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Le vocabulaire de

Paul Ricœur

Olivier Abel
Professeur de philosophie à la Faculté
de théologie protestante de Paris

Jérôme Porée
Docteur en philosophie
Professeur des Universités
Dans la collection Vocabulaire de...
Arendt, par A. Amiel • Aristote, par P Pellegrin • Bachelard, par J.-Cl. Pariente· Bacon,
par Th. Gontier· Bentham, par J.-P. Cléro et Ch. Laval· Bergson, par F. Wonns • Berkeley, par
Ph. Hamou • Bourdieu, par Ch. Chauviré et O. Fontaine· Comte, par J. Grange· Condillac, par
A. Bertrand· Deleuze, par F. Zourabichvilli • Derrida, par Ch. Ramond· Descartes, par F. de Buzon et
D. Kambouchner· Diderot, par A. Ibrahim· Duns Scot, par Ch. Cervellon • Épicure, par J.-F. Balaudé
• Fichte, par B. Bourgeois· Foucault, par J. Revel • Frege, par A. Benmakhlouf· Freud,
par P.-L. Assoun· Girard, par Ch. Ramond • Goodman, par P.-A. Huglo • Habermas, par
Ch. Bouchindhomme • Hayek, par L. Francatel-Prost· Hegel, par B. Bourgeois· Heidegger, par
J.-M. Vaysse· Hobbes, par J. Terrel • Hume, par Ph. Saltel • Husserl, par J. English • Jung,
par A. Agnel (coord.) • Kant, par J.-M. Vaysse· Kierkegaard, par H. Politis· Lacan, par J.-P. Cléro
• Leibniz, par M. de Gaudemar • L'école de Francfort, par Y. Cusset et S. Haber· Lévinas, par R. Calin
et F.-D. Sebbah • Lévi-Strauss, par P. Maniglier· Locke, par M. Parmentier· Machiavel, par
Th. Ménissier· Maine de Biran, par P. Montebello· MaÎtre Eckhart, par G. Jarczyk et P.-J. Labarrière
• Malebranche, par Ph. Desoche • Malraux, par J.-P. Zarader • Marx, par E. Renault· Merleau-
Pont y, par P. Dupond· Montaigne, par P. Magnard· Montesquieu, par c. Spector • Nietzsche, par
P. Wotling • Ockham, par Ch. Grellard et K. S. Ong-Van-Cung • Pascal, par P Magnard· Plotan,
par L. Brisson et J.-F. Pradeau • Plotin, par A. Pigler • Présocratiques, par 1.-F. Balaudé • Quine, par
J. G. Rossi· Ravaisson, par J.-M. Le Lannou· Rousseau, par A. Charrak • Russell, par
A. Benmakhlouf • Saint Augustin, par Ch. Nadeau • Saint Simon, par P. Musso· Saint Thomas
d'Aquin, par M. Nodé-Langlois • Sartre, par Ph. Cabestan et A. Tomes· Sceptiques, par E. Naya
• Schelling, par P. David· Schopenhauer, par A. Roger· Spinoza, par Ch. Ramond· Stoïciens, par
V Laurand· Suarez, par J.-P Coujou· Tocqueville, par A. Amiel· Valéry, par M. Philippon • Vico,
par P. Girard· Voltaire, par G. Waterlot· Wittgenstein, par Ch. Chauviré et 1. Sackur

Bouddhisme, par S. Arguillère· La sociologie de l'action, par A. Ogien et L. Queré

ISBN 978-2-7298-3247-6
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Rarement auteur s'est autant appuyé sur la langue telle qu'elle est.
Ricœur ne s'est pas créé une langue propre, et il a peu forgé de mots
nouveaux. Pourquoi forcer les mots à jouer? Quand on les laisse ils
jouent tellement plus, et tellement mieux! Mais Ricœur a observé et
discerné des usages déjà là, qu'il a soigneusement cherché à mettre en
ordre. Ces trésors du langage ordinaire font pour lui partie de notre pré-
compréhension des questions, et plutôt que croire pouvoir en faire table
rase en commençant par des définitions pures, il vaut toujours mieux
partir de ces sources non-philosophiques de la philosophie. La réflexion
est seconde. Comme Ricœur dit, « nous survenons au beau milieu d'une
conversation qui est déjà commencée et dans laquelle nous essayons de
nous orienter afin de pouvoir à notre tour y apporter notre contri-
bution ».
Quelle est donc cette contribution? Interpréter, n'est-ce que démêler la
polysémie des notions? On trouve des chapitres entiers consacrés à ce
démêlage, sur la représentance, ou sur la ressemblance par exemple, et un
livre explore le seul champ sémantique du mot reconnaissance. Et lire,
n'est-ce qu'adopter le vocabulaire d'autrui et lui faire crédit au point de
plier notre discours à épouser le sien, à le reconstruire de l'intérieur ?
Certains des livres de Ricœur sont comme une mise en dialogue de fiches
de lectures successives, alors où se tient Ricœur? C'est qu'en défaisant et
en refaisant patiemment le champ conceptuel d'un terme ou la syntaxe
d'un discours, il ne cesse d'en chercher à chaque fois les articulations in-
ternes, les limites ou les impasses. Où l'éthique cède-t-elle la place à la

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morale? Comment l'histoire et la mémoire interfèrent-elles? Ces
questions prosaïques de mots, de sens des mots que nous employons,
sont les grandes questions de la philosophie de Ricœur, sa manière de
reconstruire autrement les champs notionnels.
Or en creusant certaines apories, en approfondissant certains paradoxes,
il arrive qu'il opère des retournements ou des déplacements de sens, qui
rapprochent des concepts éloignés, au point d'en faire des « métaphores
vives». Celles-ci font sentir et comprendre les choses autrement. Mais ce
ne sont pas des échappées ou des saillies sans règle: c'est au contraire la
rigueur des règles discernées qui fait ressortir et mesurer ces paradoxes et
ces écarts avec le sens ordinaire des termes. Ricœur nous offre alors des
formules qui sont de véritables trouvailles, qui montrent là où il se tient,
et expriment son engagement bien plus qu'une quelconque synthèse. Il
invente des concepts inachevés mais astucieux, qui font bien voir ce
qu'ils laissent, leurs résidus de perplexité.
Si l'on peut ainsi résumer en trois alinéas la démarche de Ricœur, heu-
reusement ou malheureusement, un vocabulaire de Ricœur doit quand
même tenir compte de la complexité et de la difficulté de ses textes,
d'autant plus sensible ici que nous avons tenté chaque fois que possible
de les laisser parler par eux-mêmes.
Leur complexité réside dans le fait qu'il tient scrupuleusement compte
des lexiques spécialisés de chacun des thèmes qu'il traite, comme s'il
s'adressait chaque fois à ceux qui ont le plus fait progresser la recherche.
En outre les mêmes thèmes peuvent avoir été abordés diversement par la
philosophie analytique anglo-saxonne et par l'analyse structurale, par
exemple, ce qui le conduit à des montages conceptuels délicats. Lui-
même d'ailleurs a varié les méthodes, et donc les vocabulaires il a greffé
une démarche herméneutique sur la phénoménologie, et largement in-
fléchi ensuite l'herméneutique vers la poétique de la métaphore ou du
récit. Tout cela donne un résultat complexe, même si chaque élément
pris isolément est assez facile.
Cependant Ricœur est par ailleurs souvent difficile, même là où il est le
plus simple. C'est qu'il va chercher des chemins ardus et inusités, y
engage quelque chose d'existentiel, à la limite du témoignage en première
personne, honore des conflits insolubles, s'attarde dans ce que l'on croit
des impasses, et oblige son lecteur à soutenir la tension de rappro-
chements ou de distanciations inhabituels. À tout cela le lecteur parfois
rechigne. Mais c'est dans ces parages justement qu'il trouve parfois des
formules qui « donnent à penser» et placent «le langage en état
d'émergence ». Et c'est là que l'on prend pleinement la mesure de
l'ampleur éthique, au sens spinoziste, de l'ensemble de la démarche de
Ricœur.
Cette respectueuse docilité à la complexité des vocabulaires et à leurs
interférences, d'une part, ce courage difficile de confronter des mondes
de langage que tout éloigne, d'autre part, nous font entrevoir ici ce que
peut être la langue si vivante de Ricœur - sur un échantillon arbitraire
mais que nous espérons néanmoins représentatif. Cette double qualité
explique son importance pour la mémoire philosophique. On se
souviendra longtemps de l'ordre et du désordre qu'il a mis dans les mots.
Affirmation

« L'être a-t-il la priorité sur le néant au cœur de l'homme? » C'est ce


dont fait douter parfois celui-ci par son singulier « pouvoir de négation»
(RY, poche 378). Mais la négation, sous ses multiples aspects - refus,
recul, limitation, doute, crainte, angoisse - « n'est jamais que l'envers
d'une affirmation plus originaire» (ibid., 394) qu'expriment en chacun
la transitivité du désir et la continuité de l'effort pour exister. D'une telle
affirmation, il n'existe, certes, nulle preuve objective. Mais elle est
attestée par notre capacité d'affronter les situations les plus désespérées.
Et elle est ressentie dans toutes les autres comme la simple « joie
d'exister» (HF, 153) - une joie qu'il faut donc dire elle-même « plus
originaire que toute angoisse qui se croirait originaire» CRY, poche 358)
et plus riche de promesses que celle-ci ne l'est d'assurances relatives à
notre finitude.
Le primat de l'affirmation - d'une affirmation tenue pour l'être
même de l'homme - est reçu explicitement de Nabert, qui prend soin
d'ailleurs, dans ses Éléments pour une éthique, de différencier l'affir-
mation « subjective» de soi de 1'« affirmation absolue)} qui la fonde et
qui se montre irréductible ainsi à toute psychologie et même à toute
anthropologie (op. dt., 68). Cette différence, selon Nabert, détermine la
tâche de la réflexion, définie précisément comme l'appropriation, par le
moi, de cette affirmation absolue. Encore faut-il, certes, que celle-ci soit
d'abord « rendue sensible» à elle-même (ibid., 72) c'était, chez Fichte,
la fonction du « choc» (Anstoss) ; c'est chez Nabert celle d'expériences
négatives telles que la faute, l'échec ou la solitude. Mais la négation, si elle
est épistémologiquement première, est ontologiquement seconde: c'est
seulement la condition qui révèle à la conscience finie le mouvement
premier de l'affirmation. Pour Ricœur, de même, si « l'affirmation ori-
ginaire ne devient homme qu'en traversant la négation », il ne s'ensuit
pas « que l'homme soit cette négation même» (RF, 153). Sartre est

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d'abord visé «sa description des "actes néantisants" - de l'absence au
refus, au doute et à l'angoisse - rend bien compte de la promotion de
l'homme comme non-chose; mais l'être de la chose n'est pas tout
l'être» ; il ne doit donc pas occulter « la puissance d'affirmation qui nous
constitue» (ibid.). Cette puissance d'affirmation est ignorée aussi, d'une
autre façon, de l'ontologie heideggerienne, dont tout l'effort consiste à
réduire l'existence à sa « finitude », comprise elle-même dans la seule
perspective de 1'« être-pour-Ia-mort». Non qu'il n'y ait une« tristesse du
fini» (HF, 156) et qu'elle n'affecte notre effort pour exister. Mais elle est
d'une autre nature que l'angoisse du néant. Elle oblige bien plutôt à
penser la réalité humaine comme le « mixte» de l'affirmation originaire
et de la négation existentielle. L'homme, « c'est la joie du oui dans la
tristesse du fini» (ibid.). La référence principale alors n'est plus Nabert :
c'est Spinoza. Et pourtant l'affirmation originaire n'est pas réductible au
~~ vouloir-vivre ». Camus, ici, a raison contre Spinoza et contre
Nietzsche: « pas de vouloir-vivre sans raison de vivre» (HV, poche 362).
L'homme révolté en témoigne en disant non à sa réalité misérable, il dit
oui à cette « part de lui-même» que lui désignent ensemble son devoir et
son désir (ibid., 399). Mais l'expérience de la révolte soulève précisément
la question du maintien de l'affirmation au cœur de la négation
comment être en dépit de ce qui nous porte naturellement à ne plus être?
Irréductible à toute biologie, l'ontologie de l'affirmation originaire se
montre solidaire alors d'une eschatologie de l'espérance.
C'est un problème de savoir comment s'assurer que l'affirmation
est bien le fond de l'être. Nous manquons, en effet, de l'intuition qui
dévoilerait immédiatement ce fond à notre conscience. Nous pouvons
seulement interpréter les signes dans lesquels il s'extériorise (L3, poche
102). En parlant de la « structure herméneutique de l'affirmation origi-
naire» (ibid., 133), Ricœur dépasse cependant cette première position du
problème. Il inclut l'interprétation dans le mouvement même de l'affir-
mation. Celle-ci n'est plus, alors, l'objet d'une thèse à vérifier: elle est le

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lieu d'une « attestation» avec laquelle elle ne fait qu'un, et qui dure
autant que durent notre désir et notre effort pour exister.

Altérité

La définition générique de l'altérité - caractère de ce qui est autre -


invite à opposer cette notion à celle d'identité. L'« autre» est alors ce qui
n'est pas le « même» et a pour synonymes le « contraire », le « distinct»,
le « changeant», etc. Cette définition cependant est insuffisante, étant
donné le double sens de la notion d'identité quand elle est appliquée à
notre personne: « mêmeté » et « mienneté », « immutabilité de l'idem»
et « réflexivité de l'ipse» (SA, 368). L'altérité peut être conçue alors plus
spécifiquement comme une dimension constitutive de l'identité prise en
ce deuxième sens. Il ne faut pas cependant la réduire à l'altérité d'autrui.
À la polysémie de l'identité répond la polysémie de l'altérité, dont « trois
modalités» sont distinguées qui correspondent pour nous à trois « expé-
riences de passivité» (ibid.) l'altérité d'autrui, celle de notre corps
propre, celle enfin de « la voix de la conscience à moi adressée du fond de
moi-même» (RF, 105). Il Ya, d'ailleurs, « deux sortes d'autrui» : « le toi
des relations interpersonnelles et le chacun de la vie dans les insti-
tutions» (ibid., 80). Mais ces diverses acceptions n'épuisent pas le sens de
l'altérité, qui reste pour le philosophe une « aporie» que marquent dans
son discours une référence indéterminée au« Tout-Autre» et une révé-
rence distanciée à la « foi biblique» (ibid., 82).
Comme l'être, l'autre se dit en plusieurs sens. D'où la diversité des
perspectives dans lesquels il s'offre à la réflexion philosophique. La
première évoque la métaphysique platonicienne des« grands genres », où
1'« autre» apparaît comme une méta-catégorie reliée à toutes les autres
catégories et plus spécialement à la catégorie du « même ». Aussi peut-on
parler, à ce niveau déjà, d'une « dialectique du même et de l'autre» (RF,
100). Mais cette dialectique n'intéresse pas comme telle l'herméneutique

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du soi. Encore moins est-elle spécifiquement éthique. Elle manque de la
distinction conceptuelle qui donne accès à la problématique de l'identité
personnelle: celle de la mêmeté et de l'ipséité. Cette deuxième pers-
pective est précisément celle qui est développée dans Soi-même comme un
autre. « Comme» ne signifie pas seulement, dans ce titre, une compa-
raison (soi-même semblable à un autre), mais bien encore une impli-
cation (soi-même en tant qu'autre) (SA, 14). C'est pourquoi l'on ne peut
réduire toute altérité, dans cette perspective non plus, à l'altérité d'autrui.
Encore moins doit-on tenir cette dernière, comme Lévinas, pour
l'unique fondement de l'ipséité. Non que la voix de la conscience ne
puisse être comprise elle-même comme une injonction venue d'autrui
(ibid., 409). Mais, si quelqu'un commande, il faut que quelqu'un
réponde. Ainsi le soi ne peut pas être seulement le produit de son
affection par l'autre. Mieux vaut parler ici encore d'une « dialectiq~e de
l'ipséité et de l'altérité». La discussion avec Lévinas se poursuit d'ailleurs
dans une troisième perspective, que l'on peut appeler pratique. Il s'agit
alors de faire droit à la différence de l'éthique et du politique et d'assu-
mer à cette fin la polysémie même d' « autrui ». Les critiques adressées à
Lévinas sont les mêmes, dans cette perspective, que celles qu'avait attirées
plus anciennement contre lui G. Marcel (GM et KI, 157 et suiv.). Elles
trouvent leur expression positive dans la distinction du « socius» et du
« prochain» (HV, poche 113 et suiv.), à laquelle sera superposée ultérieu-
rement la distinction de la justice et de la sollicitude (SA, 254 et suiv.). La
polysémie de l'altérité soulève cependant la question de savoir quel est
l'autre premier en soi. Cette question est posée à propos de la voix de la
conscience: « vient-elle d'une personne autre que je puis "envisager", de
mes ancêtres, d'un dieu mort ou du Dieu vivant [ ... ], voire de quelque
place vide?» Il est remarquable que Ricoeur conclue ici de 1'« équi-
vocité» à 1'« aporie» de l'autre (RF, 82 j SA, 409). La philosophie de
l'altérité rencontre à ce moment l'autre de la philosophie elle-même.
Reste ce qui est sans doute, pour une herméneutique du soi, le
plus important - du moins si cette herméneutique veut disposer d'une

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base phénoménologique suffisante l'articulation entre l'altérité et la
passivité. Car il en résulte que « de l'intime certitude d'exister sur le
mode du soi, l'être humain n'a pas la maîtrise; elle lui vient, lui advient,
à la manière d'un don, d'une grâce, dont le soi ne dispose pas» (RF,
108). Ricœur en avait acquis très tôt la conviction: être soi n'est pas être
par soi; et de la liberté même du soi l'on doit dire qu'elle est un pouvoir
moins de« position» que d'« accueil» (VI, 36).

Amour

Comme l'indique le titre de l'un de ses livres, Ricœur n'a cessé


d'opposer Amour et Justice, pour tenter de les penser ensemble, et de les
corriger l'un par l'autre. L'amour ne saurait abolir les règles de la justice,
et d'abord celle de la r'éciprocité ; mais à l'inverse « sans le correctif du
commandement d'amour, la Règle d'Or serait sans cesse tirée dans le
sens d'une maxime utilitaire [ ... ] Je dirai même que l'incorporation
tenace, pas à pas, d'un degré supplémentaire de compassion et de géné-
rosité dans tous nos codes - Code pénal et Code de justice sociale -
constitue une tâche parfaitement raisonnable, bien que difficile et inter-
minable» (AJ, 56-58,66).
À ce premier sens de l'amour du prochain et de la sollicitude doit être
adjoint un sens non moins fondamental qui touche au désir érotique et à
la vie: « ce sentiment fondamental, cet Éros par quoi nous sommes dans
l'être, se spécifie dans une diversité de sentiments d'appartenance qui en
sont en quelque sorte la schématisation» (( La fragilité affective », HF,
119). Dans son commentaire du Cantique des cantiques, il parle de « La
métaphore nuptiale» c'est que l'amour érotique signifie plus que lui-
même et que le lien nuptial libre et fidèle, en dehors même de toute
perspective de mariage ou d'enfants (PB, 446), est « la racine cachée du
grand jeu métaphorique qui fait s'échanger entre elles toutes les figures
de l'amour» (PB, 457). La poétique de l'amour s'oppose ici encore à la

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rhétorique de l'argumentation et de la justice, jusque dans les figures du
« combat amoureux» et de la« logique de surabondance».

Dans le premier sens, l'amour est donc plutôt une figure de l'agapè
entendu comme amour du prochain. C'est un thème ancien chez lui:
« Jusqu'au dernier jour, l'amour et la coercition chemineront côte à côte
comme les deux pédagogies, tantôt convergentes, tantôt divergentes, du
genre humain. La fin de cette dualité serait [ ... ] la fin de l'histoire.
(<< État et violence », HV, 258-259). «A la mesure de l'amour du pro-
chain, le lien social n'est jamais assez intime, jamais assez vaste. Il n'est
jamais assez intime, puisque la médiation sociale ne deviendra jamais
l'équivalent de la rencontre, de la présence immédiate. Il n'est jamais
assez vaste, puisque le groupe ne s'affirme que contre un autre groupe et
se clôt sur soi. » (( Le socius et le prochain », HV, 125). Comment conju-
guer la justice et l'amour, l'éthique de responsabilité du magistrat et
l'éthique de conviction du prophète, la logique de l'équivalence dans la
rétribution et la logique du don qui déborde toute rétribution ? Jusq~e
dans Parcours de la reconnaissance, l'humanité boîte entre ces deux
versants. L'amour tient ici à cette approbation mutuelle d'exister qui fait
les proches (PR, 280), et au besoin d'états de paix où la pure mutualité
échappe à l'argumentation, à la discussion, à la comparaison (PR, 320 et
suiv.).
Mais très tôt aussi Ricœur refuse l'opposition entre éros et agapè,
et éros est plutôt opposé à thanatos. « Je parlerais volontiers de la sché-
matisation du bonheur dans l'élan et dans les objets du désir; un de ces
objets soudain figure, dans une sorte d'immédiateté affective, le tout du
désirable [... ] La fonction universelle du sentiment est de relier; il relie
ce que la connaissance scinde; il me lie aux choses, aux êtres, à l'être. »
(HF, 119,146-147). «Nous pressentons que le plaisir lui-même n'a pas
son sens en lui-même qu'il est figuratif [ ... ] que la vie est unique,
universelle, toute en tous et que c'est à ce mystère que la joie sexuelle fait
participer [ ... ] Mais cette conscience vive est aussi conscience obscure,

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car nous savons bien que cet univers à quoi la joie sexuelle participe s'est

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effondré en nous que la sexualité est l'épave d'une Atlantide submergée.
«(
De là son énigme. » La sexualité, la merveille, l'errance, l'énigme »,
HV, 236). Cette orientation première vers le oui, ce crédit que Ricœur
accorde au désir, sont importants pour comprendre le spinozisme discret
de son éthique: l'être est vie et désir et non chose ou savoir, et c'est
pourquoi l'Autre n'est pas la seule source de l'existence éthique.
Le langage de l'amour, qu'il soit agapè ou éros, est celui de la métaphore
(PR, 324-326). Dans la métaphore nuptiale, Ricoeur rapproche « la jubi-
lation de l'homme découvrant la femme» en Genèse 2,23, et l'appel du
Cantique des cantiques 8,5 « sous le pommier je t'ai réveillée », dans
l'idée qu'avec le nuptial apparaît le langage non comme nomenclature
mais comme parole vive et conversation (PB, 449).

Aporétique

Du grec aporos, impasse. « L'énigme est une difficulté initiale, proche


du cri et de la lamentation; l'aporie est une difficulté terminale, produite
par le travail de la pensée; ce travail n'est pas aboli, mais inclus dans
l'aporie. C'est à cette aporie que l'action et la spiritualité sont appelées à
donner non une solution, mais une réponse destinée à rendre l'aporie
productive, c'est-à-dire à continuer le travail de la pensée dans le registre
de l'agir et du sentir» (M, 39). Ici appliquée au thème du mal, l'aporie
est au coeur de bien des démarches philosophiques de Ricœur: « Temps
et Récit, tome III, est entièrement construit sur le rapport entre une apo-
rétique de la temporalité et la riposte d'une poétique de la narrativité »
(SA, 118) ; et à la même page, parlant des apories de l'autodésignation ou
de l'ascription d'un acte à un sujet: « Celles-ci, comme c'est généra-
lement le cas avec les apories les plus intraitables, ne portent pas
condamnation contre la philosophie qui les découvre. Bien au contraire,
elles sont à mettre à son crédit». C'est par l'aporie que nous sommes
renvoyés d'un discours de la méthode à un autre: « Je veux en effet

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conduire la réflexion herméneutique jusqu'au point où elle appelle, par
une aporie interne, une réorientation importante, si elle veut entrer
sérieusement en discussion avec les sciences du texte, de la sémiologie à
l'exégèse. » (TA, 75)
Ricœur parle du caractère inscrutable du temps, non seulement
comme une aporie de départ à laquelle la poétique du récit peut
répondre, mais comme une aporie finale, indépassable. L'identité nar-
rative désigne davantage un problème qu'une solution, et doit de toute
façon se joindre aux composantes non-narratives de la formation du
sujet agissant. Il n'y a pas de temps qui comprendrait toutes les figures
du temps, ni, du côté du récit, quelque chose comme une intrigue des
intrigues. Enfin on ne peut ni dominer ni laisser tomber le temps, dont
on ne parle toujours déjà qu'au travers des métaphores d'une culture
donnée. La poétique du récit ne suffit donc pas à répondre à l'aporétique
du temps, et d'ailleurs la réplique « consiste moins à résoudre les apories
qu'à les faire travailler, à les rendre productives» (TR3, 374 et suiv.).
C'est ainsi que l'aporie renvoie au détour des « voies longues» (CI, 10),
aux variations réglées d'une pluralité méthodique d'approches dont
aucune ne saurait prétendre épuiser la question.
La même démarche vaut pour le mal, qui est dit avec Kant inscrutable
(M, 35), et le cheminement aporétique du petit essai sur Le mal (aporie
de l'explication, aporie de l'action, aporie du sentiment) est exemplaire
de cette élaboration et de ce retournement qui oblige à faire appel aux
sources non-philosophiques de la philosophie: tragédies, romans, droit,
histoire, psychanalyse, textes bibliques. Le thème du sujet également ren-
contre une aporie fonda-mentale: « Au creux dépressif de l'aporie, seule
la persistance de la question qui ?, en quelque sorte mise à nu par le
défaut de réponse, se révèlera comme le refuge imprenable de l'attes-
tation» (SA, 35).
Ricœur s'est dit très frappé par la Krisis de Husserl, où l'on voit
son enquête sur les couches les plus profondes de la phénoménologie
déboucher sur une impasse: le sujet appartient toujours déjà à un
Lebenswelt, à un « monde de la vie ». Mais la démarche est aussi fonciè-
rement kantienne, dans la mesure où « la conscience de validité d'une
méthode n'est jamais séparable de la conscience de ses limites » (CI, '34),
et « accède à son expression la plus haute lorsque l'exploration du
domaine où sa validité est vérifiée s'achève dans la reconnaissance des
limites qui circonscrivent son domaine de validité» (TR3, 37). L'homme
faillible rappelle déjà, contre Heidegger, l'inscrutabilité du schématisme
- et on peut se demander à quelle aporie répondait le propos d'une
« poétique de la volonté ». En amont, il y a enfin Platon, et la méthode
aporétique de ses dialogues, qui oblige au détour par le mythe et par la
dialectique: « Il ne s'agit pas seulement de réserver la réponse vraie et de
mettre à nu la question elle-même [ ... ] il s'agit d'instaurer dans l'âme un
vide, une nuit, une impuissance, une absence, qui préludent à la révé-
lation» (EESPA, 133). Mais cette révélation même reste pour Ricœur
une limite: « l'ontologie est bien la terre promise pour une philosophie
qui commence par le langage et par la réflexion; mais comme Moïse, le
sujet parlant et réfléchissant peut seulement l'apercevoir avant de
mourir» (CI, 28).

Attestation

Relative pour chacun à ses propres capacités de parler, d'agir, de


raconter, de promettre, etc., l'attestation est « l'assurance» de pouvoir
demeurer soi-même en toutes circonstances (SA, 351). Cette assurance
est privée, certes, de la garantie attachée en droit au cogito cartésien: c'est
une « croyance» que son « défaut de fondation» rend vulnérable et
rapproche moins de la preuve que du témoignage. Mais elle n'en est pas
moins « plus forte que tout soupçon )}. Aussi le terme qui la désigne le
mieux est-il celui de « confiance» (ibid., 34). Il est aussi le plus propre à
exprimer le mouvement d'affirmation qui constitue l'être même du soi.

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L'attestation, ainsi définie, s'inscrit dans la perspective ouverte par
l'idée d'un « cogito brisé ». Elle suppose rompu le lien qui unissait, pour
l'auteur des Méditations métaphysiques, la réflexion et l'intuition, et
admise la place de l'interprétation dans la connaissance de soi. C'est
précisément « la sorte de certitude à laquelle peut prétendre l'hermé-
neutique du soi », une fois renvoyées dos à dos «l'exaltation épisté-
mique » du cogito chez Descartes et son « humiliation» chez Nietzsche et
ses successeurs (SA, 33). Ainsi se trouve en partie justifiée la parenté de
l'attestation et du témoignage, que l'on peut en effet ranger tous deux
sous la modalité du probable et créditer de ce que l'on aurait appelé
autrefois une certitude morale. Dans Soi-même comme un autre, où
l'attestation est élevée pour la première fois au rang d'un concept
directeur, l'accent est mis cependant moins sur le connaître que sur l'agir
- dont est rappelée d'ailleurs l'unité qu'il forme avec le pâtir. Aussi est-
elle assimilée à une espèce de « certitude pratique» et définie proprement
comme « l'assurance d'être soi-même agissant et souffrant» (SA, 35).
Elle n'est pas, dans cette perspective, une espèce inférieure de preuve-
la seule à laquelle puisse prétendre une conscience finie - mais une
manière singulière de se reconnaître capable de certaines actions et de
certaines passions (PR, 217). La question à laquelle elle répond n'est
donc plus Suis-je? ni Que suis-je? mais Qui suis-je? Et cette question
apparaît dans tous les cas inséparable d'une autre: Que puis-je? Décisive
est, à cet égard, l'analyse de la promesse et de l'assurance qu'elle implique
de pouvoir tenir parole. Car ce pouvoir spécifique en suppose un autre,
plus général celui de se maintenir soi-même en dépit des changements
extérieurs et intérieurs. Mais ce pouvoir lui-même, d'où vient-il? « Si un
autre ne comptait sur moi, serais-je capable de tenir ma parole, de me
maintenir?» (SA, 393) La promesse répond encore à cette question: elle
fait d'autrui le témoin et le garant de mes propres engagements. Il
devient clair alors que « l'altérité ne s'ajoute pas du dehors à l'ipséité»
mais appartient à sa constitution ontologique. Or « l'altérité s'atteste seu-
lement dans des expériences disparates» qui sont toutes des « expé-

- 16
riences de passivité ». C'est ce qui oblige à parler d'une « attestation elle-
même brisée» (ibid., 368). Et c'est ce qui, surtout, révèle «l'unité pro-
fonde de l'attestation de soi et de l'injonction venue de l'autre » (ibid.,
409). Cette « attestation-injonction» diffère, en dépit d'une certaine
ressemblance formelle, de 1'« attestation-résolution» impliquée dans
l'analyse heideggerienne de la « voix de la conscience» (Être et Temps,
§ 60), qui est « une voix qui ne dit rien et qui se borne à renvoyer le
Dasein à son pouvoir-être le plus propre» c'est« un appel à vivre bien
avec et pour les autres dans des institutions justes» (ibid., 405).
S'il n'est pas aisé de s'orienter dans le réseau sémantique de
1'« attestation », où s'entrecroisent des considérations épistémologiques,
ontologiques et finalement éthiques, il ne l'est pas non plus de savoir s'il
faut désigner, par ce mot, une conquête de la réflexion, ou bien une
espèce de « fait primitif» (SA, 136), de « fait sui generis» (PR, 217),
comme y invitent les textes qui se réclament d'une phénoménologie du
«je peux» (SA, 135) ainsi que ceux qui relient explicitement, à l'instar de
Nabert dans ses Éléments pour une éthique, attestation et affirmation
originaire (HV, poche 399 et suiv. ; L3, poche 105 et suiv.).

Cogito brisé

Le « cogito brisé» forme un contraste avec le cogito de Descartes, dont


il dénonce la triple prétention à l'auto-position, à l'auto-fondation et à
l'évidence intuitive. Cette triple prétention est en effet celle d'un « sujet
exalté », que sa réflexion même rend aveugle aux liens qui l'attachent
invinciblement à son corps propre, aux autres hommes, ainsi qu'au
monde du langage et de la culture. Il ne s'agit pas cependant de lui
opposer un « sujet humilié », c'est-à-dire un sujet incapable, par prin-
cipe, de se connaître et d'être véritablement lui-même, comme y incite
une tradition anti-cartésienne qui culmine avec Nietzsche et qui décou-
rage toute réflexion et tout effort d'appropriation de soi par soi. Un

- 17
cogito brisé n'est pas un« anti-cogito» (SA, 25, 27). C'est l'acte d'un sujet
qui se découvre séparé de soi mais qui persiste malgré tout dans son vœu
d'intégrité. Privé de l'intuition qui lui donnerait immédiatement accès à
son être, il lui reste à interpréter les expressions dans lesquelles il
s'objective et à emprunter la voie médiate d'une « herméneutique du
soi ».
Apparue pour la première fois dans Le Volontaire et l'involontaire, la
thématique du « cogito brisé» resurgit quarante ans plus tard dans Soi-
même comme un autre. Encore avait-elle trouvé entre temps une place de
choix dans l'essai sur Freud puis dans Le Conflit des interprétations, les
œuvres charnières de la fin des années soixante. Elle s'inscrit à chaque
fois dans un contexte polémique où la question débattue est celle des
droits de la réflexion, dont dépendent ceux d'une philosophie du sujet.
Sans doute ce contexte change-t-il et ce sujet n'est-il pas toujours pensé
de la même manière; mais il s'agit, dans tous les cas, d'échapper à
« l'oscillation» qui voit le « je » du « je pense» tour à tour « élevé [... ] au
rang de première vérité et rabaissé au rang d'illusion majeure» (SA, 15).
Ainsi sont combattus tour à tour un cogito qui « fait cercle avec soi en se
posant et n'accueille plus en soi que l'effigie de son corps et l'effigie de
l'autre» (VI, 17), et une pensée prête, à l'inverse, à renoncer à sa propre
autonomie et nourrie du soupçon opposé par la psychanalyse, le struc-
turalisme linguistique et le perspectivisme nietzschéen aux illusions de la
conscience. Il existe, sans doute, un « cogito illusoire» (I, 410) dont il faut
commencer par se déprendre; mais cette «déprise» appelle une
« reprise» qui correspond au « cogito authentique », dont elle constitue
elle-même un moment nécessaire (ibid., 416). C'est ce double mou-
vement qui caractérise l' « herméneutique du soi» mise en œuvre dans la
dernière des œuvres citées (SA, 27). Il lui permet à la fois de traverser
l'épreuve du soupçon et de se rattacher indirectement à la tradition du
cogito. Alors se trouvent associées les ressources de la réflexion et celles
d'une interprétation en prise sur le monde dans lequel notre corps nous
situe. Le « cogito authentique» n'avait-il pas été caractérisé auparavant

IIIIIIIIIIIIIII
18
comme un « cogito médiatisé par tout l'univers des signes» (CI, 260) ? Et
n'avait-il pas été conçu encore bien avant comme l'acte d'une pensée qui
«vit d'accueil et de dialogue avec ses propres conditions d'enra-
cinement» (VI, 21) ? Peut-être faut-il parler plutôt alors de « cogito
blessé» (ibid., 239). Il Ya un cogito blessé comme il y a un orgueil blessé.
Il oblige à dire du suje.t de la réflexion, selon le mot de l'Évangile: « il
faut le perdre pour le sauver» (CI, 24).
« Cogito brisé» ; « cogito blessé» ces expressions ne peuvent être
nettement distinguées. Leur enjeu, dans tous les cas, est double: épis-
témologique et ontologique. Tout au plus l'accent est-il placé plutôt sur
l'un ou sur l'autre. Aussi la « blessure» infligée au cogito l'est-elle avant
tout à la « prétendue évidence» d'une pensée qui désire savoir, quand le
« cogito brisé» est l'index, sur le plan de la pensée, d'une « existence
brisée », d'une « lésion» intérieure à notre désir d'être (VI, 21). L'un
appelle une « attestation» qui partage l'incertitude du témoignage et
occupe un lieu épistémique intermédiaire entre le savoir et la croyance
(SA, 392). L'autre suscite ce qu'il faudra mieux nommer une « réap-
propriation» celle, justement, de notre désir d'être, à travers les œuvres
qui témoignent de ce désir (CI, 325).

Conviction

Le titre d'un des livres de Ricoeur place ce terme en polarité avec celui
de « critique »,comme « une référence double, absolument première»
car « la philosophie n'est pas seulement critique, elle est aussi de l'ordre
de la conviction. Et la conviction religieuse possède elle-même une
dimension critique interne [ ... J. Dans chacun des champs [ ... J il Y a,
selon des degrés différents, un alliage subtil de la conviction et de la
critique» (CC, 211, 11). Ailleurs il propose le couple conviction-
argumentation, car la véhémence de la conviction doit composer sans
cesse avec l'ascétisme de l'argument. On le voit notamment dans son
éthique «L'articulation que nous ne cessons de renforcer entre
déontologie et téléologie trouve son expression la plus haute - et la plus
fragile - dans l'équilibre réfléchi entre éthique de l'argumentation et
convictions bien pesées» (SA, 335-336).
Il s'agit d'échapper à l'alternative ruineuse entre la prétention à un
savoir scientifique et la réduction à des opinions arbitraires. La
conviction critique se tient dans l'entre-deux d'un art du plausible (Ll,
161 et suiv.) tendu entre le respect de la discussion et le sens de l'into-
lérable. D'une part on trouve chez Ricœur une « fureur argumentative »
qui consiste à entendre tous les arguments de l'adversaire et à faire droit
à ce qu'ils ont de meilleur; les arguments que l'on pourra lui opposer
seront encore offerts à la discussion, dans un dissensus éventuellement
irréductible. D'autre part la fermeté des convictions éthiques et poli-
tiques permet seule de résister aux séductions de la rhétorique: « L'État
moderne, dans nos sociétés ultra-pluralistes, souffre d'une faiblesse de la
conviction éthique au moment même où la politique invoque volontiers
la morale; on voit ainsi des constructions fragiles s'édifier sur un sol
miné cuiturellement» (TA, 405).
La sagesse pratique réside dans cette conviction bien pesée, proche de
l'attestation (( ici, je me tiens») qui anime le jugement dans des
situations de conflit irrémédiable. Ainsi Ricœur n'a cessé de compliquer
les rapports entre l'éthique de responsabilité et l'éthique de conviction,
comme ceux entre l'explication et la compréhension.
L'expression « convictions bien pesées », empruntée à Rawls,
signifie pour Ricœur que l'instance critique de l'éthique argumentative
porte de l'intérieur la conviction au rang de conviction bien pesée. Mais
dans le même temps il est des convictions raisonnables que l'on ne
saurait entièrement expliciter, justifier, parce qu'elles sont ancrées dans
notre précompréhension du monde (SA, 335). Contre Habermas qui
oppose l'argumentation à la convention, qu'il assimile à la tradition et à
l'idéologie, Ricœur préfère «lui substituer une dialectique fine entre
argumentation et conviction» « dans les discussions réelles, l'argumen-

- 20
tation sous forme codifiée [ ... ] n'est qu'un segment dans un procès lan-
gagier qui met en œuvre un grand nombre de jeux de langage» (SA,
334). La qualité de la discussion publique donne vie au consensus par
recoupement, et à l'échange entre des convictions d'arrière plan à évo-
lution lente et des convictions de premier plan à évolution rapide (LI,
191).

Condition historique

Un même mot: « histoire », nous sert à nommer les transformations


qui affectent notre existence et la connaissance que nous prenons après-
coup de ces transformations. Aussi la réflexion sur l'histoire se partage-t-
elle entre des préoccupations d'ordre ontologique et des considérations
d'ordre épistémologique. C'est des premières que relève la notion de
condition historique. Superposable, en ce sens, à celle de condition
humaine, elle caractérise « notre mode d'être indépassable» (MHO, 449)
et en exprime de deux façons la finitude. Nous sommes en effet, comme
êtres historiques, tendus entre un passé reçu en héritage et un futur offert
à notre initiative; et notre condition à cet égard est double: celle d'un
patient affecté par l'histoire déjà échue et celle d'un agent requis par
l'histoire encore à faire. La première détermine notre situation: elle
limite notre « espace d'expérience» ; la seconde déploie devant nous un
« horizon d'attente» (TR3, 301). Il ne faut pas, cependant, couper la
seconde de la première: les promesses du futur ne sont pas autres, bien
souvent, que les « potentialités inaccomplies du passé» (ibid., 346). Il ne
faut pas séparer non plus la condition historique de la connaissance
qu'en prennent les historiens de métier: elle médiatise la compréhension
qu'elle a d'elle-même et contribue à délivrer ces potentialités.
La notion de « condition historique» peut être rapprochée d'abord
d'un ensemble de notions familières aux philosophies de l'existence
- telle celle d' « historicité », rencontrée chez Jaspers et définie de ma-

-
nière paradoxale comme « l'unité de la liberté et de la nécessité»

21
(Philosophie, livre II). C'est cependant la notion d'« appartenance », telle
que l'élabore Gadamer dans Vérité et méthode, qui constitue sa meilleure
approximation. Cette notion est opposée d'abord au savoir prétendu de
la « philosophie de l'histoire ». Elle est ensuite le fer de lance des critiques
adressées, dans l'ordre de la connaissance comme dans celui de l'action,
aux « philosophies du commencement radical ». S'il est vrai, en effet
- comme le rappelle Ricœur contre l'ambition fondationnelle de la
phénoménologie transcendantale - , qu'« il n'y a pas de discours sans
présupposition », il est vrai aussi qu'agir n'est pas créer. En tant qu'il
appartient à l'histoire, l'homme ne commence rien absolument. C'est
une fausse opposition, en ce sens, que celle de la tradition et du progrès:
« nous ne sommes jamais en position absolue d'innovateurs, mais
toujours d'abord en situation relative d'héritiers» (TR3, 320). Il faut
distinguer d'ailleurs l'histoire reçue de l'histoire subie ce sont deux
manières différentes - pour parler encore comme Gadamer - d'« être-
affecté-par-Ie-passé» (ibid., 313). La seconde fait le malheur de la
conscience; la première oriente ses attentes. Ici sont mobilisées préci-
sément les deux « catégories» élaborées par Koselleck dans Le Futur
passé, contribution à la sémantique des temps historiques (Paris, EHESS,
1990) celles d'« espace d'expérience» et d'« horizon d'attente ». Bien
qu'opposées, ces deux catégories se conditionnent mutuellement. Elle
relient la mémoire vive du passé et le projet d'une histoire qui reste à
faire. Cette relation implique cependant la médiation du récit - celui de
l'historien mais celui aussi des auteurs de fictions ils contribuent
ensemble à libérer les possibles enfouis dans le passé (TR3, 278). La
notion d'« appartenance» n'épuise pas, en ce sens, celle de condition
historique. Elle est couplée dans plusieurs textes avec une « distan-
ciation» qui en constitue le moment critique (TA, 54) et qui est l'œuvre
propre de la connaissance historique. L'« herméneutique de la condition
historique» esquissée dans le troisième tome de Temps et Récit puis dans
La Mémoire, l'histoire, l'oubli ne sépare pas l'une de l'autre.

- 22
L'invitation à ne pas séparer l'ontologie de la condition historique
et l'épistémologie de la connaissance historique peut être adressée en
retour à l'historien. « Le problème de la vérité de l'histoire », pouvait-on
lire déjà dans Histoire et Vérité, n'est pas seulement celui de « la connais-
sance vraie de l'histoire échue» ; il est plus fondamentalement celui de
« l'accomplissement vrai de notre tâche d'ouvriers d'histoire» (HV,
poche 15). Le plan suivi longtemps après dans La Mémoire, l'histoire,
l'oubli le montre: à une phénoménologie de la mémoire (I) succède une
épistémologie de l'histoire (II) qui est incluse à son tour dans une
herméneutique de la condition historique (III) dont la tâche propre est
d'en explorer en retour les « présuppositions existentiales » (MHO, 374).

Conflit

« Le conflit tient à la constitution la plus originaire de l'homme », dont


il traduit la dualité ou, mieux, la « disproportion» interne - celle d'un
être à la fois « plus grand et plus petit que lui-même» (HF, 148, 22).
« Corps» et « âme », «sensibilité» et «raison », «plaisir» et
« bonheur » ... de mille manières la philosophie a exprimé cette dispro-
portion. A ce conflit originaire« de nous-mêmes à nous-mêmes» recon-
duisent tous les conflits que l'on peut appeler « externes» et qui nous
voient aux prises avec la nature, la société ou la culture (ibid., 148). Ces
derniers n'alimentent pas tous d'ailleurs la violence et le sentiment du
tragique. Être de conflit, l'homme est autant un « opér[ ateur 1 de
médiations» (ibid., 23). C'est ce qu'il montre de manière privilégiée en
usant du langage. Non que, grâce au langage, tous les conflits s'apaisent
- car « ce combat sans violence est aussi un procès sans fin » (GM et KI,
202). Mais il introduit dans nos rapports avec les autres et avec nous-
mêmes une « conflictualité productive» (CC, 125) dont la philosophie
herméneutique de Ricœur est elle-même la meilleure illustration.

- 23
Le terme est employé sur trois plans distincts a) anthropologique,
d'abord: l'hypothèse liminaire de L'homme faillible - et la seule propre
à rendre raison de sa faillibilité - est celle d'« une certaine non-coïnci-
dence de l'homme avec lui-même» (HF, 21) ; formulée dans le voca-
bulaire pascalien de la disproportion, cette hypothèse est illustrée par
diverses « polarités» constitutives de la vie théorique, de la vie pratique
et finalement de la vie affective, où la disproportion fait originairement
l'épreuve de soi; l'important est cependant que chacune de ces polarités
suscite une «synthèse» ou une «médiation» qui se montre ainsi
toujours possible - dût-elle rester aussi toujours imparfaite; b) éthico-
politique ensuite: en prenant pour point de départ le sentiment du
tragique, la neuvième étude de Soi-même comme un autre ne méconnaît
pas le lieu intérieur où l'ouvrage précédent situait notre « discord ori-
ginaire» ; ce sentiment touche en effet au « fond agonistique de l'épreuve
humaine, où s'affrontent interminablement l'homme et la femme, la
vieillesse et la jeunesse, la société et l'individu, les vivants et les morts, les
hommes et le divin» (SA, 283) ; mais il en appelle aussi à notre « pouvoir
de délibérer », auquel il confie la tâche de nous bien conduire dans la vie
privée comme dans la vie publique; on peut parler, en ce sens, d'une
« instruction» de l'éthique et du politique par le tragique (ibid.) : il leur
appartient de résoudre pratiquement les conflits dont ce dernier ne peut
que souffrir la fatalité; il faut admettre cependant, ici encore, l'imper-
fection de solutions qui ne se laissent pas déduire d'une argumentation
purement rationnelle et dont la plupart restent des «compromis
fragiles» qui mobilisent la vertu aristotélicienne de « prudence» ; cette
remarque prend tout son sens dans les sociétés démocratiques çar elles
sont les seules où « tous les conflits sont ouverts », les seules donc où
s'opposent des individus capables, sans doute, de raison, mais animés
aussi par des valeurs et des convictions différentes; il s'agit alors d'arriver
à un « équilibre réfléchi» entre propos bien argumentés et « convictions
bien pesées» (ibid., 335) ; c) cet équilibre est aussi cependant celui que
recherchent, à leur manière, les philosophes, une fois brisé le rêve d'une

- 24
philosophie comme « science rigoureuse» ; d'où le sens épistémologique
que reçoit enfin, dans une philosophie herméneutique comme celle de
Ricœur, le terme de conflit, et son application à des interprétations
rivales; le « conflit des interprétations» peut cependant être compris lui-
même en un double sens il s'agit d'abord du conflit entre une « hermé-
neutique du soupçon» à la manière de Marx, Nietzsche et Freud, et une
«herméneutique critique» qui traverse l'épreuve du soupçon mais
maintient les exigences d'autonomie et d'universalité attachées tradition-
nellement à la philosophie; il s'agit ensuite des conflits qui peuvent
surgir à l'intérieur même de cette herméneutique critique, qu'elle se
confonde avec l'herméneutique philosophique ou reste une hermé-
neutique appliquée - la seule vérité possible ici et là étant une vérité
ouverte et en débat.
C'est la notion de « médiation imparfaite» qui paraît relier le
mieux ces différents emplois du terme. Elle rappelle l'idée jaspersienne
d'une « dialectique sans Aufhebung». Dans son livre sur Jaspers, certes,
Ricœur milite contre une philosophie « définitivement déchirée» (KI,
385). Il oppose ainsi, à la loi du déchirement, l'exception du pardon.
Mais il admet plus généralement qu'une conciliation véritable ne peut
être visée que dans un « acte d'espérance» (ibid., 388) dont il se demande
s'il relève de la philosophie ou de la religion.

Écritures bibliques

C'est comme philosophe que Ricœur rencontre les textes bibliques, de


même qu'il rencontre les tragiques grecs, Shakespeare ou Proust. Ce
recours à des sources non-philosophiques, symboles, mythes, récits, fait
partie de sa démarche philosophique. Cependant les textes bibliques ont
un statut canonique pour la culture occidentale qui en font un « grand
code». Son attachement protestant, Ricœur en parle comme d'un
« hasard transformé en destin par un choix continu [ ... ) une religion est

- 25
comme une langue dans laquelle ou bien on est né, ou bien on a été
transféré par exil ou par hospitalité; en tous cas on y est chez soi; ce qui
implique aussi de reconnaître qu'il y a d'autres langues parlées par
d'autres hommes» (CC, 219). Pour lui, le philosophe doit prendre
comme vis-à-vis non paS directement le théologien contemporain mais
l'exégète qui restitue dans leur langue et leur histoire l'épaisseur des
traditions écrites, leurs conflits et leur cristallisation dans diverses
formes « l'exégèse nous invite à ne pas séparer les figures de Dieu des
formes de discours dans lesquelles ces figures adviennent. J'entends par
forme de discours le récit ou la saga, le mythe, la prophétie, l'hymne et le
psaume, l'écrit sapiential, etc. » (CI, 471).
Ce polymorphisme littéraire des écritures bibliques ouvre une
intertextualité féconde que l'on peut ramener à cinq voire trois grands
régimes littéraires, dont chacun développe un rapport spécifique au
temps, à Dieu, à autrui l'antériorité de la Torah toujours déjà là
s'oppose au temps brisé de l'irruption prophétique, et à l'éternelle quoti-
dienneté des livres de la sagesse. La Loi qui demande une « obéissance
aimante» est racontée, rattachée à des circonstances (Sinaï) et à une tra-
dition, rapportée en quelque sorte en l'absence du Législateur. Rompant
avec cette tradition normative, et cette sédimentation de commentaires,
de controverses et de fables rabbiniques sur le juste, les figures prophé-
tiques, « sentinelles de l'imminence », font voir un présent plus réel que
celui de l'idéologie dominante, et rouvrent les promesses écrasées et
oubliées. Face enfin à l'énigme insoluble de l'excès du mal pour une
logique de la rétribution, la sagesse délaisse ce qui est grand, bon et juste,
pour s'attacher à tout ce qui se sait petit devant la mort, et pour faire
entendre la pure plainte, bientôt proche de la pure louange (PB, L3, 281
et suiv; ou 307 et suiv.). Finalement, «Le référent "Dieu" n'est pas
seulement l'index de l'appartenance mutuelle des formes originaires du
discours de la foi, il est aussi celui de leur inachèvement. Il est leur visée
commune et ce qui échappe à chacune» (Nommer Dieu, L3, 295).
« De la même façon que l'écriture révèle au cœur même de
l'oralité une vocation du signe à l'inscription, peut-être la lecture qui fait
face à l'écriture révèle-t-elle, au cœur même de l'inscription, une voca-
tion à être non seulement vue, mais entendue)} (<< L'enchevêtrement de
la voix et de l'écrit dans le discours biblique )}, L3, 320). « La médiation
par les textes semble restreindre la sphère de l'interprétation à l'écriture
et à la littérature au détriment des cultures orales. Cela est vrai. Mais ce
que la définition perd en extension, elle le gagne en intensité. L'écriture
en effet ouvre des ressources originales au discours)} (TA, 35). « L'inter-
prétation est la réplique de cette distanciation fondamentale que
constitue l'objectivation de l'homme dans ses œuvres de discours,
comparables à son objectivation dans les produits de son travail et de son
art)} (TA, 110). On le voit, Ricœur ne s'engage pas dans une querelle de
l'oral et de l'écrit et lit ensemble Gadamer et Derrida. Par l'écriture, le
discours s'autonomise par rapport à l'intention du locuteur, à la récep-
tion par l'auditoire primitif, aux circonstances de l'époque. « Le texte est
le paradigme de la distanciation dans la communication» (TA, 114). Et
cette distanciation justement permet une appropriation par le lecteur :
« Ce qui est à interpréter dans un texte, c'est une proposition de monde,
le projet d'un monde que je pourrais habiter et où je pourrais projeter
mes possibles les plus propres)} (TA, US).

Espérance

Appelée par le mal, dont elle imagine la fin, l'espérance nous permet
d'approuver la vie malgré ses injustices, ses échecs et ses blessures. Elle
est, comme telle, la « racine du oui )}, 1'« âme du consentement» que
celle-ci réclame en dépit de tout (VI, 451). « En dépit de ... )} : c'est préci-
sément la formule, inlassablement reprise, qui exprime le mieux la réaf-
firmation de l'existence confrontée à l'épreuve du mal. Cette réaffir-
mation manque cependant de la garantie d'un savoir; elle s'appuie non
sur des expériences ou des démonstrations mais sur les histoires
lIIIIIIIIIIII!I
27
inventées par les poètes et les prophètes. C'est pourquoi nous ne
pouvons nous en prévaloir pour « partir rassurés comme après le happy
end d'un film triste» (HV, poche 376) ce que j'espère, «je l'espère dans
la nuit» ; et bien que l'espérance soit «le vrai contraire de l'angoisse »,
celle-ci « l'accompagnera jusqu'au dernier jour» (ibid., 377).
La réaffirmation que permet l'espérance est comprise dans
Le Volontaire et l'involontaire comme une « réconciliation ». C'est que
dans la souffrance, non moins que dans la faute, le mal est ce qui sépare.
Être réconcilié signifierait alors, respectivement, goûter la joie et
retrouver l'innocence. Mais si l'espérance vise la réconciliation, elle n'a
pas le pouvoir de la produire; le mal reste pour elle un « scandale»
qu'elle nous permet d'affronter mais non de surmonter. C'est pourquoi
elle n'opère « aucune Aufhebung rassurante» (ibid.). Elle reste, pour la
conscience même qui trouve en elle la force de dire à nouveau oui à la
vie, « la timide espérance» (ibid., 376). Cette « timidité» est opposée à la
fois, dans la thèse sur la volonté, à l'orgueil stoïcien et à l'admiration
orphique d'une nature aussi belle qu'« inhumaine» (VI, 441-451). Mais
c'est la «dialectique totalisante» de la philosophie hégélienne de
l'histoire qui est visée le plus souvent dans les textes ultérieurs. Aussi
bien, «la véritable malice de l'homme n'apparaît-[elle] que dans l'État et
dans l'Église, en tant qu'institutions du rassemblement, de la récapi-
tulation, de la totalisation» «( La liberté selon l'espérance », CI, 414).
L'eschatologie de l'espérance est opposée alors à la métaphysique du
savoir absolu, et l'imagination poétique de la fin du mal détachée de la
spéculation sur le sens global de l'histoire et reliée aux « îlots de sens et
d'intelligibilité qui se dessinent comme un archipel au sein de ce que les
grands spirituels ont appelé un "océan d'ignorance" » (<< Responsabilité
et fragilité », Autres temps, na 76-77, 2003, p. 141). Les œuvres des années
soixante opèrent ainsi un retour « de Hegel à Kant» et posent à la fois
l'existence d'un mal « inscrutable» et la transcendance d'une « fin» que
nous ne pouvons penser que par symboles (1, 504-507). La« symbolique

-
du mal » est autant d'ailleurs une « symbolique de la réconciliation »

28
-l'essentiel étant que « cette réconciliation n'est donnée nulle part
ailleurs que dans les signes qui la promettent» (ibid.) et qui obligent le
philosophe à mettre ses pas dans ceux du poète. Mais ce n'est pas une,
alors, ce sont trois formules qui expriment la manière dont l'espérance
relaie symboliquement l'affirmation originaire «en dépit de ... » ;
« grâce à ... » ; « combien plus ... » (ibid.). Espérer est toujours, en effet,
espérer en l'autre; et c'est toujours aussi - pour parler comme saint
Paul, cité ici comme le premier des poètes - croire que là où « abonde»
le mal, « surabondera» le bien.
Le problème se pose alors de savoir si l'espérance est pensable
indépendamment de la foi biblique. A la fin de sa thèse sur la volonté,
Ricoeur s'interroge: «jusqu'à quel point est-il permis d'introduire l'espé-
rance dans le champ d'une psychologie même largement philo-
sophique? » (VI, 439). Mais il retourne immédiatement la question
« jusqu'à quel point est-il possible d'en faire abstraction? ». Le même
retournement est opéré dans un article qui porte la marque de la
doctrine kantienne des idées mais dont l'enjeu, différent, est celui de
l'unité du vrai, telle que l'implique l'effort des chercheurs dans la
philosophie comme dans les sciences. Cette unité est elle-même, en effet,
« une espérance eschatologique» qui anime « les plus âpres débats» et
permet de « maintenir le dialogue toujours ouvert» (HV, poche 68).
Mieux vaut parler cependant dans ce cas, avec Kant, de « foi rationnelle»
et distinguer celle-ci de la foi biblique -la question demeurant alors de
leur éventuelle racine commune.

Éthique

Selon ce que Ricœur a appelé sa « petite éthique», constituée des


études 7, 8, et 9 de Soi-même comme un autre, il faut distinguer trois
« moments» celui de la visée éthique de ce qui estimé bon, plus
aristotélicien et téléologique, celui de la norme morale de ce qui s'impose

- 29
comme obligatoire, plus kantien et déontologique, et celui, proprement
ricœurien, de la sagesse pratique.
l. «Appelons visée éthique la visée de la vie bonne avec et pour autrui
dans des institutions justes)} (SA, 202). « Ce ternaire relie le soi
appréhendé dans sa capacité originelle d'estime, au prochain, rendu
manifeste par son visage, et au tiers porteur de droit sur le plan juridique,
social et politique» (RF, 80). « L'autonomie du soi y apparaîtra intime-
ment liée à la sollicitude pour le proche et à la justice pour chaque
homme)} (SA, 30).
2. « Quant au passage de l'éthique à la morale, avec ses impératifs et ses
interdictions, il [est] appelé par l'éthique elle-même, dès lors que le
souhait de la vie bonne rencontre la violence sous toutes ses formes )}
(RF, 80). Le respect d'autrui et même de soi répond au plan moral à
l'estime de soi et d'autrui qui fait l'amitié mutuelle du plan éthique, de
même que les principes d'une justice équitable répondent au souhait du
vivre ensemble qui institue le bien commun.
3. « Restera à montrer de quelle façon les conflits suscités par le forma-
lisme, lui-même étroitement solidaire du moment déontologique,
ramènent de la morale à l'éthique, mais à une éthique enrichie par le
passage par la norme, et investie dans le jugement moral en situation )}
(SA, 237), notamment ces « situations de détresse, où le choix n'est pas
entre le bon et le mauvais, mais entre le mauvais et le pire)} (RF, 81). « La
sagesse pratique consiste à inventer les conduites qui satisferont le plus à
l'exception que demande la sollicitude en trahissant le moins possible la
règle)} (SA, 312).
L'ordre syntaxique entre les trois moments est significatif, et Ricœur
rappelle: « l.la primauté de l'éthique sur la morale; 2. la nécessité pour
la visée éthique de passer par le crible de la norme; 3. la légitimité d'un
recours de la norme à la visée, lorsque la norme conduit à des impasses
pratiques)} (SA, 201).
Ces études éthiques s'inscrivent dans une variation plus ample sur la

-
question du sujet « qui)} parle, agit, se raconte (identité narrative), se

30
tient pour responsable. Cette faculté proprement éthique de se tenir pour
responsable indique certes un sujet capable et agissant, mais indissociable
d'un sujet passif, souffrant, vulnérable. On est responsable du fragile, et à
puissance inédite responsabilité inédite. C'est même une des formules de
la Règle d'Or que de ne pas traiter autrui de façon à le laisser sans contre-
pouvoir contre soi. L'équilibre réfléchi de la double approche de Ricœur
consiste à rappeler ces deux faces, responsable et vulnérable, de l'huma-
nité et leur délicate articulation, éprouvée par exemple dans l'amitié:
« Tentons, pour conclure, de prendre une vue d'ensemble de l'éventail
entier des attitudes déployées entre les deux extrêmes de l'assignation à
responsabilité, où l'initiative procède de l'autre, et de la sympathie pour
l'autre souffrant, où l'initiative procède du soi aimant, l'amitié apparais-
sant comme un milieu où le soi et l'autre partagent à égalité le même
souhait de vivre-ensemble. Alors que dans l'amitié l'égalité est présup-
posée, dans le cas de l'injonction venue de l'autre elle n'est rétablie que
par la reconnaissance par le soi de la supériorité de l'autorité de l'autre;
et, dans le cas de la sympathie qui va de soi à l'autre, l'égalité n'est
rétablie que par l'aveu partagé de la fragilité, et finalement de la
mortalité» (SA, 224-225).
Pourquoi le thème de la sagesse pratique est-il introduit par le
tragique? Cela indique que l'éthique reste de part en part prise dans des
conflits et des différends, parfois insolubles. « Si j'ai choisi Antigone, c'est
parce que cette tragédie dit quelque chose d'unique concernant le carac-
tère inéluctable du conflit dans la vie morale [ ... ] Ce qu'Antigone
enseigne sur le ressort tragique de l'action a été bien aperçu par Hegel
dans la Phénoménologie de l'Esprit et dans les Leçons sur l'Esthétique, à
savoir l'étroitesse de l'angle d'engagement de chacun des personnages»
(SA, 290). Il arrive que nous soyons déchirés entre « deux éthiques de
détresse: l'une assume le meurtre pour assurer la survie physique de
l'État, pour que le magistrat soit l'autre assure la trahison pour
témoigner» (RV, 247) d'une visée non violente.

- 31
Herméneutique critique

L'herméneutique est l'art d'interpréter un rêve, une loi, un mythe, un


texte. « Il y a herméneutique là où il y a mécompréhension », ou double
sens. Le conflit des interprétations oppose d'abord une explication
archéologique et réductrice, selon ce que Ricœur avait nommé «les
herméneutiques du soupçon» (Freud, Nietzsche, Marx), et une compré-
hension téléologique et amplificatrice (Hegel, Jaspers, Nabert). Or pour
lui cette tension même fait partie de l'interprétation: « Expliquer plus,
c'est comprendre mieux» (TA, 22). Car le sens d'un texte peut dans le
même temps répondre précisément à un contexte donné, et répondre à
des questions radicales, vivantes en tous temps. D'un côté l'hermé-
neutique mesure ainsi la distance introduite par les langages et l'histoire
(distance entre nos contextes et ceux auxquels répondaient ce texte). De
l'autre elle rappelle l'appartenance irréductible du sujet interprétant au
monde qu'il interprète (appartenance du sujet interprétant à la même
question que le texte interprété). Cette équation d'appartenance et de
distance donne peut-être la bonne distance pour une lecture crédible.
L'originalité de Ricœur consiste ainsi à ne pas séparer l'ontologie hermé-
neutique des traditions issue de Heidegger et Gadamer, et la critique des
idéologies de Habermas ou l'exégèse historique (TA, 362) «Comment
fonder les sciences historiques face aux sciences de la nature? Comment
arbitrer le conflit des interprétations rivales? ces problèmes sont propre-
ment non considérés dans une herméneutique fondamentale; et cela, à
dessein cette herméneutique n'est pas destinée à les résoudre, mais à les
dissoudre» (CI, 14).
Par la suite, avec Du texte à l'action, Ricœur ne s'est pas tenu à cette
herméneutique critique, et y a adjoint de plus en plus une hermé-
neutique poétique. C'est d'abord que « grâce à l'écriture, le discours
acquiert une triple autonomie sémantique: par rapport à l'intèntion du
locuteur, à la réception par l'auditoire primitif, aux circonstances

- 32
économiques, sociales, culturelles de sa production» (TA, 31). L'étude
littéraire des configurations proprement poétiques du texte (métaphores,
récits, etc.) fait voir une vérité du texte en aval, comme une interrogation
neuve qu'il glisse dans les présuppositions admises, et qui lui permettent
de bouleverser les contextes successifs de sa réception. De même qu'une
sorte de référence seconde est ouverte au monde, le lecteur accède ainsi à
une « naïveté seconde », post-critique « La subjectivité du lecteur
n'advient à elle-même que dans la mesure où elle est mise en suspens,
irréalisée, potentialisée. La lecture m'introduit dans les variations
imaginatives de l'ego. La métamorphose du monde, selon le jeu, est aussi
la métamorphose ludique de l'ego.» (TA, 117) Enfin la pointe de cette
poétique est éthique, c'est une invitation à habiter et à agir le monde:
« Qu'est-ce qui reste à interpréter? Je répondrai: interpréter, c'est expli-
citer la sorte d'être-au-monde déployé devant le texte.» (TA, 114)
Ricœur parle d'une greffe de l'herméneutique sur la phéno-
ménologie, comme si la démarche de remontée à l'originaire butait et se
retournait vers le monde déjà là: « Dès que nous commençons à penser,
nous découvrons que nous vivons déjà dans et par le moyen de
« mondes» de représentations, d'idéalités, de normes. En ce sens nous
nous mouvons dans deux mondes le monde prédonné, qui est la limite
et le sol de l'autre, et un monde de symboles et de règles, dans la grille
duquel le monde a déjà été interprété quand nous commençons à
penser» (AP, 295).
Par ailleurs le dissensus herméneutique semble indépassable: « C'est
seulement dans un conflit des herméneutiques rivales que nous aper-
cevons quelque chose de l'être interprété: une ontologie unifiée est aussi
inaccessible à notre méthode qu'une ontologie séparée [ ... ] Mais cette
figure cohérente de l'être que nous sommes, dans laquelle viendraient
s'implanter les interprétations rivales, n'est pas donnée ailleurs que dans
cette dialectique des interprétations» (CI, 23-27).
Enfin notre condition herméneutique semble liée au fait central que
chaque génération doit réinterpréter le monde où elle se découvre, et que

--33
les paroles et les écrits ne répondent à des questions qu'en en soulevant
des nouvelles: « Nous survenons, en quelque sorte, au beau milieu d'une
conversation qui est déjà commencée et dans laquelle nous essayons de
nous orienter afin de pouvoir à notre tour y apporter notre contri-
bution» (TA, 48).

Homme capable

Il n'est pas rare de voir traiter quelqu'un d'« incapable ». La force de


l'injure vient de ce qu'elle identifie la personne avec les capacités qui lui
font défaut. Cette confusion, au vrai, n'est pas sans fondement. L'identité
des personnes n'est pas, comme celle des choses, fonction de la pos-
session de certaines propriétés: elle est relative à l'exercice de certaines
capacités. Aussi la question Qui? reste-t-elle une question abstraite tant
qu'elle ne signifie pas plus précisément: qui parle? qui agit? qui
raconte? qui est responsable? Or ces questions, à leur tour, impliquent
l'attribution singulière de certains pouvoirs - de parler, d'agir, de
raconter, de s'imputer ses propres actes. On pourrait leur ajouter ceux de
promettre et de se souvenir. Ils constituent ensemble 1'« homme
capable ». Le jugement d'incapacité lui-même les suppose: il n'a de sens
que parce que l'homme qu'il juge avait d'abord été présumé capable. Cet
homme capable n'en est pas moins, en effet, un« homme faillible»: c'est
un homme capable aussi de mal faire. C'est de cet homme que Ricœur
avait plus anciennement tracé le portrait. Il n'avait pas ignoré cependant
les ressources inemployées qui subsistent en lui. Ce sont ces ressources
qu'il n'a ensuite cessé d'explorer et qu'il a finalement réunies dans la
thématique de l'homme capable. Apparue tardivement dans son œuvre,
cette thématique n'en constitue donc pas moins une clef de voûte.
C'est dans le Parcours de la reconnaissance qu'est exposée complè-
tement 1'« herméneutique de l'homme capable », qui rassemble des
remarques dispersées auparavant dans divers ouvrages. Les différentes

- 34
figures du «je peux» y sont mises en continuité avec l'analyse
aristotélicienne de la praxis, dont elles étendent l'application et qu'elles
portent à un degré inédit de réflexion. La notion d'« attestation »,
évoquée par ailleurs, porte la marque d'une telle réflexion. Elle est définie
dans ce contexte comme « le mode de croyance attaché aux assertions de
la forme: "je crois que je peux" (PR, 142). Ce mode de croyance est
nécessaire à l'accomplissement de nos capacités. Toutes s'enracinent
cependant dans le fond actif de notre être. Aussi était-ce, dans un texte
plus ancien, l'ontologie aristotélicienne de l'acte et de la puissance qui
était sollicitée pour donner son assise à l'homme capable (RF, 96-97).
Nos diverses capacités supposent une même force d'affirmation. Elles
expriment - pour parler comme Nabert, également mobilisé dans ce
contexte - un même «désir d'être» et un même« effort pour exister».
Mais la croyance qui nous attache à nos capacités n'a pas seulement sa
source en nous-mêmes. C'est ce que montre déjà, dans L'Homme
faillible, l'analyse de la « requête d'estime », où l'on peut discerner « un
désir d'exister, non par affirmation vitale de soi-même, mais par la grâce
de la reconnaissance d'autrui» (HF, 137). Car ainsi « mon existence pour
moi-même est tributaire de sa constitution dans l'opinion d'autrui»
(ibid.). L'imputabilité, à sa manière, le montre: c'est « un autre, en
comptant sur moi, [qui] me constitue responsable de mes actes»
«( Responsabilité et fragilité », Autres temps, n° 76-77, 2003, p. 130). Et
l'on peut penser plus généralement que la reconnaissance de soi comme
porteur de certaines capacités suppose la reconnaissance mutuelle (PR,
225). Cette dernière ne peut pas être séparée cependant des formes
concrètes de la vie sociale. Elle dépend autant de l'économie et des insti-
tutions que des valeurs et des représentations qui forgent nos diverses
appartenances. Les capacités - rebaptisées par A. Sen « capabilités »
(Éthique et économie, PUF, 1993) et assimilées à des libertés dont dépend
l'accomplissement de la vie proprement humaine (PR, 208 et suiv.) -
peuvent être alors revendiquées comme des droits distincts de ceux qui

- 35
s'attachent aux biens extérieurs elles deviennent l'enjeu d'un combat
dont le sens est indivisément éthique et politique.
L'homme capable n'est pas seulement toutefois l'homme « agis-
sant» : il se montre, dans tous ses combats, également « souffrant ». C'est
donc un homme partagé entre sa responsabilité et sa vulnérabilité. Un
même fil relie, en ce sens, la phénoménologie de la volonté, l'anthro-
pologie de l'homme faillible, et l'herméneutique de l'homme capable.

Homme faillible

« Que veut-on dire quand on appelle l'homme faillible? Essentiel-


lement ceci: que la possibilité du mal est inscrite dans la constitution de
l'homme» (HF, 149). Il n'est pas aisé cependant de déterminer à quels
traits de sa constitution se rattache cette possibilité. L'idée de « limi-
tation », prise comme telle, n'y suffit pas plus que celle de « finitude»
avec laquelle elle tend à se confondre. On doit lui préférer l'idée de
« disproportion» et concevoir celle-ci comme une relation tendue entre
« finitude» et « infinitude». En dérivent tous les conflits qui nous
opposent à nous-mêmes et dont nous cherchons en vain la solution.
Intériorisés dans le sentiment, ils révèlent en nous une « fêlure secrète»
(ibid., 157). Le concept de faillibilité reconduit non, alors, à celui de
culpabilité, mais à celui de « fragilité affective» (ibid., 97). L'homme
faillible n'est pas l'homme coupable: c'est l'homme vulnérable. De la
faillibilité à la faute, subsiste d'ailleurs une distance qui sépare le mal
possible du mal réel et que la liberté ne peut franchir que par un «. saut»
(ibid., 158).
L'« esquisse d'anthropologie philosophique» dessinée dans
L'Homme faillible complète et encadre les remarques suscitées dix ans
plus tôt par la dualité du « volontaire» et de 1'« involontaire» cette
dualité est « remise à sa place dans une dialectique beaucoup plus vaste»
que domine, on l'a dit, l'idée de « disproportion ». Si cette idée est plus

- 36
riche que celle de limitation, c'est qu'elle fait apparaître à la fois les
conflits qui structurent la réalité humaine et les médiations que ces
conflits appellent et qui soutiennent son effort pour exister. La recherche
du « troisième terme », dans toute l'histoire de la philosophie, le signifie:
qu'il s'agisse de connaître, d'agir ou de sentir, être homme, c'est
ensemble «souffrir le discord» et «opérer des médiations» (ibid., 23).
Ces médiations n'ont nullement, toutefois, le pouvoir de résoudre la
dualité humaine. A sa « fragilité» intrinsèque, elles n'opposent qu'une
« synthèse» elle-même « fragile» (ibid. 157). C'est ce qui fait l'impor-
tance de la reprise du thème platonicien du « cœur» avec lequel s'achève
cette anthropologie de l'homme faillible: la médiation la plus intérieure
est aussi celle où s'atteste le mieux la fragilité constitutive de l'être
humain. Mais la question demeure, ce terme atteint, de savoir « en quel
sens cette fragilité est pouvoir de faillir» (ibid.). Une chose, en effet, est la
« faiblesse constitutionnelle» qui fait que le mal est possible, autre chose
l'acte qui réalise cette possibilité. L'anthropologie, qui décrit les struc-
tures générales de la réalité humaine, ne peut en déduire celui-ci. Il reste
donc pour elle une énigme qu'exprime bien, justement, l'image du
« saut» (ibid., 158-159). C'est à ce point que s'impose, à l'intérieur même
du premier grand massif de la philosophie de Ricœur, le tournant
méthodique qui conduit de la phénoménologie de l'homme faillible à
l'herméneutique des symboles du mal: « le hiatus de méthode entre la
phénoménologie de la faillibilité et la symbolique du mal ne fait
qu'exprimer le hiatus dans l'homme même entre faillibilité et faute»
(ibid.). L'ambition pourtant demeure bien, même alors, de comprendre
l'homme, et d'échapper au dilemme auquel se résume trop souvent la
pensée du mal: problème ou mystère. Aussi s'agira-t-il à la fois, dans La
Symbolique du mal, d'interpréter les signes dans lesquelles la volonté
exprime obscurément le sens de ses propres actes, et de « réintégrer les
enseignements» de cette interprétation dans une anthropologie plus
«véritablement philosophique» (ibid.).

- 37
Comme il le remarque lui-même dans Réflexion faite, Ricœur n'a
jamais repris, du moins sous cette forme, le thème de la faillibilité (RF,
29). Son sens de « la fragilité des choses humaines », toutefois, est partout
présent. C'est ce que montrent en particulier ses contributions à la
philosophie politique (L3, poche 15 et suiv. ; 235 et suiv.). Mais « la
véritable reprise du thème de l'homme faillible serait à chercher plutôt
dans le dernier chapitre de Soi-même comme un autre, où les trois
modalités d'altérité - celle du corps, celle d'autrui, celle de la conscience
morale - occupent une place comparable à celle assignée alors aux
figures de la faillibilité» (RF, 29).

Identité narrative

L'identité est souvent définie par la permanence. En latin, ainsi,


identitas dérive de idem le même. Aussi parlons-nous de la « même
chose» ou de la « même personne». L'identité des personnes n'est pas
cependant, comme celle des choses, une identité substantielle: c'est une
identité temporelle. Elle consiste moins, en outre, à rester le même
(idem) qu'à être soi-même (ipse). Elle conjugue donc deux traits - la
«mêmeté}) et la « mienneté », la permanence et l'ipséité - dont la
question est de savoir comment ils peuvent lui appartenir. La réponse
tient dans la notion d'identité narrative, qui lie, comme son nom
l'indique, notre capacité d'être nous-mêmes et celle de raconter une
histoire dans laquelle nous puissions nous reconnaître.
Introduite pour la première fois dans la conclusion générale de
Temps et Récit, où elle est présentée comme « le rejeton fragile issu de
l'union de l'histoire et de la fiction}) (TR3, 355), la notion d'« identité
narrative» forme le cœur de la théorie de la personne développée
quelques années plus tard dans Soi-même comme un autre. Ce qui est en
jeu alors - si l'on se réfère à une distinction élaborée dans ce premier
ouvrage - est moins la «configuration» que la « refiguration» du

- 38
temps par le récit. Cette refiguration fait de notre vie elle-même la
résultante de toutes les histoires véridiques ou fictives que nous
racontons à son propos. Appelée par les changements liés à notre
situation, elle a le sens d'une reprise continuelle de soi par soi. Une telle
reprise associe la répétition et la différence. Elle ignore donc le faux
dilemme de la substantialité du soi et de sa dissolution dans le pur divers
d'états momentanés. Parlant de nous-mêmes, nous disposons, de fait, de
« deux modèles de permanence dans le temps» le caractère et la parole
tenue (SA, 143). Or la seconde ne suppose nul noyau substantiel. Elle
correspond plutôt à ce que Heidegger avait appelé dans Être et Temps
- pour distinguer précisément la permanence du Dasein de celle de la
chose physique - « maintien de soi» (Selbstiindigkeit). L'identité-ipse se
détache clairement alors de l'identité-idem. Comment pourtant être soi-
même, sans rester le même? Ne dit-on pas à bon droit de l'homme fidèle
qu'il « ne varie pas» au gré des circonstances, que dans l'adversité on le
trouve « toujours présent », etc. ? Le pouvoir du récit est alors d'unir
dialectiquement l'ipséité et la mêmeté (SA, 167 et suiv.). Cette dialectique
n'est pas moins cependant celle de l'ipséité et de l'altérité. L'identité
narrative n'est pas, en effet, celle d'un soi isolé. Car le récit, d'une part,
compose la permanence et le changement; mais il est toujours, d'autre
part, un récit à plusieurs voix. C'est pourquoi la fin du récit correspondra
non, pour nous, avec la fin de notre vie, mais avec la fin de ce que les
autres en diront et en feront. Et cette fin qui pourrait ne jamais finir est
l'objet d'une anticipation aussi originaire que celle de notre mort. Une
telle anticipation est ce grâce à quoi peut se « maintenir» un soi
confronté constamment à l'hypothèse de son propre néant. Elle montre
en quoi « dire soi n'est pas dire moi» - en quoi aussi la compréhension
narrative de soi se distingue de celle que met au jour l'ontologie heideg-
gerienne de la finitude. La portée ontologique de la notion d'identité
narrative importe moins, toutefois, que ses implications éthiques et
morales. Elles sont celles que développe la neuvième étude de Soi-même

- 39
comme un autre et concernent notamment le rapport entre autonomie et
hétéronomie.
L'identité assignée par le récit l'est également, selon Ricœur, aux
individus et aux communautés historiques. D'où les «deux exemples»
qu'il met d'abord « en parallèle» celui de l'expérience psychanalytique
et celui de l'histoire de l'Israël biblique. Dans les deux cas, « un sujet se
reconnaît dans l'histoire qu'il se raconte à lui-même sur lui-même»
(TR3, 356). On peut se demander toutefois s'il s'agit d'un simple paral-
lélisme - non tant parce que l'histoire de l'individu se confond pour
partie avec celle de sa communauté, que parce que l'individu seul peut
devenir, par la grâce du récit, une personne proprement dite. Encore
peut-on lire, à cet égard, l'aveu que « l'identité narrative n'épuise pas
l'ipséité du sujet» (ibid., 358).

Imaginaire social, utopie

Ricœur propose au début des années soixante-dix ce concept d'ima-


ginaire social pour penser ensemble ces deux modalités antagonistes de
l'imagination collective que sont l'idéologie et l'utopie: « avec cet ima-
ginaire double, nous touchons à la structure essentiellement conflictuelle
de cet imaginaire» (TA, 379). « Partant du concept de non-congruence
chez Mannheim, il est possible de construire ensemble la fonction inté-
grative de l'idéologie et la fonction subversive de l'utopie» (TA, 234). En
dépit de l'opposition ordinaire entre l'institution et l'imagination, on
peut parler d'une imagination instituante, doublement nécessaire: « un
groupe social sans idéologie et sans utopie serait sans projet, sans
distance à lui-même, sans représentation de soi. Ce serait une société
sans projet global, livrée à une histoire fragmentée en événements tous
égaux et donc insignifiants» (TA, 325). En revanche « le mal naît sur la
voie de la totalisation, il n'apparaît que dans une pathologie de l'espé-

- 40
rance, comme la perversion inhérente à la problématique de l'accomplis-
sement et de la totalisation» (CI, 414).
Il s'agit d'une part de refuser la prétendue rupture des sciences et de
l'idéologie: « Il est peut-être impossible à un individu et encore plus à un
groupe de tout formuler, de tout thématiser, de tout poser en objet de
pensée. [ ... ] Or il paraît bien que la non-transparence de nos codes
culturels soit une condition de la production de messages sociaux» (TA,
309). Mais d'autre part les fictions utopiques rouvrent le sens des réalités
possibles: « Le monde de la fiction est un laboratoire de formes dans
lequel nous essayons des configurations possibles de l'action pour en
éprouver la consistance et la plausibilité. Cette expérimentation avec les
paradigmes relève de ce que nous appelions plus haut l'imagination
productrice.» (TA, 17).
Disjoindre ces deux formes de l'imaginaire social serait livrer chacune à
ses démons: « l'idéologie est alors assimilée purement et simplement à
un mensonge social ou, plus gravement, à une illusion protectrice de
notre statut social, avec tous les privilèges et les injustices qu'il comporte.
Mais en sens inverse, nous accusons volontiers l'utopie de n'être qu'une
fuite du réel, une sorte de science-fiction appliquée à la politique. [ ... ]
Mais je ne voudrais pas m'arrêter sur cette vision négative de
l'utopie [ ... ] l'utopie est ce qui empêche l'horizon d'attente de
fusionner avec le champ de l'expérience. C'est ce qui maintient l'écart
entre l'espérance et la tradition» (TA, 380-391).
Cette conception de l'imaginaire social part d'une réflexion sur
l'imagination et sa fonction pratique et politique: « avant d'être une
perception évanouissante, l'image est une signification émergente [ ... ]
réveillant des souvenirs dormants, irriguant les champs sensoriels
adjacents» (TA, 319). Seule une poétique de l'imaginaire peut répondre
aux apories de l'imagination, et placer celle-ci à la charnière du texte et
de l'action. « Il apparaît que l'imagination est bien ce que nous
entendons tous par là : un libre jeu avec des possibilités, dans un état de

- 41
non-engagement à l'égard du monde de la perception ou de l'action.
C'est dans cet état de non-engagement que nous essayons des idées nou-
velles, des valeurs nouvelles, des manières nouvelles d'être au monde. »
(TA,220)
Ricoeur étaye la distinction kantienne entre l'imagination reproductrice
et l'imagination productrice par la dualité introduite par R. Koselleck
entre l'espace d'expérience et l'horizon d'attente. « L'attente ne se laisse
pas dériver de l'expérience: l'espace d'expérience ne suffit jamais à déter-
miner un horizon d'attente. Inversement, il n'est point de surprise pour
qui a un bagage trop léger. Il ne saurait souhaiter autre chose. Ainsi,
espace d'expérience et horizon d'attente font mieux que de s'opposer
polairement, ils se conditionnent mutuellement. Cela étant, le sens du
présent historique naît de la variation incessante entre horizon d'attente
et espace d'expérience. » (TA, 273)

Initiative
2
« L'initiative est une intervention de l'agent de l'action dans le cours
du monde, intervention qui cause effectivement des changements dans le
monde» (SA, 133). Pour penser l'initiative, « il faut résolument renverser
l'ordre de priorité entre voir et faire, et penser le commencement comme
acte de commencer. Non plus ce qui arrive, mais ce que nous faisons
arriver» (TA, 269). Et « si le monde est la totalité de ce qui est le cas, le
faire ne se laisse pas inclure dans cette totalité [ ... ] le faire fait que la
réalité n'est pas totalisable» (TA, 270) et que le monde n'est pas fini.
L'initiative prend donc son départ dans un « je peux» inscrit dans
un corps propre, à l'intersection entre le régime physique des causalités
et le régime subjectif des intentions et motivations, et cette situation du
corps propre donne un ensemble de pouvoirs et de non-pouvoirs dont
l'agent a la familiarité (SA, 135 et 377). L'action intervient « à l'inter-
section d'un des pouvoirs de l'agent et des ressources du système» (TA,

- 42
271). Ce modèle mixte de l'action prépare l'écart fondamental de
l'éthique et de la morale, parce qu'il « conjoint des segments téléo-
logiques, justiciables du raisonnement pratique, et des segments systé-
miques, justiciables de l'explication causale» (SA, 134). On peut même
dire qu'il vise la conjonction entre une ontologie des intentions-ipse et
une ontologie des événements-idem (SA, 107).
C'est alors que, « de la même manière qu'un texte se détache de son
auteur, une action se détache de son agent et développe ses propres
conséquences [ ... ] non seulement parce qu'elle est l' œuvre de plusieurs
agents, de telle manière que le rôle de chacun d'entre eux ne peut être
distingué du rôle des autres, mais aussi parce que nos actes nous
échappent et ont des effets que nous n'avons pas visés» (TA, 193). Par
ses conséquences mais aussi par ses effets perlocutoires, l'importance de
l'action dépasse sa pertinence dans son contexte initial. D'où tous les
problèmes liés à l'ascription, à l'imputation d'une action (PR, 146-150)
et à une responsabilité qui ne saurait ni être réduite par l'abolition de
l'agent, ni rendue infinie par son exagération (PR, 163).
Enfin l'initiative s'inscrit dans la durée non seulement par la respon-
sabilité de ce dont l'agent a été cause, selon un paradigme de l'identité-
mêmeté et de la mémoire, mais aussi par la persévérance de la pro-
messe comme performatif: ce commencement aura une suite, et « la
promesse est l'éthique de l'initiative» (TA, 272). Par elle je m'engage
devant autrui à maintenir mon agir au travers du temps, selon un para-
digme de ['identité-ipséité. Mais là encore, de même qu'il faut célébrer la
fiabilité des promesses dans la confiance au langage et aux institutions,
de même il faut en accepter la faiblesse, car on peut rompre une pro-
messe (PR, 194), et la prophétie rappelle qu'il y a des promesses oubliées.
Aux apories d'une réflexion qui ne parvient pas à lier un présent
vif mais subjectif et un instant quelconque mais inscrit dans le cours du
monde, peuvent répondre à la fois le récit et l'action, qui se situent dans
un tiers temps mixte (TA, 266). Ils répondent d'ailleurs tous deux aussi
aux apories du mal, qui n'est pas ce qu'on peut expliquer, mais ce contre
IIIIIIIIIIIIIII
43
quoi il faut agir, même s'il déborde toute prétention pratique à le punir
et à le réparer, à l'éliminer (M, 40).
La question nietzschéenne du présent historique et de sa force d'inter-
ruption ou de réinterprétation du passé se pose à propos de la dimension
collective et politique de l'initiative, qui se situe à l'intersection entre un
horizon d'attente et un espace d'expérience: « d'une part il faut résister à
la séduction d'attentes purement utopiques: elles ne peuvent que déses-
pérer l'action [ ... ] ; il faut d'autre part résister au rétrécissement de
l'espace d'expérience. Pour cela il faut résister à la tentation de considérer
le passé sous l'angle du révolu [ ... ], rouvrir le passé, raviver en lui des
potentialités inaccomplies, empêchées, voire massacrées» (TA, 275-276).
« C'est pourquoi il est peut-être raisonnable d'accorder à cette initiative
commune, à ce vouloir vivre ensemble, le statut de l'oublié» (SA, 230).
L'initiative est préparée par l'imagination, parce qu'il faut prendre une
distance avec ce monde pour faire apparaître un autre monde possible
« c'est dans l'imaginaire que j'essaie mon pouvoir de faire, que je prends
la mesure du je peux. Je ne m'impute à moi-même mon propre pouvoir,
en tant que je suis l'agent de ma propre action, qu'en le dépeignant à
moi-même sous les traits de variations imaginatives sur le thème du je
pourrais, voire du j'aurais pu autrement si j'avais voulu» (TA, 225). Et « le
faire narratif re-signifie le monde dans sa dimension temporelle, dans la
mesure où raconter, réciter, c'est refaire l'action selon l'invite du
poème» (TRi, 122).

Innocence

L'innocence est le vœu qui accompagne l'aveu de la faute. C'est


l'espérance qu'a l'homme coupable de pouvoir mieux que les actions qui
le condamnent aux yeux du monde. « Dire que l'homme est si méchant
que nous ne savons plus ce que serait la bonté », c'est, en effet, « ne rien
dire du tout»; « car si je ne comprends pas le "bon", je ne comprends

- 44
pas le "méchant" « aussi originaire que soit la méchanceté, la bonté est
plus originaire encore» (HF, 160). Nous n'avons pas, certes, d'expé-
rience de cette origine: elle peut être seulement imaginée par la voie du
mythe. Mais le mythe de l'innocence nous représente un passé riche de
virtualités inaccomplies. Placé avant celui de la « chute» de l'homme, il
nous empêche d'attribuer à ce dernier une mauvaise nature et nous aide
à penser le bien dont, malgré tout, il reste capable. Ce que nous pouvons
espérer alors, une fois le mythe reconnu comme mythe, est une
« seconde innocence» c'est, pour la réflexion même la plus critique
comme dans la vie même la moins épargnée par le mal, la réalisation de
l' « esprit d'enfance» (KI, 392).
Il faut distinguer entre les deux expériences qui introduisent la
pensée paradoxale d'une innocence toujours déjà perdue et toujours
encore espérée: l'expérience de la faute et celle de la réflexion. Il s'agit,
d'un côté, de délivrer l'homme du fardeau d'une culpabilité réputée
constitutive de son être. C'est le tort de la doctrine augustinienne du
« péché originel» d'avoir interprété dans ce sens le mythe de « chute» de
la Genèse. La culpabilité n'est concevable en vérité que « sur fond
d'innocence» (GM et KI, 143). D'où « la contingence de ce mal que le
pénitent est toujours sur le point de nommer sa nature mauvaise» (SM,
391-392). Rousseau l'a, le premier, « génialement compris» (ibid., 392).
Mais la critique de la théologie augustinienne trouve sa meilleure caution
philosophique dans la doctrine kantienne du mal radical. Selon Kant, en
effet, pour « radical» que soit le mal, il n'est pas originaire il est la « cor-
ruption» par l'homme de sa disposition primitive au bien»
(La Religion dans les limites de la simple raison, l, § 4). L'imagination de
l'innocence est alors le moyen de faire saillir cette disposition et de
trouver en elle des raisons d'espérer (CI, 393-415). Elle permet, en
l'occurrence, de replacer l'accusation «dans la lumière de la promesse»
(CI, 341) et le péché lui-même dans la perspective de la grâce. Cette grâce
est exemplairement celle du pardon, avec lequel s'achève en un certain
sens la pensée du mal inaugurée dans la Philosophie de la volonté. Le
pardon rend l'homme coupable à sa première disposition au bien (MHO,
640). Ille reconnaît « capable d'autre chose que de ses délits et de ses
fautes» (ibid., 642). Défini anciennement comme la «mémoire de
l'innocence» (KI, 393), il est donc plus proprement la chance offerte
d'une « seconde innocence». Il n'y a pas seulement, toutefois, l'expé-
rience du mal, il y a encore l'expérience de la réflexion entraînée daI:1s la
spirale desséchante de la critique. Non que la critique soit un mal elle
est le régime normal de la réflexion philosophique. Celle-ci ne saurait
d'ailleurs rester à l'écart des bouleversements provoqués par la sécula-
risation et par le progrès des sciences et des techniques. Ces boulever-
sements touchent l'ensemble de nos croyances héritées. Ils nous ont fait
perdre pour jamais notre «première naïveté ». Nous SOmmes tous, en ce
sens, «des enfants de la critique» (SM, 482-484). Mais nous pouvons
néanmoins, « nous modernes », « dépasser la critique par la critique» et
«tendre vers une seconde naïveté» (ibid.) - expression préférée dans ce
contexte à celle de « seconde innocence ». Il s'agit alors non de détruire
mais de « revivifier» la croyance. Cette « conjonction de la critique et de
la croyance» (ibid.) définit l'intention même de l'herméneutique de
Ricœur. Opposée très tôt à la «hargne intellectuelle» de 1'« hyper-
critique» (HV, poche 39), elle fait pièce également à une herméneutique
qui ne dépasserait pas l'étape du soupçon et à une réflexion réduite à
elle-même. Son origine se trouve sans doute chez G. Marcel, qui oppose
lui-même une « réflexion primaire» et une « réflexion seconde» -l'une
vouée à la critique, l'autre reversée à l'existence et à son mouvement
initial d'affirmation.
« Seconde innocence », «seconde naïveté» : il y a plus qu'une
ressemblance formelle entre le chemin qui mène de l'homme coupable à
l'homme capable de commencer à nouveau, et celui par lequel la
réflexion dépasse le stade de la critique et convertit sa négation en affir-
mation. Il faudrait cependant, en comparant sur ce point la pensée de
Ricœur avec celles de Kierkegaard et de Nietzsche, demander s'il

--46
appartient au philosophe, en tant que philosophe, de suivre jusqu'au
bout ce chemin.

Juste

«L'idée du juste n'est autre que l'idée du bon considéré dans le


rapport à autrui» (Ricœur, éd. de l'Herne, Paris, 2004, p. 288), et « tenir
la justice pour une vertu [... ] c'est admettre qu'elle contribue à orienter
l'action humaine vers un accomplissement, une perfection, dont la
notion populaire de bonheur donne une idée approchée» (LI, 178).
Cependant, «le sens de l'injustice n'est pas seulement plus poignant,
mais plus perspicace que le sens de la justice; car la justice est plus
souvent ce qui manque et l'injustice ce qui règne, et les hommes ont une
vision plus claire de ce qui manque aux relations humaines que de la
manière droite de les organiser. » (LI, 177) Le juste qualifie en dernière
instance une décision singulière prise dans un climat de conflit et
d'incertitude, et «l'équité s'avère ainsi être un autre nom du sens de la
justice, quand celle-ci a traversé les conflits suscités par l'application
même de la règle de justice» (LI, 269).
Les trois usages du juste exposés ci-dessus montrent qu'il se situe
dans une tension entre plusieurs registres, à l'intersection entre deux
axes. Sur le premier axe, le juste marque le déploiement d'une visée
éthique, d'une orientation téléologique, lorsque l'idée du bon se tourne
vers autrui, passe du soi à l'autre, non seulement proche mais aussi
lointain. «Ce pas du prochain au lointain, voire de l'appréhension du
prochain comme lointain, est aussi celui de l'amitié à la justice. L'amitié
des relations privées se découpe sur le fond de la relation publique de la
justice. Avant toute formalisation, toute universalisation, tout traitement
procédural, la quête de justice est celle d'une juste distance entre tous les
humains [ ... ]; je verrais volontiers dans la vertu d'hospitalité
l'expression emblématique la plus approchée de cette culture de la juste

- 47
distance [ ... J. La justice en tant que juste distance entre soi-même et
l'autre, rencontré comme lointain, est la figure entièrement développée
de la bonté. Sous le signe de la justice le bien devient commun)} (I2, 72-
73). La justice est ici la vertu des institutions.
Sur le second axe, la visée éthique doit passer par la norme des obli-
gations morales et juridiques. Si la justice peut servir d' « idée directrice
par rapport au règne des règles, des normes, des lois qui est celui du droit
positif)} (éd. de l'Herne op. cit., 288), cette visée est ressaisie après coup,
car c'est par le sentiment d'injustice (partages inégaux, promesses trahies,
punitions ou rétributions disproportionnées), pour soi mais plus encore
pour autrui, que l'on entre dans la recherche du juste. Parce que les
humains exercent les uns sur les autres des pouvoirs dissymétriques, il
faut des règles qui leur interdisent d'exercer sur les autres un pouvoir tel
qu'ils restent sans contre-pouvoir. On passe ici de la justice comme vertu
à la justice comme tiers instituant une juste distance par un corpus de
lois écrites, par l'institution judiciaire de tribunaux et de juges ayant
autorité pour dire la sentence, au terme de procès où sont échangés des
arguments. Mais si « le formalisme du contrat a pour effet de neutraliser
la diversité des biens au bénéfice de la règle de partage)} (LI, 186), il
s'agit de « faire entendre la revendication des plus défavorisés dans les
partages inégaux» (I2, 74). Et « puisqu'il y a plusieurs manières plau-
sibles de répartir avantages et désavantages, la société se révèle être de
part en part un phénomène consensuel-conflictuel )) (LI, 186).
Ce qui permet de tenir l'affrontement entre ces deux acceptions
du juste, et de le rendre fécond, c'est la sagesse pratique, c'est-à-dire cette
conviction bien pesée qui anime le jugement dans les situations de conflit
irrémédiable où il doit être ajusté: conflits politiques à propos des biens
à partager en priorité ou débat sur les règles de répartition, cas difficiles
et tragiques entre le mal et le pire, écart entre la norme générale et la
sollicitude singulière. «La sagesse pratique consiste à inventer les
conduites qui satisferont le plus à l'exception que demande la sollicitude

--
en trahissant le moins possible la règle. )) (SA, 312). Mais là aussi les

48
institutions sont impliquées, et c'est le rôle des tribunaux que d'être ces
« instances publiques qui ont autorité pour construire la nouvelle cohé-
rence requise par les cas insolites» (SA, 323). Sur ces trois registres et
leur articulation, Ricœur a proposé un renouvellement important de la
pensée du droit.

Mal

« Le mal, c'est ce qui est et ne devrait pas être, mais dont nous ne
pouvons pas dire pourquoi cela est» (<< Le scandale du mal », Esprit,
nO 140-141, 1988, p. 62). D'où le «défi» qu'il constitue pour la philo-
sophie comme pour la théologie (M, 13). Ce défi sera d'autant plus
redoutable qu'il aura pour origine non le mal commis dans la faute mais
le mal subi dans la souffrance. Car l'un n'explique pas l'autre; et la
pensée du mal reste partagée ainsi entre la figure de l'homme coupable et
celle de l'homme victime - « victime d'un mystère d'iniquité qui le rend
digne de pitié autant que de colère» (SM, 477). Il existe, en effet, une
souffrance «irréductible» (M, 44) et «injustifiable» (L2, 250-251). Elle
consiste dans une « diminution de notre puissance d'exister}) (<< La souf-
france n'est pas la douleur }), Autrement, n° 142, 1994, pp. 59-60). Il s'agit
moins, alors, de penser que d'agir: le mal n'est pas ce sur quoi l'on
«(
glose; « c'est ce contre quoi on lutte }) Le scandale du mal }}, op. cit.,
60). Encore la lutte éthique et politique contre le mal rencontre-t-elle à
son tour sa limite. Seuls demeurent alors la « timide espérance )} et les
prolongements qu'elle trouve dans des « expériences solitaires de
sagesse }} inspirées par les différentes religions du monde.
~ Comment un discours philosophique sur le mal est-il possible? À
cette question, Ricœur répond au début des années soixante par la
révolution de méthode qui le fait privilégier, à mi-chemin de la révolte
muette et des rationalisations trompeuses, le niveau intermédiaire du
mythe et du symbole. Témoignage multimillénaire de l'imagination

IIIIIIIIIIIIIII
49
déployée par le génie des peuples pour permettre à l'homme de faire face
à sa condition, le symbole, en effet, « donne à penser» (SM, 479). Mieux
encore: il aide à vivre. En lui le mal trouve un langage plus primitif et
plus persuasif que celui de la théodicée ou des grandes synthèses spé-
culatives. La tâche du philosophe est alors de déchiffrer ce langage et d'en
délivrer les ressources existentielles. « Délivrer» est le mot, si les sym-
boles sont, selon la définition adoptée dans La Symbolique du mal, des
expressions à multiples sens. Car ces multiples sens donnent lieu à de
multiples interprétations. Or quand certaines de ces interprétations aug-
mentent notre puissance d'exister, d'autres, au contraire, la diminuent.
C'est le cas de l'interprétation augustinienne du mythe adamique, dont
les effets délétères se font sentir autant dans la vie personnelle que dans
une institution judiciaire animée trop souvent par la seule volonté de
punir. Chercher dans ce mythe la « raison» de la souffrance et la trouver
dans 1'« équivalence» présumée de la faute et du châtiment, est opérer
une mystificàtion. C'est méconnaître surtout l'intention profonde qui
anime l'histoire du péché du premier homme. Ranimer cette intention,
telle est alors la tâche critique de l'interprétation philosophique. Elle
consiste, en l'occurrence, à subordonner l'accusation à la promesse, et
l'apparente fatalité de la peine à l'espérance de la grâce et du pardon (CI,
348 et suiv.). Non qu'il n'y ait de justes accusations et de justes punitions.
Mais il y a aussi, dans l'expérience du mal, une part d' « injustifiable» (la
notion, pour une part, vient du Livre de Job, et pour l'autre de l'Essai sur
le mal de Nabert) qui introduit un autre sens du mot justice, dont la
fonction propre du symbole est d'ouvrir et de préserver la perspective. À
la «loi d'équivalence» qui gouverne le jugement moral et le jugement
pénal, l'herméneutique du mal oppose un « principe de surabondance »
(ibid.) qui est précisément celui que postule l'espérance. Le mal est pensé
alors comme il doit l'être: « en avant, vers le futur» (<< Le scandale du
mal », op. cit., 59) - ce futur dût-il appartenir moins au philosophe qu'à
l'homme de foi. Il est important de rappeler, dans cette perspective, que
la culpabilité suppose l'innocence, et que la souffrance n'annule pas

IIIIIIIIIIIIIII
50
l'expérience, elle aussi irréductible, de la joie. Pour radical que soit le
mal, il est moins originel que le bien.
Le mal est sans nul doute un fil conducteur de la pensée de
Ricœur et particulièrement de sa réflexion sur le langage. En témoignent
ses études sur le symbole mais aussi sur la métaphore et sur le récit - où
l'on peut voir autant de « ripostes» au pouvoir de négation que le mal
oppose à notre désir d'être. On doit relever cependant l'inflexion de sa
pensée entre les textes des années soixante, où l'accent est mis sur la faute
et où l'herméneutique apparaît, entre «problème» et «mystère »,
comme la voie moyenne qui permet de maintenir le mal dans la sphère
du sens, et ,ceux des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, qui privi-
légient la souffrance et se bornent à en dénoncer le « scandale». À
l'herméneutique de la faute succède ainsi, concernant la souffrance, une
phénoménologie sans herméneutique. Et le mal apparaît plus
radicalement alors comme une puissance opposée à toutes les puissances
du langage - et non au seul discours conceptuel.

Métaphore vive

« La métaphore est un travail sur le langage qui consiste à attribuer à


des sujets logiques des prédicats incompossibles avec les premiers» (TA,
19). On peut distinguer les métaphores mortes, déjà sédimentées dans la
polysémie admise par le lexique, et les métaphores vives, qui sont des
émergences de langage, des innovations sémantiques. La métaphore vive
cependant n'est pas un pur jeu d'un langage sans monde, qui se
célèbrerait lui-même: « la métaphore est le processus rhétorique par
lequel le discours libère le pouvoir de certaines fictions de redécrire la
réalité» (MV, 11). C'est pourquoi Ricœur parle de « vérité méta-
phorique». C'est un des pivots de sa philosophie.
La démarche de Ricœur consiste à déplacer la question: non plus la
métaphore-mot, dénomination déviante, mais la métaphore-énoncé,

- 51
prédication impertinente il y a moins substItution sémantique que
tension entre des aires sémantiques hétérogènes, soudain rapprochées
par l'attribution de prédicats ordinairement incompossibles avec le sujet.
« Il y a alors métaphore, parce que nous percevons [ ... lla résistance des
mots [ ... lleur incompatibilité au niveau d'une interprétation littérale de
la phrase» (TA, 20). « La ressemblance est alors la catégorie logique
correspondant à l'opération prédicative dans laquelle le rendre proche
rencontre la résistance du être éloigné». (MV, 249). Ce rapprochement
inédit fait image: « L'image n'est pas un résidu de l'impression, mais une
aurore de parole» (MV, 272 ), et Ricœur parle d'un schématisme de
l'attribution métaphorique dont la métaphore fait voir le jeu (MV, 253).
Ricœur ne se borne pas à ce « travail de la ressemblance », car il déploie
alors une théorie de la référence dédoublée ou poétique. « Il se peut que
la référence au réel quotidien doive être abolie pour que soit libérée une
autre sorte de référence à d'autres dimensions de la réalité» (MV, 187).
« Il se peut que l'énoncé métaphorique soit précisément celui qui montre
en clair ce rapport entre référence suspendue et référence déployée, qui
acquiert sa référence sur les ruines de ce qu'on peut appeler, par
symétrie, sa référence littérale. » (MV, 279) On peut ainsi parler d'une
référence tensive, où la métaphore répare en quelque sorte la perte de
singularité occasionnée dans le langage par l'attribution de prédicats (SA,
40), et Ricœur écrit que "la mimèsis est le nom de la référence méta-
phorique"» (MV, 308).
Ricœur n'hésite pas à parler de vérité métaphorique: « Pour démontrer
cette conception "tensionnelle" de la vérité métaphorique, je procède rai
dialectiquement. Je montrerai d'abord l'inadéquation d'une inter-
prétation qui, par ignorance du "n'est pas" implicite, cède à la naïveté
ontologique dans l'évaluation de la vérité métaphorique; puis je mon-
trerai l'inadéquation d'une interprétation inverse, qui manque le "est" en
le réduisant au "comme-si" du jugement réfléchissant, sous la pression
critique du "n'est pas" La légitimation du concept de vérité méta-
phorique, qui préserve le "n'est pas" dans le "est", procèdera de la

- 52
convergence de ces deux critiques» (MV, 313). Ainsi « Il faut introduire
la tension dans l'être métaphoriquement affirmé» (MV, 311). « Le para-
doxe consiste en ceci qu'il n'est pas d'autre façon de rendre justice à la
notion de vérité métaphorique que d'inclure la pointe critique du n'est
pas (littéralement) dans la véhémence ontologique du est (méta-
phoriquement) » (MY, 321).
L'expression véhémence ontologique mérite d'être soulignée. Elle
renvoie aux thèmes de l'affirmation et de l'attestation. Mais ici elle
désigne une protestation, au nom de la rigueur même des analyses
sémiotiques, contre une idéologie structuraliste alors excessive (La
métaphore vive est publié en 1975), dont le mot d'ordre est la clôture du
signe. Ricœur soutient au contraire « l'éclatement du langage vers l'autre
que lui-même» ce que j'appelle « son ouverture» (CI, 68). « S'il est vrai
que tout emploi du langage repose sur un écart entre les signes et les
choses, il implique en outre la possibilité de se tenir au service des choses
qui demandent à être dites, et ainsi de tenter de compenser l'écart initial
par une obéissance accrue à la demande de discours qui s'élève de
l'expérience sous toutes ses formes» (<< Mimèsis, référence et refiguration
dans Temps et Récit », Études phénoménologiques, nO Il, 1990, p. 40).

Mimèsis

« L'intrigue, dit Aristote, est la mimèsis d'une action. Je distinguerai le


moment venu, trois sens au moins du terme Mimèsis : renvoi à la pré-
compréhension familière que nous avons de l'ordre de l'action, entrée
dans le royaume de la fiction, enfin configuration nouvelle par le moyen
de la fiction de l'ordre pré-compris de l'action» (TR1, 13). C'est ce que
Ricœur appelle la triple mimèsis du temps par le récit «Mimèsis l
désigne la précompréhension dans la vie quotidienne de ce qu'un auteur
a bien nommé la qualité narrative de l'expérience; en entendant par là le
fait que la vie, et plus encore l'action, comme Hannah Arendt l'exprime

- 53
brillamment, demandent à être racontées, Mimèsis II désigne l'auto-
structuration du récit sur la base des codes narratifs internes au discours.
À ce niveau, Mimèsis II et muthos, c'est-à-dire l'intrigue ou mieux la mise
en intrigue, coïncident. Finalement, Mimèsis III désigne l'équivalent
narratif de la refiguration du réel par la métaphore» «(
Mimèsis, réfé-
rence et refiguration dans Temps et Récit », op. cit., 32). « Nous suivons
donc le destin d'un temps préfiguré à un temps refiguré par la médiation
d'un temps configuré» (TRI, 87).
Si la composition de l'intrigue est enracinée dans une précompré-
hension du monde de l'action commune au poète et au lecteur, l'intrigue
elle-même (la Mimèsis II qui est la Mimèsis proprement dite) est une
« configuration» qui est caractérisée comme «concordance-discor-
dance» (TRI, 103). Avec elle « s'ouvre le royaume du comme si », tant
celui du récit de fiction que celui du récit historique. Synthèse de l'hété-
rogène, elle prend ensemble des péripéties jusqu'à une conclusion
imprévisible mais acceptable. C'est la configuration qui schématise
1'intelligence narrative (TRI, 106).
S'y déploie le jeu stylistique de l'innovation et de la sédimentation
« c'est pourquoi les paradigmes constituent seulement la grammaire qui
règle la composition d'oeuvres nouvelles - nouvelles avant de devenir
typiques [ ... ]. Mais l'inverse n'est pas moins vrai: l'innovation reste une
conduite gouvernée par des règles: le travail de l'imagination ne naît pas
de rien et [ ... ] se déploie entre les deux pôles de l'application servile et de
la déviance calculée, en passant par tous les degrés de la déformation
réglée» (TRI, 108).
Ce qui est communiqué, au travers de l'intrigue narrative, c'est une
configuration de monde possible: le monde du texte n'est pas le monde
dont le texte est issu, mais le monde ouvert par le texte: « le texte [... ] est
ouvert en avant, du côté du monde qu'il découvre» (L2, 492).
« Mimèsis III marque l'intersection entre le monde du texte et le
monde de l'auditeur ou du lecteur» (TRI, 109). « À la différence de

- 54
l'objet perçu, l'objet littéraire ne vient pas remplir intuitivement ces
attentes, il ne peut que les modifier» (TR3, 305).
« Le postulat sous-jacent à cette reconnaissance de la fonction de
refiguration de l'œuvre poétique en général est celui d'une hermé-
neutique qui vise moins à restituer l'intention de l'auteur en arrière du
texte qu'à expliciter le mouvement par lequel un texte déploie un monde
en quelque sorte en aval de lui-même. Je me suis longuement expliqué
ailleurs sur ce changement de front de l'herméneutique postheideg-
gerienne par rapport à l'herméneutique romantique. Je n'ai cessé, ces
dernières années, de soutenir que ce qui est interprété dans un texte, c'est
la proposition d'un monde que je pourrais habiter et dans lequel je
pourrais projeter mes pouvoirs les plus propres. Dans La Métaphore vive,
j'ai soutenu que la poésie, par son muthos, re-décrit le monde. De la
même manière, je dirai [... ] que le faire narratif re-signifie le monde
dans sa dimension temporelle, dans la mesure où raconter, réciter, c'est
refaire l'action selon l'invite du poème» (TR1, 122).
La lecture « apparaît tour à tour comme une interruption du cours de
l'action et comme une relance vers l'action. Ces deux perspectives sur la
lecture résultent directement de sa fonction d'affrontement et de liaison
entre le monde imaginaire du texte et le monde effectif du lecteur. En
tant que le lecteur soumet ses attentes à celles que le texte développe, il
s'irréalise lui-même à la mesure de l'irréalité du monde fictif vers lequel il
émigre; la lecture devient alors un lieu lui-même irréel où la réflexion
fait une pause. En revanche, en tant que le lecteur incorpore
- consciemment ou inconsciemment, peu importe -les enseignements
de ses lectures à sa vision du monde, afin d'en augmenter la lisibilité
préalable, la lecture est pour lui autre chose qu'un lieu où il s'arrête; elle
est un milieu qu'il traverse» (TR3, 262).
Naissance et Mort

« L'évocation de la naissance n'est pas familière aux philosophes; la


mort est plus pathétique ». Mais « pour ma part, je ne reconnais pas en
moi l'angoisse primitive de la mort. Ce n'est en moi qu'une pensée froide
et [... ] sans racine dans l'existence. Par contre, j'éprouve [ ... ] un
frémissement devant mon absence de fondement propre» (VI, 408, 435)
comme devant « la vie et ses multiples commencements et recom-
mencements» (CC, 237). Tel est, justement, le sens double de la
naissance: par elle la vie commence; et par elle la vie est reçue. Par elle
donc je me trouve moi-même engendré par d'autres. Qu'on l'exprime
dans le langage du don ou dans celui de la nécessité - d'une nécessité
qui, d'ailleurs, n'annule pas la liberté, mais la leste d'un passé qui la
fonde et la dissuade de se poser comme une liberté créatrice - , « la nais-
sance signifie [donc] plus que la mort» (CC, 237). Encore «la rencontre
décisive avec la mort» est-elle « la mort de l'être aimé» (VI, 432) et
reçoit-elle donc elle-même de la naissance -la paternité le démontre
après la filiation - sa signification la plus propre.
La priorité accordée par Ricœur à la naissance est aussi ancienne
que ses premières œuvres publiées. Dans son ouvrage sur Jaspers déjà,
d'accord avec ce dernier, il y insiste: « Ce qu'il y a de plus mien en moi-
même, et ma liberté même, me vient d'ailleurs» ; « il y a dans le moi
originel, même si je m'en sens responsable, [... ] quelque chose que je
n'ai pas créé» (KI, 151). Mais l'idée de naissance se dilue alors dans celle
de facticité, que la philosophie de l'existence tient pour équivalente à son
tour à celle de contingence. Or naître signifie proprement non exister
mais « être en vie ». Et pour la liberté même qui cherche à lui donner
sens, ce fait s'impose comme celui d'« exister vivant» (VI, 389). Penser la
naissance est donc penser un commencement qui n'est pas celui de nos
actes mais précisément celui de notre vie. Nous n'avons certes, de ce
commencement, aucun souvenir. C'est pourquoi la phénoménologie de

- 56
la naissance mise en œuvre dans Le Volontaire et l'involontaire trouve vite
sa limite. Mais ce qui est une limite pour la conscience confrontée à la
« fuite» de l'origine, est une chance pour l'existant qui se découvre ainsi
« plus jeune que lui-même» (VI, 415). Car la vie reçue appelle la vie
transmise. Ainsi « la sexualité tournée vers l'aval de ma vie est une évo-
cation rétrospective» de son amont; et « en exerçant à l'égard de l'enfant
le rôle tutélaire du père, je renouvelle en moi l'assurance d'avoir moi-
même reçu l'être de mes parents» (ibid., 414). Cette extension féconde
du thème de la naissance - ou de ce qu'il faudrait mieux appeler peut-
être alors natalité - permet de traiter celle-ci comme la métaphore de
tous les commencements. Elle est un pont jeté vers l'ontologie de
1'« affirmation originaire» en ce qu'elle a elle-même d'« indéfiniment
inaugural» (HV, poche 106). La mort ainsi perd son privilège. Elle ne
peut plus être tenue sans arbitraire pour la vérité ultime de l'existence :
« la mortalité elle-même doit être pensée sub specie vitae et non sub specie
mortis» (CC, 237). Pour cela le vocabulaire heideggerien de 1'« être pour
la mort» n'est pas le plus approprié: « je dirais plutôt: l'être jusqu'à la
mort» ; car « je ne dois pas me traiter comme le mort de demain, aussi
longtemps que je suis en vie» (ibid.). Mais surtout la mort cesse, replacée
dans la perspective de la natalité, de signifier premièrement ma mort. Ce
qu'il écrit dans Le Volontaire et l'involontaire - « la rencontre décisive
avec la mort, c'est la mort de l'être aimé» - , Ricœur le répète cinquante
ans plus tard en plaidant pour une « attribution multiple du sens du
mourir» où c'est « la mort d'autrui» - élargie dans un deuxième temps
à la mort de « tous les autres» - qui détermine par réflexion « le rapport
de moi-même à ma propre mort» (MHO, 467-469).
Cette priorité accordée ensemble à la naissance et à la mort de
l'autre est poussée très loin par Ricœur. En témoigne, sur le plan
théologique, son interprétation de la doctrine chrétienne de la Résur-
rection, qu'il détache de« l'imaginaire de sa propre survie» (tenu ailleurs
pour la composante infantile du désir d'immortalité) et fait tenir tout

- 57
entière dans la mémoire que la communauté des fidèles garde du don du
Christ (CC, 239).

Noyaux éthico-mythiques

Cette expression, contemporaine de la Philosophie de la volonté,


exprime l'idée qu'au cœur des cultures humaines vivantes se trouve un
foyer de vouloir et d'évaluation; cette idée semble venir de Hegel et de
Nietzsche, et prépare le thème de l'imaginaire social, la dialectique entre
espace d'expérience et horizon d'attente, et le jeu stylistique entre tra-
dition et novation. « Une certaine unité de mémoire et une certaine unité
de projet rassemble les hommes dans le temps et définit du même coup
l'appartenance de ces hommes au même espace de civilisation. Ainsi le
cœur d'une civilisation est un vouloir-vivre global, un style de vie; et ce
vouloir-vivre est animé par des appréciations, des valeurs» (HV, 87). Ce
noyau culturel d'identité et de permanence cependant n'apparaît que
lorsqu'il est menacé « le phénomène d'uniformisation planétaire
constitue une sorte de subtile destruction, non seulement des cultures
traditionnelles, ce qui ne serait peut-être pas un mal irréparable, mais de
ce que j'appellerai provisoirement, avant de m'en expliquer plus longue-
ment, le noyau créateur des grandes civilisations, des grandes cultures, ce
noyau à partir duquel nous interprétons la vie et que j'appelle par anti-
cipation le noyau éthique et mythique de l'humanité» (HV, 292). « Il me
semble que si on veut atteindre le noyau culturel [ ... ] il faudrait pouvoir
creuser jusqu'aux rêves permanents qui constituent le fonds culturel
d'un peuple et qui alimentent ses appréciations spontanées et ses
réactions les moins élaborées [ ... ] images et symboles constituent ce
qu'on pourrait appeler le rêve éveillé d'un groupe historique [ ... ] c'est
dans ce sens que je parle du noyau éthico-mythique ». (HV, 296)
Ces noyaux éthico-mythiques sont donc une structure inconsciente
dans laquelle réside l'énigme de la diversité humaine, c'est-à-dire à la fois

IIIIIIIIIIIIIII
58
la créativité des cultures et leur nécessaire dialogue. D'une part la créa-
tivité suppose une certaine rupture avec la tradition « Les grandes
créations artistiques commencent toujours par quelque scandale il faut
d'abord que soient brisées les images fausses qu'un peuple, un régime se
font d'eux-mêmes» (HV, 297). D'autre part « Il n'est pas aisé de rester
soi-même et de pratiquer la tolérance à l'égard des autres civilisations
[ ... ] Au moment où nous faisons l'aveu de la fin d'une sorte de mono-
pole culturel, il devient soudain possible qu'il n'y ait plus que des autres
[ ... ] Nous pouvons très bien nous représenter un temps qui est proche
où n'importe quel humain moyennement fortuné pourra se dépayser
indéfiniment et goûter sa propre mort sous les espèces d'un interminable
voyage sans but [ ... ] Ce serait le scepticisme planétaire, le nihilisme
absolu dans le triomphe du bien-être. Il faut avouer que ce péril est au
moins égal et peut-être plus probable que celui de la destruction
atomique.» (HV, 293)
Mais la rencontre de l'autre culture peut justement s'appuyer sur le
rapport créatif à ma propre culture: « Lorsque la rencontre est une
confrontation d'impulsions créatrices, une confrontation d'élans, elle est
elle-même créatrice. Je crois que, de création à création, il existe une
sorte de consonance, en l'absence de tout accord» (HV, 299). La plupart
de ces passages sont tirés de « Civilisation universelle et cultures
nationales» (Esprit, 1961, repris dans Histoire et Vérité).
L'idée de noyau éthico-mythique prépare aussi l'idée d'identité
narrative, ou de noyau éthico-narratif, et la dialectique de l'identité et de
l'ipséité. « À la différence d'un outillage qui se conserve, se sédimente, se
capitalise, une tradition culturelle ne reste vivante que si elle se recrée
sans cesse. Nous touchons ici à l'énigme la plus impénétrable dont on
peut seulement reconnaître le style de temporalité opposé à celui de la
sédimentation des outillages. Il y a là pour l'humanité deux façons de
traverser le temps: la civilisation développe un certain sens du temps qui
est à la base d'accumulation et de progrès, tandis que la façon dont un
peuple développe sa culture repose sur une loi de fidélité et de création:

- 59
une culture meurt dès qu'elle n'est plus renouvelée, recréée; il faut que
se lève un écrivain, un penseur, un sage, un spirituel pour relancer la
culture et la risquer à nouveau dans une aventure et un risque total. »
(HV, 296-297) Une culture ne vit que de se confronter à de grandes
questions. Certes toute grandeur comporte la possibilité de la chute et la
culpabilité, mais inversement « là où est la culpabilité, là aussi est la
grandeur» (HV, 93). C'est pourquoi Ricœur appelle ici à « un sens
épique de notre existence personnelle replacée dans la perspective d'une
épopée plus vaste de l'humanité et de la création. » (HV, 114)

Paradoxe politique

Le thème du paradoxe politique dévoile dans le politique une dis-


proportion tragique qui a pris dans les écrits de Ricœur plusieurs formes
successives. D'abord il faut penser ensemble la rationalité et l'irrationalité
du politique. « Rationalité spécifique, mal spécifique, telle est la double et
paradoxale originalité du politique. La tâche de la philosophie politique
est, à mon sens, d'expliciter cette originalité et d'en élucider le paradoxe;
car le mal politique ne peut pousser que sur la rationalité spécifique du
politique» (HV, 261). Ensuite il faut tenir avec H. Arendt « la distinction
ferme et constante entre pouvoir et violence» (Ll, 20), mais aussi entre
pouvoir et autorité, entre lien horizontal et lien vertical (seul un lien
vertical reconnu pouvant contrebalancer, sans l'éliminer, un lien vertical
imposé par la force). Enfin, et c'est ici une lecture de M. Walzer (qui
avait montré la difficulté à avantager les plus désavantagés étant donné la
diversité des sphères, économiques, culturelles, juridiques, familiale,
'etc.), il y a paradoxe en ce que « le politique paraît constituer à la fois une
sphère de la justice parmi les autres, et l'enveloppe de toutes les sphères »
(Jl, 127), un principe de souveraineté qui en régule les frontières. On
trouve ces trois niveaux de signification articulés dans La Critique et la
conviction (CC, 148-153).
Attardons nous sur l'article paru dans la revue Esprit en mai 1957,
après les événements de Budapest, intitulé « Le paradoxe politique».
Penser la rationalité et l'irrationalité spécifiques du politique suppose
d'en penser l'autonomie:« Cette autonomie du politique me paraît tenir
en deux traits contrastés. D'un côté le politique réalise un rapport
humain qui n'est pas réductible aux conflits des classes [ ... ] D'autre part,
la politique développe des maux spécifiques, qui sont précisément maux
politiques, maux du pouvoir politique; ces maux ne sont pas réductibles
à d'autres, en particulier à l'aliénation économique. Par conséquent
l'exploitation économique peut disparaître et le mal politique persister»
(HV, 261). Dans un autre texte, Ricœur distingue les passions du pouvoir
(politique) des passions de l'avoir (économique) et des passions du valoir
(culturel) (HV, 117 et suiv.).
On trouve alors deux traditions, l'une qui fait crédit à la visée bonne du
politique et qui cherche à en fonder de l'intérieur la rationalité, l'autre
qui insiste sur les passions mauvaises du pouvoir et qui cherche à résister
de l'extérieur à ses abus: «Il faut résister à la tentation d'opposer deux
styles de réflexion politique, l'un qui majorerait la rationalité du poli-
tique, avec Aristote, Rousseau, Hegel, l'autre qui mettrait l'accent sur la
violence et le mensonge du pouvoir, selon la critique platonicienne du
tyran, l'apologie machiavélienne du prince et la critique marxiste
de l'aliénation politique [ ... ] Il faut tenir ce paradoxe, que le plus grand
mal adhère à la plus grande rationalité, qu'il y a une aliénation politique
parce que le politique est relativement autonome. » (HV, 261-262, voir
aussi une bifurcation entre la force et la forme en TA, 399).
D'où un éloge politique de la liberté, sous la double forme de l'institution
du droit et d'une morale de la résistance, que Ricœur refuse de dissocier:
« Si le terme de "libéralisme politique" pouvait être sauvé du discrédit où
l'a plongé la proximité avec le libéralisme économique [ ... ] il dirait assez
bien ce qui doit être dit: que le problème central de la politique c'est la
liberté; soit que l'État fonde la liberté par sa rationalité, soit que la liberté
limite les passions du pouvoir par sa résistance. » (HV, 285) Cette

- 61
polarité inspire encore, près de quarante ans plus tard, l'idée du juste
entre le bon et le légal, et se retrouve peut-être dans la tension entre
éthique et morale, qui constitue un paradoxe éthique aussi radical que le
paradoxe politique.
Le paradoxe politique est enrichi de nouvelles harmoniques au
travers de la lecture que Ricœur propose de H. Arendt. C'est l'idée que le
pouvoir n'est pas la violence, mais exprime un vouloir vivre ensemble:
« Il est peut-être raisonnable d'accorder à ce vouloir vivre ensemble le
statut de l'oublié. C'est pourquoi ce fondamental constitutif ne se laisse
discerner que dans ses irruptions discontinues au plus vif de l'histoire sur
la scène politique» (SA, 230). Dans le même temps, et c'est la face
d'ombre et d'irrationnel du politique, « il nous suffit que l'État réputé le
plus juste, le plus démocratique, le plus libéral, se révèle comme la
synthèse de la légitimité et de la violence, c'est-à-dire comme pouvoir
moral d'exiger et pouvoir physique de contraindre» (RV, 247). Par ces
deux bords, le politique touche à la promesse et au pardon, c'est-à-dire
aussi à la mémoire des violences et des promesses fondatrices.

Peine et Pardon

« Ce qui dans la peine est le plus rationnel, à savoir qu'elle vaut le


crime, est en même temps le plus irrationnel: à savoir qu'elle l'efface »
(CI, 352). Cette formule résume ce que Ricœur appelle le paradoxe
judiciaire, qui réside dans l'idée même d'un droit de punir, où se
rationalise et se mesure un esprit de vengeance profondément irrationnel
et violent. Il parle ailleurs de l'équivalence présumée du crime et du
châtiment (CI, 349). Ricœur n'a cessé de protester contre la dimension
irrationnelle de la punition, qui semble pour lui plus chargée de
religiosité archaïque encore que le pardon. Dans le même temps le droit
de punir est issu d'une longue évolution: sécularisation de l'imputation,
désacralisation de la responsabilité, dédivinisation de la peine, ont permis
de faire que la justice devienne une affaire seulement et complètement
humaine. Parce que la justice sait qu'elle ne peut éradiquer l'esprit de
vengeance (I2, 257 et suiv.), quelle que soit sa capacité à instituer un
conflit réglé et différé, parce qu'elle suppose au départ 1'existence d'un
État fondé sur la violence et au bout du compte l'exécution d'une peine
qui ajoute de la souffrance, elle doit modestement accepter d'exercer un
moindre maL
Et c'est d'abord avec Hegel accepter que la peine relève d'un droit
abstrait et formel, qui soumet en quelque sorte le criminel à sa propre
règle (CI, 356). La scission tragique entre la conscience jugeante et la
conscience agissante peut alors conduire au pardon qui surmonte l'uni-
latéralité des points de vue (CI, 358 et SA, 288). Dans Mémoire, histoire,
oubli, le pardon intervient en épilogue, comme la restitution d'une
capacité d'agir paralysée par la faute. Ricœur croise l'inconditionnalité
verticale du pardon accordé (il parle alors d' « une disparité verticale
entre la profondeur de la faute et la hauteur du pardon », MHO, 593), et
la conditionnalité horizontale d'une difficile demande de pardon qui
replace les acteurs dans le jeu réciproque du don et du contre-don
« Pour se lier par la promesse, le sujet de l'action devait aussi pouvoir se
délier par le pardon» (MHO, 595).
Il s'agit donc de « démythiser la peine et l'accusation» (Cn, c'est-à-
dire, dans une démarche kantienne radicalisée par la démythologisation
de Bultmann qui est une déconstruction, de reconnaître le mythe comme
mythe, de le défaire de ses rationalisations secondes ne pas croire
qu'accuser suffise à expliquer. Cela n'est pas aisé, car « nous préférons la
condamnation morale à l'angoisse d'une existence non protégée et non
consolée» (CI, 334). Ricœur est assez connaisseur et curieux des
questions religieuses pour déchiffrer les logiques religieuses à l'œuvre
dans cette vision pénale du monde, qui sacralise le juridique et juridicise
le religieux: « Dans cet archaïsme religieux, le magistrat est vraiment
ministre de la vengeance divine. Or, c'est cette théologie de la colère que
le droit n'a cessé de refouler; cette lutte contre la théologie de la
IIIIIIIIIIIIIII
63
vengeance est absolument contemporaine du droit. Certains ethnologues
estiment même que le droit est né contre l'idée de vengeance, pour
conjurer la vengeance des dieux, plutôt que pour l'exécuter, pour se
soustraire à cette espèce de déchaînement divin. » (<< Le droit de punir »,
1958, rééd. in Foi et Vie, n° 1,2005)
L'un des postulats du mythe de la peine, c'est que le sujet est un et
identique si ce n'était pas le même, la peine ne saurait effacer la faute
(CI, 349). Mais il y a une disproportion entre l'homme souffrant et
l'homme capable. On a globalement des humains qui sont plus mal-
heureux encore que méchants. C'est pourquoi «la règle d'or de tout le
système pénitentiaire devrait être: ne jamais écraser, humilier, avilir un
coupable au point de rendre impossible la tristesse de la pénitence» Le«(
droit de punir », op. cit.). Pour cela il faut sortir de cette vision pénale
d'un monde où tout devrait être soumis à une logique de rétribution,
d'expiation et d'équivalence, faute de quoi l'ordre serait menacé. La
lecture de Job, des tragiques et des Évangiles, peut-être radicalisée par le
message de la Réforme, conduit à l'idée que le monde et une partie
irréductible du malheur sont absurdes, non moins absurdes que la grâce
divine «seule une nouvelle logique peut vaincre une logique
vétuste [ ... ] Cette nouvelle logique, cette logique absurde, pour parler.
comme Kierkegaard, s'exprimera dans la loi de surabondance» (CI,
361). On passe ainsi de la logique de l'équivalence à la logique du don. Le
paradoxe du pardon est enfin de pouvoir délier l'agent de son acte: «Tu
vaux mieux que tes actes)} (MHO, 642). Mais si cela permet une
refondation prosaïque du lien social, ce n'est pas dans un happy end,
mais dans un dissensus interminable (MHO, 651), et le pardon échoue à
se transformer en institutions (594).
Phénoménologie

La définition étymologique de la phénoménologie - étude des phéno-


mènes, c'est-à-dire des choses telles qu'elles apparaissent - reste insuf-
fisante, tant que l'on ne distingue pas l'apparaître véritable de la simple
apparence empirique. Husserl fonde sur cette distinction le projet d'une
phénoménologie comme « sCience rigoureuse ». Il s'agit, pour celle-ci, de
saisir 1'« essence» des phénomènes, autrement dit leur noyau intelligible
et universalisable. Aussi se présente-t-elle initialement comme une
théorie de la signification opposée au psychologisme. Il n'y a pas cepen-
dant, pour Husserl, de signification en soi: tout phénomène est pour une
conscience dont il exprime 1'« activité intentionnelle» et qui en constitue
elle-même l'ultime source de sens. La phénoménologie se propose donc
dans un deuxième temps de remonter vers cette source - tenue aussi
dans cette perspective pour la source de toute validité. C'est un effort
pour fonder le sens des phénomènes dans une évidence intuitive dont le
modèle est le cogito cartésien. Ce modèle est toutefois mis à mal dans les
derniers écrits de Husserl, qui montrent l'unité indéfectible que forment
la conscience et le « monde de la vie» (Lebenswelt). Il n'est plus d'autre
« évidence» alors que celle de ce monde; et c'est en lui seulement que la
conscience peut accéder au sens de ses propres expériences. Si Ricœur a
toujours dit sa dette à l'égard de la phénoménologie husserlienne - qu'il
a largement contribué, comme traducteur et comme commentateur, à
promouvoir - , il n'a cessé en même temps de critiquer sa tendance
idéaliste et sa prétention à la scientificité. Aussi ne s'est-il vraiment
reconnu que dans sa dernière version, amendée d'ailleurs par les apports
de Heidegger et de Gadamer et infléchie dans le sens d'une « phéno-
ménologie herméneutique». A la «voie courte» de l'intuition, est
opposée alors la «voie longue» d'une interprétation appliquée aux
signes, aux symboles et aux textes qui médiatisent notre rapport au
monde.

- 65
Ricœur a beaucoup écrit sur « la greffe de l'herméneutique sur la
phénoménologie». Théorisée dans Le Conflit des interprétations, cette
greffe avait été opérée cependant dès La Symbolique du mal, où se
trouvaient marquées pour la première fois les limites de l'analyse
intentionnelle mise en œuvre dans Le Volontaire et l'involontaire. C'est à
une « description éidétique de la volonté », en effet, qu'avait procédé
Ricœur dans ce dernier ouvrage. Or il avait pour cela fait abstraction de
ses manifestations empiriques et en premier lieu de la faute. Il lui avait
donc fallu ensuite, pour penser celle-ci, changer de méthode et tenter
plutôt d'en déchiffrer les expressions objectivées dans la culture. Ainsi
s'était trouvée pour la première fois mise en question « la présupposition
commune à Husserl et à Descartes, à savoir l'immédiateté, la trans-
parence, l'apodicticité du cogito» (RF, 30). Il faut y insister: « le mal est
le lieu de naissance du problème herméneutique» (CI, 313). Ce
problème n'est pas borné cependant à la volonté mauvaise: il concerne
en principe toute la vie intentionnelle. La découverte principale de la
phénoménologie husserlienne -l'intentionnalité - implique précisé-
ment que la conscience a son sens hors d'elle-même (TA, 53). De là les
critiques portées ultérieurement, moins contre la phénoménologie elle-
même, que contre son inflexion idéaliste dans le premier volume des
Ideen et dans les Méditations cartésiennes. Ces critiques sont en partie
ratifiées par Husserl lui-même dans la Krisis avec la thématisation du
« monde de la vie ». C'est à celui-ci, désormais, que reconduit la
« réduction phénoménologique» ; et elle y reconduit paradoxalement
comme à ce qui ne peut être réduit (AP, 20). Ce paradoxe traduit selon
Ricœur 1'« appartenance» de la conscience au monde: il s'accorde. avec
la réhabilitation herméneutique du préjugé et révèle la condition histo-
rique et surtout langagière de toute expérience. Contre un sémantisme
clos, il ne cesse pourtant de rappeler que le langage, dans ses diverses
modalités, exprime « une manière d'être au monde qui le précède et qui
demande à être dite» (TA, 34). C'est pourquoi, si l'herméneutique est

- 66
« la présupposition de la phénoménologie », la phénoménologie reste de
son côté « l'indépassable présupposition de l'herméneutique» (ibid., 40).
C'est Heidegger, plus que Husserl, qui fonde l'idée d'une
phénoménologie herméneutique. Ce fondement se trouve dans la défi-
nition paradoxale que reçoit, dans le § 7 de Être et Temps, la notion de
phénomène: « ce qui de prime abord et le plus souvent, ne se montre
pas ». Seul, en effet, ce qui s'avance voilé, requiert une interprétation qui
l'éclaire. Mais Ricœur ne suit pas Heidegger dans la voie d'une ontologie
destinée à rester selon lui la « terre promise» du phénoménologue formé
à l'herméneutique (Cl, 28). Il lui reproche aussi d'avoir oublié, en
s'engageant dans cette voie, les exigences propres de la réflexion, qui ne
font qu'un pour Husserl avec celles de la responsabilité du philosophe.

Poétique

III Même si annoncé de longue date, on peut parler, avec La métaphore


vive, Du texte à l'action, et Temps et Récit, d'un tournant poétique de la
phénoménologie et de l'herméneutique de Ricœur. Dans un texte intitulé
« Rhétorique, poétique, herméneutique », il écrit: « La conversion de
l'imaginaire, voilà la visée centrale de la poétique. Par elle, la poétique
fait bouger l'univers sédimenté des idées admises, prémisses de l'argu-
mentation rhétorique. Cette même percée de l'imaginaire ébranle en
même temps l'ordre de la persuasion, dès lors qu'il s'agit moins de
trancher une controverse que d'engendrer une conviction nouvelle)) (L2,
487). La rhétorique voudrait encore argumenter et persuader sur la base
de prémisses acceptables, et l'herméneutique voudrait que l'on interprète
toujours à partir d'un imaginaire déjà là. Mais la poétique retourne le
problème, et n'hésite pas à bouleverser l'ordre des présuppositions
admises, à ébranler l'imaginaire. Par la poétique on peut changer l'ima-
ginaire, le modifier. Il y a place pour une imagination poétique, et les

IIIIIIIIIIIIIII
67
métaphores ou les intrigues narratives refigurent un monde autrement
habitable et agissable.
La poétique n'a rien d'un discours flou, au contraire, Ricœur
montre la rigueur de la riposte poétique aux apories de la référence au
monde de la vie (MV) «le discours poétique porte au langage des
aspects, des qualités, des valeurs de la réalité, qui n'ont pas d'accès au
langage directement descriptif et qui ne peuvent être dits qu'à la faveur
du jeu complexe de l'énonciation métaphorique et de la transgression
réglée des significations usuelles de nos mots» (TA, 24). Il montre aussi
la véhémence de la riposte qu'offre la poétique du récit aux apories du
temps vécu (TR3) «Le monde de la fiction est un laboratoire de formes
dans lequel nous essayons des configurations possibles de l'action pour
en éprouver la consistance et la plausibilité. Cette expérimentation avec
les paradigmes relève de [ ... ] l'imagination productrice» (TA, 17).
Le langage a besoin de la fonction poétique de plusieurs manières.
D'abord « c'est parce que nous pensons et parlons par concepts que le
langage doit en quelque manière réparer la perte que consomme la
conceptualisation» (SA, 40), et les métaphores vives sont ce langage en
état d'émergence, non encore lexicalisé, qui fait voir ce que le langage ne
montre pas. Ensuite l'imagination est poétique, et « l'image n'est pas un
résidu de l'impression, mais une aurore de parole» (MV, 272). Ce
tournant poétique de la phénoménologie ouvre la voie à l'éthique
,( C'est une variation imaginative, pour parler comme Husserl, qui mani-
feste l'essence, en rompant le prestige du fait; en imaginant un autre fait,
un autre régime, un autre règne, j'aperçois le possible et dans le possible
l'essentiel» (HF, 128). Mais ces variations imaginatives ne sont plus
destinées à montrer un invariant, ce sont les variations mêmes qui
servent poétiquement à faire voir un autre réel, ou un agir possible
({ fiction et poésie visent l'être, non plus sous la modalité de l'être-donné
mais sous la modalité du pouvoir-être. Par là même, la réalité quoti-
dienne est métamorphosée à la faveur de ce qu'on pourrait appeler les

-
variations imaginatives que la littérature opère sur le réel» (TA, 115). La

68
suspension du sens littéral, de la référence purement descriptive, et du
sujet trop assuré d'être lui-même, ouvre la voie au travail ou aux jeux du
sens second, de la référence dédoublée, ou du sujet lecteur « déjà il
apparaît que l'imagination est bien ce que nous entendons tous par là :
un libre jeu avec des possibilités, dans un état de non-engagement à
l'égard du monde de la perception ou de l'action. C'est dans cet état de
non-engagement que nous essayons des idées nouvelles, des valeurs
nouvelles, des manières nouvelles d'être au monde» (TA, 220). Et « la
lecture m'introduit dans les variations imaginatives de l'ego. La méta-
morphose du monde, selon le jeu, est aussi la métamorphose ludique de
l'ego» (TA, 117).

Reconnaissance

• Le terme de « reconnaissance» change de sens selon qu'on l'applique


aux objets, à sa propre personne ou aux relations mutuelles des hommes
entre eux. La reconnaissance des objets est leur identification dans le
jugement et dans la mémoire; la reconnaissance de soi est l'attestation
que l'on est bien le sujet de ses expériences, de ses paroles ou de ses
actions; la reconnaissance mutuelle enfin relie cette attestation à son
approbation par un autre. On doit noter alors un renversement
qu'exprime bien, sur le plan grammatical, le passage de la voix active
(reconnaître) à la voix passive (être reconnu). Ce renversement mani-
feste l'altérité constitutive de l'identité humaine. Il explique aussi pour-
quoi la reconnaissance a été pensée le plus souvent par la philosophie
comme l'enjeu d'une « lutte» dont dépend l'existence même. On peut
opposer cependant, aux violences allumées par la lutte pour la reconnais-
sance, l'exception généreuse du don. Elle permet de formuler
« l'équation finale de la reconnaissance et de la gratitude» (PR, 11).
Le « parcours de la reconnaissance» proposé par Ricœur dans ce
qui restera son dernier livre s'achève dans la reconnaissance mutuelle,

- 69
qui apparaît rétrospectivement comme une condition de la reconnais-
sance de soi. Ainsi se trouve confirmée l'une de ses convictions les plus
anciennes: celle que l'autre est « le plus court chemin entre soi et soi-
même ». Ce parcours de la reconnaissance est autant, d'ailleurs, un
parcours de l'identité -l'identité des personnes se trouvant clairement
distinguée ainsi de celle des choses. Il n'est donc pas étonnant qu'y soient
repris la plupart des thèmes traités dans Soi-même comme un autre. Il
faut y ajouter les thèmes de la mémoire, de la promesse et du pardon,
abordés dans La Mémoire, l'histoire, l'oubli: ils permettent de superposer
la question de la reconnaissance et celle de la réconciliation - la
réconciliation avec soi supposant, elle aussi, la réconciliation avec l'autre.
Cette dernière question commande, dans la troisième partie du livre, la
discussion de Hobbes et surtout de Hegel et de son dernier disciple,
A. Honneth. Tous donnent en effet à la reconnaissance la forme d'une
lutte qui est la forme que prend, chez les hommes, la lutte pour la vie, et
qui trouve maintes expressions dans les sphères affective, économique,
juridique et politique - sans oublier les rapports entre les États et entre
les cultures. Or il existe, en marge de ce qui semble être la loi des
relations humaines, des « expériences de reconnaissance pacifiée» dont
le caractère exceptionnel, loin de les disqualifier, « assure la force d'irra-
diation et d'irrigation au coeur même des transactions marquées du sceau
de la lutte» (ibid., 319). Cette force est principalement celle - purement
symbolique - du don cérémoniel, sur lequel Mauss avait attiré
l'attention. Aussi l'opposition pertinente devient-elle dès ce moment
celle du don et du marché. Mais le don lui-même implique, selon Mauss,
un contre-don; c'est une opération réciproque au service de la « logique
sociale ». A cette « logique de la réciprocité », dans laquelle l'apparente
générosité du don est immédiatement annulée comme telle, Ricœur
oppose une« phénoménologie de la mutualité» qui met l'accent sur « le
geste même de donner» (ibid., 332, 350) et qui comprend ce geste
comme un appel, non à donner en retour, mais à donner à son tour. La
notion de mutualité est distinguée à ce point de celle de réciprocité; et la

- 70
reconnaissance reçoit le sens du « merci» adressé par une personne à
celle dont elle a reçu ce qui n'a pas de prix l'assurance à la fois « grave»
et « joyeuse» de sa propre dignité.
On peut lire déjà une partie de cette conclusion dans L'Homme
faillible (HF, 136-140), où se trouve la première occurrence développée
du thème de la reconnaissance (et où le moment kantien du respect de la
personne comme « fin en soi» vient, de manière significative, après et
non avant le moment hégélien de la « lutte»). Il y manque toutefois le
lien noué, dans le Parcours de la reconnaissance, entre la philosophie
pratique et l'anthropologie sociale.

Représentance, représentation historique

Parce que «l'histoire est de bout en bout écriture» (MHO, 171),


depuis les traces, témoignages et documents qui doivent déjà être inter-
prétés, jusqu'à l'œuvre littéraire par laquelle l'historien donne son inter-
prétation du passé, en passant par les différentes opérations explicatives
ou compréhensives qu'il compose, l'histoire est aussi de part en part
représentation, mimèsis d'un passé qui a existé. D'où un double
problème, épistémologique et ontologique (MHO, 359), celui de la
« représentance ». D'une part la représentation n'est pas « un vêtement
neutre et transparent» (MHO, 360), mais se donne à travers l'épaisseur
et l'opacité de formes (intrigues narratives, déconstruction de problèmes,
fictions imaginatives), qui font voir la distance et l'indépassable dissensus
historique (<< on devra ainsi placer le vœu d'impartialité sous le signe de
l'impossibilité du tiers absolu» (MHO, 414). D'autre part il n'y a pas
d'histoire sans une pulsion extralinguistique et référentielle (MHO, 319)
qui atteste la capacité du discours historique à représenter le passé
« nous n'avons pas mieux que le témoignage et la critique du témoignage
pour accréditer la représentation historienne du passé» (MHO, 364).
Ainsi l'histoire « configure des intrigues que les documents autorisent ou

- 71
interdisent, mais qu'ils ne contiennent jamais. L'histoire, en ce sens,
combine la cohérence narrative et la conformité aux documents» (TA,
18).
Cette dialectique du n'être plus qui prend la mesure de la disparition du
passé, et de l'avoir-été qui en atteste la présence absente donne la
condition historique d' « une connaissance sans reconnaissance» (MHO,
369) la mémoire est gagée sur la reconnaissance, et l'histoire sur la
représentance : « la véhémence assertive de la représentation historienne
en tant que représentance ne s'autoriserait de rien d'autre que de la
positivité de l'avoir-été visé à travers la négativité du n'être-plus» (MHO,
367).
C'est tout le problème de l'écriture historiographique et de la vérité
historique. Qu'est-ce qui est par l'histoire représenté, qui n'est plus, mais
dont rien ne peut faire que cela n'ait pas été? Dès Histoire et Vérité, cela
suppose un jeu délicat de la proximité et de la distance: « C'est même un
don rare de savoir approcher de nous le passé historique, tout en resti-
tuant la distance historique, mieux: tout en instituant, dans l'esprit du
lecteur, une conscience d'éloignement, de profondeur temporelle» (RV,
poche 35). Mais le problème est surtout celui de la pluralité des temps
historiques: « une civilisation n'avance pas en bloc ou ne stagne pas à
tous égards. Il y a en elle plusieurs lignes [ ... ] Devant le tout de l'histoire,
nous ne pouvons dresser un bilan; il faudrait que nous soyons hors du
jeu pour faire l'addition; il faudrait que le jeu soit clos. Il n'est pas
mauvais, pour se garder soi-même du fanatisme, non seulement de
multiplier les perspectives explicatives, mais de garder pratiquement le
sentiment de la discontinuité des problèmes» (RV, 89-97).
Dans Temps et Récit, l'histoire représente, avec la fiction, l'une des deux
grandes modalités narratives de riposte aux apories du temps « notre
hypothèse de travail revient [ ... ] à tenir le récit pour le gardien du temps,
dans la mesure où il ne serait de temps pensé que raconté» (TR3; coll.
« points-Seuil », Paris, 1991, p. 435). Cela suppose d'élargir les notions
de récit et d'événement: « La notion même d'histoire de longue durée
dérive de l'événement dramatique [ ... ] c'est-à-dire de l'événement mis
en intrigue» (TRl, 289). « Raconter, c'est déjà expliquer» (TRl, 251).
Mais pour rendre la réalité du passé, Ricœur n'hésite pas à faire appel à
un véritable entrecroisement de l'histoire et de la fiction. « En fusionnant
ainsi avec l'histoire, la fiction ramène celle-ci à leur origine commune
dans l'épopée. Cette épopée en quelque sorte négative préserve la
mémoire de la souffrance, à l'échelle des peuples [ ... ]la fiction se met au
service de l'inoubliable. Elle permet à l'historiographie de s'égaler à la
mémoire [ ... ] ; il Y a peut-être des crimes qu'il ne faut pas oublier, des
victimes dont la souffrance crie moins vengeance que récit. Seule la
volonté de ne pas oublier peut faire que ces crimes ne reviennent plus
jamais» (TR3, 274-275). «Le quasi-passé de la fiction devient ainsi le
détecteur des possibles enfouis dans le passé effectif» (TR3, 278).
Derrière le problème de la représentation se tient celui du rendu
de l'histoire, au double sens artistique et éthique. «L'être-en-dette
constitue la possibilité existentiale de la représentance [ ... ] c'est donc
sous le signe de l'être-en-dette que l'avoir-été l'emporte en densité
ontologique sur le n'être-plus» (MHO, 473). La représentance rejoint ici
la répétition selon Kierkegaard, entendue comme riposte et reprise à
nouveau: «les morts d'autrefois ont été des vivants, et l'histoire
s'approche de leur avoir été vivant}) (MHO,495).

Socius

Le socius, c'est celui que j'atteins à travers sa fonction sociale» (HV,


102), et le prochain, c'est l'inversion praxique par laquelle « on n'a pas
un prochain; je me fais le prochain de quelqu'un» (HV, 100). Dans ce
texte-programme, publié en 1954, intitulé « Le Socius et le prochain »,
Ricœur refuse d'opposer d'une part une éthique des relations courtes du
proche, seules vivantes et chaleureuses face à l'anonymat abstrait des

-
liens institutionnels modernes, et d'autre part une éthique des relations

73
longues envers le lointain, seules réelles et efficaces face à la nostalgie
charitable des liens personnels.
Il faut d'une part reconnaître l'incognito de l'agir véritable qui
souvent passe au travers des médiations institutionnelles impersonnelles.
« La charité n'est pas forcément là où elle s'exhibe; elle est cachée aussi
dans l'humble service abstrait des postes, de la sécurité sociale; elle est
bien souvent le sens caché du social. Il me semble que le Jugement
eschatologique veut dire que nous "serons jugés" sur ce que nous aurons
fait à des personnes, même sans le savoir, en agissant par le canal des
institutions les plus abstraites, et que c'est finalement le point d'impact
de notre amour dans des personnes individualisées qui sera départagé»
(HV, 110-111).
D'autre part, le socius et le prochain sont les deux faces de la même
charité. « Le thème du prochain opère [ ... ] la critique permanente du
lien social: à la mesure de l'amour du prochain, le lien social n'est jamais
assez intime, jamais assez vaste. Il n'est jamais assez intime, puisque la
médiation sociale ne deviendra jamais l'équivalent de la rencontre, de la
présence immédiate. Il n'est jamais assez vaste, puisque le groupe ne
s'affirme que contre un autre groupe et se clôt sur soi. Le prochain, c'est
la double existence du proche et du lointain» (HV, 109-110).
Le thème du socius et l'un des biais par lesquels s'est introduit
dans la pensée de Ricœur un souci presque hégélien des institutions
concrètes du vivre ensemble. Certes on a souvent affaire à des insti-
tutions solides et durables, responsables des personnes vulnérables qui
leur sont confiées; mais il faut aussi penser des sujets capables et respon-
sables des institutions fragiles dont ils héritent, et qu'ils doivent parfois
refaire dans des situations de crise. C'est le cas de l'École ou de l'Uni-
versité, à laquelle Ricœur a consacré un engagement important (doyen
de Nanterre en 1969-1970), refusant la dissociation entre la froideur des
institutions et les folies de l'imagination. « Qui sait même si un certain
degré de pathologie individuelle n'est pas la condition du changement

- 74
social, dans la mesure où cette pathologie porte au jour la sclérose des
institutions mortes? Pour le dire de manière plus paradoxale, qui sait si
la maladie n'est pas en même temps la thérapeutique?» (TA, 235).
Dans le même temps le thème du proche touche à la condition natale et
mortelle des humains: « j'inclus parmi mes proches ceux qui désap-
prouvent mes actions, mais non mon existence» (MHO, 163). Ainsi la
notion de prochain, portée jusqu'à la manière de traiter l'autre anonyme,
prépare la notion de sollicitude pour le vulnérable, de soin ou de souci
d'autrui. On retrouve ici la sagesse pratique qui sait improviser le sens du
geste ajusté à un cas singulier sans que l'on prétende généraliser, qui sait
se faire proche sans sous-estimer la distance, qui n'est pas insensible aux
effets même lointains de ce qu'elle fait.

Symbole et Mythe

Comme le rêve, le symbole veut dire autre chose que ce qu'il dit: c'est
un signe dont le sens apparent implique un sens caché. D'où les
interprétations qu'il suscite et qui en prouvent la fécondité. Il est le
meilleur témoignage de l'imagination déployée par le génie du langage
pour nous « donner à penser» plus que ne le peuvent nos simples
concepts. Sa valeur expressive importe moins cependant que sa portée
exploratoire. A mi-chemin d'une expérience muette et d'un discours
théorique exposé au péril de l'abstraction et de la généralité, il dévoile des
traits de cette expérience qui resteraient sans lui captifs de l'émotion et
du sentiment. C'est le cas exemplairement des symboles du mal. Encore
doit-on distinguer alors entre les symboles dans lesquels le mal trouve
une expression que l'on peut appeler « primaire» et le langage plus
élaboré du mythe (SM, 181). Au symbole, le mythe ajoute la dimension
narrative: c'est un « récit traditionnel portant sur des événements arrivés
à l'origine des temps» et « destiné à fonder toutes les formes d'action et
de pensée par lesquelles l'homme se comprend lui-même dans son

- 75
monde» (ibid., 168-169). Mesurée à l'aune de la science, certes, cette
ambition explicative apparaîtra illusoire: elle fera dénoncer à bon droit
le mythe comme un « simulacre de la raison ». Mais il appartient à
l'interprète de retrouver, sous la fausse rationalité du mythe, 1'« intention
de sens» présente dans le symbole. L'interprétation des symboles peut
être articulée ainsi avec la réflexion philosophique. Élargie à toutes les
régions de la vie humaine, elle devient une médiation essentielle de la
compréhension de soi.
«Le symbole donne à penser» cette formule, reprise de la
troisième Critique kantienne, ne conclut pas seulement La Symbolique du
mal: elle trace encore, plus généralement, la direction d'une anthro-
pologie de l'homme concret, c'est-à-dire de l'homme compris dans
toutes les dimensions de son existence - ce que n'est pas le « je » du « je
pense» dans ses acceptions cartésienne ou kantienne. On peut appeler
précisément « réflexion concrète» une réflexion médiatisée par les
symboles et par leur interprétation (I, 50). Cette réflexion soulève des
questions de méthode qui sont abordées de front dans plusieurs textes
des années soixante - ainsi « Méthode herméneutique et philosophie
réflexive» (I, 45-66) et « Herméneutique des symboles et réflexion philo-
sophique» (CI, 283-329). Il en ressort que l'on peut, à la fois, penser à
partir des symboles et garder «la pleine responsabilité d'une pensée
autonome» une philosophie instruite par les symboles n'est pas une
philosophie allégorisante. Ce n'est pas non plus une philosophie
étrangère aux acquis critiques de la modernité. Il faut distinguer, à cet
égard, entre la « démythologisation » qui permet d'extraire de la fausse
rationalité du mythe le sens vivant du symbole, et une « démythisation »
qui ne veut voir en lui qu'une illusion qu'il faut détruire (SM, 309). Le
« montrer-cacher du double sens» n'est pas toujours dissimulation: il
peut être aussi quelquefois « manifestation, révélation d'un sacré» (I,
17). Nous n'avons plus, certes, à l'égard du langage symbolique en
général, la naïveté des hommes du temps de Babylone; mais nous n'en
restons pas moins capables d'une « seconde naïveté» (SM, 483), plus

IIIIIIIIIIIIIII
76
riche d'avoir subi l'épreuve du soupçon et de s'être délivrée ainsi des
effets mystifiants d'un tel langage.
li L'obstacle que rencontre l'herméneutique des symboles n'est pas
seulement, toutefois, d'ordre méthodologique. Il est inhérent à la
condition de l'homme moderne. Ricœur constate ainsi, à propos de la
sécularisation, que la « petite voix» du symbole - en l'occurrence celle
des écritures bibliques - « est perdue dans le vacarme incroyable de tous
les signaux échangés» ; à quoi il ne peut opposer que 1'« espérance »
qu' « il y aura toujours des poètes et des oreilles pour les écouter)} (CC,
254). Le symbole n'est plus conçu seulement d'ailleurs, dans ce contexte,
comme une expression à double sens. Il est plus fondamentalement un
signe de reconnaissance que les hommes s'adressent les uns aux autres.
Cette équation du symbole et de la reconnaissance est en accord avec son
étymologie. Elle est impliquée en outre dans le dernier livre de Ricœur
par son analyse du don cérémoniel (PR, 337-355).

Temps raconté

Qu'il existe une « connexion significative» entre la fonction narrative


et l'expérience humaine du temps (RF, 63), c'est la supposition qui sous-
tend la thèse développée au fil des trois volumes de Temps et Récit. Selon
cette thèse, « le temps devient humain dans la mesure seulement où il est
articulé de manière narrative» (TRi, 17). Le récit, d'abord, réalise une
synthèse du temps d'une succession de moments quelconques, il fait
une histoire sensée. Il médiatise, en outre, le temps de l'âme et le temps
du monde, à l'égard desquels il apparaît comme un « tiers-temps» (TR3,
354). Enfin il ouvre à l'homme condamné à une mort certaine une
perspective que celle-ci n'épuise pas.
Ces trois fonctions du récit correspondent à trois entrées possibles
dans la problématique - complexe - du temps raconté. La première est
introduite par une lecture croisée des Confessions de saint Augustin, qui
définit le temps comme une « distension de l'âme », et de la Poétique
d'Aristote, dont Ricoeur reprend la notion d' « intrigue» (muthos) éla-
borée à propos de la mimèsis tragique. L'intrigue est le centre organi-
sateur du récit; elle met en relation les différents événements qui le
composent. À l'ordre épisodique de leur succession, elle superpose
l'ordre logique d'une « configuration ». Le croisement des deux lectures
est justifié par le fait que l'analyse augustinienne « donne du temps une
représentation dans laquelle la discordance ne cesse de démentir le vœu
de concordance constitutif de l'animus» -l'analyse aristotélicienne
établissant au contraire « la prépondérance de la concordance sur la
discordance dans la configuration de l'intrigue» (TRI, 18). De là suit la
définition du temps raconté comme « concordance discordante»
- définition vérifiée aussi bien par l'histoire que par la fiction et avant
elles par la narration quotidienne de nos plus humbles expériences. Mais
les limites de l'approche augustinienne sont plus généralement celles
d'une phénoménologie du temps et de son ambition, double, de faire
paraître le temps et de fonder sur ce temps apparaissant (réputé
« originaire») le temps mesuré par la montre et le calendrier (qualifié
quant à lui de «vulgaire» ou de « dérivé»). Cette ambition est autant
celle de Heidegger que de Husserl. C'est ce que montre la distinction que
fait le premier entre la « temporalité authentique» de l'individu
confronté dans l'angoisse à sa propre mortalité et le temps commun de la
« préoccupation quotidienne». D'où la deuxième entrée dans la
problématique du temps raconté, tenu pour un « pont jeté» entre le
temps phénoménologique et ce temps commun. La « poétique du récit»
répond alors à 1'« aporétique de la temporalité ». Ce qui importe à cette
poétique est moins, cependant, la « configuration» que la «refigu-
ration» du temps par le récit, autrement dit le pouvoir qu'a celui-ci de
transformer notre manière d'être au monde. C'est ici que peut être posée
la question de savoir si la mort est le sens ultime du temps humain. Cette
troisième entrée n'est dessinée qu'en filigrane dans Temps et Récit. Elle
autorise néanmoins à lire celui-ci comme une réplique à Être et Temps

.....
78
-le temps raconté ouvrant des possibilités qui, certes, supposent la
mort, mais n'en restent pas captives.
Les ressources du récit ne peuvent faire oublier cependant ce que
Ricœur tient lui-même, au terme d'une relecture critique de son ouvrage,
pour ses« limites» (TR3, 349). Il n'y a pas, d'abord, de récit total, d'« in-
trigue de toutes les intrigues », comme le suppose à sa façon la philo-
sophie hégélienne de l'histoire l'unité introduite par le récit dans la
multiplicité de l'expérience temporelle reste une « unité plurielle ». Cette
unité elle-même, d'ailleurs, ne doit pas tromper: «le temps enveloppe
toutes choses, y compris le récit qui tente de l'ordonner» ; il reste donc
proprement « inscrutable » (ibid., 389). À cette limite « interne» s'ajoute
enfin une limite « externe» le débordement du genre narratif par
d'autres genres de discours - épique, dramatique, lyrique - plus
propres peut-être à dire « la brièveté de la vie, le conflit de l'amour et de
la mort, la vastitude d'un univers qui ignore notre plainte» (ibid., 390).

Traduction

Prise au sens strict, la traduction est « le transfert d'un message verbal


d'une langue dans une autre» (T, 21) ; c'est la solution pratique du
problème que constitue, pour des hommes universellement doués de
langage, la diversité des langues - solution toujours « imparfaite» et
« risquée », et qui a la forme paradoxale d'une « correspondance sans
adéquation ». Prise au sens large, elle désigne « l'interprétation d'un
ensemble signifiant à l'intérieur de la même communauté linguistique»
(ibid.) ; c'est donc une opération constitutive de toute compréhension
- celle du proche aussi bien que celle de l'étranger. Il faut dire alors
«comprendre, c'est traduire ». C'est exprimer autrement les mêmes
choses. Que le risque de perdre compte moins alors que la chance de
gagner, c'est ce que suppose un acte qui se présente plus généralement
comme un effort créatif pour rapprocher, sans les confondre, des univers

- 79
de signification qui auparavent s'ignoraient. On peut parler, en ce sens,
d'un « paradigme de la traduction» (ibid.). Appliqué d'abord aux phéno-
mènes de langue, ce paradigme est étendu ensuite à l'anthropologie, à la
théorie de la culture et à la réflexion éthique et politique sur les valeurs et
sur les normes, où il permet de surmonter certaines oppositions théo-
riques comme celles du Même et de l'Autre, de l'Un et du Multiple, de
l'universalisme et du contextualisme.
Dans la sphère de la compréhension langagière, le paradigme de la
traduction permet de justifier la pluralité des langues naturelles. Il
autorise une relecture positive de l'histoire de Babel qui renvoie dos à dos
l'idéal d'une langue parfaite - qu'on l'entende au sens mythique d'une
langue originelle ou au sens logique d'une langue universelle - et le
postulat d'hétérogénéité radicale des systèmes linguistiques envisagés
comme des systèmes clos. La capacité de tout locuteur à apprendre et à
pratiquer d'autres langues que la sienne (<< traduction externe») apparait
solidaire alors de sa capacité de s'expliquer réflexivement avec sa propre
langue (<< traduction interne») (ibid., 44). Il est important cependant de
comprendre qu'« il n'existe pas de critère absolu d'une bonne tra-
duction » et que la recherche d'« équivalences» reste toujours éloignée
pour celle-ci d'une « identité de sens démontrable» (ibid., 39). Cela ne
veut pas dire que traduction soit trahison. Car la fidélité véritable n'est
pas une répétition à l'identique. C'est une fidélité créatrice. Elle déploie
un sens qu'elle maintient comme le même mais qui vit en elle une vie
nouvelle. Mais la traduction apparaît plus largement comme un pari
celui d'un universel à construire par des hommes autrement situés dans
la société, dans l'histoire et dans la culture. Cette conception de l'uni-
versel implique « l'acceptation de la différence indépassable du propre et
de l'étranger ». Elle permet donc de surmonter l'opposition d'un univer-
salisme sans substance et d'un relativisme sans règle. C'est elle
qu'implique, sur le plan anthropologique, l'idée du semblable. C'est elle
aussi qu'appellent, sur le plan normatif - et particulièrement pour une

-
justice attentive à la singularité des personnes et des biens -les conflits

80
de valeurs engendrés par des traditions qui s'ignorent. Le modèle de la
traduction peut être préféré alors à celui de l'argumentation privilégié
notamment par Apel et Habermas. Il ne s'applique pas moins d'ailleurs à
la transmission des héritages au sein d'une tradition particulière (CC,
221,256). Mais surtout il fait droit à des vertus qui n'ont pas leur place
dans des théories dominées par le souci des procédures formelles de
distribution et d'arbitrage - telles, justement, la vertu de fidélité mais
aussi celle d'hospitalité. C'est ce que montre la notion d'« hospitalité
langagière », où « le plaisir d'habiter la langue de l'autre est compensé par
le plaisir de recevoir chez soi [ ... ]la parole de l'étranger» (T, 20). Cette
notion peut servir d'ailleurs de modèle pour d'autres formes d'hospi-
talité, notamment confessionnelle (ibid., 43). On peut parler alors d'une
véritable éthique de la traduction.
III Le présupposé d'une éthique de la traduction, c'est qu'il existe
non seulement un besoin mais encore un « désir de traduire ». Or ce
désir peut être compris par chacun comme « l'élargissement de l'horizon
de [sa] propre langue» (ibid., 39) et de sa propre vision du monde. La
théorie de la traduction peut être rapprochée en ce sens d'une théorie de
la lecture. Elle se rattache, comme celle-ci, à la deuxième conception
ricœurienne de l'herméneutique, pour laquelle « la question essentielle
n'est plus de retrouver, derrière le texte, l'intention perdue, mais de
déployer [ ... ] devant le texte "le monde" qu'il ouvre et découvre» (RF,
56-57).

Travail de mémoire

Cette notion désigne les liens délicats entre la mémoire et l'histoire.


Ricœur propose de « résister à la substitution du devoir de mémoire au
travail de deuil et au travail de mémoire» (MHO, Ill). L'injonction ne
suffit pas, il faut se mettre vraiment au travail. Il y a donc là une réserve
portée sur la notion de devoir de mémoire: « l'injonction à se souvenir
risque d'être entendue comme une invitation adressée à la mémoire à
court-circuiter le travail de l'histoire. Je suis pour ma part d'autant plus
attentif à ce péril que mon livre est un plaidoyer pour la mémoire
comme matrice d'histoire, dans la mesure où elle reste la gardienne de la
problématique du rapport représentatif du présent au passé» (MHO,
106). Il appelle ainsi les témoignages de la mémoire à traverser « les
plaines arides}) de la critique et de l'histoire. « Une mémoire soumise à
l'épreuve critique de l'histoire ne peut plus viser à la fidélité sans être
passée au crible de la vérité. Et une histoire, replacée par la mémoire dans
le mouvement de la dialectique de la rétrospection et du projet, ne peut
plus séparer la vérité de la fidélité qui s'attache en dernière analyse aux
promesses non tenues du passé. }) (Revue de métaphysique et de morale,
n° 1, 1998, p. 31). Il y a donc, inversement, une question de devoir de
mémoire ou même de politique de la mémoire, qui doit « être placée
sous le titre de la réappropriation du passé historique par une mémoire
instruite par l'histoire, et souvent blessée par elle» (Esprit, 2006-3,21).
C'est pourquoi « le devoir de mémoire est le devoir de rendre justice, par
le souvenir, à un autre que soi» (MHO, 106).
Ricœur pointe la dissymétrie entre la fécondité du devoir de
mémoire et les dangers d'un oubli imposé par une amnistie parfois
indispensable pour arrêter le pire, mais susceptible, « en privant
l'opinion publique des bienfaits du dissensus, de condamner les mé-
moires concurrentes à une vie souterraine malsaine}) (MHO, 588). Le
travail de mémoire se fait dans l'audition des témoignages. C'est que
l'histoire n'est pas fondée ailleurs que dans le recoupement des
documents et la pluralité des témoignages: « On devra ainsi placer le
vœu d'impartialité sous le signe de l'impossibilité du tiers absolu»
(MHO, 414). « Nous n'avons pas mieux que le témoignage, en dernière
analyse, pour nous assurer que quelque chose s'est passé» (MHO, 182).
({ L'histoire peut élargir, compléter, corriger, voire réfuter le témoignage
de la mémoire sur le passé, elle ne saurait l'abolir» (MHO, 647). C'est

-
pourquoi la question de la crédibilité est si importante, qui n'est pas

82
seulement la solidité du témoignage, mais la capacité de l'auditoire à
entendre: « ce que la confiance dans la parole d'autrui renforce, ce n'est
pas seulement l'interdépendance, mais la similitude en humanité des
membres de la communauté. L'échange des confiances spécifie le lien
entre des êtres semblables. [ ... ] Il est des témoins qui ne rencontrent
jamais l'audience capable de les écouter et de les entendre» (MHO, 208).
La notion de travail de mémoire renvoie à celle de travail de deuil
et de perlaboration chez Freud, dont on sait qu'il a rendu très tôt Ricœur
attentif à la face de souffrance des humains, en contrepoint de la face de
capacité et éventuellement de culpabilité. Freud, parlant de la mélancolie
et de son sujet désolé, invente la notion de travail de deuil. Ricœur
commente: « oui, le chagrin est cette tristesse qui n'a pas fait le travail de
deuil. Oui, la gaîté est la récompense du renoncement à l'objet perdu.
[ ... ] Et pour autant que le travail de deuil est le chemin obligé du travail
de souvenir, la gaîté peut aussi couronner de sa grâce le travail de
mémoire» (MHO, 94). Ainsi « le souvenir demande du temps - un
temps de deuil» (MHO, 89), et s'il y a ici un trop de mémoire et ailleurs
un trop peu, c'est par manque de travail: « ce que les uns cultivent avec
délectation morose, et que les autres fuient avec mauvaise conscience,
c'est la même mémoire-répétition. Les uns aiment s'y perdre, les autres
ont peur d'y être engloutis. Mais les uns et les autres souffrent du même
déficit de critique. Ils n'accèdent pas à ce que Freud appelait le travail de
remémoration» (MHO, 96).
Il existe enfin aussi un oubli qui ne travaille plus, un oubli désœuvré.
Kierkegaard observe que les lis des champs ne travaillent pas ni ne se
comparent, s'oublient, existent sans se soucier d'eux-mêmes (MHO,
656). Cet oubli n'est plus un oubli destructeur ni un refoulement, mais
ce que Ricœur appelle un oubli de réserve, fait d'un ensemble d'habitus
dans lequel je puise mon assurance (MHO, 571), de souvenirs latents que
je ne me sais pas avoir mais qui constituent ma durée même, et d'un
immémorial fondateur.
Tristesse du fini
EL
Il Y a en l'homme « un fond de tristesse qu'on peut appeler la tristesse
du fini ». « Cette tristesse se nourrit de toutes les expériences primitives
qui, pour se dire, enrôlent la négation: manque, perte, crainte, regret,
déception, dispersion et irrévocabilité de la durée. ». Spinoza l'avait
définie comme « cette diminution d'existence qui affecte l'acte même par
lequel l'âme s'efforce de persévérer dans son être ». « La souffrance sous
toutes ses formes exalte ce moment négatif impliqué dans de multiples
affects» (HF, 155-156). Mais cette exaltation de la négation ne doit pas
nous faire méconnaître l'affirmation dont elle est la négation et qui est,
elle, source de joie: « l'homme, c'est la joie du oui dans la tristesse du
fini» (ibid.).
Placée, comme elle l'est, sous l'égide de Spinoza, et référée à
l'ü.ntologie de 1'« affirmation originaire », la « tristesse du fini» appar-
tient à la philosophie conçue comme une méditation non de la mort
mais de la vie. C'est d'abord la déception adolescente de ne pouvoir
« tout prendre et tout embrasser» (VI, 420). C'est ensuite le sentiment
que suscitent la singularité de notre caractère et le fait injustifiable de
notre naissance - à propos desquels on peut parler de « tristesse de la
contingence» (VI, 422). Non que l'idée de la mort ne fasse elle-même
partie de notre expérience de la contingence. Mais ce n'est pas une idée
première. Et ce n'est pas, surtout, une idée qui intéresse prioritairement
notre propre mort. La tristesse du fini ne doit donc pas être confondue
avec l'angoisse conçue, à la manière de Heidegger, comme la seule
expérience authentique de la finitude. Elle ne doit pas laisser penser non
plus que la finitude constitue le tout de la réalité humaine. On peut
remarquer d'abord que « finitude» n'a pas seulement le sens indéter-
miné de « limitation» il y a bien des affects par lesquels « la finitude est
soufferte à la façon d'une blessure et non seulement aperçue comme
limitation» (HV, poche 393). On doit préciser ensuite que la souffrance,

IIIIIIIIIIIIIII
84
ainsi comprise, n'est pas l'angoisse - bien qu'elle soit autant ou plus que
celle-ci une expérience authentique de la finitude. L'angoisse n'est pas
exclusive par conséquent d'autres expériences, comme Ricœur l'avait
appris de Jaspers et de sa description des « situations limites» «pour
Heidegger, l'homme est jeté dans le monde pour y mourir, et il n'est de
résolution authentique que pour le mourir»; « chez Jaspers, au
contraire, la mort n'a pas [ce] privilège; elle n'est qu'une des situations
limites» (KI, 366) - à côté justement de la souffrance mais aussi de
l'échec et de la faute. Or, si multiples sont les sens de la finitude, mul-
tiples aussi sont les liens unissant la finitude et l'infinitude. Ce n'est pas
seulement que la négation qu'est la tristesse suppose l'affirmation qui
soutient notre effort pour exister; c'est encore et surtout que cette affir-
mation se distingue par sa visée du simple vouloir-vivre. En opposant la
« Raison» à l'expérience, le « Bonheur» au plaisir et l' « Amour» au sen-
timent vital, elle « s'intériorise» (HF, 152) et révèle un homme constitué
originairement par la « disproportion du fini et de l'infini». C'est cette
disproportion même qui apparaît alors comme la cause la plus constante
et la plus profonde d'une tristesse que n'annule aucune joie terrestre.
La tristesse d'un être tendu entre finitude et infinitude dépasse,
paradoxalement, celle d'un être réduit à sa finitude. Ce paradoxe est
assumé par Ricoeur dans une perspective eschatologique plus compatible,
il faut l'avouer, avec l'ontologie de Pascal, qu'avec celle de Spinoza pour-
tant mobilisée prioritairement dans le même contexte. La tristesse du fini
ne rend pas impensable, dans cette perspective, la fin de la tristesse. Elle
l'espère, certes, sans illusion (VI, 451) - assez pourtant pour pouvoir
« consentir à la vie même avec ses chances et ses obstacles» (VI, 416).

Volonté

« Vouloir n'est pas créer» (VI, 456) à défaut d'en définir posi-
tivement la notion, cette formule marque clairement les limites d'une

IIIIIIIIIIIIIII
85
volonté qu'il faut dire, pour cette raison, « seulement humaine ». Notre
volonté n'a pas, en effet, le pouvoir de faire surgir l'être du néant. C'est
une activité enracinée dans un fond de passivité irréductible. D'où la
relation qui l'unit intérieurement à l'involontaire, qu'il s'entende du
besoin, de l'émotion ou de l'habitude. Cette relation est vérifiée par les
trois moments que distingue l'analyse de l'acte volontaire: la décision, la
motion et le consentement. Dire « je veux» signifie, certes: je décide; je
meus mon corps; je consens (VI, 10) ; mais la décision suit de la moti-
vation, la motion dépend de l'organisation corporelle, le consentement
enfin porte la marque de la nécessité il s'applique à ce que nous ne
pouvons pas éviter. Il en est ainsi du caractère, de l'inconscient, de la vie
elle-même. On doit reconnaître, à cet égard, que « tout l'involontaire
n'est pas motif ou organe de volonté» «il y a de l'involontaire absolu» ;
«c'est à lui que je consens» (ibid., 11). S'il s'agit, cependant, du mal ou
de la mort, comment consentir? Cette question -la plus difficile-
oblige à tenir l'espérance pour« l'âme du consentement» (ibid., 451).
Le chemin qui mène « du refus au consentement », tel qu'il est tracé
dans les dernières pages de la thèse sur Le Volontaire et l'involontaire,
passe par une distinction entre trois conceptions - stoïcienne, orphique,
eschatologique - du consentement: la première trahit l'orgueil d'une
volonté sans limite; la deuxième voit la volonté prête, à l'inverse, à
renoncer à soi et à se perdre dans l'admiration de la nature; la troisième
seule traduit «la grandeur et la misère» d'une volonté pleinement
- mais « seulement» - humaine. La liberté de celle-ci « n'est pas un
acte pur» «elle se fait en accueillant ce qu'elle ne fait pas» (ibid., 454).
Aussi l'autre n'est-il pas premièrement pour elle un motif ou un
obstacle: il l' « enfante par le foyer même de [s]a décision» (ibid., 34).
Distincte également de la maîtrise et de l'indépendance, elle n'est préci-
sément pas une liberté créatrice. Cette expression: « du refus au consen-
tement », évoque un titre de G. Marcel: Du Refus à l'invocation, publié
quelques années auparavant. Pour G. Marcel aussi la liberté est un
pouvoir moins de position que d'accueil; et pour lui aussi cet accueil est

--86
principalement accueil de l'autre. Le oui du consentement en appelle dès
lors à des ressources que l'espérance situe ailleurs que dans le moi. C'est à
ces ressources que renvoie, dans la Philosophie de la volonté, le thème de
la «Transcendance ». Une telle philosophie ne peut être - selon une
formule appliquée aussi à Jaspers (KI, 363) - qu'une philosophie « à
deux foyers ». Ce dualisme explique, dans le Volontaire et l'involontaire,
l'appel final de 1'« éidétique» - c'est-à-dire de la description des struc-
tures intentionnelles du volontaire et de l'involontaire - à une « poé-
tique» vouée justement à l'exploration de la Transcendance. Il marque
les limites d'une phénoménologie de la volonté. Cette phénoménologie
n'implique pas seulement, d'ailleurs, 1'« abstraction de la transcen-
dance» elle opère encore 1'« abstraction de la faute» (ibid., 23), c'est-à-
dire de l'acte par lequel la volonté fait le mal - dont 1'« opacité» ainsi
reste entière. Cette abstraction ne sera levée qu'au prix de la « révolution
de méthode» opérée dans La Symbolique du mal au profit de l'hermé-
neutique. La Philosophie de la volonté apparaît ainsi scindée en deux
volets que reliera, ultérieurement, la « phénoménologie herméneutique»
placée sous l'égide de 1'« homme capable ».
Le consentement - hommage rendu malgré tout par la volonté à
ce qui la nie - n'est pas seulement un thème parmi d'autres de la philo-
sophie de Ricœur; il en traduit plus généralement le style: « un style en
oui et non un style en non, et, qui sait, un style en joie et non en
angoisse» (HV, poche 378). Le dernier mot de ce vocabulaire renvoie
ainsi au premier: affirmation.
Abréviations
et éditions utilisées

L' œuvre de Ricœur est constituée par ses livres, parmi lesquels il faudrait
encore distinguer les livres écrits d'un seul tenant et les recueils d'articles,
plus ou moins composés par lui (en gros on peut dire qu'au début ils
sont entièrement choisis et composés par lui, et vers la fin de moins en
moins). La plus grande partie de ces livres ont été publiés à Paris aux
éditions du Seuil, mais pas tous. Beaucoup sont disponibles en collec-
tions de poche. Sauf exception, chaque fois mentionnée (articles en
dehors de l'œuvre principale, ou éditions de poche), nous citerons les
livres dans la pagination de leur première édition, selon les abréviations
qui suivent.

KJ Karl Jaspers et la philosophie de l'existence (avec


M. Dufrenne), Seuil, 1947.
GM et K J Gabriel Marcel et Karl Jaspers, philosophie du mystère et
philosophie du paradoxe, Seuil, 1948.
Idées directrices pour une phénoménologie, E. Husserl, traduc-
tion et présentation, Gallimard, 1950.
VI Philosophie de la volonté 1, Le volontaire et l'involontaire,
Aubier, 1950.
EESPA Essence et substance chez Platon et Aristote, polycopié de cours
repris par Sedes, 1954, 1982.
HF Philosophie de la volonté 2, Finitude et culpabilité 1, L'homme
faillible, Aubier, 1960.
SM Philosophie de la volonté 2, Finitude et culpabilité 2, La
symbolique du mal, Aubier, 1960.

- 89
HV Histoire et Vérité, Seuil, 1955, 1964
DI De l'interprétation, essai sur Freud, Seuil, 1966.
CI Le conflit des interprétations, Seuil, 1969.
MV La métaphore vive, Seuil, 1975.
TRi Temps et Récit, t.1, L'intrigue et le récit historique, Seuil,
1983.
TR2 Temps et Récit, t.2, La configuration du temps dans le récit de
fiction, Seuil, 1985.
TR3 Temps et Récit, t.3, Le temps raconté, Seuil, 1985.
TA Du texte à l'action, Seuil, 1986.
AP A l'école de la phénoménologie, Vrin, 1986.
M Le Mal, un défi à la philosophie et à la théologie, Genève, Labor
et Fides, 1986.
SA Soi-même comme un autre, Seuil, 1990.
Al Amour et Justice, Tübingen, Mohr, 1990.
Li Lectures 1, Autour du politique, Seuil, 1991.
L2 Lectures 2, La contrée des philosophes, Seuil, 1992.
L3 Lecture 3, Aux frontières de la philosophie, Seuil, 1994.
RF Réflexion faite, Esprit, 1995.
CC La critique et la conviction (entretiens), Calmann-Levy, 1995.
JI Le juste, Esprit, 1995.
lU Idéologie et Utopie (reprise d'un ouvrage paru en anglais en
1986), Seuil-poche, 1997.
A Autrement, lecture d'Autrement qu'être d'Emmanuel Lévinas,
PUF,1997.
NR La nature et la règle, ce qui nous fait penser (avec
J.-P. Changeux), O. Jacob, 1998.
PB Penser la Bible (avec A. LaCocque), Seuil, 1998.
J2 Le juste 2, Esprit, 2001.
MHO Mémoire, Histoire, Oubli, Seuil, 2000.
PR Parcours de la reconnaissance, Seuil, 2004.

- 90
Bibliographie

Ouvrages
Abel O., Paul Ricœur. La Promesse et la règle, Paris, Michalon, coll. « Le
bien commun », 1996.
Bouchindhomme c., Rochlitz R. (sous la dir. de), « Temps et Récit» de
Paul Ricœur en débat, Paris, Cerf, 1990.
Dosse F., Paul Ricœur. Les sens d'une vie, Paris, La Découverte, 1997
(rééd. coll. « La Découverte poche », 2001).
Paul Ricœur, Michel de Certeau et l'histoire. Entre le dire et le faire,
Paris, éd. de l'Herne, 2006.
Greisch J., Paul Ricœur. L'itinérance du sens, Grenoble, éd. J. Millon, coll.
« Krisis », 2002.
Greisch J., Kearney R. (sous la dir. de), Paul Ricœur. Les métamorphoses
de la raison herméneutique (actes du colloque de Cerisy-la-Salle,
1988), Paris, Cerf, 1991.
Jervolino D., Paul Ricœur. Une herméneutique de la condition humaine
(avec, en appendice, « Lectio Magistralis », inédit de Paul Ricœur),
Paris, Ellipses, coll. « Philo », 2002.
Mongin O., Paul Ricœur, Paris, Le Seuil, coll. « Les contemporains »,
1994 (rééd. coll. « Points Seuil », 2002).
Fœssel M., Mongin O., Paul Ricœur. De l'homme coupable à l'homme
capable, Adpf, www.adpf.asso.fr. 2005.
Abel o. et Loriga S. (sous la dir. de), La juste mémoire, Lectures autour de
Paul Ricœur, Genève, Labor et Fides, 2006.

- 91
Revues
« Paul Ricœur », Paris, Esprit, n° 7-8, 1988.
« Paul Ricœur. Morale, histoire, religion. Une philosophie de l'exis-
tence », Paris, Magazine littéraire, n° 390, septembre 2000.
« Ricœur» (sous la dir. de Myriam Revault d'Allonnes et François
Azouvi), Cahiers de l'Herne, Paris, éd. de l'Herne, 2004.
«La pensée Ricœur », n° spécial d'Esprit, 20063-4.
« Ricœur ou le pari de l'universel », Paris, Foi et vie, n° 5, décembre 2004.
«Reconnaissance. Paul Ricœur », Strasbourg, Revue d'histoire et de
philosophie religieuses, tome 86, nO 1, janvier-mars 2006.
Sommaire

Affirmation ................................................................................................... 7
Altérité .......................................................................................................... 9
Amour ........................................................................................................ 11
Aporétique .................................................................................................. 13
Attestation .................................................................................................. 15
Cogito brisé ................................................................................................. 17
Conviction .................................................................................................. 19
Condition historique ................................................................................. 21
Conflit ......................................................................................................... 23
Écritures bibliques ..................................................................................... 25
Espérance ................................................................................................... 27
Éthique ....................................................................................................... 29
Herméneutique critique ............................................................................ 32
Homme capable ......................................................................................... 34
Homme faillible ......................................................................................... 36
Identité narrative ....................................................................................... 38
Imaginaire social, utopie ............................................................................ 40
Initiative ...................................................................................................... 42
Innocence ................................................................................................... 44
Juste............................................................................................................. 47
Mal .............................................................................................................. 49
Métaphore vive .......................................................................................... 51
Mimèsis ....................................................................................................... 53

- 93
Naissance et Mort ...................................................................................... 56
Noyaux éthico-mythiques ......................................................................... 58
Paradoxe politique ..................................................................................... 60
Peine et Pardon .......................................................................................... 62
Phénoménologie ........................................................................................ 65
Poétique ...................................................................................................... 67
Reconnaissance .......................................................................................... 69
Représentance, représentation historique ................................................ 71
Socius .......................................................................................................... 73
Symbole et Mythe ...................................................................................... 75
Temps raconté ............................................................................................ 77
Traduction .................................................................................................. 79
Travail de mémoire .................................................................................... 81
Tristesse du fini .......................................................................................... 84
Volonté ....................................................................................................... 85

Abréviations et éditions utilisées ............................................................... 89

Bibliographie .............................................................................................. 91
Achevé d'imprimer en mars 2007
dans les ateliers de Normandie Roto Impression s.a.s.
61250 Lonrai
N° d'imprimeur 07-0641
Dépôt légal mars 2007

Imprimé en France

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