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La vie des étudiants,

Walter Benjamin
1915

Confiante en l’infinité du temps, une certaine conception de l’histoire discerne seulement le rythme plus ou
moins rapide selon lequel hommes et époques avancent sur la voie du progrès. D’où le caractère incohérent,
imprécis, sans rigueur, de l’exigence adressée au présent. Ici, au contraire, comme l’ont toujours fait les penseurs
en présentant des images utopiques, nous allons considérer l’histoire à la lumière d’une situation déterminée qui
la résume comme en un point focal. Les éléments de la situation finale ne se présentent pas comme informe
tendance progressiste, mais comme des créations et des idées en très grand péril, hautement décriées et moquées,
profondément ancrées en tout présent. La tâche historique est de donner forme absolue, en toute pureté, à l’état
immanent de perfection, de le rendre visible et de le faire triompher dans le présent. Or, si l’on en décrit
pragmatiquement des détails (institutions, mœurs,…), loin de circonscrire cette situation, on la laisse échapper ;
elle n’est saisissable que dans sa structure métaphysique, comme le royaume messianique ou comme l’idée
révolutionnaire au sens de 89. Ainsi la signification historique actuelle du monde estudiantin et de l’Université,
la forme de son existence dans le présent, ne vaut d’être décrite que comme une parabole, comme reflet d’un état
supérieur, métaphysique, de l’histoire ; sinon, elle n’est ni compréhensible ni possible. Pareille description n’est
ni un appel ni un manifeste, car l’un et l’autre sont restés sans effet, mais elle met en lumière la crise qui, au
cœur des choses, entraîne la décision à laquelle succombent les lâches et se subordonnent les courageux. Le
système est la seule manière de traiter de la situation historique du monde estudiantin et de l’Université. Aussi
longtemps que manquent, pour le réaliser, toutes sortes de conditions, il ne reste qu’une voie : au moyen de la
connaissance, libérer l’avenir de ce qui aujourd’hui le défigure. C’est là le seul but de la critique.

La vie des étudiants est confrontée à la question de son unité consciente. Elle se pose au départ, car il n’avance à
rien de distinguer dans cette vie des problèmes – ceux de la science, de l’Etat, de la vertu –, s’il lui manque le
courage de jamais se soumettre. En effet, la caractéristique de cette vie est le refus volontaire de se soumettre à
un principe, de se pénétrer de l’idée. Le nom de science sert surtout à cacher une indifférence profondément
incrustée et implantée. Prendre l’idée de la science comme étalon de la vie estudiantine, ce n’est point là, comme
on incline à le craindre, panlogisme, intellectualisme, - mais c’est critique bien fondée, car le plus souvent la
science est érigée comme le mur d’airain des étudiants contre toute prétention « hétéronome ». Il s’agit donc
d’une unité intérieure, non de critique extérieure. On répond ici en rappelant que pour la grande majorité des
étudiants la science est école professionnelle. Puisque « la science n’a rien à voir avec la vie », il faut qu’elle
façonne exclusivement la vie de qui s’attache à elle. Un des prétextes les plus candidement mensongers pour
soustraire la science à toute exigence est de supposer qu’elle doit permettre à X et à Y de trouver leur métier. Or,
le métier procède si peu de la science qu’elle peut même l’exclure. Car par essence la science ne souffre
aucunement d’être séparée d’elle-même ; d’une manière ou d’une autre, elle oblige toujours le chercheur à se
faire enseignant, elle ne lui impose jamais les formes professionnelles publiques du médecin, du juriste, du
professeur d’université. On n’aboutit à rien de bon en appelant lieux de science des instituts qui permettent
d’acquérir des titres des habilitations, des chances de vie et de métier. En objectant que l’Etat d’aujourd’hui doit
bien former des médecins, des juristes et des maîtres, on ne réfute en rien cette affirmation. On souligne
simplement l’immensité écrasante de la tâche qui consiste à substituer une communauté de sujets de la
connaissance à une corporation de fonctionnaires et de diplômés. On souligne simplement à quel point, dans le
développement de leur appareil professionnel (par le savoir et le savoir-faire), les sciences actuelles ont perdu
cette origine unitaire qu’elles devaient à l’idée de savoir, car cette origine est devenue pour elles un mystère,
sinon une fiction. C’est ce que récusera nécessairement quiconque considère l’Etat actuel comme un donné et
pense que tout est inclus dans la ligne de son développement ; à moins d’oser exiger de l’Etat protection et
soutien de la science. Car ce qui est signe de perversion, ce n’est point qu’il y ait accord entre l’Université et
l’Etat – un tel accord n’irait pas mal avec une honorable barbarie –, c’est qu’on garantisse et enseigne la liberté
d’une science de laquelle on attend cependant cyniquement, comme si cela allait de soi, qu’elle conduise ses
disciples à être des individus sociaux et des serviteurs de l’Etat. Rien ne sert de tolérer conceptions et doctrines
les plus libres tant que l’on ne garantit pas la vie que – non moins que les plus rigoureuses – elles entraînent avec
elles et tant qu’on nie cette immense faille naïvement, en liant l’Université à l’Etat. Faire valoir des exigences de
détail ne prête qu’à malentendu, aussi longtemps que, en en satisfaisant une, on la prive de l’esprit de sa totalité ;
or, ne soulignons ici, chose remarquable et surprenante, que la manière dont l’institution du cours magistral, telle
un immense jeu de cache-cache permet aux ensembles que forment enseignants et étudiants, de se côtoyer sans
se voir. Dépourvu de fonctions officielles, le corps estudiantin reste en retrait par rapport au corps professoral et
le fondement juridique de l’Université, incarné dans le ministre des cultes, lequel est nommé par le souverain,
non par l’Université, est, par-dessus la tête des étudiants (parfois aussi, heureusement, par-dessus celle des
professeurs) une correspondance à moitié dissimulée entre autorités académiques et organismes d’Etat.
La soumission passive et sans critique à cet état des choses est un trait essentiel de la vie des étudiants. Certes,
les organisations dites de « libres étudiants », et d’autres, orientées dans un sens social, ont entrepris une
apparente tentative de solution. Elle aboutit, en fin de compte, à embourgeoiser totalement l’institution, et jamais
de façon plus évidente qu’ici n’est apparue l’incapacité des étudiants actuels en tant que communauté, à poser en
elle-même la question de la vie scientifique et à saisir son irréductible protestation contre la vie professionnelle
d’aujourd’hui. Rien n’éclairant avec plus d’acuité la manière chaotique dont les étudiants conçoivent la vie
scientifique, il est nécessaire de critiquer les idées soutenues par le mouvement des étudiants « libres » et
d’autres, proches des leurs ; à cet effet, on reprendra ici les termes d’un discours prononcé devant des étudiants,
à l’époque où l’auteur comptait œuvrer à la rénovation de l’Université : « Pour éprouver la valeur spirituelle
d’une communauté, il existe un critère sûr et simple, c’est de se demander si, dans cette communauté, la totalité
de l’acteur parvient à s’exprimer, si l’homme tout entier a des obligations envers elle et lui est indispensable. Ou
alors chacun peut-il se passer de la communauté tout comme celle-ci peut se passer de lui ? Il est fort simple de
poser la question, fort simple aussi d’y répondre en considérant chaque type actuel de communauté sociale, et
cette réponse est décisive. Tout acteur aspire à une totalité, et la valeur d’une action réside dans cette totalité,
autrement dit dans le fait que l’essence totale et indivise d’un homme puisse s’exprimer.

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