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Laurent FLEURY
RÉSUMÉ
Existe-t-il une influence de la pensée de Nietzsche sur l’œuvre de Weber ? Un examen
des débats développés autour de cette question en Allemagne et dans le monde anglo-saxon
permet de nuancer, voire de récuser, une telle hypothèse. En prenant appui sur leurs lignes
de force et en laissant de côté la question des rapports de Weber aux nietzschéens et aux
nietzschéismes, on a privilégié ici une comparaison raisonnée de la pensée respective des
deux auteurs sur les thèmes de la religion, de la science et de la politique. Il en ressort de
sensibles divergences quant aux trois comparaisons esquissées, mais sur un mode contrasté
et différencié, qui allie adhésion thématique, réfutation critique et suspicion ironique.
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son attitude face à Nietzsche et à Marx. Celui qui ne concède pas qu’il n’au-
rait pu mener des parties essentielles de son œuvre sans le travail que ces
deux-là ont accompli se trompe lui-même et les autres. Le monde dans lequel
nous existons nous-mêmes intellectuellement est en bonne partie un monde
formé par Marx et Nietzsche » (Hennis, [1987] 1996, p. 181). Sans surestimer
la portée de ce propos, on ne saurait contester que ces deux maîtres ont
inspiré Weber. Il faut cependant interroger le statut de cette « reconnaissance
de dette » dont Schluchter suggère, non sans radicalité, l’éventuel caractère
apocryphe (1996a). Se fondant sur la recension de parentés sémantiques ou de
ressemblances thématiques, plusieurs commentateurs ont, depuis, insisté, soit
sur les affinités intellectuelles entre Weber et Nietzsche (Fleischmann, 1964 ;
Turner, 1982 ; Peukert, 1986 ; Hennis, [1987] 1996 ; Schroeder, 1987 ;
Tyrell, 1991 ; Stauth, 1992), soit, au contraire, sur leurs divergences (Eden,
1988 ; Antonio, 1995 ; Schluchter, 1996a ; Oexle, 2001). Ces auteurs ont
inventé une tradition, car poser la comparaison, c’est déjà fonder celle-ci
comme légitime, ou du moins la supposer telle.
Au-delà de l’incompatibilité de thèses antinomiques qui vont, d’un côté, de
l’affirmation réitérée d’une filiation à, de l’autre, la réfutation d’une quel-
conque influence, la véhémence de la dispute constitue ce conflit d’interpréta-
tions en champ de bataille. Nombre des enjeux intellectuels soulevés
expliquent l’âpreté des débats, du moins en Allemagne. Car, en France, un tel
débat n’existe pas. Les commentateurs français n’ont guère porté attention à
la question (1). Ainsi, pour qui connaît les échos nietzschéens dans la pensée
de Weber, la conjonction entre les noms de Weber et de Nietzsche tend du
coup à se prononcer aujourd’hui sur le ton de l’évidence. Pour qui les ignore,
la relation entre Weber et Nietzsche s’apparenterait plutôt à l’histoire d’une
non-rencontre. Ton de l’évidence ou déni d’existence : un silence s’ensuit que
cette étude se propose de briser, en revenant sur ce statut d’évidence et en
prévenant ainsi les mésinterprétations ou amalgames produits par la
circulation de tels « impensés ».
Si l’influence de Nietzsche sur Weber devient une hypothèse féconde pour
l’interprétation de l’œuvre du sociologue, ne risque-t-elle pas cependant de
forger un nouveau « mythe fondateur des sciences sociales » ? Comparaison est-
elle ici raison ? Aujourd’hui, une série de contributions, moins polémiques, de
Lichtblau (1999), Treiber (2000) et Weiß (2004) reviennent sur la question (2).
En prenant appui sur les lignes de force de ces débats, développés en
Allemagne et dans le monde anglo-saxon (3), cet article propose des conclu-
sions quant au rapport de Weber à Nietzsche en privilégiant une triple
confrontation de leur pensée respective sur les questions touchant à la
(1) Une exception tient dans la critique de ments vont aussi à François Chazel pour sa
François Chazel, Revue française de sociologie, relecture attentive.
1998, reprise et augmentée dans Chazel (2000). (3) S’il est un regain d’intérêt pour la
(2) Nous remercions ici Jean-Pierre question baptisée « Weber et la réception de
Grossein, ainsi que Hubert Treiber de nous Nietzsche », il faut néanmoins rappeler que
avoir mis sur la piste de plusieurs textes impor- Nietzsche fut longtemps absent des études
tants pour notre problématique. Nos remercie- wébériennes. La recherche sur Weber a pendant
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(4) La phrase « Spécialistes sans esprit, puissance [VP], [1887] 1995, II, p. 50).
jouisseurs sans cœur : ce néant s’imagine s’être (7) Sur la distinction nietzschéenne entre
élevé à un degré de l’humanité encore jamais nihilisme actif et nihilisme passif, voir l’apho-
atteint » (traduction de « Fachmenschen ohne risme 276, VP, p. 109.
Geist, Genußmenschen ohne Herz : dies Nichts (8) Le mot de « nihilisme » fait ses
bildet sich ein, eine nie vorher erreichte Stufe premières apparitions dans Le gai savoir, puis
des Menschentums ertiegen zu haben ») n’est dans Par-delà bien et mal et surtout dans la
pas même une citation de Nietzsche : voir première dissertation de La généalogie de la
Weber (2004a, p. 252). Sur le caractère morale (§ 12), et dans la troisième dissertation
apocryphe de l’imputation de cette citation à consacrée au sens des idéaux ascétiques. Mais
Nietzsche voir Grossein (2002, pp. 653-671). nombre de textes écrits par Nietzsche sur ce
(5) Nietzsche, La généalogie de la morale : sujet étaient destinés à La volonté de puissance.
III, § 14. Voir en particulier les deux premiers
(6) L’aphorisme 100 de La volonté de chapitres du Livre III, intitulé « Le nihilisme
puissance : « Que signifie le nihilisme ? Que vaincu par lui-même » : « Le nihilisme, consé-
les valeurs supérieures se déprécient. Les fins quence nécessaire des jugements de valeur
manquent ; il n’est pas de réponse à cette antérieurs » (VP, pp. 23-56) et « Le problème
question : “À quoi bon ?” » (La volonté de de la modernité » (VP, pp. 57-121).
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pourraient ainsi fonder les bases d’une humanité plus élevée, voire parfaite
(Weiß, 2004, p. 304). L’existence d’affinités sémantiques et thématiques
entre Weber et Nietzsche a été relevée : « Il suffit ici de se souvenir de
Nietzsche qui voyait dans le progrès le symptôme d’une vie décadente, dans
la croyance en la science le déclin des plus hautes valeurs, dans les sciences
de la nature la voie nihiliste vers la perte de sens et de valeur de l’existence,
dans le culte des méthodes des sciences de l’esprit la fin de la Bildung, dans
l’historisme l’hémiplégie de la culture et plus généralement, dans le rationa-
lisme de la science moderne, la banqueroute de la connaissance comme le
symptôme de la grande crise de l’humanité. » (Tenbruck, 1995, pp. 60-61).
Nietzsche craignait que le progrès scientifique et technique, loin de mener à
une quelconque perfectibilité ou au dépassement de soi, ne produisît, à l’in-
verse, rapetissement et « mépris de soi », la perte de l’humain (Weiß, 2004,
p. 305).
Derrière la proximité se cachent cependant d’irréductibles spécificités. La
première sémantique. Si Weber déplore aussi l’oubli des valeurs – second
sens du nihilisme dans le lexique nietzschéen – dont l’homme politique se
montre trop souvent coupable (Politik als Beruf, 1919), il n’emploie pour
autant pas le mot « nihilisme » (Weiß, 2004, p. 304). De même, une autre
nuance sémantique achève de convaincre de la spécificité des deux façons de
penser la modernité. Le monde moderne se caractérise pour Nietzsche par la
mort de Dieu. Le premier traite d’un monde sans Dieu (gottlosen Zeit) alors
que le second préfère évoquer une époque devenue étrangère à Dieu (gott-
fremden Zeit). Cette nuance sémantique suggère combien la thématique du
« désenchantement du monde » ne saurait être réduite à celle de la mort de
Dieu (Schluchter, 1996a, pp. 184-185). Weber se démarque de la parole de
Nietzsche selon laquelle « Dieu est mort » [« Gott ist tot »], pour poser le
problème des valeurs de ce temps « étranger à Dieu et sans prophète » [gott-
fremden, prophetenlosen Zeit] (Baier, 1981, pp. 6-22). La différence entre
une époque devenue étrangère à Dieu et une époque marquée par la dispari-
tion de Dieu [Unterschied zwischen einer gottfremden und einer gottlosen
Zeit] souligne l’esprit de nuance mais aussi la distance que Weber observe à
l’égard de Nietzsche (Schluchter, 1996a, p. 185, note 60).
La seconde spécificité touche à la conception théorique des processus
historiques. Il n’est point de pensée du déclin chez Weber. L’absence du
terme « nihilisme » dans ses écrits le confirme alors que le concept de déca-
dence constitue l’un des mots-clés du lexique de Nietzsche et ce, malgré une
conception de l’histoire plus éruptive qu’évolutionniste (Crépon, 2003,
p. 126). Weber ne porte pas de jugements critiques sur les développements de
la rationalité. Plus encore, il dénonce les procès conduits contre la rationalité,
communs à son époque. Il évalue l’importance des effets de la rationalisation
pour l’histoire du monde mais n’y voit en aucun cas une forme de décadence,
comme la traduction ambiguë de Entzauberung der Welt par « désenchante-
ment du monde » le suggère trop fréquemment. Weber désigne par cette
expression « un processus de refoulement et d’élimination de la magie soit
dans le champ de la maîtrise théorique et pratique du monde (d’un jardin
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« seul l’être qui se met au service de sa cause possède une “personnalité” dans
le monde de la science » et conteste radicalement la vision enchantée de la
personnalité scientifique en lui opposant la promotion d’un tout autre idéal
supposant sens critique à l’égard de soi-même (Selbstkritik) et « autolimita-
tion » [Selbstbegrenzung] (Schluchter, 1992, p. 33).
Leur critique du « chauvinisme » disciplinaire et leur détachement à
l’égard des inscriptions institutionnelles tendent également à les qualifier
d’esprits libres, au sens que Nietzsche donne à cette formule. La critique de
l’Université allemande leur est commune (12), même si Nietzsche en démis-
sionnant de l’Université en 1879 pour se consacrer à ses pensées manifeste un
radicalisme supérieur à Weber. Si Nietzsche critique la philologie et la philo-
sophie académiques, Weber critique l’obscurité rhétorique des sciences
sociales de son époque. Weber s’apparente à l’esprit libre lorsqu’il récuse les
dualismes cristallisés au sein des querelles de méthodes ou qu’il prend ses
distances à l’égard du rationalisme transcendantal de Rickert, du relativisme
sceptique de Dilthey, du psychologisme de Simmel, de l’idéalisme de Hegel,
du matérialisme de Marx, de l’historicisme de Schmoller et du formalisme de
Menger, dépassant ainsi l’horizon intellectuel de son temps pour mieux
fonder la spécificité des sciences sociales (Fleury, 2001, p. 16).
Nietzsche et Weber partagent enfin d’avoir l’un et l’autre réussi à se
déprendre des philosophies de l’histoire et des paradigmes évolutionnistes si
caractéristiques de leur propre horizon historique. Cette prouesse suffirait
également à les qualifier d’esprits libres. Parce que les philosophies de l’his-
toire sont filles de la raison métaphysicienne, la critique nietzschéenne de
l’hégélianisme fut, on le sait, radicale (Lebrun, 2004). Aux philosophies de
l’histoire qu’il considère comme non scientifiques, Weber oppose une socio-
logie historique et comparative : il fut ainsi l’adversaire de la dialectique de
Hegel qu’il rejetait la jugeant émanatiste comme il récusait toute idée d’un
quelconque sens de l’histoire, qu’il s’agisse de la réalisation de l’Idée ou de
l’avènement d’une société sans classes (Bouretz, 1996, pp. 39-66). Nietzsche
et Weber partageaient le même rejet de l’idée d’un sens objectif de l’histoire
(Colliot-Thélène, 1992, pp. 258-263). Cependant, des divergences plus que
sensibles séparent Weber de Nietzsche quant à la façon de concevoir
l’histoire.
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pour la vie » ([1874] 1971b, [1888] 2000) qui déplore que l’histoire ait pu
devenir une science (Schlechta, 1997, pp. 47-80) (13), qualifiée par Nietzsche
de « nuisance », « tare », « défaut », « fièvre historique dévorante », « maladie »
qui se présente comme une menace pour la vie et ce pour trois raisons : l’ac-
cumulation de connaissances et de nouveaux faits, dont l’histoire comme
science ne parvient plus à établir la cohérence et façonne ce « règne illimité »
du « sens historique », écrase « le vivant » et provoque sa « chute » ; la
prétention de cette science à l’objectivité engendre une « vérité dont il ne sort
rien » ; enfin, le caractère infini de la connaissance historique qui ne peut rien
produire d’autre qu’une « infinité désespérée et sceptique » (Oexle, 2001,
pp. 115-116). En procède l’opposition dualiste entre la « science » et la
« vie », reprise plus tard par la Kulturkritik : la connaissance doit-elle régir la
vie, ou n’est-ce pas plutôt la vie qui doit régir la science ? Pour lui préférer le
second énoncé, Nietzsche préconise deux mesures contre cette « maladie
historique » : la stricte délimitation de l’historique et l’exigence que l’histoire
cesse d’être une science.
À la différence de Nietzsche, la notion de science défendue par Weber
insiste sur son droit à l’autonomie et sur le fait qu’elle n’a pas à se soumettre
aux conditions de la vie. Plus encore, Weber s’oppose à la disqualification de
la science contenue dans certains énoncés nietzschéens. Par-delà l’évolution
de la propre pensée de Nietzsche à l’égard de la science, depuis ses Considé-
rations inactuelles (1873-1876) jusqu’au Livre V du Gai savoir (1887) en
passant par Humain, trop humain (1878) et les quatre premiers livres du Gai
savoir (1882), les positions anti-scientifiques, plus encore « anti-sociologi-
ques » (Antonio, 1995, pp. 21-25 ; Runciman, 2000), de Nietzsche ne
sauraient trouver un adepte en Weber qui, à l’inverse, défend l’idée d’une
possible « objectivité » des sciences de la culture (1904). C’est en philosophe
que Nietzsche s’oppose à la science. C’est en savant que Weber entend fonder
les « sciences historiques de la culture », plus communément appelées depuis
« sciences sociales ». Weber se sépare ainsi de Nietzsche sur le statut même à
accorder à la science (Eden, 1983, p. 143).
Weber se sépare enfin de Nietzsche du fait de son attachement à « l’expli-
cation » et de son intérêt pour « l’objectivité » dont il définit le statut pour les
sciences sociales (1904). Il conteste que l’objectivité scientifique puisse pour
autant fonder une compétence universelle de la science et dépouille ainsi
celle-ci de la toute puissance qu’on lui attribue souvent ; la fameuse devise
« Scientia est potentia » est rejetée (Oexle, 2001, pp. 141-142). Il renonce
ainsi au geste de toute-puissance sans pour autant porter atteinte à la dignité
de la science. Dans la multiplicité des points de vue possibles, le criticisme de
Weber tire son importance du fait qu’il se rattache à la tradition du rationa-
lisme européen, qu’il rejoint à travers la philosophie de la science de Kant.
L’objectivité n’est pas incompatible, au contraire, à la réflexion sur ces posi-
tions de valeurs constitutives de la connaissance. Il s’agit, en toute « probité
(13) Voir également sur ce point le dossier de la revue Études germaniques, « Nietzsche et
l’histoire », 2000, 2.
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intellectuelle », de faire la clarté sur ses propres actes, d’en rendre compte à
soi-même et aux autres (Weber, 1995, p. 608, p. 613). Il ignore ainsi les
objectivismes du XIXe siècle, le positivisme aussi bien que le matérialisme et
l’idéalisme fondé par Humboldt et par Ranke. Si la « probité intellectuelle »
relevait, pour l’un et l’autre, d’une valeur partagée et d’une éthique
commune, le statut qu’ils accordent à l’objectivité de la science, comme leur
conception de l’histoire, sépare donc ici le sociologue du philosophe.
Parce que, en outre, la « vérité » d’un énoncé se déploie également dans la
forme même employée pour le présenter, l’altérité de leur style respectif ne
peut que frapper le lecteur attentif. Ainsi, parmi les trois types de régime entre
lesquels se partage le discours philosophique de Nietzsche, descriptif, pres-
criptif et programmatique ou prophétique, l’écriture sociologique de Weber
emprunte seulement au premier. À la brièveté et à la densité fulgurantes du
fragment qui prétend condenser la totalité du monde dans la forme parfaite et
close d’une expression à la mesure de la subjectivité géniale de son auteur
s’opposent l’argumentation et la démonstration patientes du traité, qui n’im-
plique pas pour autant de visée systématique de la part de Weber, ou de
l’essai socio-historique, entendu dans le sens que le XVIIIe siècle lui donnait,
qui embrasse des pans du réel dans la forme protéiforme et ouverte d’un
raisonnement à la mesure de l’objectivité recherchée avec, toujours présente,
la conscience aiguë du caractère infini de la recherche.
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Un premier point commun tient sans doute dans le recours à des concepts
communs tels ceux de « volonté » ou de « puissance » qui occupent une place
de choix dans leur lexique respectif. Ainsi, Fleischmann souligne la proximité
entre le concept nietzschéen de « volonté de puissance » et la centralité de
l’idée de « volonté » dans la sociologie politique de Weber (14). Pour autant,
doit-on conclure à l’idée que la « volonté » constituerait la catégorie-pivot de
leur pensée, au cœur de la « volonté de puissance » comme du volontarisme
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(15) Pour une analyse décisive du concept de « volonté de puissance » voir Müller-Lauter
(1974, 1998 et 1999).
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(16) Weber désigne ici les montagnes où sa le sait, résidé lui-même auparavant à Sils
femme se trouve alors en résidence, en quelque Maria.
sorte « sur les pas » de Nietzsche qui avait, on
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empêtré dans ses énigmes, donc très soucieux et très insouciant à la fois,
notant ses réflexions sur les Grecs. » (Nietzsche, [1886] 1999, p. 27, nous
soulignons). À l’inverse, Weber est ébranlé par la guerre de 1914 : « Malgré
toute son horreur, cette guerre est grande et magnifique (groß und
wunderbar), et cela vaut la peine de la vivre. » (Weber, 1921, p. 458, 2003d,
p. 799) (18). La différence radicale réside donc dans l’opposition fondamen-
tale entre l’inactualité revendiquée par Nietzsche et la responsabilité
recherchée par Weber en matière politique. Weber oppose une forme de
volontarisme décisionniste au prophétisme de Nietzsche et au romantisme et
mysticisme de ses épigones, sombrant dans un culte que Nietzsche aurait lui-
même réprouvé (Weiß, 2004, p. 307). Weber leur oppose le principe de
responsabilité.
La comparaison de leur œuvre respective confirme l’opposition. Les traces
de Nietzsche dans les écrits politiques de Weber s’avèrent plus minces encore
qu’à propos d’autres thématiques. Peut-on même parler d’une « politique »
dans l’œuvre de Nietzsche ? Au sens propre et conformément à une exigence
de systématicité, certainement pas. Toute son écriture s’y oppose, par sa
forme davantage encore que par son fond. Si les accents majeurs de l’œuvre
– morale et moralité au travers d’une interrogation sur la lettre et le fait reli-
gieux, sens de la philosophie, problématique de la valeur, physiologie et
projection idéale d’une sur-nature – n’éludent pas un certain nombre de
thèmes politiques, il ne s’agit jamais alors que de mettre à portée « de tir » les
différentes théories ou philosophies politiques ou encore la pratique institu-
tionnelle du pouvoir, comme symptômes de cette même décadence où
tombent les valeurs et les hommes « modernes ». Si la politique demeure
l’horizon de Nietzsche, elle n’est pas matériellement présente dans son œuvre
qui regorge d’idées-forces, de projections idéales d’un désir créateur, à qui la
société ne suffit pas, à qui il faut la civilisation. L’ambiguïté de l’écriture
nietzschéenne sur la politique tient dans ce que celle-ci semble ne pouvoir
être appliquée : son axiomatique devient ainsi irrecevable au regard de la
réalité politique. À l’inverse, la politique occupe une large place dans l’œuvre
de Weber comme en témoignent ses prises de position publiques, articles,
conférences dont la plus célèbre de 1919 sur la politique comme profession-
vocation (Le savant et le politique), ses écrits politiques (Œuvres politiques),
sans oublier sa sociologie politique à proprement parler. Plus encore, en
distinguant les types de légitimité, en étudiant les rapports conflictuels entre
domination politique et domination hiérocratique (Sociologie des religions,
pp. 241-328), en s’intéressant à l’établissement des formes rationnelles de
domination, aux processus de bureaucratisation des institutions politiques ou
encore à la professionnalisation du métier politique et à la domination des
élites (Confucianisme et taoïsme, 2000), Weber fonde la sociologique poli-
tique en s’attachant à penser la domination de façon tant historique que typo-
logique. Nulle trace chez Nietzsche d’un tel effort pour penser les types de
domination.
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(18) Nous remercions Jean-Pierre Grossein d’avoir attiré notre attention sur ce point.
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à son tour sur les autres sans les annihiler. Aussi le choix d’un mode d’exposi-
tion thématique permettait-il tant de contourner l’écueil d’une périodisation
que de privilégier la confrontation de deux pensées sur des thèmes apparentés
mais traités par Nietzsche et Weber de façon profondément différente. Le
choix d’un tel mode d’exposition se révélait en outre non exclusif d’un traite-
ment plus chronologique se retrouvant au sein même de chacun des thèmes
étudiés. Ce mode d’exposition en définitive « chrono-thématique » possède le
mérite de saisir les variations de la pensée de Weber sur une même question.
Après que Weber eut vraisemblablement connu en 1894-1904 son « moment
Nietzsche », comme tout Allemand cultivé qui avait alors lu son œuvre, il y
substitua une séparation, faite de critique frontale, comme celle touchant à la
question du ressentiment, de prise de distance furtive ou ironique à l’instar de
celle du pathos de la distance ou de l’éternel retour, voire d’irréductibles
divergences quant au statut de la science ou de la politique. Adhésion théma-
tique, réfutation critique, suspicion ironique : autant de modes différents avec
lesquels Weber instaura son rapport à Nietzsche. Il faut donc conclure, au-
delà des nuances touchant à la critique de la culture, à l’analyse de la religion,
à la conception de la science ou encore de la politique, à l’irréductible
spécificité des deux pensées.
Laurent FLEURY
Université Paris VII – Denis Diderot
2, place Jussieu – Paris cedex 05
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Outre les références figurant ci-dessous, nous citons, sauf exception, les œuvres de Nietzsche
dans la traduction française : Œuvres philosophiques complètes éditées par Giorgio Colli et Mazzino
Montinari, publiées par les éditions Gallimard. Nous avons également utilisé le premier volume édité
par Marc de Launay dans la collection « La Pléiade » (2000) pour les Considérations inactuelles.
Pour La généalogie de la morale, nous avons consulté deux autres traductions : celle de Patrick
Wotling (Le Livre de Poche, 2000) et celle d’Éric Blondel et al. (Garnier-Flammarion, 2002).
L’édition allemande que nous avons utilisée est celle en trois volumes établie par Karl Schlechta :
Nietzsche, Werke in drei Bänden, Münich, Carl Hanser Verlag, 1954-1956, rééd. 1966. Les écrits de
Weber cités sont indiqués dans cette bibliographie. L’édition allemande utilisée est la Max Weber-
Gesamtausgabe (citée MWG), l’édition critique de référence en cours de publication aux éditions
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