par l’ancrage de
l’actualisation énonciative – et faire le lien
avec ce qui se passe quand on franchit les
limites de la phrase.

ELLA 08 264945_Muryn_HOF_A5HC PLE edition new franz.indd 1 23.04.15 KW 17 12:52


Linguistique du discours : de l’intra- à l’interphrastique
ÉTUDES DE LINGUISTIQUE, LITTERATURE ET ART
Dirigée par Katarzyna Wołowska et Maria Załęska

VOL. 8
Teresa Muryn / Salah Mejri (éds.)

Linguistique du discours :
de l’intra- à l’interphrastique
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Publié avec soutien de l'Université Pédagogique de Cracovie

ISSN 2196-9787
ISBN 978-3-631-64945-9 (Print)
E-ISBN 978-3-653-04063-0 (E-Book)
DOI 10.3726/ 978-3-653-04063-0
© Peter Lang GmbH
Internationaler Verlag der Wissenschaften
Frankfurt am Main 2015
Tous droits réservés.
Peter Lang Edition is an Imprint of Peter Lang GmbH.
Peter Lang – Frankfurt am Main ∙ Bern ∙ Bruxelles ∙ New York ∙
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Table des matières

Présentation de l’ouvrage Linguistique du discours :


de l’intra-­à l’interphrastique......................................................................................7

Saïd Bouzidi, Béatrice Vaxélaire, Irmtraud Behr


Perception des modalités du françaispar des locuteurs
natifs germanophones.................................................................................................15

Silvia Adler
N’est-­ce pas comme introducteur de la question oratoire:
une question de perception........................................................................................29

Katarzyna Kwapisz-­Osadnik
Agentivité et perception du monde en français.......................................................47

Lidia Miladi
Discours proverbial et ordre des mots......................................................................59

Salah Mejri
Les unités polylexicales discontinues structurant les énoncés..............................75

Béchir Ouerhani
Le Duςa:ʔ comme genre discursif particulier :
les caractéristiques formelles.....................................................................................87

Thouraya Ben Amor Ben Hamida


Discours et jeu de mots........................................................................................... 105

Alicja Hajok
La couverture phraséologique des textes spécialisés........................................... 117

Galina Belikova
Le discours religieux des cultures contemporaines
française/russe........................................................................................................... 133

Larissa Mouradova
Le lexique religieux dans le discours littéraire français....................................... 141
6 Table des matières

Wojciech Prażuch
Intensité et consécution dans le discours politique –
quelques propos sur la dimension discursive des faits intensifs........................ 153

Małgorzata Niziołek
L’expression langagière de l’incertain dans la littérature fantastique
du XIXe siècle : entre créativité et fixité................................................................. 169

Halina Grzmil-­Tylutki
La prolifération des théories discursives : inconvénient ou avantage ?............. 179

Anna Kieliszczyk
La perception de l’autre ou les relations entre l’auteur et le lecteur.
L’exemple de l’avant-­propos et du courrier des lecteurs..................................... 191

Katarzyna Wołowska
Le facteur discursif dans l’analyse sémantique de l’interprétation.................... 205

Bertrand Verine
Séquentialité de la perception haptique et opérations descriptives :
analyse qualitative du discours de trente locuteurs
francophones sur quatre objets courants.............................................................. 219

Teresa Tomaszkiewicz
Faire voir aux aveugles et aux malvoyants le fond d’une diégèse filmique....... 233

Joël Eline
Génération de l’effet et motivation esthétique dans l’activité verbale............... 247
Présentation de l’ouvrage Linguistique
du discours : de l’intra-­à l’interphrastique

Le choix du titre Linguistique du discours : de l’intra-­à l’interphrastique part de


deux constats : le flou qui règne dans la définition des termes qui renvoient aux
unités qui dépassent le cadre de la phrase, tels que discours et texte, et la barrière
qui sépare le monde de la phrase et celui des discours et des textes. Même si des
avancées substantielles ont été réalisées dans l’étude des textes, genres et discours
(cf. notamment les travaux de M. Adam, F. Rastier, P. Charaudeau, D. Maingue-
neau, etc.), il y a lieu de constater que les études portant sur l’énonciation, et
conséquemment sur le discours, se subdivisent en deux approches, comme le
souligne si justement F.  Neveu 2004  : celle qui privilégie les «  relations entre
l’énoncé et les éléments constitutifs du cadre énonciatif (protagonistes, situation,
circonstances spatio-­temporelles, conditions générales de la production et de la
réception du message)  » et qu’ on peut globalement regrouper sous l’étiquette
d’analyse de discours ; celle qui se consacre à l’« étude des marques ou des traces
de l’acte énonciatif laissées par l’énonciateur dans l’énoncé offrant au linguiste
un champ d’observables d’une inépuisable richesse » et qu’on peut rattacher aux
travaux sur la subjectivité dans le langage, l’implicite, l’inférence, la polyphonie,
les opérations énonciatives, etc. Ces deux approches, certes complémentaires,
ont du mal à proposer des règles aussi rigoureuses que celles qu’on a pour la
phrase. Il faut néanmoins souligner qu’avec les travaux de plus en plus nom-
breux sur la structuration textuelle et discursive (Cf. par exemple les travaux
de Charolles), les manuels de grammaire les plus couramment utilisés (Riegel
et alii 2009, Wilmet, 2003) consacrent un chapitre à cette question ; ce qui, en
soi, représente une avancée significative vers le rapprochement entre l’étude de
la phrase et celle du texte ou du discours (nous utilisons indifféremment l’un ou
l’autre terme, ce qui n’a aucun impact sur la problématique posée dans ce cadre).
Tant que le hiatus qui sépare la phrase du discours ou du texte n’est pas com-
blé, tout travail de systématisation et de description formelle sera bloqué parce
que la continuité nécessaire à la construction d’un savoir cohérent sur le même
objet qu’est la production langagière n’est pas empiriquement vérifiable et épis-
témologiquement légitimée.
Nous pensons qu’il est possible d’établir que la littérature grammaticale et lin-
guistique qui comporte suffisamment d’éléments qui sont à même de favoriser
8 Présentation de l’ouvrage Linguistique du discours

d’entreprendre une démarche qui oriente la recherche vers une continuité entre
les objets décrits, et par conséquent, dans la découverte d’aspects formels déga-
gés non pas en rupture avec la grammaire de la phrase mais décrits en écho avec
elle, sans pour autant se confondre avec elle.
C’est pourquoi nous inscrivons cet ouvrage dans le passage de l’intraphras-
tique vers l’interphrastique, ce qui permet de tenir compte des règles qui ré-
gissent les éléments de la phrase –­dont l’aspect énonciatif par lequel on glisse
de la phrase en tant que structure vers l’énoncé en tant que réalisation concrète
assumé par un locuteur et impliquant tous les éléments de la situation exigés par
l’ancrage de l’actualisation énonciative – et faire le lien avec ce qui se passe quand
on franchit les limites de la phrase. Nous trouvons déjà dans la réflexion des
grammairiens des éléments très importants concernant la limite supérieure de la
phrase, c’est-­à-­dire cette zone floue qui sépare la phrase de l’inter-­phrases. C’est
là justement où le débat se situe : cela concerne la phrase complexe, la subordi-
nation, la coordination, la juxtaposition et tous les éléments qui interviennent
dans la construction d’unités plus complexes que la phrase simple ou élémen-
taire, sachant que toute la réflexion sur la phrase complexe a été constamment
ramenée au schéma de base de la phrase dite simple, ne comportant qu’un seul
prédicat actualisé (Cf. P.-A. Buvet et S. Mejri pour les trois fonctions primaires) :
les conjonctives ramenées à des fonctions nominales ou adverbiales pour les
complétives et les circonstancielles, les relatives à des fonctions adjectivales, etc.
Cela porte également sur les mots qui interviennent dans la structuration de
toute construction phrastique comportant plusieurs phrases : les coordonnants,
les adverbes, les adjectifs, etc. Tout un débat porte également sur la panoplie de
locutions de toutes sortes qui interviennent dans la structuration des enchaîne-
ments phrastiques (Cf. pour la discussion Wilmet 2003).
Pour dépasser la limite supérieure de la phrase, certains linguistes fournissent
des éléments de réflexion permettant de voir dans cette limite une zone où s’ef-
fectue la transition entre la phrase et les énoncés polyphrastiques – un lien peut
être établi à juste titre sur le plan méthodologique avec les difficultés rencontrées
dans l’analyse des unités polylexicales –­, parmi lesquelles on peut retenir ceux
qui intéressent les types de phrases et les connecteurs de toutes sortes. Pour le
premier point, il est clair que des notions comme la corrélation, la juxtaposition
et la coordination peuvent être exploités dans cette direction, et que l’emploi de
certains éléments structurants peut être partagé par la phrase simple et l’unité
polyphrastique. Ainsi pourrions-­nous retenir dans cette perspective la notion
de phrase plurielle (unité polyphrastique) de Marc Wilmet et le rapprochement
de la structuration de l’unité mono-­phrastique et de l’unité polyphrastique. Il
faut admettre également que le discours est déjà présent dans le cadre de l’unité
Présentation de l’ouvrage Linguistique du discours 9

mono-­phrastique par le biais des éléments énonciatifs, l’énoncé pouvant être


même de nature infra-­phrastique. Dans cette vision des choses, il serait plus fa-
cile de mettre en place des passerelles entre la phrase dans ses différentes ma-
nifestations, en tant qu’unité de base constitutive du discours ou du texte, et
les différentes formes d’organisation de l’interphrastique considéré dans ses ver-
sions étroites et étendues. Interviennent alors les notions de moule, de progres-
sion thématique, de plan, etc. Bref tout ce qui est de nature à assurer la cohésion
et la cohérence textuelle et discursive, normées ou non, inscrites dans un genre
ou non.
Il y a enfin une troisième vision du rapport phrase / discours, celle qui réoriente
l’ascendance classique partant du simple vers le complexe. Les travaux du groupe
de recherches DiSem  : sémantique, discours, inférence (T. Muryn,  A.  Hajok,
M. Niziołek, W. Prażuch) partent du principe que chaque type de discours se ca-
ractérise par l’organisation de structures sémantiques complexes qui y dominent
en même temps que par le choix de prédicats, d’arguments, la spécification de
positions impliquées, etc. Ces structures se reconnaissent à travers leurs réali-
sations lexico-­syntaxiques propres à un discours donné. Une structure séman-
tique complexe peut donc revêtir la forme d’une phrase complexe, d’une phrase
simple, d’un SN, etc. ou bien être inférée en totalité ou en partie. La recherche
de séquences lexico-­syntaxiques parallèles réalisant une même structure séman-
tique dans un type de discours à l’aide de moyens offerts par la linguistique de
corpus et exploitant des méthodologies offertes par la phraséologie dite éten-
due (A. Tutin, J. Sinclair, D. Legallois) permettra d’extraire le schéma rhétorico-­
syntaxico-­lexical d’un type de discours en éliminant en même temps le problème
de la polysémie, de l’inférence et de l’ambiguïté. Elle permettra surtout de recon-
naître et de créer différents discours selon des critères linguistiques et non pas
intuitifs.
Une première partie de cet ouvrage est consacrée à la structuration de la
phrase, en tant que lieu de l’expression de la subjectivité discursive au moyen de
l’actualisation des différentes catégories grammaticales et des stéréotypes lan-
gagiers. Quatre questions sont retenues : l’expression de la catégorie de la mo-
dalité, la question oratoire, l’agentivité et le discours proverbial. Ces questions
illustrent bien l’étroite relation entre unité phrastique et discours. Si la phrase,
comme la définit Tesnière, est un petit drame où interagissent des actants aux-
quels sont assignées, selon les langues et leurs structures actantielles, différentes
fonctions, l’actualisation de ce drame se fait au moyen d’outils grammaticaux qui
interviennent aussi bien niveau de la phrase simple que de la phrase complexe,
composée ou plurielle. Pour ce qui est de la modalité, l’expérience menée par les
auteurs de l’article « Perception des modalités du français par des locuteurs natifs
10 Présentation de l’ouvrage Linguistique du discours

germanophones » (Saïd Bouzidi, Béatrice Vaxélaire et Irmtrand Behr) place clai-


rement la problématique à l’interface de la langue et des réalisations individuelles
dans une situation d’énonciation précise, prouvant par là une corrélation entre
les marqueurs spécifiques entre les trois modalités et les marqueurs morphosyn-
taxiques et intonatifs. Il en est de même de la « question oratoire avec n’est-­ce
pas ? » (Silvia Adler) qui montre que la dimension dialogique est inscrite dans
la perception de ce genre d’interrogation. Avec « l’agentivité et la perception du
monde » (Katarzyna Kwapisz-­Osadnik), l’auteur a pu montrer « que les struc-
tures perceptives déterminent les structures propositionnelles et phrastiques
et cela se manifeste par le choix de la préposition qui introduit le complément
d’agent ». L’intervention des éléments énonciatifs, grâce auxquels l’actualisation
discursive se réalise, est également évidente dans le discours proverbial comme
a pu le préciser Lidia Miladi dans sa contribution où elle affirme que « les pro-
verbes dans les langues à cas comme le polonais et la langue azéri (appartenant
à des familles linguistiques différentes) ont une syntaxe systématique qui parti-
cipe à l’élaboration des cadres syntaxiques proverbiaux dotés d’une expressivité
optimale grâce aux multiples possibilités de modification de l’ordre des mots. »
Comme on le constate, le discours est bien présent dans la phrase, même si le
type de phrase est réputé être figé comme c’est le cas pour le proverbe.
Le dépassement de la limite de la phrase se fait par l’intervention de l’enchaî-
nement prédicatif avec ou sans codage des relations. Et c’est dans cette configu-
ration qu’on touche à l’interphrastique faisant de l’unité phrastique une unité
polyphrastique. En rapport avec la définition de la phrase plurielle « addition-
nant des phrases simples ou complexes en parataxe », fournie par Wilmet (2003,
p. 474), Salah Mejri montre comment la langue permet la construction d’unités
polylexicales dont la fonction est d’assurer la structuration d’unités polyphras-
tiques obéissant à une logique unitaire découlant du moule créé par la disconti-
nuité de ces unités. C’est par ce biais également que le passage de la phrase simple
à la phrase plurielle s’effectue. La notion de moule, qui est déjà bien présente
dans l’énoncé phrastique qu’est le proverbe et qui est à rapprocher de celle de
Gestalt (forme de contenu), se trouve transposée dans l’enchaînement discursif.
Ainsi toute la panoplie de mots de liaison se trouvent impliqués dans la création
de structures globales dans lesquelles est coulée le matériau discursif et textuel :
l’exemple des mots impliquant des séries plus ou moins ouvertes illustre très bien
ce genre de moule (les adverbes : d’abord, ensuite, puis, enfin ; les numéraux ordi-
naux ou cardinaux, les éléments répétés comme tel…tel, tantôt…tantôt, soit…soit,
etc.) Leur étude systématique dans une optique unitaire dépassant les limites de
la phrase simple et le cadre des parties du discours permettrait d’en dégager une
cohérence interne qui aiderait à mieux appréhender les phénomènes propres aux
Présentation de l’ouvrage Linguistique du discours 11

relations transphrastiques. Cette notion de moule pourrait être recherchée dans


des manifestations dépassant les unités polyphrastiques pour englober la totalité
de certains types de textes normés. C’est ce que Béchir Ouerhani essaie de mon-
trer en analysant un type particulier de discours, le dou’a, terme arabe renvoyant
à des textes codés par lesquels les croyants s’adressent à Dieu pour invoquer son
aide et sa protection. Le moule qu’il dégage croise des caractéristiques hybrides
faites d’indices formels et d’organisation séquentielle des unités constitutives de
genre de textes. Les jeux de mots participent également à la cohésion textuelle
comme le montre Thouraya Ben Amor, et ce en jouant sur la variation contex-
tuelle : comme le jeu de mot se construit selon le contexte phrastique, il s’insère
parfaitement dans un contexte polyphrastique ou embrasse la totalité d’un texte,
comme cela se fait dans les textes humoristiques (Devos par exemple).
Connecteurs, unités polylexicales discontinues et moules sont autant d’outils
assurant la cohésion du discours, qui va de l’unité polyphrastique au texte dans sa
globalité. Mais en poussant l’analyse un peu plus loin, on trouve dans le lexique
un autre type d’outils structurants. Tel est le cas de la couverture phraséologique
analysée par Alicja Hajok dans les textes spécialisés : une telle couverture faite de
collocations propres à des domaines permet de dégager des schémas récurrents
qu’on peut facilement exploiter dans l’aide à la rédaction par exemple. Le lexique
intervient également en créant des réseaux structurant les textes et assurant par
là leur cohésion  : c’est le cas du lexique religieux tel qu’il s’exprime à travers
les phraséologismes d’origine biblique en français et en russe (Galina Belikova)
ou les théonymes employés dans les romans français contemporains et du 19ème
siècle (Larissa Mouradova).
En rapport avec la structuration globale du texte, il faut ajouter les contribu-
tions de Wojciech Prażuch et de Małgorzata Niziołek s’inscrivent respectivement
dans les travaux du groupe DiSem de l’université de Cracovie dont l’hypothèse
consiste à considérer que la « détermination de la structure globale du message,
de sa forme et de son but rhétorico-­argumentatif devrait précéder toute analyse
lexico-­syntaxique » (Prażuch ici même). C’est par ce biais que W. Prażuch pro-
cède à l’analyse des « effets pragmatico-­linguistiques à caractère intensificatoire
entraînés dans un genre de discours spécifique, notamment politique, à travers
les différentes formes de constructions consécutives qu’il fait circuler. ». Quant à
M. Niziołek, elle se fixe « comme objectif d’étudier un des éléments définitoires
de la littérature fantastique du XIXe siècle, à savoir, l’incertain. » Pour ce faire, elle
décrit « les exposants langagiers de l’incertain/l’indécision/l’hésitation. »
On pourrait opter pour la distinction entre la cohérence et la cohésion telle
qu’elle se dégage de « la prolifération des théories discursives » telles que Halina
Grzmil-­Tylutki les présente dans ce volume (la triade discours/genre/texte ; les
12 Présentation de l’ouvrage Linguistique du discours

traditions française, polonaise, allemande) et que Riegel et alii condensent dans


cette formule : « la cohésion du texte est fonction de son organisation séman-
tique, alors que la cohérence du discours dépend de ses conditions de produc-
tion, dans une interaction sociale déterminée, où les contraintes de la réception
jouent un rôle important ». Ainsi situerait-­on les contributions d’Anna Kielisz­
czyk et de Katarzyna Wołowska à l’interface de ces deux paramètres, puisque
l’analyse des relations entre l’auteur et le lecteur telles qu’elles se dégagent de
l’analyse des avant-­propos (Kieliszczyk) à travers toutes sortes de traces (apos-
trophes, impératifs, pronoms, etc.) et l’interprétation des discours faite par le
biais d’un sémème considéré du point de vue de ses rapports micro-­et macro-­
structuraux, selon les huit étapes énumérées par K. Wołowska, relèvent à la fois
de la cohésion interne du discours et de la cohérence qu’on cherche à lui donner
lors de son interprétation.
Toutes les contributions citées jusque-­là s’occupent de discours langagiers.
Mais la même démarche peut s’appliquer au passage d’un code à l’autre. On
met alors à l’épreuve toute la structuration discursive pour voir si elle résiste au
passage d’un code à l’autre ou si, au contraire, elle persiste, même si elle épouse
les formes imposées par le code. C’est ce que tente de faire Bertrand Verine
quand il analyse la séquentialité de la perception haptique (« adjectif issu du grec
(…) emprunté à l’anglais par les psychologues pour spécifier la perception tactile
active via la ou les mains ») de plusieurs objets. Le passage de la perception tactile
à la verbalisation montre « que la difficulté de fonder la description d’un objet
sur sa perception tactile est imputable à la séquentialité du toucher lui-­même
dans les cas où l’objet apparaît difficile à catégoriser de prime abord, car le lo-
cuteur doit avoir effectué cette catégorisation avant de développer efficacement
les autres opérations descriptives. » Des difficultés similaires se posent devant
l’audiodescription de diégèses filmiques (Teresa Tomaszkiewicz) où on cherche
à traduire un « texte » raconté en images en un texte linguistique. L’opération
de transfert du contenu pose des problèmes de traductologie intersémiotique,
où l’on cherche à trouver des modèles stéréotypiques propres à certaines séries
télévisées comme les séries judiciaires pour construire « des textes télévisés sté-
réotypés » reposant sur caractéristiques formelles reproductibles.
La contribution de Joël Eline, qui clôt cet ouvrage, a une portée épistémolo-
gique certaine. En s’occupant du sentiment, il constate que « dans le domaine des
sciences du langage, l’étude des conditions d’existence du sentiment esthétique
a ainsi été largement évacuée par la période post-­structuraliste ; en coopération
avec les travaux menées aussi bien dans le cadre des neurosciences que de la
critique littéraire, il essaie de montrer de quelle manière le sentiment esthétique
constitue dans le cadre de l’activité verbale une motivation seconde à partir de
Présentation de l’ouvrage Linguistique du discours 13

réactions liées de manière générale au fonctionnement de l’appareil cognitif


humain. »
Au terme de cette brève présentation, on peut dire que la linguistique du
discours ouvre de nouvelles perspectives devant la recherche linguistique sans
parti-­pris théorique : elle permet entre autres de croiser grammaire, lexique et
sémantique pour dégager ce qui structure le discours ou le texte. L’apport de cet
ouvrage, c’est qu’il essaie de retracer le parcours de l’émergence du discours : de
la phrase au texte tout en passant par l’inter-­phrases.

Teresa Muryn et Salah Mejri


Saïd Bouzidi1&2, Béatrice Vaxélaire1, Irmtraud Behr2

1 E.A. 1339 Linguistique, Langues et Parole – LiLPa, Institut de Phonétique de Stras-


bourg – IPS & Maison Interuniversitaire des Sciences de l’Homme Alsace – MISHA,
Université de Strasbourg.
2 EA 4223 –­Centre d’études et de recherches sur l’espace germanophone – CEREG,
Université Sorbonne Nouvelle –­Paris 3.

Perception des modalités du françaispar des


locuteurs natifs germanophones

0. Introduction
0.1 Problématique
La problématique principale de cette analyse est de savoir si les différences in-
tonatives et syntaxiques entre la langue maternelle et la langue cible, c’est-­à-­
dire entre l’allemand et le français, ont une incidence directe sur la perception
des différentes modalités par les apprenants allemands. Autrement dit, savoir
si les énoncés de la langue cible ayant les mêmes structures intonatives et syn-
taxiques que la langue maternelle sont mieux perçus que ceux ayant des struc-
tures particulières.

0.2 Hypothèses
Dans le cadre de cette analyse, nous partons de deux hypothèses principales.
Premièrement, au niveau interlangue, nous supposons que chacune des modali-
tés énonciatives possèderait des marqueurs morphosyntaxiques et intonatifs lui
permettant de se distinguer des autres modalités. Les marqueurs morphosyn-
taxiques consisteraient en procédés davantage morphologiques et syntaxiques,
soit en l’inversion de l’ordre des mots, le recours à des pronoms interrogatifs,
etc. alors que les marqueurs intonatifs consisteraient en procédés prosodiques,
soit en l’inflexion du contour intonatif, par exemple. Le temps de réaction des
sujets par rapport aux différentes modalités serait tributaire du moment auquel
ces marqueurs interviendraient. Une apparition tardive de ces marqueurs dans le
signal acoustique temporel de la parole impliquerait un temps de réaction long.
Cela serait valable indifféremment pour les sujets natifs et non-­natifs.
16 Saïd Bouzidi, Béatrice Vaxélaire, Irmtraud Behr

Deuxièmement, les sujets non-­natifs, de langue maternelle allemande, au-


raient plus de difficultés à percevoir les énoncés en langue française n’ayant pas
intégré les mêmes structures intonative et morphosyntaxique que celles qui ap-
paraissent dans leur langue maternelle, par ex. : les énoncés interrogatifs français
qui ont la même structure syntaxique que les énoncés assertifs, c’est-­à-­dire les
interrogatifs sans inversion seraient plus difficiles à percevoir que les énoncés
avec inversion.

1.  Partie expérimentale


1.1 Enregistrement du corpus et acquisition des stimuli
Afin de mener à bien cette analyse, nous avons élaboré un corpus-­lu, constitué
d’un échantillon représentatif de 68 énoncés, nominaux et verbaux, de complexi-
tés syntaxiques différentes, se présentant sous les trois modalités énonciatives
requises pour cette analyse, c’est-­à-­dire sous trois formes intonatives : assertive,
exclamative et interrogative. Ils sont exprimés/ enregistrés par une locutrice na-
tive française, en vitesse d’élocution normale.
L’enregistrement s’est déroulé dans la chambre insonorisée de l’Institut de
Phonétique de Strasbourg (IPS) à l’aide d’un enregistreur numérique Marantz
professional ©, model PMD 661 et un microphone Sennheiser e 845 S ®. Le re-
cueil des données a été effectué sur le logiciel Praat version 5.3.53. Le corpus
enregistré a été numérisé sous format.wav. Le fichier du signal acoustique est
découpé en 68 stimuli/ énoncés, pour être ensuite introduit dans un répertoire
du logiciel dédié au test de perception.

1.2 Le test de perception


Pour le test de perception nous avons choisi le logiciel open-­source PsychoPy ver-
sion v 1.79.00 (Peirce, 2007, 2009), souvent utilisé dans le domaine des Sciences
Cognitives. Il permet des paramétrages spécifiques adaptés à notre expérience,
entre autres, le défilement aléatoire des stimuli, la construction de scénarii, etc.
Les fichiers son correspondant aux 68 stimuli acquis lors de l’enregistre-
ment, qui sont mis dans un répertoire, sont aussi listés dans un fichier Excel
avec leurs adresses et les différents paramètres que nous souhaitons récupérer
à la fin du test.
Le test de perception s’est déroulé dans une chambre insonorisée, afin d’éviter
toute perturbation acoustique. Il consiste à faire écouter les différents stimuli
aux sujets, constitués de 5 locuteurs natifs français, et de 4 locuteurs germano-
phones apprenant la langue française, et ayant le niveau A1/2. L’écoute s’est faite
Perception des modalités du français 17

à l’aide d’un casque audio. Les sujets doivent décider de quelle modalité il s’agit :
assertive, exclamative ou interrogative, en appuyant avec le curseur sur l’icône
appropriée. Chaque sujet a pour consigne de donner une réponse juste et aussi
rapidement possible, dès la perception de la modalité.
Afin de les préparer au vrai test et de les familiariser avec le logiciel, un test
introductif est proposé avec des stimuli semblables. Ces stimuli sont présentés
en ordre aléatoire..
Les données de chaque sujet sont récupérées dans un fichier Excel, où sont lis-
tées les informations pertinentes et indispensables pour notre expérience, entre
autres : les statistiques correspondant au temps de réaction en ms et à la validité
de la réponse (0 pour une réponse fausse, 1 pour une réponse juste).

2. Traitement des données et analyse des résultats


2.1 Temps de réaction des sujets – natifs vs germanophones
Le test de perception nous a permis de résumer les données concernant le temps
de réaction aux stimuli dans les graphiques suivants :

Figure 1 : Temps de réaction des sujets natifs en ms (à gauche) et des sujets germanophones
(à droite). L’axe x indique les différentes modalités étudiées et l’axe y le temps de
réaction en ms

En ce qui concerne la vitesse avec laquelle les sujets répondent aux différents
stimuli, les graphiques de la figure 1 montrent que le temps de réaction des natifs
est beaucoup plus court que celui des locuteurs germanophones apprenant la
langue française, et ayant le niveau débutant (A1/2).
Pour les énoncés assertifs, le temps de réponse des natifs est de 1268 ms et
celui des germanophones s’élève à 6569 ms, un peu plus de cinq fois plus élevé
que le temps des natifs.
Nous constatons la même tendance pour les autres types de modalités énoncia-
tives. Pour les stimuli interrogatifs, les natifs ont un temps de réponse de 1237 ms
et les non-­natifs de 5882 ms, près de cinq fois plus long que celui des natifs.
18 Saïd Bouzidi, Béatrice Vaxélaire, Irmtraud Behr

Enfin, le temps de réponse des natifs à des stimuli exclamatifs est de 3,5 fois
plus élevé que celui des non-­natifs : 1663 ms pour les natifs et 5956 ms pour les
germanophones.
Pour mieux visualiser cette comparaison interlangue avec la différence entre
les deux catégories de sujets, nous avons résumé les résultats dans le graphique
suivant :

Figure 2 : Comparatif du temps de réaction des locuteurs germanophones

La figure 4 montre un écart très important entre le temps de réaction des natifs et
celui des non-­natifs. Il représente un rapport du simple au quintuple.
En examinant de près les résultats de chacun des sujets, nous avons fait deux
constats importants. Premièrement, nous avons observé un temps de réaction
parfois négatif, c’est-­à-­dire que certains sujets ont donné leur réponse avant la
fin de l’énoncé. Deuxièmement, ce score concerne davantage les énoncés inter-
rogatifs avec inversion.
Pour ce qui est de la comparaison intra-­langue, chez les locuteurs natifs, la
moyenne du temps de réaction est de 1268 ms pour la modalité assertive, de
1237 ms pour la modalité interrogative et de 1163 ms pour la modalité exclama-
tive. Le temps le plus long est enregistré pour les énoncés assertifs, et ce indiffé-
remment pour les natifs et les non-­natifs.
L’écart entre la perception des énoncés assertifs et les deux autres énoncés est
significatif chez les locuteurs germanophones : 6569 ms pour les énoncés asser-
tifs, 5882 ms pour les interrogatif et 5956 ms pour les exclamatifs. Le temps de
réaction pour les énoncés assertifs est un peu plus élevé que les autres modalités.
Perception des modalités du français 19

2.2 Validité de la réponse – natifs vs germanophones


En ce qui concerne la validité des réponses, nous avons résumé les résultats dans
les graphiques suivants :

Figure 3 : Validité des réponses des sujets natifs en % (à gauche) et des sujets
­germanophones (à droite)

La figure 3 montre que le taux de réponses valides est plus élevé chez les natifs.
Ces derniers enregistrent une proportion de 94 % de réponses justes. Quant aux
non-­natifs, le taux de réponses justes s’élève à 89 %.
Même si l’écart n’est pas important, comme le montre le graphique suivant,
qui résume la validité des réponses des deux types de sujets, il est tout de même
révélateur d’une différence de niveau de langue.

Figure 4 : Comparatif du temps de réponse des locuteurs natifs en % (à droite) et des
­locuteurs germanophones (à gauche)
20 Saïd Bouzidi, Béatrice Vaxélaire, Irmtraud Behr

3. Interprétation des résultats


Nous avons dans un premier temps décrit les graphiques représentant les résul-
tats du test de perception qui concernent le temps de réaction et la validité des
réponses. À présent, il s’agit de les interpréter. En ce qui concerne la validité de
la réponse, nous pensons que le niveau de langue des sujets constitue un facteur
déterminant : plus le niveau des sujets est élevé, plus les réponses sont justes ;
c’est ce qui ressort d’ailleurs des résultats.
En ce qui concerne le temps de réaction, nous attribuons la vitesse de ré-
ponse à la capacité des sujets à anticiper le type de modalité énonciative, et ce
à l’aide de facteurs prosodiques et segmentaux. Nous pensons, par-­là, respecti-
vement aux structures intonative et morphosyntaxique des deux langues. Afin
d’expliquer cela, nous commençons par présenter la nature de ces structures,
ensuite nous proposons une interprétation quant à leur contribution aux phé-
nomènes d’’anticipation de focus cognitifs, qui est un mécanisme courant, non
seulement dans les domaines de la perception et de la production de la parole,
mais dans les Sciences Cognitives de manière générale (Basset, 1950  ; Siéroff,
Drozda-­Senkowska, Ergis, & Moutier, 2014; Sock et al., 2004).

3.1 La structure intonative des modalités énonciatives du français


L’analyse de la structure intonative des trois types de modalités énonciatives du
français, c’est-­à-­dire de l’assertion, de l’exclamation et de l’interrogation, per-
met de déceler les particularités pouvant jouer un rôle important dans l’antici-
pation de la réalisation et de la perception de structures linguistiques. A l’instar
de beaucoup d’études phonétiques sur la prosodie (in Calliope & Fant, 1989,
p. 133), nous avons examiné le signal acoustique correspondant à chacune de ces
modalités en prenant en compte la fréquence fondamentale (F0), comme dans le
schéma suivant qui représente la modalité assertive :

Figure 5 : Structure intonative de l’énoncé assertif du français « C’est loin d’ici.»


Perception des modalités du français 21

La figure 5 montre que la courbe du F0 de la modalité assertive est relativement


stable sur tout le long du signal acoustique temporel. Il se situe entre 229 Hz et
285 Hz, avec une moyenne de 256 Hz.
En revanche, on constate une variation du F0 pour les deux autres modalités,
comme le montre la figure 6 suivante qui représente la modalité exclamative :

Figure 6 : Structure intonative de l’énoncé exclamatif du français « C’est loin d’ici ! »

La figure 6 montre le F0 de la modalité exclamative, dont la valeur augmente de


153 % à l’avant-­dernière syllabe, c’est-­à-­dire de 252,4 Hz à 387,8 Hz, ensuite le F0
redescend à la dernière syllabe à une moyenne d’environ 250 Hz. Ce F0 est plat,
ensuite ascendant brièvement et descendant aux deux dernières syllabes.
Pour ce qui est de la modalité interrogative, la variation brusque du F0 du
signal acoustique n’intervient qu’à la dernière syllabe, comme le montre la fi-
gure 7, ci-­après :

Figure 7 : Structure intonative de l’énoncé interrogatif du français « C’est loin d’ici ?»


22 Saïd Bouzidi, Béatrice Vaxélaire, Irmtraud Behr

La figure 7 montre que la structure intonative est stable lors de la première partie
du signal, où le F0 se stabilise à une moyenne de 277,81 Hz. En revanche, à la
dernière syllabe, le F0 est ascendant : il augmente rapidement sans chuter jusqu’à
447,6 Hz, ce qui représente une augmentation de 161 %.
L’examen de plusieurs signaux acoustiques représentant les trois modalités,
rendent compte des mêmes faits intonatifs, en l’occurrence, un début du signal
plus ou moins stable et commun pour toutes les modalités énonciatives, sans
changement important pour la modalité assertive, mais avec un changement
brusque pour les deux autres modalités, avec un contour intonatif ascendant lors
de l’avant-­dernière syllabe et suivi d’une finale descendante pour la modalité
exclamative, et une syllabe finale ascendante pour la modalité interrogative. Ce
constat nous conduit à proposer le patron schématique intonatif suivant :

Figure 8 : Structure intonative des trois modalités énonciatives du français

Ce pattern corrobore les résultats de Delattre (1966) résumés dans les dix intona-
tions  de base du français. La même tendance de variation de la syllabe finale est
constatée dans des études précédentes pour les énoncés interrogatif et assertif du
français (Cutler & Ladd, 2011, p. 96-­97; Rossi, Di Cristo, Hirst, Martin, & Nishinuma,
1981, p. 272-­289; Wunderli, Benthin, & Karasch, 1978, p. 163). Ce pattern n’est pas
universel, car chaque langue peut avoir des structures intonatives différentes. Tou-
tefois, nous avons remarqué une ressemblance entre les modalités interrogative et
assertive du français et celles de l’anglais en consultant l’étude de Liebermann (1975,
p. 48-­107) et de la modalité assertive des langues anglaise, allemande, espagnole et
française (Isacenko & Schädlich, 1970, p. 29-­41; Wunderli et al., 1978, p. 135-­167).

3.2 La structure morphosyntaxique de l’énoncé


interrogatif – l’inversion
A côté de l’expression de l’interrogation avec les pronoms interrogatifs, les
langues française et  allemande disposent d’un moyen syntaxique permettant
Perception des modalités du français 23

d’exprimer la modalité interrogative, il s’agit de l’inversion de l’ordre des mots,


et plus exactement du sujet (pronominal) et du verbe. Ce phénomène concerne
essentiellement les énoncés verbaux interrogatifs sans pronom interrogatif ; ex. :
(1) Fr : Tu as bien travaillé. All : Du hast gut gearbeitet. → Assertion
(2) Fr : As-­tu bien travaillé ? All : Hast du gut gearbeitet? → Interrogation
Dans la formulation de l’interrogation interviennent conjointement les deux
structures  : syntaxique et intonative. Mais souvent en français et rarement en
allemand, l’intonation suffit pour exprimer l’interrogation, sans l’inversion de
l’ordre des mots ; ex. :
(2’) Fr : Tu as bien travaillé ?
La fréquence d’utilisation de l’inversion en allemand et sa rareté en français
constitue une différence à prendre en compte pour expliquer les différences au
niveau de la perception.

3.3 L’anticipation et les structures intonative et syntaxique


La description de la structure intonative des modalités énonciatives du français et
d’un cas particulier de structures syntaxiques propres à cette langue, qui est l’inver-
sion, contribue indiscutablement à l’explication des résultats du test de perception.
L’examen de la structure intonative et des résultats du test de perception a
permis de révéler l’existence d’une corrélation entre la forme de la courbe in-
tonative et de la précocité de décision correcte prise pour l’identification de la
modalité énonciative. Nous synthétisons cette corrélation par la figure suivante :

Figure 9 : Récapitulatif des différents moments de décision


24 Saïd Bouzidi, Béatrice Vaxélaire, Irmtraud Behr

À l’aide du pattern ci-­dessus, nous voulons montrer que le moment de décision


coïncide souvent avec le moment du changement directionnel de la courbe into-
native. En d’autres termes dès qu’il y a inflexion de la courbe, il y a indentifica-
tion anticipatoire de la modalité énonciative. Le temps de décision relativement
long de la modalité assertive, que ce soit pour les natifs ou les non-­natifs (cf. Fi-
gure 3 et Figure 4), peut s’expliquer par le fait qu’il n’y ait pas d’inflexion remar-
quable, et que le sujet est toujours dans l’attente de cette dernière. Le moment de
décision intervient donc souvent vers la fin du signal acoustique temporel. C’est
pour cette raison que l’énoncé assertif est moins marqué par des stratégies anti-
cipatoires, en production tout comme en perception des modalités énonciatives.
Pour les énoncés interrogatif et exclamatif, les sujets anticipent les réponses,
respectivement, à la dernière syllabe et à l’avant-­dernière syllabe. L’anticipation
intervient donc à environ 300 ms avant la fin du signal acoustique.
L’anticipation n’est pas seulement favorisée par des faits intonatifs, mais aussi
par des moyens syntaxiques : au début de l’énoncé et en l’absence d’un marquage
intonatif clair, puisque la courbe intonative est encore relativement plate, et ce
pour toutes les modalités, les pronoms interrogatifs et l’inversion prennent le
relai comme indices de la modalité interrogative. C’est ce moment qui se révèle
décisif, d’où le temps de réaction négatif enregistré chez certains sujets pour la
modalité interrogative.

4. Conclusion et perspectives
L’analyse des résultats du test de perception menée dans le cadre de cette étude,
la description des structures morphosyntaxiques des deux langues, et la struc-
ture intonative des trois modalités énonciatives ont démontré qu’il existe, bel et
bien, des marqueurs spécifiques propres à chaque modalité aux niveaux segmen-
tal et prosodique. Il s’agit des marqueurs morphosyntaxiques, tels que l’inversion
de l’ordre des mots et les pronoms interrogatifs, et des marqueurs intonatifs,
consistant en l’inflexion de la fréquence fondamentale dans le signal acoustique
temporel.
Les différences au niveau de la distribution de l’inflexion de la courbe intona-
tive, et des changements morphosyntaxiques impliquant l’expression de chaque
modalité ont une relation directe avec les différences au niveau de la perception
de ces modalités. L’inflexion précoce au niveau du signal acoustique temporel,
l’inversion de l’ordre des mots et l’emploi de pronoms interrogatifs entrainent
un temps de réaction plus court. Inversement, un signal acoustique relativement
sans changements morphosyntaxiques et sans inflexion intonative rallonge le
temps de réaction pour une identification correcte de la modalité énonciative.
Perception des modalités du français 25

Cette analyse a également montré que la différence entre la structure syn-


taxique de la langue de départ et celle de la langue cible accentue la difficulté de
perception.
Dans le cadre de cette analyse, nous avons établi une relation entre les struc-
tures morphosyntaxique et intonative du français, et le temps de réaction pour
l’identification de ces modalités énonciatives. Ainsi, nous avons pris en consi-
dération la variation de la fréquence fondamentale (F0) comme paramètre pri-
vilégié pour décrire la structure intonative de cette langue. Dans la suite de nos
travaux, nous nous proposons de vérifier si d’autres paramètres comme la durée
et l’intensité pourraient contribuer en tant qu’indices facilitant la perception de
telle modalités linguistiques. Il nous semble également important d’analyser à
l’aide d’un corpus plus large et à des fins de comparaison, les structures intona-
tives de l’allemand, et d’étudier leur perception par des sujets ayant le français
comme langue maternelle.

5. Références
Basset, A. (1950). Sur l’anticipation en berbère. Mélanges William Marsais, (4),
17-­27.
Calliope, T., & Fant, G. (1989). La Parole et son traitement automatique. Paris;
Milan; Barcelone: Masson.
Cutler, A., & Ladd, D. R. (2011). Prosody: Models and Measurements. Springer
Berlin Heidelberg.
Delattre, P. (1966). Les 10 intonations de base du français. The French Review,
44(1), 1-­14.
Isacenko, A., & Schädlich, H. J. (1970). A Model of Standard German Intonation.
The Hague: Mouton.
Lieberman, P. (1975). Intonation, Perception, and Language. Cambridge, Massa-
chusetts: MIT Press.
Peirce,  J. W. (2007). PsychoPy  – Psychophysics software in Python. Journal of
Neuroscience Methods, 162(1-2), 8-­13.
Peirce, J. W. (2009). Generating Stimuli for Neuroscience Using PsychoPy. Fron-
tiers in Neuroinformatics, 2.
Rossi, M., Di Cristo, A., Hirst, D., Martin, P., & Nishinuma,  Y. (Éd.). (1981).
L’Intonation de l’acoustique à la sémantique. Institut de phonétique Aix-­en-­
Provence: Klincksieck.
26 Saïd Bouzidi, Béatrice Vaxélaire, Irmtraud Behr

Siéroff, É., Drozda-­Senkowska, E., Ergis, A.-­M., & Moutier, S. (2014). Psychologie
de l’anticipation. Paris: Armand Colin.
Sock, R., Vaxelaire, B., Ferbach-­ Hecker, V., Roy, J.-­ P., Hirsch, F., & Adu
Manyah, K. (2004). Le diable perceptif dans les détails sensori-­moteurs anti-
cipatoires. In R. Sock & B. Vaxelaire (Éd.), L’anticipation à l’horizon du présent
(p. 141-­158). Liège: Mardaga.
Wunderli, P., Benthin, K., & Karasch,  A. (1978). Französische Intonationsfor-
schung: krit. Bilanz u. Versuch e. Synthese. Tübingen: Narr.

Résumé
Cet article traite de la perception des modalités énonciatives du français, en
l’occurrence l’assertion, l’interrogation et l’exclamation, par des locuteurs non-­
natifs de langue maternelle allemande. Il vise à étudier la relation entre la percep-
tion des modalités énonciatives et les caractéristiques des structures intonative et
morphosyntaxique de la langue de départ et de la langue cible. Dans un premier
temps, il est question de présenter les conditions d’enregistrement du corpus de
stimuli acoustiques et de décrire le déroulement du test de perception. La deu-
xième partie est consacrée à la présentation des résultats du test de perception,
c’est-­à-­dire le temps de réaction et la validité des réponses des sujets non-­natifs
face aux stimuli porteurs des différentes modalités énonciatives. La troisième
et dernière partie analyse les structures intonative et morphosyntaxique de la
langue cible, et interprète les résultats du test de perception. Cette étude a pu
démontrer l’existence de marqueurs intonatifs et morphosyntaxiques ayant une
incidence sur le temps de réaction. Une apparition précoce de ces indices seg-
mentaux et prosodiques entraine une anticipation de la décision et un temps de
réaction plus court.

Mots-­clés  : phonétique, sciences cognitives, perception, temps de réaction,


structure intonative, prosodie, segmental, suprasegmental, structure morpho-
syntaxique.

Abstract
This paper deals with the perception of French enunciative modalities, like as-
sertion, interrogation and exclamation, by non-­native speakers with German as
their native language. It aims to study the relationship between the perception
of the different modalities and the morphosyntactic and intonative structures
of target and source languages. The first part describes corpora acquisition and
Perception des modalités du français 27

acoustic stimuli recording conditions, together with perception the test proto-
col. The second part presents the results of this test, including the time reac-
tion to the audio stimuli, which carry the various enunciative modalities, and
the validity of the responses. The third and last part analyses the intonative and
morphosyntactic structures of the target language and interprets the results of
the perception test. This study confirms the existence of intonative and morpho-
syntactic markers, which influence reaction time. Early onset of these segmental
and prosodic markers enhance precocious anticipation of correct decisions, and
thus shorter reaction times.

Key words: phonetics, cognitive science, perception, reaction time, intonative


structure, prosody, segmental, prosody, morphosyntactic structure.
Silvia Adler
Université Bar-­Ilan

N’est-­ce pas comme introducteur de la question


oratoire : une question de perception

1. Prolégomènes
Les questions «  oratoires  » ou «  rhétoriques  » sont dites être «  fictives  » ou
« fausses » du fait qu’elles donnent à entendre que le contenu propositionnel –
dans une version contredite – est à admettre comme évident et que donc toute
réponse suivant la question ne peut être que superflue (cf. exs (1) et (2)) :
1. Ne vous avais-­je pas averti ? (donne à entendre « je vous avais averti »)
2. Est-­il possible qu’il se soit trompé !? (donne à entendre « il n’est pas possible
qu’il se soit trompé »)
« Fausses » ou « fictives » parce que, comme l’illustrent les exemples (1) et (2),
elles ne remplissent pas la fonction de requête d’information liée de façon pro-
totypique au processus de questionnement1. Mais pourquoi « rhétoriques » ou
« oratoires » ? Ces dénominations sont liées à la manœuvre, laquelle peut consis-
ter dans la démarche délibérative  – une confrontation en vue de trancher un
désaccord ou d’amener son destinataire à adopter un point de vue ou bien de
l’orienter à une prise de décision ou à l’atteinte d’une fin – ou dubitative – voire,
remettre en question un fait / comportement (etc.) admis ou pris pour acquis.
Arcand (2004 : 94-96) appelle ce type de question l’« interrogation déclara-
tive » puisqu’il s’agit d’une « affirmation déguisée ». Ce type de phrase fait partie
d’une catégorie tripartite que l’auteur appelle l’interrogation stylistique, englo-
bant encore la subjection2 et la délibération (questions posées à soi-­même). Le
dénominateur commun à ces sous-­catégories est le fait qu’on ne s’attend pas à

1 On ne prétend pas que l’interrogation se résume à la requête d’information, mais seule­


ment que cette fonction communicationnelle est considérée comme la fonction par
défaut. Quillard (2001) répartit les seize fonctions de l’interrogation distinguées par
Coveney (1996), en trois groupes : « demandes de dire » (la requête d’information est
la fonction la plus représentative de cette classe), de « faire » (ou d’« action » : Pouvez-­
vous me prêter votre stylo ?) et « non-­demandes » (dont la question rhétorique).
2 La subjection, qui consiste dans des questions oratoires suivies de réponses immé-
diates fournies par le même locuteur afin de faire croire avoir obtenu l’aveu de son
30 Silvia Adler

une réponse de la part de l’auditoire vu que la question « suppose une réponse


unanime » (Robrieux, 1993 : 79).
On peut aussi référer à Borillo (1981), pour qui la question rhétorique
constitue le cas extrême où disparait toute sollicitation et attente de réponse.
Elle est le cas où le locuteur, fort de son jugement sur la proposition qu’il émet,
pourrait très bien ne pas la présenter sur le mode interrogatif mais carrément
l’asserter (p. 6).
En matière des effets, Arcand en mentionne quatre pour l’interrogation
« déclarative » :
–­ le fait de renforcer un argument ou d’insister sur un point
–­ le fait de promouvoir l’évidence de la réponse
–­ le fait de mettre l’allocutaire au défi de pouvoir procurer une réponse
–­ le fait d’obtenir l’adhésion du public3.
Ces dernières années, les questions totales ou partielles dont la valeur est autre
que la requête d’information («  conductive questions  », «  reversed polarity
questions  », «  reversed polarity assertions  », «  pseudo assertions  », «  indirect
assertions », entre autres) ont attiré l’attention de la recherche en sémantique,
pragmatique, argumentation ou analyse du discours (cf. Hudson, 1975 ; Schmidt-­
Radefeldt, 1977 ; Frank, 1990 ; Ilie, 1994 ; Han, 2002 ; Heritage, 2002 ; Koshik,
2002 et 2005  ; Raymond, 2003)4. Ces travaux révèlent que les questions dites
traditionnellement rhétoriques sont beaucoup plus que des assertions fortes en
déguisement, qu’elles soient issues par le locuteur ou qu’elles véhiculent un dis-
cours rapporté.
Les questions rhétoriques peuvent mettre le destinataire au défi, peuvent
transmettre des critiques, des commentaires sarcastiques et même des accusa-
tions5. Elles peuvent être liées à la modalité déontique ou épistémologique. Elles

adversaire, est appelée aussi « hypobole » : Que voulez-­vous que j’y fasse, je ne peux
quand même pas les forcer.
3 V. encore Bergez et al. (1994, entrée « dialogisme ») ; Robrieux (1993, entrée « ma-
nipuler ») ; Molinié (1992 : 179), pour qui il s’agit d’une « manipulation » ; Morier
(1961 : 210), selon qui « l’interrogation rhétorique établit un dialogue où l’interlocu-
teur est muet ; mais on fait pourtant appel à lui, on sollicite sa participation. Il s’agit
donc d’une figure de pensée, très habile, car la vérité que trouve l’interlocuteur, ou
qu’il a l’illusion de trouver, s’impose avec plus de force à son esprit que celle qu’on
prétend lui dicter ».
4 Cf. encore Lee-­Goldman (2006).
5 Cf. par exemple l’interview avec l’ex-­président Clinton où celui-­ci interprète la ques-
tion rhétorique adressée à lui par l’intervieweur comme une assertion de polarité
N’est-­ce pas comme introducteur de la question oratoire 31

s’avèrent très utiles lors d’interviews mais aussi en contextes pédagogiques. Qui
plus est, elles peuvent être émises dans le seul but de verbaliser une position
épistémique individuelle ou collective6. Tout un savoir a aussi été accumulé en ce
qui concerne la réactivité : aujourd’hui on reconnaît que ces questions ne sont ni
« answerless » ni « unanswerable » (Ilie, 1994).
Dans leur analyse du discours de Sarkozy, Calvet et Véronis (2008) mettent en
exergue l’usage abondant des questions rhétoriques fait par l’ex-­président. Ils at-
tribuent cette tactique à un renversement des rôles, en ce sens que ces questions
permettent à Sarkozy, lors d’interviews, de se placer dans la position  – moins
vulnérable – de celui qui pose les questions. Les questions rhétoriques sont d’au-
tant plus avantageuses que normalement ce ne sont pas les prémisses (le dia-
gnostic de tel ou tel problème) qui engendrent les positions adversaires, mais la
démarche à suivre en vue de remédier à tel ou tel problème. Comme la question
rhétorique entraîne un assentiment général et automatique de la part du destina-
taire, elle fraye la voie à l’acquiescement de la politique envisagée (les solutions,
la démarche à suivre). Voici un de leurs nombreux exemples (Calvet et Véronis,
2008 : 55-56) :
3. « J’ai vu des tas d’ouvriers qui après 36 ans d’ancienneté gagnaient 1 200 euros,
qu’est-­ce qu’on fait avec 1 200 euros par mois ? » (A vous de juger, 26.4.2007).
Les auteurs signalent que, dans de nombreux cas, la question rhétorique activée
par Sarkozy figure dans un contexte émotionnel ou dramatique (ici, le fait pour
quelqu’un de toucher si peu après avoir consacré une vie entière au travail, et tout
ce que cela implique), ce qui non seulement détourne l’attention du destinataire
en ce qui concerne les solutions promues (le destinataire ne peut que rejoindre
Sarkozy dans le processus de questionnement et dans l’acceptation des pré-
misses), mais aussi le met en bonne disposition pour accepter le remède promu.
Les auteurs ajoutent que si la question était reformulée autrement, par exemple
comme dans (3a), un accord automatique ne serait aucunement garanti :
3a. « Sachant qu’il est difficile de vivre avec 1 200 euros par mois, la bonne solu-
tion est-­elle de travailler plus pour gagner plus ? »

contraire à celle de la question, et même comme une accusation, ce qui le conduit à


répondre par « I disagree with that » (Chez Koshik, 2005 : 17).
6 Rappelons que selon Anscombre & Ducrot (1983 : 130), la question totale instaure
une situation polyphonique  : en plus de la demande ouverte de choisir entre P et
non-­P, on retient le point de vue exprimé par l’assertion préalable P, et une incertitude
en ce qui concerne la valeur de P.
32 Silvia Adler

Pour preuve concrète de ce renversement des rôles, les auteurs citent encore un
cas où, lors d’une interview, Arlette Chabot se laisse piéger dans l’acquiescement
d’une contrevérité au sujet des assurances maladies (A vous de juger, France 2,
8.3.2007. Chez Calvet et Véronis, 2008 : 56) : la journaliste cherche à savoir s’il y
aura des franchises sur l’assurance maladie. Voici, en (4) la réponse (sous forme
de question) de Nicolas Sarkozy et la réaction de la journaliste :
4. –╇Nicolas Sarkozy : D’abord, Arlette Chabot, pouvez-Â�vous me dire, y a-Â�t-Â�il
une seule assurance qui existe sans une franchise ? Une seule ?
–╇ Arlette Chabot : Je ne crois pas…
Comme il existe des assurances sans franchise, la journaliste aurait pu répondre
par « je ne sais pas » en cas de méconnaissance. Elle aurait pu aussi insister sur le
fait qu’elle se référait à une assurance sociale (solidaire) alors que Nicolas Sarko-
zy profitait d’un glissement sémantique puisqu’il parlait d’assurances commer-
ciales. En d’autres termes, la réaction de la journaliste dévoile un embarras plutôt
qu’une maîtrise de la situation.
La question rhétorique peut revêtir plusieurs formes. A part les modèles pré-
sentés en (1) à (4), voici encore le schéma Y a-Â�t-Â�il plus ADJ que GN ? (ex. (5)) ou
les questions en Qui ne GV ? (ex. (6)) :
5. Y a-Â�t-Â�il plus ridicule que cette vidéo des « Hommen » en maillot de bain ?7
6. Le Mouvement Démocrate du Val d’Oise rend un dernier hommage à Sté-
phane Hessel : Qui ne connaît ce grand diplomate, cet ambassadeur ? / Qui ne
connaît ce grand résistant contre le nazisme, déporté à Buchenwald ? / Qui ne
connaît enfin et surtout ce grand écrivain ? […]8
Considérons à présent la question (7), introduite par n’est-Â�ce pas :
7. Il y a quelques semaines un lecteur nous interpelait à peu près en ces termes :
« n’est-Â�ce pas indécent de consacrer plusieurs articles à des colliers et à des
montres à 4000 000 euros, à ces ‚jouets pour collectionneurs étrangers’, alors
qu’il serait plus sage d’investir de telles sommes dans des scanners pour les
hôpitaux ? »9

7 http://www.lesinrocks.com/inrocks.tv/y- a-t-il-plus-ridicule-que-cette-video-des-
hommen-en-maillot-de-bain/
8 http://www.vonews.fr/article_20435-le-modem-rend-hommage-a-stephane-hessel
9 Le figaro, samedi 6 –Â�dimanche 7 juillet 2013. Rubrique « Décryptage » rédigée par
Fabienne Reybaud, intitulée « Vive les bijoux gros comme le Ritz ! », accompagnant
l’article rédigé également par elle, « La haute joaillerie fait briller Paris » (article lié
à l’événement Calendrier de la haute couture parisienne). Pour information, dans la
N’est-­ce pas comme introducteur de la question oratoire 33

La question en (7) a valeur d’une assertion, et même d’une exclamation (« c’est


indécent ! »)10, mais la forme interrogative permet à l’auteur de la question de
chercher en même temps l’acquiescement du destinataire. L’interrogation du
lecteur vise à sensibiliser l’opinion publique en ce qui concerne une pratique in-
décente ou inconvenante (valoriser la décadence) surtout lorsque cette pratique
se juxtapose à une réalité intolérable concernant une valeur censée occuper un
échelon plus haut dans la hiérarchie des priorités (investir dans des opérations
qui valorisent la vie et qui serviront à plusieurs personnes)11 en mettant en doute
la légitimité des événements relatifs au calendrier de la haute couture parisienne.
En recourant à un format interrogatif, l’énonciateur en (7) fait appel à la percep-
tion, au jugement ou à l’évaluation de son destinataire. Mais alors qu’une question
totale affirmative aurait cherché à savoir si P ou ¬P, voire la pertinence pour le pro-
cès X de pouvoir être traité d’indécent ou pas, et donc la légitimité du jugement por-
té sur X (indécent consiste alors dans l’information posée et « consacrer plusieurs
articles… » dans l’information présupposée), la négation permet à l’énonciateur de
laisser dans le présupposé le fait que « X est indécent » et de chercher alors à savoir
si la perception de X par le destinataire coïncide en effet avec celle de l’énonciateur.
Le fait que X soit indécent existe au niveau pré-­interrogatif (c’est un présup-
posé) et donc ce qui reste à vérifier est si les perceptions de X par l’émetteur et
le récepteur sont accordées. Comme il y a de très fortes chances que l’auditoire
universel sache trancher face à cette dichotomie entre valeurs vitales et valeurs
matérielles, il n’est pas illusoire de conclure que la question en (7) n’est pas fon-
dée sur une simple ignorance.
C’est ce type de schéma en n’est-­ce pas qui déclenche la présente étude. Dans
ce qui suit il s’agira d’examiner les valeurs de cette question dans des situations,
pour la plupart dialogiques, répertoriées suite à une recherche lancée via we-
bcorp12 dans des sites de presse écrite français (lemonde.fr, lefigaro.fr, liberation.
fr, humanite.fr, leparisien.com, francesoir.quotidiano.net). Par ‘situation dialo-
gique’ nous entendons interviews et débats, mais aussi commentaires figurant à
la suite desdites rubriques.
Cette mise à l’examen nous permettra de répondre à la question de savoir ce
qui permet au tour en n’est-­ce pas

suite du texte, on retrouvera l’opinion de Fabienne Reybaud qui consiste à dire, en


bref, que « le luxe n’est pas sale ».
10 Cf. encore Borillo (1981) pour la valeur d’expressivité accompagnant l’énonciation de
la question rhétorique.
11 Suivant le topos de la primauté du collectif sur l’individuel.
12 http://www.webcorp.org.uk/live/search.jsp
34 Silvia Adler

• soit de porter le chapeau de question rhétorique, en ce sens d’une question


destinée comme telle par l’auteur de la question, et perçue comme telle par le
destinataire ;
• soit d’introduire des questions non rhétoriques, en ce double sens de ques-
tions destinées comme rhétoriques par l’énonciateur mais perçus autrement
par le destinataire ou bien questions cherchant une vraie réaction de la part
du destinataire et perçues comme telles par le destinataire, lequel développe
ou précise, acquiesce ou réfute les propos, selon le cas.
La perception devient ici un élément central, tant au niveau de l’émetteur que de
celui du récepteur :
• En déclenchant la question rhétorique en n’est-­ce pas, l’auteur de la question
cherche à faire partager sa propre perception d’une certaine réalité. Il y va donc
de la dimension intellectuelle / intuitive / ou affective de la perception : il y a non
seulement représentation d’une certaine réalité par l’auteur de la question (ou
transmission d’une perception collective par l’énonciateur), mais aussi négocia-
tion en ce qui concerne l’adhésion de cette perception par le destinataire visé.
• D’autre part, il s’agit pour le destinataire de détecter les indices qui favorisent
l’interprétation rhétorique13 ou, au contraire, qui permettent de désactiver la
fonction rhétorique. Dans un cas pareil, on dira que la perception repose sur
des données matérielles et externes (à part les indices lexicaux, les indices
intonatoires et autres indices qui se vérifient en contexte : par exemple l’inser-
tion du tour à un endroit précis de l’énonciation).

2. N’est-­ce pas est-­il toujours déclencheur


de questions oratoires ?
Nos observables révèlent deux types d’usages de n’est-­ce pas :
• en emploi absolu (§ 2.1) ;
• suivi d’une expansion (§ 2.2).14

13 Cf. Borillo (1981) pour les indices, entre autres syntaxiques et lexicaux, dont la pré-
sence concourt à l’interprétation rhétorique de l’interrogation. Par exemple, schèmes
syntaxiques verbaux particuliers, adverbes de quantification ou d’intensité (degré),
indices de personne, temps, modalité.
14 Cette cartographie ne sera pas dressée à des fins de quantification statistique. Plutôt
il s’agira d’esquisser – non exhaustivement – la variété structurale de la tournure en
n’est-­ce pas.
N’est-Â�ce pas comme introducteur de la question oratoire 35

2.1╇ N’est-Â�ce pas absolu


Tout seul, n’est-Â�ce pas peut figurer comme suite d’un commentaire (une assertion,
une déclaration, une exclamation, une question), mais peut se trouver aussi en
incise15. Cet usage peut être lié à des besoins de confirmation ou de renforcement
d’un contenu antérieur ou en cours, mais aussi à une recherche de confirmation
ou d’acquiescement de la part du destinataire en ce qui concerne la perception
(ou, comme étant résultant, une logique, une perspective) d’une certaine réalité.
Les exemples ci-Â�après montrent le déclenchement du tour dans des situations
de controverse ou de polémique :
8. (Contexte : le premier cas de dopage du Tour de France)
Commentaire : Je sais pas trop quoi penser. Mais ca me fait peur tout ca. Cette
course au profit, cette course a la gagne. En plus, je me pose une question
toute bete, mais si on a un doute sur un coureur, on pourrait pas le controler
plus  ? Je veux dire, on leur demande de pisser un coup, c’est pas non plus
un effort surhumain. Et on ne pourrait pas systematiquement controler les 5
premiers ? Est-Â�ce que ca serait un probleme de cout ? D’ailleurs quel est-Â�il le
cout d’une analyse. Je crois savoir qu’il y a un tirage aleatoire, mais cette regle
pourrait etre amendee, n’est-Â�ce pas ?16 [sic]
9. (Contexte : L’article 2 du projet de loi sur l’enseignement supérieur qui pré-
voit la possibilité de donner des cours dans une langue autre que le Français.
L’enseignement en anglais en France aurait le pouvoir d’attirer les étudiants
étrangers non-Â�francophones et non-anglophones)
Commentaire : Dites moi si je me trompe mais un étudiant étranger, s’il vient
en France étudier c’est pour la France en elle même non ? Donc s’il ou elle
voulait des cours en anglais ou anglo-Â�américain… il serait allé dans un pays
anglophone n’est-Â�ce pas ?17 [sic]

15 V. encore le corpus Français parlé 150000 via le concordancier Lextutor http://conc.


lextutor.ca/concordancers/concord_f.html ou encore le corpus Discours sur la ville,
Corpus de Français Parlé Parisien des années 2000 (CFPP2000) http://cfpp2000.univ-
paris3.fr/search-transcription/ pour l’utilisation de ce tour à l’oral. Les deux corpus se
présentent sous forme d’entretiens. L’écrasante majorité des tours repérés par lesdits
corpus appartiennent à l’emploi autonome en finale d’énoncé ou en incise. On a re-
péré aussi des échantillons où n’est-Â�ce pas est suivi de puisque ou de parce que pour
consolider le contenu propositionnel précédant n’est-Â�ce pas.
16 http://tourdefrance.blog.lemonde.fr/2013/07/16/etape-16-thats-not-cool/
17 http://enseignementsup.blog.lemonde.fr/2013/05/22/jenfreins-�la-�loi-�toubon-�tous-�
les-�jours-�car-�elle-�nest-�pas-�adaptee-�au-�monde-�moderne/
36 Silvia Adler

10. (Débat : Se faire espionner sur Facebook et Google par les services secrets
américains est-Â�il grave ?)
Commentaire  : Bien sûr que vous avez des choses à cacher et elles n’ont
pas besoin d’être répréhensibles pour cela. Vous n’accepteriez jamais que
quelqu’un vous suive vingt-Â�quatre heures sur vingt-Â�quatre dans votre vie de
tous les jours, n’est-Â�ce pas ?18 [sic]
11. (Guantanamo, « gavage » forcé, destiné à empêcher la mort des détenus en
grève de la faim, mais aussi à punir les prisonniers)
Il est attaché à une chaise, bras, jambes, épaules sanglés. Un tube est in-
séré dans le nez, relié à l’estomac ; la tête est retenue en arrière. Une dose
de liquide vital est administrée. Et le malheureux, un homme, souvent déjà
très affaibli, est ensuite reconduit dans sa cellule. Jusqu’au prochain «  ga-
vage » chimique. L’objectif est au moins aussi politique qu’humanitaire. Il ne
faut pas qu’un détenu réussisse à se suicider en se laissant mourir de faim.
Ce serait choquant, déshonorant pour le pays en charge d’une telle prison,
n’est-Â�ce pas… Car cela se passe dans un établissement américain, sur la base
Â�maritime dont disposent les Etats-Â�Unis sur l’île de Cuba, là où, au lendemain
des attentats du 11 septembre 2001, ils ont installé la prison de Guantana-
mo19. [sic]
12. (Avant le Tour de France, Lance Armstrong, vainqueur déchu et honni de
la Grande Boucle, brise le silence)
« Impossible de gagner le Tour de France sans se doper. Car le Tour est une
épreuve d’endurance, où l’oxygène est déterminant.  » «  C’est bien d’effa-
cer mon nom du palmarès, mais le Tour a bien eu lieu entre 1999 et 2005,
n’est-Â�ce pas ? Il doit donc y avoir un vainqueur. Qui est-Â�il ? Personne ne s’est
manifesté pour réclamer mes maillots. »20 [sic]
Ces emplois-Â�là (en fin d’énoncé ou en incise) se voient souvent accorder le statut
de locution adverbiale et donc de séquence synthétique. Il va sans dire qu’une
étude phonétique de telles séquences, qui se focaliserait sur le côté matériel de
la production, pourrait nous apprendre davantage sur l’intentionnalité du tour

18 http://rezonances.blog.lemonde.fr/2013/06/10/est-ce-si-grave-de-se-faire-espionner-
sur-facebook-et-google-par-les-services-secrets-americains/
19 http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/04/19/guantanamo-obama-n-a-pas-tenu-
parole_3162916_3232.html
20 http://www.lemonde.fr/sport/article/2013/06/28/avant-le-tour-lance-armstrong-
brise-le-silence_3438032_3242.html
N’est-­ce pas comme introducteur de la question oratoire 37

(questions destinées/ perçues comme rhétoriques ou non)21. A défaut de ce type


d’indice, nous nous appuyons ici sur le caractère fort logique ou indiscutable de
l’assertion qui déclenche n’est-­ce pas : par exemple le fait pour une règle de pou-
voir être amendée (ex. 8) ou le fait pour quelqu’un qui cherche à perfectionner
son anglais de choisir un pays anglophone (ex. 9).

2.2  N’est-­ce pas avec complémentation


A l’encontre du tour en incise ou de celui clôturant une énonciation (les deux en
emploi absolu), le tour avec complémentation – GN, GADJ, GV, GPREP, GADV –
voire avec tout complément attributif appelé régulièrement par être, et souvent
en position introductrice, est généralement vu comme une séquence analytique.
Parmi les échantillons repérés, nombreux sont ceux qui figurent dans des in-
terviews, débats ou, encore, commentaires suivant les articles de presse22. C’est-­
à-­dire dans des situations dialogiques23. Dans le cas de l’interview, surtout là où
la question provient de l’intervieweur, cela signifie-­t-­il une perte de la valeur
rhétorique et donc une véritable requête d’information  ? D’autre part, que se
passe-­t-­il du côté de la réception ?
En (13), par exemple, la question en n’est-­ce pas est appuyée d’un raisonne-
ment solide en cataphore lequel finit par transformer le contenu de la question
en une vérité indiscutable. Même si l’on arrive à trouver des contre-­arguments
pour discréditer la perception promue, il est clair que l’intention originale est liée
à un emploi rhétorique, voire à promouvoir une certaine perception de la réalité
en cause et à chercher l’adhésion d’un récepteur visé.
13. (Une proportion non négligeable d’entre les candidats aux concours d’en-
trée dans les grandes écoles de gestion, individus qui se destinent à des car-
rières de managers et de « décideurs », ignorent à peu près tout de la vie des
entreprises et du mouvement des affaires)
Commentaire : Il y a plusieurs choses dans votre article : l’évolution des étu-
diants, le cursus des écoles, les attentes au concours. Mais le coeur de votre
message, ce sont les étudiants.

21 Comme le corpus de travail n’est pas oral, il est en effet difficile de trancher s’il faut
lire le tour en n’est-­ce pas avec une prosodie ascendante ou descendante.
22 Les articles de presse eux-­mêmes figurent dans des rubriques variées : politique, so-
ciété, sport, idées, etc.
23 Dans le cas des commentaires, le caractère dialogique relève du fait de la superposi-
tion des commentaires les uns par rapport aux autres. Très souvent, l’auteur du com-
mentaire ne réagit pas à l’article, mais à d’autres commentaires.
38 Silvia Adler

Oui, ils sont consuméristes, et postulent sans projet précis, parce que l’« école
a l’air bien ». Mais n’est-Â�ce pas exactement ce qui leur est vendu ? Les écoles
communiquent en disant « venez chez nous, vous ferez de la gestion », ou en
disant « venez chez nous, vous aurez un boulot motivant et bien payé » ? Il y
a concurrence entre les écoles, et qui dit concurrence dit marketing, qui dit
marketing dit pub, et qui dit pub dit création de besoin, même quand il n’y
a pas de besoin. Les écoles préfèrent forcément un candidat qui postule chez
eux parce qu’il ne sait pas ce qu’il veut, qu’un candidat qui ne postule pas
chez eux parce que, justement, il sait ce qu’il veut.
Et dans un système où ce qui est « vendu » avant tout, c’est le prestige de
la formation (peu importe presque que ce soit d’ingénieur, de gestion ou
de médecine), pourquoi s’étonner que l’étudiant postule simplement sur la
base de « c’est la formation la plus prestigieuse que j’arrive à obtenir, je ver-
rais bien après ce que je ferai » ? Les écoles ont beau jeu de se plaindre d’un
système qu’elles encouragent24. [sic]
En (14), nous avons à nouveau un support en cataphore qui consolide la légiti-
mité de l’« affirmation déguisée » (Arcand, 2004 : 94-96) ou d’une vérité qui se
veut – grâce à ce support – inattaquable. L’interviewé ne peut qu’adhérer au
propos introduits par la séquence en n’est-Â�ce pas. Idem pour (15) où la série de
questions rhétoriques en cataphore ne fait que rendre plus stable et plus tran-
chante la représentation faite de la démarche de Bernard Tapie par l’auteur de
la question.
14. (Dans un chat sur Le Monde.fr, Stéphane Mandard, chef du service Sports
au « Monde », a répondu aux questions des internautes au sujet de l’efficacité
de la lutte contre le dopage)
– Â�marcc  : Le contrôle le plus efficace, n’est-Â�ce pas celui effectué par la
police plutôt que les laboratoires ? Armstrong disait qu’il avait surtout
peur des douanes, pas des contrôles médicaux…
– Effectivement, dans l’entretien qu’il nous avait accordé avant le départ
du Tour, l’ex-Â�sextuple vainqueur déchu du Tour de France confiait qu’il
n’avait jamais eu peur des contrôles antidopages mais se méfiait davan-
tage des forces de police25. [sic]

24 http://focuscampus.blog.lemonde.fr/2013/07/17/futurs-managers-suite/
25 http://www.lemonde.fr/sport/chat/2013/07/24/quelle- efficacite- pour- la- lutte-
antidopage_3452889_3242.html
N’est-Â�ce pas comme introducteur de la question oratoire 39

15. (Le  Figaro Magazine  s’est procuré les bonnes feuilles du livre de Bernard
Tapie. L’homme au cœur de l’affaire Adidas-Â�Crédit Lyonnais donne sa vérité
et règle ses comptes avec ses détracteurs. Réactions)
Connaissant le personnage, quel crédit accorder à un livre de Tapie qui
plaide sa cause  ? N’est-Â�ce pas de l’intox  ? Les juges ne sont-Â�ils pas assez
grands pour juger d’eux-Â�mêmes  ? N’a-Â�t-Â�il pas eu largement l’occasion de
tout expliquer aux juges en long, en large et en travers au cours des enquêtes,
garde-Â�à-Â�vue, interrogatoires, etc. ?26 [sic]
Par contre en (16) et (17), on a l’impression que l’intervieweur emploie la ques-
tion en n’est-Â�ce pas pour demander une confirmation et la formule négative lui
permet justement d’atténuer ou de modérer sa propre analyse même s’il est fort
probable que l’analyse promue soit conforme à la réalité. Cette atténuation re-
lève donc d’une courtoisie plutôt que d’un manque d’assurance ou d’un risque
de perception fautive. On reconnaît que le journaliste connaît bien son travail
et qu’il a effectué toute une recherche préparatoire avant l’interview. De plus,
lorsque le journaliste présente un contenu dont la probabilité de réfutation
est minime sous forme d’une question négative, c’est l’équivalent de tendre la
perche à l’interviewé pour que celui-Â�ci puisse développer ses propos27 et donc
d’une tentative qui vise à assurer le bon déroulement du dialogue dans le cadre
de l’interview. Dans une situation pareille, la question présente l’avantage, sur
l’assertion, de ne pas être prise comme une manifestation de force ou d’autorité,
et de formuler un appel explicite à l’interlocuteur, même si la vérité de la propo-
sition est garantie. Voici donc à nouveau des questions qui ne sont pas motivées
par une ignorance.
16. (Le réalisateur de Bienvenue à Gattaca explique pourquoi il a accepté d’adap-
ter le roman Les Âmes vagabondes de Stephenie Meyer, alors qu’a priori, il
n’avait jamais lu les ouvrages de l’auteur de Twilight)
– Â�Le Figaro : N’est-Â�ce pas le même type de vision futuriste que l’on re-
trouve dans Bienvenue à Gattaca et Time Out ?

26 http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2013/06/27/01016-20130627ARTFIG00004-
bernard-tapie-non-je-n-ai-pas-vole-l-argent.php?page=&pagination=6
27 On dira donc une espèce de « conductive question » en ce sens d’une prédisposition à
une réponse attendue ou désirée (Quirk et al., 1985 : 808 et Bolinger, 1957 : 102). Pour
sa part, l’interviewé semble, lui aussi, jouer le jeu.
40 Silvia Adler

– Â�Oui, peut-Â�être parce que l’on retrouve mes goûts personnels. J’aime la
science-Â�fiction qui ne parle pas seulement de technologie et d’informa-
tique, mais qui garde des points de contact avec notre monde28. [sic]
17. (Rencontre avec l’auteur du Da Vinci Code, Dan Brown, venu pour la pre-
mière fois à Paris présenter Inferno, son nouveau thriller ésotérique)
– Â�Dans Inferno, vous évoquez L’Enfer de Dante. N’est-Â�ce pas la première
fois que vous vous appuyez sur un chef-Â�d’œuvre de la littérature ?
– Â�J’ai en effet beaucoup fait référence aux beaux-Â�arts dans mes livres –Â�no-
tamment à la Joconde dans le Da Vinci Code –Â�mais, là, je voulais faire
appel à quelque chose de nouveau. Dante m’est apparu totalement neuf
mais aussi familier. La Divine Comédie, comme la Joconde, transcendent
l’époque où elles ont été créées29. [sic]
En (18), (19) et (20), la question en n’est-Â�ce pas reflète visiblement une logique en
cours partagée par un bon nombre de personnes et si la question fait écho à une
intuition générale, voire à une évidence, on est en plein droit de lui attribuer une
visée rhétorique. Cela dit, rien n’empêche que la question vise une vraie réponse
surtout que l’interviewé est un spécialiste du domaine débattu. En connaissance
de cause, l’interviewé sera à même de procurer une évaluation plus perspicace de
la réalité en cause. En effet, les interviewés ne manquent pas, chacun à son tour,
de mettre en avant une interprétation alternative qui n’entre pas dans le cadre du
« bon sens » de la personne non instruite (en (18), « C’est à la fois une manière
de se défiler et une interprétation juste » ; en (19), « Ce n’est pas une parenthèse,
c’est une étape de plus » ; en (20), « il n’est pas question de les refuser, mais de
préciser leur cadre » et « Il se peut que l’université française soit réactionnaire,
mais là n’est pas la question »).
18. (Contexte : « Pas un des 12 740 musées français n’est consacré à l’esclavage ».
Interview avec Pascal Blanchard, historien spécialiste du « fait colonial », qui
décrypte les ambiguïtés et les limites du discours prononcé par le Président)
– Â�Lorsque François Hollande cite Aimé Césaire sur « l’impossible répara-
tion » de l’esclavage, n’est-Â�ce pas une manière de se défiler ?
– Â�C’est à la fois une manière de se défiler et une interprétation juste. Aimé
Césaire pensait que le crime est tellement profond qu’il ne peut être réparé
par aucune somme d’argent, aucun musée. Ce concept permet à François

28 http://www.lefigaro.fr/cinema/2013/04/18/03002-20130418ARTFIG00488-andrew-
niccol-j-aime-l-ambiguite-ce-qui-n-est-pas-tres-bien-vu-a-hollywood.php
29 http://www.lefigaro.fr/livres/2013/05/23/03005- 20130523ARTFIG00632- dan-
brown-je-n-ecris-pas-pour-les-prix-litteraires.php
N’est-Â�ce pas comme introducteur de la question oratoire 41

Hollande de ne pas laisser croire qu’avec des dédommagements finan-


ciers, la réparation serait pleine et entière. Mais aussi de répondre indirec-
tement au Cran, qui met la pression en revendiquant des réparations. La
posture du Président s’inscrit dans un contexte nouveau : il y a quelques
jours, les Britanniques ont reconnu avoir commis un crime colonial au
Kenya, où leurs troupes ont torturé les Mau-Â�Mau dans les années 50. Et
jugé légitimes leurs revendications. De ce fait, ils ont ouvert le robinet de
la réparation, fondé sur des actes reconnus devant un tribunal30. [sic]
19. (Nicolas Sarkozy a-Â�t-Â�il réussi son retour sur la scène politique ? Débat avec
Thomas Guénolé, politologue)
– Â�Guillaume L : Pensez-Â�vous que ce « retour » en soit véritablement un ?
Une fois la crise passée (si elle passe), peut-Â�il retourner dans son si-
lence pour éviter d’avoir à tenir quatre ans (une éternité) d’opposition
omniprésente ?
– Â�Il n’y a pas de retour de Nicolas Sarkozy dans la vie politique car il n’est
jamais parti. Nicolas Sarkozy a une tactique de parole rare pour rester pré-
cieuse. Elle est copiée sur celle de DSK avant l’affaire du Sofitel. Je pense
que Nicolas Sarkozy va conserver cette tactique en n’intervenant que
sur des sujets éminemment présidentiels. Il se posera ainsi en « contre-Â�
président » face à François Hollande.
– Â�Le Concombre masqué : N’est-Â�ce pas simplement une parenthèse dans
son sommeil médiatique ?
– Â�Ce n’est pas une parenthèse, c’est une étape de plus. Auparavant, Nicolas
Sarkozy pratiquait la communication indirecte, par l’intermédiaire de ses
porte-Â�parole. Cette fois, il est réapparu comme leader charismatique de
la droite. Les deux prochaines grandes étapes, sauf souci judiciaire grave,
sont la réaffirmation du leadership après les élections européennes, et la
reprise en main du parti au plus tard fin 2015, car il faudra au moins un
an pour remettre de l’ordre dans les écuries d’Augias31. [sic]
20. (Dans un chat sur LeMonde.fr, Antoine Compagnon, professeur au Collège
de France et à l’Université Columbia, réagit au projet de loi sur l’enseigne-
ment supérieur qui prévoit de faciliter la mise en place de cours en anglais)
– Visiteur : Refuser les cours en anglais à la fac, n’est-Â�ce pas une forme de
protectionnisme, de repli sur soi ?

30 http://www.liberation.fr/societe/2013/05/10/pas-un-des-12-740-musees-francais-n-
est-consacre-a-l-esclavage_902140
31 http://www.lemonde.fr/politique/chat/2013/07/09/nicolas-�sarkozy-�a-�t-�il-�reussi-�son-╉ �
retour-�sur-�la-�scene-�politique_3444819_823448.html
42 Silvia Adler

– Encore une fois, il n’est pas question de les refuser, mais de préciser leur
cadre, dans deux buts différents : améliorer l’anglais des étudiants français
et attirer plus d’étudiants étrangers. Cela suppose des mesures ciblées et
non un chèque en blanc à l’anglais.
[…]
– Historien  : Dans pratiquement tous les pays, même non anglophones,
des cours en anglais sont dispensés pour attirer des étudiants étrangers
(par exemple en Pologne ou en République Tchèque). Cette lutte contre
l’anglais n’est elle pas un symbole du caractère réactionnaire de l’uni-
versité française ? N’est-Â�ce pas le meilleur moyen de diminuer encore
l’attractivité de la France pour les étudiants étrangers ?
– Il se peut que l’université française soit réactionnaire, mais là n’est pas la
question. Elle est de trouver l’encadrement juste d’un enseignement initial
en anglais pour les étudiants étrangers accueillis et d’un enseignement supé-
rieur en anglais pour les étudiants français dans certaines disciplines32. [sic]
Du côté de l’émetteur on a donc vu que le tour en n’est-Â�ce pas peut-Â�être liée à des
besoins divers : tentative de promotion ou d’enracinement d’une vérité conforme
à la logique d’un auditoire partiel ou universel (ex. (7) ou chacun des exemples
figurant dans § 2.1, entre autres) ; assurance du bon déroulement d’une interview
(exs (16) et (17)) ; défi pour un spécialiste en la matière (un oracle moderne) (exs
(18)-Â�(20)). Ces valeurs ne font que se superposer à toutes les autres valeurs identi-
fiées par les études effectuées ces dernières années sur le tour ‘rhétorique’ (cf. § 1).
Du côté du récepteur on a vu que même lorsque le contenu propositionnel
paraît indiscutable, en situation d’un échange concret (par exemple lors d’une
interview) le récepteur se voit plutôt dans l’obligation de réagir (cf. exs (16) et
(17), où l’on fait référence à la personne interviewée et à son travail ; ((18)-Â�(20)),
où il s’agit d’analyser un fait externe). Parfois le récepteur ne partage pas la per-
ception mise en avant par l’émetteur et s’oppose ou bien propose une alternative
(exs (21)-Â�(22)) :
21. (Débat : Nicolas Sarkozy a-Â�t-Â�il réussi son retour sur la scène politique ?, avec
Thomas Guénolé, politologue)
– Visiteur : N’est-Â�ce pas négatif pour lui de faire une apparition dans le
contexte des problèmes de ses comptes de campagne ? 

32 http://www.lemonde.fr/enseignement-superieur/article/2013/05/16/enseignement-
de- l- anglais- a- l- universite- il- faut- des- mesures- ciblees- pas- un- cheque- en-
blanc_3262343_1473692.html
N’est-Â�ce pas comme introducteur de la question oratoire 43

– Non, car l’argument de la sanction disproportionnée a fonctionné sur le


« peuple de droite ». Il a, par ailleurs, explicitement assumé ses respon-
sabilités sur ce point. Or, le « peuple de droite » est très sensible au sens
des responsabilités du chef. Par ailleurs, il n’a parlé que quelques minutes
sur ce point et, ensuite, a tenu un discours de chef de file de la droite qui
annonce une rénovation programmatique encore en travaux33. [sic]
2 2. – Le rapport Lescure propose de faire contribuer les plateformes de vidéo en
ligne au financement de la création audiovisuelle. N’est-Â�ce pas illusoire ?
– Illusoire, je ne sais pas… mais  c’est indispensable. On ne peut pas
se plaindre d’avoir des acteurs nationaux affaiblis quand on a des acteurs
transnationaux qui ne respectent pas les règles, fiscales notamment, qui
sont imposées aux chaînes34. [sic]

3.╇Pour conclure
Toute question en n’est-Â�ce pas n’est donc pas à ranger automatiquement dans le
tiroir des questions rhétoriques. Le contexte et la situation d’énonciation dans
son intégralité (rapport d’autorité qui s’établit entre énonciateur et récepteur,
état d’esprit de ceux-Â�ci au moment de l’énonciation, le cadre de la production
dialogique, etc.) jouent un rôle prépondérant dans la détermination du statut de
la question. Il convient donc d’aller au-Â�delà des indices lexicaux et grammaticaux
(Borillo, 1981) qui permettront à la question de porter l’étiquette «  oratoire  »
on non.
L’énoncé N’est-Â�ce pas ironique ?35 peut avoir une visée originale rhétorique ou
non : si l’émetteur ancre cet énoncé dans une argumentation solide pour enfin
décréter que le tout ne mérite qu’une qualification (ironique), l’on optera facile-
ment pour la transmission d’un besoin monologique et donc pour la question ty-
piquement rhétorique. Si l’émetteur place le pouvoir d’arrêt dans les mains d’un
spécialiste, on pourra y voir une question authentique qui favorise un échange.

33 http://www.lemonde.fr/politique/chat/2013/07/09/nicolas-sarkozy-a-t-il-reussi-son-
retour-sur-la-scene-politique_3444819_823448.html
34 http://www.lemonde.fr/actualite-medias/article/2013/06/04/pour-nonce-paolini-
vendre-des-programmes-aux-americains-est-possible_3423712_3236.html
35 La traduction en anglais est Isn’t it ironic? mais aussi How ironic is it (e.g. How ironic
is it that things didn’t work out? / ( . )). Il semble que ce dernier tour concrétise de
façon plus efficace la visée oratoire surtout parce qu’il présuppose explicitement le
fait pour X d’être ironique (la qualification n’est plus questionnable ici) et remet en
question le degré d’ironie.
44 Silvia Adler

Dans une situation de querelle où chacun cherche à avoir le dessus, un récepteur


non coopérant ne résistera pas à la tentation de détourner la visée rhétorique
originale pour en faire une vraie question qui mérite une vraie riposte. Un spé-
cialiste, en sa qualité de savant, ne pourra pas résister à la tentation d’émettre
son point de vue (acquiescement et développement, introduction d’un bémol,
opposition), etc.
Bref, si la même forme engendre une question oratoire et une question ‘authen-
tique’, si la même forme appelle ou non une réponse, si la réaction adéquate à une
telle séquence varie de zéro à « oui » ou « non », en passant par une indignation ou
un assentiment, c’est que la question peut avoir valeur d’argument et qu’on aura
besoin, outre les indices lexicaux et syntaxiques, d’outils pragmatiques et de ceux
provenant de l’argumentation pour la bonne perception de la fonction discursive en
cours. Quoi qu’il en soit, n’est-­ce pas fait appel à la perception à plusieurs niveaux.

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Résumé
Cette étude examine les valeurs des tours en n’est-Â�ce pas dans des situations pour
la plupart dialogiques répertoriées dans la presse écrite française. Cette mise à
l’examen nous permettra de déterminer ce qui permet au tour en n’est-Â�ce pas
soit de porter le chapeau de question rhétorique, soit d’introduire des questions
non rhétoriques. La perception constitue un élément central, tant au niveau de
l’émetteur qu’à celui du récepteur : si l’auteur de la question cherche à faire par-
tager sa propre perception d’une certaine réalité, il y va de la dimension intellec-
tuelle de la perception. D’autre part, s’il s’agit pour le destinataire de détecter les
indices qui favorisent l’interprétation rhétorique ou, au contraire, qui permettent
de désactiver cette fonction, la perception peut reposer sur des données maté-
rielles et externes.
46 Silvia Adler

Mots-­clés : Perception, questions rhétoriques, questions oratoires, n’est-­ce pas,


commentaire, interview, dialogisme, presse écrite.

Abstract
Rhetorical questions introduced by N’est-­ce pas: a question of perception
This study examines the functions of utterances containing n’est-­ce pas (isn’t
it) in dialogical situations related to written media. Our goal in this paper is to
determine whether the question is (intended or perceived as) rhetorical or not.
Perception constitutes a central element at both the addresser and the addressee
level: if the addresser wishes to share his / her own perception of a certain reality,
perception may consist in an intellectual activity. On the other hand, the percep-
tion of a recipient searching for clues in order to determine whether the question
is intended as rhetorical or not may be based on external parameters (issues of
power and authority, grammatical and lexical indices, etc.).

Keywords: perception, rhetorical questions, n’est-­ce pas, isn’t it, comment, com-
mentary, interview, dialogism, written press
Katarzyna Kwapisz-­Osadnik
Université de Silésie

Agentivité et perception du
monde en français

1. Introduction
Comme son titre l’indique, cet article a pour but de réfléchir sur le phénomène
d’agentivité et de son expression en syntaxe du français, notamment dans les
constructions passives. Nous placerons nos observations dans le cadre de la lin-
guistique cognitive, c’est pourquoi les hypothèses formulées d’emblée sont les
suivantes : 1. la perception influence le choix des unités de langue qui corres-
pondent à la conceptualisation ; cela veut dire que 2. les données perceptives se
convertissent en éléments de la scène (l’imagerie), ceux-­ci dotés de sens expri-
més avec les unités de langue choisies et mises en phrase ; 3. tout en restant un
phénomène universel, la perception dépend aussi de la culture et de la tradition
linguistique de celui qui conceptualise ; par conséquent 4. l’agentivité et la passi-
vation seraient des catégories universelles, ayant pourtant différentes représenta-
tions linguistiques selon les besoins langagiers des usagers d’une langue donnée ;
et 5. dans le cas du passif agentif en français, le choix d’une préposition serait dé-
terminé par la façon de percevoir et d’interpréter les données perçues. Pour dé-
montrer qu’il en est ainsi, c’est-­à-­dire que les structures perceptives déterminent
les structures propositionnelles (et phrastiques), nous commencerons par un
bref rappel de ce qui a été déjà dit sur l’agentivité, sur le rôle de l’agent et sur
les constructions passives. Ensuite, pour analyser différents agents en français,
nous passerons à l’examen de différentes actualisations du passif, notamment
en proposant une réflexion sur les prépositions qui introduisent le complément
d’agent ; à la fin nous essayerons de formuler quelques remarques conclusives
complétées d’un schéma sémantico-­cognitif de la catégorie de l’agent, ce qui
permettra, nous l’espérons, d’approfondir l’étude sur ses valeurs se réalisant
au travers diverses constructions morphosyntaxiques propres à la langue fran-
çaise, comme dans : Ce travail est achevé par Pierre, Cet hôtel est construit par les
Chinois. –­Ce chêne a été renversé par le vent, Le fer est attiré par l’aimant. –­Ma-
zarin était fort détesté des Parisiens. Je suis vaincu du temps. –­Ce châle était mangé
aux mites. Cela est connu à tous.
48 Katarzyna Kwapisz-­Osadnik

2.  Notion d’agent


En syntaxe, l’agent est le constituant de la phrase qui exprime celui qui fait l’ac-
tion (cf. Fillmore 1968, Tesnière 1988, Lyons 1989). Dans cette approche, l’agen-
tivité se fonde sur la transitivité des verbes, ce qui conduit au phénomène de
diathèse, celle-­ci ayant deux définitions proposées par S. Karolak (1995). Au sens
étroit, la diathèse se limite aux constructions autour d’un même prédicat. Au
sens large, la diathèse est toute relation sémantique entre le nombre des argu-
ments impliqués par un prédicat et le mode de les représenter qui dépend des
propriétés syntaxiques des expressions prédicatives correspondant au prédicat
au niveau morphosyntaxique. Cela veut dire qu’au sens large comme diathèses
seront interprétées les phrases, telles que Notre entreprise rénove ce bâtiment – Ce
bâtiment est en rénovation – Ce bâtiment est rénové par notre entreprise et au sens
étroit seulement le passif représente une diathèse par rapport à la phrase active.
En sémantique, l’agentivité traduit non seulement les relations syntaxiques
sous forme de complément d’agent, mais avant tout elle rend compte des pro-
priétés conceptuelles des êtres et des objets qui, sous forme d’expressions d’ar-
gument, saturent les positions d’argument autour de l’expression prédicative.
L’étude de la question se décline en de nombreuses classifications des rôles
sémantiques, et dans notre cas, elle conduit à la distinction de l’agent, du pa-
tient, du thème et du causateur (cf. Gruber 1976, Lyons 1989, Desclés 1990, La-
zard 1994). Ainsi, dans L’enfant regarde un film, l’enfant serait agent, car il est
conscient de l’action, et un film serait thème, parce qu’il ne se soumet pas à une
modification quelconque provoquée par l’action de l’agent. Dans Le vent a cassé
une branche, le vent n’est pas agent, mais causateur (ou agent-­causateur), car son
action n’est pas intentionnelle, et une branche serait patient à cause de l’action
directe du vent et de la conséquence qui est un changement d’état – la branche
cassée. Il en est de même dans les constructions passives : le film est regardé par
l’enfant et la branche est cassée par le vent.
Alors, lorsqu’on examine les traits sélectifs des prédicats prétendant à la fonc-
tion d’agent, beaucoup de chercheurs sont arrivés à l’observation qu’il faut tenir
compte de la force ou du flux d’énergie entre les objets, ce qui a été proposé entre
autres par L.  Talmy (1988) et R.  Langacker (1987), de l’intentionnalité  –­c’est
la notion qui apparaît dans les travaux de B.  Pottier (1987) et de J.-­P.  Desclés
(1994), et du contrôle dont B.  Comrie (1981)  et  J.-­P.  Desclés  (1990) ont parlé
dans leurs ouvrages.
Pour clore cette partie, ajoutons que l’agentivité fait partie du phénomène
d’actance, que nous devons à L. Tesnière (1988 :102). Selon G. Lazard (1994 :11),
la notion d’actance englobe «  les faits relatifs aux relations grammaticales qui
Agentivité et perception du monde en français 49

s’établissent entre le prédicat verbal et les termes nominaux qui en dépendent ».


D’après ce qui a été déjà dit plus haut, les actants cumulent deux fonctions, l’une
syntaxique, qui est propre à une langue donnée, et l’autre sémantique, qui serait
universelle (cf. Lyons 1989, Desclés 1990). Nous distinguons encore l’actance
discursive, qui constitue le cadre participatif de l’énonciation (cf. Charaudeau
et Maingueneau 2002), et l’actance cognitive, qui selon nous, est à l’origine de
toutes les interprétations et décodages énonciatifs possibles dont la phrase mise
en énoncé pourrait être chargée. Par actance cognitive, nous comprenons l’en-
semble des participants perçus dans les limites de la scène conceptualisée, aux-
quels on attribue différents rôles, ce qui se fonde sur l’expérience naturelle et
socio-­culturelle de celui qui conceptualise. Ces rôles décident de l’organisation
des actants au niveau de la prédication. Par exemple l’homme serait agent proto-
typique, car il est plus doté d’intentionnalité et de contrôle que par exemple les
chiens, et le père serait toujours « plus » agent que le fils, étant donné le cadre
social où les rôles sont distribués selon différentes échelles de dépendance. C’est
pourquoi les énoncés comme  Le chien récompense Jean  –­Jean est récompensé
de / par son chien, ou Le fils punit son père – le père est puni par son fils semblent
étranges, même si grammaticalement correctes.

3.  Passif et passivation


La passivation est une opération, en termes cognitifs  – prototypique, de la
diathèse, étant donné qu’elle tient compte du phénomène au sens étroit et au
sens large. La passivation est due à une transformation formelle des expres-
sions prédicatives correspondant au prédicat au moins bivalent (cf. Karolak
1984, 2001). La passivation a plusieurs variantes, on distingue  : 1. le passif
agentif, le passif non agentif (Cela est fait), le médio-­passif (La branche s’est
cassée), le moyen (Jean s’assoit) et le passif impersonnel (On fait ce travail). La
diathèse se réalise aussi par la réflexivité (Jean se lève) et par l’antipassif propre
aux langues ergatives (acheter femmes = les femmes font des achats (cf. Desclés
1990, Creissel 2006)).
Le passif en français (cf. Gaatone 1998, Kwapisz-­Osadnik 2009) consiste à
utiliser le verbe être, qui est suivi du participe passé du verbe en question et des
prépositions par ou de, qui introduisent le complément d’agent. Le français se
servait aussi de la préposition à, mais cet emploi est devenu archaïque et au-
jourd’hui ne se limite qu’à l’expression être mangé aux mites / aux rats / aux vers.
Certains linguistes considèrent comme passives les constructions avec les verbes
faire, laisser, voir suivis d’un infinitif, où l’infinitif aurait une valeur passive ; p.ex.
J’ai vu, j’ai laissé planter des choux à / par ces jardiniers ; Il se laisse entraîner par
50 Katarzyna Kwapisz-­Osadnik

le courant ; Je ferai bâtir ma maison à / par cet architecte (Grevisse 1980 : 1318-
1320) ; Elle se fait guider par son chien ; Elles se fait accompagner d’un guide che-
vronné. Pour L. Tasmowski & H. Van Oevelen (1987), ce type de constructions,
surtout celles avec le verbe faire, serait causatif, le passif étant considéré comme
sous-­classe du causatif pronominal).
Avec les notions de diathèse et de passif apparaît la notion de voix, celle-­ci
traditionnellement définie comme une catégorie verbale avec laquelle se traduit
l’organisation des syntagmes nominaux exigés par les verbes transitifs (cf. Karo-
lak 1995). D. Creissel (1995 : 265) constate qu’« on peut parler de voix chaque fois
qu’une différence morphologique entre deux formes verbales issues d’un même
lexème est associée de façon relativement régulière à une différence au niveau
de schèmes argumentaux avec lesquels elles sont compatibles ». Cette définition
équivaut à la diathèse au sens étroit. C. Muller (2000) considère la voix comme
outil grammatical qui rend compte de l’agencement des actants impliqués par un
verbe, alors que la diathèse correspondrait à l’agencement des rôles actanciels.
Selon J. Tamine-­Garde (1986 : 46), le passif réside dans « l’échange des positions
des arguments du verbe, sujet et objet », ce qui correspond au phénomène gram-
matical de la voix, pour J. Roggero (1984 : 36) il s’agirait plutôt de « l’inversion de
rôle », ce qui renvoie au processus de diathèse. C. Muller (2000 : 358) confirme
que la voix relève de la morphosyntaxe et que la diathèse est « le versant séman-
tique, ou plus exactement relevant de la hiérarchie communicative, des varia-
tions dans l’appariement entre les actants et leurs fonctions –­tous les actants, pas
seulement le « support » du verbe ». Quoi qu’il en soit, la diathèse, et notamment
le passif, sont des phénomènes syntaxiques, mais qui rendent compte des traits
sélectifs des prédicats et par conséquent, du contenu sémantique des unités lexi-
cales (cf. Apresjan 1980), qui suppriment le prime actant (cf. Touratier 1984) et
comme nous allons le voir, qui organisent les actants sur la base de la perception
de la scène, celle-­ci se référant à l’expérience et aux connaissances sur le monde
de celui qui conceptualise et qui parle.

4.  Prépositions et perception


En français, le type d’agent se manifeste dans la préposition qui l’introduit, parce
que les formes verbales ne changent jamais –­c’est toujours les verbes être et le
participe passé, par rapport par exemple à l’italien, qui offre à ses usagers plu-
sieurs verbes pour les constructions passives (p.ex. venire, restare, rimanere, an-
dare), toutefois limitant en même temps le nombre des prépositions introduisant
le complément d’agent ou le complément de cause efficace (la préposition da), car
la grammaire italienne distingue ce qui est prototypiquement agentif et ce qui est
Agentivité et perception du monde en français 51

causal. En français, l’agent typique se présente après la préposition par, laquelle


sert à exprimer un certain transfert ou passage d’un point A vers un point B et ce
mouvement se fait soit dans le temps soit dans l’espace. Par extension métapho-
rique ou métonymique, la préposition en question peut avoir d’autres fonctions
syntaxiques, comme par exemple celle de complément de manière, de moyen, de
cause, de nom ou d’adjectif, et peut également faire part de plusieurs locutions,
comme : par cœur, par exemple, par conséquent, par ailleurs. Cela expliquerait le
rôle de la préposition par dans les constructions passives avec l’agent qui est res-
ponsable de la transmission de l’énergie ou de la force à un autre objet apparte-
nant à la scène conceptualisée, qui reçoit cette énergie ou force et qui en subit les
conséquences. En d’autres termes, l’objet perçu et conçu comme agent serait ce-
lui qui fait l’action, qui agit directement sur l’objet, qui peut être lui-­même après
avoir accumulé cette force ou énergie, en modifiant son état ou son comporte-
ment, et cela se produit grâce à un transfert de l’énergie à travers un conduit.
C’est pourquoi on a du mal à accepter les phrases comme : (?) Plusieurs artistes
sont connus par Paul, (?) Ce spectacle est vu par mille personnes (Leclère 1993 :
18, 7), *Il est récompensé par ses efforts. La préposition par introduit deux types
d’agents, celui qui est conscient de l’action, qui la contrôle, et l’autre qui est une
véritable cause d’un changement de la réalité, mais privé de pouvoir de contrôle.
Ainsi dans les constructions passives : Cet hôtel est construit par les Suédois ou Les
épreuves ont été interrompues par le vent, on a les agents en ce sens qu’aux objets
en position de complément d’agent, le locuteur a attribué le rôle d’agent. Dans le
cas de : les Suédois construisent cet hôtel et Le vent a interrompu les épreuves, les
Suédois et le vent sont syntaxiquement en position de sujet, mais cognitivement
et par conséquent sémantiquement, ils ont en même temps la fonction d’agent,
donc ils s’identifient avec la source ou l’énergie qui agissent sur un autre objet
ou le même objet mais modifié, tout en provoquant un changement d’état. On
observe l’effet semblable, ce qui est dû à l’extension métaphorique ou métony-
mique, dans les emplois suivants : J’ai appris ça par cœur (je –­par cœur –­je sais
ça), J’ai voyagé par le train (je + sur le point de départ –­par le train –­je + sur le
point d’arrivée), J’ai appris ça par mes voisins (je –­par mes voisins –­je sais ça),
Il m’a répondu par oui (il –­par oui –­il accepte), Par conséquent, on ne peut rien
faire (je –­par conséquent –­je constate p). Le cœur, le train, les voisins, le oui, la
conséquence, même s’ils jouent différents rôles syntaxiques, du point de vue de
l’interprétation fondée sur la perception, conservent une trace d’agentivité en ce
sens que les expressions correspondantes se réfèrent au schéma préconceptuel
de conduit (cf. Reddy 1979), et plus précisément à l’idée de transfert de l’énergie,
des données, des opinions, ce qui contribue, donc en est la cause, à un change-
ment d’état intentionnel ou pas.
52 Katarzyna Kwapisz-­Osadnik

Passons maintenant aux constructions passives régies par la préposition de,


comme dans : Le parc est entouré d’arbres, Le roi est aimé de ses souverains, Il est
détesté de tout le monde. La préposition de introduit les objets dont la propriété
principale est celle d’être patient et non agent, et cela trouve son explication au
niveau cognitif, parce que l’on sait que les arbres ne peuvent exercer aucune acti-
vité intentionnelle et qu’il est difficile de maîtriser les sentiments et les émotions,
tellement ils sont imprévisibles et incontrôlables. Si on voulait réfléchir sur l’em-
ploi passif de la préposition de, il faudrait peut-­être voir ses autres emplois. En
général, la préposition de introduit une information supplémentaire à l’idée qui
a besoin d’être complétée, comme dans : le livre de Pierre, quelque chose de beau,
quoi de neuf ?, agréable de ne rien faire, la ville de Paris, beaucoup de patience, il
est de mes amis, être large d’épaules etc. En outre la préposition de exprime un
certain point de départ qui peut se transformer en mesure, p.ex. citer de mémoire,
avancer d’un pas, retarder de cinq minutes, voyager de ville en ville, compter de 10
à 50, de temps en temps. Dans la plupart des cas on note que par extension mé-
tonymique ou métaphorique la préposition de introduit un patient, même si au
niveau cognitif ce patient aurait une source agentive ou causale, p.ex. citer de mé-
moire = être cité de mémoire = par quelqu’un ; avancer d’un pas = être avancé d’un
pas = par quelqu’un ; retarder de 5 minutes = être retardé de 5 minutes = 5 minutes
ont causé le retard. Les exemples comme de ville en ville, de temps en temps, le
livre de Pierre, beaucoup de patience ne se soumettent pas à l’interprétation pas-
sive et cela prouverait peut-­être que le type de construction avec la préposition
de considérée comme passive n’est pas un tour passif et qu’il faudrait considérer
le verbe être comme copule, le participe passé comme attribut et la construction
de SN comme complément d’adjectif. Ainsi on voit plus clair la différence entre
le passif fondé sur la préposition par, à laquelle la situation doit son caractère
dynamique, et la construction avec la préposition de, qui accompagne les verbes
dénotant les situations statiques (qui ne sont pas de véritables verbes d’actions).
C’est pourquoi on dit Il est récompensé de ses efforts, Il est puni de ses actes, où les
efforts et les actes, tout en étant de véritables causes de la récompense et de la pu-
nition, ont le rôle de compléter la propriété attribuée au sujet-­thème (un objet lié
à l’action, mais l’action n’est pas exercée sur lui, p.ex. Il regarde un film). De plus,
on peut compléter les phrases avec le complément d’agent : Il est récompensé de
ses efforts par le président, Il est puni de ses pêchés par l’archevêque. Il faut égale-
ment tenir compte du fait que dans ce type de constructions, la cause peut être
exprimée à l’aide de la préposition pour : Guerlain doit être puni par la loi pour
ses propos racistes, Il est puni pour ces crimes. La question du choix de la prépo-
sition de ou pour dans leur emploi causal reste irrésolue comme d’ailleurs la dis-
cussion autour du passif. Cela prouve que la langue possède encore des domaines
Agentivité et perception du monde en français 53

à découvrir ou bien que tout simplement il y a des usages qui ne s’expliquent que
par la fréquence d’usage, étant donné que les tendances actuelles privilégient la
préposition pour pour exprimer la cause (Je vous remercie de / pour votre fidéli-
té / être venu) et la préposition par dans les constructions passives.
Il nous reste encore une construction passive où l’agent est introduit par la pré-
position à, comme dans : Ce pull est mangé, troué aux mites / aux rats / aux vers,
Cela est connu à tous (Grevisse 1980 : 194), Je compte faire opérer ce malade à mon
interne (Tasmowski & Van Oevelen 1987 : 53). Certains linguistes considèrent que
le terme à SN conserve le statut de complément d’objet indirect (être mangé aux
mites = laisser ce pull manger aux mites (Brunot 1953, G. & R. Bidois 1938)) et il
y en a d’autres qui distinguent ces emplois agrammaticaux (*Il se fait reconduire
au secrétaire), d’experiencer (Bianca a fait sentir la rose au capitaine), causatifs
ou finals (La famine a fait manger des rats aux habitants de la ville) ou encore
contextuels où l’emploi du terme à SN se fonde sur un rapport d’intimité entre les
participants de la situation ((?) Je compte faire opérer ce malade à un interne vs Je
compte faire opérer ce malade à mon interne (Tasmowski & Van Oevelen 1987)).
Quant à nous, nous proposons tout d’abord d’examiner les valeurs et les emplois
de la préposition à. Alors, la préposition à sert à exprimer une certaine finalité :
spatiale (être à Paris), temporelle (à 5 heures), quantitative (de 10 à 50) ou quali-
tative (courir à perdre l’haleine), qui est à l’origine de plusieurs extensions méto-
nymiques et métaphoriques, comme : nuire à la santé, tenir à partir, être fidèle à
sa parole, donner des fleurs à sa femme, c’est à voir, un plat à emporter, semblable à,
un cadeau à 5 euros, ce livre est à moi, à vous de jouer, le fils à papa, vivre à quatre.
Dans tous ces emplois on observe que les activités et les états sont conceptualisés
comme ayant une limite, comme s’ils arrivaient à un certain point qui est un objet,
un phénomène ou une autre situation. Plus problématiques semblent être les em-
plois comme : un tissu à petits pois, un homme aux cheveux courts, filer à l’anglaise,
un bateau à voile, aller à pied, un pain aux raisins, où les expressions introduites
par la préposition à expriment une propriété d’un objet ou d’une action (le moyen
ou la manière). Nous revenons donc au phénomène de la fréquence d’usage, ce
qui démontre que la langue est en même temps logique et conventionnelle. Cela
veut dire que d’une part on arrive à des explications fondées sur l’expérience du
monde, donc conformes aux schémas préconceptuels, qui régissent toute concep-
tualisation et qui correspondent à la logique naturelle, sur laquelle se fonde la
rationalité humaine, mais d’autre part les gens communiquent, en se servant de
symboles, ils choisissent ces formes qui tout en étant le plus chargées d’informa-
tions à transmettre, sont à la fois les plus faciles à prononcer avec les autres formes
qu’elles accompagnent. Autrement dit, deviennent conventionnelles les unités de
langue qui sont courtes, faciles à prononcer, qui suivent le rythme et l’intonation
54 Katarzyna Kwapisz-­Osadnik

propres à une langue donnée, qui se répètent souvent et enfin qui se mémorisent
le plus vite (ces unités et leurs emplois n’ont pourtant rien à voir avec la logique
naturelle). À la différence des constructions avec la préposition de, celles avec la
préposition à seraient le résultat de la conceptualisation des situations comme
états-­attributs et non comme états-­attributs à plusieurs objets. Dire que quelque
chose est mangé/ troué aux mites signifie que son état est tel comme si les mites l’on
rongé ; et dire que la nouvelle est connue à tous signifie qu’elle est répandue par-
tout. Les deux explications s’accordent aux emplois de la préposition à : mangé aux
mites se dit de la même manière que sortir à l’anglaise et la nouvelle connue à tous
aurait la même interprétation qu’un pain aux raisins. Si l’on essayait maintenant
de nous référer à la correspondance entre les structures perceptives et les struc-
tures conceptuelles, ce qui était notre thèse de départ, on obtiendrait les résultats
suivants : 1. Ce pull est mangé par les mites : dans le champ perceptif il y a un pull
et des mites. La situation correspond à l’action de ronger le pull par ces bestioles,
donc soit on les voit en train de détruire le pull soit on se réfère aux connaissances
liées à l’activité des mites, qui consiste à trouer les vêtements en laine. Lorsque
le locuteur se sert de son savoir sur les mites, l’énoncé aurait été plutôt au temps
passé – ce pull a été mangé par les mites, avec laquelle on exprime l’état résultant
de l’action faite par les mites. Dans les deux cas, même si les mites n’exercent pas
l’activité consciemment, ils le font par instinct, donc métaphoriquement les mites
sont conceptualisées comme agents. 2. Ce pull est mangé des mites : cette fois-­ci
au premier plan du champ perceptif apparaît un pull dont la propriété est d’avoir
été mangé par les mites. Cela veut dire que les mites joueraient le rôle de celles qui
ont causé le mauvais état du pull. Alors avec cet énoncé le locuteur communique
le mauvais état du pull, ce qui est dû à l’activité des mites. 3. Ce pull est mangé aux
mites : comme dans l’exemple précédent, dans le champ perceptif il y a un pull
troué. D’après les connaissances du monde (le pull est en laine, il était dans une
armoire, il est troué, les mites vivent dans des armoires, les mites rongent les vête-
ments en laine), on infère que ce sont les mites qui ont troué le pull. Pourtant, les
mites n’ont ni la fonction d’agent ni la fonction de cause, mais leur rôle se limite à
faire partie de la description de l’objet dont on parle. Il en serait de même pour la
série des phrases : Cela est connu de tous, Cela est connu par tous, Cela est connu à
tous, et pour Il est accompagné de ses proches, Il est accompagné par ses proches, La
chanson est accompagnée à la guitare.

5. Conclusions
Les observations sur les constructions passives présentées plus haut ont conduit
à confirmer que les phénomènes d’agentivité et d’agent restent discutables, si on
Agentivité et perception du monde en français 55

essaie de les expliquer soit en termes syntaxiques, soit en termes sémantiques,


soit en les deux à la fois, soit encore en termes énonciatifs. Aucune piste prise ne
nous fournit de réponses satisfaisantes aux questions suivantes : 1. pourquoi en
grammaire traditionnelle y a-­t-­il trois constructions syntaxiques pour exprimer
l’agent ? 2. quelles différences au niveau notionnel sont-­elles communiquées avec
l’emploi des trois prépositions qui introduisent le complément d’agent ? 3. quels
rôles donc sont attribués aux éléments dans la position de complément d’agent ?
L’emploi de la préposition à dans ce type de constructions semble particuliè-
rement raffiné, d’autant plus qu’elle est assez rare et que son fonctionnement
ressemble à celui de la préposition de, étant donné que les deux sont chargées
d’exprimer une situation statique, un état ou une propriété. Une analyse de ces
cas intéressants par le biais des structures perceptives laisse croire qu’elle per-
mettra d’enrichir la recherche linguistique et d’approfondir nos connaissances
dans le domaine du fonctionnement de la langue française. Ceci dit, passons aux
réflexions dites cognitives qui closent notre discours : 1. la construction passive
avec la préposition par serait prototypique, étant donné sa fréquence d’usage. La
préposition par marque qu’un objet saisi dans la scène est conceptualisé comme
un véritable agent, donc quelqu’un qui fait l’action, qui la contrôle, qui la fait
intentionnellement et qui est efficace, c’est-­à-­dire que son activité change en
quelque sorte cet autre objet qui apparaît dans le champ perceptif. La construc-
tion reste valable avec les objets ou phénomènes qui ne sont pas agentifs au sens
(proto)typique, mais qui sont conceptualisés comme tels grâce à la métaphore ou
la métonymie. Ce serait le cas des agents causatifs. 2. les constructions avec les
prépositions de et à ne sont pas passives. Les deux correspondent aux structures
perceptives statiques dont le rôle est de décrire un certain état de chose ou une
propriété de l’objet situé au premier plan. La différence consisterait en ceci que
la préposition de introduit un patient, qui est le deuxième objet distingué dans le
champ perceptif (il y aurait donc un patient et un thème dans la scène perçue), et
la préposition à est le signe que le locuteur ne distingue qu’un seul objet qui est
patient dans la scène perçue. 3. alors, pour faire le schéma sémantico-­cognitif de
l’agentivité, on arrive à avoir trois types d’agents, chacun représentant un niveau
d’analyse linguistique particulier, à savoir le niveau syntaxique, le niveau séman-
tique et le niveau cognitif, tous les trois s’activant dans un contexte particulier.
On note qu’au niveau cognitif les rôles sont distribués sur la base des expériences
du monde et des connaissances culturelles et sociales. La distribution des rôles à
ce niveau-­là décide de l’organisation des actants au niveau de la prédication, où
apparaissent les traits tels que le contrôle, l’intention, la cause, l’activité, l’argu-
ment objet humain etc. Au niveau syntaxique en français comme passive serait
considérée seulement la construction être + participe passé + préposition par
56 Katarzyna Kwapisz-�Osadnik

+ complément d’agent ou complément d’agent-Â�causateur. Les autres construc-


tions, même si similaires au passif, ne le sont pas, étant donnée qu’elles ne corres-
pondent pas aux structures perceptives d’agentivité où l’agent devient landmark,
c’est-Â�à-Â�dire l’objet qui passe au deuxième plan dans la scène perçue.

Fig.1. Schéma sémantico-Â�cognitif de la catégorie de l’agent

agent syntaxique = 3 types de constructions

par de à

agent notionnel

intention + contrôle cause

agent cognitif

personne / phénomènes / causes de


rôles sociaux changements

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Résumé
L’article a pour but d’examiner le phénomène d’agentivité dans les constructions
passives en français dans le cadre de la linguistique cognitive. Nous essaierons
de démontrer que les structures perceptives déterminent les structures proposi-
tionnelles et phrastiques et cela se manifeste par le choix de la préposition qui
introduit le complément d’agent.

Mots clés : constructions passives, agent, préposition

Abstract
The aim of this article is to investigate the phenomenon of agentivity in the pas-
sive constructions in French in terms of cognitive linguistics. We will try to de-
monstrate that the sentence structure is determined by the perception structure.
It reveals in the choice of the preposition introducing the agent complement.

Keywords: passive constructions, agent, preposition


Lidia Miladi
Université Grenoble Alpes – LIDILEM

Discours proverbial et ordre des mots

0. Introduction
Dans cette contribution, nous souhaiterions partager quelques réflexions concer-
nant la problématique de l’ordre des mots dans les proverbes polonais et montrer
ainsi son importance dans l’élaboration de la parole proverbiale.
Dans le domaine de la parémiologie, les analyses linguistiques accordent ha-
bituellement une place limitée à la syntaxe et ne prennent pas en compte son
rôle fondamental dans la construction des moules proverbiaux. Les propos de
Lyons dans son ouvrage Linguistique générale (1970 : 137) en sont l’illustration :
« Le stock des proverbes qui passent de génération en génération fournit beaucoup
d’exemples d’énoncés tout faits (…). D’un point de vue strictement grammatical, il
n’y a pas d’intérêt à considérer de tels énoncés comme des phrases, bien qu’ils soient
indépendants par la distribution et qu’ils satisfassent par conséquent à la définition
de la phrase (…). Leur structure interne, contrairement à celle des vraies phrases,
ne relève pas de règles qui spécifient les combinaisons permises de mots. Cependant,
dans une description complète de la langue, qui réunit l’analyse phonologique et
l’analyse grammaticale, ils pourraient être classés comme des phrases (non structu-
rées du point de vue grammatical) puisqu’ils ont la même courbe d’intonation que
les phrases générées par la grammaire. En dehors de cette question d’intonation, ils
figurent simplement dans le dictionnaire, accompagnés de l’indication des situa-
tions dans lesquelles ils s’emploient et de leur sens ».
D’autres linguistes, comme Greimas (1970  : 311), Arnaud (1991  : 22) ou
Schapira (1999 : 65) estiment aussi que la syntaxe dans les proverbes est « anor-
male », « archaïque » voire « morte »1. Ce dernier attribut, provenant de Jespersen
(1924), a été repris par Schapira.

1 Les proverbes cités par ces auteurs Qui femme a guerre a, Qui trop embrasse, mal
étreint conservent des traces de combinaisons permises à une période ancienne de la
langue française et qui ne sont plus autorisées en français contemporain, mais ce n’est
pas pour autant que la syntaxe dans les proverbes présente des « anomalies », comme
le dit Arnaud (1991 : 22). Les proverbes, généralement d’origine ancienne, sont sou-
vent transmis avec la forme qu’ils avaient au départ.
60 Lidia Miladi

Le but de nos analyses est justement de contrecarrer ces propos qui sont ma-
nifestement basés sur les langues telles que l’anglais ou le français et dans les-
quelles l’ordre des mots indique les fonctions grammaticales des constituants
majeurs de la phrase. Si l’on se réfère aux travaux d’Anscombre sur le figement
du deuxième type dans les proverbes (2003, 2005 et 2012), la pertinence de ces
propos est d’une part discutable, notamment en ce qui concerne la langue fran-
çaise, et d’autre part, ces propos par-­dessus tout ne sont pas exportables pour
aborder la syntaxe des proverbes dans les langues flexionnelles telles que la
langue polonaise.
Comme le français, le polonais observe aussi l’ordre des mots (dit neutre)
sujet-­verbe-­objet (SVO). Toutefois, le caractère très flexionnel du polonais lui
permet d’exprimer les relations syntaxiques à l’aide des désinences casuelles.
Ainsi, théoriquement, l’existence des cas (indiquant les fonctions syntaxiques)
permet de placer librement les éléments de la phrase. En réalité, l’ordre des mots
est façonné par le locuteur en fonction de ce qu’il veut dire et transmettre comme
message. Il est donc conditionné pragmatiquement.
Nos analyses se basent sur une centaine de proverbes métaphoriques et non
métaphoriques du polonais provenant essentiellement de l’ouvrage de Stawińska
(1997) et partageant le cadre syntaxique de l’énoncé verbal simple à la struc-
ture syntaxique : sujet – verbe – complément (du verbe ou de phrase). Quelques
constructions de type : sujet – le verbe être -­attribut (où l’attribut du sujet est un
SN) sont également incluses dans nos analyses.
L’examen des structures syntaxiques se situe dans le cadre de la théorie du
centrage méta-­informatif MIC d’André et Hélène Włodarczyk (2012, 2013) qui
sera esquissé brièvement au §1. Ensuite, au §2 seront examinées les construc-
tions proverbiales répertoriées à ordre des mots dit expressif. Ces constructions
seront aussi mises en contraste avec des énoncés proverbiaux correspondants
à ordre des mots dit neutre afin de faire ressortir un rôle incontournable de la
permutation dans l’élaboration des patrons proverbiaux. Enfin, au § 3, nous pré-
senterons les résultats de cette étude et nous les mettrons en rapport avec ceux de
Mahmudowa (2012) qui portent sur des proverbes azerbaïdjanais et qui contre-
disent également les propos de Lyons et convergent avec les nôtres.

1.  Cadre théorique


L’examen syntactico-­pragmatique des proverbes polonais est basé sur le concept
du centre d’attention (CA) de la théorie MIC. Ce concept est fondamentale-
ment lié avec la mise en relief dont Bally (1944) et Hjelmslev (1971) sont de
grands précurseurs. Le CA désigne un segment de l’énoncé qui est distingué,
Discours proverbial et ordre des mots 61

c’est-­à-­dire mis en valeur par différents moyens linguistiques (ordre des mots,
faits prosodiques, particules). Le topique et le focus sont des CA dans les énon-
cés dits étendus (i.e. segmentés). Tous deux ont la faculté d’attirer l’attention
de l’allocutaire sur un terme en le désignant explicitement. Toutefois, la mise
en relief dans les constructions topicalisantes et focalisantes, se caractérisant
par des propriétés suprasegmentales distinctes (Larsson : 1979), se fait de façon
différente (A. Włodarczyk : 2004). Il est à souligner que les proverbes sont des
constructions topicalisantes ou focalisantes d’un type particulier dans le sens
qu’ils ne sont pas produits spontanément dans le discours, mais cités pour servir
« de cadre et de garant à un raisonnement » (Anscombre : 1994, « Fonction argu-
mentative des proverbes »). Cela suppose qu’ils aient été affectés au cours de leur
élaboration par quelques procédés linguistiques qui visent à mettre en relief leur
contenu. Nos études précédentes (Miladi : 2012, 2013) ont mis en évidence que
quatre procédés syntaxiques de mise en relief (pouvant se combiner et allant de
pair avec l’élaboration des structures métriques et rythmiques) sont récurrents
dans les constructions proverbiales du polonais2. Tout d’abord, la segmentation,
c’est-­à-­dire le détachement des SN (et des subordonnées équivalentes à un SN)
à gauche ou à droite est un procédé central. Les détachements des constituants
nominaux à gauche sont nettement dominants. Par ce procédé, comme d’ailleurs
par le détachement à droite (même s’il est employé beaucoup plus rarement),
l’énonciateur peut mettre en lumière l’énoncé tout entier (Bally, 1944 : chap. 2 ;
Larsson : 1979). Ce procédé de segmentation est combinable avec les trois autres :
les effacements des éléments peu informatifs (i.e. des formes verbales sémanti-
quement «faibles», des déterminants, des complémenteurs ou encore des mots
appropriés)  ; les permutations des constituants (une simple permutation d’un
élément peut produire un énoncé expressif en polonais (Karolak : 2002 ; H. Wło-
darczyk : 2009), et la présence des éléments d’origine déictique tels que les pro-
noms ou adverbes démonstratifs ou encore de la particule énonciative (to).

2.  Analyse des structures


Les principaux cadres syntaxiques partagés par les proverbes répertoriés sont les
suivants : SNo V (Prép) SN1, SNo (Prép) SN1 V, (Prép) SN1 SNo V et (Prép) SN1 V
SNo. Le SNo sujet et le SN1 complément du verbe ou de phrase (voire l’attribut du
sujet) sont souvent expansés, mais leur expansion se fait essentiellement à l’aide
d’un adjectif ou d’un syntagme prépositionnel. Les expansions propositionnelles

2 Les mêmes procédés mais avec des proportions différentes sont aussi employés dans
les proverbes français (Greidanus, 1983).
62 Lidia Miladi

sont inexistantes. Les adverbes modifieurs se font rares. Il s’agit donc des énon-
cés proverbiaux courts.

2.1. Proverbes partageant la structure syntaxique


SNo V (Prép) SN1
Environ 25% des proverbes, soit 27 sur 108 analysés partagent l’ordre des mots :
sujet  – verbe  – complément. Parmi ces énoncés, 24 ont le sujet topicalisé (cf.
ex. n° 1, 2 et 3) et les trois restants le sujet focalisé (cf. ex. n° 4, 5 et 6). La topi-
calisation du sujet détaché à gauche en tête d’énoncé s’opère à l’aide des pro-
cédés prosodiques (une courte pause, suivie d’une intonation descendante3).
Dans 18 proverbes (sur 24) avec le sujet topicalisé, le SN1 est un complément du
verbe (non-­prépositionnel ou prépositionnel). Il s’agit donc essentiellement des
constructions proverbiales verbales à deux actants (cf. ex. 1 et 2). Dans les autres
(cf. ex. 3), nous avons le complément de phrase, ce qu’illustrent respectivement
les exemples suivants :
(1)  Dobry sen stoi za dobry obiad
Bon sommeil-­NOM remplacer-­3-­S-­P Prép bon dîner-­ACC4
Lit. Un bon sommeil remplace un bon dîner.
(Qui dort dîne.)
(i.e. proverbe répertorié avec le SNo topicalisé)
(2) Habit nie czyni mnicha
Habit-­NOM Nég faire-­3-­S-­P moine-­GEN
(Habit ne fait pas le moine.)
(i.e. proverbe répertorié avec le SNo topicalisé)
(3) Apetyt rośnie w miarę jedzenia
Appetit-­NOM grandir-­3-­S-­P en mangeant
(L’appétit vient en mangeant.)
(i.e. proverbe répertorié avec le SNo topicalisé)

3 En polonais, à l’écrit, le détachement du terme n’est pas marqué par une virgule. Par
ailleurs, dans les langues flexionnelles, le topique possède des marqueurs (désinences
casuelles, préposition) qui annoncent son rôle sémantique et syntaxique dans le reste de
l’énoncé. Il s’agit d’un topique lié, sans reprise anaphorique (cf. H. Włodarczyk, 2004).
4 Notations  : Cas  : NOM (nominatif), ACC (accusatif), DAT (datif), GEN (génitif),
INSTR (instrumental), LOC (locatif), P présent / Ps passé / F futur ; PART particule
énonciative adnominale ; Pp participe présent ; Prép préposition ; Pro pronom ; S / PL
singulier / pluriel, V verbe.
Discours proverbial et ordre des mots 63

Le fait que le sujet soit topicalisé est aisément vérifiable. En effet, il suffit d’insé-
rer immédiatement après le SNo détaché à gauche la particule énonciative «to5».
Les énoncés proverbiaux suivants sont parfaitement grammaticaux :
(1a) Dobry sen to stoi za dobry obiad
Bon sommeil-­NOM PART remplacer-­3-­S-­P Prép bon dîner-­ACC
Lit. Un bon sommeil remplace un bon dîner.
Qui dort dîne.
(2a) Habit to nie czyni mnicha
Habit-­NOM PART Nég faire-­3-­S-­P moine-­GEN
Habit ne fait pas le moine.
(3a) Apetyt to rośnie w miarę jedzenia
Appetit-­NOM PART grandir-­3-­S-­P en mangeant
L’appétit vient en mangeant.
Quant à la focalisation du sujet dans les proverbes entrant dans le cadre SNo
V (Prép) SN1, elle est clairement explicitée par la présence des adverbes fo-
calisateurs tylko (seulement), nawet (même) et aussi par un adverbe de néga-
tion nie, qui sont placés en tête d’énoncé et qui précèdent le SNo mis en tête
d’énoncé :
(4) Tylko głupiec dyskutuje z końskim zadem
Seulement imbécile-­NOM discuter-­3-­S-­P Prép chevalin derrière-­INSTR
Lit. Seul un imbécile discute avec le derrière du cheval.
(5) Nie szata zdobi człowieka
Nég habit-­NOM orner-­3-­S-­P homme-­ACC
Lit. Ce n’est pas l’habit qui orne l’homme6.
(6) I ściany mają uszy7
Adv mur-­NOM-­PL avoir-­3-­PL-­P oreilles-­ACC
Lit. Même les murs ont les oreilles.

5 En fonction de sa position par rapport au terme placé en tête d’énoncé, la particule


énonciative « to » du polonais peut être soit le focalisateur soit le topicalisateur. Lors-
qu’elle précède le terme, c’est un focalisateur. En revanche, lorsqu’elle est insérée im-
médiatement après le terme, c’est un topicalisateur.
6 Ce n’est pas à l’habit qu’il porte qu’on reconnaît l’homme (sage, mais à ses œuvres).
7 Le morphème « i », substituable dans cet énoncé par un adverbe nawet (même) pos-
sède la valeur adverbiale : (6a) =Nawet ściany mają uszy
64 Lidia Miladi

Les adverbes « tylko », « nie » et « i » se comportent comme le focalisateur « to »


du polonais, c’est-­à-­dire qu’ils sont placés en tête d’énoncé et servent à focaliser
le terme qui les suit immédiatement et qui porte l’accent de phrase. Ni pause ni
rupture mélodique n’est possible entre ces adverbes et le terme qui les suit. Ces
adverbes servent à diriger vivement l’attention de l’allocutaire sur le terme mis
en tête d’énoncé, occupant ainsi une place frappante. Le seul élément qui ressort
est celui qui suit immédiatement ces adverbes. C’est lui seul aussi qui peut conte-
nir une opposition. Le reste de l’énoncé est mis en arrière-­plan. Cette focalisa-
tion contrastive permet d’opposer un terme au SNo focalisé afin de développer
davantage l’argumentation de l’énonciateur :
(4a) Tylko głupiec dyskutuje z końskim zadem a nie …
Lit. Seul un imbécile discute avec le derrière du cheval et non pas …
(5a) Nie szata zdobi człowieka, lecz…
Lit. Ce n’est pas l’habit qui orne l’homme, mais…
(6a) I ściany mają uszy, a nie tylko …
Lit. Même les murs ont les oreilles, et pas seulement …

2.2. Proverbes partageant la structure SNo (Prép) SN1 V


Dans 40 proverbes (sur 108), l’ordre des mots est : sujet – complément – verbe.
Le SNo sujet est topicalisé dans 39 proverbes à l’aide des procédés déjà vus au
§ 2.1. Un seul proverbe contient le SNo focalisé. Le SN1 complément du verbe
(rarement complément de phrase ou l’attribut du sujet) placé entre le sujet et
le verbe est mis en focus. Ainsi, la forme verbale se retrouve régulièrement en
finale absolue. La quasi-­totalité des énoncés proverbiaux entrant dans le cadre
syntaxique SNo (Prép) SN1 V contiennent donc le SNo topicalisé et le SN1 focali-
sé, comme c’est le cas dans l’exemple suivant :
(7) Tonący brzytwy się chwyta
Noyer-­Part rasoir-­GEN ProR attraper-­3-­P-­S
Lit. Un noyé s’accroche (même) à un rasoir.
Quand on se noie, on s’accroche à tout, même à un rasoir.
(Un noyé s’accroche à un brin de paille.)
A ce proverbe dont l’ordre des mots est expressif (sujet – complément –­verbe) cor-
respond un énoncé avec un ordre des mots dit neutre (sujet – verbe – complément) :
(7a) Tonący chwyta się brzytwy
Noyer-­Part attraper-­3-­P-­S Pro rasoir-­GEN
Lit. Un noyé s’accroche à un rasoir
Discours proverbial et ordre des mots 65

Les énoncés métaphoriques (7) et (7a) expriment le même le contenu séman-


tique. Toutefois, pragmatiquement, ils ne sont pas équivalents. L’expressivité est
nettement plus forte dans l’énoncé (7) qui comporte deux CA : le topique et le
focus. Deux tests syntaxiques le confirment : l’insertion d’une particule topica-
lisante to immédiatement après tonący et l’insertion d’un adverbe focalisateur
nawet avant le constituant brzytwy antéposé à la forme verbale :
(7b) Tonący to brzytwy się chwyta
Noyer-­Pp PART rasoir-­GEN ProR attraper-­3-­P-­S
(i.e. construction contenant le topique marqué par la particule to et le focus brzy­
twy comportant l’accent de phrase).
(7c) Tonący nawet brzytwy się chwyta
Noyer-­Pp même rasoir-­GEN ProR attraper-­3-­P-­S
(i.e. construction contenant le topique marqué par une pause et le focus renforcé
par un adverbe focalisateur nawet).
(7d) Tonący to nawet brzytwy się chwyta
Noyer-­Part PART même rasoir-­GEN ProR attraper-­3-­P-­S
(i.e. construction avec le topique et le focus renforcés par les deux marqueurs to
et nawet).

Comme le montrent les exemples ci-­dessus, les opérations discursives de topica-


lisation et de focalisation à l’aide des procédés syntaxiques tels que la permuta-
tion des éléments et l’insertion de la particule ou des adverbes focalisateurs sont
très maniables en polonais grâce à l’existence des cas. Evidemment, le carac-
tère compositionnel des proverbes tant métaphoriques que littéraux constitue la
condition sine qua non permettant la réalisation de ces opérations.8
Les constructions proverbiales contenant le SN1 attribut de sujet possèdent aussi
deux CA. L’ordre des mots dans ces constructions est également modifié par rap-
port aux constructions attributives à ordre des mots dit neutre. Que l’on compare :
(8)
Sprawiedliwość bez dobroci okrucieństwem jest
Justice-­NOM sans bonté-­GEN cruauté-­INSTR être-­3-­S-­P
La justice sans la bonté est cruauté.
(i.e. proverbe répertorié avec le SN1 l’attribut du sujet antéposé au verbe)

8 Cf. Kleiber : 2012. Dans les expressions idiomatiques (entièrement figées) dont le sens
est opaque (i.e. non compositionnel) toute opération est bloquée.
66 Lidia Miladi

(8a) Sprawiedliwość bez dobroci jest okrucieństwem


Justice-­NOM sans bonté-­GEN être-­3-­S-­P cruauté-­INSTR
La justice sans la bonté est cruauté.
(i.e. énoncé avec l’ordre des mots neutre, le SN1 attribut est postposé au verbe)
Enfin, un seul proverbe partageant la structure SNo (Prép) SN1 V contient le sujet
focalisé à l’aide de l’adverbe tylko (seulement):
(9) Tylko krowa zdania nie zmienia
Seulement vache-­NOM avis-­GEN Nég changer-­3-­S-­P
Lit. Seule la vache ne change pas d’avis.
(Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis.)

2.3. Proverbes partageant la structure (Prép) SN1 SNo V


37 proverbes sur 108 partagent l’ordre des mots : complément – sujet – verbe et
se répartissent de façon suivante : 34 comportent le complément du verbe (ou de
phrase) topicalisé et les trois restants le complément focalisé.
a) Dans les constructions proverbiales avec le SN1 topicalisé suite à la permu-
tation du complément (prépositionnel ou non prépositionnel) en tête d’énoncé
et à l’insertion d’une courte pause après le SN1, le SNo sujet, placé entre le SN1 et
le verbe, reçoit l’accent de phrase, comme par exemple dans :
(10) Do celu różne drogi prowadzą
Prép but-­LOC différents chemins-­NOM conduire-­3-­PL-­P
Lit. *Au but différents chemins mènent.
Différents chemins mènent au but.
(Tous les moyens sont bons.)
(i.e. proverbe répertorié contenant deux CA : le SN1 topicalisé et le SNo
mis en focus)
De plus, la mise en relief du contenu dans l’énoncé (10) ressort davantage lors-
qu’on le met en contraste avec l’énoncé correspondant à ordre des mots neutre
(10a). Que l’on compare :
(10a) Różne drogi prowadzą do celu
Différents chemins-­NOM conduire-­3-­PL-­P Prép but-­LOC
Lit. Différents chemins mènent au but.
(i.e. énoncé proverbial restitué avec ordre des mots neutre)
b) Dans les constructions proverbiales avec le SN1 mis en tête d’énoncé et focali-
sé, aucune pause n’est possible entre le SN1 et le SNo, comme dans :
Discours proverbial et ordre des mots 67

(11) Nadzieją człowiek żyje


Espérance-­INSTR homme-­NOM vivre-­3-­P-­S
Lit. C’est d’espérance que vit l’homme.
La focalisation du SN1 peut être renforcée par un adverbe focalisateur :
(11a) Właśnie nadzieją człowiek żyje
Justement-­ADV espérance-­ACC homme-­NOM vivre-­3-­P-­S
Lit. C’est justement d’espérance que vit l’homme.
La comparaison de l’énoncé proverbial (11) avec l’énoncé correspondant à ordre
des mots neutre (11b) montre que la mise en tête d’un complément n’a pour but
que sa focalisation :
(11b) Człowiek żyje nadzieją
Homme-­NOM vivre-­3-­P-­S espérance-­ACC
Lit. L’homme vit d’espérance.
(i.e. variante possible avec l’ordre des mots neutre SVO).
c) Enfin, en fonction du choix effectué par l’énonciateur, dans certains proverbes
le SN1 mis en tête peut être soit le topique soit le focus. Et ce sont les caractéris-
tiques prosodiques qui permettent de les identifier, comme par exemple dans :
(12) Śmiałym szczęście sprzyja
Audacieux-­DAT chance-­NOM être favorable-­3-­S-­P
Lit. *Aux audacieux la chance sourit.9
La fortune sourit aux audacieux.
(12a) Śmiałym (to) szczęście sprzyja
Lit. S’il s’agit des gens audacieux, la chance leur sourit.
(i.e. construction avec le SN1 au datif topicalisé à l’aide d’une courte pause,
l’insertion de la particule to est aussi possible)
(12b) Śmiałym szczęście sprzyja (a nie strachliwym)
Lit. C’est aux gens audacieux que sourit la chance (et non pas aux gens
peureux)
(i.e. construction avec le SN1 au datif focalisé, aucune pause n’est possible
entre le SN1 et le SNo)

9 Le complément prépositionnel détaché à gauche est fréquent dans les proverbes fran-
çais : Au pauvre, un œuf vaut un bœuf ; A cheval donné, on ne regarde pas à la bride ;
Aux chevaux maigres, vont les mouches ; A navire brisé tous les vents sont contraires.
68 Lidia Miladi

2.4. Proverbes partageant la structure SN1 (Prép) Dét V SNo


Deux proverbes sur 108 ont le complément (du verbe ou de phrase) composé
d’un Dét+N qui est disjoint, c’est-­à-­dire que le déterminant est antéposé avant le
verbe et l’élément N-­tête est postposé au verbe. La disjonction d’un SN formant
un groupe syntaxique est également connue dans les langues anciennes (grec ou
latin) pour augmenter l’expressivité d’un énoncé (Weil : 1844). Grâce au système
casuel, le polonais use des mêmes facultés. Comparons :
(13) Każdy się swoim zatrudnia kłopotem
Chacun-­NOM Pro Dét-­INSTR préoccuper-­3-­S-­P soucis-­INSRT-­SG
Lit. *Chacun se son (propre) préoccupe soucis.
(Chacun se préoccupe de ses propres soucis).
(i.e. le proverbe répertorié avec le SN1 complément disjoint)
(13a) Każdy zatrudnia się swoim kłopotem
Chacun-­NOM se préoccuper-­3-­S-­P son soucis-­INSRT-­SG
(i.e. l’énoncé correspondant avec l’ordre des mots dit neutre SVO)
(14) Dwa koguty na jednych nie zgodzą się śmieciach
Deux coqs-­NOM sur un seul-­LOC-­PL Nég être d’accord-­3-­PL-­F détritus-­
LOC-­PL
Lit. *Deux coqs sur un même tas de ne se mettent jamais d’accord détritus.
Deux coqs sur le même tas de détritus ne se mettent jamais d’accord.
(i.e. le proverbe répertorié avec le SN1 complément disjoint)
(14a) Dwa koguty nie zgodzą się na jednych śmieciach
Deux coqs-­NOM Nég être d’accord-­3-­PL-­F sur un même tas détritus-­
LOC-­PL
Deux coqs ne se mettent jamais d’accord sur le même tas de détritus.
(i.e. l’énoncé correspondant avec l’ordre des mots dit neutre SVO)

2.5. Proverbes partageant la structure (Prép) SN1 V SNo


Le sujet est postposé au verbe dans 5 proverbes sur 108, comme par exemple
dans :
(15) Złej baletnicy szkodzi rąbek przy spódnicy
Mauvaise danseuse de ballet-­DAT nuire-­3-­S-­P dent-­NOM sur jupe-­LOC
Lit. La moindre imperfection sur la jupe d’une mauvaise danseuse de ballet
nuit à sa performance.
(Le moindre prétexte est bon à celui qui ne maitrise pas assez son
savoir-­faire).
Discours proverbial et ordre des mots 69

La postposition du sujet dans (15) ne se fait que pour augmenter l’expressivité


de l’énoncé proverbial comme le montre en contraste l’énoncé correspondant à
ordre des mots neutre :
(15a) Rąbek przy spódnicy szkodzi złej baletnicy
Dent-­NOM sur jupe-­LOC nuire-­3-­S-­P mauvaise-­DAT danseuse de
ballet-­DAT
De plus, comme la plupart des proverbes, l’énoncé (15) contient aussi deux CA :
le complément topicalisé et le sujet focalisé. L’insertion de la particule to après
le SN1 détaché à gauche et de l’adverbe nawet avant le SNo postposé au verbe le
confirme aisément :
(15b) =Złej baletnicy to szkodzi nawet rąbek przy spódnicy
Mauvaise danseuse de ballet-­DAT PART nuire-­3-­S-­P même dent-­NOM
sur jupe-­LOC
Enfin, ce proverbe est en concurrence avec une variante contenant le morphème
« i » ayant valeur adverbiale :
(15c) Złej baletnicy szkodzi i rąbek przy spódnicy
Mauvaise danseuse de ballet-­DAT nuire-­3-­S-­P même dent-­NOM sur
jupe-­LOC
(15d) =Złej baletnicy szkodzi nawet rąbek przy spódnicy
Mauvaise danseuse de ballet-­DAT nuire-­3-­S-­P même dent-­NOM sur
jupe-­LOC

3. Conclusions
a) Seuls 25% des proverbes analysés partagent l’ordre des mots : sujet – verbe –
complément avec le sujet topicalisé procurant aux énoncés proverbiaux leur ca-
ractère bipartite.
b) Dans 75% des proverbes, l’ordre des mots a été façonné de manière à aug-
menter leur force pragmatique. Ainsi, environ 40% des proverbes partagent
l’ordre : sujet – complément – verbe. Ces proverbes contiennent deux CA : le sujet
topicalisé (placé en tête d’énoncé) et le complément focalisé (placé entre le sujet
et le verbe). Environ 34% des proverbes partagent l’ordre : complément – sujet –
verbe avec cette fois-­ci le complément (placé en tête d’énoncé) topicalisé ou
plus rarement focalisé. Enfin, dans moins de 1% des proverbes le sujet est post-
posé au verbe. Ce positionnement du sujet en fin d’énoncé est un procédé de
focalisation d’un terme, connu en linguistique générale (Caron  : 1998). En
70 Lidia Miladi

tout, dans 75% des structures proverbiales étudiées, le complément est antéposé
devant le verbe.
c) La présence du verbe de forme imperfective10 (dans plus de deux tiers des
cas) au présent de l’indicatif en finale absolue se fait tendance. Ce fait reste à
confirmer en élargissant le champ d’investigation sur les constructions prover-
biales verbales à deux compléments11.
d) Au vu de ces résultats, les proverbes sont très majoritairement des construc-
tions avec le sujet ou le complément topicalisé12 et contiennent deux CA pour
amplifier l’expressivité du proverbe.
e) La permutation est l’une des opérations essentielles participant au mode-
lage des moules syntaxiques des proverbes. Dans les structures prises en compte
dans cette étude, ce sont essentiellement des SN (simples ou étendus) qui ont été
permutés au regard de l’ordre des mots dit canonique (i.e. non marqué SVO).
Mais, outre les SN, d’autres constituants peuvent aussi permuter tels que les ad-
verbes, les adjectifs, les déterminants ainsi que le pronom réfléchi enclitique się
qui est systématiquement déplacé pour constituer un seul groupe rythmique
avec le mot auquel il s’ajoute (cf. ex. 7). Par ailleurs, les permutations des consti-
tuants sont aussi observables dans d’autres classes proverbiales contenant no-
tamment les subordonnées relatives substantives et adverbiales (Miladi 2013).
La problématique de l’ordre des mots neutre et expressif devient incontournable
lorsqu’on examine les proverbes d’un point de vue syntactico-­pragmatique.
f) Enfin, plusieurs propriétés syntaxiques observées dans les proverbes po-
lonais (postposition du sujet, antéposition des compléments devant la forme
verbale, mise en tête du complément, disjonction d’un SN complément, posi-
tionnement des verbes en finale absolue) sont également attestées dans les pro-
verbes azerbaïdjanais examinés d’un point de vue syntaxique par S. Mahmudowa
(2012). Ainsi, notre étude présente un certain intérêt typologique, à savoir : les
proverbes dans les langues à cas comme le polonais et la langue azéri (apparte-
nant à des familles linguistiques différentes) ont une syntaxe systématique qui

10 Le perfectif (terme marqué de l’opposition d’aspect) n’est pas pour autant exclu et
peut être employé en fonction transposée avec la valeur générique et potentielle (H.
Włodarczyk, 1997 : 158 & 176), cf. exemple cité dans la note n° 11.
11 En effet, des énoncés proverbiaux avec deux compléments permutés avant le
verbe sont également attestés, comme par exemple dans :
Dobrocią i najsroższe zwierzę ugłaszczesz
Bonté-­INSTR même le plus féroce animal-­ACC rendre calme-­2-­S-­F (perfectif)
Lit. Avec de la bonté, tu calmeras même un animal le plus féroce.
12 ce qui rejoint les résultats de nos recherches de 2009, 2011, 2012 et 2013.
Discours proverbial et ordre des mots 71

participe à l’élaboration des cadres syntaxiques proverbiaux dotés d’une expressi-


vité optimale grâce aux multiples possibilités de modification de l’ordre des mots.

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Résumé
L’article aborde la problématique de l’ordre des mots dans le discours prover-
bial. L’analyse syntactico-Â�pragmatique d’une centaine de proverbes polonais
partageant le cadre de l’énoncé verbal simple à un seul complément a permis de
déceler plusieurs régularités syntaxiques qui œuvrent au modelage des moules
proverbiaux. Cette étude ouvre des perspectives de recherche en typologie étant
donné que plusieurs propriétés syntaxiques caractérisant les énoncés prover-
biaux du polonais (postposition du sujet, antéposition du complément avant la
forme verbale, mise en tête du complément, disjonction d’un SN complément,
positionnement des verbes en finale absolue) sont aussi observables dans une
autre langue flexionnelle appartenant à toute autre famille linguistique, à savoir
dans une langue azéri (cf. S. Mahmudowa : 2012). Notre étude ainsi que celle
de Mahmudowa sur des proverbes azerbaïdjanais montrent que les propos de
Lyons estimant que « la structure interne des proverbes, contrairement à celle des
vraies phrases, ne relève pas de règles qui spécifient les combinaisons permises de
mots» (Linguistique générale, 1970 : 137) ne sont pas exportables pour aborder la
syntaxe des proverbes dans les langues à cas.

Mots clés : discours proverbial, ordre des mots, langue casuelle, syntaxe expres-
sive, moules proverbiaux
74 Lidia Miladi

Abstract
Proverbial speech and word order
This paper describes the question of word-­order in proverbial speech. A syntac-
tic, pragmatic analysis of one hundred Polish proverbs belonging to a structure
of simple verbal sentence with one complement has identified syntactic regulari-
ties that work for the shape of proverbial patterns. This study opens typological
perspectives. Indeed, diverse syntactic properties characterizing Polish prover-
bial sentences (i.e. postposing of the subject, preposing of the complement prior
to the verb, disjunction of the SN, verbs positioning in absolute final) also exist
in another inflectional language belonging to any other language family, namely
in Azeri language (cf. S. Mahmudowa: 2012). Our study and that of Mahmudowa
on Azerbaijani proverbs show that the statements of Lyons saying that “internal
structure of proverbs, unlike that of true sentences, does not depends on the
rules that specify permitted combinations of words” (General Linguistics, 1970:
137) are not exportable to analyze proverbs’ syntax in inflectional languages.

Keywords: proverbial speech, word order, casual language, expressive syntax,


proverbial patterns
Salah Mejri
Sorbonne Paris Cité, Paris 13

Les unités polylexicales discontinues


structurant les énoncés

Après avoir rappelé des éléments de la doxa dans ce domaine en nous référant
principalement à des manuels de référence dans ce domaine (Riegel et alii, Wa-
gner et Pinchon), nous nous interrogerons sur leur contenu prédicatif ou non.
Après avoir dégagé leurs spécificités structurelles, nous mentionnerons leurs em-
plois endophoriques. Nous aborderons ensuite la notion de moule qui permet de
rendre compte de leur capacité à structurer les énoncés, ce qui les rapproche des
structures corrélées et des prédicats cadratifs.

1. Les mots de liaison et les analyses courantes


Nous avons choisi Riegel et alii (2011) et Wagner et Pinchon (1962) pour présenter
une synthèse sur les unités structurant les relations entre propositions ou phrases.
L’écart temporel entre les deux ouvrages permet de montrer que les unités en ques-
tion intéressent les grammairiens et suscitent chez eux le même intérêt tant leur
fonctionnement est particulier : elles peuvent structurer des phrases complexes, et
appartiennent à ce titre à la syntaxe dans la conception classique du terme, comme
elles dépassent ce cadre pour englober les relations interphrastiques de toutes sortes.
Riegel et alii en parlent explicitement dans un chapitre consacré à la structuration du
texte, alors que Wagner et Pinchon leur consacrent un chapitre à part dans la partie
réservée aux adverbes, qu’ils intitulent « les adverbes de la troisième classe » (p. 424)
S’agissant de Riegel et alii, on peut retenir les éléments suivants :
–­ Ils en parlent dans plusieurs endroits dont notamment les indéfinis et les
connecteurs ;
–­ Pour les indéfinis, ils retiennent les emplois du pronom en corrélés à plusieurs,
beaucoup, etc. (p. 1036) :
(1) Elle a acheté des pommes. Elle en a mangé plusieurs/ trois/ beaucoup.
Ils mentionnent également l’emploi pronominal des indéfinis et des numéraux :
(2) Dans ma rue y a deux boutiques
Dans l’une on vend de l’eau dans l’autre on vend du lait
76 Salah Mejri

La première est sympathique


Mais la seconde en revanche où l’on vend du lait l’est (Charles Trenet)
Pour ce qui est des connecteurs (p. 1044), ils précisent clairement leur fonction
principale qui est d’assurer « l’organisation d’un texte et d’un discours » et leur
nature variée  : «  les conjonctions de coordination (mais, ou, et, or, car) mais
aussi des adverbes (alors, puis, ensuite, pourtant…), des groupes prépositionnels
(d’une part, d’autre part, en tout cas, en fin de compte…), des présentatifs (c’est,
voilà), des locutions (c’est-­à-­dire, autrement dit), etc. »
Trois types de connecteurs sont retenus  : les connecteurs temporels
(p. 1046/1047) : alors, après, ensuite, puis… ; les connecteurs spatiaux (p. 1047) :
en haut/en bas, à gauche/à droite, etc., et les couples  : d’une part/d’autre part,
d’un côté/de l’autre, au premier plan/au second plan ; les connecteurs énumératifs
(p. 1048) parmi lesquels ils distinguent les additifs : et, ou, aussi, également, de
même, en outre, encore, de plus, en plus, et les énumératifs qui assignent « à la
séquence concernée une place dans la série. »
De Wagner et Pinchon, on peut retenir les points suivants :
–­ Ils mentionnent d’emblée leur nature problématique en précisant que
« quelques grammairiens (les) groupent avec les conjonctions de coordina-
tion » (p. 424) ;
–­ Leur fonction de liaison est d’établir une relation « entre la proposition ou le terme
de la proposition qu’ils déterminent et une proposition précédente » (idem) ;
–­ Ils « peuvent s’employer seuls ou se présenter avec un corrélatif (non seule-
ment…mais encore), ou se répéter (tantôt…tantôt, soit…soit) » (idem) ;
–­ Ils traduisent « une preuve (en effet), un rapport de conséquence (aussi, c’est
pourquoi, par conséquent, en conséquence, etc.), un rapport d’équivalence
(savoir, à savoir, c’est-­à-­dire, soit (swa)), une restriction (au moins, du moins,
encore, seulement), une opposition (au contraire, cependant, d’ailleurs, en re-
vanche, néanmoins, pourtant, toutefois, non seulement…mais encore), une al-
ternative (soit..soit), une succession (tantôt…tantôt). » (p. 424-425)
Partant de ces deux ouvrages de référence, on peut dire :
–­ que la tradition grammaticale, tout en focalisant sur leur fonction structu-
rante, a du mal à y voir une classe d’unités assurant la même fonction de
structuration des énoncés ;
–­ qu’elle attire l’attention sur leur caractère hétéroclite puisqu’ils peuvent être
des déterminants, des pronoms, des adverbes, des conjonctions, mais elle
­trahit l’idée que ces unités structurantes sont irréductibles aux parties du
­discours : Riegel et alii éprouvent le besoin d’ajouter ce qu’ils appellent « des
Les unités polylexicales discontinues structurant les énoncés 77

groupes prépositionnels (…), des présentatifs (…) et des locutions (…)  »


(p. 1044), tous les trois difficiles à insérer dans les parties du discours ;
–­ que tout en mentionnant l’existence de couples, de séries ou de répétitions
du même item, les auteurs des deux manuels ne retiennent pas leur structure
polylexicale intrinsèque : dire qu’une unité linguistique assure la liaison entre
deux séquences linguistiques, c’est inférer par là qu’elle s’inscrit dans une
structure discontinue : X item de liaison Y.
Il y a lieu également de faire les remarques suivantes :
–­ La valeur prédicative de certaines de ces unités polylexicales est complète-
ment omise :
(3) Ce fut à peu près vers cette époque que Ku-­min lui céda. À vrai dire,
elle y était prête depuis le premier instant. L’admiration qu’elle éprouvait
pour lui était trop absolue pour y mettre des bornes. Ce qu’elle appelait le
« français » n’était pas seulement une langue mais une liberté, une grâce,
en un mot une civilisation à laquelle elle aspirait à se livrer tout entière.
Jean-­Christophe Ruffin, Sept histoires qui reviennent de loin, Galli-
mard, Folio, 2011, p. 27.
–­ Leur forme polylexicale discontinue n’est pas retenue comme caractéristique
fondamentale :
(4) (…) À partir de ce jour, nous n’avons plus cessé de regarder la mer et
notre île avec des alternances violentes d’amour et de haine. Tantôt nous
étouffons dans cette prison d’eau ; nous haïssons la mer qui nous sépare
du monde. C’est le moment où nous voulons voyager, quitter l’île, re-
joindre le reste de l’humanité. Nous sommes tous passés par là. Tantôt
nous voyons la mer comme une protection qui nous garde des malheurs
du dehors. Chacun de nous a oscillé longtemps entre les deux attitudes
puis, peu à peu, le pendule a ralenti et, un jour, s’est arrêté. Ceux qui
étaient loin reviennent. Ceux qui étaient restés remercient le ciel. C’est le
bonheur que j’avais atteint depuis une vingtaine d’années. Et c’est lui qui
s’est brisé ce matin-­là.
Jean-­Christophe Ruffin, Sept histoires qui reviennent de loin, Galli-
mard, Folio, 2011, p. 44-45
–­ Leur fonction endophorique est restreinte uniquement aux éléments prono-
minaux excluant ainsi tout le reste :
(5) Quel droit a-­t-­il de parler ainsi, pensait Pierre, pour qui le prince André était
le type de toutes les perfections, justement parce qu’il avait en lui la qualité
qu’il sentait lui manquer à lui-­même, c’est-­à-­dire la force de la volonté.
Tolstoï, Guerre et paix, T1, p. 50.
78 Salah Mejri

Nous essayerons maintenant de voir en quoi ces unités polylexicales peuvent être
des prédicats ou non, en quoi résident leurs spécificités, comment derrière leur
discontinuité se profile un moule structurant le discours et comment leur fonc-
tionnement est à rapprocher des structures corrélées et des prédicats cadratifs.

2. En quoi ces unités peuvent-­elles être


des prédicats ou non ?
Rappelons que le prédicat est l’élément logico-­sémantique qui crée dans le cadre
de la phrase une relation entre des entités appelées arguments. Qui dit relation
dit structure. Cela signifie que le prédicat est l’élément de la phrase qui crée la
structure qui se traduit en termes
–­ logiques :
(6) quelqu’un <frapper> quelqu’un avec quelque chose,
–­ sémantiques :
(7) AGENT <frapper> PATIENT (avec INSTRUMENT)
–­ et syntaxiques, avec la mise en place des positions à saturer par des items
lexicaux :
(8) item 1 <frapper> item 2 (item 3)
Une telle conception du prédicat s’applique aisément aux unités polylexicales
structurant les énoncés. Dans cet exemple :
(9) Certes, le beau visage de ma mère brillait encore de jeunesse ce soir-­là où
elle me tenait si doucement les mains et cherchait à arrêter mes larmes;
mais justement il me semblait que cela n’aurait pas dû être, sa colère eût
été moins triste pour moi que cette douceur nouvelle que n’avait pas
connue mon enfance ; il me semblait que je venais d’une main impie et
secrète de tracer dans son âme une première ride et d’y faire apparaître
un premier cheveu blanc. Idem, p. 82-83.
Il est clair que certes… mais représentent des prédicats et, à ce titre, ils établissent
des relations entre des entités : certes, qui signifie « assurément, certainement,
en vérité » (GLLF), exige un argument comme l’attestent ces restructurations :
(10) Il est certain/ sûr/ vrai que le beau visage de ma mère brillait encore de
jeunesse ce soir-­là où elle me tenait si doucement les mains et cherchait
à arrêter mes larmes.
L’unique différence avec l’exemple en (6), (7), et (8), c’est que l’argument est de
nature prédicative.
Les unités polylexicales discontinues structurant les énoncés 79

Il en est de même pour mais, qui est un prédicat d’opposition répondant à la


structure suivante :
(11) A mais B
A et B sont les deux arguments prédicatifs : A est le prédicat certes avec ses argu-
ments, et B tout ce qui suit mais.
Il en est de même du prédicat de reformulation c’est-­à-­dire :
(12) Quel droit a-­t-­il de parler ainsi, pensait Pierre, pour qui le prince André
était le type de toutes les perfections, justement parce qu’il avait en lui la
qualité qu’il sentait lui manquer à lui-­même, c’est-­à-­dire la force de la
volonté.
Tolstoï, Guerre et paix, T1, p. 50.
où la force de la volonté, le segment qui suit joue le rôle d’argument 2, l’argument 1
étant l’autre élément de l’équivalence établie par c’est-­à-­dire : la qualité qu’il sentait
lui manquer à lui-­même. Le schéma argumental fournit donc le schéma structurant.
Comme tous les prédicats, ces séquences sont polymorphes. Elles peuvent être :
–­ des adverbes :
(13) Mais plus il avançait, plus il sentait qu’il lui serait impossible de dormir
pendant cette nuit qui ressemblait au matin ou au soir d’un beau jour.
Tolstoï, Guerre et paix, T1, p. 52.
–­des déterminants :
(14) Tel père, tel fils
–­des pronoms :
(15) Nous avons plusieurs surprises : la première est que le courant était cou-
pé ; la deuxième est que l’eau chaude ne marchait pas ; la troisième est
qu’il n’y avait pas de petit déjeuner.

3. En quoi ces prédicats sont-­ils particuliers ?


Leurs caractéristiques fondamentales, c’est qu’ils sont polylexicaux et disconti-
nus. La polylexicalité discontinue crée un espace textuel dans lequel s’insèrent les
matériaux de l’énoncé :
(16) La syntaxe didactique, telle que nous la concevons […] est […] beau-
coup plus descriptive et analytique que normative ou doctrinale. Certes,
nous ne l’ignorons pas, en matière de syntaxe, comme dans la technique
de tout art, il y a des règles, et dont quelques-­unes s’imposent impé-
rieusement à l’observation de chacun. Mais, dans les choses de langue,
80 Salah Mejri

ce qu’il y a surtout, ce sont des usages […]. (G. Le Bidois, Préface de la


Syntaxe du français moderne : 15), cité par J.-­M. Adam, « Du renforce-
ment de l’assertion à la concession : variations d’emploi de ‘certes’ », In:
L’Information Grammaticale, No. 73, 1997. p. 3-9.
Ce qui signifie que cette discontinuité fait de leur schéma un moule structurant
le texte :
(17) Leur bruyant trio faisait un singulier contraste avec la personne mas-
sive et préoccupée de Pierre, pour lequel Rostow d’ailleurs n’avait pas
de sympathie : primo, c’était pékin millionnaire, le mari d’une beauté à
la mode, et une poule mouillée, trois crimes irrémissibles à ses yeux de
hussard ; secundo, Pierre, distrait et pensif, ne lui avait pas rendu son
salut, et lorsqu’on avait porté la santé de l’Empereur, abîmé dans ses
réflexions, Pierre ne s’était pas levé !
La corrélation entre les constituants de ces séquences en fait une unité impli-
quant trois éléments :
–­ le moule (le schéma d’arguments) :
(18) On avait beau bavarder, rire, plaisanter, on avait beau manger avec appé-
tit du sauté et des glaces, gouter du vin du Rhin, en évitant de les regarder,
en un mot paraître indifférent à leur égard, on sentait instinctivement,
au coup d’œil rapide qu’on leur jetait, aux éclats de rire, à l’anecdote de
« Sergeï Kousmitch », que tout cela n’était qu’un jeu, et que toute l’atten-
tion de la société se concentrait de plus en plus sur eux. Tout en imitant
les sanglots de « Kousmitch », le prince Basile examinait sa fille à la déro-
bée ; et il se disait à part lui : « ça va bien, ça se décidera aujourd’hui. »
Ce moule se décline en (18) de la manière suivante :
(19) avoir beau prédicat 1, prédicat 2 opposé
–­ un contenu sémantique propre :
(20) « (…) Qu’est-­ce qui est mal ? Qu’est-­ce qui est bien ?…Que faut-­il ai-
mer ? Que faut-­il haïr ?…Pourquoi vivre ! Qu’est-­ce que la vie ? Qu’est-­
ce que la mort ?…Quelle est cette force inconnue qui dirige le tout ?… »
Il ne trouvait pas de réponse à ces questions, sauf une seule qui n’en était
pas une : « la mort ! car alors ou tu sauras tout, ou tu cesseras de ques-
tionner… » Mais c’était effrayant de mourir.

La séquence ou…ou… dans cet exemple véhicule l’idée d’alternative, idée ayant
pour contrepartie la polylexicalité de l’unité.
Les unités polylexicales discontinues structurant les énoncés 81

– le dépassement du cadre phrastique par leur pouvoir structurant


interprédicatif :
(21) Il fixait toujours son regard sur la feuille de papier. J’aurais voulu qu’il
me cite les noms des « habitués du 66 » et qu’il m’explique qui étaient ces
gens. Peut-­être Dannie en avait-­elle connu quelques-­uns ; ou Aghamou-
ri. Ni Gérard Marciano, ni Duwelz, ni Paul Chastagnier ne fréquentaient
« le 66 ». Mais je n’étais sûr de rien.
Patrick Modiano, L’herbe des nuits, Gallimard, Folio, 2012, p. 36-37.
Dans ce passage, la séquence j’aurais voulu…mais… offre un espace interphras-
tique où s’insère ce qui était voulu et ce qui s’est réellement passé, c’est-­à-­dire
une ensemble de prédicats réalisés à travers des phrases, certes autonomes syn-
taxiquement, mais interdépendants discursivement ; ce qui fait de ce genre de
séquences une sorte de structures interphrastiques.

4. L’emploi endophorique orienté


S’ajoute aux caractéristiques précédentes de ces séquences leur rôle endopho-
rique1. Nous entendons par endophore tout lien structurant l’énoncé annoncé ou
repris par une unité lexicale. En d’autres termes, la séquence polylexicale com-
porte un élément qui annonce nécessairement une suite sans laquelle l’énoncé
serait incomplet. Dans l’exemple suivant :
(22) Ou tu acceptes, ou tu es mort,
la première occurrence de ou annonce le second élément de cette structure bi-
naire. Il assure la double fonction de l’ouverture de la série et du renvoi à ce qui
suit, c’est-­à-­dire la seconde occurrence de ou.
Le dernier élément de la séquence polylexicale discontinue clôt la série tout en
reprenant les éléments précédents. Il assure une sorte de césure ou de fermeture
de la séquence textuelle ou discursive, en créant ainsi une unité :
(23) Et d’un il le savait, et de deux il ne l’a pas fait. (GR)
(24) Tous arrivèrent, d’abord la mère, puis (ensuite) les enfants, enfin le père,
qui était allé fermer la voiture. (GR)
Évidemment, l’élément médian s’interpose entre les séquences d’ouverture et de
fermeture.

1 Pour la discussion des notions d’endophore, exophore, médiaphore, cataphore,


anaphore, etc., voir Marek Kęsik « La distinction exophore/endophore et le fonction-
nement de l’adjectif suivant », in : L’information grammaticale, n° 35, 1987, p. 3-­9.
82 Salah Mejri

5. Prédicats polylexicaux et moule structurant :


Comme on l’a indiqué, la notion de moule est à rapprocher de celle de Gestalt,
une forme dans laquelle est versé un contenu. Il est à préciser que cette forme
véhicule en elle-­même du contenu (forme de contenu) :
(25) Peut-­être l’immobilité des choses autour de nous leur est-­elle imposée
par notre certitude que ce sont elles et non pas d’autres, par l’immobilité
de notre pensée en face d’elles. Toujours est-­il que, quand je me réveil-
lais ainsi, mon esprit s’agitant pour chercher, sans y réussir, à savoir où
j’étais, tout tournait autour de moi dans l’obscurité, les choses, les pays,
les années.
Proust, A la recherche du temps perdu, T1, p. 13.
Dans cet énoncé, il est clair que son organisation, on la doit aux trois unités
structurantes suivantes :
(26) Peut-­être + inversion du sujet ; toujours + inversion du sujet ; X à savoir Y
Cette structure formelle correspond au marqueur formel et à un schéma
d’argument :
a. le marqueur formel bénéficie le plus souvent d’une réalisation lexicale comme
c’est le cas dans l’exemple suivant :
(27) Madame Loiseau avait beau avoir à sa fenêtre des fuchsias, qui prenaient
la mauvaise habitude de laisser leurs branches courir toujours par-
tout tête baissée, et dont les fleurs n’avaient rien de plus pressé, quand
elles étaient assez grandes, que d’aller rafraîchir leurs joues violettes et
congestionnées contre la sombre façade de l’église, les fuchsias ne deve-
naient pas sacrés pour cela pour moi ; entre les fleurs et la pierre noircie
sur laquelle elles s’appuyaient, si mes yeux ne percevaient pas d’inter-
valle, mon esprit réservait un abîme. Idem, p. 133
où avoir beau + verbe à l’infinitif assure à la structure une forme reconnaissable
ayant un contenu sémantique précis : l’expression d’une relation de concession.
b. le schéma d’arguments est l’espace discursif créé par le ou les prédicat(s)
structurant(s) :
(28) Certes, j’étais bien éveillé maintenant : mon corps avait viré une dernière
fois et le bon ange de la certitude avait tout arrêté autour de moi, m’avait
couché sous mes couvertures, dans ma chambre, et avait mis approxi-
mativement à leur place dans l’obscurité ma commode, mon bureau, ma
cheminée, la fenêtre sur la rue et les deux portes. Mais j’avais beau savoir
Les unités polylexicales discontinues structurant les énoncés 83

que je n’étais pas dans les demeures dont l’ignorance du réveil m’avait en
un instant sinon présenté l’image distincte, du moins fait croire la pré-
sence possible, le branle était donné à ma mémoire ; généralement je ne
cherchais pas à me rendormir tout de suite  ; je passais la plus grande
partie de la nuit à me rappeler notre vie d’autrefois, à Combray chez ma
grand’tante, à Balbec, à Paris, à Doncières, à Venise, ailleurs encore, à me
rappeler les lieux, les personnes que j’y avais connues, ce que j’avais vu
d’elles, ce qu’on m’en avait raconté. Idem, p. 18-19.
Le dernier prédicat structure l’argument du prédicat mais.
Avant de finir cette démonstration, il serait utile de rappeler que ce type de
formes structurantes n’est nullement exceptionnel. Il fait partie de toutes sortes
de corrélations, plus ou moins marquées formellement, et peut être rapproché
des prédicats cadratifs.

6. Les structures corrélées et le marquage formel gradué


Le degré minimal du marquage formel des structures corrélées, c’est le recours
à la simple juxtaposition de propositions comme moule où le contenu de la re-
lation est inféré et où la juxtaposition est renforcée par un ensemble d’éléments
plus ou moins facultatifs (la coordination, les modes, les temps, etc.) :
(29) Sonne(,) (et) on t’ouvrira
Tu sonnes(,) (et) on t’ouvrira
Tu sonnerais(,) (et) on t’ouvrirait
Le degré maximal consiste à avoir une saturation lexicale complète des éléments
structurants :
(30) soit…soit…soit
Premièrement…deuxièmement…
Tantôt…tantôt…
Entre les deux, on trouve des cas où l’on dispose d’une seule marque lexicale
corrélée à une inversion sémantique :
(31) (Avoir beau + infinitif) + inversion sémantique

7. Rapprochement avec les prédicats cadratifs


Nous entendons par prédicat cadratif tout prédicat, hiérarchiquement supérieur,
qui sert de cadre à une série d’autres prédicats s’inscrivant dans un enchaîne-
ment cohérent :
84 Salah Mejri

(32) Heureusement (que) tout était calme : les enfants jouaient ; les parents
vaquaient à leurs occupations ; les animaux s’abritaient sous les arbres du
soleil de l’été…
Les unités polylexicales structurantes partagent avec les prédicats cadratifs leur
fonction structurante du discours, c’est-­à-­dire l’organisation d’autres prédicats
en vue de leur assurer à la fois une cohérence interne et une cohésion maximale.
Elles s’en différencient par leur discontinuité lexicale qui leur sert de support
à la structuration ; cet aspect formel leur est inhérent. C’est pourquoi leur emploi
implique une concaténation prédicative (deux ou plus de deux prédicats.
Leur moule leur permet de créer des schémas intégrant même des séries pré-
dicatives (ouvertes ou fermées) :
(33) D’abord…
(34) Certes…

8. Synthèse
Pour résumer, on pourrait retenir deux idées fondamentales :
a.  la polylexicalité offre des formes structurantes des énoncés ;
b. leur forme discontinue fournit un moule où l’enchaînement prédicatif trouve
sa cohérence et sa cohésion.
Il reste à procéder à la description systématique de ces unités polylexicales pour
en dresser une typologie prédicative plus fine.

Eléments bibliographiques
Kęsik Marek 1987, « La distinction exophore/endophore et le fonctionnement de
l’adjectif suivant », in L’information grammaticale, n° 35, 1987, p. 3-9.
Mejri,  S. (1997), Le figement lexical  : descriptions linguistiques et structuration
sémantique, Publications de l’université de la Manouba, Tunisie.
Riegel, M. et alii (2011), Grammaire méthodique du français, PUF, poche 2011.
Wagner, R-­L., Pinchon, J. (1962), Grammaire du français classique et moderne,
Hachette.

Résumé
Il s’agit de montrer que la langue dispose d’un grand nombre d’unités polylexi-
cales discontinues qui, de par leur double caractéristique, la polylexicalité et
Les unités polylexicales discontinues structurant les énoncés 85

la discontinuité, constituent des moules intégrant des matériaux discursifs. Le


présent article montre en quoi ils peuvent être prédicatifs, en quoi consiste leur
structure et comment elles structurent les énoncés assurant par là la cohésion et
la cohérence du discours.

Mots clefs : polylexicalité, structuration du discours, moule, unité polylexicale


discontinue

Abstract
The aim is to show that language abounds in discontinuous multi-­word lexical
items which being dual in nature – both multi-­word and discontinuous – serve
as molds organizing discourse material. This paper presents their predicative
potential, their form and the way they organize the structure of an utterance,
thereby ensuring its consistency and rendering the discourse coherent.

Keywords: multi-­word, discourse structure, molds, discontinuous multi-­word


lexical items
Béchir Ouerhani
Université de Sousse-TIL (UR11ES45)/ LIA Langues,
Traduction, Apprentissage
bechir.ouerhani@gmail.com

Le Duςa:ʔ comme genre discursif particulier :


les caractéristiques formelles1

0. Introduction
Nous entendons par le terme ‫ دعاء‬duςa:ʔ un genre discursif ancré dans la culture
arabo-­musulmane et caractérisé par de fortes contraintes formelles, sémantiques
et pragmatiques. Ce genre discursif couvre les différents aspects de la vie des
locuteurs et touche aux différents niveaux de langue, aussi bien l’arabe standard
que les différents dialectes dans les pays arabes.
Observons, tout d’abord que l’ère préislamique a connu des discours consti-
tués de prose rimée et prononcés dans des situations énonciatives ritualisées (les
discours et prières des prêtres païens, des magiciens et des religieux apparte-
nant à l’église orientale de l’époque, discours connus sous le nom de ‫سجع الكهّان‬
(saƷςul-­kuhha:n)2. L’avènement de l’islam a instauré une ritualisation d’un genre
qui use des mêmes techniques et procédés stylistiques avec des contraintes for-
melles (structure spécifique, conjugaison contrainte, rimes, structures binaires),
sémantiques (thématiques prédéfinies) et pragmatiques (situation d’énonciation
contrainte). Il s’agit du duςa:ʔ tel qu’il est hérité du prophète Muħammad, en tant
qu’énoncé s’adressant à Dieu, le glorifiant et lui demandant de réaliser un vœu
(du bien pour soi ou pour les siens, du mal pour l’ennemi), et ce concernant la
vie ou l’au-­delà. A partir de ce moment, toute production discursive doit obliga-
toirement répondre à un certain nombre d’exigences formelles et thématiques, et
de contraintes d’emplois. D’où le caractère relativement figé de ce genre discursif.

1 Cette contribution est le résultat d’une réflexion méthodologique qui s’inscrit dans le
cadre d’un projet de constitution et de description d’un corpus de duςa:ʔ écrit et oral
en arabe standard et en arabe tunisien. Elle a bénéficié de discussions menées au sein
de notre équipe de recherche (UR11ES45). Je tiens, à cette occasion, à remercier le
Professeur Salah Mejri pour toutes ses remarques pertinentes concernant la problé-
matique générale et celle de ce travail.
2 Voir Ali J. : 2001 ; T 16, p. 375.
88 Béchir Ouerhani

Le duςa:ʔ n’a pas encore fait l’objet d’étude systématique et n’a pas reçu de
définition basée sur la description de ses manifestations les plus prototypiques
(les énoncés hérités de la tradition prophétique). Nous essayerons de monter par
notre contribution que :
–­ du point de vue linguistique, le duςa:ʔ offre un moule général binaire qui en-
globe plusieurs moules secondaires générés par des oppositions de tout genre
(entre phrases, entre syntagmes, entre mots, etc.) ;
–­ sur le plan textuel, la structuration imposée par les différents moules (ex-
ternes et internes) assure deux fonctions à la fois : d’une part, elle fournit par
elle-­même une définition de ce genre d’énoncés : le duςa:ʔ porte sa définition
dans sa forme  avant tout; d’autre part, elle permet de garantir la cohésion
générale entre les différents éléments/séquences qui composent ces énoncés
particuliers.
Nous commencerons d’abord par un aperçu sur l’origine du terme et le proces-
sus de spécialisation qu’il a connu allant d’un sens général à un sens consacré à
ce genre particulier. Nous examinerons ensuite les principales caractéristiques
formelles de ce genre discursif.

1. Le terme et son contenu sémantique dans


les ouvrages lexicographiques arabes
Nous voudrions d’abord, évoquer rapidement notre choix terminologique et tra-
ductionnel de garder le terme arabe tel qu’il est. En effet, suite à Mejri S. (2010)
et Ghariani Baccouche  M. (à paraître), nous gardons le terme duςa:ʔ malgré
les équivalents français proposés entre autres par le dictionnaire arabe-­français
Assabi:l, Larousse 1983, 1989 (Supplication, Supplique, Souhait, Requête, Orai-
son, Vœux). L’examen méticuleux des contenus sémantiques de ces termes et de
leur évolution historique3, montre que, comme le signale S. Mejri, aucun d’eux
ne couvre exactement les contenus sémantique et pragmatique désignés par le
terme duςa:ʔ.
Pour cerner le contenu sémantique du terme et ses origines, nous avons
examiné huit ouvrages lexicographiques arabes couvrant douze siècles de

3 Nous nous contentons ici d’en donner la conclusion. Pour les termes cités plus haut,
nous avons consulté Le Trésor de la Langue Française (version informatisée) et Le
Dictionnaire Historique de la Langue Française, 4ème édition, Le Robert, 3 tomes.
Le Duςa:ʔ comme genre discursif particulier 89

production lexicographique4. La matière lexicographique présentée dans ces ou-


vrages sous l’entrée (‫ و‬،‫ ع‬،‫ )د‬nous permet de définir trois sens principaux qui
sont les suivants :
–­ Un sens général 1 : qui véhicule l’idée « d’appeler, inviter, convoquer, attirer
l’attention » ;
–­ Un sens général 2 : qui garde l’idée « d’appeler » mais y ajoute le sens « d’ap-
peler à l’aide » ;
–­ Un sens spécifique  : que l’on peut qualifier de religieux puisqu’il s’agit de
s’adresser à Dieu.
Nous essayerons dans ce qui suit de suivre le processus de spécialisation à partir
du sens général.

1.1. Origine du terme et sens premier


Le terme en question est un substantif déverbal dérivé du verbe ‫( دعا‬daςa:, à l’ori-
gine daςawa) sur le schème ‫( فُعال‬fuςa:l) à partir de la matière consonantique trilitère
(‫ و‬،‫ ع‬،‫)د‬. Les ouvrages lexicographiques consultés nous révèlent une constante quant
au contenu sémantique du verbe en question et des deux substantifs déverbaux qui
lui sont apparentés (‫ دُعاء‬duςa:ʔ et ‫ دَعوة‬daςwah), celui « d’appeler, inviter ». Nous
trouvons ce sens par exemple chez Al-­χali:l (VIIIe s.) dans son kita:bu-­l-­al-­ςajn, le
plus ancien travail lexicographique connu. Si la définition n’y est pas explicite, il est
déduit des exemples tels que : ‫( دعا إلى الطّعام‬daςa: ʔila-­ṭ-­ṭaςa:m = inviter à manger).
Mais c’est deux siècles plus tard que la matière lexicographique devient plus
organisée et les définitions plus explicites. En effet, pour définir le contenu sé-
mantique général (1) que nous considérons comme initial, nous reprenons la dé-
finition de Ibn Fa:ris (Xe s.), lexicographe connu par la richesse des informations
étymologiques concernant les différentes entrées, et son hypothèse sur les sens
« premiers/ généraux » qui seraient à l’origine des différents sens des dérivés re-
levant d’une même matière consonantique. Dans son maqa:ji:s al-­luγa, l’auteur
définit le verbe ‫دعا‬ comme suit:
"َ‫ت َوك ََل ٍم يَ ُكونُ ِم ْنك‬ َ ‫"أَ ْن تُ ِم‬
ٍ ْ‫يل ال َّش ْي َء إِلَيْكَ بِصَو‬
= (ʔan tumi:la ʔilajka biṣawtin wa kala:min jaku:nu minka)
= (Le fait d’attirer vers toi quelque chose par le biais d’un son et d’une parole
de ta part)

4 Allant du VIIe s. au XVIIIe s. et par ordre chronologique croissant : al-­ςajn, tahδi:bu-­
l-­luγa, maqa:ji:su-­l-­luγa, as-­siħa:ħ, al-­muħkam, lisa:nu-­l-­ςarab, al-­qa:mu:su-­l-­muħi:ṭ,
ta:Ʒu-­l-­ςaru:s. Voir les détails dans la liste bibliographique.
90 Béchir Ouerhani

Si l’on compare ce sens aux autres sens cités, y compris celui de s’adresser à Dieu
pour le glorifier et le supplier de réaliser ses vœux, nous constatons qu’il est le
plus générique. L’auteur cite un certain nombre d’exemples exprimant le sens
d’« appeler » quelqu’un et d’attirer son attention. Son contemporain Al-­Ʒawhari,
dans son aṣ-­ṣiħa:ħ est encore plus explicite: le sens d’inviter à manger :
‫ يريدون ال ّدعاء إلى الطّعام‬،‫هو في األصل مصدر‬ " "
(huwa fil-­ʔaṣli maṣdarun, juri:du:na-­d-­duςa:ʔa ʔila-­ṭ-­ṭaςa:m)
= (C’est à l’origine un substantif déverbal, [les locuteurs] veulent signifier l’in-
vitation à manger),
Il est à signaler enfin que Ibn Fa:ris est le seul à ne pas signaler le sens religieux
qui sera la définition sémantique du duςa:ʔ et qui consiste à s’adresser à Dieu. Il
serait intéressant de chercher les raisons de ce choix, chose que nous n’aborde-
rons pas dans ce travail.

1.2.  Spécialisation du terme au genre textuel duςa:ʔ


Au sens général évoqué par Ibn Fa:ris, sont rattachés deux autres sens. Le pre-
mier (que nous avons qualifié plus haut de « sens général 2 ») exprime « la de-
mande de l’aide ». Il est paraphrasé dans les différents ouvrages examinés par le
verbe ‫( استغاث‬istaγa:θa) et l’expression ‫( طلب العوْ ن‬ṭalaba-­l-­ςawn). Il est évident
que le rapport avec le « sens général 1 » réside dans le fait que demander l’aide à
quelqu’un implique l’opération de l’appeler.
C’est précisément cette relation d’implication qui semble être la raison de la
dénomination des énoncés qui s’adressent à Dieu par le substantif duςa:ʔ. En
effet, ce sens spécifique lié à la tradition prophétique et qui consacre le terme
comme désignation spécifique à ce genre discursif particulier s’exprime ainsi :
duςa:ʔ = appeler Dieu + le supplier de réaliser quelque chose relatif au bien sou-
haité ou au mal qu’on souhaite éloigner, c’est-­à-­dire demander son aide.
Ibn Manðu:r (XIVe s.), dans son lisa:nu-­l-­arab5, exprime à la fois ce lien sé-
mantique entre les trois sens et atteste la spécification du terme duςa:ʔ au sens
religieux lorsqu’il affirme que ce genre d’énoncé a été dénommé par le terme
duςa:ʔ parce qu’il commence toujours par un vocatif qui appelle Dieu et le qua-
lifie de différents termes le glorifiant :

5 Ouvrage assez volumineux qui annonce le début de la production lexicographique


volumineuse et encyclopédique basée essentiellement sur la compilation à partir des
travaux des prédécesseurs.
Le Duςa:ʔ comme genre discursif particulier 91

َ ِ‫ فَلِ َذل‬، ُ‫صدّر ِفي هَ ِذ ِه األَشياء بِقَوْ ِل ِه يَا اللَّهُ يَا َربُّ يَا رحمن‬
" ‫ك ُس ِّمي ُدعَا ًء‬ ِ ‫ َوإِنَّ َما ُس ِّم َي هَ َذا َج ِمي ُعهُ ُدعَاء ألَن‬."
َ ُ‫اإلنسان ي‬
(wa ʔinnama summija ha:δa kulluhu duςa:ʔan liʔanna-­l-­ʔinsa:na jusaddu-
ru fi ha:δihi-­l-­ʔa∫ja:ʔi bi qawlihi ja: rabbu ja: raħma:nu, faliδa:lika summija
duςa:ʔan) 
= (Tout cela a été nommé duςa:ʔ parce que l’Homme commence ces choses
par dire: Ô Dieu ! Ô miséricordieux !, c’est pour cela qu’il a été nommé duςa:ʔ).
Par la même occasion, l’auteur instaure définitivement deux caractéristiques
formelles du genre duςa:ʔ : la première est que le vocatif est désormais une com-
posante définitoire du genre (voir § 2), la deuxième est le fait de consacrer le
substantif ‫ دُعاء‬duςa:ʔ aux énoncés appartenant à ce genre et de laisser l’autre
déverbal – ‫دعوة‬-­daςwah au sens initial (inviter). Il en résulte que le sens « d’ap-
peler au secours » n’a plus de correspondant nominal.
Observons enfin que la spécialisation du terme au sens religieux a été lourde
de conséquence sur la pratique lexicographique jusqu’à nos jours. En effet, de-
puis Ibn si:dah (XIe s.), les définitions du duςa:ʔ commencent toujours par le
sens religieux. Les autres sens seront relégués à une position secondaire.
Ces remarques relatives au terme et aux contenus sémantiques nous ont per-
mis de suivre le processus de spécification au sens religieux et de voir quelques
aspects formels du genre duςa:ʔ. Dans la section suivante, nous étudierons les
caractéristiques formelles de ces énoncés.

2. Une macrostructure qui sert de « moule englobant »


Nous nous intéressons maintenant aux caractéristiques formelles des énoncés
du duςa:ʔ tels qu’ils ont été instaurés par la tradition prophétique. Notre objectif
est de montrer qu’il s’agit d’un genre discursif fortement contraint à plusieurs
niveaux, et que ces contraintes définissent par elles-­mêmes ce genre discursif et
assurent la cohésion de ces énoncés. Pour ce faire, nous avons étudié un corpus
d’énoncés de duςa:ʔ puisé dans deux recueils consacrés aux énoncés hérités du
prophète de l’islam. Les ouvrages de ce type sont assez nombreux et variés. Nous
avons choisi deux références qui sont ad-­daςawa:tu-­l-­kabi:r de son auteur Al-­
bajhaqi: (fin du XIe s.) et kita:bu-­l-­ʔarbaςi:n fi: faḍli-­d-­duςa:ʔi wa-­d-­da:ςi:n de
Al-­Maqdisi, (XIIIe s.)6.

6 Notons également que les exégèses du coran, la tradition prophétique, les ouvrages de
fiqh (théologie et jurisprudence) et, à une moindre mesure, les ouvrages de littérature
et de grammaire, constituent tous des sources d’énoncés de duςa:ʔ.
92 Béchir Ouerhani

Les énoncés de duςa:ʔ sont caractérisés avant tout par un moule qui structure
l’énoncé et qui englobe d’autres moules à plusieurs niveaux7. L’idée de moule
implique une configuration où il s’agit d’une structure discontinue constituée
par au moins deux unités dont l’une appelle nécessairement l’autre. Ainsi, la pré-
sence des constantes qui forment le moule est obligatoire pour assurer l’existence
même de la structure en question. Nous avons appliqué cette caractérisation aux
énoncés de notre corpus. Nous en avons dégagé un moule correspondant à la
macrostructure des énoncés du duςa:ʔ. Quelle que soit leur taille, ces énoncés
répondent toujours à la configuration suivante :

2.1. Deux rubriques fixes


Elles constituent le « moule » et lui donnent la configuration d’une unité dis-
continue. Nous les appellerons (A) et (B). Elles sont toutes les deux obligatoires
et fixes dans leur position. Chacune d’elles appelle nécessairement l’autre, faute
de quoi nous ne sommes plus dans le genre duςa:ʔ. En effet, tout énoncé de
duςa:ʔ comporte obligatoirement les deux éléments suivants :
(A) Un vocatif qu’on peut qualifier de « termes d’attaque » et qui annonce que le
locuteur s’adresse à Dieu. Les termes les plus récurrents sont : ‫( اللّه ّم‬allahom-
ma = ô mon dieu) ; ّ‫( رب‬rabbi = mon dieu) ; ‫( ربّنا‬rabbana = notre dieu) ;
(B) Le contenu du duςa:ʔ = il s’agit de « demander quelque chose à Dieu :
demander le bien/ révoquer le mal  ». Ce deuxième élément du moule
structurant est marqué formellement par deux types de formulation :
–­ Des phrases construites autour de verbes à l’impératif adressés à Dieu
à la deuxième personne du singulier  : ‫( اغفر‬iγfir = pardonne  !); ‫ار َحم‬
(irħam = accorde ta miséricorde !); ‫( …اج َعل‬iƷςal = fais en sorte que…) ;
–­ Des phrases à verbes assertifs conjugués à l’accompli à la première per-
sonne du singulier et adressés à Dieu (deuxième personne du singu-
lier). Ils ont, toutefois, une valeur performative de demande8 :
… ‫( إنّي أسألك‬ʔinni ʔasʔaluka… = Je te demande…)
… ‫( أعوذ بك من‬ʔaςu:δu bika min… = garde-­moi, protège-­moi de…)
… ‫( نعوذ بك من‬na aςu:δu bika min… = garde-­nous, protège-­nous de…)
… ‫( أستجير بك من‬ʔastaƷi:ru bika min… = Je t’appelle à l’aide contre…,
je cherche refuge auprès de toi…)

7 Sur l’idée de moule qui structure l’énoncé, voir par exemple Mejri dans le présent volume.
8 Le texte arabe est aligné à droite puisqu’il se lit de droite à gauche. Nous propo-
sons pour chaque exemple une transcription phonétique (API) et un « équivalent »
français.
Le Duςa:ʔ comme genre discursif particulier 93

2.2. Un élément facultatif et mobile (C)


Il s’agit de mots ou groupes de mots plus ou moins figés, qui fonctionnent comme
qualificatifs glorifiant Dieu. Pour le premier type, ce sont souvent les attributs de
Dieu tels qu’ils sont conservés dans la tradition arabo-­musulmane9.
–­ Des adjectifs ‫( يا رحمان‬ja raħmen = ô miséricordieux !) ; ‫( يا عزيز‬ja ςazi:z = ô
puissant !) ‫( يا كريم‬ô généreux !) ;
–­ Des syntagmes à tête nominale ou adjectivale dont la plupart sont d’origine
coranique et ont connu un processus de figement, le tout précédé par l’outil
du vocatif « ‫يا‬ »:
‫نزل التّوراة واإلنجيل والفرقان‬
ِ ‫( يا ُم‬ja monzila-­t-­tawrati wal-­ʔinƷi:li wal-­forqa:n = ô
toi inspirateur de la Bible, de l’Evangile et du coran)
‫( وحدك ال إله إالّ أنت‬waħdaka la: ʔila:ha ʔilla ʔanta = Tu es l’unique, il n’y a de
Dieu que toi)
Nous sommes donc en présence de trois éléments dont les deux premiers constituent
un moule prédéfini puisque l’un appelle nécessairement l’autre, avec un ordre bien
déterminé (Mejri, idem). Quant, au troisième, il est facultatif puisque son absence
n’entrave pas la macrostructure des énoncés assurée par les deux autres, et mobile
puisque sa position est variable comme nous allons le voir dans l’élément suivant.

2.3. Les différentes configurations possibles du moule englobant


Si la présence des éléments A et B et leur ordre sont indispensables pour le moule
en question, l’élément C ne l’est pas. Dans ce qui suit, nous passons en revue les
différents schèmes possibles pour ce moule structurant. Vu la longueur de cer-
tains énoncés, nous nous contenterons de quelques extraits10.
ο A_B : Ce schème représente la configuration basique des énoncés du duςa:ʔ
où l’on constate l’ordre dominant dans notre corpus : l’enchaînement A_B. En
voici un exemple :
َّ َ‫ ]…أَ ِعنِّي َو َل تُ ِع ْن َعل‬B
َّ َ‫ َوا ْنصُرْ نِي َو َل تَ ْنصُرْ َعل‬،‫ي‬
(1) [ ِّ‫] َرب‬A ‫ي‬
(rabbi ʔaςinni wa la toςin ςalajja, wan-­ṣorni wa la tanṣor ςalajja (
= [ô Dieu]A [Aide-­moi et n’aide pas contre moi, donne-­moi ta gloire et ne
la donne pas contre moi]B

9 Selon la tradition arabo-­musulmane, ils sont au nombre de 99 et sont connus sous le


nom de ‫( أسماء الله الحسنى‬ʔasma:ʔu-­l-­lla:hi-­l-­ħosna:).
10 Nous mettons en exposé les lettres A et B pour indiquer respectivement les deux
constituants dont le texte est mis entre crochets.
94 Béchir Ouerhani

ο A_B_(C) : Dans ce cas de figure, le vocatif et le contenu de la demande sont


suivis d’une suite d’éloges à l’égard de Dieu.
ُ ‫رْت َو َما أَ ْعلَ ْن‬
(2) [‫ ]اللَّهُ َّم‬A [‫ت‬ ُ ‫رْت َو َما أَس َْر‬
ُ ‫ت َو َما أَ َّخ‬
ُ ‫ ]ا ْغفِرْ لِي َما قَ َّد ْم‬B[… َ‫أنت المق ّدم وأنتالمؤ ّخر وأَ ْنت‬
َ
‫َي ٍء ق ِدي ٌر‬ ُ
ْ ‫] َعلى كلِّ ش‬ َ C

(Allahomma iγfirli ma qaddamtu wa ma ʔaχχartu wa ma ʔasrartu wa


ma ʔaςlantu anta-­l-­muqaddimu wa ʔanta-­l-­moʔaχχiru wa ʔanta ςala kolli
∫ajʔin qadi:r)
= [Ô dieu]A [Pardonne-­moi ce que j’ai commis et ce que je commettrai,
ce que je cache et ce que je montre]B [Tu es le premier et l’ultime et tu es
le tout puissant]C
ο A_(C)_B :
ِ ‫صرِّ فَ ْالقُلُو‬
(3) [‫]اللَّهُ َّم‬A[‫ب‬ َ ‫ف قُلُوبَنَا َعلَى‬
َ ‫] ُم‬C[ َ‫طا َعتِك‬ ْ ِّ‫صر‬
َ ]B
(allahomma moṣarrifa-­l-­qulu:b ṣarrif qulu:bana ςala ṭa:ςatika)
= [Ô dieu]A [Maître des cœurs]C [guide nos cœurs vers ton obéissance]B
Sur le plans sémantique, l’élément (C) annonce déjà le contenu de la demande
grâce au qualificatif utilisé qui est en rapport avec ce que locuteur demande de
Dieu : comme ce denier est le maître des cœurs des croyants, le locuteur le sup-
plie de guider les cœurs des croyants vers son obéissance. Nous reviendrons à cet
aspect des énoncés.
ο  Répétition du terme d’attaque : A_B_A/ A_B_(C)_A, etc. :
Il arrive que le deuxième élément de l’énoncé, aussi bien l’élément (B), indispen-
sable pour le moule, que l’élément facultatif (C) soit trop long. Dans ce cas de
figure, le locuteur recourt à la reprise du terme d’attaque (A). Cette configura-
tion crée par la même occasion un rythme ponctué par la redondance du vocatif
qui sert de rappel :
(4) [ ‫ ] اللَّهُ َّم‬A [ ُ‫]لَكَ ْال َح ْم ُد ُكلُّه‬C[‫ ] اللَّهُم‬C [ ‫ ] اللَّهُم‬A [ َ‫اسطَ لِ َما قَبَضْ ت‬ ْ ‫ض لِ َما بَ َس‬
ِ َ‫ َو َل ب‬، َ‫طت‬ َ ِ‫ل قَاب‬،َ َ
َ ْ َ َ
َ‫ َول َمانِ َع لِ َما أعطيْت‬، َ‫ْط َي لِ َما َمنَعْت‬ َ ْ
ِ ‫ َول ُمع‬، َ‫ض َّل لِ َمن هَ َديْت‬ َ ْ َ َ
ِ ‫ َول ُم‬،‫ي لِ َما أضْ للت‬ َ
َ ‫ ]… َولهَا ِد‬، C

[‫]اللَّهُ َّم‬A [َ‫ك َو ِر ْزقِك‬ ْ ‫]ا ْبس‬


َ ِ‫ُط َعلَ ْينَا ِم ْن بَ َركَاتِكَ َو َرحْ َمتِكَ َوفَضْ ل‬
([allahomma] laka-­ l-­
ħamdu kolluhu, [allahomma] la: qa:biḍa lima:
basaṭṭa wa la: ba:siṭa lima: qabaḍta wa la: ha:dija liman ʔaḍlalta wa la:
moḍilla liman hadajta wa la: moςṭija lima: manaςta wa la: ma:niςa lima:
ʔaςṭajta…[allahomma] obsoṭ ςalajna: min barake:tika wa raħmatika wa
faḍlika)
= [Ô Dieu]A [toute la louange est à toi]C [Ô Dieu]A [Personne ne retient ce
que tu tends et personne ne tends ce que tu as retenu, rien ne guide vers
le bon chemin celui que tu as égaré, et rien n’égare celui que tu as guidé,
Le Duςa:ʔ comme genre discursif particulier 95

personne ne donne ce que tu as interdit et personne n’interdit ce que tu as


donné…]C [Ô Dieu]A [donne-­nous de ta bénédiction, de ta miséricorde,
de ta bienfaisance et de tes bienfaits]B
Nous voudrions terminer cette section par deux remarques générales qui portent
sur l’ensemble des énoncés de notre corpus.
La première concerne l’emploi de la deuxième personne au singulier  en
s’adressant à Dieu. Les sources historiques et la littérature nous révèlent qu’il
est d’usage dans la culture arabe de s’adresser aux personnes de rang supérieur
au pluriel (vouvoiement) ou à la troisième personne au singulier. Quant à la
norme de l’arabe contemporain, elle impose l’usage du pluriel. Comparé à ces
deux pratiques que nous venons de citer, il n’est pas exclu que s’adresser à
Dieu au singulier soit une marque formelle qui insiste sur l’idée de l’unicité.
Notre propos est confirmé par le texte coranique où tous les pronoms référant
à Dieu sont au singulier. Le principe d’un dieu unique est le centre du message
de cette religion et la première des deux composantes de la déclaration de foi
de l’islam.
La deuxième remarque porte sur la contribution de la structuration en moule
dans la cohérence des énoncés du duςa:ʔ. En effet, les termes glorifiants de l’élé-
ment (C) vont souvent de paire avec le texte de la demande, créant des isotopies
assurant la cohésion textuelle. Prenons deux exemples de ces passages déjà cités.
Dans l’extrait du deuxième type (exemple 2), au couple « j’ai commis/ je com-
mettrai » (dans B) répond le couple de qualificatifs « premier/ ultime » dans (C).
Dans le troisième type (exemple 3), l’effet isotopique est assuré par l’association
du verbe ‫( صرّف‬conjuguer, mais aussi orienter et guider), contenu dans le texte
de la demande, à l’adjectif ‫( مصرّف‬un nom d’agent relevant de la même matière
consonantique) qui lui est associé morphologiquement. Ainsi, le système mor-
phologique de l’arabe, basé sur le principe de matière consonantique à laquelle
sont rattachés les dérivés partageant les mêmes consonnes de la base lexicale,
contribue fortement à créer ces champs lexicaux. Nous verrons dans §2 le rôle
de ces associations dans la création d’isotopies dans les énoncés du duςa:ʔ, les-
quelles isotopies jouent un rôle essentiel dans la cohérence de ces textes.
Par ailleurs, les différentes oppositions au niveau interne vont de pair avec
l’idée de l’unicité : les opposés, organisés en structure binaire, impliquent l’idée
d’unicité et de complétude.

3.  Structuration interne : des moules internes multiples


A l’intérieur du moule englobant ce que nous venons de décrire, le phénomène
le plus saillant consiste dans l’organisation de tous les éléments de l’énoncé dans
96 Béchir Ouerhani

une prose rimée assurée par des constructions binaires de toutes sortes allant des
mots aux phrases.

3.1. Une prose rimée


Nous ne nous attarderons pas sur les assonances responsables de cette prose rimée.
Il s’agit d’un phénomène récurrent qui ponctue les énoncés du duςa:ʔ et qui contri-
bue à la cohérence et l’homogénéité du moule englobant. Revenons à l’exemple (1)
َّ َ‫]…َّأَ ِعنِّي َو َل تُ ِع ْن َعل‬B
َّ َ‫ َوا ْنصُرْ نِي َو َل تَ ْنصُرْ َعل‬،‫ي‬
(1) [ ِّ‫]ِّ َرب‬A[‫ي‬
(rabbi ʔaςinni wa la toςin ςalajja, wan-­ṣorni wa la tanṣor ςalajja (
= [ô Dieu]A [Aide-­moi et n’aide pas contre moi, donne-­moi ta gloire et ne
la donne pas contre moi]B
L’élément (B) est structuré selon un parallèle entre deux séquences séparées par
la virgule. La terminaison de chaque phrase de la première séquence (le pronom
désignant la première personne= ‫ )ي‬est associée à celle de la deuxième séquence.
Ceci nous donne la configuration suivante :

Un autre cas de figue est celui de la répétition d’un mot en entier qui rythme
l’énoncé. Il s’agit ici du mot « ‫نور‬ » que nous mettons entre crochets :
(5) ‫]نُورًا[ اللَّهُ َّم اجْ َعلْ لِي فِي قَ ْلبِي‬، ‫]نُورًا[ َوفِي لِ َسانِي‬، ‫]نُورًا[ َوفِي َس ْم ِعي‬، ‫ص ِري‬
َ َ‫]نُورًا[ َوفِي ب‬
، ‫]نُورًا[ َو ِم ْن فَوْ قِي‬، ‫ ]نُورًا[ َو ِم ْن تَحْ تِي‬، ‫ ]نُورًا[ َوع َْن يَ ِمينِي‬، ‫]نُورًا[ َوع َْن ِش َمالِي‬
،‫ي‬َّ ‫]نُورًا[ َو ِم ْن بَي ِْن يَ َد‬، ‫نُورًا[ َو ِم ْن خ َْلفِي‬، (…)
(allahomma iƷςal li: fi: qalbi nu:ran, wa fi: lisa:ni nu:ran, wa fi  : samςi
nu:ran, wa fi: baṣari nu:ran, wa min fawqi nu:ran, wa min taħti nu:ran,
wa ςan jami:ni nu:ran, wa ςan ∫ime:li nu:ran, wa min bajni jadajja nu:ran,
wa min χalfi nu:ran)
= Ô Dieu, éclaire mon cœur, ma langue, mon ouïe, mes yeux, donne-­moi
ta lumière au dessus de moi, au dessous de moi, à ma droite, à ma gauche,
devant moi, derrière moi (…)
Le mot « ‫نور‬ » (lumière) est une constante qui clôt chaque séquence de l’énoncé.
Sur le plan grammatical, il est toujours complément d’objet direct et prend la
même terminaison : la marque casuelle du COD. Nous reviendrons à cet exemple
très intéressant dans (3.4.).
Le Duςa:ʔ comme genre discursif particulier 97

3.2. Des phrases opposées


Au niveau phrastique, la quasi-­totalité des énoncés du duςa:ʔ est structurée en
phrases quasi-­similaires sur le plan formel et opposées sur le plan sémantique. Il
s’agit, en effet, de demander du bien pour soi et pour les siens (santé, chance, réus-
site, foi, bonne conduite, paradis, etc.) ou de chasser le mal (maladie, égarement de
la voie de Dieu, enfer, etc.). Une autre opposition thématique est celle entre le bien
pour soi (la personne elle-­même ou la communauté des croyants) et le mal pour
l’ennemi (personnel ou celui de la communauté). Dans tous les cas de figures, la
conjonction de coordination « ‫و‬ » sert d’outil assurant à la fois le lien formel et
l’opposition sémantique. Prenons encore une fois l’élément (B) de l’exemple (1) :
[‫ي[ ] َو[ ]أَ ِعنِّي‬ َّ َ‫]ل تُ ِع ْن َعل‬َ
wa la toςin ςalajja ʔaςinni
[Aide-­moi] [et] [N’aide pas contre moi]
[‫ي[ ] َو[ ]ا ْنصُرْ نِي‬ َّ َ‫]ل تَ ْنصُرْ َعل‬
َ
onṣorni la tanṣor ςalajja
[Donne-­moi ta gloire] [et] [Ne la donne pas contre moi]
Sur le plan sémantique, l’outil de coordination assure toujours, dans ce cas de
figure, une valeur d’opposition entre les deux propositions, laquelle idée est
exprimée dans chaque phrase par le couple Verbe affirmatif vs.Verbe+ négation
(l’outil de négation « ‫ال‬ ».
A un niveau inférieur, les syntagmes servent souvent de moules exprimant
des oppositions.

3.3.  Des syntagmes


La structuration des syntagmes répond souvent à deux principes opposés : l’op-
position sémantique et la similarité formelle, le tout est doublé d’un chiasme.
Prenons les syntagmes de l’exemple (4) où nous mettons ces syntagmes simi-
laires sur le plan formel entre parenthèses :
[‫ض‬ َ ِ‫]ل قَاب‬ ْ ‫)لِ َما بَ َس‬، ‫اسطَ[ َو‬
َ ( َ‫طت‬ َ ( َ‫)َلِ َما قَبَضْ ت‬
ِ َ‫]ل ب‬
la: qa:biḍa lima: basaṭṭa wa la: ba:siṭa lima: qabaḍta
= Personne ne retient « ce que tu tends » et personne ne tend « ce que tu
as retenu »
[‫ي‬َ ‫ضلَّ[ و )لِ َما أَضْ لَ ْلت( ] ََلهَا ِد‬ َ ( َ‫)َلِ َم ْن هَ َديْت‬
ِ ‫]ل ُم‬
la: ha:dija liman ʔaḍlalta la: moḍilla liman hadajta
= Rien ne guide vers le bon chemin celui que tu as égaré, et rien n’égare
celui que tu as guidé
98 Béchir Ouerhani

[‫ْط َي‬
ِ ‫]ل ُمع‬ َ ( َ‫)لِ َما أَ ْعطَيْت‬
َ ( َ‫)لِ َما َمنَعْت‬، ‫]ل َمانِ َع[ َو‬
la: moςṭija lima: manaςta wa la: ma:niςa lima: ʔaςṭajta
= Personne ne donne ce que tu as interdit et personne n’interdit ce que tu
as donné
A chacun de ces syntagmes exprimant la puissance de Dieu, s’oppose un autre
exprimant l’impuissance des êtres et leur incapacité de changer ses décisions.
Cette incapacité est exprimée par des syntagmes formellement similaires qui
prennent tous la forme négative (commençant par l’outil de négation « ‫ال‬ ») et
que nous mettons entre crochets. Ainsi, cette opposition entre deux types de
syntagmes récurrents devient un moule syntaxique dans lequel est exprimée
l’opposition entre des unités lexicales selon leur contenu sémantique (nous y
reviendrons dans la section suivante). Ce croisement entre similarité formelle et
opposition de contenu et sa structuration dans un moule peuvent être explicités
dans le schéma suivant pour la première séquence :

Si l’on ajoute à cela la prose rimée dans laquelle le tout est versé, nous pouvons
affirmer que ces énoncés manifestent une prédisposition à être mémorisés et
repris tels quels, et connaître du coup un processus de figement discursif, ce qui
est bien le cas de ces textes hérités du prophète de l’islam, mémorisés dans des
recueils spécialisés et appris par cœur par certains croyants.
Nous nous intéressons dans ce qui suit à un niveau plus restreint, celui des
mots à l’intérieur des syntagmes.

3.4. Des relations lexicales entre mots


Les oppositions entre éléments et leur agencement dans des moules est manifeste
également au niveau des unités lexicales. La constante est toujours le fait qu’au
moins deux paradigmes d’unités lexicales – ou de prépositions – sont mis en re-
lation de manière systématique de telle façon que leur association dans la même
phrase, ajoutée à la relation sémantique qui les unit (synonymie, antonymie, etc.)
en fait une entité à la fois unie et discontinue, c’est-­à-­dire un moule qui structure
le niveau des unités lexicales. Nous nous intéressons ici, à titre d’exemple, aux re-
lations d’antonymie qui semble la plus évidente et la plus dominante dans notre
Le Duςa:ʔ comme genre discursif particulier 99

corpus. Les exemples (2) et (5) sont des spécimens typiques de cet agencement.
Nous les reprenons ici :
ُ ‫ت َو َما أَ ْعلَ ْن‬
(2) [‫]اللَّهُ َّم‬A [‫ت‬ ُ ْ‫ت َو َما أَ ْس َرر‬
ُ ْ‫ت َو َما أَ َّخر‬ ْ ‫وأَ ْنتَ َعلَى ُكلِّ ش‬
ُ ‫]ا ْغفِرْ لِي َما قَ َّد ْم‬B[…ٌ‫َي ٍء قَ ِدير‬
‫]أنت المق ّدم وأنت المؤ ّخر‬ C

(Allahomma iγfirli ma qaddamtu wa ma ʔaχχartu wa ma ʔasrartu wa


ma ʔaςlantu anta-­l-­muqaddimu wa ʔanta-­l-­moʔaχχiru wa ʔanta ςala kolli
∫ajʔin qadi:r)
= [Ô dieu]A [Pardonne-­moi ce que j’ai commis et ce que je commettrai,
ce que je cache et ce que je montre]B [Tu es le premier et l’ultime et tu es
le tout puissant]C
Le texte de la demande (B) contient deux couples de verbes en relation d’anto-
nymie. Le premier (‫)أ ّخرت‬11 couvre les fautes commises par le locuteur au pas-
ّ
sé (‫ )ق ّدمت‬et celles qu’il pourrait commettre à l’avenir (‫)أخرت‬. Cette opposition
construit « naturellement » l’idée de complétude puisqu’elle couvre toute la vie
du locuteur. Elle est par ailleurs associée aux louanges du Dieu tout puissant et
omniprésent dans (C) par le couple d’adjectifs (qui ont, entre autres, une valeur
de qualité permanente) relevant de la même matière consonantique de chacun
des verbes en question :

Le passé Le futur
Le locuteur ‫( ق ّدمت‬J’ai commis) ّ (Je commettrai)
‫أخرت‬
Dieu ‫( مق ّدم‬Le premier) ّ (L’ultime)
‫مؤخر‬
Quant au deuxième couple de verbes de la demande, il renforce également l’idée
d’un Dieu tout puissant et omniprésent, puisqu’il s’agit cette fois-­ci, non seule-
ment de ce que le croyant manifeste (‫)أعلنت‬, mais aussi de ce qu’il n’exprime pas
(‫)أسررت‬. Ainsi, Dieu est « l’être et le paraître » du croyant qui lui demande de tout
pardonner. D’ailleurs, la dernière phrase de cet énoncé (C) rappelle à Dieu qu’il
est tout puissant et qu’il peut tout faire : ‫إنّك على ك ّل شيء قَ ِدي ٌر‬.
Examinons à présent l’exemple (5) que nous reprenons ici :
(5) ‫]نُورًا[ اللَّهُ َّم اجْ َعلْ ِلي فِي قَ ْلبِي‬، ‫]نُورًا[ َوفِي ِل َسانِي‬، ‫]نُورًا[ َوفِي َس ْم ِعي‬، ‫ص ِري‬ َ َ‫َو ِفي ب‬
[‫]نُورًا‬، ‫]نُورًا[ َو ِم ْن فَوْ ِقي‬، ‫]نُورً ا[ َو ِم ْن تَحْ ِتي‬، ‫]نُورًا[ َوع َْن يَ ِمينِي‬، ‫]نُورً ا[ َوع َْن ِش َمالِي‬
،‫ي‬ َّ ‫]نُورًا[ َو ِم ْن بَي ِْن يَ َد‬، ‫نُورًا[ َو ِم ْن خ َْلفِي‬، (…)
(allahomma iƷςal li: fi: qalbi nu:ran, wa fi: lisa:ni nu:ran, wa fi  : samςi
nu:ran, wa fi: baṣari nu:ran, wa min fawqi nu:ran, wa min taħti nu:ran,

11 Nous ferons l’économie de la transcription phonétique et des équivalents français


dans notre commentaire, puisqu’ils figurent dans le texte des exemples déjà cités.
100 Béchir Ouerhani

wa ςan jami:ni nu:ran, wa ςan ∫ime:li nu:ran, wa min bajni jadajja nu:ran,
wa min χalfi nu:ran)
= Ô Dieu, éclaire mon cœur, ma langue, mon ouïe, mes yeux, donne-­moi
ta lumière au dessus de moi, au dessous de moi, à ma droite, à ma gauche,
devant moi, derrière moi (…)
Cet énoncé présente deux types d’oppositions entre unités lexicales.
Nous avons d’abord des oppositions que l’on pourrait percevoir comme an-
tonymes mais qui ne le sont pas vraiment. S’il est vrai que (‫ = قلب‬cœur)  n’est
pas l’antonyme de (‫ = لسان‬langue), il est d’usage dans la culture arabe d’utiliser
le premier comme symbole de son « être », et la langue comme symbole de son
« paraître ». Ainsi se dessine, encore une fois, le TOUT à partir de l’association
des opposés.
La série suivante, quant à elle, est constituée de vrais antonymes agencés en
trois couples :
‫ تَحْ تِي‬/‫فَوْ قِي‬
‫ ِش َمالِي‬/‫يَ ِمينِي‬
َ‫ خ َْلفِي‬/َّ‫ي ِْن يَ َدي‬
Ces trois couples d’antonymes couvrent la totalité de l’espace dans lequel se
trouve l’être humain. Leur association insiste sur les deux qualités récurrentes de
Dieu : un dieu omniprésent et tout puissant.
Rappelons enfin que toutes ses structurations en éléments opposés contri-
buent à créer un texte dont les constituants sont en totale cohésion. Il en ré-
sulte des énoncés très soudés sur le plan formel et très homogènes sur le plan
sémantique.

3. Conclusion
Nous nous sommes limités dans cette contribution aux énoncés du duςa:ʔ en
arabe classique tels qu’ils ont été hérités de la tradition prophétique, c’est-­à-­dire
sa manifestation la plus prototypique qui l’a érigé en modèle à suivre. Notre
équipe s’intéresse également aux autres manifestations du duςa:ʔ, aussi bien
écrites qu’orales, en arabe littéral qu’au dialectal. Pour ce qui concerne le corpus
de notre propos, nous voudrions insister sur les points suivants :
–­ Il s’agit d’un discours très marqué formellement qui offre des moules prédé-
finis imbriqués. Ainsi, la forme de ce type d’énoncés, celle d’un vocatif suivi
d’une demande est suffisante en elle-­même pour indiquer leur appartenance
à un genre particulier. C’est dans ce sens que nous pourrions avancer que la
Le Duςa:ʔ comme genre discursif particulier 101

forme du duςa:ʔ porte en elle son contenu pragmatique : celui de s’adresser à


Dieu et de lui demander quelque chose ;
–­ Par ailleurs, selon Mejri (2010), tout énoncé de duςa:ʔ est structuré autour d’un
double prédicat qui est constitué d’un premier prédicat à valeur pragmatique
(l’acte de duςa:ʔ), et d’un second prédicat (linguistique) chargé de l’expression
du contenu du duςa:ʔ. A partir de notre analyse, nous pouvons avancer que le
duςa:ʔ est un prédicat qui prend comme argument les trois parties impliquées
dans cette relation : le locuteur-­demandeur, Dieu, le bien demandé (ou le mal
révoqué) exprimé par un argument phrastique. Trois prédications seraient alors
imbriquées : Le vocatif (l’acte d’appeler dieu), le prédicat à valeur pragmatique
(l’acte de duςa:ʔ) et le prédicat linguistique (le contenu de la demande) ;
–­ Toutes les productions ultérieures de ce genre discursif répondent aux ca-
ractéristiques formelles et aux contraintes sémantiques et pragmatiques éta-
blies par les réalisations du prophète. En effet, la tradition prophétique nous
a laissé des recueils qui «  prescrivent  » exactement dans quelle situation
énonciative utiliser tel ou tel énoncé de duςa:ʔ. Des ouvrages entiers tels que
celui de Al-­bajhaqi, sont structurés selon les situations d’énonciation de ces
énoncés. Les chapitres, paragraphes et sous-­paragraphes de ce recueil portent
ces contraintes pragmatiques dans leurs titres mêmes. Ainsi pouvons-­nous
lire dans la table des matières:
‫( باب القول عند العطاس‬Chapitre de ce que l’on dit lorsqu’on éternue)
‫( باب القول عند الطّعام‬Chapitre de ce que l’on dit lorsqu’on mange)
‫( باب ال ّدعاء لربّ الطّعام‬Chapitre de ce que l’on dit à notre hôte)
Nous nous intéressons actuellement à ces aspects des énoncés du duςa:ʔ. Nous
comptons les étudier séparément dans un autre travail.

Références bibliographiques
Dictionnaire historique de la langue française, Alain Rey (dir.), Le Robert 2012.
Ghariani Baccouche M., à paraître, « Le duςa:ʔ Problématique et constitution de
corpus », La phraséologie : ressources, descriptions et traitements informatiques.
Paris, du 10 au 12 septembre 2014.
Mejri S., 2011, « Les pragmatèmes, des universaux phraséologiques très idioma-
tiques. Le cas du « douςa » en arabe », La parémilogie contrastive, A. Pamies
(dir.), EUROPHRAS, Université de Grenade.
Mel’čuk I., 2008, « Phraséologie dans la langue et dans le dictionnaire », ­Repères &
Applications (VI).
102 Béchir Ouerhani

Mel’čuk I., 2013, « Tout ce que nous voulions savoir sur les phrasèmes, mais… »
Cahiers de lexicologie, no 102, 2013-1, Unité en sciences du langage et colloca-
tions. Salah Mejri (dir.).
Trésor de la langue française informatisé.

En arabe
Al-­bajhaqi:, (fin du XIe s.), ad-­daςawa:tu-­l-­kabi:r.
Al-­Fajru:za:ba:di, (XVe s.), al-­qa:mu:su-­l-­muħi:ṭ.
Al-­Maqdisi, (XIIIe s.), kita:bu-­l-­ʔarbaςi:n fi: faḍli-­d-­duςa:ʔ wa-­d-­da:ςi:n.
Al-­Ʒawhari, (XIe s.), aṣ-­ṣiħa:ħ fil-­luγa.
Al-­ʔazhari, (XIe s.), tahδi:bu-­l-­luγa.
Al-­χali:l, (VIIIe s.), al-­ςajn.
Az-­zabi:di:, (XVIIIe s.), ta:Ʒu-­l-­ςaru:s.
Ibn Fa:ris, (XIe s.), maqa:ji:su-­l-­luγa.
Ibn Manðu:r, (XIVe s.), lisa:nu-­l-­ςarab.
Ibn si:dah, (fin du XIe s.), al-­muħkam,
ςali J. 2001, Al-­mufaṣṣal fi ta:ri:χi-­l-­ςarab qabla-­l-­ʔisla:m. 4éme éd. Da:r as-­sa :qi.

Résumé
Le duςa:ʔ est un genre discursif ancré dans la culture arabo-­musulmane et carac-
térisé par de fortes contraintes formelles, sémantiques et pragmatiques. Il couvre
les différents aspects de la vie des locuteurs et touche aux différents niveaux
de langue, aussi bien l’arabe standard que les différents dialectes dans les pays
arabes.
Nous allons voir que ce genre discursif porte sa définition dans sa forme
puisqu’il offre un « moule » qui structure la totalité de l’énoncé et assure la co-
hésion entre ses composantes. Les énoncés prototypiques du duςa:ʔ sont hérités
du prophète Muħammad : il s’agit s’un discours où le locuteur s’adresse à Dieu,
le glorifie et lui demande de réaliser un vœu (du bien pour soi ou pour les sien,
du mal pour l’ennemi.
Toute production discursive doit obligatoirement répondre à un certain
nombre d’exigences formelles et thématiques, et de contraintes d’emplois. D’où
le caractère relativement figé de ce genre discursif.

Mots clefs : duςa:ʔ-­ contraintes-­ moule structurant-­ figement-­ structure ­binaire-­


cohésion textuelle.
Le Duςa:ʔ comme genre discursif particulier 103

Abstract
The duςa:ʔ is a discursive genre deeply rooted in the Arab Muslim culture. It is
characterized by strong formal constraints and semantic and pragmatic norms.
It covers different aspects of the speaker’s life and reaches various language levels
from the standard Arabic to the different dialects spoken in the Arab countries.
We are going to show that this discursive genre could be defined in terms of
its form as it offers a “mould” that structures the whole text and establishes its
cohesion.
The prototypical wordings of the duςa:ʔ are inherited from the prophet Mu-
hammad: it is a speech that the speaker addresses to god to glorify him, beg for-
giveness, help or peace and to implore his own mercy and love ( the speaker may
ask god to realize good wishes for oneself or family or bad wishes for the enemy).
Any discursive text/ production must meet a number of formal and thematic
requirements and certain use constraints. This explains why this genre is rather
considered idiomatic.

Keywords: duςa:ʔ-­Constraints-­discourse structuring mould-­idiomatic expres-


sions-­ cohesion
Thouraya Ben Amor Ben Hamida
Faculté des lettres, des arts et des humanités, Manouba,
TIL (UR11ES45) LIA
bamorthouraya@yahoo.fr

Discours et jeu de mots

0. Introduction
La linguistique du discours n’est pas coupée de la langue, elle nous renvoie néces-
sairement aux liens classiques entre la langue et le discours. Nous envisagerons
cette problématique par le biais d’un phénomène linguistique qui tient à la fois
de la langue et du discours : le jeu de mots. En effet, le jeu de mots, en tant que
phénomène discursif qui tire parti des propriétés inhérentes à un système lin-
guistique, cristallise parfaitement les rapports entre le proprement linguistique
et le discursif dans la mesure où il se caractérise essentiellement par une dualité
incidente au système linguistique d’une langue et un contexte discursif. Nous
tenterons de démontrer que le jeu de mots n’engage pas seulement les unités
lexicales (y compris les phonèmes et les morphèmes) actualisées dans un cadre
phrastique, il structure le discours.
Après quelques précisions conceptuelles et terminologiques, tant la notion de
« discours » est polysémique et celle de jeu de mots est peu conventionnelle dans
le domaine linguistique (§1), nous tenterons de démontrer que l’étude des jeux
de mots dans leur réalisations intraphrastiques (propositionnelles et interpro-
positionnelles) engage non seulement la linguistique de la phrase mais égale-
ment la linguistique du discours dans certaines relations qui tiennent plus du
transphrastique donc du discursif que des rapports interpropositionnels (§2).

1.  Précisions notionnelles et terminologiques


1.1  Le jeu de mots : un outil linguistique à valeur heuristique
L’intérêt linguistique des jeux de mots a déjà été souligné dans différentes expé-
riences de traduction (Henry J. 2003, Mejri S. 2003, etc.) ainsi qu’en traductolo-
gie car « on l’a dit, l’un des problèmes les plus ardus pour un traducteur est de
rendre un jeu de mots, si bien que, très souvent, on recourt à une très décevante
note en bas de page. » (Eco U. 2003 : 382)
106 Thouraya Ben Amor Ben Hamida

L’importance du jeu de mots a également été envisagée du point de vue narra-


tologique quand le jeu de mots devient un ressort pour la mise en intrigue dans
le cadre du récit, ce qui est d’ailleurs de nature à rendre plus complexe encore
toute tentative de traduction. Il s’agit surtout dans ces cas de trouver des solu-
tions à la question que pose Eco U. : « Que faire quand un texte est radicalement
fondé sur les jeux de mots ou sur des expressions idiomatiques typiques d’une
seule langue ? » (2003 : 382-383)
Le jeu de mots se définit par le fait qu’il engage un dédoublement du sens
à partir d’un phénomène phonétique, syntaxique, lexical ou sémantique. Tout
jeu de mots cherche à imprimer une sur-­détermination du sens. Le jeu de mots
est une actualisation très particulière des unités linguistiques quel que soit le
niveau d’analyse linguistique auquel elles appartiennent. C’est pourquoi, il est
important méthodologiquement de distinguer la nature du jeu de mots (formel,
polysémique, homomorphique, paronymique, combinatoire, etc.) et son support
(phonème, morphème, unité monolexicale/polylexicale, unité construite/non
construite, séquence phrastique, etc.)
Chaque jeu de mots occurrence est censé vérifier l’existence d’une dualité
formelle, syntaxique, lexicale, sémantique qui vise une surimpression de sens.
Le dédoublement de l’interprétation de tout jeu de mots est donné soit de ma-
nière explicite ou inféré. C’est dans cette perspective que nous avons tenté de
­démontrer dans des travaux antérieurs le rôle heuristique et linguistique du jeu
de mots en général. (cf. Ben Amor Ben Hamida 2002, 2003)

1.2 L’opposition langue vs parole et le discours


Les acceptions du discours étant nombreuses, nous commencerons par une mise
au point terminologique et conceptuelle. À l’opposition saussurienne langue/
parole – où « la langue est un système inscrit dans la mémoire commune, qui
permet de produire et de comprendre l’infinité des énoncés ; la parole est l’en-
semble des énoncés effectivement produits-­(…) on a ajouté (notamment le lin-
guiste français G. Guillaume) un troisième terme, celui de discours : le discours
est l’ensemble infini des énoncés possibles, dont la parole est un sous-­ensemble
réalisé. » (Martin R. 2002 : 56). Bref, pour Guillaume l’aspect intégrant du dis-
cours est tel qu’il représente ainsi le langage :
« Langage= langue + discours1 » (Guillaume G. 1984 : 28)
D’autres acceptions du discours sont incontournables comme celle de Ben-
veniste E. qui affirme, dans le chapitre « Les niveaux de l’analyse linguistique »,

1 C’est nous qui soulignons.


Discours et jeu de mots 107

« qu’avec la phrase on quitte le domaine de la langue comme système de signes,


et l’on entre dans un autre univers, celui de la langue comme instrument de com-
munication, dont l’expression est le discours. » (1966 : 129-130)
Nous reviendrons plus loin (§2) à la dimension phrastique et sa relation au
discours. Cependant, ce qui nous intéresse dans l’acception guillaumienne du
discours est le fait qu’il est «  le produit de l’exploitation momentanée des res-
sources instituées en langue.  […] Relève du discours tout produit à vocation
expressive et communicative. » (Douay C. et D. Roulland, 1990, article discours)
Or, quelle serait la fonction essentielle du jeu de mots si ce n’est la fonction ex-
pressive ? De même, le jeu de mots serait à envisager comme l’illustration d’une
création ponctuelle à partir des ressources propres à une langue.

1.3 Entre langue-­plan de puissance et discours-­plan de l’effet


Le jeu de mots illustre aussi parfaitement une autre dichotomie puissance/effet
corrélée à celle de langue/discours qui relève de la linguistique générale et même
de la théorie de la psychomécanique ; le plan de « la puissance, où s’élaborent les
formes de la langue et leurs valeurs fondamentales (…) [et le plan] de l’effet qui
permet l’expression de ces formes en discours et des valeurs liées à leur actua-
lisation. La langue est ainsi pensée comme une puissance à laquelle le discours
est nécessairement subordonné, et dont il manifeste un effet en opérant un choix
dans un ensemble de virtualités. » (Neveu F. 2004, article Puissance)
La puissance déterminant l’effet et ce dernier exprimant la puissance, nous
comprenons par cette double interaction la complémentarité langue et discours.

2. Le jeu de mots entre linguistique de la phrase


et linguistique du discours
Nous savons que le jeu de mots ne s’opère pas seulement sur les mots mais bien
au-­delà de ces limites. Cette affirmation pourrait être démontrée à travers la des-
cription non seulement du support des foyers des jeux de mots mais aussi de leurs
environnements de manière à saisir concrètement le passage du cadre restreint de
l’unité lexicale à un cadre plus large de nature discursive. L’incidence discursive
des jeux de mots se réalise à des niveaux intraphrastiques et transphrastiques.

2.1 Jeux de mots intraphrastiques


2.1.1 Jeux de mots propositionnels
Nous savons que la linguistique du discours implique le dépassement du niveau
phrastique. Certains jeux de mots peuvent ne pas dépasser – dans leur encodage
108 Thouraya Ben Amor Ben Hamida

et dans leur décodage –­le champ de la linguistique de la phrase2, c’est le cas dans
cet exemple :
1. « Ne vous égarez pas dans les sentiers de la vertu. » (Wilde, in Mayer T.
1961 : 284)
Le jeu de mots se noue ici dans le cadre d’une seule proposition. Il transgresse le
sens de la polarité en l’inversant. Il consiste à déjouer la combinatoire normative ;
en principe le verbe s’égarer se construit avec un locatif (s’égarer dans une forêt)
et le syntagme nominal sentiers de la vertu se combine de manière prédictible
avec le verbe s’écarter (s’écarter des sentiers de la vertu). Le jeu de mots inverse
la polarité en combinant un verbe et un nom sémantiquement incompatibles:
s’égarer + Nom à polarité négative (dans les chemins de l’inconnu)
→ s’égarer + Nom à polarité positive (dans les sentiers de la vertu)
Mis à part la transgression de la polarité, de très nombreux mécanismes de for-
mation de jeux de mots se réalisent dans les limites de la phrase simple3 quand
d’autres ont pour support la phrase dite traditionnellement complexe.

2.1.2 Jeux de mots interpropositionnels


La distribution du jeu de mots dans l’énoncé phrastique peut prendre d’autres
configurations notamment dans les phrases complexes dans lesquelles la dualité
est déjà engagée par l’existence de deux propositions quel que soit le rapport
installé entre elles  : juxtaposition, coordination, subordination ou insertion.
Nous prendrons trois cas de figure pour illustrer le niveau interpropositionnel :
la coordination, la subordination et l’insertion4.

2.1.2.1 Jeux de mots et coordination


Nous prendrons un exemple prototypique qui montre que certains coordon-
nants phrastiques assurent également la cohésion et la cohérence de l’énoncé qui
intègre un jeu de mots :

2 Certaines phrases non propositionnelles peuvent faire le lit de jeux de mots qui solli-
citent la syntaxe transphrastique, cela peut être le cas des mots-­phrases.
3 Cf. Ben Amor Ben Hamida T., 2002, 2003.
4 Nous n’avons pas retenu le mode de la juxtaposition non qu’il soit mineur – bien au
contraire la parataxe est un environnement privilégié des jeux de mots surtout qu’elle
engage souvent des mécanismes inférentiels qui permettent d’assurer la cohésion et la
cohérence du discours –­mais parce que ce volet dépasserait largement le cadre de ce
travail. Nous retrouvons le recours à l’inférence dans la parataxe syndétique (cf. Jeux
de mots et coordination.)
Discours et jeu de mots 109

2. « Ses robes viennent de Paris mais elle les porte avec un fort accent anglais. »
(Saki, in Maloux M. 1965 : 250)
Le jeu de mots est ici de nature combinatoire puisque la séquence adverbiale
avec un fort accent anglais est appropriée à un prédicat verbal appartenant à la
classe sémantique de la <parole> comme parler, s’exprimer, chanter, etc. et donc
non approprié au verbe porter. Ce jeu de mots transgresse, par conséquent, des
contraintes de nature combinatoire.
Dans cet exemple, si nous nous arrêtons à la structure syntaxique du discours,
nous constatons qu’il repose sur la coordination de deux propositions :
P1 Ses robes viennent de Paris.
P2 Elle les (ses robes) porte avec un fort accent anglais. 
Au niveau du support du jeu de mots, son incidence dépasse, en fait, le cadre
de P2 puisque si on restitue l’antécédent ses robes l’énoncé :
→ *Elle porte ses robes avec un fort accent anglais.
serait incongru voire agrammatical parce que non cohérent. En fait, la cohé-
rence sémantique de l’énoncé est assurée par le coordonnant mais. Il ne s’agit
pas seulement d’une conjonction de coordination entre deux propositions auto-
nomes (P1 et P2), mais bien plus, c’est-­à-­dire, d’un marqueur discursif à valeur
argumentative ; mais en tant que marqueur de structuration révèle une inférence
puisque mais réfute un présupposé :
si P1 le posé : ses robes viennent de Paris
mais P2 elle les porte avec un fort accent anglais
alors le présupposé est: elle les porte à la française.
Nous voyons ainsi que nous dépassons le cadre des relations interproposi-
tionnelles pour atteindre, à travers le marqueur mais, le niveau transphrastique
et nous retrouver de plain-­pied dans le champ discursif.

2.1.2.2  Jeux de mots et subordination


La structure binaire des phrases complexes par subordination, notamment les
circonstancielles, est très propice à l’installation de certains jeux de mots comme
dans ces deux exemples :
3. « Du moment qu’on a accepté de lier son existence à celle de certains êtres, il
faut renoncer à être. » (Elise Jouhandeau, in Maloux M., 1965 : 187)
4. « Quand les enfants ne font rien, ils font des bêtises. » (Fielding, in Maloux
M., 1965 : 100)
Le ressort de ces deux jeux de mots du point de vue de leur nature est le même,
il s’agit d’exploiter la propriété de l’homomorphie. En (3), la similarité formelle
110 Thouraya Ben Amor Ben Hamida

est établie entre deux catégories grammaticales : le nom être et le verbe être. En
(4) le caractère homomorphique est relatif à une seule catégorie grammaticale de
nature verbale, en l’occurrence faire. En effet, dans ce jeu de mots, le verbe faire
connaît deux actualisations : un emploi prédicatif et un autre actualisateur, i.e.
un verbe support du prédicat nominal bêtises.5
Le parallélisme syntaxique fait que les deux supports de chaque jeu de
mots occupent l’une des deux propositions de la phrase complexe selon cette
distribution :
3. subordonnée causale (êtres), principale (être).
4. subordonnée temporelle (font), principale (font).
Si la tradition grammaticale considère ces structures syntaxiques comme des
constructions interpropositionnelles, d’autres théories linguistiques les assi-
milent à des relations transphrastiques. En effet, selon la Théorie des classes
d’objets (Gross G. et M. Prandi, 2004) où les rapports entre les propositions en-
tretenant des liens logiques sont envisagés du point de vue de la prédication, les
deux propositions constituent deux prédicats de premier ordre autonomes, mais
reliés par un prédicat de second ordre qui installe un rapport logique causal pour
(3) et temporel pour (4).

2.1.2.3  Jeux de mots et insertion


L’insertion compte parmi les formes de co-­présence de deux propositions pour
constituer une phrase complexe. Selon cette configuration, certains jeux de mots
se réalisent à partir du modèle qu’illustre cet exemple :
5. « (…) Le cavalier donne le bras à la dame qu’il conduit – il est inhabituel de
donner les deux bras. » (Mayer T. 1961 : 297)
L’exemple est formé de deux propositions P1 (Le cavalier donne le bras à la dame
qu’il conduit) et P2 (il est inhabituel de donner les deux bras). La première propo-
sition s’insère dans la première en se plaçant à la fin. Elle vient greffer un com-
mentaire métalinguistique isolé par un tiret. Cette proposition incidente P2 est
l’indice du défigement sémantique de la séquence verbale donner le bras dans P1
par manipulation de l’actualisation du nom bras : le bras/ les deux bras.
Tout en conservant leurs ancrages phrastiques, d’autres jeux de mots relèvent
manifestement de la linguistique du discours parce qu’ils sollicitent un cadre
transphrastique quelle que soit l’approche envisagée.

5 Pour l’analyse de ce type de jeux de mots obtenus par ruptures d’emplois au niveau
des racines prédicatives, cf. Ben Amor Ben Hamida, à paraître.
Discours et jeu de mots 111

2.2 Jeux de mots transphrastiques


Quel que soit le phénomène linguistique exploité, le jeu de mots est sous-­tendu
par une mise en contexte discursive. Cette dernière excède souvent le cadre de la
phrase. Sachant que le discours dépasse le niveau de la phrase, il n’est cependant
pas une simple suite de phrases aléatoires, mais plutôt une suite d’énoncés orga-
nisée de manière non-­arbitraire. Dans les contextes textuels qui renferment des
jeux de mots, la succession des phrases est motivée, entre autres, par la construc-
tion d’une configuration discursive. Prenons le cas de ces deux exemples tirés
d’une séquence narrative (6) et d’une séquence dialogale (7) :
6. « En 1940, un grand magasin avait été bombardé et à moitié détruit. Le direc-
teur ne le ferma pas, et afficha simplement : encore plus ouvert que d’habi-
tude » (Mayer T. 1961 : 60)
7. « – Ce n’est pas moi qui me vendrais pour un pot-­de-­vin.
–­ Ce sentiment vous honore.
–­ Si encore il s’agissait d’un tonneau. » (Prévot A. Réflexions et Dialogues
1957, in Maloux M., 1965)
En (6), la contextualisation du jeu de mots s’étend sur plus de deux phrases. Le
jeu de mots vient se placer à la fin de la troisième phrase. C’est un jeu de mots
qui prend naissance dans la polysémie de l’adjectif ouvert dans une double ac-
ception : une acception spatiale à travers la précision magasin à moitié détruit
et une acception fonctionnelle puisque le directeur ne ferme pas le magasin et
c’est dans cette acception que le jeu de mots opère une transgression puisque
en principe, le prédicat adjectival « ouvert », ne tolère pas la gradation dans cet
emploi :
Contrainte combinatoire : *un magasin plus/moins ouvert (= « en activité »)
La stratégie discursive attribue à chaque phrase une fonction fondatrice pour
le jeu de mots :
P1 : En 1940, un grand magasin avait été bombardé et à moitié détruit → ac-
ception spatiale
P2 : Le directeur ne le ferma pas → acception fonctionnelle
P3 : et afficha simplement : encore plus ouvert que d’habitude → foyer du jeu
du mots polysémique
La mise en scène de la dualité de l’emploi passe par la comparaison de supé-
riorité (plus…que) qui scelle l’unité thématique de la séquence.
En (7), le jeu de mots emprunte une réalisation interactive dans laquelle ce
n’est pas tant le nombre de phrases qui est déterminant mais plutôt l’agence-
ment des répliques ; la construction du dialogue et celle du jeu de mots relèvent
112 Thouraya Ben Amor Ben Hamida

de la stratégie discursive. Cette séquence présente la forme d’un échange6 ter-


naire (trois répliques) auquel s’articule parallèlement la structure du jeu de mots
comme nous pouvons l’observer dans la représentation suivante :
A1 : intervention initiative  : «  Ce n’est pas moi qui me vendrais pour un
pot-­de-­vin. »
   B1 : intervention réactive : « Ce sentiment vous honore. »
A2 : intervention « évaluative »7 : « Si encore il s’agissait d’un tonneau. »
La nature du jeu de mots consiste en un défigement sémantique par remoti-
vation du formant pot de pot-­de-­vin grâce au déclencheur de la double lecture
tonneau. Souvent, les schèmes discursifs des jeux de mots formés à partir d’un
défigement sémantique répondent à cette configuration : la séquence figée foyer
du jeu de mots est en amont dans le passage discursif ou dialogal – ici dans
l’intervention initiative, la réplique de A1 – et l’indice de la remotivation en aval
dans l’intervention évaluative, réplique A2 pour l’exemple (7). Cette disposition
oblige le récepteur à faire une lecture régressive quelques phrases ou répliques
plus haut. La dimension transphrastique dans ce type d’échanges est manifeste
d’autant plus que la coréférence entre pot-­de-­vin et tonneau n’est opérationnelle
qu’à partir de la troisième réplique. Elle dépasse donc le cadre phrastique du
foyer du jeu de mots pour le transphrastique.
Nous remarquons, d’après ces deux derniers jeux de mots (6) et (7) et selon
leurs co-­textes et leurs contextes, qu’ils ne sont pas contraints au «  périmètre
phrastique ». Certains jeux de mots pourraient pousser la discontinuité de leurs
foyers à l’extrême, c’est le cas des titres renfermant un jeu de mots incident à la
relation entre le titre et le texte comme dans l’exemple (8) suivant :
Délit de fuite
C’est d’abord une tache sur la poche intérieure de la veste. Le tissu satiné transpercé laisse
s’épanouir une auréole vaguement circulaire, frangée d’incertitudes arachnéennes. On
ne se sent pas du tout catastrophé. Ça ne se verra pas, bien sûr. Et puis…c’est presque
agréable de se sentir ainsi maculé en secret. La doublure abandonne son anonymat soyeux
pour prendre presque aussitôt une petite note confortable, un quelque chose de la robe de
chambre de Diderot, zébrée de griffures plumitives. (…)
(Delerm Ph., La sieste assassinée, Folio, p. 37)

6 La plus petite unité dialogale.


7 « Le terme d’évaluation ne doit pas être pris ici dans son sens usuel : il désigne simple-
ment le troisième temps de l’échange, par lequel [A] clôt cet échange qu’il a lui-­même
ouvert, en signalant à [B] qu’il a bien enregistré son intervention réactive, et qu’il la
juge satisfaisante. » (Kerbrat-­Orecchioni  C. 1990 : 236)
Discours et jeu de mots 113

Tout le texte se rapporte à la fuite d’un stylo. Il dédouble ainsi l’interprétation du


titre-­jeu de mots par défigement sémantique de la séquence nominale délit de
fuite relevant du domaine juridique. La polysémie du nom déverbal fuite permet
le dédoublement isotopique.
En définitive, le jeu de mots conditionne la gestion de la stratégie du discours.
Pratiqués dans cette perspective, il serait difficile d’insérer artificiellement des
jeux de mots dans un texte s’ils ne sont pas intégrés initialement dans son éco-
nomie générale.

Conclusion
Nous avons tenté d’interroger l’étendue du co-­texte engagé par le jeu de mots afin
de démontrer qu’il relève dans son étude autant de la linguistique de la phrase
que de celle du discours. Nous avons pu observer que de l’unité lexicale au dis-
cours, le jeu de mots engage des relations phrastiques et transphrastiques qui
sont loin d’entretenir toujours des rapports strictement disjonctifs d’où l’interfé-
rence entre le champ de la linguistique de la phrase et celui de la linguistique de
discours. Nous rejoignons ici la position de Benveniste E. « La phrase appartient
bien au discours. C’est même par là qu’on peut la définir : la phrase est l’unité du
discours. (…) C’est dans le discours, actualisé en phrases, que la langue se forme
et se configure. » (1966 : 130-131)
Par ailleurs, entre les cadres phrastique et transphrastique, nous avons cher-
ché à illustrer essentiellement les liens syntactico-­sémantiques, mais les rapports
transphrastiques sont aussi gérés par la sémantique particulièrement dans le cas
des jeux de mots coulés dans le moule de la paraphrase définitionnelle par rap-
port à une unité lexicale comme dans :
« Boulimie : Faim sans fin » (Delacour J., Dictionnaire des mots d’esprit, Albin Michel,
1976 : 50)

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Syntaxe et sémantique n°5, Presses Universitaires de Caen, p. 207-222.
114 Thouraya Ben Amor Ben Hamida

— (à paraître), « Le jeu de mots entre ruptures d’emplois et connexions inédites


de sens dégroupés ».
Benveniste E., 1966, Problèmes de linguistique générale, Tome 1, Gallimard.
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Discours et jeu de mots 115

Wahl Ph., 2010, «Régimes discursifs du «  double sens  »», [En ligne], Volume
XV –Â�n°4 ; 2010 et XVI –Â�n°1 ; 2011. Coordonnés par Évelyne Bourion,
URL : http://www.revue-texto.net/index.php?id=2684.

Résumé
Il s’agit d’envisager le champ de la linguistique du discours à travers l’exemple du
jeu de mots, dans sa dimension linguistique, par l’étude de son environnement
phrastique et transphrastique.

Mots-Â�clés : jeu de mots, discours, linguistique de la phrase, linguistique du discours.

Abstract
It’s the question of considering the scope of linguistics of discourse through
the example of pan in its linguistic dimension, for the study of its phrasal and
transphrastique environment.

Keywords: pan, discourse, linguistics of sentence, linguistics of discourse.


Alicja Hajok
Université Pédagogique de Cracovie
alicjahajok@gmail.com

La couverture phraséologique des textes


spécialisés

1.╇Introduction
Les sites marchands sont par nature des lieux consacrés (a) à la diffusion des
fiches de produits mis en vente mais aussi à (b) l’expression et au partage d’avis
client. D’où deux types de discours :
(1) le premier par obligation de résultat financier est bien structuré ;
(2) le deuxième par sa liberté d’expression en anonymat est rédigé spontanément.
Les sites marchands et les sites d’avis se multiplient sur le web. Aujourd’hui, 67 %
des internautes donnent leur avis en ligne, 90% lisent les opinions des autres
internautes1. Les avis de consommateurs se présentent comme troisième critère
qui, après le prix et les caractéristiques du produit, influence la décision d’achat.
Une étude approfondie de ces deux types de discours permettraient de mieux
répondre aux besoins des utilisateurs des sites marchands, et en conséquence,
de générer un plus grand profit financier. Vu le nombre de textes publiés quoti-
diennement sur ce type de sites, seulement la classification automatique et la gé-
nération automatique de texte parviennent aux besoins immédiats de la société
d’Internet dans laquelle nous vivons actuellement. Un bon site marchand2 doit
réaliser quatre facteurs-Â�clés de succès qui sont indiscutablement liés à la langue
et, par conséquent, au traitement automatique de la langue naturelle : (a) profes-
sionnaliser le site – une rédaction de bonne qualité, à valeur ajoutée, sans fautes
d’orthographe, (b) faciliter la recherche, (c) valoriser le produit – présenter des
informations utiles  : descriptif complet, clair, bien rédigé, (d) mesurer les
résultats – mots clés utilisés dans le moteur de recherche.

1 http://www.france5.fr/emissions/la- quotidienne/a- la- une/infographie- avis-de-


consommateurs-faut-il-s-en-mefier_238937; consulté le 21 novembre 2014
2 http://www.dictanova.com/actualites/les-sites-davis-une-matiere-riche-exploiter-
pour-les-analyses-qualitatives.html; consulté le 21 novembre 2014
118 Alicja Hajok

Dans ce qui suit, nous listerons les propriétés linguistiques qui caractérisent le
discours en langue spécialisée retenue dans les fiches de produits. Ensuite, nous
montrerons comment, à l’aide de techniques linguistiques et de techniques statis-
tiques, parvenir à dégager une structure textuelle de fiches de produits afin de les
générer automatiquement. Et tout cela dans le but de dégager la couverture phraséo-
logique textuelle (S. Mejri, 2011) des textes spécialisés. Pour le besoin de ce travail,
nous avons constitué un corpus parallèle bilingues franco-Â�polonais de plus de cent
descriptions des parfums féminins tirées du site de Sephora3. L’objectif de ce site
d’internet est de vendre son produit et un bon descriptif fait vendre. Finalement, ce
site se caractérise par une vraie dichotomie : discours général / discours spécialisé.

2.╇ De la langue générale à la langue spécialisée


« Par discours spécialisé, on peut entendre un ensemble d’énoncés pris comme
corpus et formulé par un expert ou semi-Â�expert à l’intention d’experts et/ou
semi-Â�experts » (Lerat, 2012 : 34) ; en outre, il s’agit d’un savoir-Â�dire. Ainsi, en
nous basant sur les définitions de (i) la langue générale qui est un système de
signes présentant « une grande diversité de réalisations (…) [qui sont] fruits de
l’expérience, de l’histoire, de la culture des sociétés humaines » (Neveu, 2004 :
174) et (ii) de la langue spécialisée qui est parlée « au sein d’une communau-
té technique ou scientifique bien déterminée ; autrement dit, c’est une ‘langue’
employée, à l’oral comme à l’écrit, dans une situation de communication où se
transmettent des informations relevant d’un champ d’expérience particulier  »
(idem : 284). Ce qui se présente comme suit : la langue de la parfumerie = la
langue générale + les emplois linguistiques propres au domaine de la parfumerie.
Ainsi, on y dégage :
–Â� des unités monolexicales : parfum, odeur, rose,
–Â� des unités polylexicales : l’eau de toilettes, l’eau de parfum, l’eau de parfum
légère, mourir en odeur de sainteté, mettre qqn au parfum, note de tête, note de
cœur, note de fond.

2.1.╇Discours publicitaire
Déjà la définition du terme publicité nous met en face d’un texte extrêmement
concurrentiel dont l’objectif est d’exercer une action sur le consommateur (Le
Grand Robert-�version CD ROM). Ainsi, le discours publicitaire se dessine

3 http://www.sephora.pl/ et http://www.sephora.fr/
La couverture phraséologique des textes spécialisés 119

comme «  un lieu propice aux audaces formelles et aux provocations séman-


tiques » (G. Lugrin, 2006 : 29). Les publicitaires ont recours aux nombreux outils
linguistiques et stylistiques dont le but est d’attirer l’auditeur qui, de son côté,
doit fournir un effort interprétatif plus ou moins important.
La fonction d’hyperbole est très courante dans ce type de discours, autrement
dit l’intensité qui se manifeste entre autres par l’énumération, l’insistance, la gra-
dation, la précision, le superlatif, est au service du slogan publicitaire.

publicité [pyblisite] n. f.


Le fait d’exercer une action sur le public à des fins commerciales; le fait de faire connaître
(un produit, un type de produits) et d’inciter à l’acquérir (fam. Pub); organisations et
activités qui exercent cette action.
Le Grand Robert, Version CR-�Rom

« Dans les publicités de parfum, on prête une grande importance au choix du


type de personnalité que le parfum incarne afin que la personne qui le porte
ait le sentiment qu’elle s’associe à cette odeur. L’image du corps est alors es-
sentielle dans la publicité pour parfum. Selon l’image du corps mis en scène,
différentes valeurs du parfum seront exprimées : l’objectif n’est pas de vendre
un parfum, mais de vendre « une identité » représentée par le parfum » (Karsak,
2008)4. En suivant cette idée, mais aussi à la base de notre corpus, nous avons
dégagé des motifs récurrents de ce type du discours publicitaire (cf. dessin 1) :
chaque description commence par spécifier le parfum, ensuite ses traits sont
partagés par la femme et finalement le physique de la femme trouve sa réali-
sation dans le flacon. Donc (i) un NOUVEAU parfum est destiné à une femme
MODERNE, (ii) un parfum alliant luxe et ÉLÉGANCE est fait pour une femme
qui aime être ÉLÉGANTE, (iii) un parfum enveloppe la femme de SÉDUCTION
donc la femme est SÉDUISANTE et finalement comme (iv) la femme a plusieurs
VISAGES donc le flacon doit être à FACETTES.
PARFUM → FEMME → FLACON
MANIFESTO L’ECLAT, une nouvelle audace de féminité : mise à nu, la FEMME
Manifesto se fait sensuelle et rayonne d’une fraîcheur singulière et lumineuse
(…). La silhouette de verre du FLACON se dénude et devient cristalline, comme
éclaboussée de lumière5.

4 http://www.revue-signes.info/document.php?id=243&format=print; consulté le
14 octobre 2014.
5 http://www.sephora.fr/Parfum/Parfum- Femme/Manifesto- L- Eclat/P1763097,
consulté le 19 décembre 2014
120 Alicja Hajok

Dessin 1 : Un cercle vicieux : parfum, femme, flacon

PARFUM
• NOUVEAU PARFUM

• alliant féminité, luxe,


élégance
• est synonyme de style,
strass, tapis rouge
FLACON • touche de provocation
• précieux flacon à facettes • ENVOLOPPE LA FEMME
• l'objet de désir • de sensualité, de
séduction
• UN DÉLICIEUX ACCORD
CHYPRÉ FRUITÉ AUX
NUANCES CHAUDES,
RICHES ET BOISÉES
FEMME
• moderne

• elle aime le luxe,


• elle aime être admirée,
• elle aime être élégante,
• elle est provocatrice,

• elle est sensuelle,


• elle est séduisante,

• elle a plusieurs visages


• l’homme la désire

Cet enchainement des parties est aussi visible par le fait d’employer les connec-
teurs logiques ; aussi bien en français qu’en polonais :
Miss Dior est un chypre qui procède par étapes.
Un parcours qui débute, avec le charme piquant d’un prélude hespéridé, frais et
fruité, puis s’épanouit en des notes florales, s’ennoblit ensuite avec l’élégance du
patchouli, pour offrir enfin une conclusion musquée, trace ultime du souvenir.
Recelant en son cœur une véritable richesse, Miss Dior propose une évolution in-
tense et surprenante6.

6 http://www.sephora.fr/Parfum/Parfum- Femme/Miss- Dior- Eau- de- Parfum/


P435002, consulté le 21 décembre 2014.
La couverture phraséologique des textes spécialisés 121

Preludium stanowią nuty hesperydowe, świeże i owocowe, następnie zapach


rozwija się akordami kwiatowymi, uszlachetniając się elegancją paczuli, kon-
kludując nutami piżmowymi, będącymi ostatnią trajektorią dla wspomnień.
Skrywając w sobie prawdziwe bogactwo, Miss Dior proponuje mocną i zaskaku-
jącą ewolucję kompozycji zapachowej.

Cependant, les termes appropriés au domaine de la <parfumerie> : un accord


délicieux, fruité, aux nuances chaudes, etc. sont relativement limités, ce qui s’ex-
plique par le fait qu’il s’agit d’une production réalisée par un locuteur expert qui
s’adresse à un interlocuteur non-­expert. Ainsi ce type de discours publié sur les
sites marchands répond aux propriétés du discours spécialisé données par Me-
jri (2011 : 22) qui précise qu’« il s’agit d’un discours qui se caractérise par une
hétérogénéité structurelle où coexistent un discours appartenant à la communi-
cation courante et des segments spécialisés inintelligibles pour les non experts ».
Ce discours marque une cohésion lexicale (Lerat, 2012) par le fait d’employer
les termes polylexicaux (la désignation des objets techniques, la dénomination
de concepts techniques, des hyponymes), la phraséologie spécialisé (il s’agit des
stéréotypes textuels) et les collocations terminologiques.

3.  Les collocations


Les collocations se trouvent à la frontière de la combinatoire libre et de la com-
binatoire figée. Elles se définissent comme « une co-­occurence conventionnelle,
résultant d’une forte contrainte sémantique de sélection qui se manifeste dans la
valence d’une unité lexicale, et qui a pour effet de restreindre la compatibilité des
mots avec l’unité en question (…) On notera que contrairement aux locutions,
les collocations ne sont pas des cas de figement puisque les assemblages lexicaux
restent libres » (F. Neveu, 2004 : 70). Malgré l’intérêt des linguistes pour la des-
cription morpho-­syntaxique et syntaxico-­sémantique des séquences libres et des
séquences figées, les collocations sont restées à l’écart de champ d’investigation.
Il y a très peu de travaux concentrés particulièrement sur ce sujet (P. Blumenthal,
F. Grossman, F.J. Haussman, I. Mel’čuk, S. Mejri, A. Polguère, D. Siepmann, A. Tu-
tin, G. Gréciano – pour le français et J.S. Bień, K. Szafran – pour le polonais).
Le terme de collocation est utilisé de deux façons : (i) la première approche
relève des études quantitatives, (ii) la deuxième des études qualificatives. Les
études quantitatives se réalisent à la base de la description statistique de corpus.
Il s’agit de retenir des cooccurrences statistiquement fréquentes. Cependant, les
résultats obtenus sont souvent peu pertinents pour pouvoir retenir la combi-
natoire spécifique du mot. Les études qualificatives définissent la collocation
122 Alicja Hajok

comme une « cooccurrence lexicale restreinte ». La collocation est vue comme


une construction constituée d’une base et d’un collocatif.

3.1. Les collocations terminologiques – les suites à modifieurs


La terminologie du domaine concerné constitue la charpente pour tout le dis-
cours et elle se réalise sous une forme collocationnelle et/ou phraséologique.
Dans le discours choisi, nous retenons toute une série des modifieurs qui se défi-
nissent comme « élément(s) de la détermination du nom (adjectif, complément
du nom et proposition relative) qui participe(nt) avec un prédéterminant à déter-
miner un substantif dans le cadre d’un groupe nominal » (Gross G., 1996 : 155).
Dans le cas des collocations terminologiques, les concepts spécialisés constituent
les bases pour les collocateurs. Dans le discours choisi : parfum, femme et flacon
constituent une base et les modifieurs qui les actualisent se présentent comme
les collocateurs. Les modifieurs appropriés au <parfum> peuvent être répartis
dans les classes sémantiques suivantes : <nouveau> : nouveau parfum, parfum
moderne, le dernier-­né des parfums  ; <fleur>  : parfum floral, parfum de rose  ;
<fruit> : parfum fruité ; <élégance> : parfum chic, parfum stylé ; <femme> : par-
fum de la féminité, parfum de femme ; <affect> : parfum du courage, parfum de
la passion, etc.
Cette prédominance des modifieurs s’explique entre autres par la recherche
de mise en valeur et de qualification du produit à vendre. Les modifieurs y sont
les mieux placés. Nous retenons ci-­dessous les modifieurs simples et complexes
le plus souvent notés dans ce type de discours :
–­ Modifieurs appropriés au <parfum> ou à la < marque du parfum> apportant
l’idée de nouveauté :
Embellissez votre vie avec le nouveau parfum pour femmes La vie est belle de
Lancôme.
Mon nouveau modèle, l’Eau de Parfum Couture, est une sublime robe longue
cousue de notes florales fraîches et surpiquée de notes boisées ultra raffinées.
Après avoir connu la rencontre coup de foudre avec Amor Amor, vivez l’Amour
Absolu avec le dernier né Cacharel.
–­ Modifieurs appropriés à la <femme> : 
→ Modif <moderne>
Romantique, Miss Dior suscite autant qu’elle le poursuit un amour vif et ludique.
Elle incarne la joie de vivre spontanée d’une jeune femme d’aujourd’hui.
→ Modif <description>
La couverture phraséologique des textes spécialisés 123

Une Eau de Parfum Miss Dior pensée pour une « jeune femme élégante, joueuse
et amoureuse ».
→ Modif <marque du parfum>
Femme Saint Laurent, femme Manifesto
→ Modif <phrase relative>
Le parfum de l’envoûtement d’une femme qui sait jouer de son charme pour fasci-
ner l’homme qu’elle aime.
La première fragrance qui enveloppe la femme qui le porte de sensualité et de
séduction, grâce à un délicieux accord chypré fruité aux nuances chaudes, riches
et boisées.
–­ L’enchainement de plusieurs modifieurs actualisant les prédicats d’<odorat> :
Mon nouveau modèle, l’Eau de Parfum Couture, est une sublime robe longue cou-
sue de notes florales fraîches et surpiquée de notes boisées ultra raffinées.
La première fragrance qui enveloppe la femme qui le porte de sensualité et de
séduction, grâce à un délicieux accord chypré fruité aux nuances chaudes, riches
et boisées.
–­ L’enchainement de plusieurs modifieurs actualisant l’argument <femme> :
Une Eau de Parfum Miss Dior pensée pour une «jeune femme élégante, joueuse et
amoureuse».
–­ Les constructions comparatives :
Une pierre précieuse facettée comme un bijou
Taillée dans le bleu du ciel, facettée comme un diamant
Trésor Midnight Rose, une fragrance gourmande comme une « rose d’amour»

4.  La couverture phraséologique textuelle


La notion de la couverture phraséologique textuelle a été proposée par Mejri
(Mejri, 2011) dans le contexte de ses travaux sur les langues spécialisées. Par la
couverture phraséologique textuelle, il renvoie au nombre des suites figées et des
collocations par rapport au nombre de tous les lexèmes retenus dans un texte
analysé. Nous pouvons illustrer ce rapport comme suit :

Nombre de lexèmes
Nombre de suites figées et de collocations
124 Alicja Hajok

Nous reprenons cette méthode pour montrer la couverture phraséologique tex-


tuelle d’un des textes publié par Sephora.

Tableau 1 : Couverture phraséologique textuelle

Texte français Texte polonais


Imaginez une fragrance alliant Wyobraź sobie zapach łączący w sobie
féminité, luxe et élégance : le nouveau kobiecość, luksus i elegancję… takie
parfum Jimmy Choo. Jimmy Choo właśnie są nowe perfumy Jimmy Choo.
est synonyme de style, strass et tapis Jimmy Choo jest synonimem stylu,
rouge, avec une touche de provocation. blasku i błyskotliwego szyku z nutką
La première fragrance qui enveloppe prowokacji. Kobieta nosząca ten zapach
la femme qui le porte de sensualité staje się zmysłowa i uwodzicielska dzięki
et de séduction, grâce à un délicieux wyjątkowemu szyprowo-­owocowemu
accord chypré fruité aux nuances bukietowi o ciepłych, bogatych i
chaudes, riches et boisées. Inspiré par les drzewnych nutach. Zainspirowany
femmes modernes : il est fort, puissant, kobieta nowoczesną: jest silny, mocny,
tout en séduction, alliant mystère et uwodzicielski, łączy tajemnicę i
sensualité. Un objet de désir irrésistible. zmysłowość. To obiekt pożądania, któremu
Jimmy Choo offre ainsi glamour et nie można się oprzeć. Jimmy Choo zamyka
sophistication dans un précieux flacon glamour i szyk w pięknym, oszlifowanym
à facettes, inspiré par le verre de Murano. flakonie, zainspirowanym szkłem Murano.
Nombre de tokens : 97 Nombre de tokens : 80
Nombre de tokens -­N_modif : 56 Nombre de tokens – N_modif : 43
Nombre de tokens -­les noms Nombre de tokens dans les noms
propres : 7 propres : 7
Nombre de tokens – la terminologie Nombre de tokens – la terminologie
appropriée : 11 appropriée : 12
Couverture phraséologique textuelle : Couverture phraséologique textuelle :
76,28 % 77,5%

Comme on le constate dans le texte français et son équivalent polonais, la cou-


verture des suites N_Modif représentent presque la moitié du texte analysé. En
y ajoutant les noms propres et les termes spécifiques, nous pouvons dire que la
couverture phraséologique textuelle occupe les trois quarts du texte. Pour ga-
rantir le caractère spécialisé du texte, il serait utile de disposer des bases de don-
nées répertoriant les collocations dans les bi-­textes. C’est ce que nous sommes
en train de faire entre autres pour les suites N_Modif7. Le fait de répertorier ces
unités manuellement rend le travail presque impossible, d’où la nécessité de la

7 Ces recherches sont réalisées dans le cadre du projet POLONIUM 2012-­2014 réalisé
par l’Université Pédagogique de Cracovie et le laboratoire LDI (UMR 7187) de Paris 13.
La couverture phraséologique des textes spécialisés 125

constitution de grammaires locales (cf. dessin n°2) qui permettent de dégager et


d’étiqueter automatiquement toutes les suites à modifieurs. A l’aide de cet outil,
nous pouvons alimenter semi-­automatiquement le dictionnaire des modifieurs.

Dessin 2 : Grammaire locale : N_Modif

5.  Exploitation des données linguistiques


5.1. La constitution semi-­automatique du dictionnaire de domaine –
l’exemple du dictionnaire des constructions à modifieur
Dans notre approche, les entrées du dictionnaire électronique (un diction-
naire électronique, est un dictionnaire applicable au traitement automatique de
langue naturelle) sont reparties selon les principes des trois fonctions primaires
(Hajok & Mejri, 2011). Ainsi, nous avons dégagé les dictionnaires des prédicats,
des arguments et des actualisateurs. L’unité linguistique, simple ou complexe,
constitue l’entrée du dictionnaire. Étant donné qu’il s’agit d’un dictionnaire
électronique, il est nécessaire de bien structurer les ressources linguistiques et
ensuite de les rendre accessibles à la machine. Pour ce faire, il est nécessaire
d’isoler toutes les formes complètement figées, de constituer un lemmatiseur
des séquences figées, de récupérer toutes les formes transformationnelles des
séquences figées, de décrire la combinatoire interne des séquences figées et de
décrire la combinatoire externe des séquences figées (Mejri, 2008).
Dans le cadre de nos travaux sur les dictionnaires monolingues coordonnés
des constructions à modifieur de la langue polonaise, nous avons retenu quelques
principes qui s’appliquent aussi au dictionnaire des collocations :
1) du point de vue flexionnel, une collocation se compose des éléments va-
riables (T – c’est un élément tête, C – c’est un élément complément) et
126 Alicja Hajok

des éléments invariables (I). Ces informations sont nécessaires pour gé-
nérer automatiquement des formes fléchies ;
2) les variations flexionnelles des suites collocatives reposent sur les mêmes
principes flexionnels que les syntagmes libres ;
3) chaque entrée du dictionnaire est dotée d’un moule locutionnel, d’un pa-
tron flexionnel et d’une traduction.
Les bases de données intégrant les termes de la langue de la parfumerie se pré-
sentent de la manière suivante :

MOULE PATRON
ENTRÉE_FR ENTRÉE_PL LOCUTIONNEL ­- FLEXIONNEL -­ MODIF -­ CLASSE
POLONAIS POLONAIS

delikatyny Modif_N –
parfum délicat ADJ N C[gnc] T[gnc]
zapach délicat
kobiecy Modif_N –
parfum féminin ADJ N C[gnc] T[gnc]
zapach femme
kwiatowy
parfum floral ADJ N C[gnc] T[gnc] Modif_N – fleur
zapach
kwiatowo-­
parfum floral I C[gnc] Modif_N – fleur/
owocowy ADJ ADJ N
fruité T[gnc] fruit
zapach
owocowy
parfum fruité ADJ N C[gnc] T[gnc] Modif_N – fruit
zapach
parfum tajemniczy Modif_N –
ADJ N C[gnc] T[gnc]
mystérieux zapach mystérieux
parfum nowoczesny Modif_N –
ADJ N C[gnc] T[gnc]
moderne zapach nouveau
orientalny Modif_N –
parfum oriental ADJ N C[gnc] T[gnc]
zapach orient
parfum niezapomniany
ADJ N C[gnc] T[gnc] Modif_N – oubli
inoubliable zapach
wyszukany Modif_N –
parfum raffiné ADJ N C[gnc] T[gnc]
zapach recherché
zmysłowy
parfum sensuel ADJ N C[gnc] T[gnc] Modif_N – sens
zapach
parfum promienny
ADJ N C[gnc] T[gnc] Modif_N – soleil
lumineux zapach
La couverture phraséologique des textes spécialisés 127

MOULE PATRON
ENTRÉE_FR ENTRÉE_PL LOCUTIONNEL ­- FLEXIONNEL -­ MODIF -­ CLASSE
POLONAIS POLONAIS
parfum plein de zapach pełen Modif_N –
N DET N T[gsc]II
soleil słońca soleil
niepowtarzalny Modif_N –
parfum unique ADJ N C[gnc] T[gnc]
zapach unique
wibrujący Modif_N –
parfum vibrant ADJ N C[gnc] T[gnc]
zapach vibrant
zapach N_ Modif –
parfum raffiné N ADJ T[gnc] C[gnc]
wyrafinowany recherché
parfum du N_Modif –
zapach odwagi NN T[gsc]I
courage abstait
parfum zapach N_Modif –
NN T[gsc]I
d’enchantement oczarowania enchantement
parfum de la zapach N_Modif –
NN T[gsc]I
féminité kobiecości femme
ADJ-­Adjectif, c-­cas, C-­élément complément, g-­genre, I-­élément invariable, N-­nom, n-­nombre,
T-­élément-­tête, ( …)s construction employée seulement au singulier, ( …)p construction employée
seulement au pluriel

5.2. La génération automatique des textes


Les remarques portant sur la régularité dans la structuration des textes publiés
sur les sites marchands facilitent remarquablement les travaux sur la généra-
tion automatique des textes au cours desquelles il est indispensable de résoudre
les problèmes morpho-­syntaxiques et syntaxico-­sémantiques. Dans les deux
cas de figure, nous devons faire appel aux très grandes bases de données qui
contiennent des informations, non seulement de nature lexicale, mais aussi
morphologique – d’où la nécessité d’intégrer dans les dictionnaires des informa-
tions sur la combinatoire interne et externe des suites figées et des collocations.
La génération des textes spécialisés est d’autant plus facile que ces derniers sont
«  calculables  » aussi bien du point de vue de leur forme, de la terminologie
utilisée que de la syntaxe, etc. ce qui n’est pas le cas des textes littéraires qui,
malgré des séquences récurrentes qui caractérisent certains types de récits, par
exemple policiers (Niziołek, 2013), ne se prêtent pas aussi facilement à la géné-
ration automatique.
Cependant, la puissance d’Internet ne cesse d’augmenter. De plus, la mo-
dernité exige la rapidité et l’efficacité. Ainsi les sites marchands qui s’installent
128 Alicja Hajok

chaque jour sur Internet doivent publier des descriptifs inédits de milliers et de
milliers de produits, d’où la nécessité de générer automatiquement des textes.
Nous prenons ici comme exemple le générateur automatique des descriptifs pro-
posé par Syllabs8. Cette société garantit que son produit permet de « créer des
textes uniques qui satisfont un moteur de recherche et apportent à un internaute
un descriptif agréable à lire et pouvant comporter des informations supplémen-
taires comme la réputation de la marque, etc. ».
L’interface du générateur des descriptifs de chaussures proposé à tire
d’exemple montre bien les éléments présentant le produit : fabriquant, nom du
modèle, type, etc., auxquels on ajoute les suites toutes faites qui font appel à la
langue générale, mais avant tout à la langue spécialisée et qui peuvent être repro-
duites pour générer les descriptifs d’autres produits, par exemple :
1. Découvrez en ce moment <produit><fabriquant du produit>.
2. <Modèle><couleur> pour femme/homme.
3. Ces <produit>, dont la partie extérieure est en <matière>, possèdent une se-
melle en <matière> [terminologie appropriée à la cordonnerie].
4. Les coloris disponibles sont les suivants : <couleur>, <couleur>.
5. Le prix pour ces magnifiques <produit> est de <prix>.
6. Mais faites une bonne affaire en achetant rapidement : vous bénéficierez d’un
prix exceptionnel de <prix>.
7. Alors pas une minute à perdre, commander sans plus tarder !
Nous notons que le descriptif se compose de sept phrases dont seulement la
troisième emploie la terminologie appropriée à la cordonnerie : une semelle en
gomme. Les six autres peuvent être reprises pour la vente de n’importe quel pro-
duit. Une telle génération de textes est basée sur le principe d’un nombre fini
de phrases préconstruites stockées dans les bases de données qui, ensuite, sont
sélectionnées fortuitement, mais toujours dans la logique de parties constitutives
de textes (nom du produit, destinataire, propriété du produit, couleur, prix ré-
gulier, information sur la réduction), ce qui donne l’impression de générer auto-
matiquement un nombre infini de nouveaux textes. Comparons les deux textes
tirés du site de Syllabs :

8 http://www.syllabs.fr/demonstrations/les-chaussures-generation-de-textes/  ; consul-
té le 14 octobre 2014.
La couverture phraséologique des textes spécialisés 129

Dessin 2 : Syllabs – générateur automatique de textes

6. Conclusion
Nous venons de montrer comment les nouvelles bases de données linguistiques,
enrichies par la notion de la couverture phraséologique textuelle, peuvent amé-
liorer considérablement la qualité du traitement automatique du texte, mais aussi
la qualité de la traduction. Le fait de constituer les grammaires locales des suites
figées et des collocations permet d’alimenter semi-­automatiquement le diction-
naire. Le même pourcentage de deux couvertures phraséologiques textuelles du
texte français et du texte polonais assure une bonne qualité phraséologique ob-
tenue dans le texte d’arrivée ; ainsi le rôle du figement se résume entre autres
dans le fait qu’« il structure le discours et décide le plus souvent de sa facture
stylistique, notamment à travers la couverture phraséologique textuelle » (Mejri,
2011 :10).

7. Bibliographique
Buvet, P.-­A. ; Cartier E. ; Issac F. ; Mejri S. (2007) : « Dictionnaires électroniques
et étiquetage syntactico-­sémantique ». Hathout Nabil, Muller Philippe, (eds),
Actes des 14e journées sur le Traitement Automatique des Langues Naturelles.
IRIT Press. Toulouse, 239-248.
Gross,  G. (1996)  : Les expressions figées en français  : noms composés et autres
locutions, Ophrys, Paris.
130 Alicja Hajok

Hajok, A. ; Mejri, S. (2011) : « Le figement linguistique et les trois fonctions pri-
maires (prédicats, arguments, actualisateurs) », Neofilologica n°23, Université
de Silésie.
Hajok, A. (2010) : Etude sémantico-­syntaxique de la détermination simple et com-
plexe en français et en polonais. Approche contrastive. Thèse de doctorat, Uni-
versité Paris 13.
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syntaxique ». L’Information grammaticale 122 : 10-18.
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cidentaux en Turquie : essai d’analyse sémiotique » http://www.revue-­signes.
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presse écrite, Peter Lang. 
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spécialisé » en Mogorrón Huerta, Pedro e Mejri, Salah (dirs.) (2012) : Lenguas
especializadas, fijación y traducción. Alicante: Publicaciones de la Universidad
de Alicante; p. 33-48.
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logismes dans les discours spécialisés ». In Langues spécialisées, figement et
traduction. Mogorron Huerta Pedro ; Mejri Salah, (eds), Rencontres méditer-
ranéennes 4, p. 13-25. Universidad de Alicante.
Mejri, S. (2008) : « Vers un dictionnaire électronique des séquences figées ». Do-
toli Giovanni, Papoff Giulia, 2008 [eds], Du sens des mots. Le réseau séman-
tique du dictionnaire : actes des Journée italiennes des dictionnaires : deuxièmes
journées, Benevento 28-29 janvier 2008. Fasano : Schena Editore (Biblioteca
della Ricerca) : 117-129.
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Neveu, F. (2011) : Dictionnaire des sciences du langage, Paris, Armand Colin, coll.
« Dictionnaires ».
Niziolek, M. (2013) : « Étude contrastive des routines discursives (conversation-
nelles) dans le roman policier  : l’exemple des romans de Georges Simenon
(la série « Maigret ») » in La phraséologie entre langues et cultures : structures,
fonctionnements, discours / (éds) Teresa Muryn [et  al.], Peter Lang Edition,
p. 161-171.
La couverture phraséologique des textes spécialisés 131

Résumé
Après avoir proposé une courte caractéristique du discours spécialisé, nous four-
nirons une typologie des constructions à modifieur rencontrés dans ce type de
discours ; cela nous permettra d’évoquer la question de la couverture phraséolo-
gique textuelle qui est propre au discours spécialisé. Finalement, nous montre-
rons des outils d’aide à la rédaction des discours spécialisés.

Mots clés  : couverture phraséologique textuelle, discours spécialisé, construc-


tion à modifieur

Abstract
Having proposed a short characteristics of specialized discourse, we will move
to the the problem of constructions with modifiers which oftern occur in this
type of discourse. This will allow us to discuss the idioms in specialized texts, i.e.
idiomatic coverage of text. Finally, we will present some tools used for automatic
processing of specialized language.

Keywords: specialistic discourse, idioms in specialistic texts, idiomatic coverage


of text, modifiers
Galina Belikova
L’Université pédagogique d’Etat de Moscou

Le discours religieux des cultures


contemporaines française/russe

La thèse suffisamment connue et certes controversée – c’est surtout la langue qui


conditionne la vision du monde et la mentalité nationale – trouve sa solution de
facilité dans la constatation de la corrélation de la langue et de la culture et de
leur impact relatif sur la classification et catégorisation du monde. Dans l’hypo-
thèse que la langue est la substance dans laquelle le monde est inévitablement
immergé, on pourrait se prononcer pour un autre jugement affirmant le carac-
tère verbal de l’essence du monde concevable. Quoi qu’il en soit, la langue est
certainement la source gnoséologique permettant la révélation des faits socio-
culturels. Ce n’est pas sans raison que les scientifiques définissent le fondement
présupposé des connaissances et de la pratique comme un fram complexe qui,
constituant la base de l’image, est placé hors du lexique et peut être représenté
par tout autre mot.
Il est avéré que la langue se manifeste comme un miroir langagier de la menta-
lité du peuple et sa conception du monde ; le génie de la langue est aussi la conti-
nuation des artefacts culturels, représentation et retransmission de génération
en génération des sens axiologiques inscrits dans la langue ; c’est aussi l’ancrage
des universaux et des concepts culturels de même que des préceptes et des do-
minantes du comportement social et discursif. Ainsi, peut-­on présumer que la
langue est un mode spécifique de l’existence de la culture, son outillage et son
produit à la fois. Vue sous cet angle, la nature symbolique de la langue naturelle
doit posséder une « suspension archétypique » qui s’acquiert comme une forme,
« aptitude préformée donnée a priori » [Юнг 1996: 537].
L’image linguistique du monde en tant que système organisé de concepts et
structure cognitive spéciale  -­fonction de la vision et l’interprétation de la ré-
alité  -­crée le monde intermédiaire et possède le caractère de la langue mater-
nelle. Or, l’unicité et la similarité impliquent que toute identité individuelle ou
collective est exprimée dans la langue et par la langue, de même que son image
peut être reconstruite à la base des moyens linguistiques. Les unités linguistiques
témoignant des concepts-­clefs de la culture et reflétant la sémantique culturelle
sont de prépondérance fixées dans le fonds phraséologique de la langue natio-
nale. L’interprétation du composant motivationnel de phraséologismes permet
134 Galina Belikova

l’explication de leur signification actuelle qui, à son tour, confrontée à des codes
culturels éclaire la spécificité nationale verbalisée par cette unité phraséologique.
De tels codes culturels on distingue les plus signifiants  : textes sacrés ou de la
sagesse populaire et le fonds parémiologique. En effet, le christianisme est recon-
nu comme l’un des facteurs globaux ayant défini la mentalité française et russe.
Les textes bibliques sont qualifiés de textes-­types qui s’établissent comme une
source de conception et interprétation de l’espace sémantique de la culture au
sein duquel l’expérience matérielle et spirituelle du peuple se reproduit dans la
langue. Toutefois, la question s’impose du pourquoi, pour la compréhension des
codes culturels, un rôle substantiel est assujetti aux textes sacrés  ; le pourquoi
dans des situations de choc, de « bouleversements extrêmes » (naissance, mort,
maternité, mariage, divorce, amour) le comportement de l’individu (même d’un
non-­croyant) active ses fixations religieuses conscientes ou inconscientes par rap-
port au destin. Enfin, est-­ce que réellement la langue nationale peut témoigner
des taxons culturels supra-­temporels dont la nature sémiotique est motivée par
la tradition religieuse : l’actualisation de ces signes linguistiques dans le discours
contemporain français/russe est une manifestation de la «  sémiotique réelle  »
conditionnée par l’esprit théologique. Après tout, l’image linguistique du monde
change avec le temps, ce qui dénote la vision du monde différente et sa concep-
tualisation modifiée.
Dans la philosophie de K. G. Jung, la religion, en tant qu’attitude de l’homme
à l’égard du mystère, de Dieu, est une telle forme de l’expression psychique qui,
par l’intermédiaire des symboles, permet la manifestation du Soi qui, à son tour,
est porteur psychologique de l’image de Dieu. Des modèles archétypiques se re-
trouvent dans des symboles d’où résulte leur reproductibilité : « Les dieux sont
des métaphores du comportement archétypique  » [Сэмьюэлз 2009  : 44]. Ce
n’est pas par hasard que les images de Dieu, de l’âme ou des forces démoniaques
sont présentes dans des mythes de la majorité des cultures et les formes sym-
boliques telles que la Croix ou le Mandala sont l’expression des représentations
théologiques collectives. Donc, l’étude de la culture et de la mentalité de l’ethnie,
de ses traditions et innovations, exige la prise de conscience de ses racines ar-
chétypiques et surtout de celles qui sont motivées par l’expérience théologique
du peuple. Autrement dit, l’analyse de certains signes linguistiques fixés et re-
produits dans les langues nationales française/russe peut témoigner des formes
archétypiques de l’attitude de l’homme envers le divin.
La religiosité « pratique » française dans, notamment, la doctrine catholique
sur le péché pourrait être présentée en tant que système complexe de jugements
socio-­rationnels ainsi que de préceptes éthiques formés traditionnellement sous
l’influence des doctrines catholiques. Ainsi, tout au long du XVI-­XVIII s. le
Le discours religieux des cultures contemporaines française/russe 135

thème du péché originel et de la répartition des actes pécheurs en mortels et


quotidiens autant que l’image de l’enfer et des tortures des pécheurs étaient-­ils
des leitmotivs principaux des sermons catholiques. En vertu de la mesure où
l’homme « a fait déborder la coupe, la mesure de péchés » (Mat. 23, 32) définie
par Dieu, le châtiment posthume pour l’homme est déterminé en proportion
avec la quantité de péchés journaliers, pardonnés par Dieu, et de péchés mor-
tels dépassant la mesure. Le motif de ces sermons catholiques s’est fixé comme
l’image prototypique au fondement des bibléïsmes (phraséologismes créés à la
base de la Bible et textes sacrés) couramment employés dans la culture discursive
française : péché originel – первородный грех ; combler la mesure –­переполнить
меру (чашу). Les sermons orthodoxes n’abordent le sujet du péché originel que
de biais, autant que le châtiment posthume est lié à l’image de Dieu plutôt clé-
ment et humain que punissant et récompensant selon des mérites. C’est appa-
remment la raison pour laquelle le bibléïsme первородный грех (péché originel)
est très peu employé dans le russe courant quoiqu’il soit connu dans la culture
discursive russe. Dans la mentalité russe, l’image de la mesure et de la coupe
est associée pas tellement avec la quantité de péchés et de Grâce divine reçue,
mais avec le symbole de souffrances, d’épreuves douloureuses. A la différence
du français contemporain, l’image biblique de la «  mesure, coupe  » se consti-
tue de caractéristiques sémantiques qui structurent le fondement imagé des bi-
bléïsmes russes employés de préférence dans le style littéraire et journalistique :
/переполнить/ чашу терпения (littér. combler la mesure de patience) ; чаша
страданий (littér. coupe de souffrances), испить горькую чашу (littér. boire
la coupe amère. Notons que l’analogue phraséologique français boire le calice
jusqu’à la lie est une des expressions les plus connues par les Français).
Les caractéristiques archétypiques du concept « péché » dans les cultures com-
parées sont ancrées dans l’idée de pénitence, mais l’image archétypique française
du péché suppose leur rachat par l’entremise de l’indulgence (lié formellement
à la tradition catholique de donner et obtenir indulgence au sens propre de ce
mot – payer une certaine somme d’argent à l’église pour s’acquérir le pardon de
ses péchés). Or, les bibléïsmes analogiques expier/racheter ses péchés/ искупить
свой грех possèdent tout de même des prédicats sémantiques différents : rache-
ter, c.à.d. acheter (payer l’indulgence à l’Eglise catholique pour obtenir le pardon
de ses péchés) et le verbe synonyme russe искупить (expier) suggère surtout
l’acte spirituel de pénitence. Dans la mentalité française l’idée est maintenue que
le péché en partie avoué ou même dissimulé est déjà à moitié pardonné : Péché
(faute) avoué est à demi pardonné ; Péché caché est à demi (à moitié) pardonné. Se-
lon toute apparence, cela s’explique par le fait que la culture catholique concevait
le monde comme une zone d’existence innocente, humainement normale (dans
136 Galina Belikova

le sens de l’admission de petits péchés quotidiens pardonnés par Dieu et donc


expiés durant la vie dans ce bas monde), déterminée par des normes du compor-
tement sociales et étatiques. Tandis que dans la conscience ordinaire du peuple
russe le clergé orthodoxe cultivait la perception bipolaire du monde  – enfer/
paradis. Le monde d’ici-­bas était reconnu d’avance comme vie dans le péché et,
par conséquent, l’homme étant pécheur a priori devait inéluctablement souffrir
afin d’expier le péché inné. Le monde de l’au-­delà, purifié du mal, était associé au
paradis, à la « terre promise ». Il se peut que ce dogme religieux ait conditionné
des caractéristiques spécifiques russes de l’image archétypique du péché reliée au
rire : Что грешно, то и смешно (потешно) (c’est ce qui est péché qui fait rire) ;
Где грех, там и смех (où est le péché c’est par là le rire), В чем смех, в том и
грех (le rire est là où est le péché), ; Сколько смеху, столько греха (autant de
rires autant de péchés); И смех и грех (et le rire et le péché).
Le thème du péché originel et, en général, de la chute de l’homme rapporté
amplement dans des sermons catholiques, conditionne la fréquence de l’image
d’Adam et, dans une moindre mesure, celle d’Eve à la base des bibléïsmes français
mais ignorés de la culture langagière russe : le vieil Adam –­c.à.d. « pécheur » (avec
une connotation ironique); tuer (dépouiller) le vieil homme (le vieil Adam) en nous –­
c.à.d. « changer radicalement de vie, se débarrasser de ses mauvaises habitudes »;
en costume d’Adam, d’Eve –­c.à.d. « nu »; ne connaître ni d’Eve, ni d’Adam –­ c.à.d.
« n’avoir jamais entendu parler de qqn ou de qqch »; n’avoir pas péché en Adam,
c.à.d. « être extrêmement vertueux et sans péchés »; fille d’Eve, c.à.d. « femme ».
Notons que dans la langue littéraire russe du XIXe siècle, ce phraséologisme était
fort employé et signifiait « curiosité et d’autres faiblesses féminines » ; aujourd’hui
son emploi est plutôt la marque du registre littéraire de la langue.
L’interprétation du concept « péché » dans la doctrine catholique explique un
haut degré de socialisation de significations de bibléïsmes français. Selon cette
doctrine, tout homme, étant pécheur ou innocent, est responsable de l’imperfec-
tion de la société dont il est citoyen. Ce n’est pas par un effet du hasard que l’un des
aphorismes français dit : « L’homme le plus dangereux est celui qui est indifférent
aux intérêts de la société ». Les bibléïsmes français suivants sont, contrairement
aux russes, souvent employés dans le style journalistique et connotent des sens
sociopolitiques : traversée du désert (Exode), souvent dans le sens du triomphe
politique d’hommes d’Etat ; on ne met pas du vin nouveau dans de vieilles outres
(Mat., IX,17), c.à.d. pour réussir il faut changer les vieilles habitudes  ; la terre
dont le roi est un jeune homme, /la ville dont le prince est un enfant/ (Ecclés. X,
16), dans le sens du gouvernement inefficace ou en période de l’anarchie, etc.
Citons certaines passages et  allusions bibliques employés dans les mass média
français : Le gouvernement a accouché dans la douleur (Gen.3, 16) ; Le sphinx
Le discours religieux des cultures contemporaines française/russe 137

(F. Mitterrand) – en baisse – visite les sept plaies d’Egypte. (Ex., 7,14-12,30) ; Les
voies du Seigneur seraient-­elles aveuglantes  ? (Rom.11, 33)  ; La résolution 666
des Nations Unies, chiffre diabolique… (Ap. 13,18.) ; La peur de l’électeur, c’est le
début de sagesse. (Prov. 1,7 ; 9,10 ; 15,33 ; Si. 1,14.) ; Une véritable manne occiden-
tale s’abat sur l’Allemagne de l’Est. (Ex. 16,15.) ; Mais, comme toujours lors de
la distribution des prix, il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus (Mat. 20,16.). No-
tons certains bibléïsmes russes dont le sens biblique s’est effrité au profit du sens
sociopolitique. Ces unités phraséologiques décrivent des institutions sociales et
rapports communautaires  : власть предержащие (Рим. 13,1), la dénomina-
tion ironique des patrons; всякой твари по паре (Быт. 6,19-20), désignation
occasionnelle des représentants de Duma ; золотой телец (Исх. 32,1-4), dési-
gnation de l’argent ; знамение времени (Матф. 16,3), dans le contexte du phé-
nomène politique signifiant; кто с мечом придет, от меча и погибнет (Матф.
26,52), cliché patriotique, éducatif ; перекуем мечи на орала (Ис. 2,4), l’appel
à la vie paisible, etc. Dans le style journalistique russe, on constate l’émergence
de néologismes dérivés de bibléïsmes et possédant une connotation ironique ou
souvent négative : иудистый, иудушки (de Juda), каинство, каинитство (de
Caïn), тележрецы (télé prêtres), телепаства (télé ouailles) etc.
Les accents confessionnels distincts ont préconstruit une image différente à la
base des bibléïsmes employés dans les deux cultures comparées : (notons que les
deux idiomes suivants sont de faux équivalents phraséologiques) l’enfant (le fils)
prodigue et блудный сын/возвращение блудного сына (fils infidèle, impudique,
errant au sens propre et figuré du terme/ retour du fils prodigue). Le retour chez
soi de l’apostat repenti et la miséricorde à condition de repentance – thèse ty-
pique orthodoxe qui est à la base sémantique du bibléïsme russe, et la rigueur par
rapport aux biens matériels, désapprobation du gaspillage – pensée catholique
qui a conditionné le sens actuel du bibléïsme français (com. : le bibléïsme cou-
ramment employé au père avare, le fils prodigue s’étant créé à la base du même
sujet biblique et reflétant le même aspect du sens).
La vue différente sur les « simples d’esprit » se révèle dans la structure sémantico-­
syntaxique du bibléïsme français le mauvais riche (Luc. 16, 20-27) et les bibléïsmes
russe петь Лазаря (chanter Lazare), лазарничать (faire Lazare), тянуть
Лазаря (traîner Lazare), прикидываться Лазарем (faire semblant d’être Lazar).
Ces phraséologismes étaient formés à la base du même sujet biblique (Luc. 16, 20-
27) / (Лук. 16, 20-25). L’image constitutive du bibléïsme russe петь Лазаря (chan-
ter Lazare) est celle du pauvre Lazare ayant trouvé pour ses supplices la béatitude
dans le sein d’Abraham. Le bibléïsme français interprète un autre pan de ce sujet.
Dans la tradition orthodoxe, les malheureux étaient vus comme « les fils de
Dieu  » et, aux yeux de Dieu, l’aumône aux miséreux était estimée nécessaire,
138 Galina Belikova

l’homme en sera récompensé dans sa vie future. Dans la doctrine catholique, la


charité à l’égard des malheureux ainsi que le thème de miséricorde en général
est traité en conformité avec le principe de justice, dont le sens originel relève de
la notion du châtiment posthume : le salut non pas au motif de la miséricorde
divine, mais par la « justice et satisfaction ». Ce principe de la « coopération équi-
table » a spécifié les rapports de l’homme avec Dieu : par ex. le bibléïsme employé
en français contemporain rendre à César ce qui appartient à César, c’est-­à-­dire
reconnaitre la responsabilité d’un acte ou la propriété d’un bien à la personne,
connote l’idée de légitimité, de conformité avec les règles juridiques dans la vie
sociale et l’idée de justice dans des rapports communautaires. L’analogue phra-
séologique russe (воздать) кесарю кесарево, c’est-­à-­dire à chacun le sien, selon
sa nature, ses mérites, évoque plutôt l’idée de relations de terre à terre et n’affecte
pas le domaine de normes juridiques (com. : l’équivalent populaire employé dans
le russe courant кесарю кесарево, а слесарю слесарево, littér. – à César ce qui
appartient à César, au serrurier ce qui appartient au serrurier).
Les bibléïsmes suivants, faisant partie des fonds parémiologiques des langues
nationales, figurent en grande partie la conception catholique et orthodoxe de
la notion théologique « amour/miséricorde ». Ils se sont fixés dans les cultures
nationales en tant que préceptes-­stéréotypes de la vision du monde et du com-
portement collectif  : tout en possédant un sens dénotatif similaire, ces unités
phraséologiques diffèrent selon leurs formes intérieures  : просит убогий, а
подаешь Богу (Притч, 19,17), littér. – quand le pauvre demande, on donne à
Dieu / Qui donne aux pauvres prête à Dieu ; кто имеет, тому дастся (Матф,
13,12), littér. – il sera donné à celui qui a qqch / on ne prête qu’aux riches. Dans la
doctrine catholique, la miséricorde est un acte « agréant » à Dieu, mais c’est sur-
tout un geste qui se doit être enseigné et n’admet aucune indulgence ni conces-
sion : par rapport aux malheureux, il est nécessaire d’observer une juste mesure
entre la nécessité et l’excès. Ainsi, le bibléïsme employé en français contemporain
et inconnu de la culture langagière russe ouvrier de la dernière /de la onzième/
heure (Mat. XX, 9) reflète l’idée biblique du même salaire accordé aux ouvriers
qui ont commencé au lever du soleil et à ceux qui ont commencé les derniers.
Des prédicateurs catholiques interprétaient cette parabole du point de vue de la
rémunération équitable proportionnellement au degré de leur piété et non pas
à la somme d’argent gagnée. Cette interprétation s’est fixée comme fondement
prototypique de signification actuelle du bibléïsme : se mettre au travail quand
celui-­ci tend à sa fin, se rallier tardivement à une cause, qui connote l’idée de
droits égaux pour tout le monde.
Le catholicisme français a connu une grande influence de « l’éthique de mo-
tifs » protestante : la conception protestante de l’homme en tant qu’individualité/
Le discours religieux des cultures contemporaines française/russe 139

personnalité ayant besoin de « religiosité pratique », de foi personnelle afin de


justifier et motiver son activité ; l’accent est mis sur le for intérieur de l’homme,
son expérience morale et spirituelle  ; l’idée protestante du travail vu comme
devoir moral de l’homme  ; la liberté et l’égalité des êtres humains telles que
« serviteurs de Dieu » –­toutes ces thèses se sont révélées d’une grande portée
éthique pour la formation des concepts axiologiques français (com.: la thèse
de francs-­maçons « liberté, égalité, fraternité » comme slogan de la révolution
française).
Ainsi, cette analyse n’étant certainement pas exhaustive, permet tout de même
d’affirmer la productivité des taxons culturels motivés par la tradition religieuse
pour la formation et la compréhension des codes culturels en vertu desquels s’ef-
fectue la transmission de la tradition culturelle.
Ouvrages
1. Юнг, К. Г., Дух и жизнь, Москва, Практика, 1996, С. 537
2. Сэмьюэлз, Э., Шортер, Б., Плот, Ф., Словарь аналитической психологии
К. Юнга, Санкт-­Петербург, Азбука-­классика, 2009, С. 44.
3. Вежбицкая, А., Семантические универсалии и базисные концепты,
Москва, Языки славянских культур, 2011, С. 389-424; С. 501-548.
4. Телия, В. Н., «Культурно-­языковая компетенция: ее высокая вероятность и
глубокая сокровенность в единицах фразеологического состава языка»,
in Культурные слои во фразеологизмах и в дискурсивных практиках,
Москва, Языки славянской культуры, 2004, С. 19-31.
5. Тарасов, Е.Ф., «Язык как средство трансляции культуры», in Фразеология
в контексте культуры, Москва, 1999, С 34-37.

Résumé 
Le discours religieux des cultures contemporaines française/russe
La langue est la substance dans laquelle le monde est inévitablement immergé et
l’essence du monde concevable possède le caractère verbal. La langue est certai-
nement la source gnoséologique permettant la révélation des faits socioculturels,
c’est un mode spécifique de l’existence de la culture, son outillage et son pro-
duit à la fois. Les unités linguistiques témoignant des concepts-­clefs de la culture
et reflétant la sémantique culturelle sont de prépondérance fixées dans le fonds
phraséologique de la langue nationale. De tels codes culturels on distingue les
plus signifiants : textes sacrés ou de la sagesse populaire et le fonds parémiolo-
gique. Le christianisme est reconnu comme l’un des facteurs globaux ayant défi-
ni la mentalité française et russe. La langue nationale peut témoigner des taxons
140 Galina Belikova

culturels supra-­temporels dont la nature sémiotique est motivée par la tradition


religieuse : l’actualisation de ces signes linguistiques dans le discours contempo-
rain français/russe est une manifestation de la « sémiotique réelle » condition-
née par l’esprit théologique. L’étude de la culture et de la mentalité de l’ethnie,
de ses traditions et innovations, exige la prise de conscience de ses racines ar-
chétypiques et surtout de celles qui sont motivées par l’expérience théologique
du peuple. L’analyse de certains signes linguistiques fixés et reproduits dans les
langues nationales française/russe peut témoigner des formes archétypiques de
l’attitude de l’homme envers le divin.

Mots-­clefs : artefacts culturels, langue, tradition, archétype, religion, doctrine,


phraséologismes bibliques.

Abstract
Religious discourse in modern French/Russian cultures
Every language is a substance with the whole world inside and the essence of a
conceivable world lies in its verbal character. Every language represents a gnostic
source, revealing sociocultural phenomena, it represents a specific world where
culture finds its home, and it represents cultural enginery with, at the same time,
its product. Linguistic entities, being the key-­concepts of culture and reflecting
cultural semantics are mostly fixed in the phraseological depths of every natio-
nal language. Of all these cultural codes, we usually distinguish only the most
significant ones: sacral texts, those of popular wisdom as well as paremiological
funds. Christianity is recognized as one of global factors, defining French and
Russian mentality. National language can hide supratemporel cultural taxons of
religion-­motivated semiotic nature: these linguistic signs actualization in mo-
dern French/Russian speech is the manifestation of so-­called «real semiotics»
conditioned by theological spirit. The study of ethnos’ culture and mentality,
of its traditions and innovations needs understanding archetypical roots as well
as those motivated by people’s theological experience. The analysis of certain
linguistic signs fixed and reproduced in French/Russian national languages may
demonstrate archetypical forms of humane attitude towards the divine.

Keywords: cultural artefacts, language, tradition, archetype, religion, doctrine,


bible set phrases.
Larissa Mouradova
Université pédagogique d’État de Moscou

Le lexique religieux dans le discours


littéraire français

1. Introduction
L’objectif de cette étude est de montrer le fonctionnement du lexique religieux
(théonymique) dans le discours littéraire. Il n’est pas facile de déterminer la spé-
cificité des notions « texte » et « discours » tant leur interprétation varie selon
les linguistes. Nous nous basons sur le point de vue qui stipule qu’à la différence
de l’analyse textuelle l’étude du discours prend en considération des facteurs
pragmatiques, extralinguistiques et situationnels. Le discours est un phénomène
linguistique complexe qui comprend le texte et l’information extralinguistique
(Алефиренко, 2007, p. 370).
Le discours littéraire présente une nature double  : d’une part il a des traits
caractéristiques de ce type du discours étant donné que l’écrivain se sert de la
langue nationale et dépend des lois et des règles qui la régissent, d’autre part, il
est la création d’un auteur qui possède un style individuel.
Le style d’un auteur constitue un système de moyens d’expression résultant
du choix et du mode d’emploi des éléments fournis par la langue. Ce choix et cet
emploi sont déterminés non seulement par la nécessité de rendre un sens donné,
mais aussi par la tendance à revêtir la pensée d’une forme essentiellement per-
sonnelle, affective et esthétique.
Le discours littéraire a ses particularités qui le distinguent de tous les autres
types de discours  ; c’est sa fonction esthétique, le rôle particulier des faits de
langue comme matière servant à créer des images et tableaux de la vie, la réunion
éventuelle des éléments de tous les styles de langue, l’emploi plus ou moins fré-
quent de tropes individuels (Морен, М.К., Тетеревникова Н.Н., 1970, p. 121).
Notre but est de démontrer par quels moyens le lexique religieux contribue à la
réalisation de ces fonctions. Pour nous acquitter de cette tâche nous avons étudié
le fonctionnement de ces unités lexicales dans les romans des écrivains franco-
phones Marc Levy, Anna Gavalda, Guillaume Mussot, Amélie Nothomb, Kathe-
rine Pancol. Notre choix s’appuie sur un seul critère : l’action de ces ouvrages
doit se dérouler à l’époque moderne. Pour mettre en relief les particularités de
142 Larissa Mouradova

l’emploi des théonymes dans le discours littéraire au XXIe siècle, nous les avons
comparés au lexique religieux utilisé par les écrivains du XIXe siècle – Guy de
Maupassant et Émile Zola.

2.  La notion de théonyme


Par le terme « théonyme » nous désignons les unités lexicales qui expriment des
notions ayant rapport à la sphère religieuse.1
Le lexique théonymique manifeste tous ses traits distinctifs propres à un
champ sémantique : les unités lexicales qui le composent sont liées par des rela-
tions sémantiques ; ces relations ont un caractère systémique ; les unités lexicales
du champ en question se trouvent dans les relations d’interdépendance et se dé-
terminent mutuellement, etc. (Кобозева, 2000, p. 99).
Ce champ a une structure hiérarchique bien complexe. Au niveau supérieur
de cette hiérarchie se trouve le mot religion précédé habituellement de l’article
défini : « La religion : reconnaissance par l’homme d’un pouvoir ou d’un principe
supérieur de qui dépend sa destinée et à qui obéissance et respect sont dus ; atti-
tude intellectuelle et morale qui résulte de cette croyance, en conformité avec un
modèle social, et qui peut constituer une règle de vie. » (PR). Le niveau suivant
est représenté par les mots dont la définition contient le substantif religion qui
suppose l’article indéfini  : «  Une religion  : système de croyance et de pratiques,
impliquant des relations avec un principe supérieur, et propre à un groupe so-
cial » (PR). Le mot religion remplit la fonction d’hyperonyme par rapport aux
co-­hyponymes animisme, chamanisme, fétichisme, totémisme, druidisme, boudd-
hisme, hindouisme, judaïsme, religion musulmane (islamisme) et, bien sûr, reli-
gion chrétienne (christianisme), etc. À son tour, le substantif christianisme joue le
rôle d’hyperonyme pour les mots catholicisme, église orthodoxe, protestantisme,
ce qui permet de présenter des séries de mots ayant des rapports endocentriques,
par ex. : religion → christianisme → catholicisme. Chaque niveau contient plusieurs
groupes lexico-­sémantiques qui réunissent les mots ayant un sème en commun
dans leur structure sémantique.
Si nous considérons le vocabulaire religieux français ayant rapport aux
croyances monothéiques, nous arrivons à la conclusion que les relations hié-
rarchiques qui existent entre les unités de ce niveau peuvent être présentées de

1 Nous appliquons le terme théonyme à toutes les unités lexicales faisant partie du
champ de lexique religieux. L’emploi du terme dans ce sens-­là nous semble justifié,
bien que cela contredise le sens étymologique de ce substantif. D’ailleurs, ce même
sens « large » est attribué au mot théologie.
Le lexique religieux dans le discours littéraire français 143

la manière suivante: le lexique qui désigne les notions propres 1) à toutes les
religions monothéiques, 2) aux confessions chrétiennes, 3) à une confession
chrétienne. Il est évident que le lexique dont on se sert pour verbaliser les no-
tions liées au catholicisme inclura les unités lexicales des deux premiers niveaux
tandis que ses traits spécifiques se révéleront par le vocabulaire appartenant au
troisième groupe. Ainsi, nous pouvons constater la présence dans le vocabulaire
religieux français des groupes suivants contenant des mots qui expriment:
–­ les concepts de la doctrine chrétienne: Dieu, enfer, paradis, purgatoire etc. ;
–­ les doctrines, les conceptions, les courants théologiques divergeant parfois de
la doctrine officielle de l’église (hérésies): adamisme, arianisme, calvinisme,
jansénisme, luthéranisme, manichéisme, protestantisme, etc. ;
–­ les rites religieux et les actions qui les accompagnent: baptême / baptiser,
confession / confesser, confirmation / confirmer, eucharistie / communier,
extrême-­onction, pénitence, etc. ;
–­ les services religieux, les prières: angélus, bénédicité, homélie, messe, psaume,
requiem, sermon, etc. ;
–­ les fêtes religieuses : Épiphanie, Noël, Pâques, Pentecôte, etc. ;
–­ le clergé: abbé, archevêque, aumônier, cardinal, chanoine, curé, évêque, pape,
prêtre, vicaire, etc. ;
–­ les ordres religieux et leurs membres: bénédictins, capucins, carmélites, char-
treux, dominicains, franciscains, jésuites, etc. ;
–­ les croyants : catholique, fidèle, etc. ;
–­ les circonscriptions ecclésiastiques: cure, diocèse, évêché, paroisse, vicariat,
etc. ;
–­ les bâtiments et lieux de culte et leurs parties: cathédrale, chapelle, église, autel,
sacristie, etc.;
–­ les livres religieux : antiphonaire, Bible, bréviaire, Évangile, missel, etc. ;
–­ les objets de culte: croix, crucifix, etc. ;
–­ les vêtements sacerdotaux: barrette, chasuble, mitre, soutane, surplis, etc.

3.  Les théonymes dans le texte littéraire


Le lexique religieux fait son apparition dans les Serments de Strasbourg, premier
texte français: « Pro Deo amur et pro christian poblo et nostro commun salva-
ment, d’ist di en avant, in quant Deus savir et podir me dunat » (Шишмарев,
1955, p. 20), aussi bien que dans le premier texte poétique en français la Séquence
de Sainte Eulalie :
Buona pulcella fut Eulalia.
Bel auret corps bellezour anima.
144 Larissa Mouradova

Voldrent la ueintre li d[õ] inimi.


Voldrent la faire diaule seruir (Шишмарев, 1955, p. 22).
Dans ces deux textes, les théonymes sont employés au sens propre et cet em-
ploi reste typique durant des siècles. Pourtant avec le temps, on voit apparaître
de nouvelles acceptions qui rendent possible l’emploi du lexique religieux dans
le sens figuré.
Au XIXe siècle, par exemple, la vie de l’homme était étroitement liée à l’Église,
à commencer par le baptême et jusqu’à la messe funéraire. En effet, les belles-­
lettres du XIXe siècle nous fournissent de nombreuses descriptions des rites
religieux :

–­ Le baptême  : «  Le baptême eut lieu vers la fin d’août. Le baron fut parrain,
et tante Louise marraine. L’enfant reçut les noms de Pierre-­Simon-­Paul ; Paul
pour les appellations courantes. » (Maupassant, 1955, p. 130).
–­ La première communion : « Elle [Pauline] fit sa première communion au mois
de juin, à l’âge de douze ans et demi. Lentement, la religion s’était emparée
d’elle, une religion grave, supérieure aux réponses du catéchisme, qu’elle récitait
toujours sans les comprendre. » (Zola, 1967, p. 61).
–­ La confession: «  Vers ce temps, Mme Chanteau s’étonna de la piété de Pau-
line. Deux fois, elle la vit se confesser. Puis, brusquement, la jeune fille parut
en froid avec l’abbé Horteur ; elle refusa même d’aller à la messe pendant trois
dimanches, et n’y retourna que pour ne point chagriner sa tante. » (Zola, 1967,
p. 89).
–­ Le mariage: « Maintenant Georges était agenouillé à côté de sa femme dans le
chœur, en face de l’autel illuminé. Le nouvel évêque de Tanger, crosse en main,
mitre en tête, apparut, sortant de la sacristie, pour les unir au nom de l’Éter-
nel. » (Maupassant, 1958, p. 349).
–­ Les funérailles: « L’église était tendue de noir, et, sur le portail, un grand écusson
coiffé d’une couronne annonçait aux passants qu’on enterrait un gentilhomme. »
(Maupassant, 1958, p. 284).

Bien sûr, l’actualisation du sens propre du lexique religieux n’exclut pas la possibi-
lité d’utiliser les théonymes au sens figuré ; par exemple, l’expression bon ange peut
se rapporter à une femme : le verbe se confesser signifie non seulement « avouer
(ses péchés) au prêtre dans le sacrement de pénitence ou à Dieu seul dans une prière
particulière » mais aussi « reconnaître pour vraie (une chose à son désavantage) » :
l’état qui procure le contentement, le bonheur est désigné par le mot paradis :
–­ «  Mais Lazare venait de saisir la main de Pauline, dans un geste d’abandon
charmant, qui avait suffi pour rendre aux joues de la jeune fille tout le sang de
Le lexique religieux dans le discours littéraire français 145

son cœur. N’était-­elle pas le bon ange, comme il la nommait, la passion toujours
ouverte d’où il ferait couler le sang de son génie ? » (Zola, 1967, p. 119).
–­ «  Puis, il [le docteur Cazenove] s’emporta. «  Aussi, c’est votre faute, vous ne
suivez pas le régime que je vous ai indiqué… Jamais d’exercice, toujours échoué
dans son fauteuil. Et du vin, je parie, de la viande, n’est-­ce pas ? Avouez que
vous avez mangé quelque chose d’échauffant. -­Oh ! un petit peu de foie gras »,
confessa faiblement Chanteau. » (Zola, 1967, p. 45).
–­ « Venu le premier, l’abbé Horteur, qui dînait aussi, jouait aux dames avec Chan-
teau, allongé dans son fauteuil de convalescent. L’attaque le tenait depuis trois
mois, jamais encore il n’avait tant souffert ; et c’était le paradis maintenant, mal-
gré les démangeaisons terribles qui lui dévoraient les pieds. » (Zola, 1967, p. 76)

Malgré le rôle important du catholicisme dans la France du XIXе siècle, les écri-
vains de l’époque ne pouvaient pas passer sous silence l’attitude sceptique d’une
partie de la société par rapport à la religion. Ainsi, Georges Duroy, le personnage
principal du roman de Guy de Maupassant Bel-­Ami, en attendant à l’église ma-
dame Walter qui lui avait fixé un rendez-­vous, se dit qu’elle va à l’église pour des
raisons diverses: ici, elle confesse ses péchés et ici même elle voit son amant. On
a acquis l’habitude de se servir de la religion comme on se sert d’un en-­tout-­cas :
« S’il fait beau, c’est une canne ; s’il fait du soleil, c’est une ombrelle ; s’il pleut,
c’est un parapluie, et, si on ne sort pas, on le laisse dans l’antichambre. Et elles sont
des centaines comme ça, qui se fichent du bon Dieu comme d’une guigne, mais qui
ne veulent pas qu’on en dise du mal et qui le prennent à l’occasion pour entremet-
teur. » (Maupassant, 1958, p. 248).
L’attitude négative envers le clergé se fait sentir dans la phrase suivante tirée
du roman d’É. Zola La joie de vivre : « À Paris, on méprisait [… ] les curés, ces
hypocrites dont les robes noires cachaient tous les crimes. » (Zola, 1967, p. 62).
Néanmoins, la négligence déclarée de la pratique religieuse était mal vue. Le fils
de l’héroïne du roman de Guy de Maupassant Une Vie, Paul, n’a pas été admis à la
première communion et la famille décide de l’élever « en chrétien, mais non pas en
catholique pratiquant », ce qui provoque la désapprobation du voisinage. Au cours
d’une visite chez sa voisine, la marquise de Coutelier, Jeanne, après avoir entendu
quelques « paroles glaciales » prononcée par la maîtresse de la maison, reçoit cette
réplique cinglante : « La société se divise en deux classes : les gens qui croient à Dieu
et ceux qui n’y croient pas. Les uns, même les plus humbles, sont nos amis, nos égaux ;
les autres ne sont rien pour nous. » Jeanne essaie de convaincre son interlocutrice
qu’il est possible de « croire à Dieu sans fréquenter les églises » mais la marquise dit
sans ambages: « Non, Madame ; les fidèles vont prier Dieu dans son église comme on
va trouver les hommes en leurs demeures. » (Maupassant, 1955, p. 190).
146 Larissa Mouradova

Les écrivains contemporains continuent à employer les théonymes dans leurs


ouvrages ; pourtant le rôle des ces unités ne se réduit pas à la désignation des
phénomènes et des objets du domaine religieux. Les cas où le lexique religieux
apparaît dans son sens figuré sont fréquents, et on recourt à ces sens dérivés plus
souvent qu’aux périodes précédentes.
En ce qui concerne la religion chrétienne à l’époque moderne, on constate
l’affaiblissement de sa position dans la société française. Selon les données sta-
tistiques, quelques années après la Seconde Guerre mondiale, 8 Français sur 10
se déclarent catholiques. Cette proportion va rester constante jusqu’aux années
60. L’appartenance au catholicisme connaît un premier recul brutal dès le milieu
des années 70. Depuis les années 80, l’audience du catholicisme a entamé un
nouveau mouvement de baisse assez régulier. Au terme de cette évolution, deux
tiers des Français se disent cependant catholiques en 2010. En même temps, le
déclin de la pratique religieuse (mesurée selon le critère de l’assistance à la messe
dominicale) est évident  : durant ces cinquante dernières années, elle passe de
plus d’un quart (27%) de messalisants en 1952 à moins de 5% en 2006 (http://
www.ifop.com/media/pressdocument/238-1-document_file.pdf).
Vu les circonstances, il n’est pas étonnant que dans les romans contemporains
qui décrivent la société de la France d’aujourd’hui, le lexique religieux soit moins
fréquent qu’au cours des siècles précédents. Par exemple, sur plus de 400 pages
du livre de K. Pancol Muchachas (t.2), nous n’avons relevé que 28 mots du do-
maine religieux ou, compte tenu du fait que certains théonymes sont employés
deux fois ou plus, 47 contextes.
Toutefois, dans le discours littéraire du XXIe siècle, il existe des situations où
les personnages demandent la miséricorde de Dieu, recherchent sa protection
ou le remercient au cas où il leur arrive quelque chose de bon. Ainsi, l’héroïne
du roman de K.  Pancol Les yeux jaunes des crocodiles, Joséphine, reçoit une
somme aussi considérable qu’inespérée pour une traduction qu’elle a faite. Cet
argent vient à propos, la famille éprouvant des difficultés pécuniaires. Joséphine
s’adresse à Dieu : « Mon Dieu, merci de me donner cette force-Â�là ! Joséphine parlait
de plus en plus souvent à Dieu. Je vous aime, mon Dieu, veillez sur moi, ne m’ou-
bliez pas, moi qui vous oublie si souvent. Et parfois il lui semblait qu’il posait la
main sur sa tête et la caressait. » (Pancol, 2007 p. 208).
Il est à noter que ce n’est pas à l’église que Joséphine prononce ces mots mais
dans une rue décorée pour Noël, parmi les passants pressés d’acheter leurs ca-
deaux : « En arpentant les galeries marchandes, habillées de guirlandes, d’arbres de
Noël, sillonnées par de gros bonshommes en houppelande rouge et barbe blanche,
elle remerciait Dieu, les étoiles, le Ciel et hésitait à pousser la porte d’un magasin. Il
faut que j’épargne pour les impôts ! » (Pancol, 2007 p. 208).
Le lexique religieux dans le discours littéraire français 147

L’actualisation du sens propre des théonymes dans le discours littéraire du


XXIe siècle n’est pas répandue et dépend évidemment du sujet du récit ou du
roman. Parfois l’auteur veut mettre en évidence l’attitude de son personnage en-
vers la religion, montrer au lecteur sa conception du monde. Les personnages du
roman d’A. Nothomb Barbe bleue discutent des questions théologiques :
[Saturnine] – Ça vous suffit, vos vieux livres pour exister ? -­[Don Elemirio] – Il
n’y a pas qu’eux. Il y a Dieu, le Christ, le Saint-­Esprit. Je suis aussi catholique qu’un
Espagnol peut l’être. Cela m’occupe beaucoup.  -­[Saturnine]  – Pourquoi n’allez-­
vous pas à la messe ? -­[Don Elemirio] – La messe vient à moi. Si vous voulez, je
vous montrerai la chapelle où, chaque matin, un prêtre espagnol célèbre pour moi
seul le culte. C’est à côté des cuisines. (Nothomb, 2012, p. 23-24).
Le sens propre des théonymes est actualisé lorsqu’ils désignent les objets et
les phénomènes de la sphère religieuse, par exemple : « Ils avaient réussi, Philippe
et elle [Becca], à réaliser leur projet : transformer une aile d’église en refuge pour
femmes seules, rescapées de la rue. […] Le Pasteur Green, maître des lieux, s’était
engagé à leurs côtés, enthousiasmé par leur projet. » (Pancol, 2014 p. 156). « Il ne
neigeait presque plus et les précipitations n’avaient pas été assez soutenues pour
gêner la circulation. Tout en guettant un taxi, il [Nathan] écouta un chœur d’en-
fants, en aubes immaculées, qui chantaient l’Ave verum corpus devant l’église de
St. Bartholomew. » (Musso, 2004, р. 26).
Le sens propre se réalise aussi si l’auteur fait parler son personnage des époques
révolues ou des sites historiques que celui-­ci a visités. Par exemple, Joséphine (Pan-
col, 2007, p. 188) écrit un roman dont l’action se passe au Moyen Âge : « Mathilde
aima Guillaume jusqu’au jour de sa mort ! C’était rare à l’époque. Et il l’aima aussi. Ils
firent construire deux grandes abbayes, l’abbaye aux Hommes et l’abbaye aux Femmes,
aux portes de Caen, pour rendre grâces à Dieu de leur amour »; ou visite une ville ita-
lienne : « S’il ne tenait qu’à elle, ils iraient du Palazzo Ravizza à la piazza del Campo
avec arrêts dans les musées, les églises et les salons de thé. (Pancol, 2014, p. 131).
Beaucoup plus souvent le lexique religieux s’emploie dans le discours littéraire
au sens figuré. L’analyse des romans des auteurs mentionnés ci-­dessus a permis
de relever les théonymes suivants :
1) substantifs : acolyte, ange, angelot, ascèse, bénédiction, calvaire, carmélite, ca-
thédrale, ciel, communiante, communion, croisade, déesse, Dieu, divinité, enfer,
géhenne, icône, inquisiteur, litanie, martyre, messie, pape, bénir, paradis, pa-
triarche, sainte, prophète, sacrilège, sanctuaire, temple;
2) adjectifs : angélique, diabolique, divine, infernal;
3) verbe : baptiser;
4) adverbe : religieusement.
148 Larissa Mouradova

Parmi les vocables cités, nous pouvons voir ceux qui possèdent un sens figuré
au niveau de la langue-Â�système. Le mot acolyte, par exemple, a trois acceptions :
1). clerc promu à l’acolytat chargé notamment de servir à l’autel un membre de la
hiérarchie placé au-Â�dessus de lui (sous-Â�diacre, diacre, prêtre, etc.) ; 2). P. ext., fam.
et parfois péj. compagnon et serviteur habituel d’une personne à laquelle il est
subordonné; aide subalterne ; 3). P. ext., péj., le plus souvent au plur. complice
http: (www.cnrtl.fr) : « Je [Pierre] crois qu’ils se foutaient tous de ma gueule. Le
gros Singh, ses acolytes et la demoiselle. » (Gavalda, 2002, p. 102).
Citons encore un exemple. Le mot croisade signifie 1) Expédition dont les par-
ticipants portaient une croix d’étoffe cousue sur leur habit, entreprise au Moyen
Âge par les chrétiens d’Europe pour délivrer la Terre Sainte de l’occupation mu-
sulmane. 2) Emploi fig. Campagne visant à soulever l’opinion en vue d’un résultat
d’intérêt commun. (www.cnrtl.fr). L’exemple ci-Â�dessous où ce nom est employé
au figuré s’écarte déjà un peu de la définition fournie par le dictionnaire. Une
vielle dame parle à sa jeune amie de son amoureux : « -Â�Il [Lucas] est déjà dans tes
veines, il ira jusqu’à ton cœur. Il y récoltera les émotions que tu y as cultivées avec
tant de précautions. Puis il te nourrira d’espoirs. La conquête amoureuse est la plus
égoïste des croisades. » (Levy, 2002, p. 132-133).
Dans d’autres cas, l’emploi des théonymes au sens figuré reflète la vision per-
sonnelle de l’auteur. Alors nous sommes souvent en présence d’une métaphore
filée. Par exemple, l’héroïne du roman d’A. Nothomb Antéchrista, Blanche,
trouve que l’attitude de ses parents envers son amie Christa lui rappelle l’histoire
biblique de l’enfant prodigue :
Je me rappelai soudain la parabole de l’enfant prodigue : déjà, dans la bouche de
Christ, les parents préféraient l’enfant qui s’était mal conduit. A fortiori, dans la bouche
de Christa. Peut-Â�être le Christ et Christa prêchaient-Â�ils pour leur chapelle : l’enfant pro-
digue, c’était eux. Et moi, j’étais le déplorable enfant sage, celui qui n’a pas eu l’habileté
de signaler, par ses turbulences, par ses fugues, par ses impertinences, par ses insultes,
qu’il méritait hautement l’amour de son père et de sa mère (Nothomb, 2001, p. 66).
L’héroïne du roman d’А. Nothomb Stupeur et tremblement, qui travaille dans
une entreprise japonaise, n’ayant pas eu le temps d’effectuer le travail dont son
chef Fubuki l’avait chargée essaie de rattraper les heures perdues et reste dans son
bureau même la nuit. Après la troisième nuit sans sommeil, elle éprouve soudain
un sentiment de soulagement, une sensation de liberté intérieure et se croit égale
à Dieu. Elle adresse à Fubuki un discours imaginaire dans lequel elle la compare
à Ponce Pilate et s’assigne le rôle du Christ.
Soudain, je me suis amarrée. Je me levai. J’étais libre. Je marchai jusqu’à la baie
vitrée. La ville illuminée était très loin au-Â�dessous de moi. Je dominais le monde.
J’étais Dieu. Je défenestrai mon corps pour en être quitte….
Le lexique religieux dans le discours littéraire français 149

Fubuki, je suis Dieu.


Même si tu ne crois pas en moi, je suis Dieu. […] Tu n’as pas idée de ma gloire.
C’est bon, la gloire. C’est de la trompette jouée par les anges en mon honneur. Ja-
mais je n’ai été aussi glorieuse que cette nuit. C’est grâce à toi. Si tu savais que tu
travailles à ma gloire !
Ponce Pilate ne savait pas non plus qu’il œuvrait pour le triomphe du Christ. Il y
a eu le Christ aux oliviers, moi je suis le Christ aux ordinateurs. Dans l’obscurité qui
m’entoure se hérisse la forêt des ordinateurs de haute futaie (Nothomb, 2001, p. 82-84).
Il est incontestable que l’emploi du lexique religieux dans le discours littéraire
dépend du sujet abordé par l’auteur. Si le roman de M. Levy Sept jours pour une
éternité se base sur l’antithèse du bien et du mal personnifiés par l’ange Zofia et le
démon Lucas, les théonymes y sont fréquents et les sens propre et figuré s’entre-
croisent. Citons un exemple. Zofia qui ignore la nature « démoniaque » de Lucas
lui demande d’où il vient. Après quelque hésitation, celui-­ci répond qu’il vient
de l’enfer. Zofia ne pense pas au sens propre du mot « enfer » mais le comprend
au figuré et décide que son interlocuteur a vécu à Manhattan : « –­De quel univers
venez-­vous ? Il hésita. – Quelque chose comme l’enfer ! Zofia hésita à son tour, elle
le détailla et sourit. – C’est ce que disent souvent ceux qui ont vécu à Manhattan
quand ils arrivent ici. » (Levy, 2006, p. 151).

Conclusion
Après avoir étudié le rôle du lexique religieux dans le discours littéraire français,
nous pouvons constater que les écrivains du XXIe siècle se servent des théonymes
pour désigner les notions qui ont rapport à la religion (sens propre) ou pour
nommer les notions appartenant à un autre domaine (sens figuré). Les exemples
cités montrent avec évidence que dans le discours littéraire de nos jours le lexique
théonymique réalise son sens figuré plus souvent qu’au cours des époques précé-
dentes, ce qui peut s’expliquer par la perte toujours croissante de l’intérêt pour la
pratique religieuse dans la société française.

Bibliographie
Алефиренко, Н.Ф. Теория языка, Москва, Издательский центр «Академия»,
2007.
Кобозева, И.М. Лингвистическая семантика, Москва, Эдиториал УРСС,
2000.
Морен, М.К., Тетеревникова, Н.Н. Стилистика современного французского
языка, Москва, Издательство «Высшая школа», 1970.
150 Larissa Mouradova

Шишмарев, В. Книга для чтения по истории французского языка, Москва-Â�


Ленинград, Издательство Академии наук СССР, 1955
Le Nouveau Petit Robert (PR), Paris, 1994

Sources d’exemples
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Levy, M. Où es-Â�tu ? Paris, Robert Laffont, 2007.
Levy, M. Et si c’était vrai…. Paris, Robert Laffont, 2007.
Levy, M. Sept jours pour une éternité. Paris, Robert Laffont, 2006.
Maupassant, Guy de. Bel-Â�Ami. Éditions en langues étrangères. Мoscou, 1958.
Maupassant, Guy de. Une Vie. Éditions en langues étrangères. Moscou, 1955.
Musso, G. Seras-Â�tu là ? Paris, XO Éditions, 2006.
Nothomb, A. Antéchrista. Paris, Albin Michel, 2003.
Nothomb, A. Barbe Bleue, Paris, Albin Michel, 2012.
Nothomb, A. Robert des noms propres, Paris, Albin Michel, 2002.
Nothomb, A. Stupeur et tremblements, Paris, Albin Michel, 2001.
Pancol, K. Les yeux jaunes des crocodiles, Paris, Albin Michel, 2007.
Pancol, K. Muchachas, t. 1, 2, Paris, Albin Michel, 2014.
Zola, E. La joie de vivre, Paris, Fasquelle, 1967.
http://www.altermedia.info/france- belgique/gnral/65- des- francais- se-
declarent-catholiques_9616.html
http://atheisme.free.fr/Religion/Statistiques_religieuses_2.htm#2009
http://www.cnrtl.fr/

Résumé 
Le but de cette étude est l’analyse du fonctionnement du lexique religieux (théo-
nymique) dans le discours littéraire français. Les théonymes constituent un
champ lexico-Â�sémantique ayant une structure hiérarchique. Ils apparaissent dans
les premiers textes français et continuent à s’employer dans le discours littéraire
jusqu’à l’époque contemporaine en actualisant leurs sens propre ou figuré. Dans
Le lexique religieux dans le discours littéraire français 151

les romans français parus au XXIe siècle les théonymes ont la tendance bien pro-
noncée de réaliser plutôt le sens figuré qui existe au niveau de la langue-­système
ou reflètent les traits particuliers du style individuel de l’écrivain.

Mots-­clés : lexique religieux (théonymique), discours littéraire, champ lexico-­


sémantique, sens propre, sens figuré

Abstract
The purpose of this study is the analysis of the functioning of the religious voca-
bulary (theonymes) in French literary discourse. This vocabulary constitutes a
lexico-­semantic field which has a hierarchical structure. The theonymes appear
in early French texts and continue to be used in the literary discourse at present
actualizing their literal or figurative meaning. In the French novels that have ap-
peared in the XXIst century the theonymes have the evident tendency to realize
the figurative meaning, which exists at the level of the language system or reflects
the special features of the individual style of the writer.

Keywords: religious vocabulary, literary discourse, lexico-­semantic field, literal


meaning, figurative meaning
Wojciech Prażuch
Université Pédagogique de Cracovie

Intensité et consécution dans le discours


politique – quelques propos sur la dimension
discursive des faits intensifs

1. Introduction
Le phénomène « intensité » est reconnu comme étant un facteur de l’efficacité
persuasive des énoncés. La présente étude n’a pas l’ambition de proposer une
classification des marques linguistiques et discursives du fonctionnement inten-
sif des consécutives, même si elle fait partie d’un projet plus ample qui va dans
ce sens-­là et se propose d’apporter une réflexion sur la sémantique de l’intensité
dans différents types de discours. Cette réflexion est menée notamment par le
groupe de recherche DiSem composé de chercheurs de l’Université Pédagogique
de Cracovie : Teresa Muryn, Alicja Hajok, Małgorzata Niziołek et l’auteur de ces
propos.
Notre propos est plus modeste et consiste à présenter des réflexions sur une de
ses spécificités, à savoir son exploitation discursive dans le cadre de l’expression
de la conséquence. Nous nous attacherons à y voir un embrayeur de l’acte argu-
mentatif qui sert à accroître l’intensité d’adhésion des destinataires. L’hypothèse
principale est que l’effet d’intensification déclenché par les marqueurs scalaires
est réalisé concrètement au niveau de l’énoncé. Cette hypothèse semble d’autant
plus plausible que bon nombre des marqueurs participent de différents systèmes
(exclamatif, consécutif, etc.) et, qui plus est, peuvent être considérés comme des
connecteurs non vériconditionnels qui relient non pas des segments matériels
de texte, mais des entités sémantiques (Ducrot, 1980 : 15, cité par Plantin, 1985 :
44). Ces entités sous-­jacentes nécessitent quant à elles une restitution grâce à un
calcul interprétatif.

2.  Quelques principes théoriques et méthodologiques


L’ambition de cette analyse connaît bien sûr des limites. La tâche semble diffi-
cile dans la mesure où les deux notions, celle d’intensité et celle de conséquence
recouvrent des phénomènes très hétérogènes. En dépit de la prolifération des
154 Wojciech Prażuch

analyses descriptives, les faits « intensifs » demeurent difficiles à circonscrire


car ils s’inscrivent davantage dans une catégorie sémantique générale, un
concept métalinguistique qui se passe de définition (cf. : Kleiber, 2013) plu-
tôt que dans une catégorie linguistique pertinente. Cela explique la confusion
définitoire et terminologique (Anscombre & Tamba, 2013 : 3s). De leur côté,
les marqueurs de la consécution forment eux-­aussi une classe hétérogène tant
au niveau des catégories grammaticales qu’au niveau des liens sémantiques
qu’ils sont à même de réaliser. Nous reviendrons sur ce point dans les parties
suivantes.
L’analyse se heurte aussi à la nécessité d’une approche relevant de disciplines
variées. L’attitude méthodologique que nous avons adoptée consiste donc à l’ins-
crire dans la lignée de travaux portant sur le système de l’intensité, notamment le
cadre théorique tel que proposé entre autres par Anscombre, Gaatone, Romero,
mais aussi l’approche discursive de Plantin et le positionnement théorique de
Perelman et d’Amossy (et de leurs analyses de l’interaction entre l’orateur et son
auditoire). Ce dernier s’apparente évidemment à celui de la tradition rhétorique
et permet d’envisager des situations où l’on doit « calculer » les effets persuasifs
qu’un discours intensifié peut entraîner.
Au niveau énonciatif-­ argumentatif, l’intensification peut être considérée
comme un acte illocutoire résultant de la focalisation de certaines composantes
du sens lexical ayant un potentiel intensificatoire (cf. : Adler & Asnes, 2013). L’in-
térêt d’analyser l’intensité dans un matériel textuel «génériquement» spécifique,
à travers les formes de consécution qu’il fait circuler s’explique par la volonté de
vérifier s’il est possible d’établir une corrélation entre une structure sémantique
et ses réalisations dans un type de discours donné. Autrement dit, il s’agit de voir
quelles sont les structures sémantiques qui s’enchaînent et prédominent dans
un type de discours donné. Le groupe DiSem (voir supra) avance la thèse selon
laquelle la détermination de la structure globale du message, de sa forme et de
son but rhétorico-­argumentatif devrait précéder toute analyse lexico-­syntaxique.
Il est vrai qu’il n’existe pas un a pas un mécanisme unique qui détermine le
sens de manière univoque. La reconstitution des intuitions de consécution doit
donc passer par l’analyse des phénomènes pragmatiques. Certains connecteurs
fonctionnent en effet comme des « variables pragmatiques », orientant le desti-
nataire vers un élément inscrit dans le contexte, ou déductible de celui-­ci, et lui
demandant de l’utiliser de telle ou telle manière pour reconstruire le sens visé par
le locuteur (Plantin, 1985 : 40).
Pour le repérage des marques linguistiques d’intensité notre proposition a été
d’appréhender un corpus d’investigation composé de données textuelles issues
de discours d’hommes politiques français. L’analyse de ce corpus atteste l’emploi
Intensité et consécution dans le discours politique 155

très fréquent des intensifieurs –­à fréquences variées –­inscrits de manière expli-


cite ou inférée dans des structures évaluatives.

3.  Le discours politique et l’intensité


Il semble trivial de rappeler ici qu’indépendamment de la situation d’énoncia-
tion (en monologue ou en interaction verbale) les locuteurs souhaitent exprimer
leurs opinions avec force. Ils ajustent leur message en fonction de l’idée qu’ils se
font de l’auditeur et de l’effet perlocutoire probable de leur message. L’énoncia-
teur modifie ainsi l’intensité d’une force illocutoire soit pour moduler le degré
de certitude ou de vérité soit pour augmenter la solidarité entre les interlocuteurs
(en intensifiant des actes valorisants).
Certains types de discours, dans lesquels la politesse ne peut pas toujours do-
miner sur le contenu, sont a priori le terrain privilégié des énoncés intensifs.
On y passe instantanément de l’énoncé constatif à l’énoncé agressif, voire inju-
rieux qui relève de la pragmatique du langage (Kerbrat-­Orecchioni, 2000 : 89).
Et même s’il ne peut y avoir de corrélation simple entre le degré de puissance
d’un acte illocutoire et la puissance de l’intensité, il est légitime de croire, confor-
mément à ce que dit Romero, en l’existence d’un lien entre la persuasivité et
l’intensité dans la mesure où ce qui est plus persuasif est défini comme (pragma-
tiquement) plus intense.
Dans le délibératif, l’intensification ne pourrait être envisagée comme un
phénomène à part. Au contraire, elle doit être considérée dans son lien intime
avec l’argumentation. En effet, ce type de discours, intrinsèquement rhétorique,
a pour caractéristique de s’élaborer autour des embrayeurs, des modalisateurs et
des intensifieurs dont il présente une richesse considérable. On y trouve notam-
ment un grand nombre de structures phrastiques corrélatives à valeur déprécia-
tive (et appréciative) –­tantôt implicites, tantôt fondées sur les adverbes intensifs
et obéissant au schéma syntaxique canonique de Labov où le locuteur attribue à
la cible de l’acte de discours une propriété portée à un degré extrême d’intensité.
Pour caractériser hyperboliquement, pour intensifier la charge dénigrante, pour
dévaloriser un parti ou un politique au profit d’un autre, etc., on aura recours à
des formes épidictiques d’évocation des qualités ou des attitudes.
Dans les énoncés persuasifs ou polémiques, l’intensification, à côté de l’ex-
pressivité, joue le rôle des moyens de subjectivisation de la parole. On peut ainsi
souligner les liens privilégiés entre l’intensification et le pathos considéré comme
effet émotif visé pour rejoindre l’opinion de Jean-­Michel Adam lorsqu’il dit que :
l’intensification est davantage « liée à la mise en avant des émotions qu’à une
logique d’arguments (logos) » (Adam, 2004 : 34). L’instance d’énonciation qui
156 Wojciech Prażuch

réalise une mise en scène discursive aura ici nécessairement recours à des pro-
cédés qui contribuent à la présentation de son ethos, à la destruction de celui de
son adversaire, à la pathémisation des représentations partagées avec l’auditoire.
Le discours politique se caractérise par un recours fréquent à l’emphase, à
la persuasion par l’appel à l’émotion et surtout au procédé d’hyperbolisation
qui, indépendamment de la forme linguistique empruntée, propose la narration
d’une scène dramatisante où l’intensité dépasse la réalité factuelle. Ces excès du
langage doivent être interprétés à un degré d’intensité plus bas que ce qui est
littéralement dit (Romero, 2001 : 311).
Etant donné que le scénario canonique de tout discours politique comporte –­
à côté du topos de l’homme providentiel et des solutions pour l’avenir –­le dia-
gnostic négatif de la réalité, il est clair qu’on y utilise plus souvent que dans
d’autres types de discours des moyens d’hyperbolisation produisant des effets
discursifs dramatiques. C’est pourquoi, à côté d’un grand nombre d’adverbes
intensifs en –ment, il y a là souvent, plus souvent même, des adverbes de complé-
tude et de surenchérissement qui expriment l’idée de l’écart absolu, de la totalité,
de la limite atteinte ou dépassée, voire de l’absence de limite (extrêmement, exces-
sivement, entièrement, infiniment, absolument, énormément, pleinement).
On pourrait classer dans cette même catégorie tout un éventail de locutions
du type  : à outrance, avec démesure, sans précédent («  sans précédent  »  –­ 185
occurr. ; « plus que jamais » –­94 occurr. dans le corpus analysé), de même que
de nombreux évaluatifs intrinsèquement subjectifs dont le caractère axiologique
dénote de manière dévalorisante le procès ou le comportement. Ces mots et syn-
tagmes usent de procédés analogiques pour exprimer une intensité jamais at-
teinte auparavant, ce qui en soi relève de stratégie hyperbolique :
1. C’est le comble de l’incohérence.
2. […] ce n’est pas parce que les défis auxquels nous sommes confrontés sont im-
menses (parce que cette crise est d’une ampleur sans précédent) que nous pou-
vons nous laisser aller au renoncement.
3. Le nombre des Français concerné par les mesures que nous avons prises est d’une
ampleur inégalée.
Dans ce cas-­là, pouvons-­nous dire, les notions de scalarité et d’écart par rapport à
la norme (Romero, 2007 : 59) perdent de leur pertinence étant donné que ce type
d’intensification maximalisée répond davantage à la question comment. Le locu-
teur cherche davantage à faire intervenir son appréciation sur une intensité à ex-
primer et pas forcément ordonner celle-­ci sur une échelle des intensités possibles.
Si l’on part de l’hypothèse selon laquelle la fonction principale du langage est
non pas de représenter, mais de faire croire et de faire agir, dans le fonctionnement
Intensité et consécution dans le discours politique 157

sémantique des énoncés, la valeur référentielle est secondaire par rapport à la


valeur argumentative. Dans le discours politique, l’intensité est souvent inférée
par le truchement d’énoncés assertés avec force ou ayant une forme phrastique
marquée (exclamatifs pour authentifier les paroles, actes directifs ou expressifs,
marqueurs d’états mentaux), bref de structures qui, de par leur nature, dénotent
de l’intensité due à leur mode d’accomplissement particulier, par exemple au
niveau prosodique comme l’attestent les séquences suivantes :
4. Enfants africains qu’on fait travailler dans des champs de coton pourtant certi-
fiés « bio », « équitable » […] ! Quelle honte !
5. J’ai tout entendu lors de la création du FSI : protectionnisme, dirigisme, retour
aux nationalisations. Que d’excès ! (quantification glosable en « Combien c’est
exagéré ! »)
6. Bravo ! Si c’est une politique, c’est un triomphe ! Ce n’est pas ma politique.
Ainsi, dans les énoncés exclamatifs 4 et 5, on est amené à inférer qu’on parle d’un
cas extrême ou du moins remarquable puisque représentant un dépassement de
mesure ordinaire qui surprend l’énonciateur. La valeur d’antiphrase de l’exemple
6 est posée contextuellement. Elle traduit une opinion subjective et momentanée
du sujet d’énonciation, les critères d’évaluation étant imposés par la situation de
discours, le but ou la raison du jugement dans un contexte précis.
On peut par ailleurs remarquer que le discours politique est clairement struc-
turé autour de valeurs polarisées, d’où la saillance des évaluatifs éminemment
axiologiques fondés autour des points d’appui moraux partageables et transmis-
sibles dans le cadre transsubjectif, appelés « lieux éthiques » (Robrieux, 1993 :
155) ou « sentiments moraux » (Boudon, 1994 : 47, cité par Amossy, 2006). Que
l’engagement de l’énonciateur soit réel ou qu’il fasse partie d’une « mise en spec-
tacle discursive » (Rabatel, 2013 : 73), il se traduit par le recours à des termes
impliquant un jugement de valeur, bref ce que Kerbrat-­Orecchioni (1999 : 79)
appelle subjectivèmes « évaluatifs ». Or, l’attribution de certaines propriétés (à
un individu, à un phénomène) qui investissent les champs sémantiques axio-
logiques négatifs ou positifs inclut la mention d’une certaine quantité scalaire.
Dans ce cas-­là, l’intensification peut être un moyen d’évaluation positive ou né-
gative des sujets exprimant ainsi le positionnement subjectif du locuteur –­son
appréciation ou dépréciation personnelle, souvent exagérée et amplifiée.
La mise en œuvre du procédé d’intensification est également justifiée par la
particularité du genre discursif qui implique un engagement acharné. Or, il est
utile de souligner que l’intensité d’un énoncé traduit un fort degré de sincérité et
d’auto-­engagement. Cela explique pourquoi l’émotion et l’expressivité y jouent
un rôle si important. Si l’intensification peut prendre deux directions : celle du
158 Wojciech Prażuch

renforcement de l’intensité ou celle de l’atténuation, le discours politique, de par


sa nature, emprunte, sur l’échelle des degrés possibles, non aux positions neutres
ou moins fortes, mais au contraire, aux registres hauts et aux seuils extrêmes
d’intensité qui tirent leur degré du degré de l’émotion éprouvée vis-­à-­vis du fait
évalué.
En analysant l’intensité dans le délibératif, il ne suffit donc pas de tenir compte
de la distribution des constructions et des adverbes intensifs (bien, si, tellement,
tant, tout) ou des mots lexicaux intrinsèquement intensifs (Romero, 2001 : 99),
mais aussi de celle :
–­ des opérateurs argumentatifs ;
–­ des indicateurs de force illocutoire et des renchérisseurs (je vous assure ; qui
plus est, etc.) ;
–­ des adverbes assertifs (tout-­ à-­fait, absolument, évidemment, sans aucun
doute) ;
–­ des adverbes d’énonciation (p.ex. : décidément, forcément) qui peuvent mar-
quer le débordement ou l’idée d’une relation logique irréfutable :
–­ des énoncés métalinguistiques marquant l’intensité ou du moins l’idée de la
gradation (Et que dire de l’euro, le dogme suprême qui asphyxie depuis des an-
nées nos économies, tue nos industries ?)
Il faut prendre en compte non seulement les moyens syntaxiques et lexicaux ré-
pertoriés dans les études descriptives sur les intensifieurs, mais aussi d’autres
procédés : les tours emphatiques, les facteurs de modalisation, les mises en relief,
etc. Très nombreux, ces moyens sont des opérateurs qui permettent de provo-
quer toute une gamme d’effets perlocutoires d’intensité diverse.

4.  L’intensité par la conséquence dans le discours politique


L’intensification, nous l’avons dit, peut se produire sur plusieurs niveaux  :
lexical, sémantico-­syntaxique, prosodique énonciatif et argumentatif. Quant à
l’expression de la conséquence, comme chaque relation logique, elle peut se tra-
duire par un ensemble de formes plurifonctionnelles et plus ou moins spécia-
lisées, entre autres par les systèmes corrélés de même que par un vaste éventail
de marqueurs lexicaux et de moyens non spécifiques (cf. Hybertie, 1996 ; Leh-
mann, 2013). Ajoutons à cela que dans les systèmes corrélés l’opposition entre
la manière et l’intensité n’est pas toujours claire dans la mesure où certains
connecteurs connaissent des emplois largement déterminés par le contexte
(Lehmann, 2013  : 13). L’interprétation sémantico-­pragmatique de l’intensité
par la conséquence renvoie à une variation d’ordre scalaire où le constituant
Intensité et consécution dans le discours politique 159

cause atteint un certain seuil d’intensité (de qualité, de force, de fréquence,


etc.) qui conduit à la réalisation d’une relation d’implication entre des contenus
propositionnels.
Sur le plan du discours direct ayant un exposant explicite, nous nous intéresse-
rons d’abord aux moyens hypotaxiques, c’est-­à-­dire à la catégorie spécifique des
subordonnants corrélant l’intensité et la consécution (si…que, tant que, tellement
… que, à un (tel) point, (tel) que, à ce point, à tel point, au point que). Les énoncés
qui exploitent ce genre de connecteurs connaissent dans le discours politique de
très nombreuses occurrences, (même si les moyens présentés brièvement dans
la partie précédente sont numériquement nettement plus importants). Il y a une
raison très simple à cela : les adverbes d’intensité qui désignent le degré plus ou
moins haut qu’atteint une qualité, un état, un sentiment renforcent l’assertion et
lui donnent un caractère objectif et caractérisent le monde sur un mode hyper-
bolique. Dans les systèmes corrélés, les marqueurs indiquent les informations
à mettre en rapport ainsi que la manière dont il faut les traiter. Ils expriment la
conséquence explicitement, ce qui renforce l’argumentation en permettant au
locuteur d’orienter les conclusions à tirer.

7. Comment ne pas voir là la terrible faiblesse d’un pouvoir tellement désemparé


qu’il déserte le champ de bataille principal […].
9. Cette crise est à ce point profonde que parfois elle nous fait oublier d’où nous
venons, et les valeurs qui sont les nôtres.
10. La situation est si difficile que l’on ne peut pas attendre.

La notion d’intensité rend la conséquence non seulement mieux compréhensible,


mais présentée comme d’ores et déjà réalisée ou du moins réalisable. Les inten-
sifs et les consécutives intensives renforcent la logique de la causalité conformé-
ment au principe qui dit que « plus la cause est intense, plus sa conséquence est
intense ». Cet effet de validation travaille dans les deux sens : le fait de présenter
(dans l’exemple 11) une conséquence (« nouvelle donne – émerger ») comme ré-
alisée (alors qu’elle n’est à l’évidence qu’hypothétique) a une incidence certaine
sur la validation du caractère objectif de l’information sur l’intensité du procès
(« être tellement dans le trou »).

11. Nos politiques assistés de nos économistes obsolètes sont tellement au fond du
trou que Nouvelle Donne émerge, en dépit du quasi boycott des média.

Il est clair que dans la situation inverse, celle de l’absence du marqueur (para-
taxe), la force argumentative diminue et l’énonciation n’a pas les mêmes effets
pragmatiques.
160 Wojciech Prażuch

Il faut par ailleurs remarquer que dans le discours politique, éminemment


prospectif, les systèmes corrélés expriment aussi souvent non pas une consé-
quence réelle, mais un engagement ou une contrainte. C’est le cas notamment
des actes illocutoires à but commissif ou directif par lesquels le locuteur engage
ou s’engage –­conséquemment à un état de choses présenté dans la principale –­
à réaliser une action à laquelle il fait référence dans son énonciation (le cas de
l’énoncé 13). En témoignent les exemples 12 et 13 ci-­dessous :
12. La situation est tellement critique qu’il faut réellement innover pour éviter la
catastrophe.
13. Donc, Professeur X, le message sur l’euro, c’est un message très simple : c’est
tellement important que nous serons au rendez-­vous pour le défendre.
Les énonciateurs peuvent aussi, à travers différents procédés modaux (devoir ou
pouvoir + infinitif, etc.), présenter la conséquence comme potentielle, ambiguë ou
incertaine, souvent au détriment de la force persuasive des assertions. Prenons pour
exemple les phrases 14-16 où aucun des énoncés ne présente en fait une consé-
quence accomplie, nonobstant l’emploi des marqueurs de conséquence factuelle.
14. Non, ça encore, c’est tellement voyant, tellement « gros », je dirais, qu’on peut
espérer une réaction des pouvoirs publics.
15. La fiscalité française est d’une telle complexité que beaucoup d’entre vous sont
tentés de tout remettre à plat.
16. Les problèmes que nous avons à résoudre sont si difficiles, si complexes, si mul-
tiples que nous devrions absolument nous abstenir de tout malentendu […].
L’effet restera aussi ambigu lorsqu’on aura recours à des tournures infinitives:
17. Sur ce point aussi nous avons trop attendu au point de dénaturer le libre-­
échange et de dresser contre lui ce qui devrait en être les plus ardents défenseurs.
18. Le spectre des agences de notations hante la plupart des Etats souverains
jusqu’au point de mettre en cause leur souveraineté dans la composition de
leur gouvernement.
Parmi les outils de la consécution à potentiel intensificatoire figurent également
les adverbes assez/trop ….pour, les verbes suffire et finir, l’adjectif tel… que. Pour
ce qui est de l’adverbe trop, il indique que l’intensité de la qualité a atteint, sur
l’échelle des différentes valeurs, un degré suffisant pour que la conséquence ne
soit pas effective (ou réelle), ce qui l’apparente à la conséquence négative. L’ad-
verbe assez… pour suivi de l’infinitif est capable d’exprimer de manière implicite
la conséquence réalisable ou irréalisable en fonction du contexte et du sens de
l’adjectif sur lequel il porte.
Intensité et consécution dans le discours politique 161

19. Enfin, il faut que le gouvernement afghan se prépare sérieusement à prendre en


charge la sécurité des provinces et districts qui seront jugés assez stables pour
lui être transférés.
20. Par-­delà les évolutions institutionnelles, je veux croire que vos cœurs sont assez
grands pour accueillir ces deux héritages qui se tournent ensemble vers l’avenir.
Les énoncés supra ne sont pas faciles à interpréter car ils rendent possibles la
réalisation de différentes significations  : l’éventualité, l’irréalité et la réalité de
la conséquence. De manière générale, les structures prépositives avec l’infinitif
doivent être considérées comme des formes plus ambiguës permettant à l’énon-
ciateur de dissimuler le sens exact de son propos pour laisser le soin de la déter-
miner au co-­énonciateur.
Quant aux verbes suffire (mis en relation avec la préposition pour/à), qui
conditionne la suite des événements par son sémantisme, et finir (avec la prépo-
sition par), ils permettent de marquer que l’action est portée à un degré –­d’in-
tensité ou de fréquence  –­suffisant à la production d’un effet et expriment de
ce fait une conséquence que l’on peut qualifier de prévisible dans la mesure où
l’énoncé prévoit la réalisation d’un résultat :
2 1. Une secousse lointaine suffit à ébranler le monde.
22. Je sais bien qu’avec la valse des chiffres, les gens finissent par ne plus rien y
comprendre, mais, en même temps, je vous dois des comptes, je dois expliquer
les choses […].
Dans la locution conjonctive tel(le)…que, le lexème tel participe à la construc-
tion de la valeur référentielle du nom. Il en résulte que dans beaucoup de cas
l’interprétation de la séquence n’est pas possible sans se référer soit au contexte
antérieur, soit au contexte postérieur comme le montrent les séquences 23 et 24
ci-­après :
23. C’est devenu à un tel point que la totalité de l’impôt sur le revenu des Français
sert à payer l’intérêt de la dette.
24. Devant un tel danger […], je me dois, en tant que chef de l’État, d’appeler
chacun à ses responsabilités […]
Le domaine politique a également cela de particulier qu’il représente un espace
discursif à la fois de mise en relief et de dissimulation/simulation. Il en résulte
que la nature expressive de l’intensification souvent ne se dit pas ouvertement
(E.  Damblon, 2001  : 25). L’interprétation sémantico-­pragmatique devient dif-
ficile dans le cas de l’absence de l’adverbe d’intensité et/ou du subordonnant
marqueur de consécution. La relation d’implication peut être marquée par des
162 Wojciech Prażuch

éléments plus ou moins implicites, d’où le caractère essentiel d’une analyse de


type « interprétatif » ou indiciel de l’espace discursif (cf : Charaudeau & Maingue-
neau, 2002) conformément à l’approche pragmatique qui étudie les phénomènes
de dépendances contextuelles et les inférences basées sur nos connaissances par-
tagées et les hypothèses sur les intentions des locuteurs.
En effet, quand la conséquence n’est pas linguistiquement marquée et qu’elle
relève de la subjectivité du locuteur, c’est grâce à un calcul interprétatif que l’al-
locutaire peut déduire le lien sémantico-­pragmatique. Pour être désambiguïsés,
les énoncés nécessitent la prise en compte de l’environnement contextuel et de
l’univers extralinguistique. L’inférence traduit donc une opération de pensée
qui, à partir d’un fait donné dans l’expérience du locuteur, permet de déduire
l’existence d’un autre fait non donné dans son expérience.
Le groupe des moyens inférentiels de l’expression de la conséquence consti-
tue une liste ouverte, a priori illimitée. Ce genre d’inférence peut se manifester
à travers des moyens tels que les constructions détachées sans connecteur, la
parataxe et l’apposition, par l’intonation, le participe présent, la conjonction et,
les prépositions, les propositions relatives, les marques de ponctuation, etc. Pré-
cisons que certains marqueurs inférentiels, tout comme les marqueurs factuels,
introduisent la conséquence factuelle. Parmi ces nombreux moyens, considérons
quelques cas particuliers :
Pour ce qui est des séquences juxtaposées (parataxe) ou coordonnées au
moyen de et, là où le fait cause est accompagné de l’expression de l’intensité,
nous avons affaire à des énoncés qui représentent des variantes non hypotaxiques
des systèmes corrélés glosables avec tellement … que. Cela se constate facilement
dans les énoncés ci-­après :
25. Nous avons une dette trop lourde, des déficits trop élevés. Nous devons prendre
des engagements.
26. Le gaullisme est profondément moderne et répond à la crise de notre pays.
Dans plusieurs cas, comme dans l’exemple infra, la causalité qui s’ajoute à l’ex-
pression de l’intensité est l’une des interprétations possibles.
27. Face à des difficultés sans précédent, j’ai besoin de vous.
Dans d’autres cas de parataxe, comme il n’y a aucune condition à remplir et que
la conséquence se réalise à travers une interprétation toute naturelle de la rela-
tion de cause à effet, l’intensité n’intervient pas.
Si l’on prend en considération les constructions intensives du type N + V, on
constate que l’intensification y est liée à la qualité ou à l’attitude via une inter-
prétation inférentielle à effet d’intensification. Elles sont d’ailleurs globalement
Intensité et consécution dans le discours politique 163

paraphrasables moyennant l’adverbe d’intensité tel(le) avec lequel elles partagent


le degré plus ou moins indéterminé de la qualité. Comme on peut le constater
dans les exemples infra, l’interprétation correcte n’est guère possible, si l’on ne
tient pas compte du contexte, de la modalité discursive, de la dimension dialo-
gale, de la prosodie, etc.
2 8. Votre silence me laisse dans le doute. (pas d’intensité)
29. Ce silence me fait mal aux oreilles ! (intensité possible)
30. Votre humour me laisse de glace. (intensité inférée qui porte sur la qualité)
31. Votre érudition me laisse muet d’admiration ! (antiphrase et partant valeur de
désintensification)
32. Votre angélisme me laisse pantois. (intensité inférée qui s’ajoute à l’intensité
intrinsèque du nom)
La construction Adj/V/N à Vinf marque l’intensité d’une qualité exprimée de ma-
nière explicite. Cette façon de porter la description des propriétés des personnages
au-­delà de ce qui peut être décrit, perçu ou pensé, comme dans le cas des adverbes
d’intensité, nous l’avons ici dans le franchissement d’un seuil d’intensité subjective.
3 3. Notre gouvernement est d’une hypocrisie à faire monter la rage !
34. Vous faites preuve d’un angélisme à couper le souffle.
35. Toute cette manoeuvre légale est totalement téléguidée, totalement en dépit de
la constitution, et d’une hypocrisie à se tordre de rire.
36. Vous êtes d’un angélisme à faire pâlir une nonne.
37. C’est d’une hypocrisie à faire pâlir l’hypocrisie elle même
Si dans les occurrences 33-35 la conséquence peut être à la limite considérée
comme éventuelle, les exemples 36 et 37 doivent être pris uniquement comme
des figures de style. Elles s’apparentent de ce point de vue aux expressions com-
portant un groupe nominal qui, sans exprimer la conséquence, dénotent du
point de vue sémantique le dépassement du seuil endoxal d’intensité. Analysons
quelques construction du type d’un/d’une+N/A dans lesquelles l’intensification
de la propriété est dénotée par le substantif.
38. Ces gens là sont d’un cynisme à toute épreuve (le quantifieur tout résume tous
les référents possibles du nom).
39. X –­symbole d’un cynisme à outrance.
40. […] arrogant et profiteur au-­delà de toute expression.
Il est clair que dans les deux derniers exemples, le degré auquel est porté la qua-
lité (ou l’attitude) est supérieur non à un état considéré comme « non intense »,
«  neutre  », mais au degré de référence correspondant à la modalité aléthique
164 Wojciech Prażuch

(possible/impossible, imaginable/inimaginable). Celle-­ ci infère l’existence


d’un seuil perçu comme extrême par l’ensemble d’une communauté des co-­
énonciateurs. On pourrait donc conclure que nombre d’énoncés peuvent com-
porter un «  intensifieur discursif  » et cela revient à dire qu’ils relèvent d’une
représentation endoxale présente dans la conscience commune. « Ces énoncés
[…] sont polyphoniques, dans la mesure où la voix qu’ils font entendre n’est pas
celle du locuteur mais celle de la communauté, du “ON ” qui se matérialise par la
voix concrète du locuteur » (Plantin, 1985 : 43).
Le procédé de l’hyperbolisation de la réalité est repérable notamment (avec
une fréquence considérable) dans les structures avec si et tellement corrélant in-
tensité et comparaison comme le montrent les exemples (41-43).
4 1. C’était si hallucinant, qu’on se croirait en Afghanistan.
42. Le jeu est tellement biaisé qu’on croirait assister à un match de foot truqué
43. Il y a des gens qui bavent devant X, c’est incontestable, parfois c’est tellement
grotesque qu’on croirait une secte…
Ici, le modalisateur, en l’occurrence, le verbe d’opinion, permet d’exprimer l’atti-
tude prise par le sujet de l’énonciation, mais d’un autre côté, atteste qu’on réalise
un procédé purement stylistique qui n’a rien à voir avec la réalité. Dans ce cas-­là,
l’aspect hyperbolique fait que la conséquence ne saurait être effective quelque
grande que soit l’intensité atteinte par la qualité (hallucinant, biaisé, grotesque).
Cette remarque vaut également pour d’autres énoncés qui présentent une consé-
quence irréelle.

5.  Remarques finales


Au terme de cette brève étude, nous pouvons nous risquer à proposer quelques
remarques en guise de conclusion. Nous avons présenté quelques exemples il-
lustrant l’impact que dégagent, sur le plan argumentatif, les énoncés intensifs
dans l’expression de la conséquence. Il est vrai que les subordonnants corrélant
l’intensité et la conséquence et, à plus forte raison les moyens inférentiels, ne per-
mettent pas toujours de dégager clairement les motivations de leur utilisation.
Cette particularité fait qu’on doit les regarder comme des connecteurs subjectifs
avec les mêmes valeurs argumentatives que celles que dégage l’implicite dans
l’expression de toute autre nuance sémantique. Pour une meilleure lecture, il faut
donc prendre en compte l’aspect pragmatique, c’est-­à-­dire l’ensemble des règles
régissant l’organisation discursive des unités du discours (Plantin, 1990  : 40).
L’intensité en discours touche divers niveaux et fait partie du continuum des
moyens servant à exprimer l’opinion profonde du locuteur et dont le choix reste
Intensité et consécution dans le discours politique 165

toujours tributaire de ses visées. L’utilisation de ces procédés repose non seule-
ment sur les attentes du locuteur par rapport aux événements décrits mais aussi
sur l’orientation argumentative qu’il donne à son propos.

6. Références
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166 Wojciech Prażuch

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php?id=753.

Résumé 
La catégorie d’intensité est reconnue comme étant un facteur important de l’ef-
ficacité persuasive des énoncés, pas toujours corrélée avec leur force illocutoire.
Ce texte porte sur les effets pragmatico-Â�linguistiques à caractère intensificatoire
entraînés dans un genre de discours spécifique, notamment politique, à travers
les différentes formes de constructions consécutives qu’il fait circuler. L’article
s’inscrit dans les travaux du groupe de recherche DiSem composé de chercheurs
de l’Université Pédagogique de Cracovie qui se concentrent sur l’analyse inter-
disciplinaire de différents types de discours.

Mots-Â�clés : intensification, scalarité, discours politique, conséquence, inférence


Intensité et consécution dans le discours politique 167

Abstract
The semantic category of intensity is regarded as a significant element influen-
cing the effectiveness of an utterance persuasive in character, although we can-
not always speak of a simple correlation between intensity and the illocutionary
force. This paper focuses on the pragmatic and linguistic effects of an utterance,
expressing intensification through various forms of cause-­and-­effect construc-
tions occurring in a given type of discourse, namely in political discourse. The
study is part of a project conducted by the DiSem research group made up of
researchers from the Pedagogical University of Krakow, whose filed of research
is the interdisciplinary analysis of various kinds of discourse.

Keywords: intensification, scalarity, political discourse, expressing consequence,


inference
Małgorzata Niziołek
Université Pédagogique de Cracovie

L’expression langagière de l’incertain dans la


littérature fantastiquedu XIXe siècle : entre
créativité et fixité

« Tout se passe en effet comme si le fantastique ne pouvait engendrer que des


gènes et des approximations, comme si on avait affaire là à un accident littéraire
tout à fait bizarre, une espèce de phénomène incongru de la création romanesque
dont l’apparition, sur le territoire des lettres, serait toujours de nature à semer la
confusion et la panique. »
Jean-­Baptiste Baronian

Introduction
Cette analyse s’inscrit dans un projet plus vaste, à savoir la description des com-
posants linguistiques stables, récurrents et définitoires de la littérature fantastique
du XIXe siècle. La littérature fantastique s’appuie sur trois thèmes dominants : la
peur, l’excès, l’incertitude. Notre objectif est de proposer l’analyse de l’incertain.
Le champ de l’insaisissable et de l’indéfinissable trouve son expression à travers
différents exposants linguistiques qui sont plus ou moins figés. Nous nous ap-
puyons sur une conception étendue de la phraséologie, qui tend à dépasser le
recensement des unités généralement reconnues comme figées. Grâce à cette
conception il est possible de distinguer différents types de discours en se référant
à leur construction sémantico-­grammaticale. Dans chaque type de discours, il
existe des modèles sémantiques spécifiques qui se réalisent sous la forme des
modèles syntaxiques1 pour des lexèmes propres à différents types de discours
(y compris le texte littéraire2). Cependant ces modèles, relativement stables,

1 Longrée et Mellet parlent de la notion de motif. Néanmoins le motif recouvre un


phénomène (une réalité linguistique) beaucoup plus restreint (2013).
2 Les travaux qui visent à extraire et décrire ces modèles sont menés par un groupe
des linguistes de l’Université Pédagogique de Cracovie (T. Muryn, M. Niziołek, W.
Prażuch, A. Hajok) et portent sur différents types de discours entre autres, le discours
littéraire (Niziołek) et le discours politique (Prażuch).
170 Małgorzata Niziołek

admettent la présence de variantes, surtout dans le cas des textes littéraires. Cette
étude se trouve à la convergence de la linguistique et des études littéraires.
Le lecteur de la littérature fantastique du XIXe siècle remarque une régu-
larité dans la construction de ce genre textuel. Cette régularité n’apparait pas
uniquement au niveau de l’histoire mais émerge également au niveau lexical et
syntaxique.

Le corpus de recherche
Nous disposons d’un corpus unilingue composé de 98 textes fantastiques (entre
autres des textes de T. Gautier, G. de Maupassant, V. de l’Isle-­Adam, P. Mérimée,
E.T.A. Hoffmann, E.A. Poe, Ch. Nodier). Depuis un certain temps, on observe
l’intérêt croissant pour le texte littéraire qui, comme tout discours, dispose de ses
particularités. Le refus du texte littéraire dans les analyses linguistiques est sou-
vent motivé par son imprévisibilité. Il s’adapte moins facilement aux exigences
des systèmes/outils informatiques. Dans la construction littéraire du texte la
surreprésentation statistiquement significative de certains phénomènes linguis-
tiques (lexèmes, collocations, structures préconstruites etc.) joue un rôle non
négligeable. Cependant l’application des outils informatiques dans l’analyse du
discours littéraire, uniquement en vue d’établir des données statistiques concer-
nant différentes informations grammaticales et lexicales, met en question l’idée
de créativité, inhérente à la création littéraire.

Autour du fantastique
La notion de fantastique reste toujours très floue (Todorov 1970, Vax 1979, Fabre
1992, Malrieux 1992, Wandzioch 2001). Comme le but de cette étude n’est pas
une polémique autour des définitions du fantastique, nous allons nous référer à
une définition proposée par Todorov (la plus célèbre et en même temps la plus
contestée), qui d’après nous, résume le mieux l’essence du fantastique :
Dans un monde qui est bien le nôtre, celui que nous connaissons, sans diables, sylphides, ni
vampires, se produit un événement qui ne peut s’expliquer par les lois de ce même monde
familier. Celui qui perçoit l’événement doit opter pour l’une des deux solutions possibles :
ou bien il s’agit d’une illusion des sens, d’un produit de l’imagination et les lois du monde
restent alors ce qu’elles sont  : ou bien l’événement a véritablement eu lieu, il est partie
intégrante de la réalité, mais alors cette réalité est régie par des lois inconnues de nous. Ou
bien le diable est une illusion, un être imaginaire ; ou bien il existe réellement, tout comme
les autres êtres vivants : avec cette réserve qu’on le rencontre rarement.
Le fantastique occupe le temps de cette incertitude ; dès qu’on choisit l’une ou l’autre ré-
ponse, on quitte le fantastique pour entrer dans un genre voisin, l’étrange ou le merveilleux.
L’expression langagière de l’incertain dans la littérature fantastique 171

Le fantastique c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles,
face à un événement en apparence surnaturel (Todorov, 1976 : 29).

L’incertitude et l’hésitation apparaissent ici comme notions clés du genre. L’hési-


tation se trouve représentée, elle devient un des thèmes de l’œuvre. Vax constate
que «  l’art fantastique idéal sait se maintenir dans l’indécision  » (Vax, 1965).
Todorov n’accepte pas l’incrédulité totale : « J’en vins presque à croire » : voilà la
formule qui résume l’esprit fantastique. La foi absolue comme l’incrédulité nous
mèneraient hors du fantastique ; c’est l’hésitation qui nous donne vie » (Todorov,
1976 : 35).

Les exposants linguistiques de l’incertain


Pour créer une atmosphère inquiétante, les auteurs des textes fantastiques uti-
lisent des lexèmes ou des constructions qui expriment l’indéfini ou le vague.
Nous allons nous concentrer sur les moyens langagiers qui sont à la source de
l’incertain. La recherche s’est effectuée autour des mots pivots liés au champ
lexical de l’hésitation. D’abord nous avons repéré des noms qui renvoient à la
cause – source de la peur et cœur du fantastique. Ensuite nous avons analysé les
cooccurrences de ces noms. L’étape suivante consistait à l’analyse des adjectifs
exprimant l’incertain, leur extraction et l’analyse des contextes de leur appari-
tion. Cependant, l’hésitation de la littérature fantastique ne s’exprime pas uni-
quement à l’aide des moyens lexicaux. Les temps et les modes jouent également
un rôle important dans la création d’un monde–entre, d’un monde qui oscille.

La cause indéfinie
Dans la littérature fantastique, la cause – source de la peur, est le plus souvent indé-
finie. La cause (phénomène) fait peur parce qu’elle est la représentation de nos an-
goisses/peurs les plus profondes. Dans les textes fantastiques on parle de la cause
sans la nommer. Ce caractère vague se manifeste d’abord par l’emploi des lexèmes
qui diluent ce qu’on voit. Ainsi, parle-­t-­on d’une « vision » (nocturne – origine
de la vision), d’un « spectre » (forme aux contours irréels), d’une « apparition »,
d’un « fantôme », d’un « être », d’un « ombre », d’une « forme », d’un « contour »,
d’une « créature » (être intermédiaire entre Dieu et homme), d’une « puissance »,
d’une «  force  », de «  quelque chose  » ou tout simplement on recourt aux pro-
noms démonstratifs : « cela », « ça ». Les deux premiers soulignent le caractère
momentané et volatil de la cause. La « forme » et le « contour » délimitent exté-
rieurement la cause sans pourtant en dire plus. Les substantifs « force » et « puis-
sance » décrivent la cause mettant en valeur son pouvoir d’agir. « Cela » et « ça »
172 Małgorzata Niziołek

se substituent à quelque chose de plus ou moins ambigu, de sorte que l’on ne peut
préciser leur champs référentiels (ça frappait ; cela piaffe, agite la tête). « Quelque
chose », « cela », « ça » permettent d’effacer lexicalement la cause. Tous les substan-
tifs repérés ont des référents flous et mettent l’accent sur le caractère extrêmement
fugitif de la cause. Ils ne présentent la cause que de façon fragmentaire. Ce sont
des «présence-­absence» presque transparents et inaccessibles. La description dé-
faillante ne concerne pas seulement la cause. Pour parler des états psychologiques
des protagonistes (à forte dominante affective et difficiles à décrire avec précision)
suscités par la cause, on emploie des substantifs suivants : « impression », « sensa-
tion », « perception ». Ils sont accompagnés, entre autres, des adjectifs suivants :
confuse, étrange, indéfinissable, intuitive, singulière, mystérieuse, vague.
La description de la cause ne se limite pas à l’emploi de certains substantifs.
Cette cause est dissimulée dans d’autres constructions. Nous avons repéré un
schéma souvent repris dans la littérature fantastique : N + se faire entendre où N
est représenté dans le corpus par les substantifs suivants :
soupir(s)
grattement(s)
pas
grognement(s)
bruit(s)
voix
coup(s)
murmure
son(s)
cri(s)
grondement

La structure N + se faire entendre n’est qu’une des structures passives qui parsè-
ment les textes fantastiques (elle est surreprésentée dans le corpus analysé). Les
structures passives sans complément d’agent sont au service de l’hésitation parce
qu’on les utilise pour ne pas permettre d’identifier le sujet de la phrase, pour ne
pas le nommer. On ne sait pas qui/quoi gratte, à qui/quoi appartiennent les pas,
qui/quoi émet des bruits: enfin je lui parlai du singulier grattement qui s’était fait
entendre etc.
Les substantifs ci-­dessus n’ont pas le même degré d’intensité. D’ailleurs ils
sont souvent accompagnés d’adjectifs. Certains adjectifs augmentent encore
l’ambiguïté du monde présenté : singulier, étrange, particulier, confus. L’emploi
de l’adverbe «  très  » provoque la construction de l’incertain à trois niveaux  :
construction passive + Adj du champ linguistique de l’hésitation + adverbe
« très » (exposant explicite de l’intensité).
L’expression langagière de l’incertain dans la littérature fantastique 173

un grattement sinistre / singulier,


un fort grognement,
un soupir oppressé,
une voix merveilleuse,
un coup violent,
un bruit grand / étrange / très particulier /très confus /continu,
un léger murmure,
un grondement fort expressif / fort chromatique,
des cris plaintifs,
des pas mesurés,
Un autre moyen qui permet de construire l’hésitation fantastique c’est l’emploi
des verbes à sujet inanimé. La constitution d’une liste plus ou moins complète
de ces structures exige la lecture des textes entiers. Les outils informatiques ne
peuvent que valider des recherches préalables. En voici quelques exemples tirés
du corpus analysé :
La porte se referma avec le même bruit qu’auparavant.
La porte de la chambre s’ouvrit.
Le bruit s’arrêta encore, puis reprit.
Elle fut suivie d’un bruit sourd
La fenêtre s’ouvrit.

La nominalisation est un autre procédé qui permet de cacher l’agent:


Un grattement avait cessé.
Un cri terrible lui répondit.
Des cris appellent secours

Dans ce contexte, il est intéressant d’attirer l’attention sur un élément qui intro-
duit la cause, qui est son signe annonciateur. Nous pensons aux adverbes « tout à
coup » (92 occurrences) et « soudain » (55 occurrences). Souvent après l’emploi
de ces adverbes tout change, tout devient différent et le monde ne montre plus la
face rassurante qu’on lui connaissait :
Tout à coup je vis remuer le pli d’un de mes rideaux ou Un frisson me saisit sou-
dain, non pas un frisson de froid, mais un étrange frisson d’angoisse. Cette expression
de la soudaineté est une donnée stylistique importante de la littérature fantastique.
Nous avons commencé cette analyse par la présentation des substantifs à ca-
ractère indéfini. Cependant, le groupe des adjectifs appartenant au domaine de
l’incertitude est, statistiquement, le plus représenté. Nous avons classé, parmi les
adjectifs qui expriment l’indécision, les lexèmes suivants :
ambigu, approximatif, brouillé, confus, diffus, embrouillé, énigmatique, étrange, extraordi-
naire, fantastique, flou, fuyant, inconnu, impénétrable, indéfini, indéterminé, incertain, in-
décis, incompréhensible, inconcevable, incroyable, indéfinissable, indicible, ­indiscernable,
174 Małgorzata Niziołek

indistinct, indéterminable, indéterminé, ineffable, inexplicable, ­inexprimable, inexplicable,


inouï, insolite, insaisissable, mystérieux, oscillant, nébuleux, particulier, secret, singulier,
vague, vaporeux

 es adjectifs emblématisent le texte fantastique : de vagues formes humaines,


L
une lueur imprécise, des pas incertains, etc. Nous pouvons diviser ces adjectifs
en quatre groupes :
–­ les adjectifs qui, de façon explicite, parlent de l’impossibilité de dire (décrire/
rendre avec les paroles) la cause : indéfini, indéfinissable, indéterminable, indi-
cible, ineffable, inexplicable, inexprimable.
–­ les adjectifs qui suggèrent qu’on a affaire à quelque chose qu’on ne connait
pas, quelque chose d’inouï, d’inhabituel: étrange, impénétrable, incompréhen-
sible, inconcevable, inconnu, incroyable, indéterminé, indistinct, inouï, particu-
lier, singulier.
–­ adjectifs qui renvoient à une perception floue : ambigu, approximatif, brouillé,
confus, diffus, embrouillé, flou, fuyant, incertain, indécis, indéterminé, indiscer-
nable, indistinct, insaisissable, nébuleux, oscillant, vague, vaporeux.
–­ adjectifs métatextuels  : énigmatique, extraordinaire, fantastique, mystérieux,
secret.
Pour émerger, le fantastique a besoin d’une inscription réaliste. Il faut donc tisser
le réel avant d’y provoquer la déchirure3. C’est pourquoi tout élément/objet dans
la littérature fantastique peut devenir insolite. Ces adjectifs créent l’incertitude.
Ils ne sont que des variantes du même concept.
Le rôle que jouent les éléments décrits dans les textes fantastiques est encore
plus perceptible, si l’on compare deux corpus : le corpus journalistique du Monde
(1998) de 1 110 392 mots et notre corpus de 726 000 mots. Seulement 46 occur-
rences de l’adjectif « étrange » ont été extraites du corpus journalistique tandis
que dans le corpus littéraire leur nombre augmente considérablement : 160 oc-
currences. Cette remarque concerne la plupart des unités soumises à l’analyse.
Quand on parle des procédés d’écriture qui nous permettent de maintenir le
lecteur entre deux mondes et de décrire ce qui échappe à la description, on énu-
mère souvent la modalisation et l’imparfait. Le monde fantastique se caractérise

3 Le Fantastique est une rupture, une déchirure  : «  le fantastique manifeste une dé-
chirure, une irruption insolite (...), une rupture de la cohérence universelle (...), une
fissure dans les lois immuables de l’univers quotidien (Caillois, 1966 : 8); c’est une
intrusion brutale du mystère dans la vie réelle » (P.-­G. Castex, 1951). Le fantastique
apparaît comme «  une rupture des constances du monde réel  » (Vax, 1965  : 172),
« une rupture dans le système de règles préétablies » (Todorov, 1970 : 174)
L’expression langagière de l’incertain dans la littérature fantastique 175

par la surabondance des modalisateurs parce que c’est un monde frappé d’incerti-
tude. L’emploi des verbes comme « sembler » (594 occurrences), « paraître » (208
occurrences), « penser », « croire » souligne le statut incertain de la réalité repré-
sentée. Les locutions adverbiales « peut-­être », « sans doute » traduisent également
l’incertitude. Grâce à la modalisation les phrases deviennent moins assertives.
Le verbe «  sembler  » (qui inclut sémantiquement une mise en doute de la
valeur de vérité, et l’alternative entre les deux causales possibles), place l’énon-
cé sous l’emprise de la modalisation : celle-­ci révèle l’introspection, la volonté
d’analyser sa propre subjectivité. A l’inverse, l’absence de modalisation témoigne
d’une volonté d’objectivité. Dans le récit fantastique les modalisateurs ont pour
but de nuancer l’histoire et la rendre plus incertaine. Voici quelques exemples des
verbes modaux qui marquent le degré de certitude: les objets paraissaient appar-
tenir plutôt au monde du rêve ; Octavien semblait frappé de stupeur.
Dans le récit fantastique les moments de l’intervention de la cause sont mar-
qués de la subjectivité. Cette subjectivité s’exprime à travers la langue. Le récit
fantastique est un récit dubitatif, récit de « peut-­être ». Les textes fantastiques
oscillent entre l’explication à donner aux événements (la cause) puisque le
but du récit fantastique est de faire douter sur l’existence, de produire un effet
d’irréel.
Le conditionnel modal a aussi sa place dans les textes fantastiques. Il ren-
force la part d’incertitude, il indique le potentiel ou l’irréel suivant le contexte. Le
conditionnel ne pose pas l’existence d’un fait et il introduit une projection ima-
ginaire indépendante de toute validation dans le réel. Le conditionnel se prête si
bien à la description dans la littérature fantastique parce qu’au lieu d’asserter il
nous présente dans faits suspendus entre deux possibilités : se réaliser, ne pas se
réaliser (Maingueneau, 1991 : 85-86). L’incertitude inhérente au conditionnel est
exploitée pour présenter un fait dont la vérité n’est pas garantie. Le conditionnel
dans la littérature fantastique est un des moyens qui mettent en scène un monde
possible, en suspendant la contradiction que lui oppose le monde réel.
Le texte littéraire possède la possibilité de parler de lui-­même. Todorov re-
marque ce trait du récit fantastique en précisant que le surnaturel constitue sa
propre manifestation, c’est une auto-­désignation (Todorov, 1976 : 170). La preuve
d’une méta-­conscience qui parcourt le texte fantastique est la présence des no-
tions qui englobent par leur acception ce qui n’a pas pu être exprimé, ce qui n’a
pas pu être sorti par la force créatrice de la parole de l’état de non-­existence.
Dans le texte fantastique nous retrouvons alors des notions qui nous renvoient
directement au fantastique  : étrange, fantastique, extraordinaire, inexprimable,
indéfinissable merveilleux, superstitieuse. Ce ne sont que des exemples que le récit
fantastique nous offre en abondance.
176 Małgorzata Niziołek

Perspectives
Tous les procédés commentés ci-­dessus permettent au fantastique d’émerger. Ils
brouillent les perceptions, mettent en évidence le caractère innommable de la
cause et font douter au lecteur. L’emploi répétitif de ces unités instaure une cohé-
rence qui est moteur du fantastique. Le recours aux unités appartenant au champ
lexical de l’incertitude crée un monde qui oscille. L’isotopie du vague s’insinue
dans les récits fantastiques et crée une ambiance magique et nébuleuse. De tels
choix sémantiques déréalisent le texte. Le fantastique surgit à traves la langue, il
est construit dans la langue. Tous ces procédés sont statistiquement importants.
Les éléments décrits permettent de garder un « flottement » référentiel de la ré-
alité décrite.
Comme cette analyse n’est que la première étape d’un plus grand projet qui
vise à décrire le profil phraséologique de la littérature fantastique du XIXe siècle,
les recherches doivent être encore affinées. Nous espérons que l’analyse systé-
matique et approfondie ouvrira un mode d’accès à des éléments préconstruits,
« déjà-­là », que l’on peut mettre en relation avec plusieurs niveaux de détermina-
tion du discours (les premiers résultats semblent être prometteurs). En premier
lieu, des unités seront regroupées autour d’un axe thématique dominant dans le
monde fantastique: la peur. L’étape suivante sera consacrée à l’analyse de l’hési-
tation. Nous admettons la présence de variants: au niveau lexical, un des items
peut être réalisé par divers lexèmes formant paradigme ou relevant du même
champ sémantique.

Bibliographie
Baronian, J-­B., (1978), Panorama de la littérature fantastique de langue française,
Stock, Paris.
Caillois, R., (1966), Anthologie du fantastique, Gallimard.
Castex, P.-­G., (1951), Le conte fantastique en France de Nodier à Maupassant, Corti.
Fabre, J., (1992), Le miroir de sorcière, essai sur la littérature fantastique, Corti,
Paris.
Karolak, S., (2001), Od semantyki do gramatyki, SOW, Warszawa.
Tutin, A., Vers une extension du domaine de la phraséologie, Langages 189, mars
2013.
Legallois D., (2009), « À propos de quelques n-­grammes significatifs d’un corpus
poétique du XIXe siècle », dans L’Information Grammaticale 121, p. 46-52.
L’expression langagière de l’incertain dans la littérature fantastique 177

Longrée D., et Mellet, S., (2013), «  Le motif  : une unité englobante  ? Étendre
le champ de la phraséologie de la langue au discours  » dans Langages 189,
p. 65-80.
Maingueneau, D., (1991), L’énonciation en linguistique française, Hachette, Paris.
Malrieu, J., (1992), Le Fantastique, Hachette, Paris.
Mejri, S., (2011), « Phraséologie et traduction. Pour une typologie des phraséo-
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traduction. Mogorron Huerta Pedro ; Mejri Salah, (éds), Rencontres méditer-
ranéennes 4, p. 13-25. Universidad de Alicante.
T. Muryn, T., Mejri S.& all. (éds), (2013), La phraséologie entre langues et cultures,
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Riegel, M., Pellat, J.-­Ch., Rioul, R, (2001), Grammaire méthodique du français,
Presses Universitaires de France.
Todorov, T., (1970), Introduction à la littérature fantastique, Seuil, Paris.
Vax, L., (1965), La séduction de l’étrange, PUF, Paris.

Résumé
Nous nous proposons comme objectif d’étudier un des éléments définitoires de
la littérature fantastique du XIXe siècle, à savoir, l’incertain. Il s’agit de décrire les
exposants langagiers de l’incertain/l’indécision/l’hésitation. En nous appuyant
sur une thèse, généralement admise, que tout discours a ses particularités, nous
voulons montrer qu’on devrait accepter les textes littéraires (dans tous leurs tra-
vestissements) en tant qu’un/des discours à part et les soumettre à des analyses
appliquées aux textes de spécialités. L’article s’inscrit dans les travaux du groupe
de recherche DiSem (Discours Inférence Sémantique) composé de chercheurs
de l’Université Pédagogique de Cracovie.

Mots clés  : exposants langagiers de l’incertain, littérature fantastique du XIXe


siècle, discours, fixité
178 Małgorzata Niziołek

Abstract
The linguistic expression of uncertainty in the 19th century French fantasy
fiction: between creativity and fixity.
Our purpose is to analyze one of the definitional elements in the 19th ­century
French fantasy fiction  –­uncertainty. The idea is to describe the linguistic
­exponents of uncertainty / fluctuations. Based on the widely accepted thesis
(­assumption), we want to show that you should accept the literary texts (in all its
variations) as one / many separate discourses and subjected to analysis applied
to specialized texts. The project is part of the work of the research group DiSem
(Discourse Semantics Inference) composed of researchers from the Pedagogical
University of Cracow.

Keywords: linguistic concept of uncertainty, the 19th century French fantasy


­fiction, discourses, fixity
Halina Grzmil-­Tylutki
Université Jagellonne de Cracovie

La prolifération des théories discursives :


inconvénient ou avantage ?

Répondre de façon univoque à la question ainsi posée semble presque impos-


sible. La réponse reste ambivalente : et l’un et l’autre. Nous essaierons de justifier
ce propos dans l’article eu égard à nos compétences de chercheuse en linguis-
tique française d’origine polonaise.

1. Inconvénients
Nous observons, dans les sciences humaines et sociales, une prolifération de
théories discursives. L’emploi quotidien, non-­systémique, s’ajoute à cette mul-
tiplicité et abonde en usages incontrôlés du terme de discours. Nous entendons
parler ici et là, du discours politique ou socialiste, du discours présidentiel ou
du président, du discours de Hollande, du discours idéologique, persuasif ou
manipulateur, du discours didactique, thérapeutique, extrémiste, social, public,
néocolonial, publicitaire, discours d’un autre et ainsi de suite. La liste est presque
inépuisable. En banalisant le problème, l’on peut dire que tout est discours, que
l’on vit dans une discoursosphère (création à l’instar de logosphère, de médios-
phère ou de blogosphère). Si la totalité ou presque des activités langagières est
ainsi conçue, comment établir des limites, des définitions  ? Nous n’allons pas
essayer de répondre à cette question dans cet article1 ; notre propos est de voir à
quel point la prolifération des théories discursives linguistiques peut s’avérer un
inconvénient.
Le terme-­même du discours est un mot international ; d’origine latine, il ap-
paraît dans bien des langues : discours, discurso, discourse, Diskurs, dyskurs, etc.
Tributaire d’épistémologies développées dans différentes zones géo-­langagières,
le « discours » émigre facilement d’une langue à l’autre ne s’associant pas forcé-
ment à une conception concrète, justement conséquemment à sa forme interna-
tionalisée, et s’implante parfois dans un environnement étranger. Il porte donc
en lui-­même ce danger apriorique d’ambiguïté et de mauvaise interprétation.
Pour bien saisir les différences, il faut recourir aux sources de chaque théorie.

1 Nous avons proposé une typologie des discours dans Grzmil-­Tylutki, 2010a, 2010b.
180 Halina Grzmil-­Tylutki

1.1. La tradition française


La tradition française n’est pas homogène, mais, comme le souligne Maingueneau
(2008), la France est non seulement le pays où le terme de discours a été conçu
mais également le pays où l’expression d’«  analyse du discours  » a été immé-
diatement acceptée. Grâce aux ouvrages de synthèse (surtout ceux de Maingue-
neau) et vu la perspective temporelle, on en distingue trois sources : la tradition
philologique, la tradition didactique ainsi que le nouveau contexte intellectuel
de la moitié du XXe siècle. D’une part, la France est un pays de longue tradition
philologique d’explication de textes qui remonte aux temps des collèges jésuites
et du modèle latinisé d’enseignement. L’analyse des textes littéraires s’opérait à
différents niveaux (rhétorique, argumentatif, stylistique, herméneutique). Elle a
pris source dans l’exégèse des textes bibliques et des auteurs antiques. En faisant
un saut dans le temps, on voit que les années ’70 du siècle passé ont été marquées
par un grand tournant dans la culture qui s’est exprimé dans le rejet des valeurs
traditionnelles et des conventions de pensée auxquelles a été opposé ce qui est at-
trayant ; on a appelé ce tournant, en conformité avec la logique de succession, le
post-­structuralisme ou le postmodernisme. C’est dans cette nouvelle esthétique
d’apories et de relativisme qu’est née et s’est développée l’école du discours. Le
terme a fait rapidement sa carrière dans les sciences humaines et sociales deve-
nant d’emblée un terme transdisciplinaire.
De nombreuses recherches post-­structuralistes en linguistique sont marquées
par le retour vers la catégorie du sujet  : l’analyse du discours, qui a trait à la
théorie de l’énonciation et à la pragmatique, lui donne de l’importance aussi,
mais à sa manière. Cependant, ce ne sont pas des courants linguistiques qui sont
à l’origine des conceptions du discours ; le grand mérite dans le domaine est at-
tribué au philosophe Foucault, d’une part, et à la dimension sociale des travaux
d’Althusser et à la psychanalyse de Lacan, d’autre part. Ces deux derniers ont
largement contribué à l’acception du sujet discursif en tant que réalisation d’une
place discursive particulière à l’intérieur d’un système de places. La différence a
été également (en comparaison avec les deux autres) à la source de la philoso-
phie de Foucault ; c’est surtout de son archéologie du savoir, l’un des deux axes
de sa pensée, qu’est issu le concept de discours, celui accepté par les linguistes.
En rejetant l’herméneutique traditionnelle et en renversant les relations entre le
document et le monument, le philosophe ôte au document la propriété d’être té-
moin d’événements : l’histoire le change en monument. Foucault n’essaie plus de
dévoiler le sens caché dans la forme langagière mais il cherche plutôt à répondre
à la question de savoir pourquoi certains textes se sont manifestés à un moment
donné, pourquoi justement ces textes et non pas d’autres ; qu’est-­ce qui a fait que
La prolifération des théories discursives 181

certaines conditions ont généré certains énoncés. Le philosophe a ainsi formulé


le concept de discours, comme l’articulation entre parole et situation. L’école
française d’analyse du discours, dans sa première étape, s’y réfère directement
en interrogeant cette articulation : pourquoi, étant donné des circonstances bien
établies, certains énoncés sont soit nécessaires, soit possibles, soit enfin exclus.
Le sujet qui est le siège de différentes positions de subjectivité, ne se confond pas
avec l’auteur de l’expression concrète, il faut le considérer comme une institu-
tion, un système, une norme, des conditions qui font parler d’une manière don-
née. C’est ici que l’on peut voir l’essentiel du discours : ce n’est pas le sujet qui
possède le discours, mais c’est le discours qui impose au sujet une place à réaliser.
La théorie du discours, tout en articulant les aspects langagiers avec les as-
pects sociaux, a largement profité des recherches menées en sociologie, socio-
linguistique, ethnologie, ethnométhodologie, anthropologie (ex. Bakhtine), en
même temps que des investigations dans le domaine de la textualité allemande
et anglo-­saxonne.
Bref, on distingue deux étapes dans la formation du courant discursif lin-
guistique en France ; la première, clôturée entre 1969 et 1983, appelée « école
française d’analyse du discours » a été surtout centrée sur l’analyse du lexique
et, plus particulièrement encore, sur l’étude d’un lexique idéologiquement mar-
qué. C’est à cette étape qu’a été formulée la première définition du discours par
Guespin (1976 ), prétaxinomique, comme l’avoue l’auteur, pour qui le discours
est un énoncé envisagé du point de vue de ses conditions de production ; la der-
nière formule est un écho d’une nouvelle version de l’althusserianisme. La deu-
xième étape dont l’essor remonte aux années 1980-90 continue à s’appuyer sur
quelques notions pivots de l’« école », notamment relations institutionnalisées et
interdiscours ; elle prend un caractère linguistique eu égard à la pragmatique et à
la théorie de l’énonciation. L’analyse du discours, un des courants clés de la lin-
guistique française contemporaine, quitte les frontières hexagonales et s’intègre
aux recherches d’autres pays de la francophonie ou de langues romanes.
L’analyse française du discours, comme toute théorie discursive, intègre dans
sa méthodologie différentes conceptions tout en essayant de construire un appa-
reil épistémologique, fondé avant tout sur des faits, des événements langagiers
articulés avec les situations qui les génèrent. Son corpus se constitue d’énoncés
institutionnalisés, c’est-­à-­dire interactifs, téléologiques, normés, contextualisés.
Cette méthode transdisciplinaire se montre en fait cohérente  : le discours est
un rituel socio-­langagier, isomorphe et isofonctionnel en ce qui concerne les
deux aspects du terme. Cette articulation du langagier avec le social dans une
même logique (moins visible dans la première définition de Guespin) qui sup-
prime l’hiatus entre texte et contexte, devient la marque du courant. La dernière
182 Halina Grzmil-­Tylutki

définition du discours due à Maingueneau (2005) situe cette catégorie dans une
topique et lui assigne un caractère domanial  : le discours est une activité des
personnes dans un domaine de vie concret. On y revient au principe foucaldien
de traiter des documents. Du point de vue linguistique, le discours est un mode
de traitement normatif de la langue considérée comme une activité des sujets qui
interagissent dans des situations institutionnalisées.
L’idée du discours est née de l’insuffisance du structuralisme, comme ré-
ponse à son absence de subjectivité systémique. Il ne s’identifie ni à la langue,
ni à la parole, n’est ni un système d’abstractions (même s’il existe aussi inter-
subjectivement, cependant non dans une communauté langagière, mais dans la
communauté discursive), ni un emploi individuel. Le discours se situe entre les
deux notions (qui sont au fondement de la linguistique saussurienne) étant un
usage conventionnel qui rend compte des normes sociales. Le discours n’ôte pas
à l’énoncé sa structure linguistique, mais il le place dans des relations subjectives
et situationnelles précises. Les signes et les structures ne sont pas simplement
des réalisations d’unités virtuelles, mais ils appartiennent aussi en propre au dis-
cours, tout en étant des signes d’appartenance et de re-­connaissance discursives.
Chaque discours définit ses dénotations qui en dehors de lui sont dépourvues de
sens. Pour les comprendre, il faut quitter le niveau de la langue et chercher des
interprétations dans une activité, dans une expérience communautaire et non
individuelle. Le sujet d’énonciation n’est donc jamais la source première des si-
gnifications des signes ; le discours en est le propriétaire. De nouveau, on ressent
la présence de l’idée de Foucault et de son archéologie du savoir sur la nécessité,
la possibilité ou l’exclusion de certains énoncés en fonction des situations qui les
génèrent.
La conception du sujet ou plutôt des sujets discursifs est un trait des plus
caractéristiques. Il ne s’agit pas tellement des sujets que des places inscrites dans
un système en conformité aux relations intersubjectives attendues et répondant
à quelques questions aprioriques : qui suis-­je pour lui parler ainsi ? Et qui est-­il,
lui, pour que je lui parle de cette manière ? Qui suis-­je pour qu’il me parle de
cette façon ? Et qui est-­il, lui, pour me parler ainsi ? Tous les sujets placés du côté
du destinateur et tous les sujets rassemblés du côté du destinataire (ils sont tous
multiples) doivent partager le savoir (voire s’imaginer) sur toutes les positions
évoquées de façon simplifiée dans la série de questions supra. Grâce à ce système
de filtres, les interlocuteurs peuvent se sentir sécurisés dans la communication.
Le discours à la française se réalise dans les textes par le biais des conven-
tions génériques. La hiérarchie qu’il impose à trois notions clés  : discours  –
genre – texte, est aussi sa marque. C’est le discours, activité domaniale des sujets,
qui définit toutes les relations intersubjectives et situationnelles, ainsi que la
La prolifération des théories discursives 183

sémantique liée au domaine. Il se distribue dans un répertoire d’actions orien-


tées, téléologiques identifiées aux conventions génériques ; enfin, les genres dis-
cursifs prennent des formes, appelées textes, mises en scène (au sens large de la
sémiotique) par des protagonistes du dire, écho des partenaires du faire. Dans la
scénographie textuelle, on doit donc « lire » des traces du discours et du genre, ce
qui est plus ou moins clair selon le degré de transparence ou d’opacité inscrites
au type de genre (selon Maingueneau, 2004 : il y en a quatre), allant de la forme
utilitaire, immédiatement identifiable, jusqu’à celle auctoriale où l’intervention
de l’auteur est nécessaire à une bonne interprétation. Le texte, la dernière ins-
tance d’activité, est un produit, mais un produit qui a sa vie propre, puisque
c’est là, à travers sa structure et sa contextualisation, qu’on peut reconstruire le
discours (activité domaniale) et le genre (le but de cette activité). Analyser des
textes politiques, juridiques, administratifs, médicaux, littéraires, etc. consiste à
reconstruire tout le rituel socio-­langagier domanial, orienté, d’une part, et à dé-
crire des particularités formelles, stylistiques qui en sont le support.

1.2. La tradition polonaise


La tradition linguistique polonaise est textologique par excellence. La notion de
discours se trace un chemin, mais reste toujours assujettie au texte (le discours
est, par contre, important dans les sciences sociales et en philosophie). A. Wie-
rzbicka et M.-­R. Mayenowa avec leurs disciples étaient, vers la moitié du XXième
siècle, les promotrices des études sur le texte. Elles se sont inspirées des travaux
des structuralistes pragois (y compris de Mathesius considéré comme un pion-
nier des études textuelles), avant tout dans le domaine de la poétique, de ceux des
sémioticiens russes de l’école de Moscou-­Tartu (ex. Uspienski, Lotman) ; elles ont
eu accès à la pensée de Bakhtine avant que celle-­ci ne soit traduite dans les lan-
gues de l’Europe occidentale. Des bourses américaines leur ont permis d’accéder
directement aux structuralistes  – distributionnalistes américains, y compris au
texte de Harris, publié en 1952 sous le titre Discourse Analysis où, malgré le titre,
c’est l’énoncé suivi, donc le texte qui a été au centre de l’analyse. À ce substrat
théorique se sont superposées ensuite d’autres théories textuelles : la Textlinguis-
tik de Beaugrande et Dressler, d’une part et la text grammar de van Dijk, de l’autre
(ces noms symbolisent en quelque sorte l’apport plus large de la linguistique al-
lemande et anglo-­saxonne). C’est à van Dijk que la linguistique polonaise doit
le terme de discours, identifié à la structure textuelle (et ses divers niveaux), qui
concurrencera désormais en linguistique polonaise avec le discours benvenistien.
Le discours a été donc, de façon naturelle, identifié à la structure textuelle,
au texte, devenant son synonyme. Après le tournant pragmatique qui a été
184 Halina Grzmil-­Tylutki

également à l’origine de l’essor de l’analyse du discours en France, la conception


statique du texte s’est réorientée vers une conception dynamique intégrant dans
la textualité tous les paramètres contextuels, y compris les partenaires de l’acte
de communication et leur intentionnalité. Le discours, aussi peut-­être sous l’in-
fluence de la pensée occidentale, a été identifié au côté pragmatique du texte, se
rapportant aux interlocuteurs, à la situation et ainsi de suite.
La textologie, pratiquée dans quelques universités polonaises comme une dis-
cipline autonome, intègre la notion de discours au texte et partant de l’idée de
synonymie élargit, petit à petit, le champ de son application. On peut évoquer, à
titre d’exemple, quelques idées pivots de ces réflexions : le discours est un énon-
cé (texte) logique, argumentatif et concernant des thèmes importants, souvent
dialogal ; il est une activité concrète de parole ; un ensemble de comportements
langagiers aux contenu et forme liés aux procès cognitifs propres à une époque
donnée, au type de communication et à la situation. Le discours devient par la
suite un événement communicationnel, un texte en contexte et même une in-
terprétation subjective du texte ou son code culturel et idéologique, ce dernier
concept renvoyant directement à l’ordre du discours de Foucault. Puisque plu-
sieurs définitions soulèvent le problème d’événementialité communicationnelle,
on voit une influence des théories discursives anglo-­saxonnes et de la pensée
allemande de Habermas. Une des textologues, Witosz (2009), ne trouve aucune
raison d’assurer à la nouvelle notion de discours une autonomie, tout en dé-
fendant la tradition des recherches ; à son avis, chaque texte a une dimension
discursive parce que chaque texte est construit de la perspective d’un destinateur
dans l’horizon d’attente du destinataire et en relation avec la situation.
Le texte « français », effet d’activité domaniale, orientée vers un but (genre)
en porte des traces et l’analyse du discours consiste à y parvenir, à découvrir ces
régularités, indépendamment des réalisations stylistiques individuelles. Le texte
« polonais », en revanche, est dès le début un fait dynamique, une unité commu-
nicationnelle et stylistique.
En revenant à la triade notionnelle systémique : discours – genre – texte, il est
indispensable de souligner quelques différences majeures. Dans la discursivité
française, elle paraît naturelle  : ces unités s’interpénètrent mais restent dans la
relation hiérarchique mentionnée supra. Le discours, le domaine d’activité hu-
maine, se réalise par les textes qui sont téléologiques et portent donc l’empreinte
du genre. La textologie polonaise inverserait cette triade si elle la posait : le texte
(unité fondamentale et majeure) s’investit d’une forme générique et la dimension
pragmatique (discursive) n’est qu’un de ses aspects. On peut mentionner une
conception originale de Wojtak (2011) : les trois notions constituent une collec-
tion, un cadre où chacune demeure un contexte cognitif pour les deux autres,
La prolifération des théories discursives 185

mais une telle conception réductionniste ne permet à aucune des notions d’éta-
ler tout un éventail de significations. Pourtant c’est au discours qu’appartient le
pouvoir explicatif le plus grand ; en ceci l’auteur se réfère aux travaux allemands.
Nous voudrions revenir encore à la notion de genre, maillon intermédiaire dans
les deux théories si l’on accepte ladite triade. Dans les deux théories il est une
convention, en conformité d’ailleurs avec les écrits de Bakhtine. Les discursivistes
français l’inscrivent dans un répertoire de genres propres à chaque discours, le-
quel canalise ses activités vers tous les buts possibles mais différents les uns des
autres. Les textologues polonais y voient un modèle, un moule qu’il faut remplir
d’énoncés pour communiquer efficacement. En France, le discours juridique se
distribue entre constitutions, codes, arrêts, décrets, baux, décisions, directives,
règlements, avis, recommandations et ainsi de suite. En Pologne, les textes d’une
constitution, d’un code civil, d’un code de société telle ou autre représentent un
schéma conventionnel. Le genre discursif français paraît dynamique puisqu’il est
fortement lié à la définition du discours, activité domaniale, exprimant un des
buts possibles de cette activité. Le genre polonais est plutôt passif étant un modèle
formel. Ainsi, les textes de la Constitution de la République française du 4 octobre
1958 et de la Constitution apostolique Universi Dominici Gregis du 22 février
1996, doivent observer les consignes prototypiques du genre appelé « constitu-
tion », d’une part (point de vue polonais), ou réaliser le but de l’acte législatif le
plus important, promulgué par les autorités (le parlement ou le pape), l’objectif
de définir les institutions de l’Etat et d’organiser leurs relations (constitution ju-
ridique) ou celui de légiférer sur des questions de dogme, de discipline générale
ou de structure de l’Eglise (constitution apostolique), selon la théorie française.
La textologie polonaise dispose d’un concept proche de celui de discours à la
française, notamment celui de style fonctionnel, dominant aussi bien sur le texte
que sur le genre. Ce concept développé surtout par Gajda (2001a) et appelé autre-
ment une variante linguistique, met l’accent sur le côté linguistique, quoique cet
aspect langagier corresponde indéniablement aux propriétés pragmatiques de la
sphère à laquelle il se rapporte. Rappelons que le discours à la française lie le langa-
gier avec le social dans une articulation mutuelle. Gajda (2001b) qui a identifié le
style scientifique, administratif, religieux, publicitaire, artistique et courant, a ajouté
que le style fonctionnel, enrichi de la stylistique pragmatique et cognitive, et à cette
condition-­là, devient une catégorie qui intègre la forme, le contenu et le contexte.

1.3. La tradition allemande


La tradition allemande est par excellence textologique  ; les noms de Beau-
grande, Dressler, Viehweger ou Heinemann restent des points de référence aux
186 Halina Grzmil-­Tylutki

chercheurs textologues. C’est aussi à la structure qu’a pensé Werlich en publiant


en 1975 sa typologie des textes en fonction de la discursivité et dont s’est inspiré
Adam en proposant sa systématique textuelle. La présence massive de la notion
de discours n’a pas perturbé les études sur les textes ; les linguistes, au lieu de
redéfinir le texte ont postulé la possibilité de son enrichissement. Ainsi, de nou-
veaux concepts, au fur et à mesure de leur introduction dans la science avec
des tournants linguistiques successifs, ont fini par trouver leur explication. Le
discours est considéré comme une catégorie trans-­textuelle, voire méta-­textuelle,
pourtant toujours trop vague et ambiguë et qui n’a pas encore passé l’examen de
compatibilité en linguistique (voir Warnke, 2002).
La tradition allemande d’analyse interprétative et herméneutique est forte et
c’est en elle qu’il faut chercher cette voie originale et indépendante de la texto-
logie  : une description dynamique et probabiliste compte davantage que l’ap-
proche statique et déterministe. Le fondement intellectuel de la Diskursanalyse
allemande réside dans la philosophie  : herméneutique (Heidegger, Gadamer),
d’une part et analytique (Wittgenstein), d’autre part, ainsi que chez les membres
de l’école de Francfort (Apel, Habermas) et non dans le structuralisme, comme
c’était le cas en France ou en Pologne aussi.

1.4. La tradition anglo-­saxonne


La genèse anglo-­saxonne du discours est différente : il a une tradition empirique,
non seulement linguistique, mais aussi anthropologique et ethnologique, qui
prend pour objet la langue parlée, le milieu naturel (Grounded Theory), ainsi que
l’interactionnisme sociologique et psychologique. Les études anglo-­saxonnes à
plusieurs facettes se rapportent d’une part aux investigations du Hollandais van
Dijk qui a défini le discours comme une structure hors-­phrastique au départ
pour se concentrer ensuite sur un événement communicationnel et enfin sur le
processus des pratiques sociales. D’autre part, l’on peut voir à l’exemple de van
Dijk cité, une évolution des études discursives dans cette zone langagière. Consi-
dérer le discours comme une structure dépassant la dimension phrastique a en-
couragé certains linguistes à construire une grammaire textuelle à l’instar de celle
de la phrase. Un essai, voué à l’échec, a été réalisé à l’Université de Constance.
La tradition purement anglaise de philosophie analytique (Austin) et du fonc-
tionnalisme (Halliday) s’est trouvée à l’origine de la conception du discours en
tant que langue en usage.
Le fonds américain, interactionniste et ethnométhodologique, a naturelle-
ment accueilli des idées de dialogue, d’interaction quotidienne en les identi-
fiant sous l’étiquette de discours ; l’analyse conversationnelle (Cicourel, Sinclair,
La prolifération des théories discursives 187

Coulthard, Levinson) s’est située à l’opposé de l’analyse discursive européenne.


Notons bien qu’avec le temps, toutes deux se sont interpénétrées.
Il est indispensable de mentionner encore la Critical Discourse Analysis (van
Dijk, Fairclough, Wodak, Schiffrin) qui s’est inspirée de Foucault, mais plutôt
de la généalogie du pouvoir que de l’archéologie du savoir. Il y est en général
question d’expliquer comment le discours influe sur les pratiques sociales, de
chercher à répondre à des problèmes sociaux tels que le racisme, la domination,
l’exclusion, le pouvoir, la minorité, etc.

2. Avantages
Quels avantages peut-­on trouver à cette prolifération théorique, vu la situation
géo-­langagière complexe présentée supra ? Les divergences interprétatives, l’am-
biguïté du concept poussent plutôt à envisager des ennuis de communication.
Les différences émergent non seulement suite à la confrontation des zones lan-
gagières, mais également en leur sein.
S’en rendre compte s’avère être déjà un avantage. Pour cela, il faut un accès
direct à ces théories produites en langues diverses, sinon par le biais de leur pré-
sentation dans une autre langue ou grâce à la traduction des oeuvres les plus
marquantes. Cela ouvre la voie à des comparaisons et à des discussions. Il faut
rester en dialogue permanent si l’on veut bien communiquer. Un usage conscient
du terme de discours oblige à évoquer son fondement épistémologique. Cela
peut inciter les lecteurs à s’intéresser à d’autres sources. Ce type de débat se
poursuit en Pologne où les philologues polonisants confrontent leurs idées avec
celles des néophilologues pratiquant d’autres langues et, par conséquent se ré-
férant à d’autres théories. Il faut néanmoins être prudent, car dans cette prolifé-
ration théorique, on trouve à boire et à manger. Comme le terme migrateur en
vogue (discours) est déjà un emprunt, comme le signale la forme internationale
du mot, et qu’il tombe sur le sol non stabilisé, il peut, le cas échéant, se montrer
destructeur pour le propre système cognitif. C’est pour cette raison que certains
linguistes polonais, y compris Witosz (2009), manifestent une réserve tout en
étant actifs dans les débats. Surtout vu que les néophilologues ne s’expriment pas
à l’unanimité.
Il faut pourtant noter que ladite confrontation aboutit forcément à un
conflit de paradigmes et à une inter-­incompréhension passagère. Ou bien le
nouveau terme finira par s’intégrer aux grilles sémantiques de l’ancien système
ou bien, au contraire, le système concurrent accueillera des intrus et deviendra
le moteur de l’évolution (à propos de l’inter-­incompréhension, voir Maingue-
neau, 1984).
188 Halina Grzmil-­Tylutki

3. Conclusion
Une forte disproportion émerge des lignes consacrées aux avantages et aux in-
convénients. Cette illusion est le résultat de la présentation des théories choisies.
En guise de conclusion, nous pouvons répéter notre diagnostic fait dans l’in-
troduction à l’article. Il est vrai qu’une réponse univoque et unique est impos-
sible. Nous espérons pourtant que de cet article émerge un avis optimiste : il faut
partir des inconvénients, des différences, en prendre conscience, les maîtriser,
pour passer ensuite à chercher des avantages.
Peut-­être aussi faut-­il y voir une conséquence d’un renoncement aux méthodes
modernes qui tentaient de simplifier la réalité au profit de trans-­disciplinarité
post-­moderne.

Bibliographie citée
Gajda S., 2001a, „System odmian i jego dynamika rozwojowa”, dans : Najnowsze
dzieje języków słowiańskich. Język polski, S. Gajda (éd.), Opole, 207-219.
Gajda S., 2001b, „Stylistyka funkcjonalna, stylistyka pragmatyczna, stylistyka
kognitywna”, dans  : Stylistyka a pragmatyka, B.  Witosz (éd), Katowice, Eds
UŚ, 15-21.
Grzmil-­Tylutki H., 2010a, Francuska lingwistyczna teoria dyskursu. Historia, ten-
dencje, perspektywy, Kraków, Universitas.
Grzmil-­Tylutki H., 2010b, «  L’analyse du discours à la française  – tendances
majeures et proposition d’une typologie de discours », dans : Des mots et du
texte aux conceptions de description linguistique, A.  Dutka-­Mańkowska,  T.
Giermak-­Zielińska (éds), Warszawa, Eds UW, 173-181.
Guespin L., 1976, « Introduction : types de discours ou fonctionnements discur-
sifs », Langages 41, 3-12.
Maingueneau D., 1984, Genèses du discours, Liège, Mardaga.
Maingueneau D., 2004, « Retour sur une catégorie : le genre », dans : Texte et Dis-
cours : catégories pour l’analyse, J.-­M. Adam et al. (éds), Dijon, EU de Dijon,
107-118.
Maingueneau D., 2005, « L’analyse du discours et ses frontières », Marges Lin-
guistiques 9 (en ligne).
Maingueneau D., 2008, «  Analyse du discours et linguistique française  », Le
Français Moderne, No spécial : Tendances actuelles de la linguistique française,
27-36.
La prolifération des théories discursives 189

Warnke I., 2002, « Text adieu – Diskurs bienvenue ? Über Sinn und Zweck einer
poststrukturalistischen Entgrenzung des Textbegriffs », dans : Brauchen wir
einen neuen Textbegriff ? Antworten auf eine Preisfrage, U. Fix, K. Adamzik, G.
Antos, M. Klemm (Eds), Frankfurt/M. et al., Peter Lang, 125-141.
Witosz B., 2009, „Tekst a/i dyskurs w perspektywie polskiej tradycji badań nad
tekstem”, dans : Lingwistyka tekstu w Polsce i w Niemczech. Pojęcia, problemy,
perspektywy, Z. Bilut-­Homplewicz, W. Czachur, M. Smykała (éds), Wrocław,
Oficyna Wydawnicza ATUT, 69-80.
Wojtak M., 2011, „O relacjach dyskursu, stylu, gatunku i tekstu”, Tekst i dyskurs –
Text und Diskurs 4, 69-78.

Résumé 
Vu la prolifération des théories discursives en linguistique, l’auteur essaie de voir
si cela constitue un problème et d’en calculer les inconvénients et les avantages.
Pour ce faire, elle présente quatre traditions linguistiques liées aux zones géo-­
langagières (française, polonaise, allemande et anglo-­saxonne) qui sont à l’ori-
gine de différentes interprétations du concept de discours. Celles-­ci peuvent être
et sont la source de malentendus parce qu’elles renvoient à d’autres épistémolo-
gies. Néanmoins, leur conscience s’avère un enrichissement.

Mots clés : discours, texte, genre, épistémologie, tradition

Abstract
Since the proliferation of linguistic discourse theories is evident, the author
looks into its consequences for the communication between researchers. She dis-
cusses the advantages and disadvantages of this phenomenon and presents four
linguistic traditions linked to geo-­linguistic areas (French, Polish, German and
Anglo-­Saxon). These differences in epistemologies result in distinct interpreta-
tions of the discourse concept, which leads to misunderstandings. Nevertheless,
the awareness of this diversity constitutes a cognitive richness.

Keywords: discourse, text, genre, epistemology, tradition


Anna Kieliszczyk
Université de Varsovie

La perception de l’autre ou les relations entre


l’auteur et le lecteur. L’exemple de l’avant-­
propos et du courrier des lecteurs

Le but de cet article est de montrer quelle est la perception du destinataire du


texte dans l’avant-­propos auctorial et dans le courrier des lecteurs.
Tout d’abord, nous voulons justifier le choix de l’objet de notre analyse.
L’avant-­propos auctorial est un texte qui est très visiblement adressé à son lec-
teur. Bien que son objectif soit différent, on peut dire que la préface de l’auteur
ressemble beaucoup à une lettre écrite aux lecteurs avant que ceux-­ci se mettent
à lire le livre. Il est donc intéressant de voir comment l’auteur imagine son lecteur
avant de lui donner le livre.
Notre corpus de textes comprend une cinquantaine d’avant-­propos des au-
teurs à leurs propres livres. Ce sont des livres de vulgarisation du type guides
ou manuels et dans plusieurs cas, des livres scientifiques. En ce qui concerne
le courrier des lecteurs, nous avons pris en considération l’échange des lettres
du journal genevois Le Temps, de la revue française La Recherche, du magazine
des consommateurs Que choisir ainsi que des hebdomadaires français tels que Le
Point ou L’Express ou suisse L’Hebdo.

1.  Différentes conceptions du lecteur1


Le sujet du lecteur imaginé par l’auteur a été déjà traité par les représentants de
différentes disciplines. Les théoriciens en commençant par les philosophes en
continuant avec les littéraires, linguistes, rhétoriciens et en finissant par les psy-
chologues et même les psychiatres s’y sont penchés proposant des conceptions
très variées du lecteur comme destinataire du texte de l’auteur.
Dans la rhétorique, on décrit l’auditoire mais son rôle correspond à celui du
lecteur. C. Perelman constate qu’il est nécessaire que le discours oratoire s’adresse
à l’auditoire universel qu’on identifie avec l’auditoire moyen. Dans la théorie de
la littérature, on mentionne un « lecteur invoqué », un « lecteur institué », un

1 Nous en avons déjà parlé, entre autres, dans : A. Kieliszczyk, 2007, De l’explication à
la justification dans l’avant-­propos, Łask, Oficyna Wydawnicza Leksem.
192 Anna Kieliszczyk

« lecteur modèle ». On parle du « public générique » qui est défini par l’apparte-
nance de l’œuvre à un genre littéraire. D. Maingueneau écrit :
«  Par son appartenance à un genre, une œuvre implique un certain type
de récepteur, socialement caractérisable. On parlera ici de public générique.  »
(Maingueneau 2001 : 31)
On décrit aussi comment le lecteur devrait être. Le « lecteur coopératif » doit
se montrer « capable de construire l’univers de fiction à partir des indications qui
lui sont fournies. » (d’après Maingueneau 2001 : 32)
A la recherche du lecteur on recourt même à la psychanalyse, pour trouver
un lecteur dont on pourrait connaître les dispositions psychiques. W. Iser cite
les recherches de S. Lesser et de N. Holland. Lui-­même, il propose la notion de
« lecteur implicite ». En effet, celui-­ci
« (…) incorpore l’ensemble des orientations internes du texte de fiction pour
que ce dernier soit tout simplement reçu. Par conséquent, le lecteur implicite
n’est pas ancré dans un quelconque substrat empirique, il s’inscrit dans le texte
lui-­même. Le texte ne devient une réalité que s’il est lu dans des conditions d’ac-
tualisation que le texte doit porter lui-­même, d’où la reconstitution du sens par
autrui. » (Iser 1976 : 70)
Pour notre analyse cette conception de lecteur implicite a deux avantages.
Premièrement, W. Iser souligne la nécessité de l’existence du lecteur pour l’exis-
tence du texte. Ceci est bien important pour notre hypothèse de l’avant-­propos
comme interaction. Nous prétendons, nous aussi, que s’il n’y a pas de lecteur, il
n’y a pas d’avant-­propos non plus. Le deuxième point important est que la seule
possibilité de reconnaître le lecteur est de chercher « ses traces » dans le texte.
De même W. Iser nous persuade que le lecteur implicite est la somme d’éléments
qu’on trouve dans le texte et qui témoignent de lui.

2.  Le lecteur « évoqué » dans l’avant-­propos 


Dans l’analyse de la relation entre l’auteur et le lecteur visible dans l’avant-­propos
nous prendrons en considération les traces de la présence du lecteur dans le texte,
par exemple les formes grammaticales d’apostrophe, d’impératif, de pronoms dési-
gnant le destinataire et l’expression de l’attitude de l’auteur vis-­à-­vis de son lecteur.
Nous vérifierons aussi si l’auteur laisse deviner comment il imagine son lecteur.

2.1 L’auteur indique à qui il adresse le livre


Cette appellation du destinataire du livre est caractéristique surtout des livres
scientifiques ou ceux de vulgarisation. L’auteur indique qu’il vise surtout des
La perception de l’autre ou les relations entre l’auteur et le lecteur 193

spécialistes du domaine traité ou des étudiants qui s’en occupent. Dans le cas des
dictionnaires, il ajoute l’information sur la nationalité pour laquelle le diction-
naire a été créé :

(1) Ce dictionnaire sera utile aussi bien aux Polonais qui s’intéressent à la
langue, à la littérature et à la civilisation françaises – qu’aux étrangers étu-
diant le polonais. Les étudiants, les journalistes et les traducteurs pourront
ainsi s’en servir.  (Grand Dictionnaire français-­polonais (1986) Warszawa,
Wiedza Powszechna)
Les avant-­propos aux livres scientifiques ou de vulgarisation comportent sou-
vent l’indication du niveau des destinataires du livre.
(2) Z racji stosunkowo szerokiego zakresu, a także nieobecności technicznego
żargonu, książka ta powinna być przydatna nie tylko dla studentów filozofii,
lecz także dla ludzi interesujących się polityką, teorią społeczeństwa, nauka-
mi przyrodniczymi i teologii. (Jenny Teichman, Katherine C. Evans, Filozo-
fia, p. 10)
Nous avons trouvé un exemple bien intéressant de l’avant-­propos où l’auteur
présente tout un scénario comment il imagine les lecteurs qui prendront son
livre dans les mains :
(3) Scénario 1 : Vous aimez être simplement « guidé ». Avant d’aller sur l’eau, li-
sez attentivement les sommaires des chapitres, qui veulent être un recueil de
conseils simples. Puisez-­y quelques consignes. Regardez les photos et leurs
légendes et allez « plancher ». C’est largement suffisant. Au retour faites la
même démarche. Nos conseils correspondent alors à une réalité tangible.
Vous trouverez probablement l’image et l’explication de vos difficultés. Cela
vous fera peut-­être « rentrer » dans le texte. Si celui-­ci vous rebute, laissez-­le
à ceux qui l’exigent dans leur scénario. Continuez à ne vous servir que de
ce qui vous sert réellement. C’est la quantité de pratique (dans de bonnes
conditions) qui vous fera progresser.
Scénario 2 : Vous êtes de ceux qui exigent de comprendre pour apprendre.
L’analyse vous est indispensable. Attaquez-­vous au texte, soit avant votre
pratique sur l’eau, mais soyez juste, cela n’évoquera probablement rien de
senti chez vous, soit après votre séance sur l’eau et là vous devriez vous re-
trouver avec plaisir dans le texte dont l’analyse est parfois poussée.
Scénario 3  : Vous êtes de ceux qui apprennent par imitation de modèle.
L’analyse ne vous inspire pas et les conseils vous ennuient. Sélectionnez les
photos avant ou après votre pratique sur l’eau. Cela vous suffira.
194 Anna Kieliszczyk

Scénario 4 : Vous ne désirez qu’une information partielle, car vous avez déjà
un niveau de pratique. Le titre du chapitre, puis le sommaire vous guideront
à la photo ou au texte que vous cherchez.
Scénario 5 : Vous avez la passion de l’enseignement. Dans ce cas, tout le livre
vous concerne. Vous y trouverez les moyens d’une observation de vos (ou
de votre) élève, l’analyse de leur comportement et les moyens (les exercices)
pour les faire progresser. Vous y trouverez aussi de nombreux encarts sur le
fonctionnement de l’individu dans l’apprentissage. Vous y trouverez enfin
une systématique d’enseignement.  » (G. Botta, Cours de voile, Editions de
Vecchi S.A., Paris, 2002)
Cet avant-­propos est divisé en parties qui s’appellent « scénarios ». Chaque scé-
nario commence par une caractéristique du lecteur qui pourra s’intéresser au
livre proposé par l’auteur. Le lecteur peut être de « ceux qui apprennent par imi-
tation de modèle » ou de « ceux qui exigent de comprendre pour apprendre », il
peut aimer être guidé ou avoir la passion de l’enseignement etc. La perception du
livre variera selon différents traits de la personnalité, mais dans tous les cas l’ou-
vrage que l’auteur propose est utile. La diversité typologique des lecteurs présen-
tés dans l’avant-­propos peut se résumer en une constatation : le livre est destiné
à tout le monde mais l’auteur ne veut pas l’avouer explicitement. Il préfère traiter
chacun individuellement. Chaque personne qui s’intéressera à ce livre trouvera
quelque chose d’intéressant pour elle.

2.2 L’attitude de l’auteur vis-­à-­vis de son lecteur exprimée


dans l’avant-­propos
Le deuxième problème qui se pose quand on parle de la perception du lecteur par
l’auteur de l’avant-­propos c’est l’attitude de celui-­ci envers le destinataire de son
livre. Dans l’avant-­propos l’auteur veut encourager le public à lire le livre qu’il lui
donne. Cet objectif influence le contenu de l’avant-­propos. L’auteur se justifie
d’avoir écrit le livre en présentant ses intentions, des insuffisances des ouvrages
précédents, en soulignant l’importance du sujet traité. Il tient à son lecteur.
Il veut être sincère et s’il y a des imperfections dans le texte, il l’avoue à son
lecteur :
(4) De là un ouvrage qui pèche singulièrement par son manque d’ampleur, par
le déséquilibre de ses chapitres –­il y en a de ridiculement petits –­et parfois,
je le crains, par ses aspects allusifs. (J.-­B. Grize, « Logique et langage » p. 7)
L’auteur n’oublie pas que c’est le lecteur qui sera juge de son ouvrage. C’est pour-
quoi il exprime des inquiétudes dans l’avant-­propos concernant la réception de
son livre:
La perception de l’autre ou les relations entre l’auteur et le lecteur 195

(5) W chwili gdy przekazuje te książkę do rak czytelników ogarnia mnie obawa,
iż wielu spośród nich, mimo całej włożonej w nią pracy uznać ją może za
niewystarczająco udokumentowaną improwizację. (Huizinga, Homo Ludens
p. 8-9) (Au moment où je donne mon livre aux lecteurs je crains que de nom-
breux parmi eux, malgré tout le travail effectué, ne considèrent cet ouvrage
comme une improvisation qui n’est pas assez documentée) (trad. A.K.)
L’auteur traite son lecteur comme un partenaire intelligent. D’une part, il veut
faciliter la lecture de son ouvrage, mais d’autre part, il souligne à plusieurs re-
prises qu’il ne veut pas présenter le problème d’une façon simpliste. La façon
simpliste d’écrire pourrait suggérer que le lecteur n’est pas capable de com-
prendre des subtilités du raisonnement de l’auteur et offenser le lecteur, ce qui
est décidément à éviter dans le cas de l’avant-­propos. 
(6) Nous allons tenter de maintenir le niveau de nos leçons et de nos exercices à
la portée du débutant, de concevoir notre travail de façon la plus simple, ce
qui ne signifie pas simpliste. (Sylvain Zinser et Guy Mazens, p. 7)
Il se sent obligé d’informer les lecteurs pourquoi il a omis un passage, pourquoi
il a écrit un chapitre justement de cette façon :
(7) Je dois à mes lecteurs d’expliquer pourquoi j’ai renoncé à inclure dans le
présent ouvrage les deux conférences jumelles qui terminaient la série ori-
ginale de Gifford Lectures prononcées à Edinbourg en 1986. (Paul Ricoeur,
Soi-­même comme un autre, p. 35)

3.  Le courrier des lecteurs et la perception de l’autre


Selon Ernst-­Urlich Grosse (Grosse 2001), le courrier des lecteurs appartient aux
genres du commentaire et on peut y trouver de nombreuses traces de rhéto-
rique. Cette rubrique de presse illustre un autre type de relation entre le lecteur
et l’auteur du texte que nous avons montré dans l’avant-­propos. Il n’est pas sans
importance que nous analysons surtout les lettres des lecteurs que J.-­U. Grosse
appelle commentaires écrits des non-­journalistes (Grosse 2001). Nous souli-
gnons que la rédaction de la lettre ne résulte pas de l’exécution d’une profession
et n’a pas du tout un caractère mercantile. Ce n’est pas la situation de l’auteur de
l’avant-­propos qui encourage le lecteur à lire le livre. L’auteur de la lettre l’écrit
de sa propre initiative et l’objectif de cette action est de présenter son point de
vue, de réagir à ce qui a été écrit ou ce qui s’est passé. Il n’incite pas à la lecture,
le commentaire qu’il fait n’a rien d’une publicité à part la publicité de ses idées,
donc indirectement de sa personne. Les lettres sont formellement destinées à la
196 Anna Kieliszczyk

rédaction du journal mais en fait, elles visent les auteurs des articles commen-
tés. Certes, les rédacteurs prennent la responsabilité pour les matériaux qu’ils
publient mais si on trouve des traces d’une attitude vis-­à-­vis du destinataire du
message, c’est plutôt l’attitude vis-­à-­vis des auteurs des articles. Il faut pourtant
noter aussi que le courrier des lecteurs touche à la relation très particulière entre
les lecteurs et leurs journaux que Serge July décrit de la façon suivante :
« On touche là à la relation très particulière que les lecteurs entretiennent
avec leurs journaux. Privilège du média écrit, et plus particulièrement du quo-
tidien écrit, sur tous les autres médias, il fait partie de l’intimité des lecteurs ré-
guliers. Il appartient en effet à ce rituel privé, à ce protocole secret des journées
commençantes, le réveil, la flânerie, la douche, le café, la première cigarette, le
retard traditionnel, la course dans l’escalier, l’achat du journal tous les jours
au même endroit, la rue, le métro… Pendant trente ans on boit du café tous
les matins sans s’interroger sur cette habitude quasi organique. Idem pour son
quotidien, cet étrange objet qui fait partie de la tenue vestimentaire et
culturelle – de son mode de vie – tout en servant de loupe grossissante pour in-
terroger tous les points de la planète, de son pays et de sa ville qui ont clignoté
la veille ; qui facilite parfois la vie quotidienne et qui se consomme comme un
roman vrai du monde en train de se défaire en se faisant. » (Serge July, La vie,
tu parles, p. III)
Nous avons cité cette description des relations entre le lecteur et le journal
pour montrer la spécificité de la relation le lecteur et le journal. Certes, en déci-
dant d’écrire au journal, le lecteur commente l’article d’un auteur inconnu mais
en même temps, il s’adresse à la rédaction de son journal et il sait qu’il a le droit
de faire des commentaires positifs ou négatifs, il a le droit de discuter avec son
journal comme avec quelqu’un qu’il connaît bien. En plus, ces commentaires
sont bien précieux pour les rédacteurs du journal. Quel auteur ne voudrait pas
savoir quelle serait la réaction à ce qu’il écrit  ? Grâce à la rubrique de presse
Courrier des lecteurs, il se crée une interaction entre les auteurs et les lecteurs
qu’on ne peut pas surestimer pour « la vie » du journal.
Il y a des exemples de lettres où le commentaire est adressé à la rédaction et
aussi celles où l’auteur de l’article est visé. Dans l’exemple ci-­dessous, ce sont les
rédacteurs qui sont responsables du choix des matériaux pour la composition
du numéro de La Recherche. C’est à eux donc que s’adresse un lecteur déçu de
n’avoir rien lu sur la fusion nucléaire :
(8) J’ai lu avec intérêt votre numéro sur les énergies pour demain (Les dossiers
de La Recherche n° 47), mais j’ai été surpris de ne rien voir sur la fusion nu-
cléaire, alors que la France mène le projet “Iter”. (La Recherche)
La perception de l’autre ou les relations entre l’auteur et le lecteur 197

Pourtant la situation beaucoup plus fréquente, c’est l’appréciation ou la critique


des articles trouvés dans le journal et, par conséquent, des auteurs qui ont écrit
ces articles.

4.  La valorisation
Les lecteurs écrivent leurs lettres essentiellement pour exprimer leurs opinions,
pour donner leurs commentaires sur ce qui se passe ou sur ce qu’un auteur a
écrit. Il arrive qu’on exprime dans le courrier l’admiration pour la manière dont
l’article a été fait :
(9) Cela fait du bien de retrouver un texte bien pensé, bien écrit, relatant un
point de vue. Pour ce qui est du français, très peu de langues sont capables
d’exprimer le ressenti, le vécu et le désir avec une telle graduation, une
belle finesse et une haute précision. (Le Temps)
Parfois les louanges ne se limitent pas à un article mais concernent toute l’activité
d’un auteur dans la revue en question :
(10) Cher Pierre Leuzinger, il y a trop longtemps que je vous lis chaque semaine
avec émotion, humour et tendresse, pour ne pas, cette fois vous le dire : c’est
le « réveil du figuier » qui m’a donné la chiquenaude d’impulsion à concré-
tiser ce que je désirais de longue date, vous faire savoir à quel point vous
m’êtes nécessaire, vous m’aidez par votre partage de petites choses de rien
qui débouchent sur le grand tout, avec votre typique distance tendrement
ironique. Vous n’assenez jamais, vous supposez toujours avec délicatesse et
pertinence en homme sage qui en a beaucoup vu mais a su garder son cœur
à la bonne place, en parfait équilibre avec la raison. La poésie chez vous n’ex-
clut pas la rigueur ni la profondeur. Elle aide au contraire tant à faire passer
le message de fond, souvent essentiel, parfois tragique, sur lequel vous avez
réfléchi d’une semaine à l’autre. Vous êtes avec Renata Libal, ma meilleure
page de « l’Hebdo. » (…) Soyez remercié d’être tel que vous êtes et figurez
longtemps encore, je vous en prie, à l’avant-­dernière du journal. Avec mes
respects, et pourquoi pas l’amitié. (L’Hebdo, No 20, du 20 mai 1999)
Il faut dire que de tels panégyriques sont plutôt rares. Nous n’en avons trouvé
qu’un seul exemple dans notre corpus. L’acceptation des idées de l’autre prend
aussi la forme de l’expression de la joie d’avoir trouvé dans l’article une informa-
tion qui paraît à l’auteur de la lettre importante :
(11) Il est réjouissant de trouver dans l’anthologie des 60 personnalités mar-
quantes de notre histoire le nom et même la photo en couverture de Lise
198 Anna Kieliszczyk

Girardin, l’ancienne maire de Genève et conseillère aux Etats, souvent oc-


cultés. (L’Hebdo, No 39 semaine du 8 août 2013)
L’auteur de la lettre peut partager l’opinion de l’auteur du texte qu’il commente :
(12) J’ai lu votre article sur la laideur des maillots [des équipes sportives] avec
un plaisir non dissimulé ! Ça fait des années que je le pense et je me de-
mandais si j’étais le seul à m’en rendre compte. (Télé Poche, 22 mars 2004)
Il ajoute parfois à ce qui a été déjà dit son point de vue qui est un développement
des idées présentées :
(13) Parfaitement d’accord avec la question de Chantal Tauxe : qu’est-­ce qui est
le plus moche, une éolienne ou une centrale nucléaire ? Mais il faut aller
plus loin encore : rendre les éoliennes belles et séduisantes, voire sexy…
En d’autres termes, il convient de dépasser aujourd’hui le simple débat
énergétique, aussi important, soit-­il, pour faire des futurs champs éoliens
de véritables sites d’attraction et hauts lieux du tourisme. (L’Hebdo, No 39
semaine du 8 août 2013)
Il est pourtant assez fréquent que la valorisation des opinions du destinataire de
la lettre ne soit qu’une introduction à ce qu’on veut dire. L’énoncé est formulé
selon le schéma : votre article est excellent mais je ne partage pas vos opinions.
Si dans la deuxième partie de l’énoncé (celle qui suit mais ) il n’y a pas de refus
total du point de vue de l’auteur à qui on s’adresse, on se limite à une question
rhétorique qui, en fait, peut contester ce qui a été dit dans l’article.
(14) Excellent votre dossier « Quand l’Amérique était française » ! A renouveler,
par exemple, avec l’Inde, l’Océan Indien. Mais cette amnésie hexagonale
ne cache-­t-­elle pas l’absence des jugements corrects de nos penseurs, de
nos dirigeants, depuis Louis XIV, Voltaire … ? (L’Express, 2783, du 1er au
7 novembre 2004)
Parfois la valorisation de l’article se limite à l’emploi d’un seul adjectif valorisant
comme dans les exemples ci-­dessous :
(15) A propos de votre excellente analyse « Le Grand Genève : l’impasse ? » (LT
du 22.05.2014) : le gouvernement genevois et les partis politiques doivent
affronter un avenir difficile en matière de relations transfrontalières après
le vote du 18 mai. Il va falloir surtout communiquer! (Le Temps) ( souli-
gnement A.K.)
(16) Votre débat sur le monopole de la Sécurité sociale est très intéressant (voir
L’Express du 13 décembre 2004). (L’Express) (soulignement A.K.)
La perception de l’autre ou les relations entre l’auteur et le lecteur 199

(17) Quelle belle idée, ce service national social qui remplacerait utilement les
fonctions traditionnelles du feu service national qu’étaient le brassage so-
cial, la cohésion nationale et l’éducation patriotique (voir la chronique de
Jacques Attali du 13 décembre 2004) ! (L’Express) (soulignement A.K.)
Nous avons déjà signalé que la valorisation de la qualité d’un article dans les
lettres introduit souvent un commentaire de la part du lecteur qui ne doit pas être
positif. Compte tenu de la théorie des interactions, il constitue donc un atténua-
teur par anticipation d’un acte menaçant la face positive de l’interlocuteur qui
va suivre. Nous avons pu observer une telle situation dans les exemples 8, 13, 14.

5.  La critique
Les événements de la vie sociale, les opinions exprimées dans les articles éveillent
plus souvent une opposition et une critique chez les lecteurs. On pourrait dire
qu’on écrit plus volontiers pour critiquer que pour louer.
(18) Médecin exerçant en cabinet libéral et dans des services hospitaliers, pra-
tiquant l’acupuncture et l’homéopathie, je ne peux comprendre vos pro-
pos méprisants, non fondés, et je dirais non documentés sur l’exercice de
l’homéopathie.
(19) Certains des points soulevés par le journaliste Rinny Gremaud (Le Temps
du 5 mai) me laissent perplexe. On accuse les femmes des partis dits popu-
listes d’être « xénophobes » (Le Temps)
La critique s’exprime aussi par la description des réactions du lecteur après avoir
lu l’article :
(20) Je ne peux m’empêcher de bondir en lisant votre dossier sur l’emploi scien-
tifique (La Recherche No 459, p. 101) Comment avez-­vous pu ne pas évo-
quer les perspectives catastrophiques de l’emploi des jeunes chercheurs en
France ? (La Recherche, No 462, Mars 2012)
Parfois la critique prend des formes violentes, comme dans la lettre qui suit
adressée à une lectrice qui s’est exprimée dans le courrier des lecteurs d’un des
numéros précédents de L’Hebdo.
(21) C’est avec indignation que j’ai pris connaissance de votre lettre Madame
Dupont, comment pouvez-­vous être aussi ignorante de l’histoire et de la
réalité qui se passe sous vos yeux devant vous … ?
On peut être d’accord ou ne pas être d’accord, avec cette guerre et la manière dont
l’OTAN la « gère » mais il y a une chose que je trouve inacceptable et méprisable
200 Anna Kieliszczyk

c’est l’insulte que vous faites à ces gens qui ont été massacrés, chassés. (…) Votre
lettre me fait honte, honte de penser que des gens comme vous existent, honte de
votre ignorance et de vos œillères. Peut-­être un jour, Madame, vous n’aurez pas
la couleur de cheveux requise et que cela vaudra le choix entre mourir ou quitter
votre maison… (L’Hebdo, No 20, du 20 mai 1999)
Les expressions comme : « votre lettre me fait honte, honte de penser que des
gens comme vous existent » ne sont pas fréquentes dans le courrier des lecteurs.
On observe que le texte est plein d’émotions.
Les lettres suivantes s’adressent directement à la rédaction bien que la critique
vise des matériaux qui ont été publiés. On rappelle aux rédacteurs qu’ils sont
responsables du choix des textes qui paraissent dans leur hebdomadaire, même
s’il s’agit de lettres des lecteurs.
(22) Nous ne pouvons pas accepter la publication de l’article de Pierre-­André
Stauffer. Nous ne pouvons pas accepter une désinformation étayée d’argu-
ments à l’emporte-­pièce. Nous ne pouvons pas accepter qu’un tel article pa-
raisse la veille d’élections, rendant impossible le droit de réponse… Nous ne
pouvons accepter qu’un journal dit d’information, se prête à une telle cam-
pagne d’intoxication digne d’une certaine presse valaisanne orientée, qui elle,
affiche clairement ses tendances politiques. (L’Hebdo, No 20, du 20 mai 1999)
(23) Alors que la qualité des dossiers et des analyses font de « L’Hebdo » une ré-
férence, quelle surprise de voir M. Stauffer saborder le candidat socialiste
au Conseil d’Etat valaisan, le conseiller national Thomas Burgener, par un
article qui dégage une nauséabonde odeur de règlement de comptes, sans
fondement, ni argument. La perspective est claire : nuire. Relativement au
candidat Burgener, tant l’analyse que l’approche objective des faits sont
absentes. (…) (L’Hebdo, No 20, du 20 mai 1999)
Il n’est pas à négliger que les deux dernières lettres qui constituent la réaction
au même texte paru dans L’Hebdo ont été publiées à l’époque des élections.
L’échange du courrier qui est inspiré par les idées politiques, c’est un autre sujet,
mais même dans les deux exemples que nous avons cités, on voit que la tempé-
rature des émotions est différente et qu’on traite la rédaction du journal avec
moins de délicatesse que dans d’autres cas.
Il est assez fréquent que la critique ne concerne pas l’article même mais un
événement de la vie sociale ou une décision commentées dans l’article.
(24) Je suis scandalisé par la décision prise par Bibus de boycotter le quartier de
Pontanézen. 
(25) C’est scandaleux mais pour autant personne ne semble s’en émouvoir. 
La perception de l’autre ou les relations entre l’auteur et le lecteur 201

6.  L’attitude neutre


Les commentaires des lecteurs ne sont pas nécessairement évaluatifs. Les auteurs
des lettres annoncent qu’ils veulent préciser quelque chose ou, tout simplement,
exprimer leur opinion.
(26) A la suite de l’article que vous avez consacré aux vendeurs Internet sous
le titre « Web-­brocanteurs » (voir l’Express du 29 novembre 2004), je
tiens à préciser que, pour me lancer dans cette aventure, outre l’idée que
j’ai exploitée (mais elle était déjà dans l’air) et les problèmes énormes
de financement (je n’ai aucune fortune personnelle !), j’ai dû faire un
parcours du combattant, notamment de perception en perception, de
chambre en tribunal compétent et conseils divers et j’en suis mainte-
nant au stade de l’expert-­comptable. (L’Express, No 2793, du 10 au 16
janvier 2005)
Il est d’ailleurs bien fréquent que l’auteur de la lettre n’annonce pas le but de son
commentaire, s’il veut préciser une information ou donner encore un argument
pour ou contre. Dans l’exemple ci-­dessous, le contenu du texte montre claire-
ment que le lecteur du journal veut exprimer son opinion, approuver le projet et
critiquer l’état des choses existant :
(27) Le 17 juin, les Suisses doivent se prononcer sur l’épargne-­logement. En-
fin une possibilité pour les petites et moyennes classes salariales d’obte-
nir un loyer des propriétaire décent. Le P.S. se targue d’aider ces petites
et moyennes classes salariales, mais que propose-­t-­il pour le favoriser ?
A part critiquer ces initiatives, ne devrait-­il s’atteler à cette injustice qui
frappe durement ces classes salariales qui se font tondre par des im-
pôts dûment perçus ? Trouve-­t-­il normal que le pire des impôts mis en
place, à savoir le revenu fictif appelé injustement revenu locatif, pénalise
à ce point la classe salariale qu’il tend à vouloir aider et défendre ? (Le
Temps)
Quand nous analysons la rubrique de presse Courrier des lecteurs, il ne faut pas
oublier que les lettres ne sont toujours pas citées dans leur version intégrale.
Les rédactions des journaux ou des magazines en préviennent les lecteurs. Dans
les consignes aux auteurs que la rédaction de L’Hebdo adresse aux lecteurs qui
veulent écrire on lit :
Merci de vous en tenir à 1500 signes au maximum espaces compris. Toute
lettre peut faire l’objet de coupes signalées par (…). (L’Hebdo, No 32 Semaine
du 8 août 2013)
202 Anna Kieliszczyk

Conclusion
On ne peut pas échapper à l’impression que dans le cas de tous les deux types de
textes, c’est la convention du genre qui compte beaucoup. Dans l’avant-­propos,
l’un des objectifs du texte écrit par l’auteur est d’encourager le lecteur à la lecture
du livre qu’il lui propose. Il n’y a donc rien d’étonnant dans le fait que le lecteur
est perçu très positivement. Ajoutons que cette image n’est qu’imaginaire. C’est
l’invention de l’auteur.
Dans le cas du courrier des lecteurs, la situation pourrait être différente : c’est
un texte qui sert à exprimer notre point de vue. Celui-­ci diffère le plus souvent des
opinions des auteurs d’un article. Il y a beaucoup moins de lettres qui constituent
des éloges des articles qui ont été présentés dans le journal ou une revue en question.
Pourtant la forme de la critique est adoucie. On s’oppose à l’avis de l’auteur mais en
disant en même temps que l’article nous a plu ou que nous l’avons lu avec intérêt.
On peut aussi avoir des doutes qui est le destinataire de la lettre du lecteur. Formelle-
ment, on écrit à la rédaction mais c’est l’auteur de l’article auquel nous voulons réagir
qui est visé. Il n’est pas sans importance le type de journal, de magazine ou de revue.

Bibliographie
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approche de la presse écrite, in : Pratiques No 94, Juin, 1997 .
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La perception de l’autre ou les relations entre l’auteur et le lecteur 203

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Liste des avant-­propos cités dans l’article


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Grand Dictionnaire français-­polonais (1986) Warszawa, Wiedza Powszechna<
Grize J.-­B.,1990, Logique et langage, Paris, Ophrys.
Huizinga, 1985, Homo Ludens, Warszawa, Czytelnik.
Ricoeur P., 1990, Soi-­même comme un autre, Paris, Seuil.
Zinser S. Mazens G. A la découverte du jeu d’échecs III, La partie et ses éléments
stratégiques, Bernard Grasset, Paris.

Liste des journaux et revues analysés


L’Express
L’Hebdo
La Recherche
Le Temps
Que choisir
Télégramme
Télé Poche
204 Anna Kieliszczyk

Résumé 
Nous voulons décrire dans cet article la perception du destinataire du texte dans
l’avant-­propos auctorial et le courrier des lecteurs. Nous avons observé que mal-
gré les divergences du caractère de ces textes qui provoquent que les relations
entre les auteurs et les lecteurs sont différentes, dans l’interaction entre l’auteur
et le lecteur, il y a un point commun visible : la convention du texte influence la
forme de l’expression de l’attitude de celui qui écrit vis-­à-­vis de celui qui lira le
texte.

Mots-­clés : avant-­propos, courrier des lecteurs, relation auteur-­lecteur, valorisa-


tion, critique.

Abstract
The article presents an analysis of the perception of a text receipient in a preface
and in a press column Readers’ Letters. We observed that despite the discre-
pancies in the nature of both texts, which cause differences in the relationship
between the author and the reader, in the interaction formed between the author
and the reader there is one common point: the convention of the text influences
the form of expressing the attitude of the one who writes to the one who reads
the text.

Keywords : preface, Readers’ Letters, author – reader relationship, appreciation,


critique.
Katarzyna Wołowska
Université Catholique de Lublin Jean Paul II

Le facteur discursif dans l’analyse sémantique


de l’interprétation

La langue et le discours : un duo inséparable


Depuis le Cours de linguistique générale de Saussure (1916), « œuvre parue après
sa mort, et dont il n’a pas écrit une ligne » (Depecker 2009 : 5), la recherche en
linguistique se construit consciemment autour de quelques grandes oppositions
fonctionnelles (expression vs contenu, syntagmatique vs paradigmatique, syn-
chronique vs diachronique, stable vs non stable, général vs particulier, collectif /
social vs individuel, etc.), reconnues plus au moins explicitement par l’ensemble
des linguistes, non seulement par les tenants de l’optique structurale, héritière
directe du grand Genevois. L’un des acquis les plus importants de la linguistique
saussurienne consiste à « opposer la langue (système synchronique, existant vir-
tuellement dans la conscience d’un sujet parlant) et la parole (événement maté-
riel « actualisant » le système de la langue dans une production individuelle) »
(Bouquet 2005 : section 1). Cette dualité, devenue, sous l’influence du CLG, une
dichotomie forte, a profondément marqué le développement de la linguistique
au XXe siècle qui s’est scindée progressivement en deux grands « champs » – les
tenants de la linguistique de la langue et ceux de la linguistique de la parole (selon
l’appellation employée par Saussure lui-­même, ELG 2002 : 273, 299). Abstraction
faite de principes conditionnant la réflexion au sein de courants particuliers, on
peut dire (succinctement et en simplifiant) que la linguistique de la langue s’ap-
plique à étudier la forme et les mécanismes généraux qui régissent le fonctionne-
ment du langage et des langues particulières, alors que la linguistique de la parole
(ou du discours1) se concentre sur l’analyse de l’usage de la langue en contexte
compte tenu des facteurs qui déterminent et modélisent cet usage.

1 Terme proposé par Guillaume pour remplacer celui de parole. Comme le souligne
Kyheng, la plupart des linguistes ont toujours considéré ce dernier comme peu heu-
reux  ; pour cette raison,«  la proposition de Guillaume de substituer ‘discours’ au
terme ‘parole’ a été mieux acceptée, et le ‘discours’ guillaumien a fini par supplanter
la ‘parole’ saussurienne » (2005 : section 4). N’empêche que les deux termes soient
souvent employées comme équivalents  ; ainsi, par exemple, Coseriu pose que «  le
206 Katarzyna Wołowska

A contre-­courant de l’influence de la première édition du CLG qui accordait la


primauté à l’étude de la langue, les approches du discours, soucieuses de dépasser
cette idée faussement attribuée à Saussure, se sont développées à tel point que
la deuxième moitié du XXe siècle a même connu un certain engouement pour
la linguistique de la parole (cf. l’essor de la sémantique de l’énonciation, de la
pragmatique linguistique, de l’analyse des interactions verbales, des approches de
la polyphonie et de l’hétérogénéité discursive, de la linguistique du texte, etc.). Il
est pourtant clair qu’une division nette entre les deux visions de la linguistique est
non seulement inutile (et même dangereuse), mais tout simplement impossible.
De même qu’il faut de tout pour faire un monde, de même il faut de tout pour
décrire la langue ; si la linguistique de la parole doit s’appuyer sur les acquis de la
linguistique de la langue, l’inverse aussi est vrai : l’étude du système ne saurait dé-
marrer sans l’analyse de la parole2. C’est exactement la vision qu’en avait Saussure.
En fait, Saussure conçoit les deux notions comme interdépendantes. Au plan théorique,
c’est effectivement la langue qui est première. Mais au plan historique, le fait de parole
précède toujours le fait de langue (Fuchs 2014 on-­line).
On a cru, à la suite de la dernière phrase, parfaitement apocryphe, du Cours que Saus-
sure voyait la linguistique comme « la science de la langue envisagée en elle-­même et
pour elle même » – autrement dit comme une grammaire désincarnée (ou implémentée,
c’est tout comme) – alors que c’est exactement le contraire : tout le côté social et inter-
subjectif (c’est-­à-­dire le champ du « discours », terme essentiel pour Saussure et censuré
par ses soi-­disant éditeurs) est, selon lui, indissociable d’une « linguistique de la langue »
(Bouquet 2005 : section 4).

Inséparables donc, la langue et la parole constituent toutes les deux l’objet de la


linguistique et se complètent réciproquement indépendamment de la méthode
d’analyse adoptée. Qu’il s’agisse d’approches inductives, où la description lin-
guistique se fonde sur l’analyse d’échantillons de la production discursive en vue
de leur synthèse ultérieure (abstraction d’éléments et de mécanismes généraux),
ou d’approches déductives, qui partent d’une hypothèse théorique pour la vé-
rifier ensuite sur des corpus authentiques, le linguiste ne saurait ni se passer du
renvoi à la parole, puisqu’elle est la seule source des données empiriques (néces-
saires à prendre en compte à telle étape ou telle autre de la recherche), ni s’arrêter

langage se manifeste concrètement comme une activité humaine particulière et aisé-


ment identifiable : celle de parler (parole ou discours) » (2001 : 13). Saussure lui aussi
utilisait le terme discours.
2 Saussure souligne en fait qu’« il n’y a rien dans la langue qui n’y soit entré (...) par la
parole » (2005 : 208, cf. aussi Depecker 2009 : 129).
Le facteur discursif dans l’analyse sémantique de l’interprétation 207

à la description de celles-­ci sans en tirer des conclusions, puisque cela risquerait


d’invalider le statut de la linguistique comme science3.

Le facteur discursif dans l’analyse sémantique :


de l’énonciation à l’interprétation
Considérée longtemps comme une « parente pauvre » de la linguistique (cf. Grei-
mas 1966 : 6-8) à cause de son objet difficile à formaliser, la sémantique s’est pro-
gressivement érigée en branche autonome pour connaître un grand essor dans la
deuxième moitié du XXe siècle. Les démarches méthodologiques adoptées dans
la recherche sur le signifié, ce côté « invisible » du signe, se sont retrouvées devant la
nécessité d’inclure le facteur discursif : la théorie de la structure du contenu séman-
tique (cf. surtout les travaux de Hjelmslev, de Greimas et de Pottier), marquée par
un certain immanentisme formel, s’est avérée insuffisante pour expliquer efficace-
ment le sens véhiculé dans la communication, celui-­ci étant construit par un énon-
ciateur concret et dans une situation précise (cf. p. ex. les approches de l’énonciation
et l’hétérogénéité discursive se situant dans la lignée de Benveniste et de Bakhtine,
la sémantique « pragmatique », représentée surtout par Ducrot, ainsi que l’« analyse
du discours » entendue au sens large, cf. Charaudeau et Maingueneau 2002)4.
Le sens véhiculé en contexte n’est pas en fait une valeur surajoutée par rapport
à la « signification lexicale »5, mais il constitue un objet autonome de l’analyse
sémantique qui prend en compte les circonstances situationnelles de l’énoncia-
tion et les implications pragmatiques de l’acte de parler. C’est justement ce sens
créé dans la situation et déterminé par le contexte (entendu au sens large) qui
constitue l’objet de la communication de tous les jours ; or il est impossible d’en
faire abstraction surtout du moment où l’on adopte non pas le point de vue de

3 Selon Martinet, « la linguistique est une science », vu qu’« elle se fonde sur le critère de
pertinence : la communication » (Martinet et Arrivé 1993). Pourtant, certains cher-
cheurs, surtout les logiciens, refusent le statut de science à la recherche sur une langue
naturelle, et surtout à la sémantique ; par exemple, selon Dupuis, « la sémantique ne
sera jamais une science, mais elle aura seulement par métaphore la légitimité d’une
science » (2011 : 39).
4 Il convient de mentionner aussi les approches cognitives développées dans le cadre
de la embodied semantics (cf. surtout les travaux de Johnson, de Lakoff et de Langac-
ker) : centrée sur l’analyse des processus cognitivo-­perceptifs du corps humain (cen-
sés conditionner la constitution du sens), la « sémantique du corps » accorde aussi – à
sa façon – une place centrale au sujet parlant.
5 Dont il conditionne la description, la signification d’un lexème étant définie par abs-
traction à partir de plusieurs occurrences discursives de celui-­ci.
208 Katarzyna Wołowska

l’énonciateur, mais celui de l’interprète. Ce dernier apparaît en effet comme le


pôle de la communication non seulement complémentaire de celui de l’énoncia-
teur, mais aussi nécessaire pour qu’on puisse parler d’une véritable communica-
tion : sans l’interprète, l’usage de la langue deviendrait en quelque sorte caduc, le
message verbal aurait un point de départ, mais pas de point d’arrivée. De même
que l’analyse de l’énonciation, celle de l’interprétation présuppose donc l’exis-
tence d’une instance qui élabore à sa façon le message, qui crée le sens à partir
des données linguistiques et situationnelles laissées à sa disposition. Dans ce
processus, le recours au contexte discursif n’est pas une alternative ou « une se-
conde étape » (de contextualisation ou de vérification), mais la nécessité même :
la connaissance du code, certes indispensable, ne permet à elle seule qu’une in-
terprétation pauvre et dépourvue de tout effet de sens contextuel, alors que c’est
justement ce dernier qui s’avère souvent essentiel du point de vue communicatif.

Le discours, le texte et l’interprétation


Le domaine de l’interprétation est le texte. Les définitions de celui-­ci sont nom-
breuses et dépendent de la perspective où l’on l’envisage ; ainsi, par exemple, le
texte est décrit comme « tout discours fixé par l’écriture » (Ricœur 1986 : 137),
une « séquence bien formée de phrases liées qui progressent vers une fin » (Slak-
ta 1985 : 138), une « suite signifiante (jugée cohérente) de signes entre deux in-
terruptions marquées de la communication  » (Weinreich 1973  : 13 et 198, cf.
Charaudeau et Maingueneau 2002 : 570-572), un « ensemble des énoncés lin-
guistiques soumis à l’analyse, (…) un échantillon de comportement linguistique
qui peut être écrit ou parlé » (Dubois et al. 2007 : 482). Dans la sémantique inter-
prétative française, le texte – entendu comme une unité d’analyse linguistique –
est défini comme « une suite linguistique empirique attestée, produite dans une
pratique sociale déterminée, et fixée sur un support quelconque » (Rastier 1996 :
19). Ce qui est fondamental, c’est que le texte
est un énoncé (produit d’un acte d’énonciation). Le nombre des « énoncés verbaux »
qui le composent n’est pas pertinent pour le définir, sauf pour certains genres qui pres-
crivent ce nombre. Enfin, le plus ou moins de signification, à supposer qu’elle puisse se
quantifier, n’appartient pas au texte, mais à son interprétation (ibid. : 33).

Or, on oppose habituellement le texte (énoncé, produit linguistique de l’énon-


ciation) à l’acte (d’énonciation) ou, de manière moins évidente, au discours qui,
lui, englobe l’énoncé (en cours de sa production) et la situation de communi-
cation (énoncé  +  énonciation). Pourtant, vu l’ambiguïté du terme de discours
en linguistique, cette dernière distinction semble difficile. Dans la conception
de Rastier, selon qui « on ne peut séparer texte et discours, ni théoriquement,
Le facteur discursif dans l’analyse sémantique de l’interprétation 209

ni méthodologiquement » (cf. 2005), « les textes et les discours (au pluriel !) se


trouvent (…) exactement au même niveau ontologique : par exemple, le discours
littéraire est fait de tous les textes littéraires » (ibid.) ; le discours est ici défini
comme l’« ensemble d’usages linguistiques codifiés attaché à un type de pratique
sociale. Ex. : discours juridique, médical, religieux » (Rastier 2001 : 298).
Dans la perspective à laquelle nous souscrivons, le texte se définit comme une
unité de communication (et d’analyse) formellement délimitable qui (1) constitue le
produit de l’acte d’énonciation et (2) fait partie d’un discours. Le sens interprété ne
se saisit en fait que dans le texte6, celui-­ci étant toujours situé dans et par rapport à
un contexte discursif qui englobe l’intertexte, le contexte générique, les conventions
de la pratique sociale et tout facteur pragmatique pertinent. Le texte produit par
l’énonciateur est donc un support à partir duquel l’interprète effectue des opéra-
tions appropriées pour en arriver à une interprétation satisfaisante du sens véhi-
culé7, celle-­ci constituant déjà un autre texte, toujours (au moins un peu) différent
du premier. Selon Rastier, « une lecture est un texte, qui entretient des rapports
privilégiés avec un autre texte, dit texte-­source » (1987 : 106), ce qui présuppose
l’existence, entre ces deux textes, d’un espace temporel et intellectuel réservé à l’ac-
tivité interprétative. Le parcours qui mène du texte-­source vers le « texte-­cible » se
construit certes autour et à partir du systémique, mais il profite en même temps des
possibilités ouvertes à l’interprétation par le contexte discursif dont il respecte les
contraintes et dont il suit les consignes. Dans cette perspective, l’entour discursif
du texte apparaît non pas comme une toile de fond, mais comme la matière dont est
fait le tissu du texte-­cible, ce sens définitif attribué par l’interprète au texte-­source.

6 La distinction entre le discours entendu comme l’énoncé en cours de sa production


dans l’acte d’énonciation et le texte envisagé comme le produit de ce processus pose
encore d’autres problèmes si l’on envisage l’interprétation des messages dans un
échange verbal en direct. Dans ce cas, le sens s’élabore dans le dialogue (ou poly-
logue) où les participants jouent tour à tour le rôle d’énonciateur et celui d’interprète.
Sur quoi porte alors l’interprétation ? Sur ce qui est en train de se produire ou plutôt
sur ce qui vient d’être produit ? Même si la différence semble minime du point de
vue temporel, elle nous paraît fondamentale au point de vue de la définition de l’in-
terprétation dont l’objet fondamental et le point de départ est le texte. Peut-­on en fait
interpréter le discours ? Ou peut-­être la question est-­elle mal posée ?
7 C’est aussi un support matériel pour l’analyse linguistique : un corpus typique soumis
à l’analyse se compose traditionnellement soit de textes, soit d’énoncés choisis à partir
de textes réellement produits. Ainsi, par exemple, « la glossématique se donne pour
objet des textes, c’est-­à-­dire un certain état de réalisation des productions linguis-
tiques, dont l’analyse doit produire la résolution (ou déduction) en classes et compo-
santes » (Bergounioux 2014).
210 Katarzyna Wołowska

La microstructure du contenu sémantique et son interprétation


Quelle que soit la méthode d’analyse employée pour décrire le sens interprété, elle
doit prendre donc en compte la totalité des interrelations sémantico-­discursives
qui unissent les éléments du texte les uns avec les autres, les rapports que ces
éléments entretiennent avec d’autres textes (contexte intertextuel), ainsi que la
façon dont ils s’inscrivent dans la pratique discursive donnée. Dans le cadre de
la sémantique interprétative s’appuyant sur la méthodologie de l’analyse com-
ponentielle (cf. surtout Rastier 1987), les éléments d’analyse correspondent aux
unités minimales du contenu (sèmes) qui, dans le texte, entrent dans tout un
réseau de rapports systémiques et contextuels repérables dans le processus de
l’interprétation. A notre sens, celui-­ci se développe par étapes qui impliquent
des opérations interprétatives appropriées en mobilisant toute sorte de relations
contextuelles pertinentes, y compris les facteurs normatifs et pragmatiques.
Vu que l’analyse sémantique peut concerner des unités de différent degré de
complexité (sémème, syntagme, énoncé, séquence, texte, corpus de textes…), il
est important de distinguer entre les phénomènes sémantico-­discursifs qui s’ana-
lysent localement (le sens attribuable à un sémème ou à un groupe de sémèmes, y
compris les glissements sémantiques et toute sorte de figure du discours), et ceux
dont la portée est globale (les isotopies sémantiques responsables de la thématique
du texte, les influences intertextuelles et génériques déterminant l’identification
du texte comme appartenant à un type de discours donné, etc.)8. Nous envisage-
rons ici le cas le plus simple, celui d’un seul sémème qui se trouve impliqué dans
le processus d’interprétation, inscrit dans un cadre logico-­temporel et décrit étape
par étape, compte tenu de l’influence qu’exerce sur lui son contexte discursif.
L’interprétation modèle d’un sémème, considérée du point de vue de ses rap-
ports micro-­et macrostructuraux, comprend ainsi les étapes suivantes :
1) la perception physique (auditive ou visuelle) du signifiant d’un lexème don-
né et de la combinaison syntagmatique, au sein du texte-­source, des autres
unités qui forment le contexte de son emploi ;
2) l’activation de la configuration sémique typique du contenu du lexème (sémème-­
type) par renvoi à la « mémoire associative » (en vertu des normes d’usage) ;
3) l’analyse du contexte discursif (immédiat, textuel, intertextuel et générique
avec la prise en compte des consignes pragmatiques) en vue de confirmer ou
de contester les éléments du sémème-­type (sèmes inhérents) ;

8 Bien entendu, les deux plans peuvent s’infiltrer ; par exemple, une métaphore locale
peut devenir un mécanisme sémantique du niveau global du moment où elle devient
« filée » (cf. p. ex. Gréa 2001, Dilks 2011).
Le facteur discursif dans l’analyse sémantique de l’interprétation 211

4) la validation, au sein de la configuration contextuelle unique (sémème-­


occurrence), des sèmes inhérents du sémème-­type jugés adaptés au contexte ;
5) la virtualisation des sèmes inhérents non-­validés à l’étape précédente ;
6) l’analyse du contexte discursif en vue de dégager d’autres traits sémantiques
qui, sans faire partie du sémème-­type, sont susceptibles de compléter par affé-
rence contextuelle la microstructure du sémème-­occurrence (sèmes afférents) ;
7) l’actualisation des sèmes afférents dégagés ;
8) l’analyse du sens interprété dans sa totalité pour confirmer son adéquation
par rapport au contexte : dans l’affirmative (résultat satisfaisant), l’interpréta-
tion est terminée ; dans le cas contraire (résultat non satisfaisant), les étapes 6
et 7 (et, dans les cas particuliers où la première interprétation fait fausse route,
même les étapes 2-5) doivent être répétées pour modifier convenablement
la microstructure du sémème-­occurrence. Ce qui est important aussi, c’est
que certaines étapes parmi celles que nous venons d’énumérer peuvent être
omises dans le parcours interprétatif précis (cf. Wołowska 2014 : 208-210).
A titre d’exemple, considérons le cas du sémème mère dans le texte ci-­dessous
et la façon dont sa structure se forge à travers les opérations interprétatives suc-
cessives. Il s’agit d’un post publié sur un forum d’Internet, intitulé Je suis une
mauvaise mère et initiant un topic de même titre.
Astragale (Posté le: 4 novembre 2013 20:40:30 EST).
Je suis une mauvaise mère… Je sais que je ne suis pas une bonne maman. Une bonne
maman sait presque toujours quoi dire à son enfant et ce, dans toutes les situations…
Elle aime ses enfants de façon inconditionnelle et fait tout en son pouvoir pour les pro-
téger. Elle joue avec eux et garde du temps de qualité pour eux.
Moi, je m’emporte, j’engueule et je culpabilise mes enfants. Je suis très impatiente et
parfois (très très souvent) la coupe est pleine et je dis des choses regrettables, comme par
exemple « vous allez me faire mourir, bande de sauvages, vous êtes démoniaques, etc. ».
Je manque d’empathie envers eux quand ils se font mal ou qu’ils pleurent. Il m’arrive
même de rire d’eux. Il m’est arrivé aussi de les frapper, mon plus jeune plus que ma fille.
Je ne joue pratiquement jamais avec eux. Je n’en prends pas soin adéquatement et je sais
qu’ils seraient plus heureux avec une autre maman et un autre papa…
Ce soir, j’ai eu des mots durs envers ma fille de six ans, je lui ai dit que c’était une men-
teuse et que je ne croirai plus jamais ce qu’elle me dit. Je lui ai également dit qu’elle
m’avait mise dans la m… et que c’était sa faute. J’étais enragée après elle, je ne voulais
plus la voir, je ne voulais plus lui parler, je me suis même dit que je préférais ne pas avoir
de fille. Quelle sorte de mère fait et dit ces choses-­là ? Quelle sorte de mère fait ainsi du
mal à ses enfants ?
La vérité, c’est que je ne sais pas comment être une mère pour mes enfants, je suis désor-
ganisée quand je me retrouve seule avec eux et j’ai seulement hâte que ça finisse… J’ai
hâte que l’école recommence et que la garderie ouvre pour pouvoir m’en défaire le plus
rapidement et le plus longtemps possible.
212 Katarzyna Wołowska

Si j’écris ces mots ce soir, c’est que je suis désespérée, je pleure et je n’ai personne à qui
me confier. J’aimerais également donner une chance à mes enfants d’évoluer dans un
milieu de vie sain, avec une mère et un père présents… J’ai l’impression que je n’ai plus
rien à perdre, que si j’étais mon cœur en ce moment, je partirais très loin d’ici, seule
et que je tenterais de recommencer ma vie, cette fois-Â�ci en ne la gâchant pas et en ne
gâchant pas la vie de deux enfants qui n’ont rien demandé…
Je pleure en écrivant cette note, car je sais que mes enfants seraient mieux sans moi…
(http://www.mamanpourlavie.com/forum/sujet/je-ne-suis-pas-une-bonne-ma-re).
La structure du sémème-Â�type ‘mère’ s’appuie sur sa signification lexicale (codifiée
conventionnellement dans sa définition lexicographique : femme qui a donné nais-
sance à un ou plusieurs enfants ; femme, par rapport à ses enfants, dans la société,
dans la famille, devant la loi) et elle comprend les sèmes inhérents /maternité/, /re-
lation familiale/, /humain/, /concret/. L’occurrence qui nous intéresse dans le texte
ci-Â�dessus est celle du premier énoncé : le signifiant du sémème ‘mère’ se perçoit
immédiatement dans le contexte du sémème ‘mauvaise’ (étape 1), ce qui active déjà
tout un réseau de rapports entre le sémème-Â�type (mobilisé à l’étape 2) et l’ensemble
des contextes où il est habituellement employé. Soulignons tout de suite que nous
faisons ici abstraction des rapports, d’ailleurs très intéressants, entre la lecture li-
néaire et la lecture tabulaire (totalisante, ici surtout rétrospective)9 en privilégiant
consciemment cette seconde et en admettant que l’interprétation prend en compte
toutes les données contextuelles accessibles en aval du sémème-Â�occurrence. Ainsi,
l’analyse du contexte textuel en aval (étape 3) confirme tous les sèmes inhérents
du sémème-Â�type (étape 4), ce qui permet d’omettre l’étape 5 (vu qu’aucun sème
inhérent du sémème-Â�type ne se virtualise dans le sémème-Â�occurrence). Ce n’est
pourtant qu’avec les étapes 6 et 7 que l’interprétation entre dans sa phase cruciale
où se détermine la structure définitive du sémème-Â�occurrence.
Tout d’abord, le voisinage direct du sémème ‘mauvaise’ au sein du même syn-
tagme (une mauvaise mère) active toute une série d’associations d’ordre axiologique
et émotionnel qui correspondent à des afférences socialement normées potentielles :
le sémème ‘mère’ acquiert en fait dans de nombreux contextes typiques les traits /
positif/, /amour/, /acceptation/, /responsabilité/, /sacrifice/, etc. Ces afférences po-
tentielles (traits potentiels, TP) font partie du contexte discursif incluant le renvoi
à l’intertexte et aux différentes types de normes, surtout à celles qui déterminent
dans la conscience collective l’image stéréotypée positive de la mère, et elles trouvent
aussi leur confirmation dans le contexte intratextuel (Une bonne maman sait presque
toujours quoi dire à son enfant et ce, dans toutes les situations… Elle aime ses enfants
de façon inconditionnelle et fait tout en son pouvoir pour les protéger. Elle joue avec

9 Sur la lecture tabulaire (qui complète la lecture linéaire), cf. Groupe μ (1977/1990).
Le facteur discursif dans l’analyse sémantique de l’interprétation 213

eux et garde du temps de qualité pour eux). Or, dans le sémème-­occurrence ‘mère’
de l’énoncé Je suis une mauvaise mère, la plupart de ces afférences positives typiques
se trouvent bloquées et restent virtuelles (cf. Wołowska 2014 : chapitre 4) : vu que la
mère en question est « mauvaise », ce sont plutôt les valeurs opposées qui viennent
spontanément à l’esprit. Cette qualité négative se trouve précisée plus loin dans le
texte et elle se construit à travers des afférences contextuelles effectives comme /agres-
sivité/, /injustice/, /cruauté/, /violence/, /manque d’empathie/, /impatience/, etc.

Schéma 1. La structure du sémème-­type ‘mère’ et sa modification dans le sémème-­occurrence


analysé.

sémème-­type ‘mère’ => sémème-­occurrence ‘mère’


dimension /concret/ SMacroGI /concret/ SMacroGI
(niveau => /positif/ TP
macrogénérique) /négatif/ SMacroGAE
domaine /humain/ SMésoGI => /humain/ SMésoGI
(niveau mésogénérique)
taxème /relation familiale/ => /relation familiale/ SMicroGI
(niveau microgénérique) SMicroGI
traits spécifiques10 /maternité/ SSI => /maternité/ SSI
/amour/ TP
/acceptation/ TP
/responsabilité/ TP
/sacrifice/ TP
/agressivité/ SSA
/injustice/ SSA
/cruauté/ SSA
/violence/ SSA
/manque d’empathie/ SSA
/impatience/ SSA
Sigles et conventions typographiques :
SMacroGI (sème macrogénérique inhérent), SMésoGI (sème mésogénérique
inhérent), SMicroGI (sème microgénérique inhérent), SSI (sème spécifique inhérent),
SMacroGAE (sème macrogénérique afférent évaluatif), SSA (sème spécifique afférent),
TP (trait potentiel non actualisé).

10 Dans la perspective de la sémantique interprétative à laquelle nous recourons ici, la


structure du contenu s’analyse d’abord à trois niveaux de généricité (macro-­, méso-­
et microgénérique) ; ceux-­ci correspondent aux classes sémantiques où s’inscrit d’un
côté le sémème-­type, de l’autre le sémème-­occurrence. Au niveau spécifique, les traits
sémantiques servent à distinguer le sémème des autres unités relevant de la même
classe sémantique minimale (taxème).
214 Katarzyna Wołowska

L’interprétation du sémème-­occurrence ‘mère’ ne se termine pourtant pas en-


core, vu que la structure dégagée plus haut (cf. schéma 1) correspond à l’image
que la mère-­énonciatrice esquisse d’elle-­même et que l’interprète n’est pas obligé
d’accepter. En fait, en s’appuyant sur le contexte (je suis désespérée, je pleure et je
n’ai personne à qui me confier. J’aimerais également donner une chance à mes en-
fants d’évoluer dans un milieu de vie sain, avec une mère et un père présents), l’inter-
prète peut modifier la structure du sens interprété attribué au sémème-­occurrence
‘mère’ en restituant certains TP non actualisés, surtout /amour/ et /responsabilité/
(en effet, tout en s’accusant, l’énonciatrice apparaît dans ce texte comme une mère
responsable, soucieuse du sort de ses enfants). Ce sens définitif que l’interprète est
autorisé à constituer grâce aux consignes déduites du contexte fait preuve de la créa-
tivité qui caractérise le processus de l’interprétation : il est en effet rare que l’inter-
prète se limite à « décoder » le contenu sémantique structuré par l’énonciateur, mais
il le complète, le modifie et le restructure à sa façon en adoptant bien souvent un
point de vue subjectif.

Conclusion
Quelles que soient la définition de la notion du discours et la perspective où l’on
l’envisage, il s’agit là d’une dimension du langage que l’analyse linguistique ne
saurait contourner : le renvoi au discours doit nécessairement apparaître à telle
ou autre étape de la description si l’on tient à ce que celle-­ci soit passablement ex-
haustive. Cela résulte du fait que l’usage de la langue, qu’il soit considéré comme
l’acte ou comme le produit de cet acte, ne peut pas être vraiment séparé de la
langue elle-­même (sauf par un artifice méthodologique conscient mais toujours
précaire et réductionniste), les deux dimensions de la réalité linguistique se com-
plétant et se conditionnant réciproquement.
Cette interdépendance de la langue et du discours est particulièrement bien
visible dans les approches sémantiques qui se concentrent sur la nature et les
mécanismes de fonctionnement du sens tel qu’il est véhiculé dans un contexte
discursif précis. La perspective que nous venons d’esquisser d’une manière un
peu plus détaillée est celle de l’interprète qui appuie son activité interprétative
avant tout sur le texte-­source produit par l’énonciateur, mais aussi sur tout un
ensemble de données contextuelles de différents niveaux (intertexte, contraintes
génériques, conventions d’usage et normes socio-­ culturelles11, compétences

11 Le rôle du facteur normatif est strictement lié avec la production linguistique, ce que
nous avons essayé d’illustrer dans notre analyse à travers l’exemple d’afférences so-
cialement normées relevées sous forme de traits potentiels. Il s’agit en effet d’une
Le facteur discursif dans l’analyse sémantique de l’interprétation 215

�
encyclopédiques, accès au contexte situationnel, relations interpersonnelles avec
l’énonciateur, etc.), sélectionnées selon le critère de pertinence, i.e. en fonction de
leur apport effectif à la constitution définitive du sens interprété.

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relation bi-Â�univoque  : d’un côté, l’usage de la langue détermine le normatif (les


normes d’usage s’affirment via les emplois réitérés de mots et de structures dans des
contextes semblables), de l’autre, il s’en trouve lui-Â�même déterminé.
216 Katarzyna Wołowska

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du virtuel sémantique, Peter Lang, Frankfurt am Main.

Résumé
L’article aborde la question de la place du facteur discursif dans l’analyse séman-
tique de l’interprétation en le situant dans la perspective des interrelations entre
la description linguistique en langue et celle en discours. Les deux dimensions
du langage étant complémentaires et interdépendantes, on ne saurait considérer
Le facteur discursif dans l’analyse sémantique de l’interprétation 217

l’une comme plus importante et l’autre comme secondaire, ce qui est particuliè-
rement bien visible dans le cas des approches interprétatives. Le sens interprété
se trouve créé par l’interprète à partir du texte-­source, mais son analyse séman-
tique (dont nous proposons un exemple) ne saurait faire abstraction du facteur
contextuel au sens large englobant l’intertexte, les normes génériques et socio-­
culturelles, ainsi que tout élément pertinent relatif aux conditions pragmatiques
et à la pratique discursive où se situe le texte.

Mots clés : langue, discours, texte, interprétation, microstructure sémique.

Abstract
The discursive factor in the semantic analysis of interpretation
The article discusses the role of discursive factor in the semantic analysis, placing
the problem in the perspective of interrelation between the linguistic description
of the system and a description of its use. Since both of these dimensions are
complementary and are mutually dependent, neither of them can be regarded
as more important or less important, which is clearly seen in the case of the des-
cription of interpretation. The result of the interpretation made by the recipient
is the sense established on the basis of the source text, but both the interpretation
and its semantic analysis (an example of which I have suggested in the article)
must take into account not only the text itself, but also the broader contextual
factor. It includes intertext, quality and socio-­cultural standards, as well as any
relevant elements and factors connected with the pragmatic discourse and prac-
tice, in which the text is created and is subject to interpretation.

Keywords: language, discourse, text, interpretation, semantic microstructure.


Bertrand Verine
Praxiling, UMR 5267 CNRS Université Montpellier 3,
avec le soutien de la Fédération des Aveugles et
Handicapés Visuels de France

Séquentialité de la perception haptique et


opérations descriptives : analyse qualitative du
discours de trente locuteurs francophones sur
quatre objets courants

Beaucoup de tripotages et d’empoignements, mais pas de réel toucher […]


on ne voit pas la douce circulation du toucher. (D. H. Lawrence, Croquis étrusques)

Dans le vaste champ encore peu défriché de la perception en langue et en discours,


les diverses formes de perception tactile occupent une place tout à fait périphé-
rique. J’ai d’abord tenté de pallier ce manque en proposant pour le bicentenaire
de Louis Braille un concours d’écriture sur le thème Dire le non-­visuel. Ce premier
corpus m’a notamment permis de falsifier l’argument a priori de l’indicibilité du
toucher1 (Verine, 2014). Ses verbalisations sont cependant demeurées plus rares et
plus brèves que celles de l’ouïe et de l’olfaction. J’ai donc sollicité les psychologues
Édouard Gentaz et Yvette Hatwell, spécialistes de ce système perceptif, pour re-
cueillir de nouvelles données susceptibles d’être étudiées aussi bien selon les mé-
thodes de la psychologie expérimentale que selon celles des sciences du langage.
C’est ainsi qu’en partenariat avec le laboratoire de Psychologie et NeuroCogni-
tion (UMR 5105 CNRS Université Grenoble 2), a été constitué le corpus DVPH
(Description verbale et perception haptique2, Verine, Chauvey, Hatwell & Gentaz,
2013). Il s’agit d’énoncés oraux non préparés produits en entretien semi-­directif
par trois groupes de locuteurs : dix personnes voyantes, ordinairement soumises

1 Selon plusieurs chercheurs, certaines, voire toutes les langues ne disposeraient pas des
éléments nécessaires à l’expression des perceptions tactiles, olfactives et gustatives.
L’étude de corpus authentiques montre que, dès lors qu’ils se le proposent ou qu’on les
y invite, des locuteurs même non experts trouvent des moyens variés et parfois inno-
vants de verbaliser ces perceptions auxquelles l’interdiscours dominant ne fournit pas de
prêt-­à-­dire.
2 Cet adjectif issu du grec a été emprunté à l’anglais par les psychologues pour spécifier
la perception tactile active via la ou les mains.
220 Bertrand Verine

au primat du visuel, mais provisoirement empêchées de voir par un bandeau ;


dix personnes aveugles tardives3, obligées par leur cécité acquise à reconfigurer
leurs habitudes perceptives ; et dix personnes aveugles congénitales qui, n’ayant
jamais vu ou ayant cessé de voir avant l’âge de 1 an, ont structuré leur cognition
via les seules ressources des autres systèmes perceptifs. À chacun de ces trente
informateurs, interviewés séparément, nous avons demandé de «  percevoir et
décrire » quatre petits objets de la vie courante4, qui leur ont été remis dans un
ordre tiré au sort à chaque fois : un ancien téléphone portable (déconnecté), un
porte-­clés garni de quatre clés de taille et de forme différentes, une brosse à dents
et un porte-­monnaie (vide).
Après avoir mis en relation quelques traits pertinents de la perception hap-
tique selon les psychologues (1.1.) et de la séquence descriptive selon les lin-
guistes (1.2.), je présenterai les premiers résultats de l’analyse qualitative du
corpus concernant la désignation des objets à décrire (2.1.), de leurs parties et de
leurs propriétés (2.2.).

1. Séquentialité de l’exploration manuelle active


et des opérations descriptives
1.1. Observations des psychologues
Les rares travaux scientifiques portant sur les diverses formes de perception
tactile sont majoritairement l’œuvre de psychologues, qui étudient des perfor-
mances expérimentales et/ou quantifient des items lexicaux sans garder trace
de leurs contextes discursifs. Ils portent pour la plupart sur des groupes d’en-
fants dans le but d’étudier les différences de rythme et de processus dans leur
développement cognitif. Je n’en présenterai donc que les deux acquis essen-
tiels pour contextualiser mon propos. D’une part, Anna-­Rita Galiano et Serge
Portalier (2009 : 132-133) montrent que, si on excepte la couleur et les objets

3 Nous avons considéré comme aveugles tardives les personnes ayant perdu la vue après
l’âge de 6 ans et depuis une durée supérieure à 5 années. Bien que l’enquête se soit
étalée sur 19,5 mois (du 12.5.2010 au 26.12.2011), et pour ne pas la prolonger outre
mesure, nous avons dû nous résoudre à quelques irrégularités. Ainsi avons-­nous six
femmes et quatre hommes aveugles de naissance pour quatre femmes et six hommes
aveugles tardifs. Le dernier groupe se distingue également des deux autres par une
moyenne d’âge supérieure et par un niveau scolaire inférieur.
4 Ces quatre tâches à la fois haptiques et verbales étaient précédées par quatre tâches
purement verbales, dont je ne traiterai pas ici, consistant à décrire de mémoire la
femme et l’homme ayant assumé leur éducation.
Séquentialité de la perception haptique et opérations descriptives 221

distants, de grande ou de très petite dimension, le toucher manuel actif est aussi,
voire plus pertinent que la vue pour «  recueillir les informations sur presque
toutes les propriétés des objets » : non seulement les propriétés spécifiques de
texture, de consistance, de poids, de température et d’hygrométrie, mais celles – 
multimodales – de forme, de taille, de localisation, d’orientation et de proximi-
té. Cependant, par opposition à la vue, Gentaz, Bara, Palluel-­Germain, Pinet &
Hillairet de Boisferon (2009 : 3) caractérisent la perception haptique par « une
appréhension morcelée, plus ou moins cohérente, parfois partielle et toujours
très séquentielle, qui charge lourdement la mémoire de travail et qui nécessite,
en fin d’exploration, un travail mental d’intégration et de synthèse pour aboutir
à une représentation unifiée de l’objet ». C’est pourquoi, dès l’âge de 9 ans, la vue
prend le plus souvent le pas sur le toucher.
Ces deux constats assignent un enjeu sociétal majeur aux recherches sur la
perception haptique chez les adultes, compte tenu du vieillissement de la popu-
lation et de la prévalence de la déficience visuelle tardive qu’il induit. Or deux
études seulement sont aujourd’hui en cours sur ce sujet dans l’aire francophone.
La première est celle que conduisent Galiano, Portalier, Baltenneck, Griot &
Poussin (2012) sur l’exploration manuelle et la description orale de figures non
référentielles du Tangram (puzzle traditionnel chinois). En s’appuyant sur les
discours produits par trois groupes de six informateurs chacun, elle met en évi-
dence le fait que les locuteurs aveugles congénitaux construisent leurs descrip-
tions d’une manière plus progressive en s’attachant davantage aux parties de la
figure, alors que les locuteurs aveugles tardifs ou voyants aux yeux bandés en
produisent une description plus globale. La seconde étude, conduite par Chau-
vey, Hatwell, Kaminski, Gentaz & Verine (2012) sur le corpus DVPH, a révélé
chez tous les groupes de locuteurs. une structuration des séquences partant de
la recherche d’indices permettant l’identification de l’objet pour aller vers la
désignation de ses usages potentiels et l’évaluation de son intérêt pratique.
Ce sont ces résultats que je voudrais tenter ici d’affiner, en remarquant d’em-
blée que mes collègues psychologues (ibidem), afin de comparer les groupes sur
des bases identiques, n’ont pris en compte que les mots produits en-­deçà d’une
durée de 3  mn. Or, dans une perspective d’analyse séquentielle, il est capital
d’étudier les énoncés produits dans leur intégralité et, en particulier, de com-
parer leurs mises en clôture initiales et terminales. Dans ma première approche
linguistique de ce corpus (Verine, 2013), j’ai notamment montré qu’une seule
description de locuteur voyant aux yeux bandés dépasse les 3 mn, alors qu’on en
dénombre douze pour les aveugles tardifs et treize pour les aveugles congénitaux.
Sur l’ensemble des quarante tâches de description d’objet réalisées par chacun
des groupes de locuteurs, on obtient ainsi un total de 6475 mots (seulement)
222 Bertrand Verine

pour les voyants aux yeux bandés contre 8994 mots pour les aveugles tardifs
et 10080 mots pour les aveugles congénitaux. Cela n’est évidemment pas sans
conséquence sur le nombre de parties et/ou de propriétés verbalisées pour cha-
cun des objets.

1.2. Schématisation des linguistes


À nouveau, je ne mentionnerai ici que les traits déterminants pour l’analyse du
corpus DVPH, en renvoyant pour une problématisation d’ensemble aux nom-
breux ouvrages de Jean-­Michel Adam (notamment 1997). Le premier de ces traits
est que  –  contrairement à la narration, à l’explication ou à l’argumentation  –
la description ne constitue pas une séquence au sens fort de suite ordonnée de
propositions, mais au sens affaibli où le locuteur y accomplit un ensemble d’opé-
rations visant à permettre au destinataire de se représenter l’entité décrite. En
particulier, toute nomination comporte une dimension descriptive dans la me-
sure où, par son choix lexical, le locuteur présuppose que l’entité nommée pré-
sente au moins un des traits définitoires de la catégorie à laquelle il l’assimile. On
ne pourra donc commencer à parler de séquence à visée descriptive qu’à partir
du moment où le locuteur accompagne son acte de nomination d’au moins une
autre opération descriptive spécifiant l’entité considérée par rapport aux autres
représentants de la même catégorie. Ainsi, dans l’exemple [1], notre informateur
le moins prolixe ne produit pas de séquence descriptive puisqu’il ne spécifie la
nomination c’est un portefeuille que par l’expansion avec plusieurs poches, qui
peut discriminer l’objet par rapport à certains porte-­monnaies, mais ne le dis-
tingue pas de tous les autres portefeuilles. Dans l’exemple [2], en revanche, ce
même locuteur ébauche une séquence minimale en faisant suivre c’est une brosse
à dents des caractérisations un manche, des poils et assez long5 :
[1] ça c’est / ça c’est c’est simplement ben un portefeuille avec euh avec quoi
avec euh plu-­plusieurs euh plusieurs poch(e)s quoi puis euh °h°h°h donc
euh / ouais c’est un port(e)-­monnaie ou u:n portefeuille [L18S8 intégrale] ;

5 La source des exemples est indiquée selon le schéma [Locuteur, numéro d’identifi-
cation, Séquence, numéro d’ordre]. Je remercie les quatre stagiaires qui ont finalisé
la mise en forme du corpus  : Alice Blanc et Anna Prat pour l’anonymisation et le
séquençage des vidéos, Marion Mezen et Cécile Prouhèze pour leur transcription.
Conventions de transcription  : [A] réfère à l’enquêtrice et [B] à l’interviewé/e  ; [-­]
note l’aphérèse ou l’apocope d’une ou plusieurs syllabes  ; [()] note l’élision d’un
phonème ; [:] marque l’allongement d’une voyelle ; [/] indique la pause silencieuse ;
[°h] note les inspirations audibles.
Séquentialité de la perception haptique et opérations descriptives 223

[2] non mais c’est une: une brosse à dents donc u::n manche avec des des des
poils c’est assez long euh °h ouais c’est un(e) brosse à dents [L18S5 intégrale].
On parle d’opération d’ancrage lorsque la désignation de l’entité à décrire, ou
hyperthème de la description, se fait a priori, c’est-­à-­dire en début de séquence,
avant le développement de ses spécifications, comme en [2]. On parle d’opéra-
tion d’affectation lorsque la désignation de l’hyperthème se fait a posteriori, en
cours ou en fin de séquence, après le développement de certaines ou de toutes
ses spécifications, comme en [3] où les caractérisations assez gros, un écran et des
touches précèdent la nomination c’est un téléphone portable :
[3] alors ça: pour moi ça: donc ça c’est donc euh °h euh c’est c’est gros assez
gro:s euh un écran des touches c’est un téléphon(e) portable / on peut arrê-
ter là [L18S6 intégrale].
Parmi les opérations visant à spécifier l’hyperthème, je ne retiendrai ici que l’as-
pectualisation6, qui peut s’accomplir par qualification, c’est-­à-­dire par attribu-
tion à l’entité de diverses propriétés (assez long en [2], assez gros en [3]) et/ou par
fragmentation, c’est-­à-­dire par décomposition de l’entité en différentes parties
(manche et poils en [2], écran et touches en [3]). Je soulignerai que les aspects
jugés les plus pertinents par le locuteur peuvent faire l’objet d’une opération de
sous-­thématisation qui les constituera en sous-­ensembles à leur tour spécifiés
par qualification et/ou fragmentation. Il en va notamment ainsi, dans DVPH,
pour les trois parties dont le toucher ne peut détecter qu’une forme générique
qui suscite des hypothèses, la vue étant indispensable pour préciser leur catégori-
sation : il s’agit de la marque inscrite sur la brosse à dents, ainsi que de l’effigie de
Tintin et d’un dragon brodée sur le porte-­monnaie, toutes deux trop denses pour
être interprétables par le doigt, et plus fréquemment, du bonhomme dessiné sur
le porte-­clés, dont le support très schématique demeure ambigu pour la main,
et qui inclut le bouton-­poussoir d’une commande à distance. Pour exemple, je
juxtapose en [4] l’ouverture d’une séquence où la locutrice retarde explicitement
l’aspectualisation du porte-­clés au profit de celle de chacune des quatre clés, et sa
chute où elle boucle son propos en revenant sur le sous-­thème différé :
[4] ok alors c’est u::n porte-­clés °h en forme de:: c’(es)t un(e) grand(e) ques-
tion à laquell(e) je répondrai plus tard °h […] eu:h  / le porte-­clés en lui-­
même euh j(e) suis pas trop décidée sur c(e) que ça peut êt(re) p(eu)t-­être

6 Les diverses opérations de mise en relation (spatiale, temporelle, analogique et dialo-


gique) sont moins systématiquement attestées par le corpus.
224 Bertrand Verine

un genr(e) de personnage ou: que(l)qu(e) chos(e) comm(e) ça / eu::h voilà


en gros c(e) que j(e) peux dire [L4S5 attaque et chute].
Enfin, la séquence descriptive peut passer par et/ou aboutir à une opération de
reformulation, particulièrement intéressante dans les cas où elle recatégorise
l’hyperthème par rapport à sa première nomination. Ainsi, la séquence L12S6
s’ouvre sur la nomination alors c’est un étui, mais dès la fin du premier quart, le
locuteur actualise la reformulation ben oui c’est un porte-­monnaie. De même, la
locutrice de la séquence L14S7 s’appuie d’abord sur la nomination alors ça c’est
une c’est une pochette, réitérée à trois reprises, mais elle introduit dans le dernier
tiers la reformulation et à l’arrière du de ce porte-­monnaie, sur laquelle elle clôt
sa description.
C’est sur ces bases que je voudrais tenter de réexaminer le double paradoxe
suivant (pointé dans Verine, 2014) : d’une part, la rhétorique occidentale a ex-
plicité des procédures permettant de structurer en séquences la représentation
des perceptions visuelles, qui sont le plus souvent synthétiques et immédiates ;
d’autre part, la verbalisation des perceptions haptiques est réputée difficile (voire
impossible), alors que la séquentialité d’abord analytique puis configurationnelle
de ce système perceptif semble a priori plus compatible avec la progressivité des
opérations descriptives.

2. La perception haptique à l’épreuve de la verbalisation


et réciproquement
2.1. Ancrage spontané vs affectation contrainte
Il convient d’abord de minimiser, sans l’écarter totalement, une circonstance ag-
gravante pour la difficulté de certains locuteurs : notre dispositif expérimental
ne recrée pas la situation la plus prototypique de production d’une séquence
descriptive, celle où un locuteur fragmente et qualifie un hyperthème qu’il
connaît (tant soit peu) pour un destinataire qui ne le connaît pas ou ne l’a pas
présent à l’esprit. Dans DVPH, au contraire, l’enquêtrice possède d’emblée de
nombreuses informations sur les quatre objets et demande aux interviewés de lui
fournir celles qu’ils identifient sans préparation. Je soulignerai que cette forme
d’inversion de l’asymétrie interlocutive peut apparaître dans certaines interac-
tions spontanées, telles que les indications d’itinéraire par téléphone où le guide
doit s’appuyer sur les éléments que découvre la personne qu’il renseigne. Notre
protocole demeure donc écologique.
La comparaison avec un autre contexte descriptif également non prototy-
pique, mais très fréquent, permet de proposer une seconde explication d’un
Séquentialité de la perception haptique et opérations descriptives 225

rendement supérieur : la description concomitante à l’observation semble d’au-


tant plus aisée que l’identification de l’hyperthème est préalablement accomplie
par un ancrage précis et assuré, ce que l’exploration haptique ne garantit pas
toujours. De fait, si le reportage en direct (principalement basé sur la vue) est
un art parfois délicat, mais pratiqué par de nombreux journalistes de radio, c’est
que l’hyperthème et certaines de ses parties leur sont déjà connus  : protocole
d’une cérémonie officielle ou règles d’un sport, nom et statut des participants,
par exemple. Or, dans le cas de la description d’objets, « l’appréhension morcelée
et très séquentielle » que procure le toucher n’aboutit pas toujours rapidement au
« travail mental d’intégration et de synthèse » (Gentaz et al., op. cit.) permettant
d’ancrer la description sur une catégorisation certaine7.
Il en va notamment ainsi pour le téléphone portable proposé lors de notre expé-
rience, en raison de sa forme désuète, du marquage ambigu de sa touche 5, de l’ab-
sence de dispositif d’ouverture-­fermeture et, surtout, de la présence paradoxale du
support d’une antenne arrachée. Sur nos trente informateurs, dix-­sept identifient
d’emblée la vétusté de l’appareil, tandis que quatre ne verbalisent ni cette propriété
ni la partie support d’antenne. En revanche, quatre autres actualisent des ancrages
extrêmement modalisés et/ou explicitent la mise en débat par ou, puis la confirma-
tion par oui de la catégorisation choisie, comme en [5], tandis que deux produisent
des séquences intégralement problématisantes et irrésolues (à la fois, entre les deux,
je sais pas), dont je rapproche sous [6] et [7] les extraits les plus révélateurs :
[5] ho c’est un(e) télécommand(e) ça / ah oui / ou un téléphone ou un téléphone
portable / oui c’est un téléphone portable / alors oui puisque là là y a le joys-­
les chiffr(e)s un deux trois j(e) suis en train d(e) chercher le cinq si y a un
point mais // ouais il est pas très apparent / i(l) devrait être ici / oui donc c’est
un téléphone portable […] [L12S5 attaque] ;
[6] Y’a qu’est-­ce que je trouve c’est un un deux trois quatre une en quelque sorte
c’est une télécommande ou bien c’est peut-­être bien un téléphone ça peut ça
peut être à la fois je pense c’est un téléphone un téléphone portable […] je
je pense que c’est une télécommande à mon avis ou bien c’est ou bien une
télécommande ou bien un téléphone entre les deux mais une télécommande
normalement elle devrait avoir plusieurs touches encore beaucoup plus de
touches que celle-­là [L15S5 attaque et chute] ;

7 Nous n’avons malheureusement pas pensé à soumettre les mêmes objets à un qua-
trième groupe d’informateurs qui les aurait perçus et décrits en pouvant recourir à
leurs yeux ; mais s’agissant d’objets usuels, il paraît très probable que l’ancrage et la
fragmentation n’auraient pas posé de problème.
226 Bertrand Verine

[7] […] après après quoi dire de plus ça me perturbe parce que je sais pas si c’est
un téléphone j’arrive pas à enlever le la batterie donc je sais pas ça ressemble
à un téléphone ou alors un ou un jouet pour enfant […] voilà je sais pas si
ça doit être un téléphone portable mais enfin c’est un téléphone portable si
c’est sûr de toutes façons après que ce soit un vrai ou un faux je sais pas voilà
[…] [L22S5 cours].
Seul notre locuteur 30 utilise manifestement la procédure d’affectation comme
une stratégie discursive visant à retarder le moment de nommer chacun des ob-
jets, y compris, en [8], le plus facile à identifier, la brosse à dents. Mais surtout,
l’exemple [9] montre qu’il énonce, ainsi que les deux derniers descripteurs du
téléphone, une affectation réfutée permettant d’exclure une nomination concur-
rente, alors même qu’elle n’a pas été mentionnée jusque-­là ; il semble donc qu’on
ne puisse expliquer la survenue inopinée de telles réfutations que parce que la
possibilité d’une autre catégorisation entrave l’avancée du processus descriptif :
[8] A68– donc c’est quelque chos(e) d’assez léger /// que je reconnais mais que
je n(e) nomm(e) pas encor(e) dont je n(e) dis pas c(e) que c’est
B69– ah ben vous pouvez hein
A70– donc ça ressemble à un(e) brosse à dents […] [L30S5] ;
[9] donc c’est plutôt un objet un peu plus lourd que les autres  / euh en
plastique // on dirait un téléphone y aurait un écran là ici des touches / eu:h
ici y aurait une antenne qui aurait été enlevée par exemple […] -­fin on on
je j’ai pas la sensation que ce soit une télécommande […] [L30S8 attaque
et cours] ;
[10] […] c’est quand mêm(e) pas un(e) télécommande de de télévision ou de
quoi qu(e) ce soit […] [L11S7 cours] ;
[11] […] -­fin eu:h ça peut pas être un(e) calculatrice °h […] [L19S8 cours].
Tous ces éléments tendent à prouver que, si l’affectation est bien attestée à l’écrit
et dans l’oral préparé, elle reste rare en interaction spontanée et ne correspond
pas de manière univoque à la verbalisation des tâches d’identification accom-
plies par le locuteur : elle consiste en réalité à retarder l’explicitation d’une caté-
gorisation que le locuteur doit avoir effectuée, tacitement ou non, pour pouvoir
développer efficacement les autres opérations descriptives, en particulier celle
de fragmentation.

2.2. Aspectualisation intuitive vs méthodique


La difficulté – souvent alléguée et parfois réelle – de fonder la description d’un
objet sur sa perception haptique serait donc imputable à la séquentialité du
Séquentialité de la perception haptique et opérations descriptives 227

toucher lui-­même dans les cas où l’hyperthème apparaît difficile à catégoriser de


prime abord. Cependant, l’examen de la fragmentation et de la qualification per-
met de pondérer entre elles d’autres explications qui tiennent aux habitudes dis-
cursives et praxiques des locuteurs, et dépendent donc dans une large mesure de
facteurs psycho-­sociaux. Un premier groupe de raisons pourrait tenir à l’habitu-
de inégalement partagée entre les locuteurs de recevoir et de produire tous types
de séquences descriptives, voire à l’inégalité de leur formation scolaire. Ainsi
est-­il vrai que notre descripteur le moins loquace (supra [1], [2] et [3]) a arrêté sa
formation au BEP. Mais d’autres locuteurs moins scolarisés (L2, L10, L11) par-
viennent à développer des descriptions pertinentes et, symétriquement, certains
informateurs ayant un niveau d’étude très supérieur (comme L29, titulaire d’un
Master 2) rencontrent des difficultés pour fragmenter et/ou pour qualifier un ou
plusieurs des quatre objets. Je ne rappelle ici que pour mémoire mon hypothèse
initiale (Verine, 2007), imputant la rareté et la brièveté des notations tactiles à la
pénurie d’exemples dans les genres du discours littéraires et médiatiques socia-
lement valorisés : la consigne et les objets proposés dans l’enquête DVPH ont eu
précisément pour but de neutraliser le plus possible ce facteur.
Une explication plus convaincante semble devoir être cherchée dans la plus
ou moins grande habitude d’interpréter les informations tactiles. De fait, bien
que Chauvey et al. (ibid.) ne constatent pas, en termes statistiques, de corréla-
tion significative entre le facteur groupe et le nombre de mots référant au tou-
cher ou à des perceptions multimodales, une analyse détaillée de l’opération de
fragmentation atteste que les trois groupes ne distinguent pas le même nombre
de parties à l’intérieur des deux objets les plus complexes. Ainsi, pour le porte-­
monnaie, six locuteurs aveugles congénitaux identifient trois poches et un en
évoque plusieurs, contre quatre aveugles tardifs et aucun voyant aux yeux ban-
dés ; réciproquement, deux locuteurs aveugles congénitaux mentionnent deux
poches seulement, contre cinq aveugles tardifs et tous les voyants aux yeux
bandés ; enfin, deux locuteurs aveugles, l’un congénital et l’autre tardif, ne pro-
cèdent pas à cette fragmentation. De même, en ce qui concerne les clés, huit
locuteurs aveugles congénitaux en comptent quatre, contre neuf aveugles tardifs
et six voyants seulement. De même encore, six locuteurs aveugles congénitaux
repèrent la présence du bouton poussoir d’une commande dans le porte-­clés,
contre trois aveugles tardifs et quatre voyants (voir infra annexe 1).
Malgré quelques irrégularités de détail, ces constatations indiquent globa-
lement que les locuteurs aveugles congénitaux, contraints depuis toujours à
aiguiser leur sensibilité tactile pour percevoir les objets, procèdent à une frag-
mentation plus précise que les deux autres groupes. Cela confirme les observa-
tions de Galiano et al. (2012), et se trouve corroboré par la finesse de qualification
228 Bertrand Verine

de la brosse à dents elle-­même, objet le plus simple de notre corpus, sur lequel
ces locuteurs repèrent plus souvent que les autres l’inscription de la marque et les
variations de texture du plastique. La différence d’entraînement à l’exploration
haptique peut aussi être corrélé avec le fait que les neuf locuteurs à qui l’identi-
fication de notre téléphone portable pose problème (supra 2.1.) se répartissent
en un aveugle congénital seulement, contre cinq aveugles tardifs et trois voyants
aux yeux bandés8.
Cette explication apparemment robuste et objective doit cependant être com-
binée avec un autre facteur que révèle l’étude de l’aspectualisation de nos quatre
objets par les trente locuteurs : la recherche méthodique (ou non) de propriétés
tangibles et d’inférences praxiques. De fait, si les locuteurs aveugles tardifs ap-
paraissent faire preuve d’une moindre sensibilité tactile, ils s’avèrent rationaliser
davantage leur exploration. Ainsi sont-­ils huit sur dix à verbaliser, lors de la des-
cription du téléphone, le marquage en relief de la touche 5, contre cinq aveugles
congénitaux seulement et un unique voyant. De même sont-­ils sept à structurer
l’aspectualisation des clés selon leur taille (dont six par ordre croissant, c’est-­à-­
dire en commençant par la moins facile à identifier) contre six aveugles congé-
nitaux et cinq voyants (dont quatre seulement, dans ces deux groupes, suivent
l’ordre progressif). Ils sont aussi plus nombreux à caractériser trois ou quatre des
clés par leurs contextes potentiels d’usage (cadenas, boîte aux lettres, porte inté-
rieure et voiture) : six aveugles tardifs contre trois congénitaux et quatre voyants.
Ils sont à nouveau six à qualifier les poches du porte-­monnaie par leurs destina-
tions (billets, pièces et parfois cartes), contre quatre aveugles congénitaux et cinq
voyants (voir infra annexe 2).
Tout se passe donc comme si les locuteurs aveugles congénitaux et voyants
aux yeux bandés abordaient l’opération d’aspectualisation de manière plus spon-
tanée, en se fiant avant tout à leurs intuitions. Sans doute, peut-­on corréler cette
tendance avec mes résultats précédents sur la modalisation de ces séquences de
description d’objets (Verine, 2013), montrant que les premiers assument notre
protocole comme une simple mise en spectacle de leur praxis ordinaire, tandis
que les seconds le considèrent comme un test ludique dont le résultat n’engage
pas sérieusement leur compétence. En revanche, les locuteurs aveugles tardifs,
dont les marques modalisantes et, ici même, les difficultés d’ancrage attestent
qu’ils sont davantage déstabilisés par la consigne de «  percevoir et décrire  »,

8 J’ai également montré (Verine 2013) que ces locuteurs sont de très loin ceux qui
modalisent le moins souvent l’opération d’ancrage : 7 occurrences seulement sur les
40 descriptions produites par ce groupe, contre 14 sur 40 pour les locuteurs voyants
et 16 sur 40 pour les aveugles tardifs.
Séquentialité de la perception haptique et opérations descriptives 229

recourent plus systématiquement à une procédure concertée d’exploration et de


verbalisation. Ce résultat appelle une recherche beaucoup plus vaste afin de dé-
terminer quelle est la part d’éventuels facteurs neurocognitifs susceptibles d’ex-
pliquer que la perte, même ancienne, de la vue modifie durablement les activités
de catégorisation et de caractérisation, et quelle est la part de facteurs psychoso-
ciaux tels que les techniques compensatoires enseignées par les rééducateurs et
les discours contribuant à cette réadaptation.
Au total, malgré l’étroitesse du corpus et la faiblesse de certains écarts de fré-
quence, la convergence de ces éléments paraît suffisante pour tirer trois conclu-
sions qui précisent les observations de Galiano et al. (2012) sur d’autres discours
et affinent les résultats statistiques obtenus par Chauvey et  al. (2012) sur ce
même corpus DVPH. La première est que la séquentialité du toucher manuel
actif s’avère compatible avec celle des opérations de fragmentation et de qua-
lification, permettant sans conteste d’actualiser des descriptions pertinentes et
détaillées de tous les objets proposés. La seconde est que, par rapport à l’immé-
diateté synthétique de la vue, cette séquentialité impose aux locuteurs un fort
désavantage pour l’identification initiale de l’hyperthème. La troisième est que
cette difficulté et sa solution ne résident pas seulement dans le degré de la sen-
sibilité haptique, mais dans le développement d’une stratégie exploratoire et du
traitement langagier des indices recueillis.
Au niveau applicatif, de telles données devraient conduire les rééducateurs de per-
sonnes aveugles à les entraîner plus systématiquement à l’exploration tactile en va-
lorisant la verbalisation de leurs perceptions, à plus forte raison quand elles perdent
la vue tardivement. Au niveau linguistique, la redéfinition de l’affectation comme
un ancrage différé pour le locuteur lui-­même et la fréquence de la qualification des
parties par leurs usages potentiels montrent l’intérêt d’enraciner les modèles forgés
sur les textes écrits dans la réalité ordinaire des pratiques langagières, comme l’ont
fait les narratologues pour le récit dans les années 1980, et comme a commencé à le
faire l’équipe de Danièle Dubois (2009) pour l’ensemble des propriétés perceptives.

Références
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Chauvey, V., Hatwell, Y., Kaminski, G., Gentaz, É. & Verine, B. (2012). Lexical
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perception haptique (corpus de trente vidéos d’expériences). Montpellier  :
Praxiling.

Annexe 1 : taux de nomination de certaines parties pour chaque groupe de 10 locuteurs

Fragmentation Congénitaux Tardifs Yeux bandés


Trois poches 6 4 0
Quatre clés 8 9 6
Poussoir 6 3 4

Annexe 2 : taux de désignation de certaines propriétés pour chaque groupe de 10 locuteurs

Qualification Congénitaux Tardifs Yeux bandés


Point sur le cinq 5 8 1
Clés croissantes 4 6 4
Usages des clés 3 6 4
Usages des poches 4 6 5
Séquentialité de la perception haptique et opérations descriptives 231

Résumé 
Ce travail vise à expliquer pourquoi la description tactile d’un objet est répu-
tée difficile (voire impossible), alors que la séquentialité d’abord analytique puis
configurationnelle du toucher devrait se prêter parfaitement à la progressivité
des opérations descriptives. Dans ce but, on compare les descriptions orales
de quatre objets courants produites sans préparation par trente locuteurs : dix
aveugles congénitaux, dix aveugles tardifs et dix voyants aux yeux bandés. Les
résultats montrent que la difficulté de fonder la description d’un objet sur sa
perception tactile est imputable à la séquentialité du toucher lui-­même dans les
cas où l’objet apparaît difficile à catégoriser de prime abord, car le locuteur doit
avoir effectué cette catégorisation avant de développer efficacement les autres
opérations descriptives. Cependant, la comparaison des parties et des propriétés
distinguées par les trois groupes d’informateurs révèle que cette difficulté et sa
solution résident surtout dans le degré d’entraînement à la perception tactile,
dans le développement d’une stratégie exploratoire et dans le traitement langa-
gier des indices recueillis.

Mots clés : toucher, description, catégorisation, aspectualisation, cécité.

Abstract
This work aims to explain why the haptic description of an object is considered
arduous (or even impossible), despite the tact’s sequentiality: when they perceive
by the tact, the subjects begin analysing the objects and continue by configuring
their mental image, which should perfectly allow progression of descriptive pro-
cesses. In order to explain this paradox, we compare the oral descriptions of four
familiar objects produced without preparation by thirty speakers: ten congeni-
tally blind, ten late blind and ten blindfolded sighted persons. The results show
that the difficulty to describe an object based on its haptic perception refers to
the tact’s sequentiality only when the object cannot be easily categorised initially,
because the speaker needs this categorisation before efficiently processing the
other descriptive operations. However, contrasting the parts and properties of
the objects distinguished by the three informant groups, we find that this diffi-
culty and its solution consist of training towards haptic perception, developing
an exploratory strategy and turning the collected cues into language.

Keywords: haptic perception, description, categorisation, aspectualisation,


blindness.
Teresa Tomaszkiewicz
Université Adam Mickiewicz à Poznań

Faire voir aux aveugles et aux malvoyants


le fond d’une diégèse filmique

0. Remarques préliminaires
Cet article va se concentrer sur la théorie et la pratique d’une forme de traduc-
tion audiovisuelle, à savoir l’audiodescription qui permet de rendre accessibles
des films, des spectacles, des expositions aux récepteurs aveugles ou malvoyants
grâce à un texte qui décrit en voix off les éléments visibles de l’œuvre. Dans le cas
d’une production médiale la voix de la description est placée entre les dialogues.
Nous pensons tout d’abord réfléchir sur les liaisons qui unissent la perception
et la description, pour ensuite introduire les notions de séquences descriptive et
narrative, en tant que prototypes textuels. Ce débat nous permettra d’introduire
la notion d’un texte télévisé stéréotypé, qui dans notre réflexion est constitué par
les séries télévisés judiciaires. La comparaison des deux séries : polonaise et fran-
çaise nous donnera la possibilité de décrire cette forme textuelle en tant qu’« un
modèle de texte ». L’audiodescripteur devant un tel modèle à une structure ré-
pétitive peut en profiter en préparant sa version d’audiodescription où certains
fragments se répètent d’un feuilleton à un autre. Le but de cet article consiste à
démontrer que la transformation d’un texte « raconté » par images en un texte
linguistique, sous pression de contraintes techniques considérables, demande
une analyse approfondie sémiologique et linguistique du matériel audiovisuel
devant lequel se trouve un audiodescripteur.

1. Percevoir et décrire
La majorité des prototypes textuels présents dans « une histoire racontée » re-
posent sur trois formes, à savoir :
– narration,
– description,
– dialogues.
Ces formes se réalisent dans les romans, les nouvelles et autres formes textuelles
qui « racontent une histoire », mais en même temps ces formes textuelles sont
234 Teresa Tomaszkiewicz

largement exploitées par les médias qui dominent à présent toute commu-
nication humaine. Cette communication humaine doit être adaptée à tous les
membres de la société. Parmi ces membres nous avons affaire aussi aux aveugles
et malvoyants qui pratiquement ne peuvent percevoir une histoire racontée que
par l’ouïe. Or, dans la société des images il ne suffit pas de « raconter » car les
médias contemporains font aussi et même avant tout de « voir ». C’est probable-
ment la cause fondamentale du développement de plus en plus important d’une
activité sociale/ traductologique appelée : l’audiodescription.
Cette forme de traduction intersémiotique permet aux aveugles ou mal-
voyants d’avoir l’accès aux films, aux spectacles ou aux expositions grâce à un
texte qui décrit en voix off les éléments visibles de l’œuvre.
L’idée de cette technique est née en 1975, aux États Unis grâce à Gregory Fra-
zier et Auguste Coppola de l’Université d’État de San Francisco. Sans nous lancer
dans la présentation de cette technique et de ses normes, ce qui a été l’objet de
nombreuses discussions, limitons-Â�nous à citer quelques éléments qui se répètent
dans plusieurs documents intitulés : « Normalisation de l’audiodescription » ou
en polonais : « Standardy tworzenia audiodeskrypcji ». Dans plusieurs de ces do-
cuments on retrouve certaines règles qui se répètent d’un document à un autre1 :
« –Â� La description doit être réalisée de façon objective pour ne pas imposer
ses propres sentiments mais les provoquer.
–Â� La description doit être précise et contenir les quatre informations princi-
pales : les personnes, les lieux, le temps, l’action.
–Â� L’audiodescripteur ne doit pas interpréter les images mais les décrire ; il
ne doit pas déformer les informations ni le déroulement de l’histoire. (…) »
(http://www.csa.fr/upload/communique/charte_audiodescription.pdf)
Nous avons déjà exprimé notre réserve par rapport à ces règles qui nous pa-
raissent trop sommaires et non opératoires dans la réalisation pratique de l’au-
diodescription (Cf. Tomaszkiewicz : 2012, 2013). Il en résulte que dans la suite
nous pensons entreprendre la discussion concernant la relation entre la descrip-
tion et la visualisation. Dans cette comparaison fondamentale, nous assistons à
toute une série de formes textuelles qui « racontent » en exploitant les différentes
formes de visualisations appelées par un terme générique : « images ».

1 Je cite ces règles en français (Cf. L’audiodescription. Principes et orientations : http://


www.csa.fr/upload/communique/charte_audiodescription.pdf), mais elles sont for-
mulées d’une manière plus ou moins semblable dans d’autres documents de ce type:
Szymańska B, Strzymiński  T. (2010) ou dans  : «  The Audio Description Project  »
(http://www.acb.org/adp/guidelines.htlm)
Faire voir aux aveugles et aux malvoyants le fond d’une diégèse filmique 235

1.1.  Liens entre la perception et la description


1.1.1. Séquence descriptive
Une séquence descriptive diffère d’un récit par le fait que cette structure ne re-
flète pas le moindre ordre des opérations. Si un récit est dominé par un ordre
chronologique d’événements qui en déterminent la structure linéaire, la descrip-
tion peut avoir plutôt, comme le remarque Adam (1997 : 84), une structure hié-
rarchique. Avant de dire comment une image est décrite par l’audiodescripteur,
renversons les choses et demandons-­nous comment une image peut reprendre
certaines fonctions de la description. Pour le faire, on va se référer à deux opi-
nions contradictoires. La première de Mauckenhaupt (1986 : 105) qui remarque
qu’en ce qui concerne la comparaison entre les descriptions et les images, il faut
distinguer deux opérations :
– les images représentent
– tandis que la parole décrit.
Ainsi des images auraient une fonction de monstration, c’est-­à-­dire de donner
à voir, rendre visible. Par contre, la description en langue peut seulement dé-
clencher certaines images à l’aide des opérations bien précises. Ces opérations
d’après Adam (1997  : 85) sont les procédures d’ancrage, d’aspectualisation, de
mise en relation et d’enchâssement.
L’opinion de Gardies (1999) est contraire car il défend l’idée qu’au cinéma on
a affaire beaucoup plus au mode descriptif que simplement monstratif.
Ces deux opinions différentes nous placent juste au sein de problèmes de la
traduction intersémiotique entre l’image montrée par la production visuelle et
la tentative de la rendre par la langue réalisée en forme de la voix off. Ainsi nous
devons analyser si une suite d’images cinématographiques ou télévisuelles peut
se ramener à un prototype textuel appelé : « la description ». Pour réaliser ce but,
nous devons tout d’abord comparer les procédures d’une description linguis-
tique avec les opérations d’une production visuelle. Comme nous l’avons signalé
plus haut, ces procédures se ramènent à quatre opérations.

Procédures d’une description


– Les procédures d’ancrage qui consistent à signaler à qui ou à quoi se rapporte la
description, habituellement sans un soutien linguistique, elles ne peuvent pas
être assumées par une image seule. Aucune visualisation n’a de sens si nous
ne savons pas qui sont les personnes ou quels sont les endroits représentés.
Dans ce cas, un soutien linguistique est nécessaire. À l’envers, une descrip-
tion linguistique de ce qui est visible peut résoudre cet inconvénient car dans
236 Teresa Tomaszkiewicz

les standards de l’audiodescription on demande à ce que : « La description


soit précise et contienne les informations (…) principales  : les personnes,
les lieux, le temps (…) » (Cf. plus haut). Il en résulte que ce qui est difficile
de démontrer par des images, à savoir l’encrage, devient tout d’un coup plus
facile de décrire par des formes verbales.
– En ce qui concerne les procédures d’aspectualisation, il s’agit de mettre en
évidence des qualités et des propriétés. Ces éléments de la description sont
doublement marqués par la subjectivité du descripteur. D’une part, il opère
des choix en ce qui concerne les parties sélectionnées (des yeux, des lèvres ou
une rue, une fenêtre, un pot de fleurs, etc.) mais de l’autre, le choix de proprié-
tés permet de poser la question d’orientation évaluative de toute description.
A.  Gardies, justement en défendant l’idée qu’au cinéma nous avons affaire
beaucoup plus au mode descriptif que simplement monstratif, dit : « […] dé-
crire visuellement c’est donner à voir ce qui est jugé digne d’être vu. On re-
trouve alors un double geste constitutif : celui de la fragmentation (on ne peut
tout montrer) et celui de la sélection (ce qui est digne d’être vu). » (Gardies,
1999 : 61). D’après cet auteur, la façon de construire une séquence descriptive
au cinéma est proche de la manière de le faire linguistiquement. Pourtant,
dans le cas de l’audiodescription, il faut envisager les choses différemment. Le
metteur en scène avait déjà choisi ce qui lui semblait important pour consti-
tuer le fond de la fable. En ce qui concerne l’audiodescripteur, il ne dispose
pas de suffisamment de temps pour tout décrire. Il doit alors opérer de nou-
veau un choix subjectif des éléments à décrire. Cette constatation se met en
contradiction avec la règle inscrite dans les normes de l’audiodescription :
–­  « La description doit être réalisée de façon objective »,
–­  « L’audiodescripteur ne doit pas interpréter les images mais les décrire ».
Il en résulte que cette règle fondamentale pour toute audiodescription pratique-
ment est difficile à observer.
Ensuite, si nous envisageons les adjectifs évaluatifs d’une description linguis-
tique qui impliquent un jugement de valeur éthique ou esthétique en révélant
une prise en charge énonciative, leur démonstration devient plus délicate. Dire
que quelque chose est rond et jaune se laisse démontrer, mais qualifier quelqu’un
de gros et laid peut déjà poser des problèmes car les notions de laideur et de gros-
seur sont relativement subjectives. Finalement, qualifier quelqu’un de touchant
et timide ne se laisse pas représenter uniquement par l’image. Or, justement dans
l’audiodescription théoriquement, on peut restituer ces adjectifs qualificatifs.
Reste à voir un autre aspect du problème, à savoir le type d’adjectifs qualificatifs.
Quand nous pensons aux personnes aveugles, il y en a qui sont aveugles dès la
Faire voir aux aveugles et aux malvoyants le fond d’une diégèse filmique 237

naissance. Pour elles, tout ce qui peut être touché est plus ou moins compréhen-
sible  : rond, lisse mais si l’on introduit les couleurs  : rouge cerise, café-­au-­lait,
rose bonbon, leur «  compréhension  » devient problématique. D’autre part, les
personnes malvoyantes qui ont perdu la vue peuvent chercher dans leur mé-
moire la représentation, par exemple, des couleurs qu’elles avaient vues dans leur
jeunesse. Il en résulte que la volonté de prévoir « une description objective » pour
toutes les catégories des aveugles devient discutable.

–­ La troisième procédure de la description c’est la mise en relation. À l’aide de


métonymies, de comparaisons et de métaphores, on peut décrire certaines
qualités et propriétés. Le descriptif visuel peut profiter de ces moyens d’une
manière restreinte. La mise de deux personnages, l’un à côté de l’autre, la suite
de deux paysages différents, peuvent nous amener à opérer des comparaisons,
mais représenter une comparaison citée par Adam (1997 : 92) Quelque chose
d’une vierge flamande qui aurait oublié sa coiffe serait probablement impos-
sible. Or, justement la description linguistique en forme de voix off peut resti-
tuer cette mise en relation.
– Finalement, la procédure d’enchâssement par sous-­thématisassions peut faire
partie des procédures d’un descriptif filmique. Cette procédure est bien résu-
mée par Ch. Metz :
« Il existe un seul type syntagmatique dans lequel le rapport entre tous les motifs présen-
tés successivement à l’image soit un rapport de simultanéité, c’est le syntagme descrip-
tif, unique cas où les consécutions écraniques ne correspondent à aucune consécution
diégétique. […] Exemple de cette construction : la description d’un paysage (un arbre,
puis une vue partielle de cet arbre, puis un petit ruisseau qui est à côté, puis une colline
au lointain, etc.). Dans le syntagme descriptif, le seul rapport intelligible de coexistence
entre les objets que nous présentent successivement les images est un rapport de coexis-
tence spatiale. » (Metz, 1975 : 129).

En face de cet aspect de la description, il faut souligner un phénomène fonda-


mental. Dans une séquence descriptive en langue, nous nous trouvons devant
une chronologie de la présentation des objets, des personnes et des relations vi-
sibles. Dans une image, tous ces éléments sont perçus d’un seul coup, au même
moment. En observant une image, le spectateur doit choisir, lui-­même, des
éléments importants ou moins importants. En décrivant une image linguisti-
quement, l’audiodescripteur doit comprendre qu’« une séquence descriptive ne
comporte aucune linéarité intrinsèque […] une mise en texte [d’une descrip-
tion] implique l’adoption d’un plan. Les plans de texte et leurs marques spéci-
fiques ont une importance décisive pour la lisibilité et pour l’interprétation de
toute description. » (Adam, 2002 : 168).
238 Teresa Tomaszkiewicz

Cette revue de procédures d’une description réalisées par un moyen ver-


bal ou visuel nous permet de constater que représenter et décrire sont deux
opérations différentes de plusieurs points de vue. Vanoye (1989 : 87) remarque
que par définition, une description est une image que jamais la succession des
mots ne parvient а épuiser, l’image filmique le donne à voir d’emblée, immé-
diatement. Dans l’audiodescription, on ne «  voit pas immédiatement  » mais
successivement.
Dans une production visuelle qui doit être soumise à une audiodescription,
nous avons affaire non seulement à la description par la voix off du fond de
la diégèse mais aussi à la description de certaines activités qui appartiennent
à un autre prototype textuel appelé « narration ». L’audiodescripteur doit non
seulement décrire les personnes, les lieux, les relations entre ces éléments mais
aussi raconter ce que ces personnes sont en train de faire et ce qui résulte de ces
activités. Ce deuxième type de l’activité qui même à « faire voir » appartient à un
autre prototype textuel, à savoir la narration.

1.1.2. Séquence narrative
Malgré son appellation, l’audiodescription ne constitue pas uniquement un pro-
totype descriptif. Dans les normes de l’audiodescription, on apprend qu’il faut
aussi fournir des informations sur l’action, donc sur la narration.
D’après Adam (1997, 2002), mais aussi d’après d’autres chercheurs (p.ex. Bre-
mond : 1973, Ricoeur : 1986, Baroni : 2009) pour qu’on puisse parler d’une nar-
ration ou d’un récit :

« […] il faut d’abord la représentation d’une succession temporelle d’actions, il faut


ensuite qu’une transformation plus ou moins importante de certaines propriétés
initiales des actants soit réalisée ou échoue, il faut enfin qu’une mise en intrigue
structure et donne sens à cette succession d’actions et évènements dans le temps. »
(Adam, 2002 : 484).

La narration filmique est réalisée d’une part par une suite d’images successives et
de l’autre par des informations provenant des dialogues. Les spectateurs aveugles
ont accès aux dialogues mais l’audiodescription doit leur apporter les éléments
nécessaires provenant du visuel pour qu’ils puissent reconstruire la trame narra-
tive. Pourtant la manière de « raconter par images » diffère dans certains points
de la façon de raconter uniquement par des mots.
Dans cette courte présentation, nous ne pouvons pas nous concentrer sur tous
les aspects des relations entre la perception et l’audiodescription. Ainsi dans la
Faire voir aux aveugles et aux malvoyants le fond d’une diégèse filmique 239

suite nous allons évoquer comme illustration un cas spécial, à savoir les feuille-
tons télévisés que nous classons parmi les modèles de textes télévisés.

2. Séries télévisées
L’histoire de feuilletons télévisés en Pologne est relativement longue. Les pre-
miers sont apparus dans les années 70. Or dans ces années ils n’étaient pas très
nombreux, d’autant plus que nous avions seulement deux chaînes de télévision.
Dans les années quatre-­vingts, la télévision a commencé à introduire des feuille-
tons étrangers provenant p.ex. de l’Amérique du Sud. La série brésilienne qui a
connu un succès formidable, L’esclave Isaura, produite en 1976, on a commencé
à la projeter en Pologne en 1984. Aujourd’hui, les séries télévisées constituent un
élément important de la participation à la vie sociale : les connaître, en discuter,
attendre la suite, les analyser avec les amis deviennent un élément important de
la vie sociale comme telle. Plusieurs aveugles ont exprimé le scepticisme en ce
qui concerne leur participation à la vie sociale, si en arrivant le matin au travail,
ils ne pouvaient pas participer à la discussion des collègues qui ont commen-
té les derniers épisodes des séries projetées par la télévision (propos recueillis
par Strzymiński, Szymańska, 2010). En face de cette réalité sociologique, il est
évident que la nécessité d’audio-­décrire les séries les plus populaires augmente
constamment.
Pourtant, nous devons constater que les séries du même type p.ex. judiciaires
ou se passant dans le milieu des médecins hospitaliers, produites dans les zones
culturelles différentes, reprennent les mêmes schémas monstratifs, ce qui peut
favoriser une audiodescription plus ou moins répétitive ou abrégée.
Dans la suite, nous allons illustrer ce propos par la comparaison visuelle de
deux séries judiciaires polonaise et française. Dans cette comparaison nous par-
tons du principe que les séries télévisées appartiennent à une catégorie spéci-
fique des productions textuelles socialement attestées, à savoir « les modèles de
textes » ou « les textes stéréotypés ». Ces textes constituent une catégorie de textes
dont la structure générale est répétitive. Ceci veut dire que dans la construction
de ces textes, on utilise les mêmes schémas conventionnels, aussi bien au niveau
de la présentation visuelle de la totalité du film qu’au niveau de la réalisation
linguistique répétitive. Cette constatation nous amène à l’idée que les séries té-
lévisées correspondent exactement à ce qu’on appelle les modèles de textes. Pour
le prouver, nous allons nous servir de deux séries judiciaires de fiction prove-
nant de deux zones culturelles différentes : polonaise et française, mais traitant
une problématique comparable : le travail et la vie des avocats (« Magda M. » et
« Avocats et Associés »).
240 Teresa Tomaszkiewicz

3. Séries télévisées comme un texte modèle


Nous avons pris en compte deux séries (polonaise et française) :
– Magda M. (ce feuilleton a commencé en 2005 comportant 55 épisodes) et
– Avocats et Associés : une série typiquement française (diffusée par France 2
entre 1997 et 2010, comportant 115 épisodes).
Ces deux séries issues de deux contextes culturels différents répondent à notre
sens à ce qu’on appelle les textes stéréotypés (textes-­modèles) :
« (…) éléments du contenu constants, disposition plus ou moins fixée de ces
éléments, réalisation linguistique stéréotypée, texte lié à une situation précise qui
lui donne sa fonction » (Gülich et Krafft, 1997 : 259).
Pour décrire les deux séries mentionnées ci-­dessus, en tant que modèles de
textes médiaux, nous avons pris en compte plusieurs critères. Or, pour le besoin
de cette présentation, nous allons nous restreindre à leur aspect visuel.

4. Analyse comparative visuelle du modèle en question 


Dans l’analyse qui suit, nous allons nous servir des éléments de la grille d’ana-
lyse élaborée pour les textes modèles écrits tout en l’enrichissant par des formes
typiques du genre télévisuel. Pourtant, nous allons nous limiter aux images et à
tout ce qui est visible.

4.1. L’organisation générale de l’ensemble (parties, sous-­parties,


division en unités plus petites, stables comme scènes,
prises de vue)
Les deux séries se composent de plusieurs scènes dans lesquelles apparaissent
les mêmes héros, dans le même décor et entourage. Évidemment, chaque
épisode commence par l’avant-­scène avec la même chanson. Dans ces deux
avant-­scènes, nous voyons les personnages principaux, certains endroits-­
types : toujours la même prise de vue du bâtiment du tribunal, une certaine
symbolique juridique (balance, les tomes des actes, les grilles). Il y a évidem-
ment une différence : la musique qui accompagne l’avant-­scène dans la série
française est beaucoup plus pompeuse, classique, le fond musical de l’avant-­
scène polonaise est tout simplement une chanson beaucoup plus légère. Or,
ces éléments sont audibles pour les malvoyants et ne font pas l’objet de l’au-
diodescription mais ils constituent un élément stable du modèle, perceptible
par l’ouïe.
Faire voir aux aveugles et aux malvoyants le fond d’une diégèse filmique 241

4.2. Les conventions de la présentation des mêmes images


Dans tous les épisodes les différentes conventions du montage sont représentées :
–­ champ / contre-­champ,
–­ horizontalité / verticalité,
–­ montage : les différents plans – gros, rapproché, américain, plein cadre, plan
d’ensemble, panoramique, travelling.
On peut avancer que dans plusieurs épisodes, on retrouve la répétitivité des
mêmes prises de vue, des mêmes héros dans le même entourage. Dans les deux
séries, on utilise, par exemple, les mêmes prises de vue des endroits-­types (tri-
bunal, études des avocats), les plans rapprochés sur les protagonistes ou un tra-
velling sur les prises de vue des villes en question : Varsovie et Paris. On retrouve
aussi les mêmes personnages dans le décor répétitif de leurs appartements res-
pectifs, entourés des membres de famille ou d’amis. Chaque local privé consti-
tue une image stéréotypée de l’appartenance des locataires à une couche sociale
déterminée. Même si nous voyons les différences entre les appartements et les
villas en France et en Pologne, nous pouvons admettre que dans chacun de ces
contextes, ils sont représentatifs pour la société en question. La même remarque
concerne les restaurants que les protagonistes fréquentent, les sports qu’ils pra-
tiquent, etc. Ce qui détermine aussi le modèle, c’est l’alternance dans chaque
feuilleton entre les scènes se passant dans des endroits administratifs (tribunal,
bureaux) et les scènes dans des locaux privés.

4.3. Les éléments obligatoires et facultatifs


Chaque épisode dans les séries judiciaires raconte une nouvelle histoire de gens
qui ont affaire au système juridique. Par conséquent, des scènes dans les tribu-
naux ou dans les études des avocats deviennent obligatoires. Par contre, dans
chaque histoire, il y a des éléments de la vie privée des protagonistes. Or, même
dans ces deux séries par définition différentes, nous retrouvons les mêmes sché-
mas : carrière de deux jeunes avocates : Magda M. et Caroline Varennes. Toutes
les deux passent des heures à converser par téléphone avec leurs mères, prove-
nant des petites villes, leur rendent visite et dans les deux épisodes, ceci amène
les protagonistes à une grande confusion.

4.4. La répétitivité des endroits-­types


Comme nous l’avons déjà avancé, les scènes de ces feuilletons se passent dans
plusieurs endroits, mais ces endroits et leurs prises de vue ont un caractère
242 Teresa Tomaszkiewicz

répétitif. Évidemment, dans les deux séries, on récupère les endroits-­types obli-
gatoirement liés au genre : série judiciaire comme le tribunal ou les études d’avo-
cats mais on peut dire que la façon de les présenter possède des traits d’images
stéréotypées. Ces endroits se regroupent en trois catégories :
– Tribunal,
– Études d’avocats,
– Contextes privés (maison, restaurants, rencontres dans la rue), qui sont dé-
montrées de l’intérieur et de l’extérieur.
En synthétisant les choses on peut ramener les visualisations à deux catégories :
les intérieurs et les extérieurs.
– Les intérieurs
Le premier endroit toujours présent dans ces séries, c’est évidemment la salle du
tribunal. Même s’il y a une différence notoire entre le décor encore sobre d’une
salle dans un tribunal post-­communiste et un tribunal pompeux parisien, ces
mêmes prises de vue reviennent sans cesse dans tous les épisodes. De la même
manière, beaucoup de scènes se passent dans les couloirs de ces tribunaux. Il
est surprenant de voir que les protagonistes, avocats polonais ou français, sont
présentés absolument de la même manière quand ils viennent en retard, courent
tout au long du couloir en mettant en vitesse leurs toges. Et finalement un en-
droit privilégié de ces films, ce sont les études d’avocats. Encore une fois, dans les
deux séries différentes en ce qui concerne le décor, cet endroit est toujours divisé
en deux parties : secrétariat où se croisent les chemins de tout le monde, où règne
une secrétaire qui sait tout, qui prépare le café, qui donne des conseils, et les
bureaux d’avocats parmi lesquels le bureau du chef où se passent toutes les ren-
contres de l’équipe. Pourtant, il y a une particularité dans le feuilleton polonais :
beaucoup de scènes se passent à l’Université de Varsovie, à la Faculté du Droit.
–­ Les extérieurs
Évidemment, chaque série comme celles décrites doit se passer dans une ville
bien concrète. Il est clair que Magda M. concerne Varsovie et Avocats et Associés
Paris, deux villes impossibles à comparer et pourtant, dans ces deux contextes,
on a utilisé les mêmes schémas communicationnels. On voit le même type d’en-
droits à Paris et à Varsovie, à savoir le même tribunal (aussi bien français que
polonais) et les mêmes entrées aux bureaux des avocats. En plus, on a choisi de
montrer certains endroits symboliques de ces villes : par exemple, les Champs
Élysées à Paris ou le rond-­point où se croisent les rues Marszałkowska et Aleje
Jerozolimskie.
Faire voir aux aveugles et aux malvoyants le fond d’une diégèse filmique 243

4.5. Les protagonistes types 


Évidemment, dans les deux séries nous avons affaire à toute une panoplie de
personnages qu’il serait peut-­être difficile de tous décrire, mais il y a une carac-
téristique générale observable dans les deux feuilletons que la majorité des héros
principaux constituent des personnage-­types. Ils se définissent par un nombre
d’oppositions aux autres protagonistes du même film. Ces oppositions sont tou-
jours construites sur deux axes :
– Les caractères-­types  : bon/mauvais  ; intelligent/bête  ; naïf/rusé  ; idéaliste/
arriviste.
– Les physionomies-­types : belle/insignifiante ; sportif/non-­sportif ; bien habillé/
nonchalant, etc.
– Position dans la profession : avocats chefs/avocats au début de leur carrière ;
positions des femmes avocates/des hommes avocats ; avocat expérimenté/sta-
giaire, etc.
– Oppositions entre la façon de se réaliser dans la vie professionnelle et privée.
Ainsi, dans les deux séries chaque protagoniste, dans sa vie privée ou profes-
sionnelle est clairement opposé à un autre personnage du même feuilleton. Ces
informations sont partiellement reconnaissables par les dialogues, mais aussi par
l’aspect visuel.

4.6. Le type d’interactions entre les protagonistes 


Dans chaque épisode, nous avons affaire aux différentes rencontres (au sens
de l’analyse conversationnelle, voir par ex. Kerbrat-­Orecchioni  : 1990) dans
lesquelles nous pouvons noter les interactions entre les divers protagonistes,
mais ces conversations sont audibles, c’est pourquoi nous ne les prenons pas en
compte dans le contexte d’audiodescription.

4.7.  Éléments iconiques ayant trait aux contextes juridiques 


Comme nous l’avons déjà fait remarquer, chaque épisode commence par une
avant-­scène où on voit beaucoup de symboles renvoyant à l’idée du droit, du sys-
tème judiciaire comme la balance, les actes, les grilles, les toges, les chaînes que
portent les juges en Pologne. Ces éléments reviennent dans la trame filmique :
dans les locaux du tribunal, il y a toujours l’emblème national ; souvent devant
les locaux officiels, on voit des drapeaux nationaux. En plus, il faut ajouter un
élément apparaissant dans les deux séries, à savoir les plaquettes sur les portes
d’entrée. Quand on montre les bâtiments officiels, tout d’abord il y a la vue de
244 Teresa Tomaszkiewicz

l’ensemble, plein cadre et après, par un cadre rapproché, on concentre l’image


sur les plaquettes où on peut lire le nom du tribunal, les noms des avocats ou
l’inscription sur la Faculté du Droit à Varsovie. Cette esthétique de présentation
a, elle aussi, un caractère répétitif, assurant la cohérence textuelle.

5. Bilan
À la fin de cette présentation, nous pouvons formuler certains postulats pour
l’avenir. L’audiodescription est une forme particulière de la traduction intersé-
miotique. Cette traduction semble très importante car elle assure l’intégration des
personnes aveugles ou malvoyantes à la vie sociale. Or, la transformation d’un
texte « raconté » par images en texte linguistique sous pression de contraintes
techniques considérables demande une analyse approfondie des éléments sémio-
logiques et linguisitiques qui construisent la diégèse filmique. L’audiodescrip-
teur doit pondérer tous les éléments constituant la fable pour bien choisir les
éléments visuels qui apportent des informations nécessaires pour comprendre
l’histoire « racontée ».
Dans certains cas, notamment dans les productions télévisées, où fréquem-
ment nous avons affaire aux textes modèles, la description des endroits-­types,
des personnages-­types, des contextes-­types peut faciliter la tâche grâce à la
répétitivité de ces images. Cette répétitivité assure d’une part la continui-
té de la fable, mais de l’autre permet la concision dans la forme finale de
l’audiodescription.

Références 
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Adam J.-­M. (2002) « Description », « Récit » in : P. Charaudeau, D. Maingue-
nau (dir.), Dictionnaire de l’analyse du discours, Paris  : Seuil, 164-168,
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Bremond C. (1973), Logique du récit, Paris : Seuil.
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Seuil.
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diens Klincksieck.
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duction discursive ». in : M. MARTINS-­BALTAR (ed.), La locution entre lan-
gues et usages. Fontenay-­aux-­Roses, pp. 241-276.
Faire voir aux aveugles et aux malvoyants le fond d’une diégèse filmique 245

Kerbrat-�Orecchioni, Catherine (1990). Les interactions verbales t.1, Paris, Ar-


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Tomaszkiewicz T. (2012). « Audiodeskrypcja : jak osobom niewidomym poka-
zać świat mediów ». in : S. Puppel, T. Tomaszkiewicz (réd.) Scripta Manent-Â�
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Vanoye F. (1989) Récit écrit, récit filmique, Ligugé, Poitiers : Nathan Université.

Bibliographie du corpus 
« Magda M. », metteurs en scène : Borcuch J., Dejczer M., Lang K. ; auteur du
scénario : Figura R., période de projection : 2005-2007 (55 épisodes), chaîne
de télévision : TVN.
« Avocats et Associés », créateurs : Guignabodet V., Krief A., période de projec-
tion : 1997-2010 (115 épisodes), chaîne de télévision : France 2.

Résumé 
Le présent texte est consacré à une forme spécifique de la traduction audiovi-
suelle à savoir l’audiodescription. L’auteur discute les normes d’audiodescrip-
tion qui fonctionnent sur le marché, tout en dénonçant leur généralité trop
grande. On postule alors de retravailler ces normes à la base de la comparaison
des prototypes textuels descriptif et narratif avec leurs correspondants visuels.
246 Teresa Tomaszkiewicz

Ce postulat est illustré par la comparaison de deux séries judiciaires polonaise


et française. Dans la présente communication, on essaie de démontrer que les
séries télévisées correspondent à un certain modèle textuel médial. La connais-
sance de ce modèle facilite la tâche de l’audio descripteur qui est obligé de re-
construire dans la culture cible le même modèle, s’appuyant sur la notion de
répétitivité des séquences.

Mots clés  : audiodescription, description, narration, modèle de texte, séries


télévisées

Abstract
This text deals with the specific form of audiovisual translation, namely audio
description. The author discusses the existing norms of audio description poin-
ting to their generality. In her article she postulates forming the above mentioned
norms on the basis of a comparison of descriptive and narrative prototype texts
with their respective visual prototypes. The demonstration is based on two fic-
tional series, French and Polish, about the life and work of lawyers. This paper
shall demonstrate that television series work according to a certain pattern of
media discourse. Knowledge of such models makes the audio descriptor’s task of
reconstructing the same model in the target culture easier, based on the notion
of repetitive sequences.

Keywords: audio description, description, narration, model of text, fictional


series
Joël Eline

Génération de l’effet et motivation esthétique


dans l’activité verbale

0. Introduction
0.1. Esthétisme et épistémologie
La question de l’origine du sentiment esthétique s’inscrit dans une tradition in-
terprétative et exégétique ancienne et foisonnante, qui a constamment opposé
l’existence matérielle et mécanique d’un état de langue à son usage élitiste, pro-
fondément insaisissable et mystique. Dès le modèle Platonicien, le démiurge ou
nominateur s’oppose au poète, dont l’inspiration divine l’éloigne de l’usage com-
mun. Dans l’épistémologie contemporaine, la séparation d’une part de l’étude
des structures de la langue et des effets liés à son usage, d’autre part de la pratique
triviale et de la pratique esthétique a des conséquences plus directes. Elle étaye le
cloisonnement disciplinaire, de sorte que l’on oppose :
– l’analyse littéraire aux sciences du langages, par le biais d’arguments converses
(la littérature est irréductible à des mécanismes formels vs. la littérature est un
produit du système linguistique signé par des mécanismes propres) ;
– les sciences dures aux sciences humaines (la langue est déterminée par la
structuration physiologique de l’information et son usage est contingent dans
l’optique de l’étude de sa constitution vs. le langage est le présupposé de base
de l’analyse, si bien que les déterminismes physiologiques qui conditionnent
son existence ne sont guère perçus comme des contraintes actives lors de son
usage1) ;
– dans la sphère linguistique, les approches endogènes aux approches exogènes.
La plupart des théoriciens ayant pris le parti de l’absence de rupture épistémolo-
gique ont progressivement été soumis à la force d’inertie du champ scientifique :
certains ont été distribués dans l’une ou l’autre des niches disciplinaires – le sta-
tut de F. Rastier est ainsi passé de sémanticien à statisticien, U. Eco est considéré
comme un théoricien du signe ou comme un critique littéraire selon les branches

1 Un contre-­exemple important, toutefois : le courant de la linguistique analogique et


de la neurolinguistique théorique (voir notamment P.  Monneret, Le sens du signi-
fiant ; D. Bottineau ; M. Toussaint).
248 Joël Eline

disciplinaires – d’autres furent constitués en disciplines autonomes – la stylis-


tique de G. Molinié. De manière plus radicale, certains ont été relégués au rang
de vulgarisateurs (D. Hofstater), d’autres sont relativement ignorés des différents
espaces disciplinaires (M. Riffaterre).

0.2. Système formel, système informel


La divergence des trajectoires empruntées sur l’axe épistémologique questionne
la nature de l’objet étudié. Sans tenir compte des mécanismes sociologiques qui
régissent l’agencement disciplinaire, la langue présente des caractéristiques ex-
pliquant l’éclatement et l’opposition mutuelle des approches :
1. La langue possède toutes les caractéristiques d’un système logique, et notam-
ment les cinq notions primitives recensées par P. Martin-­Löf2 : la proposition,
la vérité d’une proposition, l’assertion, la preuve de l’assertion et la validité de
la preuve. L’activation de ces propriétés n’est cependant pas endogène ; la vé-
rité d’une proposition n’est pas dépendante de la confrontation aux axiomes
du système mais d’un biais référentiel liant le théâtre linguistique au théâtre
mondain, auquel s’ajoutent les perceptions différemment subjectives des
interactants.
2. La langue possède des caractéristiques autres que celles d’un système formel.
Dans un système formel, syntaxe et sémantique sont indissociables : seules
les expressions syntaxiquement bien formées reçoivent un contenu séman-
tique valide, et le parcours inférentiel dépend de l’application systématique
d’un jeu stable de consignes. À l’inverse, le langage naturel présuppose que
tout message émis est valide, et que son sens est déductible du mode d’appro-
priation de l’appareil formel. Le portefeuille des moyens expressifs en langue
naturelle va ainsi au-­delà de la combinatoire légale des unités ; de plus, si une
malformation est bloquante en logique, elle est surdéterminative en langue,
puisqu’en portant tort à une règle de bonne formation, elle impose en creux sa
considération dans l’optique de parvenir à la sauvegarde générale du message.
Par ailleurs, l’activité verbale est déterminée par un entour pragmatique qui im-
pose l’assouplissement de la binarité des principes interprétatifs endogènes et
leur surcharge fonctionnelle  : considération du rapport dit-­situation, considé-
ration des conditions d’émission du message, avec en premier lieu l’émetteur
comme vecteur de croyances propres, etc. Les principes formels du langage de-
viennent les zones d’enjeux des possibilités expressives, car ils permettent de se

2 P. Martin-­Löf, Truth of a proposition, evidence of a judgement, validity of a proof.


Génération de l’effet et motivation esthétique dans l’activité verbale 249

positionner par rapport à une norme d’autant plus rigide qu’elle a trait à la di-
mension générative du langage.

0.3. Axes de travail
L’obtention d’un produit interprétatif tient donc à la considération simultanée
des déterminismes génératifs et pragmatiques. L’horizon général de cet article
sera d’identifier les grands principes de la computation telle qu’elle a lieu dans
l’activité verbale, notamment dans son rapport de proximité et de différentia-
tion vis-­à-­vis du fonctionnement d’un système formel. L’objectif particulier sera
d’étudier les mécanismes par lesquels naît le sentiment esthétique ; un intérêt
pourra être de jauger où et comment l’étude linguistique, qui décrit essentiel-
lement les effets de l’activité verbale, peut être connectée à la neurobiologie ou
aux sciences cognitives, qui étudient pour leur part les causes ou détaillent les
moyens par lesquels elle s’effectue.
Nous replacerons le sentiment esthétique dans une dimension plus large,
tentant d’en dégager les principes généraux susceptibles d’éclairer l’analyse lin-
guistique. Par la suite, en nous intéressant au fonctionnement du processus
interprétatif dans les bornes de l’équilibre dynamique entre principes de gé-
nération formels et issues informelles, nous dégagerons quelques grands lieux
et conditions d’existence du sentiment esthétique dans le cadre de l’activité
verbale.

1. Esthétisme et cognition
1.1. De la langue à l’esprit
S’il est encore impossible d’établir la primauté du langage dans les processus de
pensée, il est cependant certain que l’activité verbale est régie par les contraintes
de l’activité cognitive, de sorte que les récurrences effectivement observables
dans la première autorisent la remontée vers la seconde. Dans le cas particu-
lier du sentiment esthétique naissant au sein de l’activité verbale, le lien entre
la physiologie du système dans lequel prend place l’activité computative et
l’agencement formel du discours est de même indissociable. À ce titre, l’une des
théories qui préserve le mieux l’intégrité de ce lien est le modèle de la commu-
nication de Jakobson.
Quoique largement décrié, le modèle codique ancre directement le sentiment
esthétique dans l’activité verbale, sans nécessairement l’inscrire dans sa téléolo-
gie. Ainsi, constater qu’à parité de valeur informative, le segment Paul et Marie
est plus fréquent que le segment Marie et Paul revient à ne se fermer aucune
250 Joël Eline

porte motivationelle pour expliquer l’agencement effectif du discours, les dyna-


miques étant simultanément :
− stylistiques : respect de la cadence majeure du français ; dans la théorie de la
marque de G. Molinié, toute production se rallie ou s’émancipe de pratiques
antérieures ; de la sorte, le lien entre le niveau infra-­attentionnel et le niveau
intentionnel demeure : recourir à la fréquence de Paul et Marie revient à op-
ter pour la conventionnalité afin de valoriser le contenu purement informatif
(c’est le choix du marquage) ; à l’inverse, utiliser Marie et Paul, c’est choisir
consciemment le contre-­marquage et faire dépendre l’information composi-
tionnelle portée par l’énoncé d’une information portée par la forme retenue
pour l’exprimer ;
− topiques et/ou sociologiques  : alternance, précédence et hiérarchie entre le
féminin et le masculin dans un espace socioculturel donné ;
− cognitives et neurolinguistiques : catégorisation et hiérarchisation des infor-
mations (Paul et Marie peut représenter en soi le terme indexé pointant vers
un ensemble d’informations antérieurement accumulées au sujet de Paul et de
Marie), résurgence de segments préformés, etc. ;
La promotion du sentiment esthétique au rang de fonction participant à la valeur
interprétative de l’énoncé permet de rendre compte de deux caractéristiques de
l’activité verbale. Premièrement, elle souligne que les effets obtenus lors de l’in-
terprétation du message n’ont pas de justification première dans la langue : s’ils
reposent sur des mécanismes formels permettant leur isolement et leur motiva-
tion dans le discours, ces derniers ne sont pas des « fonctions » aptes à déclencher
les premiers. Il y a certes un lien « évident » entre métaphore et sentiment de
beauté, notamment perceptible dans la nécessité du jugement (c’est une belle/
bonne/mauvaise/hideuse/incompréhensible métaphore), mais les figures ne sont
pas liées linguistiquement aux effets qu’elles potentialisent : elles installent plus
volontiers des jeux de coopération ou de transgression vis-­à-­vis des règles géné-
ratives. D. Sperber et D. Wilson l’ont d’ailleurs parfaitement souligné au niveau
pragmatique : un message est d’autant plus pertinent que son interprétation mul-
tiplie les effets contextuels  ; il convient donc d’expliquer pourquoi les figures
jouent le rôle de potentialiseurs privilégiés du sentiment esthétique. Du point de
vue linguistique, on est forcé de constater que les jeux sur les règles sont toujours
producteurs d’effets et de jugements ; du point de vue physiologique, le rapport
entre les jeux produits au niveau verbal et les stimulus analysés par l’appareil
cognitif sont strictement similaires à la disjonction codant/codé, de sorte que
l’effet est toujours auto-­justifié. La tâche du linguiste se dédouble  : décrire le
fonctionnement de la langue en rapport avec les contraintes physiologiques qui
Génération de l’effet et motivation esthétique dans l’activité verbale 251

la bornent, c’est décrire les règles formelles qui la composent en rapport avec
l’ensemble des biais qui en autorisent la transgression féconde.
Deuxièmement, elle replace la question de l’effet esthétique dans la perspec-
tive générative : c’est l’inévitable question du choix, que M. K. Halliday3 a abor-
dé à travers la dichotomie entre grammaire de règles et grammaire d’options.
Toute activité verbale suppose la retenue d’un biais d’expressivité parmi l’arbre
in(dé)fini des expressions possibles, sans que ces choix ne doivent être surinter-
prétés : les études de fréquence montrent qu’ils sont généralement constants et
signent l’appropriation de l’appareil génératif par le locuteur, qui maintient une
unité plutôt que de faire dépendre le processus de verbalisation de la pensée d’un
tirage aléatoire dans l’ensemble des connaissances pouvant assurer la fonction
générative. Le caractère « plus-­que-­formel » de la langue repose ainsi sur le ju-
gement constant du mode d’instanciation de ses constituants, et la contrainte
du choix agit réflexivement : elle incite le récepteur à s’interroger sur les biais
expressifs retenus par l’émetteur. À ce titre, le sentiment esthétique est un des
enrichissements aptes à motiver les décisions imposées par la génération.

1.2. Support et effet dans la cognition humaine


Les évolutions connues par les différentes espèces témoignent de l’intérêt de dis-
poser d’un appareil sensoriel adapté à la capture des signaux et d’un appareil
cognitif assurant leur analyse performante. L’appréhension et la lecture rapide de
l’environnement conditionne l’évolution efficace de l’individu dans son milieu ;
du point de vue de la communication humaine, D. Sperber et D. Wilson insistent
sur l’avantage que représente la saisie, dans le flux informe des perceptions infra-­
attentionnelles, des informations isolées riches en valeur interactionnelle.
Pour pouvoir être performant, l’appareil cognitif ne peut procéder à l’analyse
brute et sans cesse recommencée du flux d’informations : l’analyse fonctionne
par catégorisation, en tentant de reconnaître des segments d’informations pré-
traités, de réinvestir les connaissances précédemment accumulées et, à défaut,
d’en acquérir de nouvelles4. De la sorte, les éléments les moins appréhendés se

3 Language as social semiotics.


4 Alors que l’aboiement d’un chien pour mobilise un vaste ensemble d’informations et
d’expériences, une anomalie phonique, telle qu’un cri de dragon, déclenche un mou-
vement d’accroissement des connaissances mettant en jeu l’ensemble des percepteurs
sensoriels et tentant d’identifier les causes du phénomène, notamment en le compa-
rant à des repères déjà catégorisés (« cela ressemble au cri d’un animal », « les cris puis-
sants émanent généralement d’animaux dangereux », « est-­ce une publicité ? », etc.).
252 Joël Eline

« signalent d’eux-­mêmes »5, et sont eux-­mêmes plus rapidement catégorisés et


intégrés.
Le rapport avec l’impression esthétique est double. Premièrement, cette der-
nière rentre plus généralement dans le cadre des schémas action-­récompense
identifiés par la neurobiologie ; des récompenses positives surviennent :
− lorsqu’est reconnu dans le flux d’informations des éléments précédemment
indexés, qui favorisent un traitement rapide ;
− lorsqu’un élément d’information non précédemment indexé est soumis à la
phase de catégorisation.
La récompense correspond à une mise en branle efficace et rapide de l’appareil
physiologique (avec, notamment, la variation du sentiment de plaisir liée à la
libération d’endorphine). Les informations reconnues par catégorisation anté-
rieure agissent directement sur l’état du sujet : la reconnaissance d’une situation
de danger est « récompensée » par une conformation stressante, celles classées
positivement provoquent un plaisir anticipé. Quant aux élément nouveaux, ils
incitent le sujet à se plonger dans l’état prospectif décrit à la note n°4.
Deuxièmement, la question de l’existence d’une « fonction » et d’un ensemble
de « mécanismes » du beau s’est affirmée avec le développement croissant des
problématiques en intelligence artificielle et des progrès de la neurobiologie  ;
pour l’heure, la réfutation est essentiellement empirique – il n’existe pas de livres,
de symphonies ou de films écrits, composés ou réalisés par des ordinateurs. Pour
autant, les progrès réalisés par ces disciplines ont constamment tendance à affer-
mir le lien entre sentiment esthétique et déclencheurs privilégiés :
− en musique, il est par exemple démontré6 qu’une évolution aléatoire du
rythme au cours d’un morceau de musique est perçue comme cacophonique ;
le fait est purement physiologiqueet n’a rien à voir, par exemple, avec la fa-
çon dont la composition européenne a investi progressivement les gammes

5 Comme on le verra par la suite, la référence à l’expression Molinienne n’est pas for-
tuite : parmi les figures micro-­structurales, certaines se signalent d’elles-­mêmes en
mettant en scène une impossibilité ontologique : de la même façon qu’un cri de dra-
gon retient notre attention dans le monde, les métaphores retiennent notre attention
en nous jetant au cerveau leur paradoxe intrinsèque (à ce titre, les notes de bas de page
de certains articles linguistiques regorgent de jeux de décalage, afin de compenser la
relégation discursive inhérente au statut de « note de bas de page » et essayer d’empor-
ter l’attention du lecteur).
6 D. Levitin et V.  Menon, The neural locus of temporal structure and expectancies in
music : evidence from functional neuroimaging.
Génération de l’effet et motivation esthétique dans l’activité verbale 253

majeures et mineures, de sorte qu’il est désormais difficile de ne pas recon-


naître immédiatement aux premières un souffle épique et aux secondes un
tour mélancolique ;
− en peinture, le recours à des jeux de proportions préexistants ne relève pas
uniquement d’un positionnement conventionnel ou symbolique ; d’une ma-
nière générale, il est également démontré par l’éthologie humaine qu’une part
sensible des interactions entre êtres humains est conditionnée à un niveau
infra-­attentionnel7.
Les récompenses sont donc également liées à la reconnaissance de structures
« catégorisantes » (rythme, symétrie, dichotomie). Un premier parallèle consiste
à mettre en relation ces structures avec les pratiques effectives des êtres humains :
le rythme musical ou linguistique se motiveraient ainsi par la même tendance du
système physiologique à récompenser l’utilisation de structures performantes
pour la catégorisation. Ce type de parallélismes doit être replacé plus générale-
ment dans un jeu de positionnement entre le support et l’acte, entre la conven-
tion et sa rupture :
− le recours à des signaux perceptibles se fait en considération des récompenses
qu’ils sont susceptibles de produire dans la finalité pratique poursuivie ; par
exemple, la simplicité expressive d’une notice de four micro-­onde se superpo-
se au but qu’elle se propose – expliquer clairement à l’utilisateur le fonction-
nement de son achat ; de même, les notes stridentes hurlées par la bande-­son
d’un film d’épouvante mobilisent sciemment les réactions physiologiques et
les lient à un objectif d’expressivité supérieur – faire peur au spectateur ;
− une des caractéristiques les plus fascinantes de l’appareil physiologique et co-
gnitif humain réside dans sa dynamique cyclique. Tout élément singulier met
le système en situation de tension déclenchant une tentative d’accroissement
des connaissances  ; chaque nouvelle occurrence atténue la réaction face et
l’inconnu, augmente la rapidité du traitement et construit un comportement
optimal  ; ainsi, l’intensité des réactions face au connu diminue quand celle
liée à la rencontre avec l’inconnu augmente, et le système maintien constant la
tension prospective de l’individu ; au niveau de la dimension productive de la
pratique, elle assure que la créativité est une dynamique endogène au système.
Ce dernier point lie incidemment les mécanismes physiologiques aux pratiques
humaines : l’art, les sciences ou, plus trivialement, les conversations intéressantes,
sont de constantes recherches de création du nouveau à partir d’un matériau

7 Voir par exemple I. Eibl-­Eibesfeldt, L’homme programmé.


254 Joël Eline

précatégorisé. Le jeu sur les anticipations de connaissances et la confrontation


à des informations nouvelles perdure au niveau supérieur. Le fonctionnement
de l’appareil physiologique et cognitif humain rejoint ainsi naturellement ce que
l’on désigne généralement sous le terme de «  culture  »  : pour qu’une produit
esthétique soit reconnu comme tel, il faut qu’il s’affirme dans une tradition an-
térieure8 ; dans le même temps, pour qu’il soit apprécié, il faut qu’il introduise
une singularité que l’entour catégorisé signale et renforce. Le rodage et les mé-
canismes d’anticipations autorisent ainsi les jeux de décalage les plus féconds ;
lorsque Duchamp signe et consacre « art » l’objet trivial, il joue sur :
− l’effet d’attente et la mobilisation anticipée des connaissances que déclenche la
simple référence au domaine artistique ;
− l’utilisation d’un certain nombre de conventions affermissant la pratique es-
thétique (la signature, l’exposition, le nommage) ;
− la rupture des attentes par la présentation d’un artefact contre-­prototypique,
porteur de marques topiques fortes.
Le diptyque convention-­rupture constitue le mécanisme formel, définissant le
régime d’expressivité d’un support et d’une pratique donnés ; les issues interpré-
tatives obtenues a posteriori par la contextualisation du paradoxe – « Duchamp
se moque des poussées iconoclastes dans l’art moderne  »  – en représentent
­l’in(dé)fini des remotivations possibles. Tout support tire son potentiel d’ex-
pressivité de sa capacité à utiliser des mécanismes provoquant des réaction phy-
siologiques fortes9  : dans le cas particulier de l’activité langagière, le caractère

8 La confidentialité des arts «  expérimentaux  » atteste d’ailleurs que des pratiques


résolument ico(g)noclastes désorientent la plupart des récepteurs  : les repères sont
trop peu nombreux, de sorte que l’analyse des informations nouvelles est ralentie, les
hypothèses deviennent difficiles à corréler, tout comme la mobilisation de connais-
sances de longue durée, et la finalité esthétique s’estompe.
9 La nouveauté du support est elle-­même une vaste zone d’information à catégoriser
bousculant la stabilité ontologique du monde construite jusqu’alors par l’interpré-
tant : lorsque les frères Lumières ont projeté pour la première fois L’arrivée d’un train
en gare de La Ciotat, les spectateurs étaient terrifiés parce qu’ils avaient l’impression
que la locomotive allait jaillir de l’écran pour les écraser. Les sens ne sont pas « trom-
peurs » : ils sont des capteurs d’informations que l’appareil cognitif tente de rendre
lisibles et conformes à la lecture ontologique du monde (« il y a un train », « se mettre
devant un train est dangereux », « un train arrive en face de moi », etc.). Par ailleurs,
le support ne sort pas de la pratique, et n’échappe pas à la force d’érosion du rodage :
aujourd’hui, aucun spectateur ne paierait pour un film se contentant de montrer l’ar-
rivée d’un train en gare.
Génération de l’effet et motivation esthétique dans l’activité verbale 255

« évident » de l’adéquation entre métaphore et beauté tient donc simultanément


à l’utilisation d’une structure cognitive récurrente et à l’œuvre dans le processus
mnémonique (la comparaison), au rodage du mécanisme dans le discours, à sa
dimension traditionnelle dans la pratique linguistique et à la transgression mo-
tivable qu’elle installe.

1.3. Deux exemples de mécanismes cognitifs génériques


a. La métonymie
Classiquement, la métonymie linguistique agit en substituant un terme à un
autre en prenant appui sur une relation sémantique entre les prototypes. D’un
point de vue cognitif, elle représente un procédé d’économie en procédant à la
troncation d’une chaîne de caractères. La simplification s’opère par retenue des
éléments sémantiquement pertinents : un homme maniant une lame devient une
lame, car seul lame est susceptible de discriminer la bonne classe de référents.
D’un point de vue interprétatif, la métonymie permet de joindre deux espace
sémantiques différents : par le biais référentiel, c’est le bretteur effectif qui est
réquisitionné ; par le biais du signifiant, c’est l’ensemble de la mécanique stylis-
tique prenant lame comme foyer qui est mobilisée. Les jeux de va-­et-­vient entre
ces deux espaces libèrent ainsi un important espace de créativité : une fine lame
rouillée, en réinvestissant partiellement le substantif de son sens premier par le
biais d’une qualification qui ne peut s’appliquer qu’à l’artefact, désigne ainsi un
bretteur vieillissant.
Johnny Stecchino est un film comique de R. Benigni dans lequel un homme
simple se trouve, parce qu’il est le sosie d’un baron de la drogue sicilien pos-
sédant la particularité d’avoir constamment un cure-­dent à la commissure des
lèvres, embarqué dans une histoire rocambolesque : la femme du mafieux sou-
haite en effet opérer la permutation entre les deux hommes, afin que son mari
puisse échapper à ses adversaires. Suite à diverses pérégrinations, il est finale-
ment acculé par des tueurs dans les toilettes d’une station-­service après avoir été
piégé par sa femme, et sa mort est imminente. Cependant, avant que l’exécution
ne se déroule, la caméra change de plan pour montrer l’épouse au comptoir de
la station service, où elle renverse par mégarde une boîte de cure-­dents dont le
contenu se répand sur le sol. Alors qu’un dernier bout de bois tient en équilibre
précaire sur le rebord en zinc, la caméra s’approche en gros plan pour montrer la
main du personnage qui, d’une pichenette négligente, fait chuter l’objet.
Dans cette scène, l’artefact agit comme une métonymie linguistique : le spec-
tateur, confronté tout au long du film à Johnny Stecchino mâchant son cure-­dent,
lie spontanément l’objet au personnage. Deux espaces d’expressivité distincts se
256 Joël Eline

trouvent alors connectés, et les tribulations anodines que subit l’objet sont mises
en parallèle de la situation vécue par le personnage. Si le procédé métonymique
est une structure cognitive générique, elle s’adapte à la grammaire expressive du
support :
− du point de vue narratologique, la mort de l’antagoniste représente la marche
vers la résolution heureuse de l’histoire. De même qu’il y a une Morphologie
du conte de fée10, il y a un agencement générique de la comédie d’aventure
qui présuppose le triomphe du protagoniste : dès l’instant où le mafieux se
trouve cerné s’installe chez le spectateur une lecture anticipée des événements
par considération de la pratique antérieure. Cette impression est d’autant plus
forte chez le spectateur qui connaît le cinéma insouciant de Benigni ;
− le réalisateur joue sur le mécanismes diégétiques pour contrarier l’effet d’at-
tente et déclencher la curiosité du spectateur : le fil chronologique est géné-
ralement retranscrit au cinéma par la succession des scènes, de même que la
chronosyntaxe en langue présuppose que ce précède dans le flux textuel est
chronologiquement antérieur11 ; de la sorte, le spectateur se trouve face à un
paradoxe : il a d’un côté en mémoire immédiate l’issue narratologique pro-
bable du film, de l’autre une réalité visuelle instantanée y contrevenant ;
− le paradoxe se renforce également par l’utilisation du zoom, qui focalise l’at-
tention du spectateur de la même façon que l’accent focal dans la prosodie
linguistique valorise un élément du flux verbal ; quoique l’action projetée soit
anodine, elle ne peut être contournée car les hypothèses matérielles signalent
son rôle clé ; le spectateur est donc sommé de rétablir la cohérence du film
en remotivant le paradoxe. La valeur symbolique du cure-­dent est simulta-
nément l’hypothèse la plus disponible et la plus apte à lier les deux espaces
scéniques ;
− la corrélation discrimine un champ de connaissances restreint, apte à recruter
des hypothèses complémentaires : la « chute du cure-­dent » devient « la chute
de Johnny ». Par analogie, et pour un spectateur moyen de l’espace culturel
judéo-­chrétien, il devient manifeste que la scène annonce la mort du mafioso.
La liste reste ouverte : au niveau ontologique, c’est la femme qui est la cause phy-
sique de la chute du cure-­dent, ce qui est immédiatement ponté analogiquement

10 V. Propp
11 Au cinéma comme dans la littérature, de nombreux auteurs ont usé de la contrariété
de ce ressort cognitif pour tromper ou dérouter le spectateur : deux exemples célèbres
sont Citizen Kane d’Orson Wells et l’Énéide de Virgile, où certaines scènes suivent une
chronologie inversée.
Génération de l’effet et motivation esthétique dans l’activité verbale 257

avec sa trahison. Au niveau pragmatique, la valeur paradoxale de la scène est


renforcée par la contrariété des plans et scripts12 attendus : lorsque quelqu’un fait
tomber un objet, on s’attend naturellement à ce qu’il le ramasse plutôt qu’à ce
qu’il en fasse tomber un autre.

b.╇Le défigement
Le figement est l’une des thématiques majeures des dix à vingt dernières années
en sciences du langage. De manière simplifiée, il y a figement lorsqu’une sé-
quence polylexicale possède un sens conventionnel distinct de son produit com-
positionnel, et défigement lorsque le processus interprétatif réactive totalement
ou partiellement le produit compositionnel.
L’existence parallèle du produit compositionnel et du produit conventionnel
potentialise un jeu de décalage : dans l’utilisation conventionnelle des séquences
figées, le paradoxe est mort-Â�né car le produit compositionnel est écarté d’emblée.
À l’inverse, dès qu’il y a défigement, la polylecture émerge et force l’interprétant
à unifier les différentes branches interprétatives. Au niveau cognitif, le repérage
et l’interprétation du défigement suppose en amont le repérage de la séquence fi-
gée qui se trouve modifiée ; l’analyse du flux textuel rend disponible la séquence
figée par le biais d’un processus de comparaison des structures codantes13.
Nous avons repéré deux exemples de défigement « pictural » : dans le pre-
mier14, l’auteur met en scène dans une planche de bande dessinée un dialogue
entre deux personnages, où l’un signale à l’autre qu’il doit s’acheter une chemise
pour faire bonne figure à un mariage. Paniqué à l’idée de devoir se rendre dans
une boutique de vêtements, le second adopte alors une pose qui réfère implici-
tement au Cri d’E. Munch. Dans le second15, la conformation des personnages

12 Schank et Abelson, Scripts, Plans and Knowledge.


13 Cette caractéristique renseigne sur l’organisation du champ mnémonique chez l’être
humain  : contrairement au fonctionnement du stockage et de l’accès aux connais-
sances dans une mémoire informatique, la mémoire humaine n’a pas besoin de clef
exacte pour accéder à l’information. Par conséquent : a) une clef ressemblante suffit
pour accéder à l’information, ce qui légitime les recherches sur les mécanismes ana-
logiques. b) une même clef est susceptible de mener à plusieurs informations diffé-
rentes. La complexification des effets liés à la résolution des paradoxes et décalages
installés dans la structure formelle du dit tient particulièrement à la capacité qu’à
l’esprit humain de mobiliser naturellement un ensemble cohérent mais diversifié
d’hypothèses.
14 http://www.bouletcorp.com/2011/05/10/le-chic-parisien/
15 http://www.monsieur-le-chien.fr/index.php?planche=479
258 Joël Eline

dans une case renvoie à la composition de la Cène. Dans son versant pictural ou
linguistique, le défigement repose sur la même mécanique cognitive :
− la considération de surface du support déclenche une impression référentielle
reposant sur la présence d’indices propres à sa grammaire expressive : dans les
deux exemples, le changement de style graphique installe la rupture ; dans le
second, la mention d’un indice isotopique (« c’est d’une simplicité biblique »,
réplique d’un personnage) guide sa résolution ;
− une issue référentielle est recherchée par le biais d’un analogue prenant le
support effectif comme index ;
− la mobilisation de l’item pointé démultiplie les hypothèses interprétatives ; dans
le cadre restreint de la figuration narrative, la compositionnalité de la case se
doit de coopérer avec le produit interprétatif du repère culturel qui est réinvesti.
Le défigement est auto-­justifié par la mécanique sur laquelle il repose : le simple
fait de « résoudre l’énigme » posée par l’impression référentielle est perçu po-
sitivement par l’interprétant. C’est une caractéristique à laquelle recourt fré-
quemment la publicité : récemment, une affiche pour un grand site de jeu en
ligne utilisait le slogan « vous aurez vraiment les jetons ». En dehors de la valeur
zeugmée du lexème jeton, la connexion isotopique entre la séquence figée et la
séquence défigée n’est guère instinctive  – d’autant plus que les réclames sont
des formats courts qui ne reposent pas sur un cotexte ou un contexte étoffés. En
d’autres termes, les publicitaires misent sur l’idée que le simple fait de présenter
aux passants un jeu surdéterminatif aura pour conséquence : a) de déclencher un
effet positif b) d’associer durablement en mémoire la perception et la nature de
l’effet à l’objet ou au service dont la promotion est faite.

2. Production de l’effet dans le système linguistique


Le sentiment esthétique repose sur le déclenchement d’une réaction physio-
logique motivée dans les bornes d’une pratique partiellement catégorisée.
Les structures expressives formelles d’un support donné correspondent en
amont à des mécanismes cognitifs génériques, dont la fonction est déterminée
physiologiquement :
− ils permettent le codage effectif de l’information ;
− ils gèrent plus particulièrement la structuration de l’information perçue, le
stockage des connaissances, l’accès à ces dernières, leur projection sur le flux
informatif ;
− ils définissent en creux la réaction du système cognitif lors de la confrontation
à une information nouvelle.
Génération de l’effet et motivation esthétique dans l’activité verbale 259

La production d’effets dans un système expressif particulier repose sur un jeu


entre convention propre au domaine et instanciation d’une rupture, déterminé
au niveau inférieur par une relation entre information nouvelle et information
ancienne. Dans le cas de l’activité verbale, le caractère productif du décalage
est généralement reconnu dans le rapport texte-­contexte. Dans les sections sui-
vantes, nous montrerons que :
− en amont, des effets similaires peuvent être obtenus en contrariant le soubas-
sement ontologique de la langue (la cohérence) ;
− en amont, des effets similaires peuvent être obtenus en contrariant les méca-
nismes génératifs de la langue (la cohésion) ;
− que les jeux installés à ces niveaux anticipent la phase de contextualisation.

2.1. Cohérence
La génération de paradoxes ontologiques anticipe la phase de contextualisation
en bloquant initialement la manipulabilité cognitive du produit compositionnel :
(1) Farid court tant bien que mal jusqu’à la ligne d’arrivée.
(2) L’escargot court jusqu’à la ligne d’arrivée.
À parité de contexte, (1) et (2) ne vont pas tendre vers une issue interprétative de
la même façon : (1) décrit une expérience ontologiquement valide, reposant sur
une structure distributionnelle et sélectionnelle conventionnelle et en amont sur
un réseau isotopique solidaire ; à l’inverse, si (2) repose sur une structure cohé-
sive valide, sa saturation ontologique génère un paradoxe liant une activité hu-
maine à un agent animal. De la sorte, (2) impose à l’interprétant la coopération
préalable entre deux ensembles isotopiques autonomes et anticipe la phase de
contextualisation Le plan linguistique devient le pivot analogique à partir duquel
le contexte est lu : il convient d’y trouver ce qui est analogue au rampement d’un
escargot et à l’achèvement d’une course à pied. Ainsi, contrairement aux ruptures
de pertinence, les décohérences émergent spontanément de l’activité verbale.
Nous avons exposé par ailleurs16 de quelle manière la décohérence joue soit
sur le substrat ontologique dans le système prédicatif de premier ordre, soit sur
les procédures argumentatives ou causales dans le système prédicatif de second
ordre. L’ontologie correspond à l’image empirique du fonctionnement du monde
tel qu’il est fossilisé dans la langue ou versé dans cette dernière par les univers de

16 J. Eline, Rationalité concrète et rationalité abstraite ; J. Eline, Prédicat et inférence, cohé-


sion et cohérence.
260 Joël Eline

croyances des locuteurs. De la sorte, ses repèresn’ont pas le caractère binaire des
mécanismes de cohésion et varient sur un axe allant de l’universel au particulier :
(3) La pierre tombe au sol.
(4)  La pierre monte vers le ciel.
(5) La femme doit être soumise à l’homme.
L’expérience de la gravitation étant universelle, (3) apparaîtra nécessairement
comme spontanément cohérent et (4) comme spontanément décohérent. À l’in-
verse, l’évaluation ontologique de (5) variera en fonction des positionnements
individuels adoptés par ses interprétants. Par ailleurs, les repères ontologiques
sont réagençables dans la pratique considérée : la valeur du paradoxe contenu
dans l’homme s’envola d’un coup de pied variera considérablement selon son lieu
d’existence ; dans un roman fantastique, le cotexte précédent peut avoir rendu
l’énoncé ontologiquement licite dans les bornes de l’univers de discours. D’une
manière générale, le courant de la science-­fiction recompose initialement le
champ ontologique, et conséquemment les unités linguistiques corrélées :
« Il se leva de façon mal assurée, prit deux tasses et deux soucoupes, remplit
les tasses de café. Sucre ? Dit-­il. Crème ?
− Crème, dit Pat qui se tenait toujours debout, nu-­pieds et le buste nu. Il mani-
pula la poignée du réfrigérateur pour en sortir un carton de lait.
− Dix cents, s’il vous plaît, dit le réfrigérateur. Cinq pour ouvrir ma porte et cinq
pour la crème. »
Philip K. Dick, Ubik
La structure ontologique de l’unité lexicale réfrigérateur ne correspond plus uni-
quement à un artefact mais reçoit des propriétés agentives qui s’inscrivent du-
rablement dans le cotexte. La restructuration passe formellement par différents
mécanismes cohésifs :
− extension des restrictions sélectionnelles de prédicats conventionnels ;
− insertion de l’argument réfrigérateur en position agentive ;
− insertion du théâtre prédicatif dans les conventions typographiques du
dialogue.
Tout concourt à la prise en charge immédiate du paradoxe et à sa normalisation
dans l’univers littéraire. Du point de réceptif, il émerge naturellement ; du point
de vue de sa cohérence interne dans l’univers de discours, il est interprété au
même titre qu’un segment du type l’homme dit X.  Aussi, les ruptures opérées
dans le plan de la cohérence génèrent des effets dont la motivation est résolue
notamment par prise en considération du contexte et de la pratique antérieure :
Génération de l’effet et motivation esthétique dans l’activité verbale 261

dans le cadre de la littérature de science-­fiction, les réagencements ontologiques


font partie de l’horizon d’attente du lecteur.

2.2. Cohésion
Les ruptures de cohésion nécessitent, pour leur motivation, d’anticiper la prise
en compte des hypothèses de plus haut niveau :
(6) Regarde la voiture-­serpent qui passe !
En (6), les présupposés liés au passage de l’intension à l’extensité sont les mêmes
que pour un énoncé du type regarde la voiture qui passe ; néanmoins, pour que
le pontage puisse s’effectuer, il est nécessaire en amont de déterminer les condi-
tions du référencement de voiture-­serpent. L’unité en elle-­même rompt la dimen-
sion conventionnelle du lexique mais prend place dans un entour qui établit les
conditions de sa motivation :
− le néologisme respecte les règles de la composition : structure NN, utilisation
du trait d’union, mouvement unilatéral de N1 vers N2 ;
− il s’insère dans un schéma prédicatif qui le catégorise en tant qu’argument, et
sa nature morphologique indique son statut élémentaire ;
− la saisie de l’argument à travers la focale prédicative indique qu’il s’agit d’un
concret.
Ces indices contraignent la lecture du contexte pour recruter un référent satisfai-
sant. La saillance immédiate des décohésions engage la responsabilité de l’émet-
teur, qui gage :
− que la force du viol est justifiée par le surcroît expressif que requiert la des-
cription d’une portion de l’extensité ;
− que celle-­ci est suffisamment saillante pour que la rupture soit remotivée ;
− que la capitalisation de l’opération de remotivation sur le choc physiolo-
gique initial assurera la transmission d’éléments de sens empiriques, que
l’usage conventionnel du système linguistique aurait eu plus de mal à rendre
accessibles.
Nous présentons ci-­dessous quelques exemples attestés de décohésion pour
rendre compte de l’étendue du phénomène :
(7) La confidentialité des arts « expérimentaux » atteste que des pratiques ré-
solument ico(g)noclastes désorientent la plupart des récepteurs.17

17 Note de bas de page n°8.


262 Joël Eline

(8) Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins. Mon péché, mon âme. Lo-­lii-­
ta : le bout de la langue fait trois petits pas le long du palet pour taper, à
trois, contre les dents. Lo. Lii. Ta.18
(9) Pouvoir incroyable. Champ anti-­psi à l’étendue inégalée. Capable virtuelle-
ment de nullifier tout groupe de précogs imaginable.19
(10) Quelle est la différence entre un pigeon ?20
(11) Quel âge avait Rimbaud ?21
Chacun des exemples de la série (7)-­(11) capitalise sur le tort porté aux mé-
canismes génératifs afin de guider précocement la clôture interprétative. Les
exemples (7) et (8) agissent à un niveau sublexical  : en (7), l’insertion du ca-
ractère g respecte les règles de succession des graphèmes et des phonèmes ; le
sémantisme de la paire de parenthèse est respectée, dans la mesure où ses in-
dications permettent de rétablir un signifiant conventionnel (ico(g)noclaste →
iconoclaste) ; en ce sens, elle indique que le sens se compose à partir d’un repère
conventionnel et d’un ensemble sémantique adjoint, et que le signifiant associé
à ce dernier est déductible de icognoclaste. Ces différentes hypothèses forment
un index analogique apte à mobiliser des connaissances complémentaires per-
mettant de surpasser la rupture initiale ; pour rétablir la cohésion de l’énoncé,
l’émetteur joue notamment sur la présence probable dans la mémoire immédiate
du lecteur de la séquence cogn, fréquemment employée dans le cotexte et facteur
morphologique commun d’occurrences telles que cognition, cognitif, etc.
(8) témoigne de quelle manière la prise en charge de l’appareil typographique
et graphémique peut réinsuffler le versant matériel et physique de la langue. Les
impositions rythmiques portées par les marques de ponctuation permettent de
séquencer le flux sonore et de mimer l’acte d’élocution  ; de même, le redou-
blement du i marque la tenue de la voyelle retranscrite par le graphème, l’effet
obtenu étant similaire à la refrappe des caractères fréquente dans l’écriture inter-
net (je t’aimeeee !!!) : par la rupture, l’émetteur choisit la transmission libre du
sentiment plutôt que le recours au déclencheur conventionnel de son intension ;
l’analogie entre expansion du signifiant et intensification est d’ailleurs évidente.
Les différents néologismes présents en (9) (anti-­psi, nullifier, précogs) sont in-
terprétables par une collecte d’indices cohésifs similaire à (12) : reconnaissance
de segments possédant des sémantismes conventionnels (anti, /psi/, /nul/, ifier,

18 V. Nabokov, Lolita.
19 P. K. Dick, Ubik.
20 Coluche.
21 Coluche.
Génération de l’effet et motivation esthétique dans l’activité verbale 263

pré, cog), reconnaissance des mécanismes de combinaison (nullifier = base +


morphème verbal), etc. Rien ne garantit que l’issue du processus interprétatif
sera celle visée initialement par l’auteur : la seule certitude est que ces segments
seront repérés et que les mécanismes qui assurent leur solidarité seront pris en
compte pour leur remotivation.
Enfin, les exemples (10) et (11) attestent que la décohésion ne se cantonne
pas aux unités inférieures au niveau lexical : la troncation de pans de la struc-
ture actancielle (absence d’un actant en (10), d’un cadre circonstanciel en (11))
entraîne mécaniquement une impression d’incomplétude possédant une accoin-
tance naturelle avec l’absurde. La dimension physiologique de l’effet se résout
toujours dans l’équilibre texte-­contexte  : si un examinateur posait la question
(10) à un candidat lors d’une audition, l’interprétation humoristique ne serait
vraisemblablement pas le terminal interprétatif auquel aboutirait ce dernier. Les
effets les plus complexes sont toujours des constructions a posteriori, motivant
les réactions physiologiques en inscrivant la somme des hypothèses cotextuelles
et contextuelles disponibles dans un horizon téléologique.

3. Conclusion
Les différentes strates composant le système de la langue participent tous d’une
manière spécifique à la production conventionnelle du sens. Par corollaire, tout
tort porté à ces repères définit un régime d’expressivité et de remotivation spé-
cifique. L’activité verbale, au même titre que toute activité mettant en jeu les
capacités analytiques de la cognition, repose sur la production de réactions phy-
siologiques et sur la motivation de ces réactions dans un support et une pratique
donnée. Leur agencement formel est déterminé par un ensemble de conventions,
définissant en creux un ensemble de stratégies transgressives aptes à assurer le
maintien et le renouvellement de son expressivité.
La question de la réduction rationaliste du sentiment esthétique reste ouverte :
l’analyse croisée des mécanismes génératifs à l’œuvre dans des supports expres-
sifs différents révèle d’importantes déterminations d’ordre mathématique et un
«  attrait  » de la perception pour les structures codantes, quelque soit leur lieu
d’intervention (c’est ainsi que la géométrie fractale indispensable au sentiment
kalophonique en musique est par exemple observable dans la morphologie des
flocons de neige, et justifie le sentiment de beauté que leur observation peut sus-
citer au delà d’un simple ancrage symbolique et conventionnel)  ; ces constats
doivent cependant être nuancés par le fait que de telles récurrences ne constituent
pas des produits interprétatifs complets, mais seulement des réactions motivées à
un niveau supérieur et susceptibles d’aboutir à des points de chute interprétatifs
264 Joël Eline

différents. L’un des espaces de travail du linguiste réside dans l’étude de ce qui
joue le rôle de déclencheur de réactions de plus bas niveau, participe à la motiva-
tion de l’effet physiologique et aboutit à sa promotion au rang d’effet interprétatif.

4. Bibliographie
Eible-­Eibesfeldt, L’homme programmé : l’inné, facteur déterminant du comporte-
ment humain. Paris : Flammarion, 1992.
Eline, Joël. Rationalité concrète et rationalité abstraite, à paraître dans Mélanges
offerts à Peter Blumenthal.
Eline, Joël. Prédicat et inférence, cohésion et cohérence, à paraître.
Halliday, Michael Alexander Kirkwood & Hasan, Ruqaiya. Cohesion in English.
London : Longman, 1976, 392p.
Lundquist, Lita. La cohérence textuelle. Copenhague : Nyt Nordisk Forlag & Ar-
nold Busck, 1980, 244p.
Molinié, Georges. Éléments de stylistique française. Paris : Presses Universitaires
de France, 1986, 212p.
Monneret, Philippe. Le sens du signifiant : implications linguistiques et cognitives
de la motivation. Paris : Honoré Champion, 2003.
Sperber, Dan & Wilson, Deirdre. La pertinence : communication et cognition. Pa-
ris : Les éditions de Minuit, 1986, 402p.
Van De Velde, Roger. Prolegomena to inferential discourse processing. Philadel-
phie : John Benjamins Publishing Company, 1984, 102p.

Résumé
Si la spécialisation connue par l’ensemble des disciplines scientifiques témoigne
des progrès qui y sont constamment réalisés, elle induit également un cloison-
nement épistémologique qui peut se révéler dangereux. Dans le domaine des
sciences du langage, l’étude des conditions d’existence du sentiment esthétique a
ainsi été largement évacuée par la période post-­structuraliste ; en coopération avec
les travaux menées aussi bien dans le cadre des neurosciences que de la critique
littéraire, nous essayons de montrer de quelle manière le sentiment esthétique
constitue dans le cadre de l’activité verbale une motivation seconde à partir de ré-
actions liées de manière générale au fonctionnement de l’appareil cognitif humain.

Mots clés : Cognition, esthétisme, physiologie, cohésion, cohérence, pertinence.


Génération de l’effet et motivation esthétique dans l’activité verbale 265

Abstract
The observable specialization in all scientific disciplines reflects the advances
that are constantly made. In the same time, it induces an epistemological par-
titioning that can be dangerous. In the field of linguistics, the study of the ge-
neration and motivation of aesthetic feeling has thus been largely removed by
the post-­structuralist period. In cooperation with the work carried out both in
neuroscience and literary criticism, we study the aesthetic feeling in verbal ac-
tivity as second motivation from general reactions related to the functioning of
the human cognitive system.

Keywords: Cognition, aestheticism, physiology, cohesion, coherence, relevance.

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