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GUEB09058809
Travail Final
Black Sunday, Mario Bava, 1960
Après s'être débarrassé de Mussolini et être passé in extremis du côté des vainqueurs, l'Italie
s'est reconstruite et jouit de la croissance économique de l'époque. Les audiences n'ont cessé
d'augmenter, l'industrie a gagné des parts de marché sur les films Hollywoodiens, et même l'arrivée
de la Télévision en cette année de 1960 ne permet pas de faire chuter l'affluence. Le cinéma
d'horreur et du fantastique n'est pas encore reconnus par le public Italien plus familier avec le neo-
réalisme d'après-guerre et la comédie classique. Pourtant aux États-unis le genre est déjà bien assis
et a trouvé ses pionniers. Substituant à la rigidité protestante des films de la Hammer une
décontraction toute méridionale, la violence et la sexualité exposées à l'écran dans un ton beaucoup
plus cru que ce qui se faisait à l'époque, Bava assurera les beaux jours des producteurs Italiens.
S'inspirant d'une nouvelle de Nicolaï Gogol « Vij » il met en scène l'histoire d'une malédiction
ancestrale qui s'abat sur une famille de nobles. Alors que la plupart des films se font maintenant en
couleur, Mario Bava, chef opérateur de formation, opte dans le « Masque du Demon » pour un noir
et blanc très esthétisant afin de profiter des effets d'ombres et de lumière essentiels à l'ambiance
inquiétante du film. Si le film déploie l'imagerie du romantisme gothique (la brume, les ruines, les
arbres morts, les châteaux à l'architecture gothique), ainsi que son architecture en termes de styles, -
les arcs brisés, les arcs boutans - et de matières, c'est bien parce qu'il s'agit de s'inscrire dans les
codes du genre fantastique en vigueur de l'époque. Nous ne sommes pas dans un cinéma moderne,
au sens plein du terme, même si on constate certains éléments de modernisme. Ce qui à pour effet
cette ambiguïté dans le film, qui semble procéder à la fois d'un contenu classique et de formes
esthétiques originales.
En partant du principe que « La marche du démon », de Mario Bava, est un film dit de
« genre », donc à priori tributaire d'une conception classique du cinéma, on cherchera à démontrer
les jeux d'influences de certaines cinématographies plus « modernes », qu'elles lui soient
contemporaines ou antérieures, et ce sur le plan de considérations esthétiques (iconographiques)
comme épistémologiques - sémiotique donc -. Si le film mélange classicisme et modernité, cela en
fait-il pour autant le tenant d'une post-modernité avant l'heure, ou s'agit-il d'un film maniériste ou
baroque (n'est-ce pas là comme chez Bava une forme d'art sur le thème de la décadence) ? Dans l'un
ou l'autre cas, comment cette conception de la réalité et du cinéma s'exprime-t-elle au long du film ?
Il s'agit là d'une perspective philosophique sur l'œuvre étudiée. Dans l'obsessive recherche de la
signification, devant un film qui ne livre pas son rapport à la réalité directement, mais dans une
confrontation entre les différentes figures et formes qu'il met en œuvre, il s'agira de préciser nos
questions en même temps que l'on tente d'y répondre, en nous intéressant successivement à une
série d'opposition : entre l'ombre et la lumière, le cadre et l'espace, et enfin entre la matière et
l'esprit.
Ombres et Lumières, le romantisme gothique
Mario Bava l'affirme lui-même, la direction photo est essentielle à un film d'horreur réussit.
On ne manque pas de remarquer certains jeux de lumières particuliers dans le film. La lumière en
tant que « trucage », tout d'abord ou d'effet spécial, c'est à dire la lumière comme illusion. On pense
à une des scènes à la fin du film où la sorcière Asa aspire l'énergie de la princesse Katia pour revenir
à la vie (mais il lui manquera toujours son corps). En changeant l'orientation des sources
lumineuses, avec un jeu de filtres, Mario Bava fait rajeunir l'une et vieillir l'autre en quelques
minutes sans recourir à un quelconque montage ou morphing. L'illusion fonctionne parfaitement ici,
mais ce n'est pas forcément le cas dans tout le film, (on pense au tonnerre, un projecteur
allumé/éteint rapidement). Plutôt que de proposer un manque de moyens techniques en tant
qu'explication (et ce serait peu fondé puisqu'à l'époque la question ne se posait sûrement pas en ces
termes), on préfèrera supposer un recours à un courant antérieur du cinéma ayant lui aussi
développé des thèmes fantastiques du romantisme et du gothique. L'expressionnisme
cinématographique, dans sa version allemande, allait travailler la dramatisation du noir et blanc afin
d'exprimer des inquiétudes métaphysiques. Il fallait représenter l'omniprésence du mal par
l'intermédiaire de procédés de mise en scène, entre autres l'utilisation d'un « clair-obscur »
découpant des zones d'ombres et de lumières fortement (dé)marquées dans l'image.
On peut s'arrêter ici à « la peinture du Nord » qui avait défini le rendu de la lumière comme
la quintessence de la peinture, et plus particulièrement à Rubens, tel que décrit par H. Wolfflin ;
« Écartant son chemin de la surface et la structure tectonique au bénéfice du mouvement, il ne
rencontre la vie qu'en ce qui est apparemment obscur 1». Vidant l'espace d'une partie de sa
matérialité, on permet une mise en phase expressive sur les parties éclairées (on pense également
aux portraits de Wermeer), ainsi que la projection d'un monde illusoire dans l'obscurité, monde des
possibles où la métamorphose est offerte à l'imagination. Ainsi, chez Bava, la lumière et l'illusion
qu'elle crée fait sens. C'est une lumière étrange, surnaturelle, car elle se comporte d'une façon
irrégulière presque contre-intuitive.
Les Vampires, personnages de l'ombre sont des maîtres dans l'illusion. Leur seule présence
(surtout celle de l'amant d'Asa, Janouvitch) oblige la lumière à changer sa propre nature. Quand
Janouvitch accompagne le professeur Kruvajan dans le château, on ne peut même pas l'apercevoir,
malgré la lanterne qu'il tient à la main, lanterne qui semble flotter toute seule dans le noir. La
lumière et l'ombre semblent parfois animés d'un mouvement propre et il est parfois difficile d'en
deviner la source. Dans le premier tiers du film, alors que le pater familias est allé se couché, il
reçoit la visite de Janouvitch, qui ne vient pas pour ses beaux yeux. Au bout d'un long jeu de
1
- Wölfflin, Heinrich. 1992. Principes fondamentaux de l'histoire de l'art. Paris : Gerard Monfort, Imago Mundi. p.239
travellings et de panoramiques (on reviendra à la construction filmique de l'espace un peu plus
loin), la caméra cadre un espace sombre. La porte s'ouvre soudain, mais derrière c'est le noir total.
Soudain, le visage du vampire apparaît éclairé de profil et en contre-point ce qui à pour effet
d'accentuer les rides et les défauts du visage. On coupe ainsi l'axe de symétrie du visage en mettant
l'emphase sur la laideur de la créature à la lumière. C'est dans cette obscurité que le vampire trouve
sa définition, sa raison première et sa cause finale, comme si c'était l'ombre qui animait le corps, le
précédent de peu, projection du mal premier animant leur inconscient ( Kruvajan tentant
d'approcher la princesse Katia, ou quand Janouvitch agenouillé près d'Asa lui promet de lui amener
le corps de sa descendance c'est d'abord leurs ombres qui sont montrées) . Le monde du « masque
du démon » est sombre, menaçant. Il est voué à la décadence, à la ruine, à ce que l'ombre déborde
de la lumière et l'aspire dans les tréfonds de l'inconscient.
Si dans l'expressionnisme comme dans le cinéma classique la lumière à pour vocation de
signifier, nous avons tenté de démontrer qu'elle n'a pas la même connotation (le classicisme vise à
une lecture maximale de l'image par l'éclairage en trois points ). Le monde ici est illusion. Or dans
ce cas les images ne seraient que des reflets trompeurs, des copies « appauvries », qui ne peuvent
prétendre à être un double du réel, d'entrer en rapport avec lui. Nous allons tenter de réfuter la
logique présentée ici, car elle s'avérerait être fondée, elle nous mènerait droit dans un cul de sac
argumentatif dont il serait bien difficile de se dépêtrer. Dans un film qui mise sur la mise en phase
de la dégénérescence, la décadence, et la laideur esthétisée, on peut d'ores et déjà se rassurer en
citant Nietzsche : « tout ce qui rappelle de près ou de loin la dégénérescence suscite en nous le
jugement « laid ». (...) C'est une haine qui surgit – qui donc l'homme hait-il à ce point ? Il n'y a à
cela aucun doute : c'est la déchéance de son propre type. Sa haine surgit du plus profond instinct de
l'espèce : dans cette haine il y a de l'horreur, de l'appréhension, de la profondeur, de la
clairvoyance – c'est bien la plus profonde haine qui soit. C'est par elle que l'art est profond.2 ». Les
vampires du films ne sont-ils pas ces créatures de haine ? Asa sommant le jeune premier de le
rejoindre dans les ténèbres ne lui demandera-t-elle pas si il ressent « la joie et la beauté de pouvoir
haïr »? Reste à creuser.
2
- Nietzsche, Friedrich. 1907 « Divagations d'un inactuel » dans Le crépuscule des idôles. Trad Albert, Henry. Paris : Flammarion. §20.
autant que cette confiance tue le sentiment de réalité »3. Autrement dit, si nous pouvons opérer la
distinction entre la « pensée rationnelle » empirique et la « pensée imaginaire », elles n'existent
pourtant pas séparément, la réalité ayant toujours besoin de l'imagination pour prendre forme dans
la conscience (les empiristes, Bacon et Hume en tête, remarquaient que nos idées dérivent de nos
perceptions et sont copiées de ces mêmes perceptions par l'imagination). Inversement, l'imaginaire
ne peut jamais se concevoir sans la réalité dont elle s'abreuve, ne serait-ce que parce qu'elle lui
fournit les formes esthétiques nécessaires pour la création d'images nouvelles. Or le cinéma permet
cette combinaison de figures et de formes en un tout nouveau, une création d'espace, plus vive que
dans notre imagination.
On remarquera d'abord, dans « Le masque du démon », la récurrence de certaines figures. La
branche, le feu ainsi que le dragon. L'omniprésence de branches d'arbres mortes devant le cadre
(pour les plans en extérieur) ne passe pas inaperçue. Comme si la caméra, soustraite à l'action,
l'observait sans vouloir intervenir. Parfois mobile, parfois statique, ces bouts de bois effilés tracent
des lignes irrégulières et serpentent le long du cadre. En quand il n'y a pas dans le plan, on nous
ressert un insert de branche, histoire de rappeler, sommes toutes, qu'elles ne sont pas très loin. Un
plan significatif dans un des jardins du château, prend même le temps d'effectuer un panoramique le
long d'un tronc d'arbre tordu et noueux. Ensuite, aux vues de l'obscurité de l'image, des sources
lumineuses sont souvent présentes à l'écran. Outre la présence significative du démon (la
vampirisation de la lumière par les créatures de la nuit, on brûle la sorcière sur un bucher) leur
omniprésence marque le mouvement ondulatoire, le crépitement, la désintégration de la matière
(alors que le père de la famille est jeté dans le feu, son visage se liquéfie). Enfin le dragon, le
serpent ailé symbole de la famille, ou formant un S sur la tunique de Janovitch ou encore, présent
dans plusieurs plans (notamment un plan dans le château qui revient plusieurs fois, où l'on observe
les personnages au travers d'une toile d'araignée, posée entre un dragon et l'excroissance d'un pilier).
La récurrence d'une, et parfois de plusieurs, de ces figures ne peut manquer de faire penser à la
« figura serpentinata », la marque stylistique de l'esthétique maniériste. Ce « courant » de l'art
pictural qui prolonge le romantisme, marqué par des grands noms de la peinture comme Michel-
Ange ou Raphaël, utilise une image troublée et assombrie (on peut faire un parallèle avec le réveil
de la princesse où elle aperçoit le visage du docteur dans un halo flou). La figura serpentinata,
anime, met en mouvement la composition. C'est la dynamique et la fluidité qui l'emporte sur la
cohésion de l'anatomie des corps. C'est un « oxymoron visuel multiplié par deux, par trois 4». En
créant une contradiction visuelle, en réalisant la synthèse spatiale d'une série d'oppositions, on crée
la sensation que la figure est en train de bouger, on lui « donne grâce ».
3
- Morin, Edgar. 2003. Le cinéma ou l'homme imaginaire. Paris : Editions de Minuit. p.XII
4
- Berenguer, Ester Amenos. Octobre 2009. Le maniérisme en Europe. En ligne. Apparences <http://www.aparences.net/index.html>
Pourtant, cette définition reste assez limitée dans le cadre du cinéma et de ce film en
particulier. Certes il utilise cette figure dans la composition esthétique en donnant l'impression que
ces objets inanimés possèdent une vie - on reviendra sur cette question particulière dans la dernière
partie de notre argumentation. Le feu possède d'ailleurs déjà cette vitalité, par sa nature même, qu'il
insuffle aux deux autres figures (on pense à la princesse qui regarde le tableau de son aïeule en
disant « c'est comme une flamme qui ne peut pas s'enfuir »). Mais la figura serpentina trouve ses
mécanismes impliqués à des niveaux spécifiquement filmiques, à savoir dans les mouvements et les
angles de la caméra. On retrouve une certaine idée de la déformation des corps, de leur
désagrégation dans la lumière telle que nous avons tenté de la décrire auparavant, dans la façon dont
elle découpe l'espace.
Le film procède d'une description de l'espace particulière. Par des mouvements combinés de
zooms, de panoramiques et de travellings, on nous dévoile les relations des personnages, les
intrications d'un espace sans que cela soit évoqué dans les dialogues. On pense au plan ou l'on
découvre la famille Vajda dans un travelling « en forme de S ». On cadre d'abord Katia profil
gauche, puis la caméra effectue un pan-travelling vers la gauche, en cadrant d'abord le frère et la
sœur, ensuite le frère et le père (on remonte la généalogie, vers l'origine), puis elle cadre le père
profil gauche avant d'effectuer une rotation qui permet de cadrer le père, le frère, et la fille. On
comprend le rôle du travelling: nous dévoiler un espace, le château familial, en nous donnant à voir
la lignée Vajda (comme le remarquait Jean-Louis Leutrat la présence du dragon sur le torse de
Janovitch permet de déduire une relation incestueuse avec l'ancêtre Asa). On remarque dans le film
un grand usage de ces travellings et panoramiques, qui nous présentent les relations entres les
personnages, les objets, entre personnages et objets : lorsque le professeur Kruvajan et son assistant
découvrent le tombeau, on les suit descendant l'escalier, puis ils s'arrêtent. La caméra effectue un
tour complet sur elle-même et les recadre. On aperçoit ensuite le tombeau de la sorcière. De
nouveau en face des deux hommes, un traveling rassemble les deux éléments (les hommes et le
tombeau) dans un même espace. Un panoramique, à partir du caveau, jusqu'à une obscure cheminée
où sont disposés des ossements humain, crée une nouvelle tension significative dû au
rapprochement des deux objets.
Parfois, il s'agit même d'unir plusieurs espaces entres eux, par exemple l'espace de l'auberge
et du cimetière, dans un travelling dans la première partie du film : on suit une fillette, à travers les
bois, chargé de traire une vache. Alors qu'elle arrive à destination la caméra change d'axe pour se
placer dans son dos, présentant côtes à côtes le cimetière et l'étable. On suit ensuite les
protagonistes de la crypte au château ( ici le montage est plus présent, marquant la segmentation de
cet espace, mais possède une certaine logique continue). Ainsi, à ces plans-séquences on peut
opposer l'utilisation d'un montage rapide et saccadé, qui « surgis », matérialisant la menace latente
qui plane sur les personnages. C'est généralement lorsque la scène tourne autour de la frayeur, d'une
manière ou d'une autre, que le montage s'accélère. On pense à la scène où Janovitch sort de terre (on
utilise des raccords dans l'axe).
Si le monde est segmenté, il n'en possède pas moins une certaine continuité, non pas logique
mais sensitive. On peut y voir ici un jeu d'opposition, un oxymore autant spatial que temporel, une
altération d'un rythme naturel où le temps des personnages et le temps des spectateurs se
confondent, acquérant une certaine valeur ontologique de vérité. Car plutôt que d'une opposition
entre ces deux modes (montage et plan-séquence), on préférera parler d'une continuité, d'une
contamination. Pour preuve, avant que le vampire ne rentre dans la chambre du père Vajda pour lui
régler son compte, une série de panoramiques balayant la pièce dans des directions opposées
annonce la prochaine accélération du rythme, et l'apparition de la créature. Et que dire de ces
« effets » de cadre présents dans tous les jeux de caméras décrits plus tôt ? C'est ainsi que l'espace
du monde diégétique et l'espace du monde de la réception, se confondent dans l'esprit du spectateur.
Les ténèbres, qui avaient divisées l'espace, désintègrent ce rythme naturel, par pulsation, par
accélération, en le ramenant dans ses limites perceptives dont on nous fait prendre conscience.
A ce point de notre argumentation, il nous paraît intéressant de faire intervenir la conception
de l' « effet-montage », tel que développée par Jean Mitry, à partir de la « double nature du
cadrage», (cadre ou cache) qui tend d'un côté à enfermer les images dans une composition
esthétique et de l'autre à rendre possible pour les objets, ainsi composés, d'évoluer temporellement,
comme s'ils étaient « infinis » (Kracauer) « prolongés indéfiniment dans le temps » (Bazin)5. Le
film ne livre pas son sens dans un rapport direct au monde réel, mais agit plutôt comme le résultat
d'une synthèse. Il en résulte la perception d'une continuité dynamique projetant sur les images du
films une signification symbolique d'un ordre nouveau. Bien qu'il ne renie pas complètement l'idée
d'une réalité absolue si chère à Bazin – un faisceau d'énergies et de vibrations – celle-ci reste
toujours limitée à l'appareil perceptif humain, une structure permettant de traduire ces
« potentialités pures » en des objets distincts et reconnaissables dans le monde.
Dans cette perspective Hégelienne, la valeur suprême de l'art serait en fait une médiation
entre l'homme lié à sa condition et sa propre impuissance provoquée par le sentiment de
« disharmonie » avec l'univers. Afin de contrôler cet insaisissable présent, il élabore des outils et
des techniques de manière à en posséder un « simulacre ». L'art, comme la religion, répondrait à ce
besoin de se sentir chez-lui dans le monde par la production d'images destinées à rassurer l'homme
sur le pouvoir qu'il exerce sur ce dernier, et ceci en s'intensifiant depuis la mort de Dieu dont parlait
Nietzsche. Dans ce sens « il n'y a aucune vérité absolue dans l'art, aucune réalité absolue, et pas
5
- Lewis, Brian. 1981. Jean Mitry and the Aesthetics of the cinema. Michigan : UMI Research Presse. p.16
plus au cinéma que dans les autres arts6». Reste simplement la vérité subjective de l'auteur, comme
puissance de création.
Ce qui affirme notre hypothèse de départ et nous éloignant des considérations intellectuelles
du maniérisme(références obscures et pas forcément cohérentes par l'art de la citation) pour nous
amener aux considérations viscérales visant l'idée d'absurdité du monde propre au Baroque. En se
définissant comme un art de l'ornement, il emploie une iconographie directe, simple, évidente et
dramatique. On tentera à présent de développer cette idée de la caméra enfermée dans sa puissance
subjective qui interprète le monde qu'elle voit, une entité qui n'est ni le regard d'un personnage, ni
celui de l'auteur. On pourra peut-être ainsi dépasser la considération phénoménologique pour
retrouver une nouvelle vérité dans l'œuvre, la vérité substantielle de l'étendue et des corps qui la
perçoivent.
Puisque nous venons de proposer une réponse à notre argumentation, nous allons surtout
tenter de la synthétiser afin d'en faire ressortir la structure. Nous avons tout d'abord tentés de décrire
ce « monde d'illusion », un deuxième monde à opposer au monde de lumière, et donc de la vision.
Si le cinéma permet la combinaisons des formes et des figures en un « tout » nouveau, comme cela
fut le cas dans l'art pictural, ce tout étant l'illusion d'un monde où tout fait sens, il s'agissait de
préciser la nature de ces figures et de ces formes. La première figure que nous avons analysés, la
« figura serpentinata », réalisant la synthèse spatiale d'une série d'opposition à pour effet d'animer
les objets, mais en contrepartie éloigne la position du spectateur de l'action en tant que telle. On à
également remarqué la récurrence de cette figure dans la forme du film elle-même. En creusant un
peu nos exemples, on s'est rendu compte que les mouvements de caméras, unissant les personnages
et les objets créent une synthèse spatiale (elle lie les lieux du film de manière continue), alors que
« l'opposition » entre les plans-séquences et un montage plus nerveux crée par débordements une
temporalité homogène, un suite d'impressions selon une perception subjective (celle de l'auteur, ou
plutôt celle du « méga-narrateur »). Ce qui est d'autant plus singulier que le film effectue une élipse
de 200 ans dans le temps.
Dans l'optique de préciser notre idée, on se sera alors appuyé sur la théorie de l' « effet-
montage » de Jean Mitry, au niveau de ses implication philosophiques de la phénoménologie, qui
justement tend à voir tous films (figuratif et narratif) comme cette résultat d'une synthèse
dynamique entre les idées d'espace et de temps. Il s'agit dès lors d'envisager le cinéma comme
tributaire d'une conscience subjective, elle même limitée à cette subjectivité, à son « esprit ». Or
nous avons remarqués que si une conscience subjective s'exprime dans le monde diégétique, il
fallait tenter de mettre à jour les mécanismes qui la dirige, et la façon dont ils influencent les figures
du film (ce qui doit nécessairement mener à une appréciation de la vision du monde exprimée). En
nous aidant de la notion de « regard vampire », on à décrit l'enfermement des personnages face à
eux même, aussi bien mentalement que physiquement.
Si le monde est déchiré par le manichéisme, et donc qu'il fait sens (opposition révélée par la
lumière), les comportements particuliers eux, semblent parfois difficiles à comprendre, comme s'il
nous manquait une vision globale de ce monde (ce que, d'une manière ou d'une autre, on n'atteint
jamais vraiment). C'est en inversant le sens, en accordant au monde réel une signification qu'il n'a
pas, puisque monde réel et fantastique sont confondus, que l'on peut mettre en évidence l'absurdité
des manières de chacun d'exister dans ce monde, véritables instruments aux services de forces qui
les dépassent. Il s'agit là d'un effet de miroir d'autant plus saisissant qu'il ne nous apparaît pas tout
de suite. Cette instrumentalisation, ce glissement des sujets vers le rôle d'objets sans volontés
propres (annihilées par le regard du vampire, une volonté supérieur) et des artefacts qui acquièrent
le mouvement et l'idée, (c'est à dire que d'objets il deviennent sujets), nous permet de mettre à jour
un nouveau rapport signifiant : si on enlève à l'homme son « idée », le libre arbitre, la possibilité de
faire un choix qui en fait un être moral, il ne reste que le corps.
Par la sensation de toucher qu'on stimule tout au long du film, de manière répulsive, dans
l'esprit du spectateur – et cela à grandement joué dans la réputation de ce film – on aboutit à l'idée
que la perception subjective n'est plus intellectualisée selon la conception phénoménologique, mais
que c'est bien le corps comme entité perceptive, qui est à l'origine de ce monde. L'idée vient ensuite,
dans un second temps, mais déjà le rapport est faussé, la réalité n'est plus qu'une image. La
meilleure façon d'appréhender un objet n'est-ce pas par le touché, qui prend conscience de l'étendue,
plutôt que par la vue qui peut seulement la déduire ? En ce sens il s'agit d'un monde diégétique
« organique », orienté selon une conception philosophique de la nature au 17e siècle, reprise par
Gilles Deleuze. Conception selon laquelle l'art baroque ne renvoie pas à quelques caractéristiques
essentielles d'une époque, étant trans-historique, mais « à une fonction opératoire » par lequel
l'élan de la vie va en se diversifiant en genres, espèces et individus, celle de « l'un [qui] se
désagrège dans l'océan du multiple » dépliant un monde de formes variées, à partir d'une même
texture matricielle qui, ainsi, s'infléchit, se ramifie, et prolifère dans une sorte de joie cosmique 12» .
Bien sûr chez Mario Bava, on est bien plus dans la peur, et la haine qu'elle engendre, que dans la
joie. Car si le baroque peut se définir par ses caractéristiques esthétiques et formelles, il lui faut
aussi qu'il soit garant de l'« idée », inhérente à la condition humaine (et donc universelle, ce qui lui
permet de traverser les âges), de l'incompréhension du monde qui entoure l'être et l'oppresse chaque
jour.
1
2 - L'atelier d'esthétique. Opp. Cit. p. 198
Bibliographie
L'atelier d'esthétique. 2002. Esthétique et philosophie de l'art : repères historiques et
thématiques. Bruxelle : De Boeck Université.
Leutrat, Jean-Louis. 1994. « Le Regard Vampire ». Dans Leutrat, Jean-Louis (dir) Mario Bava,
p.41-48. Liège : Éditions du CEFAL.
Wölfflin, Heinrich. 1992. Principes fondamentaux de l'histoire de l'art. Paris : Gerard Monfort,
Imago Mundi.