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Introduction
Nous étudierons dans ce séminaire ces deux niveaux structurels de l’œuvre qui
correspondent à deux approches théoriques distinctes, deux terrains d’étude sans liens directs,
mais qu’une étude générale de l’œuvre est obligée de confronter car aucune des deux
approches n’est suffisante pour déterminer ce qui se joue au sein de l’œuvre. C’est la
combinaison de ces deux niveaux qui fait la profondeur du texte même.
A. Le roi et la structure
L’auteur organise son texte autour d’un motif particulier, celui de la figure royale. Ce
n’est pas une spécificité de Chrétien, mais de tout le cycle arthurien. Le roi est le garant de la
diégèse et les aventures n’existent que comme mouvements partants et (re)venants vers la
cour d’Arthur. Le banquet joue un rôle spécifique dans cette dynamique textuel. Il est le lieu
d’où partent où naissent les aventures, mais aussi où celle-ci sont rapportées par une voix
intermédiaire. On reviendra dans la seconde partie sur la signification mythique du banquet.
Ce qui intéresse au niveau strictement littéraire est l’organisation, dans ce banquet
d’incontournables narratifs : la relation du chevalier au roi, mais aussi, quoique de manière
moins systématique au sénéchal Keu et à la reine.
Un motif particulier apparait dans le Conte du Graal celui de « l’aventure avant de
manger ». Il s’agit déjà d’une mise en abyme du problème diégétique. Le thème de l’aventure
structurée autour du moment du banquet est peut-être déjà critiqué, considéré comme éculé
par Chrétien à travers ce motif : on y voit le roi Arthur s ’écriant « ne mangerai a si grant
feste / por que cort esforcee taingne / Tant qu’a ma cort novele vaingne » (Cf. le passage qui
précède l’arrivée de Clamadeu à la cour d’Arthur dans le Conte du Graal, v. 2826-28). La
critique de ce topos d’organisation diégétique est encore plus frappante dans un autre texte
arthurien qui entretient des relations étroites avec le Conte du Graal, le roman occitan de
Jaufre, où l’attente de novele ou aventure est si prolongée que le roi est poussé par la faim à
aller la chercher lui-même!
Or, le déplacement du roi, la participation du roi à l’aventure est extrêmement rare, car
l’organisateur des mouvements narratifs ne peut y être impliqué sans conséquence : les seuls
textes - en dehors du roman de Jaufre - montrant le roi en action se situent auxpériphéries
extrêmes du cycle. On citera pour cela l’Historia regum britannæ de Geoffroy de
Montmouth, première œuvre arthurienne qui décrit les enfances d’Arthur, et notamment son
exploit de jeunesse de desceller Escalibor de la pierre. Dans le conte archaïque gallois de
Kulwch et Olwen, Arthur dirige une expédition. Enfin, à l’autre bout du cycle, c’est La mort
le roi Artu, où le retour de roi à une fonction de chef de guerre est justement un signe du
crépuscule du monde arthurien.
Dans le Conte du Graal et les œuvres de Chrétien de Troyes, au contraire, c’est bien
un roi catonné à la cour qui apparaît - de là peut-être ce sentiment d’impuissance du roi qui a
besoin de chevaliers audacieux pour que sa fonction conserve un sens.
« les Celtes, quoique très sensibles aux problèmes de souveraineté, n’ont jamais su ou voulu accepter
une autorité centrale. […] dans la société celtique, le roi assure la victoire par sa présence quasi magique,
mais il ne prend pas part au combat. […] la littérature courtoise a sans doute sciemment (la transformation du
personnage dans La Mort le roi Artu en fournit la preuve), changé ce chef de guerre en roi de type celtique. La
coïncidence avec les intérêts et l’idéal du monde féodal suffisent à coup sûr à expliquer ce glissement. » (D.
Boutet & A. Strubel, Littérature, politique et société dans la France dans la France du Moyen-âge, p. 92)
Ainsi, l’effacement du roi Arthur est lisible sur deux échelles : l’une contemporaine
(cela va dans le sens des intérêts des grands féodaux), l’autre mythique (roi lié magiquement à
son armée et sa terre, comme chez les Celtes, mais aussi plus largement comme héritage de
l’idéologie indo-européenne - nous le verrons plus loin).
Cependant l’effacement et le silence ne peuvent être mis sur le même plan et si le
premier est considéré comme une valeur, le second est un danger et un signe de faiblesse (cf.
II. A) Un silence royal enraciné dans une culture ancienne).
Les aventures de Perceval sont organisée autour de sa venue à la cour pour y être fait
chevalier et de son retour à celle-ci après un échec et une certaine réhabilitation (cependant
tout à fait relative, comme on le verra). Les mouvements de Perceval sont savamment
orchestrés entre ces deux moments pour mettre en valeur le développement progressif de la
culture chevaleresque faite de codes guerriers et amoureux issus de la fin’amor.
Dans le Conte du Graal, ces parallélismes diégétiques constituent un motif structurel
central : évoquons maintenant comment la parole et le silence, organise ces parallélismes.
1
Nous empruntons le tableau suivant aux cours du Professeur Strubel sur le Conte du Graal que nous avons
suivi à l’Université Paris X en 2000/2001, avec quelques ajouts personnels.
chevaleresques ou anti-chevaleresques (gras), la cour d’Arthur comme origine et fin des
aventures (rouge), les figures royales (soulignées) et les talismans royaux ou sacrés.
PREMIERE PARTIE :
A) PRELUDE
Gaste forêt
Les chevaliers
La mère veuve >> parole tutélaire et castratrice
Mort de la mère >> parole meutrière de Perceval
Les propos de la cousine du héros disait déjà, avant le retour de Perceval à la cour
d’Arthur, combien la relation du roi blessé à sa terre et ses gens était :
- Percevax li cheitis !
Ha! Percevax maleüreus,
con fus or mesavantureus
qant tu tot ce n'as demandé,
que tant eüsses amandé
le boen roi qui est maheigniez
que toz eüst regaaigniez
ses manbres et terre tenist.
Ensi granz biens en avenist !
Mes or saches bien que enui
en avandra toi et autrui. (v. 3582-92 )
2
« Dans plusieurs cultures anciennes, de mauvaises récoltes ou des défaites répétées dénoncent le mauvais roi.
Pour une raison ou pour une autre, le lien mystique qui le lie aux puissances divines est rompu.
L’affaiblissement physique est une de ses raisons, patentes. L’atteinte à l’intégrité corporelle en est une
autre : un borgne, un manchot, ne peuvent régner ; chez les Francs il a suffit à tel Mérovingien de couper les
cheveux des fils de son rival pour lui interdire à jamais la royauté. La même conception existait en Irlande - le
roi Cormac fut déposé après avoir perdu un œil - et au Pays de Galles - le roi ne devait y être ni sourd, ni
aveugle, ni fou » (Bernard Sergent, Les Indo-européens., p. 295).
roi et la fertilité/viabilité de la terre est d’une part tout aussi explicite qu’ici, quoique sous
d’autres formes3
Par les paroles de la demoiselle hideuse (dont les reproches adressés à Perceval
complètes celles de la cousine de celui-ci), le texte explicite encore davantage la relation du
roi blessé (maheigniez) à sa terre en étendant la malédiction aux gens qui la peuplent :
Le désordre cosmique est ici plus prégnant : les deux fonctions indo-européennes qui
sont subordonnées à la fonction souveraine se dérèglent - ainsi la fonction guerrière est
directement touchée par un grave déclin chevaleresque (« maint chevalier an morront »)
tandis que la troisième fonction est touchée dans ces deux formes principales : la fertilité de
la terre (« terres an seront essilliees ») et celle des femmes (« et puceles desconselliees, qui
orfelines remandront »).
3
[…] on réclame de lui qu’il promeuve la fécondité universelle, qu’il fasse pleuvoir (Inde, Iran), que les
moissons et portées soient abondantes sous son règne (Iran, Grecs, Celtes, Germains) - au point que des
légendes, en Germanie, en Grèce, à Rome, parlent d’un partage du corps du roi après sa mort, les morceaux
permettant la fécondité de plusieurs provinces ; et dans des légendes indiennes, galloises, et irlandaises,
germaniques, slaves, grecques, phrygiennes, comme au cours d’un rite des Luwi de Karkemis, le roi laboure -
action rituelle, limitée à un jour et un lieu, mais dont l’utilité toute mystique est d’inaugurer le cycle agricole,
d’impulser la production naturelle. Une « charrue » est l’un des joyaux du roi scythe et de même parmi les
regalia du roi sassanide Chosroës II figurait un « trésor de bœuf », à savoir une masse d’or découverte un jour
par un paysan alors qu’il cultivait son champ (B. Sergent, I.E., p. 294).
Apovri e deserité
Et furent a tort
Li jantil home après la mort
Uterpandragon, qui rois fu
Et père le bon roi Artu.
Les terres furent essilliees
Et les povres janz avilies,
Si s’an foï qui foïr pot. »
Un autre élément de ce vieux motif indo-européen est peut-être moins visible, mais
existe souterrainement dans le thème de la coupe d’or. Il s’agit du thème de la coupe de
vérité. Dans les cultures indo-européennes, une coupe, un cor ou un récipient bu au banquet
du roi permettait de mettre à nu une vérité : ainsi dans le texte islandais du Dit de Thorstein le
Colosse-de-la-Ferme, un immense cor magique, parlant et rempli d’eau-de-vie ou de poison
permet de désigner le roi, dans les légendes nartes des Ossètes, c’est le Nartamongæ, le
« révélateur des Nartes », coupe magique qui déborde pour désigner qui est le plus grands des
héros nartes. Enfin, et c’est surtout cet exemple qui nous intéresse, dans la Continuation-
Gauvain, la branche III voit l’apparition d’une autre coupe de vérité, le Cor Bonec, qui,
rempli de vin lors d’un festin royal, désigne les époux vertueux en ne laissant tomber aucune
goutte de vin. Le roi Caradoc est ainsi rassuré de la fidélité de sa femme. Au contraire de
celui-ci, Arthur et Keu sont humilié par la goutte qu’ils laissent tomber qui désigne
ouvertement aux yeux de tous l’adultère de leurs épouses. On peut sans trop de peine
remarquer que la coupe verser par le chevalier Vermeil sur la reine rappelle d’une manière
indirecte cette souillure. Certes la Continuation-Gauvain est postérieure au Conte du graal,
mais rien ne prouve que sa légende n’est pas antérieure, et d’ailleurs à bien des égards cette
œuvre montre des traits archaïques plus clairs et plus nombreux que le roman de Chrétien - ce
qui corrobore une légende antérieure qui fut sans doute connue de l’auteur du Conte du graal.
Le silence du roi Arthur est donc une forme atrophiée, indirecte de la blessure royale,
qui cette fois n’est pas un signe castrateur physique (la blessure entre les jambes), mais un
signe castrateur symbolique, celui de l’infidélité sous-entendue de la reine - infidélité
développée par Chrétien dans Le Chevalier à la charrette. Œuvre postérieure, Le Conte du
graal est un roman dont la visée est la restauration de la figure royale, mais il demeure un
texte inachevée, laissant ouvertes toutes les conclusions possibles.
Conclusion
Ce que nous montre ce double niveau structurel est particulièrement important pour
envisager l’approche générique des œuvres narratives médiévales - matière de Bretagne et
chansons de gestes en premier lieu. On n’assiste pas à la simple utilisation de motifs
mythiques ou légendaires par les écrivains dans un but d’exotisme ou de mise en valeur du
merveilleux. Au contraire du découpage arbitraire de simples motifs, la structure légendaire
est maintenue, mais réintégrée dans une structure littéraire, qui elle constitue le but de
l’auteur. Chrétien de Troyes est loin d’être le seul auteur à procéder ainsi, bien-sûr, mais l’une
des forces du Conte du Graal est la grande hauteur de cohabitation des anciens mythes avec
la réécritures chrétiennes. Ici cohabitent une multiplicité des possibilités de lectures de
l’œuvre qui l’enrichit, et une tentative de synthèse très subtile et bien plus réussie que dans de
nombreuses œuvres contemporaines.
L. A.