You are on page 1of 26

Le Soufisme au quotidien Si l"'islamisme radical" est bien là, en effet, suprême, lequel, en dépit de son titre, n'est

et s'il occupe bruyamment le devant de la qu'une instance de contrôle créée par décret
Confréries d’Egypte scène, il ne pèse sans doute pas, et de et chargée en quelque sorte -disons-le sans
au XXe siècle beaucoup, aussi lourd qu'on le pense. Les sourire -d ' administrer la mystique. Ce
formes traditionnelles de sociabilité Conseil, rarement suspect d'indocilité au
Rachidah Chich religieuse, celles qu'incarnent en particulier pouvoir, régente environ soixante-dix
les turuq (confréries), témoignent face à tous confréries dont le règlement intérieur et la
les assauts d'une surprenante résilience. C'est structure hiérarchique sont soumis à son
un des mérites de Rachida Chih de le approbation. Mais beaucoup d'autres se
PRÉFACE montrer, dans le cas de l'Egypte, à partir passent de son label et ne revendiquent
d'exemples très localisés mais sans jamais d'autre légitimité que celle que leur confèrent
Contresigné par des experts -sociologues, perdre de vue des horizons plus larges. Son leur "chaîne initiatique" et le charisme de
anthropologues, politologues -, le certificat livre est le fruit d'une recherche patiente et leur shaykh. Elles tentent rarement la
de décès du soufisme suscita naguère méthodique d'autant plus méritoire qu'elle a curiosité des chercheurs qui leur préfèrent
quelques nécrologies prématurées. Tout au été conduite dans des conditions matérielles des confréries dotées d'un organigramme
plus des observateurs prudents remarquaient- précaires et malgré une conjoncture qui précis et d'archives dûment classées. J'ai
ils que le malade bougeait encore, sans semblait laisser peu de chances de succès à mentionné les assauts qui visent, tantôt à
douter cependant de sa mort prochaine: une enquête de terrain menée par une l'éradication du soufisme, tantôt à sa dilution
refuges d'analphabètes superstitieux, les femme1. dans un piétisme bien tempéré. Les
confréries étaient parvenues au stade adversaires sont multiples: partisans d'une
terminal de leur déclin. Le monde moderne L'importance de cette contribution à laïcité agressive, fondamentalistes,
exigeait un autre islam que celui-là ; et peut- l'étude du soufisme contemporain tient réformistes... Les publications wahhabites,
être même pourrait-il avantageusement faire d'abord au choix qu'a fait son auteur de dont l'argumentaire inspire souvent celui
assez vite l'économie de toute espèce d'islam. s'intéresser à des confréries qui, si elles d'autres courants, sont spécialement
rayonnent aussi en milieu urbain, ont de virulentes. Dans un ouvrage paru à Riyad en
La montée en puissance, du Maghreb à profondes racines rurales et sont dépourvues 1991 et titré Les Infamies des soufis, on lit
l'Asie centrale, de mouvements de statut officiel. Aucune d ' entre elles n ' est par exemple: "Sache que le soufisme est une
fondamentalistes n'était pas prévue dans ce inscrite sur les tablettes du Conseil soufi mer d'immondices, que les soufis ont
schéma. Si elle a dissipé certaines illusions, rassemblé [dans leurs doctrines] toutes les
elle en a généré une autre selon laquelle les
1
Parmi les travaux récents consacrés à la vie espèces de pensées impies ( ...) toutes les
sociétés musulmanes seraient aujourd'hui religieuse en Egypte, ceux qui m'apparaissent les plus superstitions ( ...) toutes les inspirations
substantiels sont d'ailleurs dus à des femmes. Il s'agit,
dominées, ou en voie de l'être, par ces sataniques2. " Les maîtres des confréries sont
outre celui de Rachida Chih, des ouvrages de
courants intégristes -d'obédiences d'ailleurs Catherine Mayeur- Jaouen (AI-Sayyid al-Badawî, Le
très diverses. Or la réalité n'est pas si simple. Caire, 1994) et de Valerie Hoffman (Sufism, Mystics 2
'Abd al-Rahmân 'Abd al-Khâiq,Fadâ'ih al-Sûfiyya, 2-
and Saints in Modern Egypt, Columbia, So Co, 1996). édition, p. 4647. A côté de cette littérature destinée à

1
systématiquement présentés dans ces écrits grossières caricatures dont les adversaires du
polémiques comme des imposteurs d'une soufisme font un grand usage. Dans cette Haute-Egypte où elle a mené
ignorance crasse qui abusent de la crédulité ses recherches, Rachida Chih a découvert un
de disciples naïfs et leur imposent des Rachida Chih a su exploiter une espace confrérique plus encombré qu'elle ne
pratiques contraires à la Loi sacrée comme importante documentation écrite sans le pensait au départ. Les trois groupes qu'elle
au simple bon sens. Et, certes, il y eut, à négliger, à côté de sources plus prestigieuses, a étudiés se sont révélés n'être que des
toutes les époques de l'histoire, et il y a toute une littérature de second rayon peu acteurs parmi d'autres. L'Egypte, d'autre part,
toujours aujourd'hui des faux dévots, des originale mais fort instructive. Ces brochures ne se limite pas au Sa'îd : la vie religieuse
charlatans, des pseudo maîtres incultes: quel mal imprimées, simples manuels destinés dans le delta présente, d'évidence, des traits
historien le nierait ? Mais les soufis aux murîds de base, permettent de mesurer distinctifs. Reste que, comme toute
authentiques n'ont cessé depuis des siècles de ce qui, des thèmes et du vocabulaire monographie sérieuse, celle-ci, au-delà du
les dénoncer, de mettre en garde contre leur technique de l'enseignement spirituel biotope restreint qu'elle scrute avec minutie,
cupidité, d'exposer leurs fraudes. Et c'est ce traditionnel, se diffuse dans un milieu où les conduit à des réflexions d'une portée plus
que font aussi, avec énergie, les personnages lettrés sont peu nombreux. Mais, bien générale. Elle confirme la nécessité de
que décrit ici Rachida Chih. De surcroît, les qu'historienne de formation, Rachida Chih renoncer à la thèse réductrice, battue en
fondateurs des trois branches de la confrérie n'a pas travaillé que sur des textes. Elle est brèche mais toujours défendue par des
Khalwatiyya, objets de son étude, ne sont pas aussi un observateur attentif et chaleureux, auteurs musulmans et par certains
seulement, malgré leurs fortes attaches portant sur le microcosme sa'îdien un regard orientalistes, qui oppose un islam "savant" et
villageoises, de pieux notables rustiques: ce critique mais sans condescendance. Servie un islam "populaire", le premier étant seul
sont des hommes de savoir et il en va de par d'excellentes qualifications linguistiques, réputé orthodoxe. Elle démontre aussi, après
même de leurs successeurs et de leurs son écoute des maîtres et des disciples d'autres, l'inanité des travaux qui, projetant
principaux disciples. La plupart ont suivi, à témoigne autant de scrupule scientifique que sur les turuq des fantasmes suggérés par des
Al-Azhar, le cursus des études universitaires. de respect des individus rencontrés. En lisant obsession maçonniques, leur supposait une
Ils possèdent et ils enseignent la science de la ces pages on voit vivre dans la sâha organisation pyramidale dont les supérieurs,
Loi (sharî'a) et la science de la Voie (tarîqa). (résidence du shaykh et lieu de réunion) les connus ou inconnus, seraient capables de
Le shaykh Dûmî est capable de donner une cercles concentriques des "enfants du shaykh mobiliser d'un mot leur fanatisme. La réalité
instruction en exégèse (tafsîr), en droit ", on observe ce dernier dans ses divers rôles: est fort différente: un phénomène de
musulman (fiqh), comme d'introduire ses l’exercice de son magistère spirituel, de sa scissiparité engendre indéfiniment des
auditeurs à la doctrine ésotérique d'Ibn ' fonction enseignante et de son statut arbitral. segments autonomes. Une tarîqa n'est pas un
Arabî. Nous sommes là très loin des Car c’est à lui que l' on recourt pour résoudre "ordre". Pour les disciples stricto sensu
les conflits, mettre fin aux vendettas, comme pour les muhibbîn, les sympathisants,
un public populaire, les presses saoudiennes publient
trancher des litiges -y compris, comme on le l'appartenance à la Khalwatiyya n'est pas
des ouvrages à l'intention de lecteurs plus cultivés et
notamment une collection d'"études sur le soufisme" constate à propos du shaykh Tayyib, vraiment significative. Les trois confréries
(Dirâsât 'an al-tasawumj) qui compte déjà plusieurs lorsqu'ils opposent deux chrétiens. observées ont certes un patrimoine commun
titres dont chacun est consacré à une confrérie.

2
et savent qu'elles constituent des rameaux islamiques et de leur portée intérieure. Le
d'un même tronc. Mais cette relation de MICHEL CHODKIEWICZ soufisme est une recherche de la proximité,
parenté est moins ressentie que la relation de Directeur d'études à l’école des hautes études en de l'union à Dieu. Rares, affirment les soufis
chacun avec son maître: "La tarîqa c'est le sciences sociales aujourd'hui, sont ceux dont l'âme est
shaykh." On comprend mieux, dès lors, le parvenue à un tel degré de perfection qu'ils
caractère critique des moments où l'on doit se sont approchés de Dieu et font désormais
pourvoir à la succession d'un maître décédé. partie de Ses élus. Ils bénéficient à travers
La régularité de la transmission initiatique, AVANT-PROPOS cette proximité d'un influx spirituel qui leur
condition nécessaire pour la désignation d'un confère des pouvoirs surnaturels. Leurs actes
nouveau shaykh, n'est pas suffisante pour Aujourd'hui, en Egypte, les soufis sont directement inspirés par Dieu: ils
assurer à celui-ci une autorité égale à celle du continuent, comme par le passé, à rédiger des deviennent, pour leurs disciples et fidèles,
précédent -le cas des shaykh-sTayyib de manuels destinés à l'usage de leurs disciples. une source de grâce, l'objet de toutes les
Gourna est à cet égard exemplaire. Rachida Ces manuels ne sont pas accessibles au grand prières et de tous les espoirs, une protection
Chih a très bien perçu aussi un trait récurrent public ; ils ne circulent qu'à l'intérieur des dans ce monde ici-bas et dans l’au-delà.
du soufisme contemporain: l'ambiguïté confréries. Ils transmettent, de manière
délibérée du1angage de la plupart des globale et simplifiée, un enseignement Le soufisme est transmis dès les premiers
maîtres spirituels d 'aujourd 'hui, qui vise à élaboré par les maîtres du soufisme de siècles de l'islam par de petits groupes de
prévenir les critiques fondamentalistes ou l'époque médiévale et moderne. Dans ces mystiques qui se définissent eux- mêmes
réformistes. Ce mimétisme verbal, qui affadit ouvrages, le terme "soufisme" –tasawwuf en comme une élite. A une période que les
le message du soufisme, n'est pas sans arabe -est défini comme un enseignement historiens situent au XIIe siècle, il prend de
danger pour l'intégrité du turâth, l"'héritage", initiatique, une progression spirituelle qui nouvelles formes et s'organise à l'intérieur
ce dépôt de sainteté que de longues lignées d' comporte différentes étapes de purification des tarîqa. La tarîqa, la voie soufie, désigne
"amis de Dieu " ( awliyâ) ont légué à leurs de l'âme. Quand l'âme du croyant a atteint la aussi l'ensemble des personnes qui suivent
descendants. Ceux qui en ont présentement la dernière étape de la voie mystique, qui est cette voie sous la direction d'un maître. Les
charge, en ce quinzième siècle de l'islam, celle de la perfection, elle reçoit l'ouverture tarîqa codifient en règles l'enseignement, la
doivent assumer une tâche redoutable : les spirituelle et accède à la connaissance des tradition mystique qu'elles ont héritée des
précautions tactiques devront souvent être réalités divines: elle est parvenue à soulever grands maîtres. Cet enseignement porte
sacrifiées au devoir de vigilance. C'est de le voile qui lui cachait la vision directe de moins sur la doctrine que sur les principes de
confréries comme celles si bien décrites ici, Dieu et a réalisé l'unité divine. Les soufis la voie et les règles concernant les pratiques
peu soucieuses de reconnaissance officielle prônent un autre mode de connaissance, non initiatiques. Il se transmet à l'intérieur de
et des prébendes qui leur sont attachées, par la lecture des livres et l'étude, mais par lignages spirituels, de maître à disciple, selon
réservées dans leurs rapports avec les inspiration et dévoilement. une chaîne de transmission initiatique
puissants du jour, qu'on peut espérer cette Ils se considèrent comme les véritables remontant au fondateur de la voie qui l'a lui-
fidélité intransigeante a l’essentiel. savants en sciences religieuses car ils ont une même héritée du Prophète. A l'intérieur des
connaissance du sens extérieur des sciences

3
tarîqa, le soufisme devient une expérience mausolée lors de sa fête anniversaire mêmes pratiques spirituelles. Les cheikhs se
collective: l'éducation spirituelle se fait à (mawlid) se modèlent sur celles en l'honneur réfèrent tous aux écrits des maîtres khalwatî
travers la fraternité et le compagnonnage. du Prophète et des membres de sa famille. du passé. En tant que lettrés, ils mettent peu
L'influx du cheikh se transmet lors des en avant leur affiliation confrérique car ils
réunions au cours desquelles les soufis Les tarîqa deviennent des lieux de considèrent que la voie des soufis est une. Ils
préparent leur coeur à recevoir la lumière sociabilité et d'intégration sociale: l'intérêt regrettent le sectarisme qui règne au sein des
divine par la pratique du dhikr (mention porté par les souverains au soufisme, pour tarîqa et exècrent celles qui arborent leurs
répétitive des Noms de Dieu). des raisons de conviction personnelle ou couleurs lors des processions.
pour canaliser à leur profit les flots de
L’entrée dans la voie est un pacte passé dévotion populaire suscités par les cheikhs, Pourtant, les branches de la Khalwatiyya
entre le maître et l’aspirant: ce dernier se a, certes, fortement contribué à ces n'ont aucun lien entre elles, elles sont
place sous la direction du maître, désormais transformations. indépendantes, voire rivales, alors qu'elles se
responsable de sa formation initiatique. Il réclament de la même source initiatique. Le
partage sa compagnie et se met à son service Comment traduire tarîqa en français ? maître interdit au disciple de participer aux
pendant plusieurs années. Le disciple qui a Confrérie, voie ou ordre ? Le terme importe séances d'une branche rivale, même si
suivi toutes les étapes de la progression peu si le chercheur prend d’emblée la l'enseignement y est identique, au risque de
spirituelle reçoit de son maître l'autorisation, précaution de décrire l'objet, de montrer briser le pacte conclu avec lui. Pour se
à son tour, d'affilier et d'initier des novices. Il comment il fonctionne et s'étend dans distinguer entre elles, elles font suivre le nom
devient son héritier spirituel et peut créer sa l'espace. Les tarîqa ont une tendance de la tarîqa de celui du fondateur de la
propre branche puisqu'il appartient à une particulière à la subdivision; c’est ainsi branche. Toutes les tarîqa en Egypte
chaîne de transmission authentifiée. Un qu’elles ont pu se propager dans une grande aujourd'hui sont des branches, plus ou moins
cheikh peut transmettre la voie à plusieurs partie du monde musulman. La question est autonomes, des grandes voies fondées à
héritiers, spirituels ou héréditaires, et son de savoir si ces branches constituent des l'époque
enseignement donner naissance à plus d'une groupes indépendants : sans aucun lien entre médiévale. On comprend, dès lors,
nouvelle branche. - Ces scissions ont eux, deviennent des voies à part entière, ou l'inadéquation du terme "ordre" quand on
contribué au développement et à la diffusion restent des ramifications d'une même tarîqa. parle de la tarîqa, car il nous renvoie l'image
des voies dans le monde musulman. La réponse ne peut être apportée qu'en d'institutions structurées, organisées et
étudiant ces institutions au cas par cas. Ainsi, hiérarchisées, avec leurs membres, leurs
A l'intérieur des tarîqa, la vénération les branches de la Khalwatiyya, qui font ressources et une maison mère qui, sur le
portée au cheikh et à son héritier facilite l'objet de cette étude, constituent une voie terrain, gère ses différentes branches ou
l'essor du culte des saints. A la mort du homogène: elles suivent le même filiales. Les membres ne sont liés entre eux
cheikh, ses fidèles lui construisent un enseignement, leurs cheikhs respectifs ayant que par une généalogie spirituelle et une voie
tombeau qui fait l’objet de visites pieuses. même parfois été frères dans la voie, et ont initiatique commune car, en fait,
Les festivités organisées autour de son en commun les mêmes rites d'initiation et les l'appartenance à telle voie importe peu pour

4
eux: seul compte le cheikh avec qui ils liens directs entre le maître et ses disciples à Depuis le XVIIIe siècle, la Khalwatiyya
établissent des liens directs et personnels. qui il transmet un enseignement ou un simple s'est répandue partout sur le territoire
Une minorité de disciples suit les étapes de la influx spirituel; c'est aussi une structure égyptien. Sa grande diffusion rendait
progression mystique, la majorité se concentrique qui repose sur son rayonnement impossible une étude d'ensemble. Nous
contentant d'assister aux réunions social. La confrérie est un lieu d'hospitalité et avons limité notre recherche à quelques
hebdomadaires de la tarîqa ; ils ont souvent d'intégration sociale. Les cheikhs de la branches de cette confrérie dans une région,
une connaissance réduite du soufisme et Khalwatiyya sont à la fois des maîtres la Haute-Egypte, qui revêt, cependant, une
certains même ne sont pas affiliés à la voie. spirituels, transmetteurs de la baraka, et des certaine unité géographique et historique.
Il leur suffit d'être de simples sympathisants, notables à la tête d'une institution qui joue un Nous avons plus précisément étudié la
soit parce qu'ils ne se sentent pas prêts à rôle de redistribution économique au niveau carrière et les itinéraires spirituels de soufis
s'affilier à la voie, soit parce qu'ils sont du quartier ou du village. La confrérie est qui ont contribué à l'expansion de la
simplement à la recherche de l'influx une réalité multiple et complexe qui doit être Khalwatiyya dans cette région dans la
(baraka) du cheikh. Ainsi, la voie ne doit pas abordée sous plusieurs angles afin d'éviter de deuxième moitié du XIXe et tout au long du
être comparée à un ordre religieux car, en porter sur cette institution un regard XXe siècle. Cette recherche nous a par contre
règle générale, les fidèles n 'y adhèrent pas réducteur. L’étude de son rôle historique ne amenée partout en Egypte où ces maîtres et
pour suivre une règle de vie, un peut être détachée de celle de ses aspects leurs Khalifa ont formé des disciples et créé
enseignement, mais pour bénéficier, à travers doctrinaux: la fondation d'une tarîqa et la des lieux pour leurs réunions et leurs
le contact et la fréquentation du cheikh, de constitution de son rôle social reposent sur la activités sociales, à savoir entre Asyût au
son influx spirituel. Pour preuve, les reconnaissance de l'autorité d'ordre divin nord et Isnâ au sud, ainsi qu'au Caire. En
disciples ne se désignent pas du nom de la dont les cheikhs se sentent investis et des effet, les liens entre la capitale et la
tarîqa, mais comme les enfants (abnâ', awlâd) pouvoirs qu'elle leur confère sur terre. C'est campagne sont constants car les maîtres de la
ou compagnons du cheikh. La relation de dans une perspective historique et Khalwatiyya sont des lettrés, formés, pour la
maître à disciple, relation quasi filiale, anthropologique que nous avons abordé le plupart, à Al-Azhar : ils sont retournés par la
structure la tarîqa: le maître est le pivot de la rôle et la place des confréries en Egypte au suite dans leur région comme imâm,
voie, ce qui explique pourquoi, après sa XXe siècle, en choisissant un exemple enseignant ou directeur d'institut religieux,
mort, elle peut éclater, voire ne pas lui particulier, celui de la Khalwatiyya. La animés par une volonté d'instruire et
survivre. "Confrérie" me semble être le terme Khalwatiyya ne représente pas toutes les d'éduquer les masses.
le plus approprié pour traduire le mot arabe confréries en Egypte, encore moins tout le
tarîqa; il ne suggère pas la relation de maître soufisme, mais cette monographie permet Un des points importants de cette
à disciple mais il exprime la nature d'apporter quelques éclairages sur la recherche est de montrer comment des soufis
conviviale et fraternelle du soufisme confrérie en tant que réalité spirituelle et lettrés, azha1î, porteurs d'un islam piétiste et
contemporain : les frères dans la voie se sociale dans ce pays aujourd'hui. légaliste, exercent leur magistère religieux
sentent unis par leur foi et leur amour sur des populations rurales plus attachées au
communs envers leur cheikh et par extension surnaturel qu'à la jurisprudence. L'expansion
au Prophète et à tous les saints. La confrérie
5
rapide de la Khalwatiyya dans les campagnes société et à sa prise en charge matérielle à L'intérêt du document hagiographique
de Haute-Egypte indique au chercheur que travers l'aide sociale. pour l'histoire des confréries a plusieurs fois
l'opposition souvent avancée entre l'islam des été démontré. L'autorité du cheikh étant de
savants en sciences religieuses et celui des En pratique les cheikhs se trouvent dans type charismatique, ce dernier est légitimé
confréries, ou un islam urbain, orthodoxe et une situation délicate : le lien qu'ils dans son rôle par sa capacité à exercer ses
un islam rural plutôt déviant, est entretiennent avec leurs disciples n'en est pas pouvoirs surnaturels, donc à apporter la
superficielle. Le cheikh khalwatî représente moins fondé sur la transmission de la baraka preuve de sa sainteté. Cette littérature montre
l'idéal type du savant soufi attaché au respect et sur leurs pouvoirs surnaturels. Au-delà les étapes vers la sainteté et les éléments de
du Coran et de la Sunna, dont la mission est d'un discours qui entend coller à la pensée promotion de cette sainteté. Les informations
de purifier l'islam des innovations blâmables religieuse moderne et s'adapter aux concernant le cheikh et les disciples, à savoir
(bid'a) qui l'ont entaché et de guider la changements de la société, les cheikhs ne la structure et le fonctionnement interne de la
communauté des croyants vers Dieu à travers peuvent pas interdire des pratiques liées à la confrérie, ainsi que son rôle social, ont été
l'enseignement du Coran. Ces soufis réalité même du soufisme et mettre ainsi en obtenues grâce aux enquêtes de terrain. Ces
occupent des fonctions publiques dans la question les fondements de leur autorité. enquêtes ont été menées en 1992 et 1993, en
société; ils sont animés par le souci de rendre L'intérêt, dans une recherche sur une Haute-Egypte et au Caire, partout où la
le soufisme acceptable aux yeux des couches confrérie contemporaine, de faire le lien confrérie possède des lieux de réunion, sâha,
instruites -pour qui les confréries donnent entre les textes et les observations de terrain rawda, mosquées ou appartements privés.
une image décadente de l'islam aux apparaît ici clairement: par protection contre C'est lors de ces réunions (hadra, majlis) et,
Occidentaux -tout en gardant une identité un milieu hostile, l'enseignement à l'intérieur surtout, à l'occasion des mawlid que nous
soufie. Leurs écrits sont de type des confréries redevient oral, l'accent est mis pouvions rencontrer les soufis. Sous les
apologétique, axés sur une défense du plus sur l'exemple que sur l'écrit. C'est lors tentes, il arrivait toujours que les fidèles se
soufisme. Les auteurs s'en prennent aussi des réunions communes ou dans l'intimité mêlent à la discussion que nous avions avec
bien aux fondamentalistes qu'à certaines des rencontres privées avec le cheikh qu'il se l'un d'entre eux et continuent le débat sans
pratiques des confréries; ils se font très transmet et se perpétue. nous autour du thème que nous avions
discrets sur les notions de sainteté, de grâce soulevé. Nous étions partout bien acceptée
divine et sur les pouvoirs conférés aux saints. Nous avons reconstitué les itinéraires des par les soufis; les réunions sont
Les références à la tarîqa sont rares et parfois maîtres fondateurs et de leurs proches essentiellement masculines mais, en tant
l'aspect soufi disparaît pour ne laisser place disciples et pu retracer ainsi les étapes de qu'étrangère, nous étions moins soumise aux
qu'à un enseignement purement coranique. l'expansion de la confrérie en utilisant normes de séparation entre les hommes et les
La Khalwatiyya est moins présentée comme essentiellement des sources écrites, de type femmes. Au Caire, les réunions étaient
une confrérie que comme une association hagiographique, auxquelles sont venues souvent organisées à l'intérieur des mosquées
dont le but est d' oeuvrer à la diffusion de la s'ajouter des informations obtenues lors contrôlées par la confrérie: nous devions
culture religieuse, au relèvement moral de la d'enquêtes orales. alors prendre place dans l'espace réservé aux
femmes, souvent une mezzanine dont la

6
balustrade en moucharabiehs permettait sûr, il y a dans cette relation une dimension à l'évolution socio-économique et celle de la
d'observer le déroulement de la réunion sans laquelle le chercheur ne peut pas accéder. confrérie dans la région depuis la fin du
être vue. A cause du rythme pénible de la vie XIXe siècle; mais mener une enquête sur les
cairote, il était plus difficile de rencontrer les Le résultat de ces enquêtes porte sur deux stratifications sociales de la société sa 'îdî
soufis du Caire que ceux de Haute-Egypte. points : qu’est-ce qu'une confrérie ? Quelles débordait le cadre de notre recherche.
sont ses fonctions dans la société égyptienne Cependant, nous espérons avoir fourni des
Nous nous sommes rendu compte, au contemporaine ? Nous avons été amenée à pistes de recherche sur les formes nouvelles
cours de ces enquêtes, qu'il existe au sein des privilégier dans cette étude les aspects de prise en charge sociale par les confréries
soufis une solidarité qui dépasse le cadre de intérieurs de la confrérie, à savoir sa ou sur la persistance, dans une société
leur confrérie, de leur quartier ou de leur dimension spirituelle et charismatique, les moderne, de ses fonctions traditionnelles
village. Ils ont en commun le respect, la liens entre maître et disciples, c'est-à-dire les comme celle de l'arbitrage. Nous avons pu,
vénération et l'amour portés aux amis de formes de transmission religieuse, la façon en revanche, comprendre, de l'intérieur,
Dieu. Ils connaissent tous les saints de leur dont la confrérie peut s'étendre et survivre à comment fonctionnait une confrérie.
région et parfois d'ailleurs, le lieu où ils sont son fondateur, en bref: ce qu'un cheikh a
enterrés et la date de leur mawlid: ils furent fondé. Ce choix, qui s'est fait peut-être au 24 RACHIDA CHIH
pour nous de précieux guides. Au cours de détriment des aspects extérieurs de la
nos discussions avec les cheikhs, nous confrérie comme son rôle social et politique, Décrire les faits est une tâche
cherchions surtout à savoir comment ceux-ci nous fut dicté, d'une part, par la nature des relativement aisée, les interpréter est plus
concevaient leur rôle dans la société. Quant sources à notre disposition et, d'autre part, délicat. Nous aurions pu avoir recours aux
aux disciples, nous préférions les rencontrer par la méthode suivie. systèmes d'explication, souvent trop vite
chez eux, dans leur environnement social et édifiés en modèles, fournis par les
familial. Nous voulions connaître les L'absence de données sur les structures anthropologues et sociologues. Nous
circonstances et les raisons de leur affiliation sociales de la société sa'îdî (du "Sa'îd", la pouvions aussi choisir d'aligner notre regard
à la confrérie, avoir des détails sur leur Haute-Egypte en arabe), ainsi que sur les " sur celui des soufis : c'est cette seconde
rencontre avec le cheikh, sur la place que ce répercussions des changements position que nous avons privilégiée. Elle est,
dernier occupait dans leur univers. Nous économiques, politiques et culturels dans certes, peu conciliable avec la première. Il ne
cette région au cours de ce siècle, ajoutée à la faut pas voir dans cette attitude un manque
23 LE SOUFISME AU QUOTIDIEN difficulté de mener des enquêtes poussées de recul de notre part ou un refus du travail
auprès des individus à cause de la situation de théorisation: nous avons préféré laisser
avons surtout observé et essayé de politique actuelle, marquée par les conflits parler les hommes et les femmes que nous
comprendre, autant que cela était possible, la violents entre l'Etat et les islamistes, nous ont avons interrogés sans tenter de déconstruire
nature du lien qui liait le maître à ses empêchée de mener plus loin l'enquête et reconstruire leur discours, car il nous
disciples, puisque c'est sur cette relation que sociale. Nous aurions pu analyser de manière intéressait moins d'analyser que de mettre en
repose toute la structure de la confrérie. Bien peut-être plus approfondie les liens entre lumière les modèles et les représentations

7
véhiculés par le soufisme, de comprendre et par le fils de son fondateur, Hasanayn al- Le lien de ces réformistes, modernistes
de recréer l'univers religieux, culturel et Hasafi, et la première association qu'il crée ou fondamentalistes, avec le soufisme ne
mental de bien des Egyptiens aujourd'hui. prend le nom de jam'iyya Hasafiyya s'est jamais rompu, même s'il n'est pas avoué.
Khayriyya. En définitive, écrit Laoust, "il
apparaît plus sous les traits d'un soufi, Aujourd'hui, alors que le soufisme est
enflammé par une volonté de réforme morale désormais accepté par l'islam officiel, après
de la communauté, que sous ceux d'un s'être donné une image qui se veut conforme
L'organisation fondée par Hasan al- théologien, initié à toutes les subtilités du à l' orthodoxie sunnite, le commun des
Bannâ (m. 1949) en 1929, l'association des kalâm, ou d'un fondamentaliste du droit salafiyya et, à leur suite, les islamistes n
Frères musulmans (al-lkhwân al-musli-mûn), (usûlî), rompu à la casuistique des 'hésitent pas à exclure de la communauté
que Henri Laoust et d'autres appellent théoriciens du fiqh4 ". Ce n'est qu'après sa musulmane (takfir) d'autres musulmans, en
"confrérie", présente, à l'instar de la mort et peu avant leur interdiction, en 1954, tête les Soufis5. Ces hommes, imprégnés de
Jam'iyya, des analogies avec les confréries. que les Frères musulmans ont fait campagne réformisme, vont bien plus loin que leurs
pour l'abolition maîtres à penser dans leur diatribe contre le
Eric Geoffroy rappelle justement que son des confréries. soufisme. Alors que ces derniers
chef se nomme "le guide général" (al- condamnaient certains aspects d'un soufisme
murshid al-'âmm), et les Frères lui prêtent LES POLÉMIQUES RÉCENTES
obédience par la bay'a (pacte d'allégeance) ; 48 RACHIDA CHIH
qu'ils pratiquent une sorte d ' oraison Eric Geoffroy observe que tous ces
quotidienne appelée wird, terme du registre mouvements nés dans la mouvance salafiyya "populaire", leurs héritiers vont rejeter le
soufi ; enfin, que Hasan al-Bannâ lui-même de M. 'abduh et de R. Ridâ restent conformes soufisme dans Son ensemble. Il ne s'agit plus
affirme que son mouvement a pour au dogme sunnite et recrutent d'ailleurs seulement de lutter contre les bid'a
particularité d'être une "réalité soufie3" beaucoup au sein des 'ulamâ '. L’origine véhiculées pas les confréries, lesquelles ont
(haqîqa sûfiyya). Il est d'ailleurs lui-même soufie a influencé la forme d ' organisation entaché le véritable soufisme de pratiques qui
initié en 1923 à une confrérie soufie, la qu'ils ont voulu donner à leur mouvement et lui sont étrangères, ni même d'innocenter les
Hasafiyya (branche de la Shâdhiliyya), le type de relations qu'ils entretiennent avec maîtres du soufisme du culte dont ils sont
le chef. Dans la pensée islamique, ils sont sur devenus l'objet, mais bien davantage
LE SOUFISME AU QUOTIDIEN 47 bien des points en accord avec certains d'effacer définitivement le soufisme et son
cheikhs soufis. influence "néfaste" sur la société.
3
Un mouvement salafi, une voie orthodoxe, une Dans les années quarante paraissent les
réalité soufie", I. M. Husseini, The Muslim Brethen,
travaux de l'historien Tawfiq al-Tawîl sur
1956, p. 15, traduit de Min khutab Hasan al-Bannâ,
Damas, 1938; E. Geoffroy, "Soufisme, réformisme et
4 5
pouvoir en Syrie contemporaine", Egypte/monde . H. Laoust, Les Schismes, op. cit., p. 375. Geoffroy, "Soufisme, réformisme et pouvoir en
arabe, n° 29, Le Caire, 1997, p. 12. Syrie contemporaine", p. 12-13.

8
Sha'rânî et le soufisme à l'époque ottomane, réminiscences d'anciennes fêtes pharaoniques élève innocent,je croyais que ce leurre
L'auteur donne une des images les plus et présentaient le soufisme comme une idolâtre (wahm wathanî) était la preuve de la
négatives du soufisme de cette époque: il philosophie empruntant au monachisme puissance divine !" Il se rappelle les milliers
attribue le déclin culturel et religieux à chrétien, aux religions iraniennes ou aux d'élèves qui, pendant la [ période des
l'influence des confréries soufies qui se fait méthodes ascétiques hindouistes. examens, se retrouvaient devant le tombeau
sentir dès la fin de l'époque médiévale. Dans de Badawî, les mains levées au ciel,
les années cinquante, le cheikh 'Abd al- LE SOUFISME AU QUOTIDIEN 49 invoquant le Sayyid, imitant en cela les
Rahmân al-Wakîl, secrétaire général de cheikhs de l'institut. L'auteur se désole de
l'association religieuse fondamentaliste Le livre de Wakîl s'inspire lui-même d'un tant de jeunesses sacrifiées sur l'autel de
Ansâr al-Sunna al-muhammadiyya, publie ouvrage paru en 1948, Al-Sayyid al-Badawî l'idole (sanam) Badawî. Pour le Wakîl, le
une série d'ouvrages dans lesquels il attaque, wa dawlat al-darâwîshfi Misr (Le Sayyid al- soufisme n'est qu'illusion (wahm), légendes
de manière très virulente et sans faire de Badawî et lEmPire des derviches en Egypte) (ustûra, khurâfa) et superstitions, tout un
concessions, la doctrine soufie dans son : l'auteur y présente la naissance et vocabulaire que l'on retrouve dans les
ensemble. Il est l'auteur de deux l'installation en Egypte de "l'Empire des ouvrages de ce type. L'auteur veut montrer
commentaires de textes d'Ibrahîm Burhân al- derviches", avec sa propre religion composée que le soufisme n'est qu'un plagiat (nihla) de
dîn al-Biqâ'î (m. 1480) contre Ibn 'Arabî de croyances pharaoniques,juives et toutes les religions, excepté de l'islam, et que
et Ibn Farîd, publiés dans un ouvrage chrétiennes. ce plagiat, parce qu'il est une construction,
dont le titre laisse deviner le ton violent de est lune création humaine.
l'auteur : Masra'al-tasawwuf Aux yeux de Wakîl, les soufis, que l' on
(L’Extermination du soufisme) (1953). Il retrouve à Al-Azhar et dans les instituts 58 RACHIDA CHIH
publie par la suite un autre ouvrage, au titre religieux de province, ont une influence
non moins évocateur: Hadhihi hiya al- désastreuse sur les jeunes générations. Il de contestation sociale, voire de
sûfiyya (Les voici les soufis !) ( 1955) , explique, en prenant son militantisme politico-religieux ; ce sont les
réédité pour la quatrième fois en 1984 et propre exemple, comment dans sa guerres de jihâd menées par la Tidjâniyya en
dans lequel il réclame l'autodafé de tous les jeunesse, alors qu'il était étudiant à l'institut Afrique de l'Ouest et les soulèvements armés
ouvrages de soufisme. Le soufisme y est religieux de Tantâ, il se laissa leurrer par du XIXe siècle en Algérie dans lesquels la
présenté comme une religion n'ayant rien à leslégendes d'un cheikh: "il nous faisait Rahmâniyya est impliquée. Les
voir avec l'islam, un syncrétisme qui mélange croire que dans le tombeau du cheikh' Abd caractéristiques communes sont assez
croyances pharaoniques,juives, chrétiennes et al-Âl ( compagnon de Badawî) se trouvait un évidentes et elles expliquent la tentation,
chi'ites. Ces accusations sont inspirées des cheveu du Prophète! Il nous racontait qu'ils chez certains chercheurs, de leur trouver une
travaux des orientalistes du début du siècle avaient mis ce cheveu dans une bouteille, même origine.
qui voyaient souvent derrière la figure d'un puis qu'ils avaient fait le dhikr autour de lui;
saint musulman celle d'un ascète chrétien, ils ont alors entendu le cheveu mentionner LA KHALWATIYYA, PORTEUSE DE
interprétaient les mawlid comme des avec eux les Noms de Dieu! Et moi, jeune RENOUVEAU ?

9
pour dignes successeurs Ahmad al-Dardîr et' contextes différents, d'une nouvelle doctrine
La Khalwatiyya est présentée par Joseph Abd Allâh Sharqâwî7. " religieuse et politique qui justifie l'idée de
Fletcher comme l'une des quatre confréries renouveau. Ce renouveau tourne autour de
qui menèrent l'entreprise du tajdîd dans le LE SOUFISME AU QUOTIDIEN 59 deux axes: orthodoxie des pratiques et de la
monde musulman: "A la fin du XVIIIe et doctrine et militantisme religieux, voire
dans la première partie du XIXe siècle, on Bien avant J. Fletcher, Olivier Depont et politique. Sur le plan de la doctrine, le néo-
assiste à une troisième expansion de l'Islam... Xavier Coppolani parlent, à propos de la soufisme rompt avec le soufisme médiéval,
La nouvelle vague islamique était celle du Khalwatiyya de Bakrî, de "réforme syro- quiétiste, qui encourage l'isolement et la
Tajdîd ( «renouveau religieux» ) et beaucoup égyptienne du XVIIIe siècle". A leur suite, contemplation. Il prône un retour à une
de ces courants n'apportent pas seulement un Ernst Bannerth qualifie la branche de Bakrî stricte orthodoxie contre toutes formes de
«renouveau», mais un renouveau militant, un de "branche réformée de la Khalwatiyya", corruption de la religion et de
esprit de Djihâd. Les confrontations avec une introduite au XVIIIe siècle par Bakrî : la dégénérescence des moeurs. Le néo-
Europe de plus en plus puissante renforcèrent réforme sera définitivement implantée par soufisme, attaché à une reconstruction
la vague du Tajdîd, en donnant aux son unique khalifa, Hifnî. Plus récemment, J. morale et matérielle de la société, est
musulmans le sentiment d'avoir perdu du S. Trimingham et B. G. Martin analysent largement influencé par l'idéologie
terrain, perte qu'ils associent au déclin de la cette expansion de la Khalwatiyya au XVIIIe wahhabite qui se développe à la même
pureté religieuse. Dans l'ensemble, siècle en termes de "renouveau" (revival). époque en Arabie : La Mecque et Médine
l'entreprise de Tajdîd fut l'oeuvre des soufis, Dans la citation de J. F1etcher, on sont considérées comme la plaque tournante
des membres des quatre turuq «orthodoxes», retrouve certains éléments sur lesquels de ce mouvement qui affecte simultanément
Naqshbandiyya, Khalwatiyya, Shâdhiliyya, s'appuient les chercheurs partisans du les différentes régions du monde musulman.
Qâdiriyya et de leurs ramifications6. renouveau, ou du néo-soufisme, terme utilisé Il rejette la doctrine de l'unicité de l'être,
"L'auteur établit un lien étroit entre le pour la première fois par l'union avec Dieu (wahdat al-wujûd) élaborée
développement du wahhabisme et celui du Fazlur Rahman8: d'une manière générale, par Ibn' Arabî, et prône une union avec le
tajdîd, les deux étant, selon lui, nés d'un seul les confréries qui naissent à partir du XVIIIe Prophète. On
mouvement de rénovation: "C'est au XVIIIe siècle sont toutes porteuses, dans des
siècle que la vague prit toute sa force. C'est 7 60 RACHIDACHIH
Fletcher, "Les «voies» (turuq) soufies en Chine", op.
elle que l'on retrouve dans le mouvement cit.
wahhâbî d'Arabie , et dans la régénération de 8
F. Rahman, Islam, 2e éd. University of Chicago parle désormais de voie muhammadienne
la Khalwatiyya par Mustafâ al-Bakrî, qui eut Press, 1979, chap. 12. Le renouveau confrérique a fait (tarîqa muhammadiyya) qui transcende
l'objet de nombreuses études détaillées et toutes les voies particulières. En outre, le
documentées. Cf. N. Levtzion et J .Voll, Eighteenth néo-soufisme rejette toutes les pratiques
Century Renewal and Reform In Islam, Syracuse
6
Fletcher, "Les «voies» (turuq) soufies en Chine", in
extatiques, la danse et la musique pendant le
University Press, 1987 ; M. Gaborieau et N. Grandin,
A. Popovic et G. Veinstein éd., Les Ordres mystiques "Le renouveau confrérique (fin XVIIIe-X1Xe siècle) ", dhik1; et les dévotions populaires autour des
dans l'Islam: cheminements et situation actuelle, in A. Popovic et G. Veinstein ed., Les Voies d’Allah, tombes. A ce titre, Ibn Taymiyya et son
EHESS, Paris, 1986, p. 18. Fayard, Paris, 1996, p. 68-83.

10
disciple, Ibn Qayyim al-Jawziyya, sont L'exemple le plus frappant est celui de la souligne, à titre d'exemple, que les Tabaqât
considérés comme les premiers néo-soufis. Sanûsiyya, autour de laquelle les pouvoirs de Sha'rânî fourmillent de figures hautes en
Enfin, il refuse la dévotion excessive au coloniaux ont construit une véritable couleur dans lesquelles s'incarne le
cheikh et met l'accent sur la shari'a et la "légende noire", selon les termes de Jean- tasawwufi.
connaissance approfondie des traditions du Louis Triaud : tous les membres de cette
Prophète. Les transformations sont encore confrérie étaient perçus comme les agents les Aujourd’hui, l'écrit ne transmet plus de
plus nettes dans l'organisation de ces plus actifs contre l'envahisseur chrétien10. tradition hagiographique riche et vivante. Un
nouveaux ordres: ils sont structurés, 112 RACHIDA CHIH habitant d'un village proche de Gourna,
hiérarchisés, dotés d'une administration Ahmad al-Hifnî, a rédigé une biographie de
centrale pouvant contrôler toutes les zawiya vie du cheikh Sharqâwî et du cheikh Muhammad, le fils du cheikh Ahmad al-
locales sur des régions parfois très vastes. Dûmî, cherche à multiplier les garanties Tayyib, restée à l'état de manuscrit.
Enfin, ils se caractérisent par une activité d'orthodoxie à travers la solidité de la chaîne
missionnaire et militante qui les mène parfois de transmission à laquelle les cheikhs se La famille a demandé à l'auteur d'enlever
à la recherche de la conquête du pouvoir. rattachent –mention est faite de leurs maîtres tous les passages qui insistaient par trop sur
et de leur parcours scientifique E. Geoffroy a les karâmât "ostentatoires" du cheikh, sur ses
Cette thèse du renouveau, dont la montré, dans son livre sur le tasawuf en longues périodes de retraite mystique dans
Khalwatiyya, entre autres, serait à l'origine, Egypte et en Syrie entre la fin de l'époque un petit réduit obscur accolé à la mosquée,
est aujourd'hui mise en question par des mamelouke et le début de l'époque sur ses habitudes alimentaires ou son
chercheurs de l'université de Bergen9. A la ottomane11, qu'il n'y avait pas dichotomie, apparence physique. Elle demanda à l'auteur
lumière des écrits d' Ahmad ibn Idrîs, figure dans le passé, entre une hagiographie d’effacer cette image du soufi telle que ses
clé du renouveau confrérique, et de ses populaire et orale d'une part, et une fidèles la concevaient et de présenter un
disciples, ils n'observent aucune rupture dans hagiographie écrite et savante d'autre part; personnage impliqué dans sa société, sur
la nature de la doctrine et des pratiques de les 'ulamâ' de cette époque, qui étaient aussi laquelle il agit de manière directe par
ces confréries avec le soufisme de l'époque des soufis, insistaient, dans leurs notices l’enseignement et la prédication.
médiévale. Quant à l'idée de militantisme, biographiques consacrées aux mystiques,
elle ne serait qu'une construction de aussi bien sur leurs qualités scientifiques et Les auteurs des biographies des maîtres
chercheurs, influencés par les stéréotypes et spirituelles que sur leurs vertus et de la Khalwatiyya sont des 'ulamâ', ils
les clichés véhiculés par la littérature comportements exemplaires. L'auteur veulent édifier tout en restant dans les
coloniale.
10
J .-L. Triaud, La Légende noire de la Sanûsiyya. LE SOUFISME AU QUOTIDIEN 123
Une confrérie musulmane saharienne sous le regard
français (1840-1930), Editions de la Maison des
sciences de l'homme, Paris, 1995, 2 vol. RENCONTRE AVEC LE MAÎTRE
11
9
S. O'Fahey et B. Radtke, "Neo-Sufism E. Geoffroy, Le Soufisme en Egypte et en Syrie, op.
Reconsidered", Der Islam, 70/1, Walter de Gruyter, rit., p. 29-31.
Berlin, 1993, p. 52-87.

11
Grâce notamment aux travaux de Gilbert doctrine ('aqîda). Des livres de soufisme
Delanoue, on sait que jusqu'au début de notre comme l'Ihyâ' 'ulûm al-dîn de l' imâm M. al- Tâhir définit le zuhd en établissant
siècle au moins le soufisme est bien implanté Ghazâlî ou les Hikam de Ibn' Atâ ' Allâh une hiérarchie parmi les croyants: la crainte
à Al-Azhar. Est-il besoin de rappeler qu'il n'y étaient étudiés à AI-Azhar, parmi d'autres de la masse (al-'awwâm) est d'associer autre
a pas dichotomie, à cette époque, entre le matières comme la jurisprudence (fiqh) ou la chose à Dieu (al-ishrâk bi-llâh) ; la crainte de
milieu des fuqahâ', juristes, savants en syntaxe (nawh). Les majlis de dhikr se l'élite (al-khawwâs) repose sur la soumission
sciences exotériques, et celui des fuqarâ " les tenaient à l'intérieur de la mosquée et le wird aux commandements divins et le rejet des
soufis ? al-aharainsi que le hizb al-Sattâr étaient interdits, dans ses actes intérieurs et
récités avant et après la prière de l'aube." extérieurs ; quant à la crainte des élus de
Le soufisme imprègne tous les milieux, l'élite (khawwâs al-khawwâs), elle consiste à
des grands 'ulamâ ' aux mujâwirîn, les A Al-Azhar, la Shâdhiliyya et la s'abstraire intérieurement de tout ce qui
étudiants, souvent d'humble extraction qui Khalwatiyya attirent de nombreux 'ulamâ' car détourne le croyant de Dieu. L'ascète n'est
vivent dans les riwâq ou autour de la ces deux tarîqa font plus que d'autres le lien pas celui qui se dépouille des biens et des
mosquée. Des théologiens comme le cheikh entre la connaissance de la sharî'a et celle de richesses acquis licitement (tahrim al-halâl),
Ibrâhîm al-Bâjûrî ou des juristes comme le la haqîqa. Yûsuf mais celui qui sait en être détaché. On peut
malékite Muhammad 'llîsh, adepte de la lire, en filigrane, un rejet de la vie
Shâdhiliyya, font l'apologie du soufisme. LE SOUFISME AU QUOTIDIEN 151 monastique, idéal chrétien dont on a souvent
Quant aux étudiants, souvent d'origine rurale, reproché aux soufis d'en avoir fait le leur.
ils baignent dès leur enfance dans L'emblème (shi'âr) des soufis est la
l'atmosphère des confréries. Les majlis de pauvreté (faqr), poursuit le cheikh précisant L'auteur continue ainsi sur plusieurs
dhikrse tiennent à l'intérieur de la mosquée et bien qu'il parle ici de pauvreté intérieure, au pages, dans la tradition des ouvrages de
des auteurs shâdhilî comme Ibn' Atâ ' Allâh risque de donner de nouveau le prétexte à ses tawhîd, à fournir une liste d'attitudes à
al-Iskandarî (rn. 1309),]alâl al-dîn al-Suyûû adversaires d'assimiler les soufis à des observer qui mêle, à l'exhortation morale, le
(m. 1505), Yahyâ Zakariyya al-Ansârî (rn. ermites ou des mendiants. Cette notion de conseil soufi, à savoir la continence de l'âme
1520) et 'Abd al-Wahhâbal-Sha'rânî pauvreté, précise-t-il, fut développée par Sahl ('iffat al-nafs), le fait de se contenter de ce
(m.1565) sont des références de base. "A al- Tustarî (m. 896), l'imâm de la pauvreté en que Dieu nous attribue (al-qanâ'a), la
cette époque, écrit Muhammad al-Tâhir dans Dieu (imâm allaqr). Par la suite, "pauvres" clémence (hilm), le respect (hayâ), la bonté
la biographie consacrée à son père, (fuqarâ} est le nom que se sont donné les (lut}), la patience (sabr), le repentir (tawba),
l'atmosphère à Al-Azhar était pénétrée de soufis car la pauvreté est l'insigne des saints la demande de pardon à Dieu (istighfâr), la
soufisme. Ce phénomène touchait aussi bien (awliyâ}, des purs (asfiyâ}, des élus de Dieu gratitude (shukr), la pureté d'intention
les étudiants que les professeurs, dont et les fuqarâ ' sont les purs parmi les (ikhlâs). ..Les vertus ne sont pas seulement
certains étaient mêmes cheikhs de confrérie serviteurs de Dieu. La pauvreté consiste à se celles que l'on acquiert pour soi, mais
ou simples murîd. Ceux qui ne s'affiliaient détacher de tout ce qui n 'est pas Dieu, elle résident aussi dans les relations avec autrui,
pas n'en étaient pas moins imprégnés de la trouve son corollaire dans l'ascétisme (zuhd). comme bien se conduire

12
comme tous les soufis, que l'inspiration fait position à l'égard de Dieu, des hommes et de
158 RACHIDA CHIH suite à la révélation. la communauté
dans son ensemble. Cependant, ils
l'inspiration (malak al-ilhâm), en songe C'est par la vision directe des s'étendent peu sur les récits de karâmât;
ou à l'état de veille." manifestations divines que Dieu lorsque celles-ci sont mises en avant, elles
communique ses messages au walî, écrit jouent le rôle de révélateur de l'attitude du
On connaît l'importance que les soufis Husayn Khalîl, qui se défend, par ailleurs, de cheikh à l'égard de ceux qui ne suivent pas la
accordent aux ru yâ ; elles représentent un mettre l'inspiration des walî (ilhâm al- sharî'a. Il y a là un refus des karâmât osten
accès direct au monde invisible: à travers awliyâ') au niveau de la révélation des tatoires au profit de karâmât discrètes au
elles ils reçoivent des messages de Dieu. Le prophètes (wahy al-anbiyâ). Cependant, service de la communauté et de la religion.
walî est le seul, rappelle M. al-Tâhir, qui peut ajoute-t-il, si la porte de la révélation (bâb al-
voir le Prophète à l' état de veille et lui parler. tanzîl) s'est fermée après la proclamation par Cette absence de récits hauts en couleur,
La ru yâ, qui, selon le hadîth de Bukharî, est Muhammad de la sharî'a de Dieu, celle de la de faits merveilleux et extraordinaires dont
l'une des quarante-six parties de la nujuwwa, révélation de la science divine, qui est une fourmillent habituellement les hagiographies
apporte de nouveau la preuve que les soufis descente spirituelle (nuzûl al-ruhânî) et veut nous montrer que nous avons affaire à
sont les héritiers des prophètes mentionnés permet d'interpréter la sharî'a, reste ouverte. des savants soufis pour qui la véritable
dans le hadîth. Par cette voie, ils reçoivent On comprend, dès lors, pourquoi, rappelle E. karâma est de savoir y renoncer. Le soufi
des connaissances auxquelles les fuqahâ ' Geoffroy, la question du rapport doit seulement y avoir recours pour éprouver
n'ont pas accès. le disciple qui doute encore de la position de
LE SOUFISME AU QUOTIDIEN 163 son maître auprès de Dieu.
Pour parer aux critiques des fuqahâ " le
cheikh M. al- Tâhir précise que ces cheikh Dûmî, car ils considèrent les Le cheikh Masrî avoue qu'il a longtemps
connaissances ne sont pas nouvelles mais karâmât comme l'aspect purement extérieur hésité à parler des dons (nafahât) que
déjà contenues dans le Coran et la Sunna. d'un haut degré spirituel. A leurs yeux, la possédait son père, le cheikh M. al-Tâhir :
Les walî n'ont pas d'autorité légiférante : les plus grande des karâmât est la grâce qui leur "De son vivant, le cheikh n'y attachait pas
statuts légaux (ahkâm shar'îyya) n'ont d'autre est donnée d ‘accéder à la connaissance d'importance et cherchait plutôt à cacher ses
source que la révélation descendue sur le directe des réalités divines. états, même devant ses plus proches
Prophète, qui n ' est lui-même que le disciples. Pour lui, le vrai soufi ne fait pas
transmetteur ( muballigh), le seul législateur LE RENONCEMENT AUXKARÂMÂT l'étalage de ses karâmât, seuls les pseudo
(musharri') étant Dieu. Ainsi, continue le soufis s'y attachent et en font le commerce."
cheikh, tout ce qui est inspiré, dévoilé à ceux Pour les maîtres de la Khalwatiyya, la Pour le cheikh M. al-Tâhir, les grands
qui marchent sur les pas des prophètes (ashâb karâma est importante car elle vient maîtres ne devaient rien écrire de leurs
al-qadam) procède de cette station ('alâ confirmer l'élection divine: elle montre leur expériences spirituelles (adhwâ-qihim) et de
hadha al-maqâm). Le cheikh considère donc, leurs états, ni divulguer leurs pouvoirs et

13
leurs secrets car leur aspect ésotérique ne liées à la superstition et à la magie. Les témoignage de Najânisî à propos de
saurait être compris par le profane. Quant maîtres de la Khalwatiyya condamnent les l'investiture de Yûsuf al-Hajjâjî est
aux disciples, c'est par la transmission pseudo-soufis qui font étalage des karâmât et intéressant car il montre que les disciples
spirituelle, non par les livres, qu'ils pourront contribuent, ainsi, à jeter le discrédit sur les n'approuvent jamais tous le choix du maître:
accéder à ces secrets. soufis en général. C'est plus auprès des "Le maître écrivit une ijâza grandiose à
disciples que ces récits peuvent être Yûsuf al-Hajjâjî dans laquelle il lui demanda
A ses yeux, la plus grande des karâmât n recueillis, encore que les plus instruits de toujours agir en conformité avec les
'était pas le pouvoir de marcher sur l'eau ou affirment souvent que leur cheikh "n 'a pas préceptes de la sharî'a et avec ce qui a été
d'annihiler les distances, mais de lire dans le besoin de ça pour s'entourer de disciples". ordonné par les imâm et les maîtres de la
coeur des disciples pour les guider vers Dieu. Les karâmât sont discrètes et mettent souvent tarîqa Khalwatiyya ...et de ne pas regarder ce
Le cheikh savait faire comprendre à ces en avant le don de clairvoyance des cheikhs. que possède autrui, qu'il soit cheikh ou
derniers que la karâma n'étant que le côté Nous sommes loin du merveilleux qui seigneur. Le cheikh invita des notables et des
visible de la position du maître auprès de entoure les récits de karâmât des majdhûb et 'ulamâ ' et leur fit une lecture publique
Dieu, il importait de ne pas s'y attacher, mais autres saints illettrés. ('alâniyya) du sanad. Puis il ceignit son
d'accéder à cette proximité en fondant son disciple de la ceinture des soufis (hizâm) afin
identité dans celle de son maître. Comme 184 RACHIDA CHIH que son khalîfa soit un modèle et un guide
l'explique D. Gril, pour les soufis "la karâma pour sa communauté.
peut mettre à l'épreuve la sincérité de d'autre personne que le cheikh Yûsuf à
l'aspiration du soufi si, tenté de s'y arrêter, il diriger des disciples (lam yujiz ghayr al- Mais pour des raisons qui ne sont
oublie le but essentiel de la Voie. Aussi le mujâz). " Il précise encore que l' ijâza de connues que de Dieu, il [Yûsuf al-Hajjâjî]
renoncement au pouvoir sur les choses Yûsuf al-Hajjâjî contient les dires exacts du s'éloigna de ce qui lui fut ordonné et si le
apparaît comme un signe suffisant de maître, qu'elle fut bien délivrée par lui et qu cheikh l'eût appris avant sa mort il l'eût
sainteté, car il suppose la maîtrise parfaite de 'elle n 'est pas falsifiée (ghayr makdhûba) ; rejeté." Najânisî n'approuva pas le choix de
l'âme12." pour preuve, il y a apposé son sceau trente- son maître, lui préférant un certain
La nécessité de dissimulation (kitmân) et deux fois. Il ajoute : "Les mensonges et les Muhammad' Abd al- Bâqî dont le mausolée
de discrétion qui doit s'imposer à tout soufi contestations des envieux ne pourront jamais se trouve dans le district de Hû : "Le cheikh
semble répondre à d'autres impératifs d'ordre la mettre en doute." Pour asseoir la légitimité lui écrivit une ijâza, rien de plus ordinaire,
moins initiatique et doctrinal que ceux mis en de son disciple, le cheikh Sharqâwî organisa sur un morceau de papier qu'il lui remit
avant par le cheikh Tâhir. En effet, les écrits à l'occasion de son investiture plusieurs devant les disciples, sans cérémonie ni
ne transmettent plus de récits de karâmât qui cérémonies au cours desquelles de nombreux publicité (lâ fashwa). Pourtant il était le plus
font appel au merveilleux afin de ne pas témoins assistèrent à la lecture de l'ijâza. attaché, le plus dévoué de ses disciples, ainsi
donner prise aux accusations, formulées Enfin, pour ultime vérification, le maître lui- que celui qui lui montrait le plus de marques
contre les soufis, de propager des croyances même possède dans sa bibliothèque privée d'honneur et de respect13."
l'original de cette ijâza écrite de sa main. Le
12 13
D.Gril, La Risâla..., op.cit.,p.59 lbid., p. 208.

14
qui te prêtent un serment d'allégeance ne font repentir sincère..." [LXVI, 8]), le verset sur
220 RACHIDA CHIH que prêter serment à Dieu. l'allégeance ("Ceux qui te prêtent un serment
d'allégeance ne font que, prêter serment à
que les autres sciences islamiques, rend La main de Dieu est posée sur leur main. Dieu..." [XLVIII, 10]) et le verset "Soyez
l'accès aux livres difficile. "L'aspirant, écrit Quiconque est parjure est parjure à son fidèles à l'alliance de Dieu..." (XVI, 91).
Ahmad al-Tâhir, croit qu'en persévérant dans propre détriment. Dieu apportera bientôt une Le cheikh demande alors au disciple de
la lecture des ouvrages des soufis et des récompense sans limites à quiconque est témoigner devant Dieu, Ses anges, Ses
pieux, il pourra connaître Dieu. Or, la vérité fidèle à l'engagement pris envers lui envoyés, Ses prophètes et Ses élus, qu'il
se trouve dans les sâha des cheikhs (fisûh al- " (XLVIII, 10) .Le 'ahd est un rite initiatique s'attachera à ce maître pour que celui-ci lui
shuyûkh)." qui inaugure une longue relation au maître, indique la route à suivre pour arriver à Lui.
au cours de laquelle l'âme du disciple se Le cheikh à son tour témoigne devant Dieu,
Pour décrire l'état de l'aspirant qui veut purifie de ses vices, le maître lui ayant Ses anges, Ses envoyés, Ses prophètes et Ses
connaître Dieu, le langage des soufis emploie transmis son état de perfection. "Lors de la élus qu'il accepte ce fils en Dieu; il implore
des métaphores liées au monde médical: prise du pacte, écrit Ahmad Sharqâwî, le Dieu de le recevoir, d'être avec lui et non
l'âme du novice est blâmable, ses tendances disciple n'est pas initié aux formules du contre lui. I~e cheikh l'affilie alors à la voie
spontanées sont l'orgueil, l'envie, l'amour des en lui faisant plusieurs recommandations. A
biens matériels, l'hypocrisie et la colère. LE SOUFISME AU QUOTIDIEN 221 la fin, le disciple répond: 'J'accepte ce pacte."
L'accès à la connaissance de Dieu passe par Le cheikh clôt la cérémonie en récitant une
une purification de l'âme à plusieurs niveaux dhikr : il s'agenouille face à son maître, prière pour le disciple et la communauté des
et seul le cheikh connaît le remède qui en état de pureté rituelle parfaite, ce dernier musulmans: "Dieu, redresse-nous et permets-
convient à l'état physique et spirituel du prend la main droite du disciple dans sa main nous de nous redresser; guide-nous sur le
novice car, selon une citation soufie, il peut droite et lui saisit le pouce, puis il implore le chemin de la Vérité et permets-nous d'y
lire dafis le coeur du disciple comme dans un pardon de Dieu en répétant trois fois la guider; Dieu, montre-nous la Vérité sous sa
livre ouvert. Celui qui cherche à se soigner formule suivante, que le disciple répétera véritable forme et donne-nous de la suivre;
tout seul utilisera un remède qui, au lieu de le trois fois après lui: 'Je cherche refuge en montre-nous le faux sous sa véritable forme
guérir, le mènera à sa perte. Dieu contre Satan le Lapidé. Au nom de et donne-nous de nous en garder.
Dieu le Miséricordieux, le Clément, louange Dieu, enlève devant notre route tout
LE PACTE D’ENGAGEMENT à Dieu le Seigneur des mondes. obstacle qui peut nous empêcher d'arriver
Je demande pardon à Dieu, l'Immense, il vers Toi; ne nous écarte pas de Toi et ne
L'entrée dans une confrérie soufie est un n'y a pas de Dieu excepté Lui, le Vivant, le
pacte ('ahd) passé avec son cheikh. Chez les Subsistant, etje fais retour à Lui." 222 RACHIDA CHIH
soufis, ce pacte a pour origine le verset du Puis le cheikh fait la lecture des trois
Coran sur l'allégeance (mubâya'a) : "Ceux versets du Coran, le verset sur le repentir ("0
vous les croyants, revenez à Dieu avec ; un

15
nous laisse pas penser à autre chose qu'à le soufisme dans de larges couches de la en participant aux séances de dhikr ils
Toi." Puis il lit la Fâtiha, première sourate du population14. Aujourd'hui l'initiation en grand connaîtront peut-être, eux aussi, l' ouverture
Coran. nombre répond pour les cheikhs de la spirituelle. ..Dieu est entouré d'amis qui lui
"Le pacte, écrit Ahmad Sharqâwî, ne peut Khalwatiyya à d'autres impératifs dont la sont proches (muqarrabûn). Il en est de
être donné qu'à celui qui montre un désir lutte contre le matérialisme et la laïcisation même des fidèles qui entourent le cheikh,
sincère de progresser sur la voie, de se plier à de la société. Pour les soufis, cette facilité parmi eux les vrais disciples ne constituent
ses règles et de se soumettre entièrement à la d'accès à la voie s'impose à une époque oû la qu'une minorité: ceux-là connaissent les
volonté de son cheikh. Pour tous les autres, il foi des gens ne fait que diminuer. On secrets intérieurs du message divin. Aux
leur suffira d'être initiés aux formules du retrouve ici le thème des effets de la autres, les plus nombreux, le cheikh enseigne
dhikr (talqîn al-dhikr)." Ainsi les maîtres de dégénérescence du temps. les préceptes de la religion: ces hommes
la Khalwatiyya distinguent-ils différents rites doivent être traités comme de vrais croyants
initiatiques qui correspondent à différents "Les cheikhs ont chacun leur façon même s'ils
degrés d'implication dans la voie. d'accepter les aspirants, écrit Muhammad al- n'ont pas une foi sincère."
Tâhir, les pieux anciens (Salaj) n'acceptaient
Dans la pratique, les cheikhs de la les novices qu'après une longue période de A l'instar de Muhammad al-Tâhir,
Khalwatiyya et ceux des autres confréries mise à l'épreuve, certains rejetaient même certains soufis lettrés pensent, aujourd'hui,
initient de la même façon quiconque se d'emblée ceux qui avaient déjà un maître. que ce qui est traditionnellement admis en
présente à l'entrée de la confrérie; les matière de direction spirituelle doit être
disciples reçoivent les formules du wird LE SOUFISME AU QUOTIDIEN 223 réexaminé à la lumière des changements de
quotidien de la Khalwatiyya, il n 'y a ni la société. Cette attitude n'est pas nouvelle: le
examen, ni épreuve. Ce phénomène n ' est Aujourd'hui, devant la dégradation de la cheikh Sanûsî (m. 1859) , soufi réformiste,
pas nouveau puisque déjà, au XVIe siècle en société et le manque de foi des hommes, les fut accusé de bien des maux par deux
Egypte, Sha'rânî distinguait, parmi les soufis ne peuvent pas fermer leur porte à tous grandes personnalités d ' Al-Azhar, le cheikh
membres d'une confrérie, l'adepte permanent ceux qu'ils jugent ne pas être à la hauteur, car Bûlâqî et le cheikh 'Ilîh, celui, entre autres,
du membre non régulier et du simple s'ils agissent ainsi leur rôle dans cette société d'être un imposteur en matière de soufisme
sympathisant. Beaucoup de cheikhs à son sera nul et la fonction de guide finira par en accueillant sans discrimination tous ceux
époque, rapporte-t-il, initiaient en grand disparaître. Les cheikhs acceptent tous ceux qui venaient lui demander l'affiliation15. Les
nombre à la tarîqa en enseignant seulement qui se présentent à eux, même s'ils sont dans cheikhs veulent adapter leur enseignement à
les formules du dhikr à quiconque le le péché, car1es rejeter serait les enfoncer tous les niveaux pensant que c'est à la base
demandait. Il mentionne qu'Abû'I-'Abbâs al- dans leur état et se rendre coupable soi-même que la société doit être réformée, au niveau
Huraythî initia dix mille personnes. Cette de péché. Si la démarche de ces hommes de l'individu. L'objectif de Muhammad al-
initiation en grand nombre aurait été un n'est pas sincère, au contact de leurs frères et Tâhir n'est pas, dit-il, d'attirer le plus de
moyen de mettre un frein à l'expansion des
confréries hétérodoxes, ou de faire pénétrer 14
E. Geoffroy, Le Soufisme en Egypte et en Syrie, op. 15
G. Delanoue, Moralistes et politiques, op. cit., p.
cit., p. 197. 162.

16
disciples possible comme ils le reprochent Khalwatiyya Hassâniyya, ' Abd Allâh,
aux pseudo cheikhs ; il a la conviction que employé à la sucrerie de Qûs : il fut initié dix Ibrâhîm 'Uthmân, disciple de la
tous les hommes qui viennent à lui ont été jours seulement après sa première rencontre Khalwatiyya Ramliyya, assista plusieurs fois
envoyés avec le cheikh Muhammad al-Tayyib al- au majlis avant de s'affilier. Il hésita
kabîr. Pour d'autres, l'affiliation ne se fit pas longtemps, "de peur, dit-il, de commettre une
224 RACHIDACHIH sans une préalable mise à l'épreuve. erreur". C'est à la suite d'une vision nocturne
Muhammad, imâm à la mosquée de la sâha, (ru yâ) qu'il s'affilia.
par Dieu afin d ' être guidés et que son assistait, adolescent, au majlis dans la sâha
devoir est de ne pas les rejeter. Beaucoup de du cheikh al-kabîr : "J'allais régulièrement Les rites d'initiation peuvent varier d'une
soufis veulent éviter que ces hommes ne se aux séances depuis deux ans. Le cheikh confrérie à l'autre, mais en règle générale ils
dirigent vers d'autres groupes religieux m'avait remarqué car, à la fin de chaque consistent en une poignée de main entre le
concurrents des séance,je lisais deux versets du Coran. Un disciple et son cheikh, accompagnée de la
leurs, tels que les Frères musulmans qui, vendredi, après la prière commune, je lui ai récitation de versets du Coran puis de la
sur des points fondamentaux, s'opposent aux demandé de m'initier. Il m'a répondu: promesse faite par le disciple et le cheikh
confréries; ou qu'ils s'affilient à des "Patiente encore." Il voulait être certain de la d'accepter les conditions de leur pacte. Dans
confréries au sein desquelles règnent, selon sincérité de ma démarche. Deux mois plus la Khalwatiyya, tous les aspirants sont initiés
eux, des pratiques peu conformes au Coran et tard il m'initiait aux ailffâd." Beaucoup ont au wird quotidien ( akhdh al-awrâd ou talqîn
à la Sunna. Ainsi ne posent-ils pas de commencé à fréquenter la sâha de leur al-dhikr), libre à eux ensuite de s'investir plus
condition stricte pour adhérer à leur voie. cheikh très jeunes, ils accompagnaient le plus sérieusement dans la voie ou de limiter leur
souvent leur père ou leur frère, comme cet engagement à la recherche de la baraka du
En général, l'aspirant assiste plusieurs autre disciple du cheikh al-kabîr qui assista cheikh (tabarruk). Lors de la cérémonie du
fois au majlis de dhikr avant de demander pour la première fois au majlis à l'âge de cinq talqîn, le disciple et le maître se trouvent
son affiliation. Un disciple de la Khalwatiyya ans et fut initié à quinze ans. Ainsi, la sâha et dans la même position que pour la prise du
Hassâniyya, , Abd al:Jalîl al-Wâsitî d'Isnâ, son cheikh entrent dans l'univers des pacte décrite précédemment, le cheikh étant
fut très impressionné la première fois qu'il disciples dès leur enfance. Il est en règle lui face à la qibla. Ce dernier demande au
assista au majlis de dhikr dans la sâha du général disciple de prendre son chapelet, de fermer
cheikh Ahmad al-Tayyib : "Ce même jour les yeux et de répéter après lui la formule de
j'ai été présenté au cheikh. Par la suite,j'ai LE SOUFISME AU QUOTIDIEN 225 demande de pardon à Dieu (sîghat al-
participé plusieurs fois au majlis, puis en istighfâr), qu'il doit réciter cent fois; puis la
posant des questions j'ai appris ce qu'était la demandé à l'aspirant, lors de son prière sur le Prophète (sîghat al-kamâliyya) :
voie. J'ai alors demandé au cheikh à être initiation, d'avoir au moins déjà assisté au "O Dieu, bénis, donne le salut et exalte notre
initié aux formules du dhikr (ailffâd)." majlis de dhikr et d ' en connaître les règles Seigneur Muhammad et sa famille à la
Certains sont très vite acceptés dans la car cette condition leur impose un minimum mesure de la perfection de Dieu et comme il
confrérie, à l'instar d'un autre disciple de la de temps de réflexion. convient à sa propre perfection", qu'il doit

17
réciter aussi cent fois; enfin, la formule de l de dieu que Dieu. » ' Alî répéta ces paroles de règles de conduite (ûsûl) et de
'unicité divine (tahlîl) : "Il n'y a de dieu que après lui autant de fois. ' Alî initia ensuite convenances (âdâb) que l'aspirant doit
Dieu ", qu'il doit réciter trois cents fois. Hasan al-Bakrî, quoi qu'en disent les observer pour se rapprocher de son cheikh,
contradicteurs." donc de Dieu.
"Le Prophète a de cette même façon initié
les compagnons, en groupe et Ces trois prières constituent le wird AU SERVICE DU MAÎTRE
individuellement, à la formule du tawhîd (il n quotidien des membres de la Khalwatiyya.
'y a de divinité que Dieu), comme le rapporte Tous les jours, après la prière de l'aube, le Le terme suhba, qui signifie
Tabarî. Le Prophète l'a apprise de l'ange disciple doit réciter cent fois au minimum la compagnonnage, désigne, dans le soufisme,
Gabriel, qui l'a lui-même reçue de Dieu." sîghat al-kamâliyya ; la relation de maître à disciple. Denis Gril
Cette façon de recevoir l'engagement, après la prière de l'après-midi, il doit fait remarquer que pour le soufisme du XIIIe
explique Ahmad al- Tâhir, implorer cent fois au minimum pardon de siècle en Egypte l'acceptation de ce terme
Dieu; et après la prière du coucher du soleil était assez large. Cette remarque est toujours
226 RACHIDA CHIH ou du soir, il doit réciter cent fois, ou plus, la valable aujourd 'hui: la suhba d'un cheikh
formule du tahlîl. dépasse le cadre de la progression initiatique.
remonte à l'initiation de' Alî par le Les disciples de la Khalwatiyya se désignent
Prophète: ", Alî dit un jour au Prophète: Il termine ses récitations ( awrâd) de la tous comme les compagnons (ashâb) du
"Envoyé de Dieu, indique-moi le chemin le journée par celle de la Fâtiha pour son cheikh cheikh, mais parmi eux il faut distinguer
plus court pour arriver à Dieu.» Le Prophète et le Prophète. Ce wird quotidien, ceux qui observent les règles qui permettent
lui répondit : ' Alî, répète toujours le Nom de accompagné du majlis de dhikr dans la sâha de progresser sur la voie de ceux qui se
Dieu intérieurementetà voix haute, "Mais ou la rawda, constitue le rituel de toutes les contentent du wird quotidien, voire
tout le monde le fait, répondit' Alî, je veux branches de la Khalwatiyya. Les confréries seulement de la participation au majlis de
quelque chose de plus.» Le Prophète lui ne demandent pas de la part de leurs dhikr; ces derniers sont la majorité. Que le
répondit :' Alî, lorsque sonnera l'heure, la disciples un investissement total dans la rattachement à un cheikh ait pour finalité la
terre ne contiendra plus un seul homme qui confrérie, un ensemble de dévotions réalisation spirituelle ou la simple recherche
prononce le Nom de Dieu.» "Comment et contraignantes et une discipline sévère. Le de la baraka, il répond à des règles et des
dans quelle posture dois-je faire cette rituel est simplifié au minimum afin d'être codes définis de conduite et de politesse
invocation, Prophète de Dieu ? dit ‘Alî.» adapté aux obligations de la vie moderne. En (âdâb) : par son attachement (suhba,
"Ferme tes yeux et écoute à trois reprises ce revanche, l'éducation spirituelle (tarbiyya) ou mulâzama), son service (khidma) et son
que je vais dire, tu répéteras ensuite à trois la simple recherche du tabarruk se fondent amour (hubb) pour le cheikh, tout disciple
reprises mes paroles, pendant que j'aurai les sur un certain nombre participe de la baraka de son maître et entre
yeux fermés.» Le Prophète dit ensuite à trois en contact à travers lui avec le royaume du
reprises, les yeux fermés et à voix haute, LE SOUFISME AU QUOTIDIEN 227 Divin.
pendant que' Alî retenait ces paroles: "Il n'y a

18
244 RACHIDA CHIH de longueurs variées selon les tarîqa. Elles ont permis l'intégration de populations
Certains ahzâb attribués à des grands saints nées de l'exode rural, de l'urbanisation
avant le dhikr et le dhikr lui-même. Le de l'islam sont communs à toutes les croissante et de l'industrialisation dans leur
dhikr est non seulement une des réalités confréries, à savoir le petit et le grand hizb nouvel environnement social.
fondamentales du soufisme, mais il reste du cheikh Ibrâhîm al-Disûqî, les prières et
aujourd'hui au centre des pratiques des ahzâb attribués au sayyid Badawî, une prière La Jam'iyya shar'iyya possède
confréries soufies et peut-être l'élément le d'Ibn ' Arabî et le hizb de l'imâm Nawawî. aujourd'hui, d'après les estimations fournies
plus important de leur diffusion. Muhammad al-Tâhir consacre un long par Iman Farag, un réseau de plus de deux
paragraphe sur les awrâd dans son épître mille mosquées et centres sociaux sur
INVOQUERDIEU: Anwâr al-tahqîqft ta yîd awrâd al-tarîq. l'ensemble du territoire. Le premier siège de
SALAWÂTETAWRÂD l'association, créée par Mahmûd al-Subkî en
Comme son titre l'indique, cette épître 1912, fut la maison du cheikh, dans le Vieux-
Le terme awrâd désigne l'ensemble des prend la défense des dévotions surérogatoires Caire : "Partie de Khiyamiyya, l'association
prières surérogatoires propres à alimenter la chez les soufis. Elle lui fut demandée ~ s'est multipliée petit à petit à travers la ville
dévotion soufie ; des louanges à Dieu, des dans les quartiers de sayyida ' A'îsha,
bénédictions sur le Prophète, des demandes CONFRÉRIE ET STRUCTURATION
de pardon, des sourates et versets du Coran SOCIALE 280 RACHIDA CHIH
dont la récitation est soumise à des règles
précises. A chaque momen t de la journée En s'attaquant au soufisme et aux Abbasiyya, Ghamrâ, Sharabiyya. ..et
correspondent ses formules liturgiques. Les confréries, les réformistes du début du siècle quand les percées vers la ville moderne se
awrâd suivent en général le rythme des cinq se sont trouvés devant une citadelle difficile font, c'est toujours vers des quartiers où la
prières quotidiennes. Chaque confrérie a ses à ébranler; au-delà des conflits de doctrine et structuration se fait à partir de réseaux de
propres awrâd contenues dans un petit livret. de pensée, il s'agissait pour eux de se faire voisinage et de la parenté... Une percée vers
On peut trouver aussi, dans un même livret, une place dans un champ social largement d'autres quartiers, ceux des classes
des collections de prières de différentes occupé par les confréries. La lutte menée moyennes, sera faite par la suite, suivie d'un
confréries en vente devant les mosquées; ces contre ces dernières avait pour objectif déploiement important à partir des années
prières sont lues par un public plus large que l'appropriation religieuse et sociale de 1980 dans les zones dites d'urbanisation
celui des confréries. Dans le recueil de l'espace égyptien. Les associations spontanée, quartiers faibles en services et en
prières de la Khalwatiyya figurent des fondamentalistes se sont retrouvées à la tête infra-structures et de forte densitée"
litanies composées par les maîtres de la voie, d'un réseau important de mosquées, écoles et
mais aussi un ensemble d'ahzâb (plur. de centres médico-sociaux dans tout le pays. En Certaines confréries comme la
hizb) ; le hizb désigne dans les sciences milieu urbain, elles ont pris en charge les Hâmidiyya Shâdhiliyya, la Muhammadiyya
religieuses une division du Coran et pour les fonctions traditionnelles d'intégration sociale Shâdhiliyya et la' Azamiyya Shâdhiliyya
soufis un ensemble de formules liturgiques et de prise en charge matérielle des zâwiya. attirent l'attention des chercheurs car, dans

19
cette période de déclin des confréries, elles vingt-six au xve sièclel. Les fonctions de la
parviennent à recruter des membres au sein LE SOUF1SME AU QUOTIDIEN 281 zâwiya étaient multiples: elle était à la fois
des classes moyennes urbaines. Leur force un lieu de prière, d'enseignement, d'accueil,
repose sur une organisation interne Shâdhiliyya comme la Khalwatiyya, de prise en charge morale et matérielle et
hiérarchisée et centralisée, un encadrement largement concurrencées au XXe siècle par d'arbitrage. Sa renommée reposait sur le
des disciples, une véritable politique de les associations religieuses, mais aussi rayonnement spirituel et social du cheikh qui
recrutement menée par des représentants laïques, ont été amenées à redéfinir leur l'habitait.
locaux, un projet social et politique. Pierre- politique éducative et caritative : elles
Jean Luizard qualifie ces confréries de utilisent pour cela le même instrument que Il est difficile de donner une date
réformistes car elles s' intègrent le celui de leurs concurrentes, à savoir le approximative de la disparition des zawiya
réformisme dans leur éthique religieuse et secteur associatif. Cependant, dans les du paysage égyptien car cette dernière fut
sociale et montrent une faculté d'adaptation villages, les sâha poursuivent le rôle lente et progressive, mais elle eut pour
aux changements de la société égyptienne d'accueil, d'assistance et de protection joué conséquence le rapide
contrairement aux confréries dites par les zawiya dans le passé.
traditionnelles. L'auteur, qui a bien mis en 282 RACHIDA CHIH
relief l'impact social et politique de ces LIEUX DE SOCIABILITÉ
confréries modernes, parle de "mouvement développement des sâha (litt. cour) en
de renouveau qui s'est manifesté au XXe Ribât, khânqâh, zâwiya et tekke sont des milieu rural. La sâha possède les mêmes
siècle parmi certaines confréries soufies édifices religieux généralement associés au fonctions que la zawiya ; elle est un lieu de
éclairées16". soufisme et aux confréries mystiques; en spiritualité et de réunion pour les besoins de
effet, ils ont le plus souvent servi de lieux de la confrérie, si son
Or ces confréries ne sont pas nouvelles, réunion et d'activités des soufis et ont cheikh en représente une, et un espace à
ce sont toutes des branches de la Shâdhiliyya largement contribué à l'expansion de ces usage public, pour les besoins du village.
qui s'est développée en Egypte dès le XIIIe derniers dans tout le monde musulman. Les Dans les villes, les enquêtes menées au sein
siècle. Confrérie de lettrés, à l'instar de la historiens ont souvent confondu ces de la Khalwatiyya ont mis au jour l'existence
Khalwatiyya, la Shâdhiliyya montre, depuis établissements, alors que chacun possédait d'un nouveau type d'institution soufie, la
sa création, un certain esprit de corps, met des fonctions bien spécifiques dans la rawda (litt. jardin), maison qui n'accueille
l'accent sur l'enseignement des sciences société. La zâwiya est présentée comme la que les membres de la confrérie. Cette
exotériques et de la mystique et s'implique forme d'expression majeure du soufisme en dichotomie entre sâha, espace ouvert, et
dans la vie de la communauté sur laquelle Egypte, dès le Moyen Age et tout au long de rawda, espace fermé, rappelle celle qui
elle exerce souvent un magistère religieux. l'époque ottomane. A la fin du XIXe siècle, existait à l'époque médiévale entre la zawiya
La 'Ali pacha Mubârak (m. 1893) recensa deux et la khânqâh. Cette dernière, d'origine
cent vingt-cinq zawiya au Caire, alors que persane, fut introduite en Egypte à l'époque
16
P.:J. Luizard, "Le soufisme réformiste: l'exemple de Maqrizi (m. 1442) n'en avait compté que ayyubide pour renforcer le sunnisme et
trois confréries", op. ciL

20
réduire l'influence chi'ite ; l'entrée y était pas, chez les cheikhs de confrérie, la tradition
sélective, les soufis étant choisis sur leur LE SOUFISME AU QUOTIDIEN 341 de renverser le pouvoir: à partir du moment
connaissance des règles du soufisme ( âdâb où il est musulman, il ne peut être contesté.
sûfiyya). Ainsi la khânqâh était perçue comme des savants soufis qui mettent Quand l'Etat musulman est menacé dans son
comme le berceau du véritable soufisme leur foi en pratique, se rendant utiles dans intégrité par les attaques des infidèles, les
alors que la zawiya, ouverte à la 'âmma, était leur société. Ils font la distinction entre eux, soufis se lancent dans les guerres de jihâd ou
présentée comme le refuge des superstitions les véritables soufis disent-ils, et les les luttes coloniales.
et de l'ignorance. Depuis le tournant du XIXe charlatans. Thèmes anciens, écrit A. En temps normal, ils cherchent à agir sur
siècle, les pratiques des confréries sont Hammoudi, mais qui rendent une résonance la société sans entrer en conflit avec le
violemment attaquées par les réformistes particulière dans le contexte de l'époquel. Il pouvoir. Ils jouent le rôle de médiateurs, ce
religieux de toutes tendances. On comprend, suffit de rappeler que les confréries au XXe qui explique qu'ils soient plutôt favorables à
dès lors, pourquoi certains cheikhs lettrés, à siècle sont accusées de tous les maux: celui une atténuation des conflits éventuels et à
l'instar de ceux de la Khalwatiyya qui se de prêcher une religion non conforme à une acceptation des pouvoirs quels qu'ils
posent en réformateurs et défenseurs du l'islam, qui véhicule superstitions et soient. Les confréries ne font pas de politique
véritable soufisme, ont remplacé les zawiya, légendes, et d'enfoncer la société dans un et n'interviennent pas dans les débats
liées au passé, à la tradition et à retard culturel qui explique son retard politiques; alors que les islamistes ont un
l'immobilisme, par des sâha et rawda qui économique.
s'apparentent plus à la madyâfa, maison 342 RACHIDA CHIH
d'hôte traditionnelle. On ne peut pas parler du rôle politique
des confréries, ou de leurs relations avec discours sur la nature du pouvoir, les
Mais cette réforme est de façade, car, à l'Etat, à l'époque contemporaine sans faire soufis adoptent un discours sur la nature de
l'intérieur, ces dernières transmettent les appel à l'historiographie: elle fait apparaître, la société.
mêmes idées, croyances et pratiques que au-delà des mutations de cette époque, des La naissance d'un Etat moderne n'a pas
celles qui étaient véhiculées dans les constantes, des spécificités propres à entraîné la disparition du rôle des confréries
zawiyas. l'Egypte. Il existe dans ce pays une vieille comme l'affirment les tenants des thèses
tradition d'imbrication entre de hauts modernistes, mais plutôt une diversification
ÉMERGENCE ET DÉVELOPPEMENT personnages et les soufis, qu'ils appartiennent des modes d'expression, religieux ou laïques,
DES ZÂWIYA AU CAIRE ET EN HAUTE- ou non à une confrérie. Pour des raisons de et d'action communautaire. Les confréries ne
ÉGYPTE croyances personnelles ou d'intérêts possèdent plus le monopole de la direction
politiques, le pouvoir a souvent recherché le religieuse et de la prise en charge matérielle
La zawiya est généralement présentée soutien des soufis. Au-delà des changements de la communauté. Dans ce nouveau
comme le lieu traditionnel où les disciples pro- contexte, elles sont amenées à adapter
d'un maître se réunissaient pour être fonds de la société égyptienne au XXe d'autres modes d'appropriation religieuse et
entraînés siècle, cela demeure une constante. Il n'y a sociale comme le montre l'expérience de la

21
Khalwatiyya. Leurs relations avec l'Etat ont ces hommes. Beaucoup certainement sont à confréries. Ces dernières sont elles-mêmes de
toujours eu pour but, à toutes les époques, de l'image d'Ahmad Subhî Mansûr, l'auteur d'un plus en plus décalées
préserver leurs fonctions dans la société, ce pamphlet contre Sayyid al-Badawî. Elevé par rapport à un monde sur lequel elles
qui est encore plus vrai aujourd'hui devant la dans un village de la Sharqiyya (delta), au n'ont plus prise. Les confréries soufies et tout
lutte engagée contre elles par d'autres formes sein d'une famille liée à la confrérie Rifâ ce qu'elles véhiculent de valeurs, croyances
de rattachement religieux. 'iyya, il baigna sa jeunesse et éthique religieuse et morale, sont ainsi
présentées comme inadaptées aux
CONCLUSION RACHIDA CHIH changements de la société égyptienne. C'est
au sein de ces classes de fonctionnaires,
Les rapports entre soufisme et durant dans une culture fortement petits commerçants et artisans que
réformisme sont anciens ; nombre de soufis imprégnée de soufisme. U s'inscrivit à Al- recrutèrent massivement les associations
ont toujours cherché à purifier le soufisme Azhar non pas pour devenir fonctionnaire, religieuses fondamentalistes. Pour ces
des innovations introduites par les confréries, dit-il mais pour avoir accès à la Egyptiens attirés par l'Occident, les
dans un souci de conformité au Coran et à la connaissance. Cette recherche de science confréries sont synonyme de pauvreté,
Sunna. Quant à ceux que l'on a présentés coïncida avec son rejet du soufisme: j'ai d'ignorance, d'arriération, de passivité, en un
comme des opposants irréductibles au découvert qu'il' contredisait ma manière de mot de tout ce qui est contraire au progrès et
soufisme, d'Ibn Taymiyya à Rashîd Rida, penser qui est rationnelle", confie-t-il au à la modernité. Ce qui fait dire à M. Gilsenan
leurs liens avec le soufisme sont plus étroits cours d'un entretien à Malika Zeghal. C'est que les confréries n'attirent plus que les
qu'on ne le dit. Ce n'est qu'à partir des années au nom de cette rationalité et de cette masses illettrées, en marge du progrès.
cinquante et soixante que paraissent des modernité que des hommes comme M. Subhî
pamphlets violents dirigés non seulement Mansûr quittent la campagne et rejettent le Ainsi, au-delà d'un clivage entre un islam
contre les pratiques des confréries, mais soufisme. littéraliste et scripturaire et un islam qui
contre le soufisme dans son ensemble, L' exode rural serait-il le corollaire d'un repose sur l'autorité charismatique, se
"religion contraire à l'islam, qui adore des refus des valeurs et croyances diffusées dans profilerait un clivage entre le monde urbain
idoles païennes et dont l'influence est des les campagnes ? La crise du soufisme est-elle et le monde rural, encore largement dominant
plus néfastes sur les jeunes générations ". une crise de la tradition ? C'est bien en en Egypte. Depuis l'époque ottomane,
termes de déclin que les chercheurs l'influence des confréries dans les campagnes
Ces auteurs, dont les ouvrages sont occidentaux étudièrent l'évolution des égyptiennes n'a cessé de se faire sentir. V.
constamment réédités, dépassent leurs confréries soufies au XXe siècle. En dehors Hoffman ne s'y trompe
maîtres à penser par leurs diatribes contre les des facteurs d'ordre économique et social, ce
soufis, qu'ils se réclament d'Ibn Taymiyya, déclin est lié à la naissance de classes LE SOUFISME AU QUOTIDIEN 345
des réformateurs du début du siècle ou de moyennes citadines dont l'accès à la
Hasan al-Bannâ. Pour comprendre ce rejet, il modernité s'accompagne d'un rejet de la pas lorsqu'elle parle de la présence d'une
conviendrait de se pencher sur l'itinéraire de tradition en partie véhiculée par les véritable culture soufie dans la société

22
égyptienne, voire même par endroits de Azhar, qui, comme l'écrit M. Chodkiewicz à des modes d ' expression religieuse et
culture dominante. Doit-on alors conclure à propos des maîtres de la Naqshbandiyya, d'action communautaire. Les mouvements
l'existence d'un islam sont des gardiens rigoureux de l'orthodoxie, islamistes, rendus célèbres par les médias, ne
des campagnes, un islam des saints et des combattent énergiquement les lJid'a et n'en sont pas seuls représentatifs des conceptions
confréries, et un islam des villes, scripturaire développent pas moins "une conception religieuses des Egyptiens. Les confréries, si
et rationnel ? On voit se profiler ici le modèle extrême de la sainteté qui fait du saint, vivant elles ne possèdent plus le monopole de la
à deux niveaux véhiculé par les chercheurs ou mort, le pivot de toute réalisation direction religieuse de la communauté et de
occidentaux et arabes. Les confréries seraient spirituelle18." sa prise en charge sociale, recrutent
le lieu de diffusion de toutes les croyances cependant toujours des disciples et à tous les
magiques, de toutes les superstitions et Des confréries comme la Khalwatiyya, niveaux de la société; elles continuent à
légendes, à savoir un mélange de croyances qui se sont attachées à réformer le soufisme transmettre une culture religieuse et
païennes, juives et chrétiennes, auxquelles et à l'adapter à l'évolution de la pensée prétendent aussi réformer la société.
s'ajoutent toutes les "horreurs" propagées par religieuse, peuvent attirer, plus que d'autres,
le chi'isme. Ces croyances seraient diffusées des hommes et Ainsi cette étude sur le développement de
au sein de la masse ('âmma), ignorante et femmes issus de ces classes moyennes et la Khalwatiyya en Haute-Egypte au XXe
inculte, que tente d'éduquer une minorité supérieures. La théorie siècle a-t-elle eu pour objet de montrer les
citadine éclairée; elles sont visibles lors des réponses apportées par une confrérie sur la
mawlid où, comme l'écrit C. Mayeur-Jaouen, 346 RACHIDA CHIH question de sa place et de son rôle dans la
s'étale la pauvreté des ruraux montés à la société, face à la concurrence faite par les
ville17. Ce rejet du soufisme dans le domaine de la modernisation qui stipulait des mouvements fondamentalistes et les
des dévotions et croyances populaires changements radicaux dans tous les islamistes, dans une période de profonds
explique pourquoi les membres instruits domaines, surtout dans celui de la foi changements économiques, sociaux et
d'une confrérie ne se mélangent jamais à la religieuse, a masqué la présence du religieux politiques.
masse pour faire le dhikr sous une tente. dans son ensemble et du spirituel en
particulier; l'Etat moderne n ' est pas non plus Le soufisme égyptien nous apparaît,
Ce modèle ne résiste pas à l'analyse des lié à un seul mode d'expression religieuse aujourd'hui, à travers l'enseignement des
faits. Le rattachement à un cheikh soufi n'est qui, comme le stipule la thèse de Gilsenan, cheikhs khalwatî qui nous disent ce qu'il doit
pas un phénomène populaire, puisqu'il serait l'islam fondamentaliste, même si .cet être et ne pas être, comme une réalité à deux
touche toutes les classes de la société islam imprègne aujourd'hui la société faces. La première, représentée par les
égyptienne. La Khalwatiyya compte parmi égyptienne, à travers l'édition, les médias, les cheikhs, reste discrète sur le rôle des saints,
ses membres de nombreux 'ulamâ' d'Al- mosquées. La naissance d'un Etat moderne préférant le faire comprendre directement et
n'a pas entraîné la disparition du rôle des progressivement à leurs disciples, à la fois
17
C. Mayeur-Jaouen, AI-Sayyid al-BadawÎ. Un grand confréries, mais plutôt une diversification par idéal de conformité au Coran et à la
saint de l'islam égyptien, IFAO, Le Caire, 1994, p. Sunna et par protection contre un milieu
18
108. M. Chodkiewicz, Le Sceau des saints, op. cit., p. 23.

23
hostile. La seconde, dirigée par des cheikhs GLOSSAIRE DES TERMES
moins lettrés et supportée par un milieu plus TECHNIQUES baraka: influx spirituel, marque visible de
populaire, manifeste au contraire une foi la sainteté. Cet influx peut émaner d'un saint,
dans les saints, dans leur présence et leur âdâb: code de politesse ou convenances d'un lieu ou d'un objet.
que le disciple doit observer envers son
LE SOUFISME AU QUOTIDIEN 347 maître et envers ses frères dans la voie. bay'a: dans le soufisme, mode
d'affiliation à une voie mystique. Pacte
intervention, qui exprime, en toute 'ahd: pacte d'engagement passé entre le d'allégeance conclu entre un novice et son
ferveur et toute simplicité, une doctrine de la cheikh et son disciple à l'entrée de ce dernier guide spirituel.
sainteté qui rappelle ce qu'ont élaboré, en dans la confrérie. Le disciple prête
d'autres termes, Tirmidhî et Ibn' Arabî. allégeance à son cheikh au cours d'une bid'a: innovation blâmable.
cérémonie pendant laquelle il prend la main
Mais au-delà des conflits de doctrine et du cheikh. cheikh (litt. shaykh) : nom donné à des
de pratique, c'est bien la recherche du hommes pieux et mystiques, réputés pour
leadership religieux qui explique les attaques ahl al-bayt ou âl al-bayt : les "gens de la leur sainteté.
lancées contre les confréries par les salafistes Maison ", la "famille du Prophète". La
; il s'agit, pour ces nouvelles formes de plupart des sunnites et les chi'ites limitent 350 RACHIDA CHIH
rattachement religieux, de se faire une place cette expression à Muhammad, ' Alî, Fâtima,
dans un champ depuis longtemps occupé par Hasan et Husayn. D'autres l'étendent aux fini par désigner le lieu, à savoir une
les confréries. L'autorité de celles-ci repose épouses et proches du Prophète. tente, un appartement ou un couloir de
sur la walâya du cheikh: nier l'accès à la maison ou les membres une confrérie et les
sainteté revient à nier l'existence même des akhdh al-'ahd : prise du pacte. fideles d'un saint servent du thé et de la
confréries. Or, pour beaucoup d'Egyptiens nourriture pendant les mawlid.
aujourd'hui, le saint est l'instrument de Dieu, 'âlim (plur. 'ulamâ ) : savant en sciences
rien en lui ne s'oppose plus à la volonté religieuses, gardien de la tradition madad : assistance, protection du saint. Il
divine. Cela suffit, écrit D. Gril, à expliquer musulmane. est habituel, pour les dévots du saint; de
le rôle des awliyâ, dans la société et l'histoire solliciter son assistance en criant "madad !" à
des hommes19. 'âlim 'âmil: le savant qui met sa science l'entrée de son tombeau.
en pratique.
madh: louange, panégyrique du Prophète,
'ârif bi-llâh : "ceiui qui connaît Dieu ", le des membres de sa famille ou des saints.
gnostique.
mahabba : amour porté au cheikh et, à
19
D. Gril, "La notion de walâya dans le Coran et la ashâb: compagnons, disciples du maître. travers lui, à Dieu.
Sunna", communication non publiée.

24
mujiza : miracles des prophètes. al-Qâdir aI:Jilânî (m.1166) et Ahmad al-
majdhûb: "ravi en Dieu". Rifâ'i (m.1182), le Maghrébin Ahmad al-
mulâzama: attachement à un maître. Badawî (m. 1276) et l'Egyptien Ibrahim al-
majlis : séance de dhikr. Disûqî (m.1288).
munshid : celui qui est chargé de réciter
malakût: royaume intérieur. les louanges de Dieu, du Prophète et des LE SOUFISME AU QUOTIDIEN 351
saints lors des séances de dhikro.u pendant
manâqib: vertus spirituelles d'un saint ou les mawlid. rawda : lieu de sociabilité propre aux
d'un docteur de la loi. Souvent traduit en membres de la Khalwatiyya Dûmiyya.
français par "hagiographie". murîd: "celui qui désire Dieu", l'aspirant Construits en milieu urbain, les rawda sont
à la connaissance mystique. souvent associées à une mosquée et un
maqâm: mausolée d'un saint. complexe médico-social.
murshîd: le guide spirituel, l'éducateur ru yâ : visions en songe (fi'l-manâm), ou
maqsûra: grille, en bois ou en métal, qui (murrabî) des disciples. à l'état de veille, de Dieu, de Son Prophète ou
protège le tombeau du saint. Les dévots de Ses élus.
embrassent la grille ou y frottent leurs mains musâfaha: poignée de main entre
puis se les passent sur le visage pour l'aspirant et le maître lors du rite d'initiation. sâha : lieu de sociabilité soufi répandu en
s'imprégner de la baraka qui irradie du milieu rural.
tombeau. mushâhada: contemplation.
salâwât: prières.
ma 'rifa : gnose. Connaissance de Dieu mustaftih (ou raIs al-majlis) : celui qui
par inspiration et illumination. est chargé de contrôler le bon déroulement sanad, silsila : chaîne de transmission
du dhikr. spirituelle au long de laquelle se situent tous
mawlid: cérémonies religieuses les maîtres de la voie jusqu'à son fondateur
annuelles, non canoniques, qui célèbrent le qasîda (plur. qasâ'id) : poème. et, au-delà, au Prophète.
jour anniversaire du Prophète, des membres
de sa famille et des saints. qubba: petite construction de forme suhba : compagnonnage. Désigne la
cubique surmontée d'une coupole (qubba) qui relation de maître à disciple. La suhba est un
muhibb: "celui qui aime Dieu". Le abrite le tombeau d'un saint. mode de transmission du savoir, elle
muhibbn'est pas rattaché à son cheikh par un demande de la part du disciple fidélité et
lien initiatique. Il lui rend visite pour qutb (gawth, le Secours) : pôle suprême respect au maître.
bénéficier de sa baraka et de ses pouvoirs dans la hiérarchie des saints intercesseurs qui
surnaturels. règnent sur le monde. Les quatre aqtâb sulûk: cheminement initiatique.
d'Egypte sont les deux saints irakiens 'Abd

25
ta bût: cénotaphe, souvent recouvert Elles sont composées de louanges à Dieu, de
d'une kiswa (voile) verte. bénédictions sur le Prophète, de demandes de
pardon. Leur récitation suit le rythme des
cinq prières canoniques.
talqîn al-dhikr: enseignement du dhikr.
zâwiya: lieu où les disciples et fidèles
tarbiyya: éducation spirituelle. d'un maître spirituel se réunissent pour être
initiés à la voie mystique ou pour saluer et
tarîqa : la voie initiatique sur laquelle écouter le maître et bénéficier de sa baraka.
chemine le disciple sous la direction d'un zâhir/bâtin: exotérique/ ésotérique.
guide (murshid). Elle désigne aussi la
confrérie, l'ordre soufi. ziyâra: visite individuelle ou collective
sur la tombe d'un saint, ou auprès d'un de ses
tasawwuf: traduit en français par représentants vivants, par des personnes en
"soufisme". Enseignement ésotérique et quête de baraka pour lui demander des
initiatique qui permet de suivre les étapes de faveurs ou le remercier d'un vreu exaucé.
la voie (tarîqa) qui mène à la connaissance Dans ce cas la ziyâra s'accompagne d'un don
vraie (haqîqa) de Dieu. en argent ou en nature.

tawhîd: affirmation de l'unicité divine.

tawassul: prière d'intercession.

ûsûl : règles de la tarîqa.

walî (plur. awliyâ' ) : les awliyâ 'sont les


"amis" de Dieu, ceux qui lui sont proches,
Ses élus. Walî est traduit en français par
"saint".

walâya: sainteté ou proximité de Dieu.

wird (plur. awrâd ) : oraisons


quotidiennes propres à chaque confrérie.

26

You might also like