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SATIRE
Mélanges
à la mémoire
de
MASSIMO SPINOZI
( Para-thèse de Dodoctorat )
•••
sous la direction de
Denis Vermont
AVERTISSEMENT
I
l n’y a pas de sens à attendre du texte qui se propose à toi, lecteur.
Aucun sens unique et univoque tout au moins. Il met en oeuvre ce qu’on pourrait éventuelle-
ment définir comme un protocole expérimental pour une possible pensée virale, celle que Bau-
drillard, bon Pasteur, entend opposer au monde de l’information globalisée.
Un sujet ? Le modalisme de l’image à l’époque de sa production mondialisée !
Aussi bien en est-il du personnage dont le texte flatte la mémoire posthume comme d’un perpétuel
Père Ubu, égaré dans les couloirs d’une Sorbonne quelconque, bonne fortune ! En a-t-il jamais trouvé
son grand amphithéâtre ! Aussi, point d’honneur qui, ici, soit en cause, Docteur. Et toute autre demeure
autant lui sera riche lieu.
Et s’il doit s’agir d’un portrait que ce soit aussi bien celui de Vertumne, dieu des transmutations !
Voici donc un monstrueux (tout autant merveilleux) bouquet d’O.G.M. symboliques qu’on est allé « fau-
cher » dans les champs policés du SAVOIR (« organe érudition… »). Son mode d’être est la satire ; la
satura latine n’était-elle pas déjà un pot-pourri, un florilège ? Avis aux agélastes !
Et après tout qu’est-ce qu’un essai ? Eliminez les paraphrases, il ne reste que des citations.
SOLLERS : « C’est le multiple qui convoque le singulier pour se faire entendre. Et quand on dit
que ce sont des citations, on a grand tort. Car ce sont, en effet, selon la stratégie de Picasso, des preu-
ves qui doivent avoir le même niveau d’intensité que le texte lui-même. Quand je lis une thèse, je lis les
citations qui sont faites et je n’ai pas besoin de savoir ce que me raconte l’universitaire. Il faut disposer
d’une transversale qui est nécessaire – et là je reprends Guy Debord – dans les époques d’ignorance
ou de croyances obscurantistes comme la nôtre. Il faut apporter des preuves. Et ces preuves se font par
ces collages dont, dit Debord de façon très juste, aucun ordinateur n’aurait pu fabriquer la pertinente
variété. »
DEBORD : « Le détournement est le contraire de la citation, de l’autorité théorique toujours fal-
sifiée du seul fait qu’elle est devenue citation ; fragment arraché à son contexte, à son mouvement, et
finalement à son époque comme référence globale et à l’option précise qu’elle était à l’intérieur de cette
référence, exactement reconnue ou erronée. Le détournement est la langage fluide de l’anti-idéologie. »
BARTHES : « Il faut bien voir qu’avec le langage, rien de vraiment neuf n’est jamais possible : pas
de génération spontanée ; Hélas ! le langage lui aussi est filial ; en conséquence, le nouveau radical (la
langue nouvelle) ne peut être que de l’ancien pluralisé : aucune force n’est supérieure au pluriel. »
VEYNE : « La poésie est du même côté que le vocabulaire, le mythe et les expressions toutes faites :
loin de tirer son autorité du génie du poète, elle est, malgré l’existence du poète, une sorte de parole
sans auteur ; elle n’a pas de locuteur, elle est ce qui “se dit” ; elle ne peut donc mentir, puisque seul un
locuteur le pourrait. »
SKACEL: « Les poètes n’inventent pas les poèmes
Le poème est quelque part là-derrière
Depuis très très longtemps il est là
Le poète ne fait que le découvrir. »
MALLARME : « Muse moderne de l’Impuissance, qui m’interdis depuis longtemps le trésor familier
des Rythmes, et me condamnes (aimable supplice) à ne faire plus que relire »
KIERKEGAARD : « Une seule remarque encore à propos de tes nombreuses allusions visant toutes
au grief que je mêle à mes dires des propos empruntés. Je ne le nie pas ici et je ne cacherai pas non plus
que c’était volontaire »
PASCAL : « Certains auteurs, parlant de leurs ouvrages, disent : “Mon livre, mon commentaire,
mon histoire, etc.”. Ils sentent leurs bourgeois qui ont pignon sur rue, et toujours un “chez moi” à la
bouche. Ils feraient mieux de dire : “Notre livre, notre commentaire, notre histoire, etc.”, vue que d’ordi-
naire, il y a plus en cela du bien d’autrui que du leur. »
Je tiens à exprimer ici ma gratitude à tous ceux qui ont permis la réalisa-
tion de ce livre.
D’abord à ..................... qui, depuis les travaux préparatoires à la rétrospective
.................... , jusqu’à aujourd’hui, m’a témoigné sa confiance, et en souvenir
des déjeuners dominicaux qui nous réunissaient autour de ............................ à
........................... .
A ........................ dont le soutien constant a permis que ces travaux reprennent
leur cours.
A .................... , directeur honoraire de la ..................de ....... , dont la parfaite
connaissance de ................. a toujours été le meilleur des soutiens intellectuels
et son amitié le plus sûr des appuis.
A ........................... , dont la tenue minutieuse des archives m’a évité bien des
erreurs et autorisé bien des précisions.
A .......................... pour ses conseils et son appui.
Enfin à ceux dont la commune passion a été pour moi un ressort inesti-
mable et sans la patience de qui ce livre n’aurait jamais été écrit, je veux dire
Albert, Alberti, Apollinaire, Appel, Aragon, Arasse, Aristote, Arp, Arthaud,
Bach, Bachelard, Bacon, Baltrusaïtis, Barthes, Basch, Bataille, Baudelaire,
Baudrillard, Becq, Benjamin, Bergson, Berkeley, Besançon, Bloch, Boais-
tuau, Boece, Böhme, Boileau, Borges, Bouhours, Bourdieu, Bousquet, Breton,
Brown, Bruno, Brusatin, Burke, Callois, Calvino, Chalumeau, Changeux,
Char, Chastel, Clair, Colonna, Comenius, Condillac, Corbin, Croce, dal Po-
zzo, Dali, Damasio, Damisch, Dante, de Bergerac, de Cues, de Duve, de la
Mirandole, de Loyola, de Piles, de Vinci, Debord, Debray, Delacroix, Deleuze,
Denys, Derrida, Descartes, Dickie, Diderot, Didi-Huberman, Dolce, Dubuf-
fet, Duchamp, Eco, Eisenstein, Eluard, Ernst, Fénéon, Ficin, Fintz, Flaubert,
Foucault, Freud, Fumaroli, Gadamer, Garcia Lorca, Gassendi, Genet, Goethe,
Grabar, Gracian, Grainville, Haskell, Hegel, Heidegger, Heinich, Hobbes,
Hokney, Horace, Hugo, Husserl, Huysmans, Jacob, Jarry, Joyce, Jung, Kafka,
Kandinsky, Kant, Kircher, Klee, Krauss, Kundera, Kupka, l’ Arétin, Lacan,
Laforgue, Le Tasse, Leibniz, Leiris, Lévi, Lévi-Strauss, Lissagaray, Locke,
Lomazzo, Longin, Maeterlinck, Male, Mallarmé, Manet, Marino, Masson,
Matisse, Merleau-Ponty, Michaud, Michaux, Millet, Mirbeau, Monnier, Mon-
taigne, Moreau, Morel, Morin, Moulin, Mozart, Munch, Nietzsche, Orphée,
Ovide, Panofsky, Paulhan, Pawlowski, Paz, Pétrarque, Piaget, Picabia, Picasso,
Platon, Plotin, Poincaré, Pommier, Ponge, Poussin, Proust, Pythagore, Que-
neau, Rabelais, Ragon, Reclus, Reverdy, Rilke, Rimbaud, Romains, Rousseau,
Roussel, Sartre, Satie, Schlegel, Schlosser, Schneider, Schopenhauer, Seznec,
Shakespeare, Sollers, Spinoza, Stein, Steiner, Stirner, Stravinski, Suger, Sul-
zer, Thévoz, Tristan, Tzara, Valery, Van Dongen, Vasari, Veyne, Vian, Vin-
cent, Vollard, Wagner, Wilde, Wittgenstein, Wittkower, Wolfe, Yates, Zola
POSTULATS
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AUTOPORTRAIT PSYCHOLOGIQUE
[ SPECULUM ECCLESIAE ]
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du monde et toutes ses actions sur ce monde font intervenir ces processus
opposants qui se déroulent dans les structures profondes du cerveau qui
émotions projettent sur l’ensemble de l’encéphale, notamment sur le cortex où se font
les cartes cognitives, support des représentations. Dans l’espace / temps du
verbe agissant s’expriment ces émotions et ces passions qui informent le
déploiement de la subjectivité.
L’Identité est la somme [ SUM ] toujours originale de toutes les iden-
tifications à l’autre d’un individu. Son in-divisable est le trait d’union qui
identité opère sur tous ces autres, la touche = qui donne la solution, touche qui est
le Même en soi, trait qui est l’ardeur du désir même, Eros, amor che move
il sole e l’altre stelle.
Ce verbe agissant qui est amour, cet Etre du moi qui réalise le monde
sur le duo passionné de la sensibilité et de l’action est l’essence du Mo-
derne. La réflexion philosophique s’est tenue pendant longtemps éloignée
du langage, il n’est rentré directement et pour lui même dans le champ de
la pensée qu’à la fin du XIXe siècle, avec Nietzsche qui ouvre pour nous
langage cet espace philosophico-philologique, où le langage surgit selon une multi-
plicité énigmatique qu’il faudrait maîtriser. Dans la pensée classique, celui
pour qui la représentation existe, et qui se représente lui-même en elle,
s’y reconnaissant pour image ou reflet, celui qui noue les fils entrecroisés
représentation de la « représentation en tableau », celui-là ne s’y trouve jamais présent
lui-même, l’homme n’existe pas avant la fin du XVIIIe siècle. Déjà la con-
ception kantienne du concept comme schème représente une véritable ré-
schéma kantien volution, en effet la connaissance n’est plus pensée essentiellement comme
une contemplation, une théorie, mais comme une activité. Nous sortons
du vocabulaire de la vision pour entrer dans celui de l’action : connaître,
c’est « synthétiser » ou, comme le dit Kant, « penser c’est juger ». La pra-
tique prend le pas sur la théorie de sorte que, désormais, la pensée apparaît
comme une construction, thème que reprend souvent l’épistémologie con-
temporaine.
Toute la pensée moderne est traversée par la loi de penser l’impensé,
Pensée/impensée elle s’avance dans cette direction où l’Autre de l’homme doit devenir le
Même Même que lui. Cette présence de l’Autre dans le Même est ce qui , nous
attendant, est au-devant de nous, venant à notre rencontre ; c’est ce qui
attend que nous nous y exposions ou que nous nous y fermions , c’est l’à-
venir rigoureusement pensé. Le sujet et l’objet sont comme deux moments
abstraits de cette structure unique qu’est la présence [ PRAESENCIA ]. Les
présence « autres » ne sont pas des congénères, comme dit la zoologie, mais ceux qui
me hantent, que je hante, avec qui je hante un seul être actuel, présent…
historicité primordiale…
Or l’art et notamment la peinture puisent à cette nappe de sens brut
dont l’activisme ne veut rien savoir. Une bonne part de l’art moderne (la
meilleure sûrement) aura poursuivi cette tentative de perturbation de la
subjectivité. Finira-t-on bien, un jour, par accorder qu’il n’aura tendu à rien
tant qu’à provoquer, au point de vue intellectuel et moral, une telle crise de
conscience de l’espèce la plus générale et la plus grave ? « La poésie doit
être faite par tous, non par un »
Poètes, peintres, sculpteurs du Moderne ont tous poursuivi, selon des
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Un jour
Un jour je m’attendais moi-même
Je me disais Guillaume il est temps que tu viennes
Pour que je sache enfin celui-là que je suis
Moi qui connais les autres […]
Je me disais Guillaume il est temps que tu viennes
Et d’un lyrique pas s’avançaient ceux que j’aime
Parmi lesquels je n’étais pas […]
Le cortège passait et j’y cherchais mon corps
Tous ceux qui survenaient et n’étaient pas moi-même
Amenaient un à un les morceaux de moi-même
On me bâtit peu à peu comme on élève une tour
Les peuples s’entassaient et je parus moi-même
Qu’ont formé tous les corps et les choses humaines1
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Langage surréalisme La similitude des hallucinations et des sensations provoquées par le sur-
réalisme forçait à envisager l’existence d’une matière mentale différente
de la pensée, dont la pensée même ne pouvait être, et aussi bien dans ses
modalités sensibles, qu’un cas particulier. Le nominalisme absolu trouvait
dans le surréalisme une démonstration éclatante, et cette matière mentale
nominalisme était le vocabulaire même : il n’y a pas de pensée hors des mots, tout le
surréalisme étaie cette proposition. Duchamp ne croit pas au langage, qui
au lieu d’expliquer les pensées subconscientes, crée en réalité la pensée par
Duchamp et après le mot. En bon nominaliste, il propose le mot patatautologie qui,
patatautologie après une répétition fréquente, créera le concept qu’en vain on essaierait
d’exprimer avec ces exécrables moyens : sujet, verbe, objet, etc. , faisant
par là allusion au système élaboré par les logiciens de Vienne, Wittgenstein
en tête, selon lequel tout langage est infinie tautologie, c’est à dire répéti-
tion des prémices, système qu’il s’empresse d’accoupler à la méthode de
Logiciens de Vienne pensée du docteur Faustroll . Le travail de Wittgenstein consistait à détruire
Wittgenstein notre conception d’un espace mental privé (et accessible au seul moi) dans
lequel les significations et les intentions existeraient avant même d’être lâ-
chées dans l’espace du monde. Ce moi privé est bien mis en question dans
le travail de Duchamp ; à Alfred Barr qui lui demandait pourquoi il avait
usé du hasard, il répondait que c’était là un des moyen d’éviter « l’élément
personnel subconscient en art » (l’autre étant, dans la facture, d’user d’un
tracé purement mécanique).
La caractéristique essentielle de l’art américain de la fin des années
soixante [Stella, Morris, Judd, André…] sera encore d’avoir misé sur la vé-
rité de ce modèle de signification débarrassé de toute tentatives de légitima-
tion d’un moi privé. La signification de l’élimination de tout illusionnisme
opéré par un artiste comme Stella, ne peut se comprendre qu’en relation
Stella avec cette volonté de maintenir toute signification à l’intérieur des conven-
tions (sémiologique) d’un espace public et de mettre en évidence la façon
dont l’espace illusionniste a pu servir de modèle à l’espace privé, à l’espace
du Moi conçu comme une entité constituée avant son entrée en contact avec
le monde.
Breton recoupe ce dépassement du moi privé lorsqu’il attribue à
l’inconscient une signification et un pouvoir plus important que ne le
Breton fait la psychanalyse freudienne qui l’avait inspirée au départ. Grâce à ses
expériences, il aboutit à la conclusion que l’individu possède un courant
inconscient, qu’il interprète comme étant une sorte de langage intérieur et
Conscience universelle continuel qui s’exprime en chaque homme. Dans « Entrée des médiums »,
il utilise le concept de conscience universelle, une conscience qui se reflète
dans le courant inconscient et qui est le point de départ des actions humaines
qu’elle dicte. C’est la nature elle-même qui pour lui s’exprime directement
et sans falsifications à travers ce courant inconscient et perpétuel. Hasard,
rêve, humour, mythes… participent bien de ces entités culturelles suscep-
tibles d’être transmises et propagées de manière épigénétique de cerveau à
cerveau dans les populations humaines, ce que Dawkins nomme « mêmes »,
Lumsden et Wilson « culturgènes », Sperber « représentations publiques »,
Mêmes Cavalli-Sforza « objets culturels », et qui parasitent littéralement le cer-
culturgènes veau, le tournant en un véhicule de propagation du « même » à la manière
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verain ridicule et prétentieux. En outre il s’agit pour lui, d’une part de voir
ce « lieu de hantise » qu’est l’esprit, et d’autre part de faire entendre la mul- hantise
titude polyphonique des voix qui nous constituent – « véritable prolétariat
que chacun, par sa conduite dictatoriale, a en soi, caché ». Ce n’est que
parce que ce dernier est constamment muselé, que chacun peut continuer
à croire à une apparente et illusoire unité de sa personnalité. Le processus
systématique consistant, par la rêverie, l’écriture et le graphisme, à faciliter
le lâcher-prise de l’ego – et donc l’émergence de cette « communauté » in-
térieure – est une caractéristique centrale du projet michaudien.
Ainsi tout artiste, écrivain, peintre, musicien… dérègle les axiomes,
les évidences de contradiction et d’identité. Chez lui, le même est l’autre ;
l’autre est le même ; une chose peut être elle-même, et son contraire, la vie
et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et
l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçu contradictoirement. Dada
C’est l’état d’esprit Dada : Dada s’applique à tout, et pourtant il n’est rien,
il est le point où le oui et le non se rencontrent, non pas solennellement dans
les châteaux des philosophies humaines, mais tout simplement au coin des
rues comme les chiens et les sauterelles.
Le sujet, passé au filtre de la diffraction, ou plus justement débarrassé
du filtre de l’individuation (d’autres auraient parlé de dévoilement) redevient
ce lieu paradoxal aux limites mouvantes, en perpétuelle expansion sur le
monde ; labyrinthe spéculaire des identifications assemblées [ SPECULUM
ECCLESIAE ], il redéploie la conscience, fragile Ariane, dans le dédale
des signes en réflexion. Iles fortunées (bienheureuse Cythère), montagnes
pérégrines ou jardins clos, les diverses figures de ce locus amoenus nous ra-
mènent toujours à une forme emblématique minérale. Rappelons-nous avec
Fourier que le diamant est (avec le cochon !) hiéroglyphe de la 13e passion polyèdre
(harmonisme) que les civilisés n’éprouvent pas. C’est l’armature de ce po-
lyèdre que l’on s’attachera à mettre ici en évidence à travers les expériences
picturales proposées. Si « ars » est un terme dont les multiples acceptions
sont toutes convoquées pour tenter la délimitation du champ sémiologique
de ces expériences, c’est dans la mesure ou, patronnées par le polyèdre Ars nova
mélancolique de Dürer, il est aussi vide et ouvert que le sujet lui-même, polyphonie
toujours en promesse de rénovation, perpétuel Ars Nova.
Polyphonie pourrait d’ailleurs être un des mots clef par lequel abor-
der le déploiement de ces peintures et dessins, leur déploiement physique
étant lui-même éminemment polyptyque. « Avez-vous déjà conversé avec
un icosaèdre ? »
La structure que tente de mettre en place ces propositions graphiques,
de par leur mode d’exposition modulaire et sérielle, relève tout aussi bien Exposition modulaire
de l’intention utopique de réaliser cette chambre catoptrique que Léonard sérialité
de Vinci, fasciné par les jeux de miroirs, avait imaginé construire, véritable
labyrinthe optique où saisir l’homme et sa nature au piège d’une perspec-
tive non naturaliste. Processus de capture de la connaissance, il impose au
regardeur la radicale verticalité d’une iconostase symbolique dont l’opacité
concrète se veut épreuve – traversée du miroir – et dont chaque facette se
développe comme saisi momentanée, particulière, provisoire et proportion-
née du Tout [SCHEMA]. Projetée en trois dimensions, cette forme n’est
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pas sans évoquer l’espèce de diamant géant, monstrueux joyaux choisi par
Maître Martial Canterel comme point de direction de l’esplanade de son
domaine Locus Solus.
éclectisme Toute prolifération est monstrueuse, c’est le principe même de la
collection, et l’éclectisme stroboscopique de ces facettes polyptyques met
en œuvre la barrière assourdissante à partir de laquelle peut se réaliser
l’aiguillage salutaire entre distraction [ SPECTACLE ] et attention [ SA-
apparition VOIR ]. Sur la trame brouillée des images exposées pourra alors se cons-
truire pour le regardeur attentif le réseau des apparitions, formes vivantes,
sens énoncé.
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resque mettent en évidence que le singulier et le stéréotypé forment les deux pittoresque
moitiés du concept de paysage ; pour le spectateur la singularité du pittores-
que n’existe que s’il la reconnaît en tant que telle, et cette reconnaissance
n’est rendue possible que par un exemple antérieur. De même la « spon-
tanéité » des toiles de Monet est le résultat d’un lent travail de retouches
constantes ( Monet reprit à son marchand la série des cathédrales de Rouen
pour y retravailler pendant trois ans ), la touche, qui fonctionnait chez lui
comme le signe de la spontanéité, relevait en fait d’une élaboration des plus
calculées. Le discours de l’originalité dont participe l’impressionnisme re-
foule et discrédite celui, complémentaire, de la copie. L’avant-garde comme
le modernisme repose sur ce refoulement.
Cette lecture post-structuraliste, en profonde rupture avec la tradition
idéaliste et formaliste qui a nourri l’histoire de l’art, n’est pas sans rencon-
trer certains éléments de convergence chez les acteurs même de la création
artistique moderne, les artistes, que les approches symptomatiques de l’art
n’ont cessé de déresponsabiliser vis-à-vis de leur propre œuvre.
Ce n’est en effet nullement a un art sans finalité qu’en appelle un des
fondateurs de l’art moderne, Kandinsky. Il s’indigne même contre « cet
étouffement de toute résonance intérieure, qui est la vie des couleurs, cette Kandinsky
dispersion inutile des forces de l’artiste, voilà « l’art pour l’art » […] la
question « quoi » disparaît dans l’art. Seule subsiste la question « com-
ment » l’objet corporel pourra être rendu par l’artiste. Elle devient le credo.
[…] en général, l’artiste, dans ces périodes, n’a pas besoin de dire grand
chose et un simple « autrement » le fait remarquer et apprécier… » Parmi
les trois raisons mystiques d’où naît la nécessité intérieure, l’expression
personnelle (le style propre de l’artiste), l’expression sociétale (le style de
l’époque) et l’expression de l’art pur et universel, c’est cette dernière com-
posante qu’il nous invite à privilégier, opérant, à l’inverse du romantisme,
une remontée du subjectif à l’objectif : « Et l’on voit que l’appartenance
“ à une école ”, la chasse à la “ tendance ”, la recherche de “ principe ”
et de certains moyen d’expression propres à une époque dans une œuvre, ne
peuvent que nous égarer et aboutir à l’incompréhension, à l’aveuglement
et au mutisme ». On comprend que les historiens d’art aient des réticences
à prendre en compte avec sérieux les théories des artistes quand elles sont
comme ici une charge radicale contre ce qui fait le travail même de l’histo-
rien d’art : définir des tendances, l’appartenance à des écoles, les moyens
d’expressions propres à une époque.
Plus loin Kandinsky réintroduit la responsabilité de l’artiste par la
liberté de ses choix stylistiques : « En bref, l’artiste a non seulement le
droit, mais le devoir de manier les formes ainsi que cela est NECESSAIRE Liberté des choix
à ses buts. Et ni l’anatomie, ni les autres sciences du même ordre, ni le ren- stylistiques
versement par principe de ces sciences ne sont nécessaires, mais ce qui est
nécessaire, c’est une liberté totalement illimitée de l’artiste dans le choix de
ses moyens. » Là encore les mots même de l’artiste viennent démentir avec
une certaine évidence l’édifice formaliste que l’histoire de l’art avait mis
en place sur la base de la pensée Kantienne, et qu’elle a poursuivi jusqu’à
aujourd’hui, poussant le paradoxe jusqu’à la farce de faire de Kandinsky
l’inverse de ce qu’il se proposait de réaliser dans son projet théorique, à
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ginalité ? C’est voir quelque chose qui n’a pas encore de nom, qui ne peut
encore être nommé, bien que cela soit sous les yeux de tous. Tels sont les
Nietzsche / originalité hommes habituellement qu’il leur faut d’abord un nom pour qu’une chose
leur soit visible – Les originaux ont été le plus souvent ceux qui ont donné
des noms aux choses »1. Ce n’est d’ailleurs pas forcément pour leur extra-
vagante originalité que les détracteurs de l’art moderne du début du XXe
siècle condamnaient les artistes mais parfois, paradoxalement, pour leur
côté pasticheur . Ainsi Maurice Delcourt, dans Paris-Midi, en 1914, pou-
vait-il écrire : « De naïfs jeunes peintres ne manqueront pas de tomber dans
le piège. Ils imiteront l’imitateur Picasso qui, pastichant tout et ne trouvant
immitation plus rien à imiter, sombra dans le bluff cubiste… »
Parmi ces « violents novateurs », ces « originaux » : les peintres
de De Stijl ( Mondrian, Van der Leck, Huszar, Vantongerloo, Van Does-
burg etc. ). Tout en souhaitant « poser les principes logiques d’un style basé
sur l’équilibre entre l’esprit de l’époque et les moyens d’expression »2, ils
en arrivent à dissoudre la notion traditionnelle de style ( expression d’une
De Stijl individualité, d’une nation, d’une époque ) : « La nouvelle plastique [ le
néo-plasticisme ] s’oppose à l’art moderne dans toute sa diversité […]
De Stijl, qui reconnaissait en Mondrian le père de la nouvelle expression
plastique [ le néo-plasticisme ], amorçait la reconnaissance générale
d’une force d’expression a-nationale et a-individuelle (et finalement col-
lective) »3. En fondant leur art sur la construction d’une nouvelle image du
monde puisée dans la pensée philosophique et mathématique du théosophe
théosophie M. H. J. Schoenmaekers4 De Stijl tentait bien d’établir un Style définitif,
mathématiques un quasi non-style abolissant en lui toutes les diversités stylistiques de l’art
moderne.
Échapper aux styles, par la géométrie, le hasard ou tout autre moyen,
aura également été le fil rouge de l’œuvre si déconcertant, y compris (et
surtout peut-être ) pour les historiens d’art, d’une personnalité éminente de
l’art moderne, Francis Picabia.
Son parcours, fait de constants revirements stylistiques, se réclame
d’une attitude nettement décomplexée vis-à-vis de l’idée de copie :
Picabia « Le Matin a été très fier de montrer, en première page, mon tableau
du salon d’automne, Les yeux chauds, en publiant au-dessous le schéma
d’un frein de turbine aérienne, paru dans une revue scientifique en 1920 !
“ Picabia n’a donc rien inventé, il copie ! ” Eh oui, il copie l’épure d’un
ingénieur au lieu de copier des pommes ».
Ses prises de positions polémiques vis-à-vis de nombreux mouve-
ments stylistiques modernes soulignent la naïveté de ces tentatives de
définition d’une méthode pseudo scientifique ou philosophique d’un phéno-
mène - l’art - qu’il persiste à considérer comme insaisissable. Il s’en prend
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Le code en tant que tel ne suffit pas à définir le style, qui appartient au
message ; il faut encore considérer l’usage qui est fait du code. Le système
singulier ne comporte donc pas seulement un choix entre les codes dispo-
nibles, des refus et des inventions, mais surtout une manière personnelle
d’user des codes. Ce qui est systématique ici, c’est la marque personnelle
d’une subjectivité dans le geste créateur. Nous revenons ainsi à l’analyse
de Barthes : dans le travail qui met le code en œuvre s’insinue et se révèle
un être au monde singulier, une vision du monde qui est aussi bien un fan-
tasme.
Choix entre des codes disponibles et manière personnelle d’user de
ces codes définissent le style singulier, seul style véritablement opératoire
pour tenter une définition de l’œuvre d’art par rapport à tout autre objet
fabriqué. choix
Ce choix l’artiste moderne l’a voulu expression de sa plus totale li-
berté : un arbitraire [ LIBRE ARBITRE ] . manière
Cette manière, c’est la marque de sa main dans la chair du monde, une
trace, une empreinte.
Les deux notions renvoient au corps comme lieu de construction de
l’individualité artistique. Mon style c’est mon corps. Alors que les styles,
en tant que systèmes collectifs, peuvent être analysés comme le corps d’un
artiste pensé de l’extérieur, objectivé [ éthologie ], le style véritable, le
Style, est le corps de l’artiste agissant – à l’œuvre – pensé de l’intérieur,
sa manière. Entre esprit et main les relations ne sont pas aussi simple que
celles d’un chef obéi et un docile serviteur. L’esprit fait la main, la main fait
l’esprit. Le geste qui crée exerce une action continue sur la vie intérieure. main
Créant un univers inédit, elle y laisse partout son empreinte. Changez de
style, vous garderez toujours la même main, la même manière, ce qui ne
veux pas dire l’immuabilité de cette manière : comme tout corps elle est
avant tout croissance, devenir. C’est le reliquat de cette évolution qui, une
fois coupé le fil de la vie, fait l’objet des études crispées de l’histoire : un
bon artiste est donc pour l’historien un artiste mort, il nous épargne alors les
inconséquences obscènes de ses revirements ( Picasso « retour à l’ordre »,
Matisse « niçois », Pougny post-impressionniste, De Chirico etc. ).
La critique vivante ne s’attache que très modérément à ces vestiges, critique
ces documents, mais elle opère – en cela elle est œuvre elle-même, et œuvre
poétique avant tout – une véritable restitution, une reconstitution expéri-
mentale, une simulation analogique visant à renouveler l’esprit, la fonction
qui nourrit l’œuvre d’art.
Baudelaire en a donné le principe :
« Je crois sincèrement que la meilleure critique est celle qui est amu- Baudelaire
sante et poétique ; non pas celle-ci froide et algébrique, qui, sous prétexte
de tout expliquer, n’a ni haine ni amour, et se dépouille volontairement
de toute espèce de tempérament ; mais, - un beau tableau étant la nature
réfléchie par un artiste, - celle qui sera ce tableau réfléchi par un esprit
intelligent et sensible. Ainsi le meilleur compte rendu d’un tableau pourra
être un sonnet ou une élégie. […] Pour être juste, c’est à dire pour avoir sa
raison d’être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c’est-à-
dire faite à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus
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POÏETICA
d’horizons »1.
L’objet sur lequel travaillent poètes et artistes est peut-être au fond
radicalement différent de celui qui fait le matériau des historiens d’art, des
esthéticiens ou des philosophes. A cet égard le texte de Paul Valéry sur Léo-
nard et les philosophes, de 1929, est particulièrement éclairant :
« Ce qui sépare le plus manifestement l’esthétique philosophique
Paul Valéry de la réflexion de l’artiste, c’est qu’elle procède d’une pensée qui se croit
esthétique / philoso- étrangère aux arts et qui se sent d’une autre essence qu’une pensée de
phie poète ou de musicien […]. Les œuvres des arts lui sont des accidents, des
cas particuliers, des effets d’une sensibilité active et industrieuse qui tend
aveuglément vers un principe dont elle, Philosophie, doit posséder la vision
ou la notion immédiate et pure. Cette activité ne lui semble pas nécessaire,
puisque son objet suprême doit appartenir immédiatement à la pensée phi-
losophique […]. Le philosophe n’en ressent pas nécessairement la nécessité
particulière ; il se figure mal l’importance des modes matériels, des moyens
Modes et des valeurs d’exécution, car il tend invinciblement à les distinguer de
manières l’idée. Il lui répugne de penser à un échange intime, perpétuel, égalitaire
entre ce qu’on veut et ce qu’on peut [ entre les choix et les manières ], en-
tre ce qu’il juge accident et ce qu’il juge substance, entre la conscience et
l’automatisme, entre la circonstance et le dessein, entre la « matière » et
« l’esprit ».
Valéry va même jusqu’à inverser l’ordre d’appréhension des deux
modes de pensée : « Le philosophe s’était mis en campagne pour aborder
l’artiste, pour expliquer ce que sent, ce que fait l’artiste ; mais c’est le con-
traire qui se produit et qui se découvre. Loin que la philosophie enveloppe
et assimile sous l’espèce de la notion de Beau tout le domaine de la sensibi-
lité créatrice et se rende mère et maîtresse de l’esthétique, il arrive qu’elle
ne trouve plus sa justification, l’apaisement de sa conscience et sa véritable
profondeur que dans sa puissance constructive et dans sa liberté de poésie
abstraite. Seule une interprétation esthétique peut soustraire à la ruine de
Poésie abstraite leurs postulats plus ou moins cachés, aux effets destructeurs de l’analyse
du langage et de l’esprit, les vénérables monuments de la métaphysique »2.
Rattrapée par le corps ( Hier la linguistique ou la sociologie, aujourd’hui la
neurobiologie et la génétique ), l’esthétique ne trouve sa seule issue que dans
le nominalisme et la « mort de l’art » ( la théorie des mondes de l’art ).
Mais si la philosophie de l’art est « morte », les artistes, eux, sont -ils
peut-être toujours vivants ?
Et si Valéry a raison d’analyser la pensée de type philosophique com-
me une « poésie abstraite », – la réflexion vaut également pour la pensée
historique ( quoi ! l’histoire serait un roman vrai ! et la vérité historique un
programme ? ) – on imagine avec délectation un fantaisiste qui s’amuserait
à faire de la philosophie ou de l’histoire avec les même libertés inventives
que celles de l’art, de la littérature ou de la musique moderne : automatisme,
aléatoire, sérialité, collage etc.
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qui ont des choix ou des aversions marquées ; ils présentent des caprices
alimentaires ; ce sont ces mêmes enfants qui ont une plus grande réactivité
émotionnelle. Cela n’évacue pas la dimension psychogène, mais la précise
dans certains cas : en effet, la multiplication des choix et des rejets et le fait
qu’ils s’expriment avec d’autant plus de force que l’aspect hédonique est
important définissent le type même de la situation génératrice de conflits
autours de la table de repas et dans la situation relationnelle entre parents
et enfants (ou l’entourage et les enfants), le tout s’inscrivant, bien entendu,
dans un contexte éducatif général.
Ce type d’analyse des conflits autour d’une table peut éclairer l’ana-
lyse des conflits autour d’un tableau qui sont la trame de l’histoire de l’art.
Une origine primordiale de l’émotion esthétique – mais tout aussi bien
sexuelle, sentimentale, intellectuelle – dans la sensation gustative, la « buc-
calité » originelle de tout amour , le « gustar » , outre l’obscénité d’une telle
pensée, opère une radicale réincorporation de la pensée , une incarnation Table / tableau
par la bouche (os) comme par une porte (ostium) [ « ecce ancilla domini,
fiat mihi secundum verbum tuum » ] : l’œil dans la bouche. buccalité
Le goût c’est l’œil (dont on connaît l’Histoire…), organe du désir
– cerveau droit –. Son symétrique dans l’appréhension du monde, est le tou-
cher, la main, organe des premiers plaisirs et commencement des nombres
– cerveau gauche –. Varier les techniques, les touches, pour le peintre, c’est
continuer à suivre les mécanismes désirants qui structurent toute conscien-
ce. C’est dit : l’art est comestible, l’artiste en est le grand masturbateur !
Aussi serait-il toujours imprudent d’oublier qu’une peinture reste une Œil / main
surface plane couverte de taches colorées, qui peut être un panneau de bois,
un pan de mur ou un morceau de toile, sur lequel courent les lignes qui, par
l’efficacité du tracé, cernent chaque figure. Mais ce qu’un historien peut
oublier dans le registre de ses idées, un peintre ne peut que l’avoir concrète-
ment à l’esprit, devant son support quel qu’il soit ( toile, papier etc.), autant
qu’un sculpteur, et ce quel que soit son style, fut-il le plus naturaliste.
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[ SPECULUM NATURAE ]
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des choses intelligibles à travers les choses visibles n’est autre que la com-
pensée pneumatique préhension et la pensée pneumatique des choses invisibles »1. Aux yeux de
Maxime et de ses lecteurs byzantins, le monde dans son ensemble est une
église « cosmique » où tout ce qui existe révèle l’intelligible, comme les
services religieux le font dans l’église ordinaire.
La synthèse la plus suggestive de cette pensée est celle qui s’opère
dans le De divinis nominibus et dans la Theologia mystica du pseudo Denys
l’Aréopagite, ce personnage énigmatique de la chrétienté grecque, ayant
Denys l’Aréopagite vécu à la fin du V e siècle ou au début du VIe, mais qui se donnait lui-même
pour le disciple direct de saint Paul. C’est d’ailleurs ainsi que l’Occident
chrétien l’a considéré, jusqu’au XVIe siècle. Ces traités offrent en effet de
l’univers visible et invisible une image hiérarchique : La Hiérarchie céleste.
Au cœur de l’œuvre, cette idée : Dieu est lumière. A cette lumière initiale,
Lumière incréée et créatrice, participe chaque créature. Chaque créature reçoit et
transmet l’illumination divine selon sa capacité, c’est-à-dire selon le rang
Illumination qu’elle occupe dans l’échelle des êtres, selon le niveau où la pensée de
Dieu l’a hiérarchiquement située. Issu d’une irradiation, l’univers est un
jaillissement lumineux qui descend en cascades, et la lumière émanant de
l’Etre premier installe à sa place immuable chacun des êtres créés. Et, parce
Réflexion que tout objet réfléchit plus ou moins la lumière, cette irradiation, par une
chaîne continue de reflets, suscite depuis les profondeurs de l’ombre un
mouvement inverse, mouvement de réflexion, vers le foyer de son rayonne-
ment [ PULSATION ]. Tout revient à lui par le moyen des choses visibles
qui, aux niveaux ascendants de la hiérarchie, réfléchissent de mieux en
mieux sa lumière. Ainsi le créé conduit-il à l’incréé par une échelle d’ana-
logies et de correspondances. Au-delà du monde grec, ces écrits dionysiens,
dont la première version latine date des années 832-835, eurent aussi une
Jean Scot Érigène
très grande influence sur tous les grands théologiens occidentaux. Ainsi
Jean Scot Erigène, dans la stricte mouvance dionysienne, n’hésitait pas à
proposer un modèle d’équivalence et de réciprocité entre l’Ecriture sacrée
et le monde visible. De même que l’écriture, structurée selon le quadruple
sens, le monde est composé de quatre éléments. Sous un certain rapport,
vertu anagogique de
toute figure prise dans le monde visible serait à considérée comme figure
l’image
symbolique, anagogique. Cette vertu anagogique de l’image – telle que le
pseudo-Denys en avait donné, une fois pour toute, l’exigence – n’a sans
doute jamais été absente du souci des peintres médiévaux, et on pourrait
Visible/visuel même dire que l’anagogie constitue, en un sens, l’idéal suprême de toute
peinture religieuse : celui de susciter un mouvement de conversion de la
dimension visible ( les phénomènes ) vers quelque chose que l’on pourrait
nommer le lieu visuel du mystère ( les noumènes ).
approche cosmique Cette approche « cosmique » des phénomènes, des « choses » est res-
byzantine tée très présente dans la culture byzantine aussi bien qu’en occident. Tous
les défenseurs des icônes au VIIIe et au IXe siècle, Syméon le Nouveau
théologien au XIe siècle, affirment conjointement que la beauté absolue de
Harmonie Dieu est faite d’harmonie absolue, que son équilibre harmonieux trouve un
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1. Saint Augustin, De libero arbitrio, liv II, ch. XVI, Patrol., t.XXXII. col. 1263.
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Φ= 1+√ 5 = 1.618
2
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réseau des similitudes le réseau des lignes astrologiques parcourant le visage toutes les éventua-
Jérôme Cardan lités, en particulier dramatiques, de la destinée humaine. Il s’agissait alors
de lire, dans la forme du front et le tracé des lignes qui le traversent et qui
correspondent aux planètes, les vicissitudes de l’existence, les succès et les
infortunes, l’époque et le genre de mort [ Métoposcopie ]. Pour les hommes
de la Renaissance connaître c’est interpréter : aller de la marque visible à
ce qui se dit à travers elle. « Nous autres hommes nous découvrons tout
ce qui est caché dans les montagnes par des signes et des correspondan-
Paracelce ces extérieures ; et c’est ainsi que nous trouvons toutes les propriétés des
herbes et tout ce qui est dans les pierres. Il n’y a rien dans la profondeur
des mers, rien dans les hauteurs du firmament que l’homme ne soit capable
de découvrir. Il n’y a pas de montagne qui soit assez vaste pour cacher au
regard de l’homme ce qu’il y a en elle ; cela lui est révélé par des signes
correspondants »1 .
« il est manifeste qu’aucune âme, aucun esprit, n’est en solution de
continuité avec l’esprit de l’univers : et l’on comprend que celui-ci se trou-
ve inclus non seulement là où il ressent et anime, mais encore qu’il est ré-
pandu dans l’immensité, par son essence et sa substance, comme l’avaient
compris la plus part des Platoniciens et des Pythagoriciens »2 .
L’évocation de cette mystérieuse sympathie ou antipathie harmoni-
que, qui se traduit par une concordance ou une discordance sensible traduit
mieux que tout la secrète continuité de l’univers ; elle est aussi remarquable
en ceci qu’elle préfigure ce matérialisme animé par un principe d’univer-
selle sensibilité que Diderot développera, en 1769, dans le Rêve de d’Alem-
bert. Diderot comparera ainsi l’homme, et aussi bien l’ensemble du vivant,
à un subtil réseau de cordes vibrantes, un « clavecin animé et sensible » :
« cet instrument a des sauts étonnants, et une idée réveillée va quelquefois
faire frémir une harmonique qui est un intervalle incompréhensible ». La
sensibilité de Diderot, cette « qualité générale et essentielle de la matière »
Diderot
selon laquelle « il faut que la pierre sente », met toute parcelle de matière
universelle sensibilité
ainsi animée en communication immédiate avec tout le reste de la réalité.
L’effort des néo-platoniciens pour concilier l’inconciliable se perpétua
en poésie et en esthétique, où leur influence se fait sentir depuis les « poètes
métaphysiques » jusqu’à Goethe et Mallarmé, depuis Boileau jusqu’aux
romantiques anglais et allemands, et leurs héritiers surréalistes.
Ainsi Baudelaire pouvait-il écrire : « Le poète est souverainement
intelligent, il est l’intelligence par excellence – et l’imagination est la plus
scientifique des facultés, parce que seule elle comprend l’analogie univer-
selle, ou ce qu’une religion mystique appelle la correspondance… », et
Baudelaire dans son poème Correspondances :
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Correspondances
Qui l’observent avec des regards familiers.
Que leur langage formel ait été naturaliste ou plus abstractisant, les
peintres n’ont à l’évidence que très rarement cherché à exprimer unique-
ment les simples aspects des phénomènes, mais bien plutôt, dans leur pro-
cessus même de création, ont-ils toujours eu le souci d’une fidélité – d’une
ressemblance – aux principes qu’ils pensaient fondateurs de la Nature :
« L’intuition trouve toujours la voie du progrès qui est une marche continue
vers une assertion plus claire du contenu de l’art : la fusion de l’homme
avec l’univers » [Mondrian]. Cette recherche de reproduction de l’ordre
profond de l’univers, au delà du perceptible, la théorie de l’art classique l’a
formalisée au moyen du concept d’imitation et d’idée – idea – .
Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle les traités sur l’art et la littérature
insistent presque tous sur la parenté étroite qui lie la peinture et la poésie,
« née pour ainsi dire d’un même accouchement »1. L’habitude d’associer
aux peintres les écrivains dont les images sont vivantes ou pleines de
couleurs est attestée dès l’Antiquité. La fortune, à l’époque moderne, de
la comparaison d’Horace, « ut pictura poesis » - « la poésie est comme la
peinture », trouve, sans conteste, sa cause principale dans l’autorité dont ut pictura poesis
jouissait alors deux traités des anciens sur la littérature : la Poétique d’Aris-
tote et l’Art poétique d’Horace. Les critiques observaient, en des termes
indubitablement aristotéliciens, qu’à l’instar de la poésie la peinture était
une imitation de la nature ; de leur côté les théoriciens de la littérature rele-
vaient fréquemment que la poésie ressemble à la peinture par son pouvoir imitation
d’idéaliser la nature. Dans son Naugerius sive de poetica dialogus, Venise,
1555, Fracastoro se souvient de Platon et d’Aristote quand il affirme que
« d’autres considèrent le singulier en lui-même, mais le poète, lui, consi-
dère l’universel, comme si les autres ressemblaient au peintre qui imite
1. Lomazzo, Traité
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POÏETICA
scrupuleusement les visages et tous les membres du corps tels qu’ils sont
dans la réalité, tandis que le poète ressemblera au peintre qui ne veut pas
imiter tel ou tel visage comme le sort l’a fait, avec ses nombreux défauts,
mais qui contemple la très belle idée universelle de son propre créateur et
fait les choses telles qu’il conviendraient qu’elles soient ». Ce passage met
en évidence l’ambiguïté du terme imitation, qui peut être pour les uns une
reproduction mécanique des apparences et pour les autres une attitude de
fidélité à des principes d’ordre universel ; la duplication de résultats pour
les uns, la recherche d’une formule, d’une fonction qui commende de tels
résultats pour les autres. Vincenzo Danti, sculpteur au service de Cosme Ier
met en évidence le même type de distinction dans le processus créatif. Il
tente, lui aussi [1567], d’assimiler l’enseignement de la Poétique d’Aristote
Art comme fonction et d’adapter aux problèmes des arts plastiques la distinction fondamentale
entre la poésie (dont les œuvres relèvent des principes de perfections et
d’universalité) et l’histoire (qui se développe dans le champ de la contin-
gence et de l’imperfection). Transposé dans le domaine de la peinture et de
la sculpture cette distinction devient celle du ritrarre (copier fidèlement le
ritrarre / imitare réel tel qu’il est devant nos yeux) et d’imitare (corriger le réel pour le porter
à la perfection dont il est capable).
Un siècle avant que commençât l’âge de la critique en Italie cette doc-
trine humaniste qui, sur un fond néo-platonicien relit Aristote et son souci
de la nature concrète, était déjà clairement repérable dans les écrits de Léon
Alberti Battista Alberti. Le concept de l’idée présente en effet, chez Alberti, un ca-
ractère sensiblement nouveau. Pour un authentique néoplatonicien comme
Pétrarque, le pouvoir de rendre visible la beauté par le dessin et par la cou-
leur ne semblait explicable que par une vision céleste ; dans deux sonnets
du Canzoniere, qui peuvent être datés de 1336 et qui évoquent le portrait de
Laure, exécuté par Simone Martini à la demande du poète il déclare :
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AU COEUR DU MONDE
trios qui n’atteignit pas le comble de la célébrité, « parce qu’il fut plus sou-
cieux d’exprimer la ressemblance que la beauté ».Ressemblance et beauté :
voici donc, dés le texte fondateur d’Alberti, la tension, sinon la contradic-
tion placée au cœur même de la relation de l’artiste avec son modèle, dans artiste / modèle
cette double exigence, qui deviendra plus tard le tourment des théoriciens.
Léonard de Vinci dont on souligne souvent l’empirisme ne fonde
pas moins ses expériences sur une conception générale de la nature inté-
grant le double héritage traditionnel de la théorie des éléments et de celle
de l’analogie du microcosme humain et du macrocosme, les deux notions
étant d’ailleurs liées. « Les Anciens ont appelé l’homme microcosme, et
la formule est bien venue puisque l’homme est composé de terre, d’eau, Léonard de Vinci
d’air et de feu, et le corps de la terre est analogue »1. Ou encore: « Il y a
dans la nature une vaste circulation d’eau à partir de l’océan comparable
à la diffusion du sang à partir du cœur, etc. Jusque dans la croissance des
métaux, la nature se comporte comme un vivant gigantesque »2. Si pour
certains l’activité intellectuelle de Léonard est plus conforme à l’orienta-
tion aristotélicienne qui part de la saisie successive des objets particuliers
qu’à l’orientation platonicienne attachée à l’unité première, il n’en reste pas
moins que l’insistance sur la valeur des mathématiques, paradigme absolu
du savoir, et sur les infinite ragioni che non sono in esperienza oriente fon-
damentalement son empirisme vers l’approche traditionnelle du néo-plato- aristotélisme
nisme chrétien qui ne dénie pas aux objets concrets leur valeur de véhicule platonisme
des idées. Ainsi les mathématiques sont-elles bien à la racine du savoir léo-
nardien, qui s’organise d’ailleurs explicitement sur cette image de l’arbre,
image traditionnelle de la connaissance : « La mécanique est le paradis des
sciences mathématiques, car elle conduit au fruit mathématique »3 ; et dans
l’ordre de prééminence c’est bien aux mathématiques que Léonard donne le
rôle directeur : « la science est le capitaine et la pratique les soldats »4 .
Dans les années 1550-1560 émerge une notion qui va désormais
prendre une place centrale dans le discours artistique sur l’imitation idéale :
celle que la langue italienne exprime par le terme de disegno. En 1549 An-
ton Francesco Doni publie le Disegno où il fait du dessin-dessein un prin-
cipe métaphysique, une « spéculation divine ». Vasari, dans la deuxième
édition des Vies en 1568, a donné la formule courante de la thèse de Doni :
« Procédant de l’intellect, le dessin, père de nos trois arts – architecture,
sculpture et peinture – , élabore à partir d’éléments multiples un concept Disegno
global. Celui-ci est comme la forme ou idée de tous les objets de la nature, Vasari
toujours originale dans ses mesures ». Il précise dans sa préface que l’objet
de l’imitation de l’artiste est ce moteur premier qui a présidé à la création
de l’univers, qu’il doit déchiffrer à travers le réel concret, la nature naturée,
mais dont l’expression la plus authentique est à chercher au plus profond
de l’homme, deus in terra : « les arts doivent leur origine à la nature elle
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servile de la nature imposée par l’académisme n’a peut-être rien fait d’autre,
sur le fond, que de renouer avec cette conception traditionnelle du rapport
entre l’acte de création et la nature - l’artiste et son modèle - que la théorie Imitation moderne
classique défini au moyen de ce concept d’imitation, mais que le XIXe siè-
cle positiviste, par glissement sémantique, a transformé en simple retrans-
cription rationnelle et illusionniste du réel. Breton a justement relevé cette Breton
difficulté dans l’appréhension de la notion moderne de l’imitation :
« Une conception très étroite de l’imitation, donnée pour but à l’art,
est à l’origine du grave malentendu que nous voyons se perpétuer jusqu’a
nos jours.[…] L’erreur commise fut de penser que le modèle ne pouvait être
pris que dans le monde extérieur, ou même seulement qu’il y pouvait être
pris.[…] L’œuvre plastique, pour répondre à la nécessité de révision abso- Modèle intérieur
lue des valeurs réelles sur laquelle aujourd’hui tous les esprits s’accordent,
se référera donc à un modèle purement intérieur, ou ne sera pas. »1
Reverdy le disait déjà : « La création est un mouvement de l’intérieur
vers l’extérieur et non pas de l’extérieur sur la façade ». Et dans le même
sens un artiste abstrait ayant une pratique aussi radicale que Théo van Does- Théo van Doesburg
burg pouvait en même temps rejeter le terme d’imitation et proposer un
rapport de « reconstruction de l’objet naturel » dont le principe mathémati-
que s’apparente sur de nombreux point avec la tradition néo-platonicienne :
« L’artiste moderne n’ignore pas la nature, au contraire. Mais il ne l’imite
pas, il ne la représente pas, il la reconstruit. Il se sert de la nature, la réduit
à ses formes, à ses couleurs et à ses relations les plus élémentaires pour
obtenir une nouvelle image au moyen de la mise en œuvre et de la recons-
truction de l’objet naturel. Cette nouvelle image est alors l’œuvre d’art. »2.
De même retrouve-t-on dans de nombreux tableaux de Mondrian, et
dans bon nombre de ses écrits, les aspects importants de la pensée néo-pla-
tonicienne qu’il aborda par le mouvement théosophique et notamment par
les écrits de Schoenmaekers : Het nieuwe wereldbeeld (La nouvelle image
du monde) de 1915, et Beginselen der beeldende wiskunde (Principes des
mathématiques plastiques) de 1916. Michel Seuphor s’en fait le témoin
lorsqu’il nous dit :
« Mondrian peint donc le vide, le rien, et dans ce rien une couleur
franche aussi pure que le rien : affirmation de tout. L’être est […]
Rouge est rouge Mondrian
Bleu est bleu
Jaune est jaune
Et cela fait une trinité sainte en quoi est contenu tout l’univers et
l’identité descriptive de toute choses. »
Cette racine cosmologique des pratiques artistiques qui s’est expri-
mée par le biais des principes mathématiques et de leurs équivalents musi-
caux s’est également manifestée au travers des thèmes stellaires et de leurs
représentations figurées : les dieux de la mythologie.
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1. Il déclare en 1930 : « je pense qu’il y aurait tout intérêt à ce que nous poussions une
recoonaissance sérieuse du côté de ces sciences à divers égard aujourd’hui complètement
décriées que sont l’astrologie, entre toutes les anciennes, la métapsychique (spécialement
en ce qui conserne l’étude de la cryptesthésie) » Second manifeste du surréalisme, 1930
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« Qu’y a-t-il entre cette cavité sans profondeur tant la pente en est
douce à croire que c’est sur elle que s’est moulé le baiser, qu’y a-t-il entre
elle et cette savane déroulant imperturbablement au-dessus de nous ses
sphères de lucioles ? Qui sait, peut-être le reflet des ramures du cerf dans
l’eau troublée qu’il va boire parmi les tournoiements en nappes du pollen
et l’amant luge tout doucement vers l’extase. »
[FEMME A LA BLONDE AISSELLE COIFFANT SA CHEVELU-
RE A LA LUEUR DES ETOILES]
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efficace sur l’onyx, une sorte d’agate, dont la matière est très molle. Parmi
les autres minéraux, les marbres, dont les fumosités sont imprimées et mues
Marbres par les dispositions célestes avec le plus de force, peuvent aussi faire naître
des images dans leurs morceaux. Comme exemple, Albert le Grand donne
une tête barbue et couronnée qui se voyait sur une paroi du temple de Ve-
nise. Les pierres peuvent encore être engendrées par l’eau, ce qui leur donne
parfois des aspects insolites. Dans certaines régions des Pyrénées, elles
prennent des formes arborescentes. Une fontaine de la Gothie convertissait
en pierre tout ce qui y était plongé. L’empereur Frédéric en fit l’expérience
avec son gant. La fable de la gorgone ne signifie pas autre chose que la
gorgone puissance minérale et la disposition des humeurs par rapport à ses vertus.
Mais il s’agit, dans tous ces cas, non pas de figures imprimées, mais d’une
transmutation directe de la matière à l’intérieur de la même forme. Tous
les prodiges lapidaires sont tour à tour inclus dans un système complet et
cohérent [De Mineralibus et rebus metallicis]. N’est-ce pas à ce type de cor-
respondances que pensait Max Ernst lorsqu’en 1957 il peignait Le Grand
Albert en hommage à celui à qui l’on attribuait le Liber secretorum, révélant
les propriétés occultes des herbes et des minéraux ?
Les spéculations sur les rapports analogiques entre Astres, minéraux
et l’ensemble du vivant que l’influence des premiers laisserait apparaître sur
les seconds, ont continué de marquer la pensée érudite des XVIe et XVIIe
siècles. Un texte, parmi les plus fameux de Léonard de Vinci, témoigne de
l’intérêt des créateurs pour ce type de déchiffrement :
« Si tu regardes des murs souillés de taches ou faits de pierres de
toute espèce, pour imaginer quelque scène, tu peux y voir l’analogie de
paysages au décor de montagnes, de rivières, de rochers, d’arbres, de plai-
Mur de Léonard nes, de larges vallées et de collines disposées de façon variée. Tu pourra
y voir aussi des batailles et des figures au mouvement rapide, d’étranges
visages et des costumes, et une infinité de choses que tu pourras ramener à
une forme nette et complète. »
L’extraordinaire engouement suscité par ces pierres imagées que
l’on retrouvait dans la plupart des Kunstkammer, ces pierres où l’on faisait
vivre des figures, par l’imagination ou par l’intervention du peintre chargé
Kunstkammer de compléter l’image, résulte d’une même spéculation sur l’art de la Na-
pierres imagées ture et la Nature de l’Art. L’intérêt pour la glyptique s’est développé avec
l’humanisme naissant et le goût de l’art antique. C’est pourquoi ce métier
se répandit d’abord en Italie. Milan en devint, dans le courant du XVIe siè-
cle, le principal centre. C’est là qu’étaient exécutées des œuvres envoyées
dans l’Europe toute entière, et c’est de là que venaient aussi la majorité des
lapidaires travaillant dans les cours des souverains européens et particuliè-
rement à Prague qui, sous le règne de Rodolphe II (1576-1612) fut l’un des
glyptique
plus grands centres culturels de cette époque.
L’intérêt que manifesta Rodolphe II dès le début de son règne pour
les pierres précieuses et pour la glyptique est notoire. Rien ne saurait mieux
l’illustrer que l’extrait souvent cité du livre du médecin de cour et naturalis-
Rodolphe II
te Anselm Boetius de Boot Gemmarum et lapidum historia, 1609 : « L’em-
pereur n’y est pas tant attaché (aux pierres précieuses et semi-précieuses)
pour accroître avec leur aide sa propre noblesse et sa majesté, mais pour
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POÏETICA
tel avait été son dessein : d’abord afin que dans son tout le monde fût un
vivant le plus complet possible, étant fait de parties au complet, et, outre
cela, afin qu’il fut unique, du fait qu’il ne restât pas de quoi un autre pût
naître. »1
Le poème de Don Gregorio Comanini qui accompagnait le tableau en
déploie toute la symbolique cosmologique :
« Je suis multiple,
Et pourtant je ne suis qu’un,
Produit de plusieurs choses.
Et mon visage varié reflète
Les apparences.
Mais reprends ton sérieux,
art nouveau Concentre-toi
Et écoute avec attention
Que je puisse te confier
Le secret de l’art nouveau.
Le Monde autrefois était tout confondu :
Le ciel et le feu,
Le feu, le ciel et l’air
Etaient mêlés ainsi que l’onde,
L’air, la terre
Et le feu et le ciel.
Et sans ordre le tout
Etait informe et laid.
Mais Jupiter de sa droite
Etendit ensuite la terre,
Sur l’onde et l’air,
Sur l’eau et la terre,
Et au dessus de l’air, le feu,
Liés les uns aux autres,[…]
Il fit du ciel le trône
Le plus noble de ces éléments,
Ce ciel qui les domine
Et les accueille tous en son sein.
Ainsi, tel un animal
Vif, altier, parfait,
De cette confuse et
Vaste masse ondoyante,
Comme d’une matrice
Pleine et féconde à la fois,
Naquit enfin le Monde
Dont le visage, le regard
Est l’Olympe étoilé,
L’air est le buste et la terre les entrailles,
Dont les pieds sont les abîmes,
1. Platon, Timée
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AU COEUR DU MONDE
« Totus in toto et totus in qualib [et] parte » (Tout est dans tout et
tout dans chaque partie) est l’exergue néoplatonicien ornant cette médaille l’Arétin
à l’effigie de l’Arétin qui, à son revers, présente le profil d’un satyre, le cou,
les cheveux et le visage composé de phallus, tous en érection. Et en effet
dynamisme naturaliste
l’Arétin, dont il n’est pas besoin de préciser l’importance majeure dans la
vie intellectuelle et artistique de son temps, participe pleinement de ce dy-
namisme naturaliste : « la nature commande à l’art et l’art est au service
de la nature » : « Le rôle de la première est d’exprimer la pure réalité, celui
du second de forger un langage orné ». Voilà pourquoi il faudra toujours
que le poète préfère « le goût des fruits de celle-là au parfum des fleurs
de celui-ci ». Dans une lettre à Lodovico Dolce de juin 1537, il expose sa
propre poétique, opposant au pétrarquisme en vigueur sa conception de
l’imitation : « Suivez les voies, note-t-il d’emblée, que la Nature trace à
votre étude, si vous voulez que vos écrits surprennent le papier où ils sont
couchés. Moquez-vous des voleurs de petits mots faméliques parce que la
différence est grande entre les imitateurs et les voleurs que je condamne
toujours ». Cet ami du Titien et de cet autre toscan, Jacopo Sansovino
qui, comme lui, avait trouvé une nouvelle patrie à Venise, se voulait en
effet le « secrétaire » de la Nature. Il concluait sa lettre à Dolce par ces
mots : « Pour moi, je m’imite moi-même, car la Nature est une compagne
gaillarde, à se déculotter devant elle, et l’Art est un morpion qui a besoin de
s’y accrocher ». On n’est dès lors que médiocrement surpris de savoir que
l’un des premiers à traduire et à éditer l’Arétin en France ne fut autre que
Guillaume Apollinaire.
Pour lui aussi la Nature dans son principe de force organisatrice vi- Apollinaire
tale est la source essentielle de toute poésie, « une source pure à laquelle
on peut boire sans crainte de s’empoisonner ». L’artiste doit donc étudier
la nature, l’imiter mais « sans le culte des apparences ». Qu’on se rappelle
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POÏETICA
64
AU COEUR DU MONDE
Vasari voyait dans le tableau Vénus en symbole du printemps, parée par les
trois Grâces, le tableau se déployant selon le calendrier romain de droite
à gauche : Zéphyr, dieu du vent des débuts du printemps, s’empare de la
nymphe Chloris, qui se métamorphose en Flore. Vénus, avec Cupidon nous
accueille dans son berceau de verdure avec un geste de salutation rhétorique Pan
spécifique, tandis que les Grâces danses sur le côté. Mercure, le dieu de mai,
la fin du printemps, dissipe les derniers nuages en se tournant vers l’été.
L’Education de Pan de Luca Signorelli, peint selon Vasari pour Lorenzo de’
Medici, au printemps de 1492, relève de la même lecture. Pan était le dieu
d’Arcadie, divinité des champs et des forêts, des bergers, des troupeaux et
des animaux, mais aussi du cycle des saisons. Venise
On a justement souligné la répugnance des Vénitiens pour les pro-
grammes livresques et les canevas trop précis. Pourtant, même à Venise,
s’affirment les tendances érudites et démonstratives de l’art. Lorsque Tinto-
ret, en 1577, peint Mercure et les Trois Grâces, l’une des Grâces tient une
rose, la seconde une tige de myrte, la troisième s’appuie sur un dé car le
myrte et la rose, tous deux chers à Vénus, sont les emblèmes d’un perpétuel
amour. Le dé marque la réciprocité des bienfaits, enfin, si les trois déesses
ont Mercure pour compagnon, c’est que les Grâces ne doivent s’accorder
qu’avec mesure, et selon la raison. Telle est l’explication fournie par un
commentateur contemporain, [V. F. Sansovino, Venetia descritta, 1663],
elle coïncide, presque mot pour mot, avec celle d’un autre mythographe
fameux, Cartari1, qui décrit et reproduit une image identique. Cependant
le génie proprement vénitien s’est exprimé avant tout au travers d’une re-
cherche de l’émotion conçu comme véritable instrument d’expression de
la nature, du vivant, émotion qu’aucun procédé formel ne suscitait mieux
que la matière picturale, la touche et la couleur. Lorsque Lodovico Dolce
publia son Dialogo della Pittura (intitulé aussi L’Aretino) en 1557, son but Dolce
manifeste était d’exprimer un point de vue spécifiquement vénitien et d’ap-
porter la contradiction à Vasari, dont Les Vies, parues pour la première fois
en 1550, accordaient selon lui trop d’importance à l’art florentin. Dolce,
à travers l’Arétin qui lui sert de porte-parole, concentre ses critiques sur Colorito
Michel-Ange – en négligeant Raphaël – pour affirmer ensuite que Titien
est supérieur à ces deux représentant de l’art de l’Italie centrale. Pour lui la
grandeur de Titien ne tient pas seulement à sa « majesté héroïque », mais
aussi à « son coloris (colorito) d’une extrême délicatesse dont le ton est si
proche de la réalité qu’on peut dire qu’il va de pair avec la nature ». Plus
loin, l’auteur s’étend longuement sur le colorito de Titien qui, dans son
procédé même, lui paraît plus fidèle à la nature que le trait incisif de Michel-
Ange, qui évoque davantage la sculpture. Il précise enfin que, lorsqu’il parle
du colorito, il ne pense pas simplement au choix des pigments, mais aussi
à la maîtrise des effets chromatiques que permet le médium : « En vérité, le
colorito a une telle importance et une telle force de conviction que, lorsque
le peintre imite bien les teintes et la douceur de la chair et les propriétés de
quelque objet que ce soit, ses peintures paraissent si vivantes qu’il ne leur
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POÏETICA
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AU COEUR DU MONDE
Aristote, pour qui l’individu seul est réel, et perçu par la sensation,
est essentiellement le philosophe du concret, remarquable observateur de la
nature. Pour lui la forme, l’idée (eidos) fait partie intégrante de l’individu
qui est un composé de matière et de forme, cette forme est inséparable de la
matière et n’existe pas à l’état isolé, il n’y a donc pas un monde des formes scolastique
situé dans quelque ciel intelligible. Thomisme
La scolastique du XIIIe siècle fait redécouvrir à l’occident la pensée réalisme
aristotélicienne, et de fait, au terme de la discussion Thomiste, la nature
perd ses propriétés parlantes et surréelles. Elle n’a plus rien d’une forêt de
symbole, le cosmos du haut Moyen Age a laissé la place à un univers na-
turel. Breton ne s’y trompe pas qui, dans son procès du réalisme déclare :
« l’attitude réaliste, inspirée du positivisme, de saint Thomas à Anatole
France, m’a bien l’air hostile à tout essor intellectuel et moral ». L’onto-
logie Thomiste est une ontologie existentielle pour laquelle ce qui compte
avant tout c’est la manifestation concrète d’existence ;cette attention prêtée
aux aspects concrets des choses va de pair avec des recherches poussées,
de type physico-physiologique, portant sur la psychologie de la vision qui
ébauchent déjà les bases d’une phénoménologie de la perception. Dans le
De perspectiva, de Vitellion, 1270, la relation sujet-objet fourni l’occasion
d’une analyse approfondie, qui abouti à dégager une fort intéressante con-
ception interactive de la connaissance. Vitellion différencie deux types de
visions : d’une part une compréhension des formes visibles qui se produit
par le seul moyen de l’intuition, et d’autre part une compréhension qui se
produit par l’effet de l’intuition précédée par la connaissance. A la pure in-
tuition des aspects visibles, s’associe un actum ratiocinationis diversas for-
mas visas ad invicem comparantem (une opération du raisonnement visant perception de la réalité
à comparer entre elles les diverses formes perçues). A la pure sensation de
nature viennent s’adjoindre mémoire, imagination et raison.
Lorsqu’il se penche sur les phénomènes de perception de la réalité
Saint Thomas relie lui aussi les sensations à un mécanisme cognitif. La
visio est une apprehensio, une cognition, une connaissance parce qu’elle
se rapporte à la cause formelle : ce n’est pas la simple vue d’aspects sensi-
bles, mais la perception de plusieurs aspects organisées selon la disposition
immanente d’une forme substentielle, compréhension intellectuelle et con-
ceptuelle, par conséquent. Aussi par exemple, pour Saint Thomas, ce qui
confère spécificité au beau est sa mise en rapport avec un regard connaissant regard connaissant
par laquelle la chose apparaît belle. Et si pour lui « La beauté requiert trois
propriétés. En premier lieu l’intégrité c’est-à-dire l’achèvement ; les cho-
ses qui ne sont pas complètes sont, de ce fait, laides. Est requise aussi une
proportion convenable ou une harmonie des parties entre elles. Enfin, une
clarté éclatante : en effet, les choses qu’on dit être belles ont une couleur
qui resplendit »1, toutefois la ratio particulière au beau est à rechercher
dans ce renvoi à la vis cognoscitiva, à l’activité cognitive. De même, dans
le commentaire du De anima, parle-t-il d’une proportion psychologique en
tant que convenance de la chose aux capacités de fruition du sujet. La vision
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POÏETICA
68
AU COEUR DU MONDE
Optique
vité des dimensions telle qu’elles se révèle à notre œil renforcé par les ver-
res optiques pose la question de la vérité, de la fiabilité de la vue, son statut
comme source de connaissance. Admettre que l’œil puisse tromper, que la
vue elle-même ne soit qu’un dispositif commode, était alors la condition
paradoxale de la priorité obstinément donné à la vision et à la chose vue.
Ainsi Kepler déclarait-il que pour comprendre la façon dont nous voyons
le Soleil, la Lune ou le monde, il nous faut comprendre l’instrument avec
lequel nous les voyons, instrument auquel la distorsion et l’erreur sont inhé-
rentes. Kepler se proposait alors de rendre compte de cet effet de distorsion
et de le mesurer.
La Micrographia de Robert Hooke, publiée en 1664, illustre plei-
nement cette nouvelle confiance en un œil corrigé, un « œil fidèle ». Son
ouvrage prétendait contribuer à ce qu’il qualifiait de « réforme de la philo- Hooke
sophie ». L’œil assisté par la lentille était un moyen qui offrait à l’homme
la possibilité de se détourner du monde trompeur du cerveau et de l’imagi-
nation pour aller vers le monde des choses concrètes. Et l’enregistrement
des observations visuelles, qui était le sujet de son livre, devait être le
fondement d’une connaissance nouvelle et vraie. Hooke a dit lui-même
que ses études seraient en mesures de « montrer qu’il est moins besoin de
puissance d’imagination, de précision de méthode, de profondeur de Ré-
flexion (encore que l’adjonction de celle-ci, lorsqu’on peut en disposer, ne
manque pas de parfaire le résultat obtenu) que d’une Main loyale et d’un
Œil fidèle pour examiner et recenser les choses elles-même, telles qu’elles
se présentent à nous ».
Poussé à son paroxysme ce paradigme épistémologique d’une percep-
tion transparente, d’une vision théoriquement neutre des objets a pu amener
à penser le monde réel comme n’ayant son existence que dans un esprit qui
le percevait.
Au XVIIe siècle, le terme de phénomène désigne les faits empiri-
ques, ce sens est manifeste chez Descartes et Leibnitz, mais, chez ces deux
auteurs, le phénomène ne correspond pas à des réalités empiriques prises en
dehors de la pensée qui les situe, en éprouve l’expérience et les reconnaît
comme présentes pour l’esprit humain qui les pense. La participation de
l’entendement et, qui plus est, de l’esprit humain tout entier est reconnue
comme partie prenante dans l’élaboration du phénomène. La primauté ac- Descartes
cordée par Descartes, au sujet pensant sur tout objet pensé est un des fon-
dement de sa philosophie. Les critères de vérité invoqués dans les Règles
pour la direction de l’esprit sont relatifs non au réel, mais au seul sujet. La
simplicité, signe du vrai, n’est jamais pour Descartes celle d’un élément
objectif : elle est non dans la chose, mais dans l’acte de l’esprit qui la saisit.
Les termes de « perception » et « apercevoir revêtent la signification d’actes
qui se déroulent au niveau de la pensée. Descartes emploie volontiers les
mots de rêveries, de « fable » de son monde, et semble n’être pas assuré
de la correspondance de ses constructions et du réel. C’est qu’en effet le
point de départ de sa métaphysique est le doute. Et si, dans le Discours
de la méthode, le doute garde un caractère scientifiquement sélectif, dans cogito ergo sum
les Méditations métaphysique il met en jeu l’existence même du monde.
Le doute a pour conséquence immédiate la découverte de la première des
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POÏETICA
vérités : celle du moi pensant. C’est le fameux : « je pense donc je suis »
du Discours de la méthode, le « cogito ergo sum » de la première partie des
Principes de la philosophie. Dans la Méditation seconde, Descartes écrit
de même : « Mais je me suis persuadé qu’il n’y avait aucun ciel, aucune
terre, aucun esprit ni aucun corps. Ne me suis-je donc pas aussi persuadé
que je n’était point ? Non certes, j’était sans doute si je me suis persuadé,
ou seulement si j’ai pensé quelque chose ». Et il tient ainsi « pour constant
que cette proposition : je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les
fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit ». A la fin de la
Méditation seconde, la célèbre analyse dite du morceau de cire établit que la
perception des corps se réduit à une « inspection de l’esprit », et que l’appa-
rente présence des choses est, en fait, le fruit de nos jugements.
En permettant d’affirmer le primat de la pensée sur tout objet connu,
le cogito a ouvert la voie à l’idéalisme, au kantisme, à la phénoménologie.
On n’a donc pas manqué de retrouver dans l’art moderne des références
explicites à cette pensée. C’est le cas chez Marcel Duchamp qui déclarait,
en 1959, à G. H. Hamilton : « It’s true that I really was very much of a Car-
tesian défroqué – because I was very pleased by the so-called pleasure of
using Cartesianism as a form of thinking, logic and very close mathemati-
cal thinking » (Entretiens sur la BBC, Londres, 14-22 septembre 1959).
Tous les grands métaphysiciens du XVIIe siècle ont construit leurs
Berkeley systèmes en réfléchissant sur celui de Descartes, véritable source de la phi-
losophie moderne.
Ainsi en est-il chez Berkeley qui, dans sa volonté de lutter contre la li-
Immatérialisme
bre pensée matérialiste que les progrès scientifiques et leur remise en cause
des dogmes théologiques ne manquaient pas d’encourager, élabore cette
théorie radicale de l’immatérialisme qui constitue le sujet de ses Principes
de la connaissance humaine (Dublin, 1710), et de ses Trois dialogues entre
Hylas et Philonous (Londres, 1713) :
« À parler franc, je suis d’avis que les choses réelles sont les choses
mêmes que je vois et que je touche, celle que je perçoit par mes sens.[…]
les choses perçues par les sens sont immédiatement perçues ; les choses
immédiatement perçues sont les idées ; et les idées ne peuvent pas exister
en dehors de l’esprit ; leur existence consiste donc à être perçues ; quand
donc elles sont effectivement perçues, il ne peut y avoir de doute sur leur
existence.[…] Quand je refuse aux choses sensibles une existence hors de
l’esprit, je n’entends pas parler de mon seul esprit en particulier, mais de
tous les esprits. Or il est clair que les choses ont une existence extérieure
à mon esprit, puisque l’expérience me fait reconnaître qu’elles en sont
indépendantes. Il y a donc quelque autre esprit où elles existent dans les
intervalles qui séparent les moments où je les perçois, c’est ainsi qu’elles
étaient avant ma naissance et qu’elles seront encore après ma supposée
idées-perceptions annihilation. […] esprit omniprésent et éternel que nous appelons les lois
de la nature »
Berkeley précise plus loin que ce facteur d’unification des idées-per-
ceptions est à rechercher dans le langage, l’erreur de perception est plus une
erreur dans l’interprétation qu’une erreur des sens. Bien qu’il existe une
multiplicité des perceptions, l’identité des choses se réalise au moyen du
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AU COEUR DU MONDE
71
POÏETICA
à un essai de révolution de ce genre que nous convie Kant pour ce qui con-
cerne la métaphysique. Plutôt que de croire que toute connaissance, pour
être vrai, doit se régler sur ses objets, l’hypothèse de Copernic proposait
raison d’admettre l’inverse en supposant que ce sont les objets qui se règlent sur
notre connaissance. On concevra désormais l’objectivité de la connaissance
comme résultant des conditions que lui imposent les exigences du sujet qui
connaît. En se révélant ainsi une puissance législatrice, la raison soumet
les phénomènes aux règles que l’entendement leur impose. Le phénomène,
ce qui apparaît (erscheint) dans le temps ou dans l’espace et est un objet
d’expérience ne saurait être fondé sans l’entendement, seul capable, en se
réglant sur l’unité des catégories, de penser à titre d’objets les choses qui
apparaissent à nos sens. Par son caractère à la fois scientifique et normatif la
critique kantienne se présente donc comme une nouvelle « logique », quali-
fiée de transcendantale car, loin de s’attacher à la seule forme de la pensée
vidée de tout contenu pour en étudier les opérations et les règles comme le
jugement de goût faisait la logique générale, son propos est de découvrir les principes a priori
qui fondent l’objectivité de la connaissance.
Dans le domaine de l’esthétique cette approche est à l’origine de
l’appréhension formaliste de l’œuvre d’art. Le caractère désintéressé est
la qualité essentielle de tout jugement de goût pur, par opposition au juge-
ment pragmatique, qui, lorsqu’il est empirique, exprime un intérêt. Seules
sensibilité les propriétés formelles de l’objet sont concernées par le jugement de goût
kantien. Jusqu’alors l’esthétique était marquée par un certain platonisme,
une œuvre valait avant tout par l’éventuelle noblesse de son sujet et la « vé-
rité » qui devait y régner. Kant, en assurant l’autonomie de la sensibilité par
rapport aux deux versants, théoriques et pratiques, de l’intelligible, élabora
les principes d’une esthétique au sein de laquelle, pour la première fois sans
doute dans l’histoire de la pensée, la beauté acquiert une existence propre et
cesse d’être le simple reflet d’une essence qui, hors d’elle, lui fournirait une
signification authentique. Il n’est pas sans intérêt de noter que cette nouvelle
valeur de l’art s’accomplit au détriment de l’artiste dont la non-resposabilité
Génie
est affirmée. Sa mission ne saurait être de « bien » présenter une « bonne »
idée, mais de crée inconsciemment une œuvre inédite, douée d’emblée de
signification pour tout homme : « Le créateur d’un produit qu’il doit à son
génie ne sait pas lui-même comment se trouvent en lui les idées qui s’y rap-
portent ».
Cette conception romantique du génie artistique, qu’on se souvienne
combien elle a pu être pesante pour les artistes modernes à l’exemple de
Marcel Duchamp, qui loin de tout formalisme, revendiquait pour son art
une influence extra picturale et y compris littéraire : « C’est Roussel qui,
Duchamp/littérature
fondamentalement, fut responsable de mon Verre, La mariée mise à nu par
ses célibataires, même. Ce furent ses “ Impressions d’Afrique ” qui m’indi-
quèrent dans ses grandes lignes la démarche à adopter. Cette pièce que je
vis en compagnie d’Apollinaire m’aida énormément dans l’un des aspects
de mon expression. Je vis immédiatement que je pouvais subir l’influence
de Roussel. Je pensait qu’en tant que peintre, il valait mieux que je sois
influencé par un écrivain plutôt que par un autre peintre. Et Roussel me
montra le chemin.
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AU COEUR DU MONDE
73
POÏETICA
définition du seul art valable à ses yeux, l’art symboliste : « Or, de toutes les
Symbolisme théories d’Art qui furent, en ces pénultièmes jours, vagies, une seule appa-
raît nouvelle, et nouvelle d’une nouveauté invue et inouïe, le symbolisme,
qui, lavé des outrageantes signifiances que lui donnèrent d’infirmes court-
voyants, se traduit littéralement par le mot Liberté et, pour les violents, par
le mot Anarchie. […]
Si l’on veut savoir en quoi le Symbolisme est une théorie de la liberté,
comment ce mot, qui semble strict et précis, implique, au contraire, une ab-
solue licence d’idées et de formes, j’invoquerai de précédentes définitions
de l’Idéalisme, dont le Symbolisme n’est après tout qu’un succédané.
L’Idéalisme signifie libre et personnel développement de l’individu
intellectuel dans la série intellectuelle ; le Symbolisme pourra (et même
devra) être considéré par nous comme le libre et personnel développement
de l’individu esthétique dans la série esthétique, - et les symboles qu’il
René imaginera ou qu’il expliquera seront imaginés ou expliquées selon la con-
ception spéciale du monde morphologiquement possible à chaque cerveau
symbolisateur »1.
Déjà Chateaubriand, avec la figure de René – dont les Mémoires
d’Outre-tombe sont la géniale amplification – assignait à la littérature le rôle
d’antithèse idéale de la « mondanité » bourgeoise. « Chrétien sans Eglise »,
des Esseintes René devenait le grand prêtre d’une gnose platonicienne qui ouvrait au sa-
cerdoce laïc de l’écrivain romantique. La voie ouverte par René, et qui en
cours de route a pu se nourrir du côté de Kant et de Swedenborg, de Hegel
et de Schopenhauer, a débouché naturellement sur le des Esseintes de Huys-
mans. A Rebours, publié en 1884, s’est imposé comme le premier – et l’un
des plus influents – de ces « manifestes » dont le XXe siècle fut si prodigue.
hallucination Des Esseintes est devenu le modèle d’un art de vivre, et le porte-drapeau de
la rhétorique « décadentiste » ou symboliste.
« Le tout est de savoir concentrer son esprit sur un seul point, de
savoir s’abstraire suffisamment pour amener l’hallucination et pouvoir
substituer le rêve de la réalité à la réalité même.
éloge de l’artifice Au reste, l’artifice paraissait à des Esseintes la marque distinctive du
génie de l’homme.
Baudelaire Comme il le disait, la nature a fait son temps »2
Cet éloge de l’artifice est une variation sur « l’éloge du maquillage »,
chapitre XI de l’étude de Baudelaire sur Constantin Guys, dans les Cu-
riosités esthétiques : « La mode doit […] être considérée comme […] une
déformation sublime de la nature, ou plutôt comme un essai permanent et
Oscar Wilde successif de réformation de la nature » ; cet éloge va de pair avec celui de
l’ingéniosité humaine : « Tout ce qui est beau et noble est le résultat de la
raison et du calcul ». Il n’est pas sans rapport avec le paradoxe qu’Oscar
Wilde décrit en 1890 dans La Décadence du mensonge : « La vie imite l’art
bien plus que l’art n’imite la vie.[…] À qui donc, sinon aux impressionnis-
tes, devons-nous ces admirables brouillard fauves qui se glissent dans nos
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AU COEUR DU MONDE
1. Paralipomena, 1604
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POÏETICA
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AU COEUR DU MONDE
que nous sommes en lui, la source de toute réalité réside au fond de nous
même », Octave Mirbeau, défenseur de l’impressionnisme, l’exprimait à sa
façon : « La beauté d’un objet ne réside pas dans l’objet, elle est tout entière
dans l’impression que l’objet fait en nous, par conséquent elle est en nous »1. Surréalisme
Et sur ce problème, qui est des rapports de l’esprit humain avec le monde Imagination/réalité
sensoriel, le surréalisme rejoint également la vision de Schopenhauer en ce
sens qu’il estime comme lui que nous devons « chercher à comprendre la
nature d’après nous-même et non pas nous-même d’après la nature » ; pour
cela, le grand moyen dont il dispose est l’intuition poétique, « l’imagination
qui fait à elle seule les choses réelles »2. En posture d’embrasser toutes les
structures du monde, manifeste ou non, elle seule nous pourvoit du fil qui
remet sur le chemin de la Gnose, en tant que connaissance de la Réalité su-
prasensible, « invisiblement visible dans un éternel mystère ».
Paul Eluard /Picasso
C’est aussi à ce type de rapport poétique du sujet à l’objet que se ré-
fère Paul Eluard au sujet de Picasso : « Après s’être soumis le monde, il a eu
le courage de le retourner contre lui-même, sur qu’il était, non de vaincre,
mais de se trouver à sa taille. […] Il a, au mépris des notions admises du
réel objectif, rétabli le contact entre l’objet et celui qui le voit et qui, par
conséquent, le pense, il nous a redonné, de la façon la plus audacieuse,
la plus sublime, les preuves inséparables de l’existence de l’homme et du
monde. […]
Picasso, passant par-dessus tous les sentiments de sympathie et d’an-
tipathie, qui ne se différencient qu’a peine, qui ne sont pas des facteurs
de mouvements, de progrès, a systématiquement tenté – et il a réussi – de
dénouer les mille complications des rapports entre la nature et l’homme, il
s’est attaqué à cette réalité que l’on proclame intangible, quand elle n’est
qu’arbitraire, il ne l’a pas vaincu, car elle s’est emparée de lui comme il
s’est emparée d’elle. Une présence commune, indissoluble »
La conversion de l’extériorité en intériorité qu’opère Matisse sur un Matisse
mode non plus analytique mais avant tout émotionnel semble être du même émotion
ordre. Elle exige désormais que s’insère entre sensation et représentation
ce terme nouveau, qu’il appelle « émotion ». L’émotion est l’instant où la
chose cesse d’être extérieure au peintre, où le dehors est vécu du dedans,
l’instant où a lieu l’identification du sujet et de l’objet. « Mon travail, dit Félix Fénéon
Matisse au père Couturier en 1949, consiste à m’imbiber des choses. Et sensation /transfusion
après, ça ressort. ». On retrouve ici se que Félix Fénéon pouvait dire des
néo-impressionnistes : « Ils imposent, ces quatre ou cinq artistes, la sen-
sation même de la vie : c’est que la réalité objective leur est simple thème
à la création d’une réalité supérieure et sublimée où leur personnalité se Nietzsche
transfuse »3.
L’influence de Schopenhauer sur la littérature et sur les arts s’est éga- Apollon/Dionysos
lement diffusée par l’entremise de Nietzsche, qui se reconnaissait comme monde des apparences
son disciple. Nietzsche déployait l’activité créatrice de son surhomme selon
77
POÏETICA
une double modalité. Le principe apollinien, qui est celui des apparences
style – « Le monde des apparences est le seul réel : le “ monde vérité ” est seu-
lement ajouté par le mensonge […]. Il faut rester bravement à la surface,
croire à tout l’Olympe de l’apparence » - et le principe dionysiaque, lieu
de l’unité au-delà de toute représentation, sujet ou objet. Mais avant tout
« Une chose est nécessaire – “ Donner du style ” à son caractère – voilà
un art grand et rare ! […] Ce seront les natures fortes, avides de dominer
qui, dans une telle contrainte, une telle subordination et une telle perfec-
tion, savoureront, sous leur propre loi, leur joie la plus subtile ; la passion
de leur violent vouloir s’allège à la contemplation de toute nature stylisée,
de toute nature vaincue et rendu serviable ». C’est à cet homme qu’il in-
combe de mettre en œuvre, de réaliser l’existence du monde : « Nous autre
méditatifs-sensibles, sommes en réalité ceux qui produisons sans cesse
quelque chose qui n’existe pas encore : la totalité du monde, éternellement
Résonance en croissance… »1. Et pour ce qui est du nihilisme de Nietzsche lisons :
Oui « Admettons que nous disions oui à un seul et unique moment, nous aurons
ainsi dit oui, non seulement à nous-même, mais à toute existence. Car rien
n’est isolé, ni en nous-même, ni dans les choses. Et si, même une seule fois,
le bonheur a fait vibrer et résonner notre âme, toutes les éternités étaient
nécessaires pour créer les condition de ce seul événement et toute l’éternité
l’âme au corps a été approuvée, rachetée, justifiée, affirmée dans cet instant unique où
nous avons dit oui » 2.
L’ensemble de ces considérations sur les rapports sujet / objet des-
sine la longue tradition d’une pensée qui se veut présente au corps, verbe
incarné, pensée incorporée, c’est « l’âme au corps » de Diderot pour qui :
« la Philosophie n’est que l’opinion des passions. C’est la vieillesse d’un
moment ». C’est encore ce que Nietzsche exprime dans Ecce Homo : « le
rythme des échanges physiologiques est en rapport direct avec l’agilité ou
Existentialisme l’engourdissement des organes de l’esprit ; “ l’esprit ” lui-même n’est, au
sursaut des apparences fond, qu’une des formes de ces échanges ».
Dans ce droit fil, Sartre et Merleau-Ponty, héritiers de la phénoméno-
logie de Husserl, délaissent l’idéalisme au profit de ce qu’on pourrait appe-
ambiguïtés perceptives ler un sursaut des apparences. Sartre écrit : « Les choses sont toutes entières
ce qu’elles paraissent – et derrières elles […] il n’y a rien ».
univers primitif La psychologie et la phénoménologie désignent par ambiguïtés per-
ceptives cette possibilité que nous avons de nous placer en-deça des con-
ventions du savoir, pour saisir le monde dans sa fraîcheur, avant toutes les
champ perceptif stabilisations de l’accoutumance et de l’habitude. Cet univers primitif est
un univers sans objets et les perceptions ne suffisent nullement à assurer
Sartre la substantialité aux tableaux mouvants au sein desquels elles parviennent
bien à reconnaître certaines répétitions, mais sans rien pouvoir en inférer
lorsque les éléments considérés sortent du champ perceptif. Sartre montre
que l’existant ne peut se réduire à une série finie de manifestations du fait
que chacune d’elles est en rapport avec un sujet qui ne cesse de se modifier.
78
AU COEUR DU MONDE
Pour définir l’objet, il faut le replacer dans la série complète dont il fait
partie. On substitue ainsi au dualisme traditionnel de l’être et du paraître,
une polarité de l’infini et du fini qui situe l’infini au cœur même du fini. Ce
monde d’ « ouverture » est à la base de tout acte de perception et caractérise
tout moment de notre existence cognitive. Chaque phénomène est dès lors
« habité » par un certain pouvoir, « le pouvoir de se dérouler en une série Merleau-Ponty
d’apparitions réelles ou possibles »1.
Merleau-Ponty va plus loin encore dans ce sens : « Comment aucune
chose peut-elle jamais se présenter à nous pour de bon, puisque la syn-
thèse n’en est jamais achevée ? […] Comment puis-je avoir l’expérience Ubiquité de la
du monde comme d’un individu existant en actes, puisqu’aucune des vues conscience
perspectives que j’en prends ne l’épuise [et] que les horizons sont toujours
ouverts ? […] La croyance à la chose et au monde, ne peut signifier que champ de présence
la présomption d’une synthèse achevée et, cependant, cet achèvement est
rendu impossible par la nature même des perspectives à relier… La contra-
diction que nous trouvons entre la réalité du monde et son inachèvement,
c’est la contradiction entre l’ubiquité de la conscience et son engagement
dans un champ de présence […] Cette ambiguïté n’est pas une imperfection
de la conscience ou de l’existence, elle en est la définition […] La cons-
cience qui passe pour le lieu de la clarté est, au contraire, le lieu même
de l’équivoque »2. Merleau-Ponty place à l’origine de la perception une
« vision indéterminée » qu’il appelle le fond, puis vient l’acte d’attention :
« Faire attention, c’est réaliser une articulation nouvelle [des données
préexistantes] en les prenant pour figures ». Percevoir un objet, c’est litté-
ralement « venir l’habiter et de là saisir toutes choses selon la face qu’elles
tournent vers lui »
Rejetant la pensée scientifique opératoire qui manipule les objets sans
peinture
les habiter, il invite à se re-situer dans un « il y a » préalable, sur le sol du
Choses/corps
monde sensible, dans l’historicité primordiale du corps élargi. Or l’art et
notamment la peinture puisent à cette nappe de sens brut dont l’activisme
ne veut rien savoir. L’interrogation de la peinture vise cette genèse secrète
et fiévreuses des choses dans notre corps. Max Ernst (et le surréalisme) dit
avec raison : « De même que le rôle du poète depuis la célèbre lettre du
voyant consiste à écrire sous la dictée de ce qui se pense, ce qui s’articule
en lui, le rôle du peintre est de cerner et de projeter ce qui se voit en lui ». venue à soi du visible
Ainsi la vision du peintre n’est plus regard sur un dehors, le monde n’est
plus devant lui par représentation, mais c’est plutôt le peintre qui naît dans
les choses comme par concentration et venue à soi du visible. On est ici
assez proche, bien qu’exempte de toute transcendance verticale, de la con-
templation du sujet plotinien : « tout à son objet, il est un avec lui comme Lacan
s’il avait fait coïncider son propre centre avec le centre universel »3. Dans vision géométrale
son Séminaire Lacan distinguait une vision géométrale dont le dispositif /visuel pur
perspectif représentait le réel en tant que document plat, d’un visuel pur:
79
POÏETICA
« Ce qui me détermine foncièrement dans le visible, c’est le regard qui est
au-dehors. C’est par le regard que j’entre dans la lumière, et c’est du re-
gard que j’en reçoit l’effet. D’où il ressort que le regard est l’instrument par
ou la lumière s’incarne, et par où – si vous me permettez de me servir d’un
mot comme je le fais souvent, en le décomposant – je suis photo-graphié ».
Georges Didi-Huberman développe une distinction semblable en soulignant
son aspect historique traditionnel : « L’histoire de l’art, phénomène “ mo-
derne ” par excellence – puisque née au XVIe siècle – a voulu enterrer les
très vieilles problématiques du visuel et du figurable en donnant de nouvel-
les fins aux images de l’art, des fins qui plaçaient le visuel sous la tyrannie
du visible (et de l’imitation), le figurable sous la tyrannie du lisible (et de
l’iconologie) »1. On peut d’ailleurs se demander si se n’est pas plus l’his-
toire de l’art en tant que discipline universitaire constituée dans le contexte
positiviste et libéral du XIXe siècle qui est à l’origine de cette construction
évacuant le visuel de l’œuvre d’art ? Et c’est bien en rupture avec le visible
narratif, et pour renouer avec une expérience du visuel que l’art moderne
s’est constitué contre l’académisme. Deux voies se sont alors ouvertes à
l’artiste moderne afin de dépasser la figuration dans son sens illustratif et
narratif : la forme abstraite et la Figure. Cette voie de la figure, Cézanne lui
Sensation donne un nom simple : la sensation. Et c’est le corps même qui la donne et
Corps qui la reçoit, qui est à la fois objet et sujet.
Ce corps, c’est avant tout le cerveau. Et la simple sensation qui, pour
la neurobiologie, correspond à la projection de l’objet sur les aires visuelles
du cortex cérébral avec l’entrée en activité transitoire de populations de
cellules nerveuses, se distingue de la perception qui est un processus cé-
rébral plus complexe faisant intervenir une autre catégorie d’objet mental
dont l’origine est interne au cerveau de l’observateur. Ces objets, images
de mémoire, schèmes ou modèles, résulteraient de l’embrasement spontané
schèmes d’ensemble de cellules nerveuses rendues coopératives à la suite d’une ex-
périence antérieure. Tant la psychologie que l’électrophysiologie révèlent
empreintes des « périodes sensibles » propices à la mise en place d’ « empreintes » du
monde physique, social et culturel au cours d’un développement post-na-
tal exceptionnellement prolongé chez l’espèce humaine. C’est au cours de
cette évolution qui suit la naissance que l’essentiel des connexions entre
neurones se forme dans le cortex cérébral. Lorsque l’observateur focalise
l’attention sur un objet, ces schèmes défilent jusqu’à ce qu’une homologie,
une congruence, presque une « sympathie », se présente avec des traits per-
tinents de la sensation ; il y a alors résonance.
voir Mais le simple fait de voir reste une opération mystérieuse. Les in-
formations recueillies par la rétine ne cessent de se transformer. Ainsi, la
couleur d’un objet n’émane pas de celui-ci, mais est donné par les longueurs
d’onde de la lumière que renvoie sa surface, or cette réflectance varie à
chaque instant. De même la forme d’un objet varie selon l’angle de vision.
Du flot incessant et changeant des données sensorielles le cerveau extrait
et sélectionne celles qui lui permettent de catégoriser les être et les choses.
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POÏETICA
plus étendu, plus à replis et à retours sur lui-même que l’œil immédiat ne
le décèle et le perçoit quand il voit ». Ainsi pour Soulage, la peinture est-
elle bien d’abord une pratique : « J’ai la conviction que la peinture est ce
qu’écrire était pour Mallarmé : “ Une ancienne, mais très vague et jalouse
pratique dont gît le sens au mystère du cœur. Qui l’accomplit, intégrale-
ment, se retranche. ” ». De tels propos sont devenus monnaie courante
depuis les théories du Groupe Support / Surface. « Quand on est sur une
peinture, nous dit Viallat, c’est le travail lui-même qui produit sa propre
fermentation. La manière dont la couleur se déplace, dont les tons se pla-
cent les uns par rapport aux autres, dont la couleur coule dans la couleur,
les effets qu’elle fait, tout cela ce fait très vite, dans l’oubli de tout savoir,
dans le moment qui la fait ». Ce texte est particulièrement intéressant en ce
qu’il signale le lien étroit qui existe dans l’acte de peindre entre le geste et
la couleur. Si la peinture peut éventuellement voir son statut véritable être
assimilé à celui de la connaissance c’est en partie grâce à ces deux com-
posantes essentielles ces formes et ces forces qui produisent le monde du
sujet-peintre. « Tant que ne seront pas systématiquement pensés les deux
refoulés du code pictural occidental (dialectique de la technique gestuelle
et de la couleur) la peinture ne cessera de tomber d’une idéologie dans une
autre et sa force de travail se trouvera ainsi forcément toujours détournée »
[Marcelin Pleynet].
Pratique du corps pensant sur le monde, c’est donc bien d’une ins-
tance particulière du temps dont il s’agit lorsque l’on parle de la création
artistique.
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Rétrospective de la mémoire
[ SPECULUM HISTORIALE ]
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un bien à venir.
Au cœur de ce processus stratifié de structuration des perceptions
temporelles se trouve cette faculté fondamentale de la pensée qu’est la
mémoire.
Le cerveau humain est un chantier permanent dont les gènes consti-
tuent une sorte de mémoire d’espèce et fournissent les plans d’ensemble,
alors que l’épigenèse fournit vraisemblablement le substrat de la mémoire
individuelle. Les prodigieuses capacités mnésiques de l’homme sont le co- mémoire
rollaire de la part prépondérante de cette épigenèse dans la construction de
son cerveau : l’homme est un être de mémoire.
Nous avons déjà évoqué dans la première partie de cette notice
comment Cavalli-Sforza et Fellman décrivent les étapes du processus de
mémorisation : l’information créant un compartiment de travail de la mé- mémorisation
moire à court terme ; l’adoption incorporant à long terme la configuration
mémorisée ou « même » dans un système général de classement mnésique.
Ils insistent notamment sur l’aide à la mémorisation que procure une con-
figuration à la fois imagée et nouvelle, extra-ordinaire, rejoignant par là les
recommandations des traditions occidentales de l’art de la mémoire. Cette
image, en tant que véhicule privilégié de la mémoire n’est pas à concevoir
comme pure contemplation passive d’un phénomène mais bien comme un
schème sensori-moteur, l’empreinte d’une combinaison d’actions, ce que
désignait déjà Kant dans sa théorie du schématisme lorsqu’il définissait la
figure d’un triangle avant tout comme un ensemble de règles selon lesquel-
les il faut procéder pour en tracer une représentation.
Dans l’histoire des civilisations l’image fut notre premier moyen
de transmission pérenne – le glyphe a des dizaines de milliers d’années
d’avance sur le graphe – et, jusqu’à l’émergence toute récente (4000 ans)
des premiers procédés de notation linéaire des sons, elle a tenu lieu d’écri- image
ture, l’invention du trait restant subordonnée à la production d’une infor-
mation pratique (remémoration utile, énumération comptable, indication
technique).
Alors que l’écrit s’inscrit à proprement parler dans une pragmatique
de l’actuel à partir de laquelle elle organise le passé et le futur, l’image, plus
ancrée dans une corporalité du vécu, déploie une complexité de la conscien-
ce du temps. Le spectacle des images nous plonge dans trois durée à la fois
hétérogènes et simultanées : Un temps primitif d’abord, temps hors temps
de l’émotion. Ici, comme la voix ou la musique, l’image nous travaille au temps premier
corps. Elle nous ressource à ce Thalassa revivifiant qui dort au fond de la
cuve aux signes, nappe de contiguïté heureuse et chaude où la distance et le temps ordonné
temps s’évanouissent sans effort. Il y a ainsi une régression jouissive dans
toute contemplation, enfance du temps, véritable âge d’or de la conscience temps opératoire
libre [ SATURNE ]. Un temps moyen vient ensuite, celui de la vitesse et de
l’ordonnancement, temps des saisons et des cycles, temps des croissances ;
âge d’argent des premières lois [ JUPITER ]. Un temps enfin de la raison
– l’âge de raison – lié à l’enchaînement des causalités, de la logique, temps
donc proprement chronologique, linéaire, temps de l’histoire, du sapiens,
temps de l’intelligence comme fonctionnement des systèmes opératoires
issus de l’action, des schématisations logico-mathématiques, âge de bronze
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Dans le contexte romain, la religion fondée elle aussi sur le culte des
ancêtres exigeait qu’ils survivent par l’image. Le jus imaginum était le droit
réservé aux nobles de conserver dans les niches de l’atrium et de faire porter
par des esclaves ou des comédiens lors des funérailles cette imago, moulage
en cire du visage des morts. Toute la tradition romaine des portraits sculptés
est issu de cet impératif funéraire de survie par l’image.
Il est intéressant de noter combien l’intérêt porté aux morts par les
méditerranéens s’inscrit dans une évolution marquée par une stabilité mas-
sive. Cet élément de la vie religieuse des sociétés se montre superbement
indifférent aux étiquettes ordinairement placées par la tradition de l’histoire
des religions. Durant l’Antiquité dite tardive on ne peut classer nettement
ces coutumes ni comme « païennes » ni comme « chrétiennes », mais dans
tous les cas, aussi invariable que les pratiques elle-même, est le rôle fonda-
mental de la famille dans le soin des morts, d’une famille vécue comme lieu
privilégié du sentiment affectif :
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tombes des martyrs étaient-elles exemptes des réalités de la mort. Les arbres
qui fleurissaient près de leur tombes rendaient palpable la vigueur d’une
âme bénie. Poursuivant l’image poétique de Prudence, Grégoire insiste sur
la manière particulière dont ils se couvrent de pétales comme d’un duvet de
colombe, faisant descendre les lourdes floraisons du Paradis dans les cours
des sanctuaires ; sur la tombe de Sévère, des lys desséchés revenaient jaillis-
sant à la vie chaque année, montrant par cette image comment l’homme
déposé à l’intérieur « fleuri ainsi qu’un palmier dans le Paradis ». Quand
Grégoire visita la tombe d’un martyr, « tous les membres de notre groupe
eurent les narines envahies par l’odeur des lys et des roses ». Peter Brown
a pu montrer avec qu’elle affectivité exacerbée le culte des saints avait, vers
le milieu du V e siècle, donné aux populations de la Méditerranée une cein-
ture d’amis intimes invisibles. « L’ami invisible » (aortatos philos), l’ « ami
intime » (gnesios philos), voici les termes sur lesquels Grégoire de Nysse, gnesios philos
Théodoret et leurs contemporains revenaient avec amour quand ils parlaient
des saints1. Les hommes des IIe et IIIe siècles avaient déjà ce sens de la mul-
tiplicité du moi et d’une chaîne d’intermédiaires. Plutarque décrivait l’âme
non pas comme une substance simple et homogène, mais bien comme un
composé, consistant en de nombreuses strates hiérarchiques dominées par
un protecteur invisible auquel était confié la garde de l’individu, daimon génie
personnel, genius, ou ange gardien [Plutarque, De Facie Lunae]. Cyrano ange gardien
de Bergerac ne s’en est-il pas souvenu pour créer ce Démon de Socrate qui démon
le guide dans les Etats et empires de la lune. Ce thème des morts toujours
vivants, et souvent plus vivants que les vivants, a également été d’une im-
portance primordiale pour Apollinaire ; dans un cimetière de Munich les
morts accostent le poète :
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ple. Giovanni di San Gimignano, l’un des prédicateurs dominicains les plus
importants du XIV e siècle, a pu composer une monumentale somme figura-
tive, intitulée Somme des exemples et des similitudes des choses (Summa de
exemplis et similitudinibus rerum), recueil raisonné de figures empruntées
au monde visible, et propre à induire la compréhension des vérités les plus
abstraites, des mystères théologiques, de tout ce qu’il nomme les spiritualia
et subtilia. Bien loin d’une « bible des illettrés », l’image était la vera ins-
tructio elle même. Outre les dix-neuf manuscrits connus, les éditions de cet
ouvrage ont été très nombreuses, son succès fut considérable, y compris au
XV e siècle. Son ouvrage est organisé en dix livres, qui sont les dix ordres de
la création visible : éléments célestes, minéraux, végétaux, animaux, hom-
mes, lois, choses etc. Chaque livre est ensuite organisé comme un diction-
naire alphabétique des concepts dont l’ordre matériel en question fournit un
trésor de figures. Dans son étude sur Fra Angelico Georges Didi-Huberman
met en évidence l’influence de ces « sommes d’exemples » des artes me-
morandi sur l’activité « figurative » des arts visuels et l’extraordinaire ex-
pansion, au XIV e siècle, des grands systèmes allégoriques sur les murs des
églises et des palais publics, à Assise, Padoue, Pise, Sienne et Florence1.
Mnémosyne, mère des muses, mémoire qui nourri les arts. Ciceron
Ciceron dans le De oratore qui est, avec son De inventione et avec l’Ad Herennium
Ad Herennius qui lui a été longtemps attribué, l’une des principales sources latines par
laquelle l’art de la mémoire nous est connu, souligne que cette invention de
Simonide ne reposait pas seulement sur la découverte de l’importance de
l’ordre dans la mémoire, mais aussi sur la découverte que le sens de la vue
est le plus fort de tous les sens. Aussi les principes généraux de la mnémo-
mnémonique nique consistent-ils à imprimer dans la mémoire une série ordonnée de loci,
de lieux, le plus souvent architecturaux, dans lesquels on place des images,
loci signes distinctifs ou symboles (formae, notae, simulacra) de ce dont nous
désirons nous souvenir. Une histoire de l’encadrement des œuvres d’art ne
pourrait-elle pas laisser penser que toute peinture s’inscrit dans cette défi-
nition d’un lieu de mémoire. La fenêtre d’Alberti est un locus architectural
dans lequel il nous invite à placer des images, des histoires, elle ne fait
qu’inverser le rapport intérieur / extérieur sans changer la structure de cette
machina memoriam. La théâtralisation dramatique de la peinture renais-
sante qui nous paraît si inédite répond-elle aussi à des préoccupations tradi-
tionnelles de mémorisation. L’Ad Herennium donne des exemples explicites
d’images de mémoire classiques, composées de personnages humains en-
images de mémoire gagés dans une action dramatique, frappante. L’auteur insiste sur cette idée
qu’il faut aider la mémoire en suscitant des chocs émotionnels à l’aide de
ces images inhabituelles, d’une « beauté exceptionnelle » ou d’une « lai-
deur particulière », comique ou grossière : « les choses ordinaires glissent
facilement hors de la mémoire, tandis que les choses frappantes et nouvel-
les restent plus longtemps présentes à l’esprit » ; La biologie confirme ce
rôle de l’engagement émotionnel dans les mécanismes de la mémorisation.
Dès la fin du Moyen-Âge le véhicule privilégié pour constituer ces images
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tienne qui le lie à l’image, une discipline intérieure accessible aux laïcs,
étendue même, par François de Sales, aux femmes ; et cette diffusion exercices spirituels
nouvelle culmine dans son adoption par les écrivains et les poètes. Qu’il
s’agisse des Exercices spirituels de saint Ignace (1548), du Livre de l’orai-
son et de la méditation du dominicain Louis de Grenade (1557) ou de la
mystique carmélitaine, l’art de méditer est une activité herméneutique qui,
sur la lancée de l’allégorisme médiéval, s’enhardit jusqu’à faire de la fable
antique un recueil de « lieux de méditation » superposable à la limite à celui
que propose l’histoire sainte et dont les méthodes proposent une expérience
intérieure de conscience modifiée au terme de laquelle les perceptions et
délectations mentales, qui ont maintenant leur racine dans la charité retrou-
vée et qui se rapportent à la présence adorable du Christ, image sensible de
Dieu, restaurent les sens dans une plénitude de connaissance. C’est dans ce
sens encore que Pascal, dans ses Pensées, exprimait le caractère intemporel
d’une vision de foi : « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde ».
L’ensemble des pratiques cultuelles concernant les reliques, et no-
tamment les images, avaient pour but d’élever les restes physiques des
saints au-dessus des associations normales de lieu et de temps. Déjà dans praesentia
le monde impérial, il était entendu que l’image de l’empereur pouvait être
un substitut juridique de la présence de l’empereur lui-même. Elle tenait
lieu de sa personne. Au tribunal, son portrait était présent, le juge décidait
souverainement comme César en personne. Cette efficace juridique et re-
ligieuse de l’image se transporte naturellement sur les images chrétiennes.
Aux tombeaux des saints de l’antiquité tardive, l’éternité du Paradis et la
première note de la résurrection viennent s’insérer dans le présent. Selon les
mots de Victrice de Rouen, voici les corps, où chaque fragment est « attaché
par un lien à toute l’envergure de l’éternité » [De laude sanctorum]. Avant
toute chose, les passiones que les premiers chrétiens lisaient aux grandes
fêtes des saints abolissaient le temps. Les actes du martyr ou du confesseur actes
avaient introduit dans leur propre temps les hauts faits du Dieu de l’Ancien
Testament et des évangiles. La lecture des actes du saint ouvrait une nou-
velle brèche dans la fine paroi qui sépare le passé du présent. Comme l’a
mis en évidence une étude de l’iconographie adoptée à la fin du IV e siècle
par Paulin dans ses églises de Nole et de Fundi, dans un sanctuaire le temps
était télescopé. C’est pourquoi les auteurs qui écrivaient dans les sanctuai-
res, comme Paulin, insistaient sur le fait qu’ils décrivaient des faits réels et
actuels.
L’hagiographie, à laquelle les arts plastiques participaient pleinement,
rapportait les moments où un passé apparemment révolu et le futur inima-
ginablement distant avaient été resserrés dans le présent. Ainsi la lecture de
la passio donnait vie pour un instant au visage de la praesentia invisible du
saint. Quand on lisait la passio, le saint était réellement là.
Jusqu’au XIIIe siècle, cette présence immanente de l’image reste
circonscrite par les préceptes établis en 787 lors du concile de Nicée II,
lesquels considèrent que les images n’ont aucune valeur propre mais sont
un moyen d’accès aux substances représentées, aux prototypes. A partir du
XIIIe siècle, en revanche, de nouvelles pratiques dévotionnelles se déve-
loppent, qu’autorisent, d’une part, l’affirmation par le 4e concile de Latran
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(1215) de la présence réelle du christ dans l’eucharistie et, d’autre part, les
vera icona indulgences conférées par le pape au culte d’une image spécifique, la Vera
Icona du Christ. Désormais, comme l’écrit saint Thomas d’Aquin dans son
Commentaire des Sentences, l’image est susceptible d’agir par elle-même
sur le spectateur qui la contemple, en ayant une action sur sa mémoire et en
suscitant un sentiment de dévotion. Motus in imaginem est motus in proto-
typum, le sentiment de saint Thomas et de ses commentateurs autorisait à
dire que c’était la même adoration spécifique que l’on donnait à l’image du
Christ et au Christ. Et si la figure du Christ est douée de praesentia, c’est
qu’elle n’a pas à imiter seulement l’aspect supposé du Christ « historique »,
mais se doit également d’imiter quelque chose du mode de présence par
lequel le Christ est partout et tout le temps. Christ atopique et ubiquitaire,
« Il est tout entier partout sans qu’aucun lieu le contienne ; il sait qu’il vient
dans un endroit sans s’éloigner de celui où il était ; il sait qu’il s’en va d’un
lieu sans quitter celui d’où il était venu » [Somme théologique]. La forme
imago pietatis qui correspond le mieux à cette nouvelle fonction de l’image est l’imago
pietatis. Le Christ s’y présente le buste à moitié sorti du tombeau. Elle
évoquait cette légende de la seconde moitié du XIIIe siècle selon laquelle
une semblable image serait apparue à saint Grégoire au cours d’une messe,
et que de la plaie fictive se serait échappé un flot de sang qui aurait empli
le calice tenu par le saint homme. Le 6 décembre 1273, trois mois avant sa
mort, ayant célébré la messe avec une exceptionnelle ferveur, saint Thomas
voyait une image du Christ lui parler ; laissant la Somme inachevée, il dé-
clarait : « Tout ce que j’ai écrit me paraît de la paille en comparaison de ce
que j’ai vu ».
Le temps immobile de l’idole païenne, de l’icône médiévale, syn-
cope d’éternité, est encore celui des peintures de dévotion du XVIIe siècle.
Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que les esthéticiens commencèrent à délaisser
toute conception didactique de l’art pour tenter d’expliquer en termes de
psychologie des émotions le plaisir que l’art a dès lors pour fonction de
esthétique formaliste procurer. Cette théorie eut beaucoup d’influence en Angleterre, par exem-
ple sur Burke et Hume. A la fin du siècle, Sir Joshua Reynolds en avait fini
avec la théorie didactique : pour lui, « la finalité des arts est de produire
une impression sur l’imagination et sur les sentiments », et le critère décisif
pour les arts est qu’ils satisfassent « au but de l’art, qui est de produire sur
l’esprit un effet de plaisir » (Discours, XIII). Il s’agit, avec le Laocoon de
Lessing, de l’un des fondements principaux du formalisme esthétique qui
imprègne encore largement les esthétiques contemporaines, en particulier
dans les pays anglo-saxons.
C’est également au siècle des Lumières que l’Histoire va se constituer
discipline historique en discipline radicalement indépendante de ses origines mythologiques.
Les historiens de l’antiquité avaient bien sur déjà modifiés leur écriture
du passé par la formation de nouvelles puissances d’affirmation (l’enquête
historique, la physique spéculative) qui concurrençaient le mythe, posaient
expressément l’alternative du vrai et du faux. Cependant jusqu’à la fin du
XVIIIe siècle l’écriture de l’histoire reste déterminée par l’intention de plai-
re à un public. L’histoire a longtemps été considérée comme ayant une va-
leur pratique, elle était une école de vie politique, d’où sont aspect souvent
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Cézanne d’avoir subordonné tous les moyens de sa peinture à cette tache : formes / forces
rendre visible la force de plissement des montagnes, la force de germination
de la pomme, la force thermique d’un paysage… ?
Cette présence naît au cœur de la vision frontale qu’un regard atem-
porel et non attentif, celui éternel et omniscient des dieux, pose sur le cours
des temps, vision distraite par rapport à la macula rationnelle, mais vision
élargie instantanée et située. Cet archétype anthropologique a trouvé une
de ses expressions iconographiques privilégiée dans le thème du portrait
polycéphale.
La polycéphalie est très fréquente en Extrême-Orient où elle est
l’attribut de dieux et de démons, et aussi de certaines figures du Bouddha,
mais elle existe aussi en Occident. Déjà Janus, le dieu romain bicéphale
des commencements, présidait au passage cyclique de l’ancienne année polycéphalie
à la nouvelle, donnant même son nom à ce premier mois, Januarius. Au
Moyen-Âge cette figure s’est d’abord répandue par les calendriers. A Aoste, Janus
sur le pavement de mosaïque, Janvier à double face se rattache directement
aux traditions romaines. Déjà chez Isidore de Séville, il en existe une des-
cription : « Bifrons idem Janus pingitur ut introitus anni et existus demons-
tratur ». Au IXe siècle, le moine Wandalbert écrivait dans son poème des
Mois : « Huic gemino praesunt Capricorni sidera monstro », le signe du
Capricorne préside au monstre à deux têtes, c’est à dire Janus, le mois de
Janvier. Dans les calendriers sculptés des Cathédrales ce personnage, pour
mieux souligner son sens de cycle de la vie, a l’une de ses têtes qui est la
tête d’un jeune homme et l’autre celle d’un vieillard comme on peut le voir
dans les médaillons d’Amiens. Par fois même, pour plus de clarté, on le re-
présentait fermant une porte derrière laquelle disparaissait un vieillard, et en
ouvrant une autre à un jeune homme, configuration qui se rapproche alors
du thème des trois âges de la vie ; c’est l’image que l’on trouve au portail de
saint Denis, dans un vitrail du bas-coté méridional du chœur de Chartres ou
encore dans des manuscrits comme ce Psautier de Saint Louis de l’Arsenal
dans lequel Janus y est toujours le gardien des portes du temps.
Marcel Duchamp nouveau Janus ? La porte comme parangon du mou-
vement, principe de tout transport, de tout ce qui porte et est porté, structure
de passage d’un cadre statique (cartésien) à un axe mouvant (émotionnel),
court en filigrane dans toute son œuvre : il s’agit des portes réelles comme portes
cette installation de 1927 ou deux chambranles à angle droit partagent le
même et unique battant, infirmation du proverbe voulant qu’une porte ne
puisse être à la fois ouverte et fermée. Il s’agit de la vieille porte de bois qui
fait écran à Etant donnés…Il s’agit de La porte pour Gravida, mais aussi de
Fresh widow, que Duchamp qualifie de fenêtre à la française c’est à dire une
porte-fenêtre. Il s’agit plus symboliquement de tout ce qui fait fonction de
seuil, d’infra-mince, de tout ce qui est porteur vers une nouvelle dimension.
C’est là tout le projet de La mariée… dont les notes de « la boite verte »
nous apprennent l’objectif : « faire un tableau par ombres portées ». Sur le
même registre on peut mentionner les bons « au porteur » des Obligations
pour la roulette de Monte-Carlo, Avoir l’apprenti dans le soleil, dessin réa-
lisé sur une portée musicale, ou encore le Porte-bouteilles et le Porte-man-
teaux. Le mot « porte » comme signature du passage infra-mince ?
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POÏETICA
Janus, gardien des portes du temps, avec ses deux visages, ne figurait
que deux moments de la durée, le passé et l’avenir. Les artistes du Moyen-
Âge lui ajoutèrent un troisième, pour le présent, ainsi que l’on peut le voir
dans un des vitraux de Chartres, mais également dans quelques manuscrits
(B N, ms. Latin 1076). Le dieu des portes s’assimile alors à Cronos. Sur
un manuscrit français, cette figure surmonte même une Roue de la vie qui
tourne dans le temps.
Les représentations de la Trinité chrétienne ont également intégrées
cette figuration du temps unifié. Le sceau de l’archevêque d’York, Roger
Trinité (1154), avait un monstre tricéphale, avec pour inscription : Caput nostrum
trinitas est , celui de Henri de Lancaster, comte de Derby, sur la charte à
Thomas Wake, la tête d’un dieu trifons présenté comme Trinitas imago.
La triple face de la trinité se retrouve dans des illustrations du XIIIe siècle
(Bible moralisée, vers 1226). On la voit ensuite aux XV e et XVIe siècle, sur
les clefs de voûtes et dans les livres imprimés, sur un vitrail de Nuremberg
d’après une esquisse de Dürer. Dieu le père lui-même, créant le monde, est
parfois à triple face. Ce type d’image ne sera proscrit par Urbain VIII qu’en
1628 !
En Italie l’image tricéphale est plus explicitement rattachée à celle
de la vertu de Prudence (pavement du dôme de Sienne, baptistère de Ber-
gamme). Dans ses Saturnales Macrobe donne une description de Sérapis,
l’un des principaux dieux de l’Egypte hellénistique, syncrétisme de Zeus
et d’Osiris, accompagné d’un monstre tricéphale, aux têtes de loup, de lion
Sérapis et de chien, encerclé par un serpent. Il interprète cette figure dérivée de
l’Ouroboros comme un symbole du temps : « Le lion, violent et soudain,
Ouroboros exprime le présent ; le loup, qui ravit ses victimes, est l’image du passé,
qui emporte les souvenirs ; le chien caressant évoque le futur, dont l’espoir
nous flatte sans cesse ». Servius, dans son Commentaire sur l’Enéide, ratta-
che quant à lui le signum triceps à Apollon : « sous ses pieds est représenté
un monstre affreux, dont le corps est celui d’un serpent, et qui a trois têtes :
l’une de chien, l’autre de loup, la troisième de lion ». C’est la tradition que
redécouvre Pétrarque. La figure, qui apparaît dans Le songe de Poliphile se
diffuse largement durant le XVIe siècles grâce aux manuels d’iconographie
comme celui de Pierio Valeriano, Hieroglyphica. Titien s’en empare pour
son Allégorie de la Prudence dans laquelle le sens de rythme biologique, de
prudence temps vécu, incarné, émotionnel est d’autant plus évidente qu’au tricipitum
animal il superpose le triple portrait familial du peintre, de son fils et de son
petit fils. Se survivre dans la génération.
Marcel Duchamp nouveau Janus ? Son portrait photographique
bicéphale par Victor Obsatz est très révélateur à cet égard ! Jean Clair a mis
en évidence le lien entre la démultiplication des visages et la vision d’un
temps vivant unifié. Citant le romancier anglais H.G. Wells qui, en 1895,
prêtait à son voyageur du temps ces phrases :
« Depuis un certain temps, je me suis occupé de cette Géométrie des
Quatre Dimensions. J’ai obtenu quelques résultats curieux. Par exemple,
voici une série de portraits de la même personne, à huit ans, à quise ans, à
dix-sept ans, un autre à vingt-trois ans et ainsi de suite. Ils sont évidemment
les sections, pour ainsi dire les représentations d’un être à quatre dimen-
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LA P R U D E N C E A L’ O E U V R E
sion qui est fixe et inaltérable »1, Jean Clair fait un rapprochement con-
vainquant avec la peinture Yvonne et Madeleine déchiquetées, où Duchamp
multiplie et mélange les profils de ses sœurs, soulignant avec insistance la
ressemblance familiale qui le traverse également, notamment dans le détail
du nez légèrement bombé dont le traitement précis semble en faire le sujet
principal du tableau. Comme Titien avec sa descendance, Duchamp est ici
confronté [vision frontale] à cette étrange expérience, pourtant si universel-
le, de la reconnaissance de soi-même dans une autre personne, cette identité
intime en autrui qui fonde le lien familial. A travers l’émotion du lien filial,
mais tout aussi bien amoureux si on le resitue dans son projet génésique,
c’est l’Espèce en évolution qui semble vouloir parler à la conscience indivi-
duée et comme le regarder.
Tout lien affectif, dont on sait l’incorporation profonde qu’il opère
à partir du cerveau droit et du système limbique, impose cette expérience
d’une perturbations des frontières identité-altérité. La mémoire affective à mémoire affective
travers laquelle naît l’émotion crée, par ses intensités variées, ses manques,
ses absences, des images de torsions semblables à celles que l’on peut lire
dans le tableau de Duchamp, comme dans beaucoup d’œuvres modernes.
C’est le cas des œuvres de Picasso et notamment celles de la fin des années
60 où il multiplie ces « profils proliférant ». profils proliférant
Ce jeu sur la mémoire affective du temps vécu est particulièrement
sensible dans l’œuvre de Francis Bacon. La linguistique a mis en évidence
les deux principaux modes de fonctionnement de tout langage correspon-
dant à un usage référentiel et à un usage émotionnel 2. Pour l’essentiel le
langage esthétique ressort de ce deuxième usage qui exploite non pas un
simple rapport fiable au référent mais le pouvoir d’évoquer des sentiments,
des comportement, des intentions. Bien sur la suprématie de la fonction
poétique sur la fonction référentielle n’oblitère pas la référence (la dénota-
tion), mais la rend ambiguë. Les états de contemplation esthétique doivent Francis Bacon
leur plénitude et leur richesse à l’action de la mémoire ; et la mémoire dont
il s’agit en l’occurrence n’est pas limité et spécialisée comme celle que re-
quiert le rapport référentiel, c’est une mémoire généralisée, qui agit plus li-
brement, pour donner à la sensibilité de l’ampleur. Cette situation détermine
chez nous une ouverture à des stimulis plus nombreux et hétérogènes, par la
disparition des inhibitions qui canalisent généralement nos réponses. C’est
assez précisément le propos que tient Francis Bacon à David Sylvestre au
sujet de sa peinture :
« FB : […] Even in the case of friends who will come and pose. I’ve
had photographs taken for portraits because I very much prefer working
from the photographs than from them. It’s true to say I couldn’t attempt to
do a portrait from photographs of somebody I didn’t know. But, if I both
know them and have photographs of them, I find it easier to work than actu-
ally having their presence in the room. I think that, if I have the presence of
the image ther, I am not able to drift so freely as I am able to through the
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POÏETICA
photographic image. This may be just my own neurotic sence but I find it
less inhibiting to work from them through memory and their photographs
than actually having them seated there before me.
DS : You prefer to be alone?
FB : Totally alone. With their memory.
DS : Is that because the memory is more interesting or because the
presence is disturbing?
FB : What I want to do is to distort the thing far beyond the appear-
ance, but in the distortion to bring it back to a recording of the appear-
ance.
DS : Are you saying that painting is almost a way of bringing some-
body back, that the process of painting is almost like the process of recall-
ing?
FB : I am saying it. And I think that the methods by which this is done
are so artificial that the model before you, in my case, inhibits the artificial-
ity by which this thing can be brought back ».
Il s’agit bien là d’images de mémoire artificielle telles que nous les
présente la tradition des artes memorandi : des figures sensationnelles,
grotesques ou terribles, situées dans un locus architecturé, souvent un inté-
rieur, parfois même souligné chez Bacon par le dessin d’un parallélépipède
englobant la figure, et accentué par le cadre et la paroi vitrée qui finalise
l’apparence de « box » de ses peintures (celle de « boxe » également tant
l’ambiance de lutte dramatique est omniprésente même dans les scènes à un
seul personnage), en somme un lieux de mémoire proche de ceux que le phi-
losophe de la Renaissance anglaise Robert Fludd nommait « cubicula ».
La liberté que confère cette mémoire, l’ouverture qu’elle opère sur le
champ des possibles, la présence vibrante qui en surgit, a trouvé dans l’art
moderne l’un de ses véhicules privilégiés dans le hasard, l’automatisme.
automatisme « Très souvent les marques involontaires sont beaucoup plus profondément
suggestives que les autres, et c’est à ce moment-là que vous sentez que toute
espèce de chose peut arriver – vous le sentez au moment même où vous
faites ces marques ? – Non, les marques sont faites et on considère la chose
comme on ferait d’une sorte de diagramme. Et l’on voit à l’intérieur de ce
diagramme les possibilités de faits de toutes sortes s’implanter » [ Francis
Bacon].
Déjà en 1925 Max Ernst décrivait sa découverte du dessin automati-
que par frottage comme l’expérience d’une vision de mémoire à caractère
émotionnel : « En regardant attentivement les dessins ainsi obtenus, les
parties sombres et les autres de douce pénombre, je fus surpris de l’inten-
Max Ernst sification hallucinante d’images contradictoires, se superposant les unes
aux autres avec la persistance et la rapidité qui sont le propre des souvenirs
amoureux »1. Une mémoire amoureuse…
L’automatisme, hérité des médium, aura été une direction principale
de l’art moderne, et le seul mode d’expression qui satisfasse pleinement l’œil
ou l’oreille en réalisant l’unité rythmique, la seule structure qui réponde à
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« Depuis que le genre humain a été expulsé des joies du Paradis [en-
fance, univers primitif, pensée affective], entrant dans l’exil de la vie pré-
Paradis sente [pensée opératoire], il a le cœur aveugle – caecum cor – [domination
du cerveau gauche] à l’égard de l’intelligence spirituelle [l’Être]. Si la voix
divine – vox divina – [cri, rire, amour] disait à ce cœur aveugle [individu,
blind man] : « Marche à la suite de Dieu » ou « Aime Dieu » [croissance,
mouvement, émotion] , comme on le lui a dit dans la Loi, désormais exilé,
refroidi et engourdi dans l’insensibilité [raison pure, principe de causalité],
cantique il ne saisirait pas ce qu’il entendrait [paradoxes, mystère]. Aussi est-ce par
énigmes [ambiguïté, poétique, art] que le discours divin [cerveau droit,
système nerveux, code génétique] s’adresse à l’âme engourdie par le froid
[cerveau gauche] et que, à partir des réalités qu’elles connaît [phénomè-
nes], il lui inspire secrètement – latenter insinvat – un amour qu’elle ne
quasi quadam connaît pas. L’allégorie [langage esthétique, raison poétique] offre en effet
machinam à l’âme éloignée de Dieu [homme-sujet] comme une machine – quasi qua-
dam machinam – [objet à fonctionnement symbolique, poème] qui la fait
s’élever vers Dieu [humain-communion] »
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L’ÂME ORALE DE LA MORALE
[ SPECULUM MORALE ]
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1. saint Jean Damascène, De Imaginibus, orat. I, 21, P.G., t. XCIV, col. 1252
2. Mansi, t. XIII, col. 301-340
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capable de faire passer la diversité des saintes vertus du niveau des objets
matériels à celui des choses immatérielles me persuade de me ménager une
pause… il me semble me voir moi-même transporté comme en quelques
régions ignorées de l’univers, qui ne se trouve ni tout à fait dans la boue
terrestre, ni sise complètement dans la pureté du ciel, mais d’où avec l’aide
de Dieu il m’est donné d’accéder de la zone inférieure à la zone supérieure
de manière anagogique »1.
Hormis la proportion l’autre critère essentiel de la beauté médiévale,
la lumière, trouve lui aussi sa légitimité dans son caractère transcendant :
l’idée traditionnelle de Dieu comme source de lumière.
La valeur esthétique médiévale est ainsi une valeur éminemment éthi-
que qui lie le pulchrum (beau) au bonum (bon) autant qu’a l’aptum (utile).
Tout ce système médiéval repose sur l’existence de propriétés transcendan-
tales des êtres : les universaux, qui fondent la possibilité d’une correspon-
dance entre l’Être et l’Univers.
Malgré la lecture positiviste et rationaliste que l’histoire de l’art,
après Burckhardt ou Panofsky, a donné de la civilisation de la Renaissance,
comme elle l’a fait pour la Grèce classique, on peut voir cette imprégnation
platonisante de la beauté liée au bien perdurer jusqu’au XVIIe siècle.
La fortune historiographique d’Alberti est à cet égard significative des
tentatives fréquentes de l’histoire positiviste du XIXe et du début du XXe
siècle de minimiser l’influence de mouvements de pensée issus du néo-pla-
tonisme, de la culture hellénistique en général et de son orientalisme coloré
dont le foisonnement passionnel a toujours rebuté le rationalisme atticiste
occidental.
Depuis la fin du XIXe siècle, Leon Battista Alberti a été généralement
présenté comme l’homme universel par excellence ayant réalisé l’alliance
des sciences, des lettres et des arts. Cette conception remonte à l’ouvrage de
Jacob Burckhardt, La Civilisation de la Renaissance en Italie (1860). Cette
vision d’Alberti, concevant l’homme comme un « heureux dieu mortel », Alberti
qui, grâce à « la raison et à la vertu », réussit tout ce à quoi il touche, a été
remise en cause et bouleversée en 1972 par la thèse d’Eugenio Garin. Des
œuvres moins étudiées d’Alberti, les Intercoenales, Theogenius et Momus,
Garin a fait surgir, par-delà la satire sociale, un Alberti déconcertant qui, se
projetant dans différents personnages de ses dialogues avec une référence
autobiographique constante, exprime pessimisme et cynisme, fatigue de
vivre face à l’absurde de la vie, face à « une réalité ambiguë, changeante,
fuyante, dans un jeu d’apparences et d’illusions », où la vertu ne serait
qu’un masque, une perspective en somme proprement maniériste avant maniérisme
l’heure, aux sources même du canon classique. Ainsi il y aurait une autre
facette chez Alberti, un monde fantasmagorique et fou, de goût médiéval,
aux images cruelles à la Bosch ; une vision de l’homme qui détruit et dé-
vore tout, véritable insulte à la nature, le plus haï de tous les animaux et son
propre ennemi. En déniant à Alberti tout lien avec le platonisme ficinien
Panofsky pouvait ainsi déclarer « qu’en renonçant à une interprétation
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n’est pas là (nur davon ist jetzt nicht die Rede) : « Ce qui importe pour
dire un objet “ beau ” et fournir la preuve que j’ai du goût, c’est ce que je
fais en moi de cette représentation [was ich aus dieser Vorstellung in mir
selbst mache], et non ce par quoi je dépends de l’existence de cet objet ».
La représentation est rapportée non pas à l’objet mais au sujet, et s’il y a
plaisir, c’est que s’accordent en lui l’imagination et l’entendement, sans que
l’entendement régisse, comme dans le jugement de connaissance, l’imagi-
nation. L’objet beau, la tulipe sauvage par exemple, est un tout et c’est le
sentiment de son harmonieuse complétude qui nous en délivre la beauté.
Le jugement de goût peut alors prétendre à l’universalité parce que « chez
tous les hommes, les conditions subjectives de la faculté de juger sont les
mêmes » ; sans cela, « les hommes ne pourraient pas se communiquer leurs
représentations et leurs connaissances ». D’où l’affirmation : « est beau ce
qui plaît universellement sans concept ».
Toute la tradition formaliste de l’histoire de l’art des XIXe et XXe
siècle s’est fondée sur cette analytique du beau pour faire de l’art un symp-
tôme révélant une culture ou une civilisation donnée à l’insu même des ar-
tistes voire en contradiction avec leurs buts affichés (buts presque toujours
explicitement politiques et moraux). Pourtant la thèse du désintéressement
esthétique n’est pas de manière aussi évidente transposable au domaine
des arts. Dans sa recherche de la beauté idéale Kant constate que la beauté
errante, pulchritudo vaga, organisation finalisée ne signifiant rien, ne mon-
trant rien, ne représentant rien, dépourvue de thème et de texte (au sens
classique), la seule donnant lieu à un jugement de goût pur, ne peut donner
lieu à aucun idéal. La beauté dont on recherche l’idéal est nécessairement
« fixée » (fixierte) par le concept d’une finalité objective. Par suite, contrai-
rement à ce qu’on aurait pu croire, la beauté idéale ne donnera jamais lieu
à un jugement de goût pur mais à un jugement de goût en partie intellec-
tualisé. L’idéal de beauté ne peut donner lieu à un jugement esthétique pur :
celui-ci ne concerner qu’une errance, l’idéal est adhérence, pulchrtudo
adhaerens. Beauté pure et beauté idéale sont incompatibles. Pour Kant cet
idéal du beau ne peut se rencontrer que dans la forme humaine. L’homme
n’est jamais beau d’une beauté pure mais la beauté idéale lui est réservée.
Ici interviennent pour la première fois l’intériorité absolue et la moralité
absolue comme conditions de l’idéal du beau. « De l’idée-normale du beau
se distingue encore l’idéal du beau qu’on ne peut s’attendre à rencontrer
que dans la forme humaine pour des raisons déjà indiquées. Dans celle-ci
l’idéal consiste en l’expression du moral [in dem Ausdrucke des Sittlichen],
sans quoi l’objet ne donnerait une satisfaction ni universelle ni positive (non
simplement négative dans une présentation scolaire correcte). L’expression
visible [Der sichtbare Ausdruck] d’idées morales qui gouvernent l’homme
intérieurement, ne peut être empruntée, il est vrai, qu’à l’expérience ; mais
pour rendre en quelque sorte visible dans leur extériorisation corporelles
[in körperlicher Äusserung] (comme effet de l’intérieur) [als Wirkung des
Innern] leur liaison [Verbindung] avec tout ce que notre raison rattache au
bien-moral dans l’idée de la plus haute finalité : la bonté de l’âme, la pu-
reté, la force, la sérénité, etc., il faut que les idées pures de la raison et une
grande puissance de l’imagination s’unissent en celui qui veut les présenter
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vient le nom d’une qualité indicible qui n’obéit pas à des règles préétablies,
qui ne se confond pas avec le beau ou le sublime mais souvent s’y substitue,
et qui arrache à la sphère du mythe et de la religion un espace de spiritualité
laïque objet d’une intellection particulière qu’institutionnalise le musée.
Avec Hegel, l’objet de l’esthétique n’est ainsi plus le beau ni le goût, c’est
l’art dans son autonomie, l’art dans son devenir historique.
Mais si, pour Hegel, l’art est encore un produit de la pensée discur-
sive, pour Rumohr (1785-1842) et son école, chez qui l’Histoire accède au
statut de savoir objectif au sens moderne d’une véritable épistémologie,
l’œuvre d’art n’est pas seulement la matérialisation ou la métaphore d’une
idée : elle fait partie en tant que telle du tissu des activités sociales, elle réa-
git et participe à la vie de la communauté. L’œuvre d’art devient ainsi, pour
symptôme l’histoire de l’art naissante, avant tout un objet historique symptomatique
dont elle a la charge de déchiffrer le sens véritable selon les critères spéci-
fiques de la discipline historique. C’est ainsi qu’Aloïs Riegl (1858-1905) a
Kunstwollen pu forger le concept interprétatif de Kunstwollen (la volonté d’art) qui met
en rapport les formes artistiques avec les caractères sociaux, religieux et
scientifique de l’époque. La volonté d’art y devient la conscience effective
de l’artiste créateur, historiquement reconstituée. La proposition de base de
Wölfflin (1864-1945), qui fonde la méthode formaliste d’interprétation des
œuvres d’art est du même ordre : le style est l’expression de l’état d’esprit
d’une époque et d’un peuple ; or cette expression n’est pas libre : elle est
prise dans un code, et l’histoire de ce code est autonome, et l’histoire de
l’art est pour lui avant tout l’histoire de ses formes. Cette tendance formalis-
te de l’histoire de l’art s’est perpétuée chez de nombreux défenseurs de l’art
moderne, chez Alfred Barr par exemple pour qui l’art abstrait se fondait sur
l’évolution purement esthétique de transformations formelles, ou chez Clé-
ment Greenberg qui a popularisé l’idée d’une « peinture moderniste » à la
recherche d’une identité picturale ultime tout au long d’un processus de ré-
ductions progressives du matériau. L’essence du modernisme « est l’usage
des méthodes caractéristiques d’une discipline afin de critiquer cette disci-
pline même, non pour la subvertir, mais pour l’ancrer plus fermement dans
son aire de compétence ».
Dès la seconde moitié du XIXe siècle, les idées traditionnelles furent
ébranlées par ces conceptions esthétiques nouvelles. Le principe de « l’art
pour l’art », qui a son origine dans l’idée kantienne selon laquelle l’art a sa
propre raison d’être, pouvait justifier de telles approches artistiques; Théo-
phile Gautier, en pleine période romantique, tenait déjà que l’art n’avait rien
à voir avec la morale. La formule « l’art pour l’art » fut introduite en 1818
l’art pour l’art par le philosophe français Victor Cousin, qui fut aussi l’introducteur de la
philosophie hégélienne en France. Sa doctrine, parfois appelée esthétisme,
fut adoptée en Grande-Bretagne par le critique d’art Walter Pater, par les
peintres préraphaélites et par le peintre américain Whistler. En France, le
principe fut le credo de poètes comme Charles Baudelaire. De fait, le prin-
cipe sous-tend en grande partie l’art occidental d’avant-garde au début du
XXe siècle.
Mais même les positions les plus radicales de « l’art pur » ou de « l’art
pour l’art », si elles rejettent tout contenu moralisant n’échappent pas, dans
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marché remet en cause toute l’organisation du marché de l’art. Pour que celui-ci
survive, les marchands, acteurs centraux du nouveau système, promeuvent
une nouvelle convention de qualité, l’originalité (comprise dans ses deux
conceptions de nouveauté et d’authenticité), qui devient le principal critère
d’appréciation esthétique et par suite économique des œuvres. Le marché
de la peinture-image se transforme en un marché de la peinture-tableau. Le
champ de production ainsi constitué est un réseau de relation objectives en-
tre des positions, des prises de positions qui se définissent, pour une grande
part, négativement, dans la relation avec d’autres. Chaque prise de position
(thématique, stylistique, etc.) se définit (objectivement et parfois intention-
nellement) par rapport à l’univers des prises de positions. Les éléments les
moins avancées dans le processus de légitimation, refusent ce que sont et
font leurs devanciers plus consacrés. Le privilège accordé à la « jeunesse »,
et aux valeurs de changement et d’originalité auxquelles elle est associée
exprime la loi spécifique du changement dans le champ de production ar-
tistique, à savoir ce que Bourdieu appelle la dialectique de la distinction :
celle-ci voue les institutions, les écoles, les œuvres et les artistes qui ont
« fait date » à tomber au passé, à devenir classiques ou déclassés, à se voir
rejeter hors de l’histoire ou à « passer à l’histoire », à l’éternel présent de
la culture consacrée où les tendances et les écoles les plus incompatibles
« de leur vivant » peuvent coexister pacifiquement, parce que canonisées,
académisées, neutralisées.
Aussi l’autonomie de l’art est-elle un concept dont la sociologie met
en évidence le caractère idéologiquement « intéressé ». Bien qu’elles en
soient grandement indépendantes dans leur principe (c’est-à-dire dans les
causes et les raisons qui les déterminent), les luttes pour la distinction qui
se déroulent à l’intérieur du champ littéraire ou artistique « autonome » dé-
autonomie pendent toujours dans leur issue, de la correspondance qu’elles peuvent en-
de l’art tretenir avec les luttes externes (celles qui se déroulent au sein du champ du
pouvoir ou du champ social dans son ensemble) et des soutiens que les uns
ou les autres peuvent y trouver. La plupart des notions que les artistes et les
critiques emploient pour se définir ou pour définir leurs adversaires sont des
armes et des enjeux de luttes, et nombre des catégories que les historiens
de l’art mettent en œuvre pour penser leur objet ne sont que des schèmes
classificatoires issus de ces luttes et plus ou moins savamment masqués ou
transfigurés.
Toute l’historiographie de l’art met en évidence les enjeux hétéro-
nomes qui ont présidé à la découverte, à l’oubli ou la redécouverte de tel
artiste ou de tel mouvement.
Ainsi par exemple, à l’instar de ce qui se produisit en Angleterre
avec l’art médiéval, la faveur croissante dont jouissait en France le style
rococo, parut constituer, pour l’art moderne, un danger moral et politique
qu’il fallait réprimer. C’est l’irruption des romantiques qui déclencha la
hétéronomie plus redoutable offensive non seulement contre l’art contemporain, mais
de l’art aussi contre ses antécédents présumés de l’époque antérieure. Article après
article, l’excellent critique Delécluze, qui, lui-même avait été l’élève de Da-
vid, ne cessait de fulminer contre des innovations qu’il considérait comme
autant de pas en arrière. Dans un compte rendu du fameux Salon de 1824,
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plaire ; que par suite, le plaisir esthétique en sa forme savante suppose l’ap-
prentissage et, dans le cas particulier, l’apprentissage par l’accoutumance et
l’exercice, en sorte que, produit artificiel de l’art et de l’artifice, ce plaisir
qui se vit ou entend se vivre comme naturel est en réalité plaisir cultivé.
L’œuvre d’art considérée en tant que bien symbolique n’existe comme
telle que pour celui qui détient les moyens de se l’approprier, c’est-à-dire de
la déchiffrer. Les schèmes d’interprétations sont la condition de l’appropria-
tion du capital artistique. La compétence artistique se définit donc comme
la connaissance préalable des principes de division proprement artistiques capital artistique
qui permettent de situer une représentation, par le classement des indica-
tions stylistiques qu’elle enferme, parmi les possibilités de représentation
constituant l’univers artistique. Ce mode de classement s’oppose à celui
qui consisterait à classer une œuvre parmi les possibilités de représenta-
tions constituant l’univers des objets quotidiens (ou plus précisément, des
ustensiles) ou l’univers des signes, ce qui reviendrait à la traiter comme un
simple moyen de communication chargé de transmettre une signification
transcendante. Percevoir l’œuvre d’art de manière proprement esthétique,
c’est-à-dire en tant que signifiant qui ne signifie rien d’autre que lui-même,
cela consiste à en repérer les traits stylistiques distinctifs en la mettant en
relation avec l’ensemble des œuvres constituant la classe dont elle fait par-
tie et avec ses œuvres seulement. Comme le remarque Panofsky, ceux qui
n’ont pas reçu de leur famille ou de l’école les instruments que suppose la
familiarité sont condamnés à une perception de l’œuvre d’art qui emprunte
ses catégories à l’expérience quotidienne et qui s’achève dans la simple re-
connaissance de l’objet représenté. Privés de « la connaissance du style » et
de la « théorie des types » seules capables de corriger respectivement le dé-
chiffrement du sens phénoménal (iconographie) et du sens signifié (icono-
logie), les sujets les moins cultivés sont condamnés à saisir les œuvres d’art
dans leur pure matérialité phénoménale, c’est-à-dire à la façon de simples
objets du monde. Dans ces conditions l’esthétique peut-elle être autre chose
qu’une dimension de l’éthique (ou, mieux, de l’ethos) de classe ?
Il est intéressant de noter à cet égard que l’approche esthétique des
œuvres d’art comme expérience spécifique de perception fondamentale-
ment différente de celle des objets quotidiens, qui est une constante chez les
historiens ou chez les philosophes de l’art, c’est encore la démarche d’Ar-
thur Danto dans La transfiguration du banal, est en profonde contradiction
avec la pratique effective des artistes, poètes, peintres, musiciens, qui dès la
fin du XVIIIe siècle se sont attaché à réintégrer dans la sphère de la création
de multiples pratiques culturelles de type folklorique, ce que la muséogra-
phie nommera les arts et traditions populaires. Ainsi, en 1806 déjà, Goethe
– dont l’influence sur le milieu artistique a été sans commune mesure avec
celle d’aucun esthéticien ou historien d’art – avait publié un article sur les
chants populaires allemands regroupés par Achim von Arnim et Clemens
Brentano sous le titre Des Knaben Wunderhorn. Il y avait insisté sur la gran-
de valeur poétique qu’il accordait à ce genre de poésie : « Le génie poétique
est parfait en lui-même, où qu’il apparaisse ; il se peut bien que l’imper-
fection du langage, de la technique extérieure, ou quoi que ce soit d’autre,
s’opposent à lui, il possède la forme intérieure, plus haute, et qui en fin de
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POÏETICA
compte domine tout »1. Comme il le déclare dans une de ses maximes : « Le
talent poétique est tout autant donné au paysan qu’au chevalier. Il importe
seulement que chacun assume son propre état et le traite selon son rang ».
Une veine ethnologique court ainsi dans tout l’art romantique, veine qui
ne s’exprime pas avec plus de force dans les tendances « primitivistes » de
primitivismes l’art moderne qui veut réconcilier l’art et la vie.
Si, de l’avis même des poètes et des artistes, le phénomène artistique
a pu paraître universellement accessible, il n’en reste pas moins que son
expression institutionnalisée, dont la légitimité ne cesse de faire problème, a
toujours été l’enjeu de luttes de pouvoir. A chaque époque le gouvernement
de l’art a été monopolisé par le groupe médiateur central, entendant par-là le
groupe social qui donne à un certain moment de l’Occident son esprit et son
style parce qu’il administre le sacré du moment. L’Eglise a administré Dieu
et le salut, les cours princières, la puissance et la gloire, les bourgeoisies,
la Nation et le Progrès, les entreprises multinationales le Profit et la crois-
sance, aujourd’hui les Médias le réseau de l’information et de la communi-
cation. Le porteur des valeurs d’Unification, c’est-à-dire du sacré social, est
aussi celui qui ponctionne le mieux les surplus économiques. Le principal
collecteur de plus-value collectionne les Images les plus valorisantes.
A partir de la mise en place du champ de production de l’art auto-
nome, au milieu du XIXe siècle, et jusqu’au milieu du XXe siècle, le monde
de l’art a été structuré par la mentalité bourgeoise et nationale de l’artiste
travailleur indépendant, libéral, inventif, défendu par des critiques et des
marchands qui, dans un contexte économique concurrentiel, répondaient
eux même à cette typologie.
Après la seconde guerre mondiale se met en place un nouvel ordre
mondial politique et économique. L’art moderne est devenu un enjeu public
essentiel dans la lisibilité idéologique des deux grands blocs Est et Ouest,
avec le paradigme réalisme pour l’un et le formaliste international pour
l’autre. La clef de voûte du nouveau système de « l’art de la liberté », à
l’image du nouveau libéralisme international qui se met en place, est, selon
marchands la terminologie de Raymonde Moulin, le « marchand-entrepreneur ». Ces
entrepreneurs « nouveau style » se distinguent des pères fondateurs (Paul
Durand-Ruel, Ambroise Vollard ou Daniel-Henri Kahnweiler) non seule-
ment par un usage différent du temps, mais par de nouvelles relations avec
les artistes, les instances culturelles et le public, dans un contexte où, à par-
tir des années 60, s’est développée l’action publique en faveur des artistes,
en même temps que les choix artistiques, au niveau national (ou fédéral), se
sont orientés vers les formes avancées d’art contemporain. C’est l’opposi-
tion entre deux conceptions du marché, l’une fondée sur l’éternité de l’art
et l’autre sur le « tourbillon innovateur perpétuel », l’opposition entre la
stratégie du temps long et des succès différés et celle du temps court et du
renouvellement continu. Cette nouvelle stratégie, jouant sur un temps rac-
courci, appelle un espace d’action socialement et géographiquement élargi.
Les nouveaux entrepreneurs ne refusent plus la commandite bancaire ni la
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POÏETICA
tôt, à des prix relativement faibles, un nombre élevé de pièces de chacun des
artistes représentatifs des mouvements auxquels ils s’intéressent. L’entrée
massive d’une nouvelle tendance dans une collection de référence con-
tribuant, dès avant l’entrée au musée, à l’officialisation d’un mouvement
artistique. Le grand collectionneur, étant généralement membre du conseil
d’administration d’un musée, facilite la reconnaissance institutionnelle des
artistes qu’il soutient. La corrélation des évaluations émises par les diffé-
rents acteurs économiques et culturels, est forte, au moins autant qu’ils in-
terviennent dans des secteurs homologues du champ culturel et du marché.
Tout se passe dès lors comme si les grands collectionneurs, détenteurs de
stocks importants, constituaient, avec les marchands une coalition ayant les
moyens de contrôler le marché, comme si ces acteurs s’organisaient pour
autoréaliser leurs propres anticipations de la valeur d’un artiste.
Le marché de l’art contemporain présente en effet depuis les années
marché de l’art 50 différents caractères opposés au modèle de concurrence efficace : il vit
selon des évènements particuliers ; il est épisodique et irrégulier ; il n’est
pas transparent, l’information qu’il livre étant toujours partielle, voire par-
self-fulfilling tiale ; enfin il est le lieu par excellence de ces anticipations au troisième de-
prophecies gré et de la prévision qui se réalise d’elle-même (self-fulfilling prophecies).
Le marché de l’art est un marché d’initié où le délit d’initié fait partie de
la règle du jeu à l’inverse des règles qui régissent la marché boursier ; un
paradis d’initié, faute de n’être un total paradis fiscal. L’un des phénomènes
les plus significatifs de ces dernières années est d’ailleurs le déplacement
du commerce de l’art des galeries vers les ventes publiques, corrélatif d’une
circulation accélérée des œuvres et d’un nouveau rapport à la collection.
Les années 80 ont vu l’influence des grands collectionneurs, les Tre-
maine, la baronne Lambert, Raymond D. Nasher (promoteur de centres
commerciaux), Panza di biumo, Charles Saatchi (publicitaire), Peter Lud-
wig (roi du chocolat), François Pinault (grande distribution, luxe), devenir
écrasante et quasi-monopolistique. Pour gérer leur collection, ces méga-
collectionneurs rémunèrent des conservateurs et, pour écrire, à partir d’elle
l’histoire de l’art, ils financent d’imposant catalogues. En achetant un très
grand nombre d’œuvres de mêmes artistes, ils en contrôlent l’offre, donc la
cote (c’est le cas de Damien Hirst, chouchou de Saatchi, ou de Jeff Koons,
soutenu par Pinault, notamment). Saatchi, fils du directeur d’une usine de
textile d’origine irakienne, est aujourd’hui à la tête d’une collection de plus
de 2500 œuvres issues de 350 artistes. Le publicitaire londonien a fait la
réputation de Carl Andre, Robert Ryman, Damien Hirst… et défait celle
de Sandro Chia. Harry Bellet le décrit : « Sorcier de la publicité, C.Saatchi
aime créer un marché, faire et défaire les réputations. L’artiste italien S.
Chia a eu du mal à se remettre du jour où C. Saatchi s’est défait de ses
tableaux en claironnant qu’il ne croyait plus en lui »1. A côté de ces « loco-
motives » du marché et, plus largement, du système tout entier, ces années
ont consacré le type nouveau du collectionneur affairiste, utilisant le marché
comme la bourse où il a d’ailleurs le plus souvent accru sa fortune.
1. Harry Bellet, Le marché de l’art s’écroule demain à 18h30, Nil Editions, 2001
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Dans ce système, les responsables des musées quant à eux sont, à leur
manière, des zinszins, ces investisseurs institutionnels, grandes compagnies
d’assurance, Caisse des dépôts, banques, organismes plus ou moins liés
aux autorités économiques et politiques qui pèsent opportunément sur les
grandes tendances du marché boursier. Si les conservateurs n’ont plus les
moyens financiers de faire les prix, il demeure que leurs choix servent d’éta-
lon de valeur, comme le soulignait Jean Baudrillard : « De même qu’il faut
un fonds-or, la couverture publique de la Banque de France pour que s’or-
ganisent la circulation du capital et la spéculation privée, il faut la réserve
fixe du musée pour que puisse fonctionner l’échange signe des tableaux. Les
musées jouent le rôle des banques dans l’économie politique de la peintu-
re »1. Comme l’a bien noté Marc Fumaroli, l’Etat culturel socialiste a connu
une dérive qui l’a fait passer de l’action culturelle à finalité de reconstruc- commercialisme
tion morale à la Malraux à un commercialisme culturel qui n’a souvent rien culturel
à envier au management commercial tout court, sauf les résultats. Le musée,
public ou privé, au centre de ce dispositif, est devenu une sorte de banque
centrale dans un monde de l’art sans étalon-or ni parités fixes.
Mais l’emprise de l’économie sur la production artistique s’exerce
aussi à l’intérieur même du champ à travers le contrôle des moyens de pro-
duction et de diffusion culturelle, et même des instances de consécration.
Il s’agit ici d’un problème global dont l’acuité est devenue évidente dès les
années 80 et les premières manifestations de la mondialisation, le problème
de la prise de pouvoir d’un nouveau « groupe médiateur central », pour
reprendre la terminologie de Régis Debray, celui de la communication et mondialisation
des médias. Les producteurs attachés à de grandes bureaucraties culturelles médias
(journaux, radio, télévision) sont de plus en plus contraints d’accepter et
d’adopter des normes et des contraintes liées aux exigences du marché et,
notamment, aux pressions plus ou moins fortes et directes des annonceurs ;
et ils tendent plus ou moins inconsciemment à constituer en mesure univer-
selle de l’accomplissement intellectuel les formes de l’activité intellectuelle
auxquelles leurs conditions de travail les condamnent (on peut penser par
exemple au fast writing et au fast reading qui sont souvent la loi de la pro-
duction et de la critique journalistique). fast writing
L’exclusion hors du débat public des artistes, des écrivains et des
savants est le résultat de l’action conjuguée de plusieurs facteurs : certains
ressortissent à l’évolution interne de la production culturelle – comme la
spécialisation de plus en plus poussée, tandis que d’autres sont le résultat de
l’emprise de plus en plus grande d’une technocratie qui, avec la complicité
souvent inconsciente des journalistes, pris aussi au jeu de leurs concurren-
ces, trouve une complicité immédiate dans une technocratie de la communi-
cation, de plus en plus présente, au travers des médias, dans l’univers même technocratie de la
de la production culturelle. Les forces d’inertie les plus profondes du monde communication
social, sans parler même des puissances économiques qui, notamment à
travers la publicité, exercent une emprise directe sur la presse écrite et par-
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POÏETICA
lée, peuvent ainsi imposer une domination d’autant plus invisible qu’elle ne
s’accomplit qu’à travers des réseaux complexes de dépendance réciproque.
Ces nouveaux maîtres à penser sans pensée monopolisent le débat
public au détriment des professionnels de la politique (parlementaire, syn-
dicalistes, etc.) ; et aussi des intellectuels ou des artistes qui sont soumis,
jusque dans leur univers propre, à des sortes de coups de force spécifique,
à la syntaxe sensationaliste du Spectacle. La culture devenue intégralement
marchandise doit aussi devenir la marchandise vedette de la société spec-
taculaire. Le faux choix dans l’abondance spectaculaire, choix qui réside
spectacle dans la juxtaposition de spectacles concurrentiels et solidaires comme la
juxtaposition des rôles (principalement signifiés et portés par des objets)
qui sont à la fois exclusifs et imbriqués, se développe en lutte de qualités
fantomatiques destinées à passionner l’adhésion à la trivialité quantitative.
Ainsi renaissent de fausses oppositions archaïques, des régionalismes ou
des intégrismes identitaires chargés de transfigurer en supériorité ontolo-
gique fantastique la vulgarité des places hiérarchiques dans la consomma-
tion. L’étiquette publicitaire donne des couleurs fantasmatiques spécifiées
à l’uniformité du réel consumériste de la « vidéo sphère ». CNN contre
Al Jazira ? Ainsi, de manière paradoxale, dans le monde de l’art actuel,
l’hétérogénéité stylistique revêt d’abord la figure d’une homogénéité de la
diversité. Cette diversité homogène, où tout est différent et pourtant tout
est toujours pareil, est celle même qui correspond à la culture véhiculée par
les médias, les agences de presse, les quelques groupes-mammouths de la
communication, cette culture planétaire qui est consommée par les élites de
pouvoir, multinationales qui se ressemblent de plus en plus dans leurs goûts,
leurs loisirs, leurs pratiques de consommation, y compris culturelle, et leur
cosmopolitisme. Aussi tous ceux qui exaltent ce vacarme mass-médiatique,
le sourire imbécile de la publicité, l’oubli de la nature, l’indiscrétion élevée
au rang de vertu, il faut les appeler : « collabos du moderne ».
La décrue des images en simples sigles a en effet été rythmée par le
passage de la réclame (vanter les qualités d’un objet) à la publicité (flatter
les désirs d’un sujet). Elle a accompagné le transfert des priorités, dans
l’ordre médiatique, de l’information à la communication (ou de la nouvelle
Art et publicité au message) ; dans l’ordre politique, de l’Etat à la société civile, du parti au
réseau, du collectif à l’individu ; dans l’ordre économique, d’une société de
production à une société de services ; dans l’ordre des loisirs, d’une culture
d’avertissement (école, livre, journal) à une culture de divertissement, et
dans l’ordre psychique, de la prédominance du principe de réalité à celle
du principe de plaisir. Tout cela débouche sur un ordre nouveau, complet
et cohérent. Dès lors que le désir supplante le besoin et que la marchandise
atteint son « stade esthétique », créatifs et créateurs fusionnent. Art et Pub
même combat. La promotion de l’œuvre devient l’œuvre, l’art est l’opéra-
tion de sa publicité. Les artsites contemporains intègrent automatiquement
cet autre, ce terminal qu’est la demande de masse, cette fatalité massive de
la banalité. En reniant ses propres principes d’illusion, de symbolisme, pour
performance devenir une performance, une performance d’installation, voulant récupé-
rer toutes les dimensions de la scène, de la visibilité, se faire extrêmement
opérationnel lui aussi, par cette espèce de visibilité forcée, l’art contempo-
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rain entre alors dans le même champ que les médias, que la publicité. Il ne
s’en distingue plus. Peut-on encore parler d’art ? Le développement à Soho,
dans le milieu des années 80, d’un marketing agressif et d’une publicité hy- hype
perbolique (hype) a introduit, dans le marché de l’art, des méthodes familiè-
res au marché des variétés, le show-biz. L’art américain de cette période le
plus proche des graffiti et le plus chargé de thèmes médiatiques, a d’ailleurs
fait une entrée fracassante sur le marché avant d’avoir droit de cité dans les
musées et les circuits culturels américains, avant même d’avoir obtenu le
feu vert de la critique journalistique. L’image publicitaire impose ainsi sa
loi, elle est devenue le médiateur central, véritable lieu du Sacré contem-
porain c’est-à-dire le principe d’unité d’un nouveau collectif globalisé. Le sensationnalisme
sensationnalisme est aujourd’hui le meilleur vecteur d’impact médiatique
donc de « qualité artistique ». Quelques dizaines d’artistes maîtrisant les
ficelles de la communication, ont su mettre à profit cette nouvelle donne.
Epaulés par quelques gourous influents (grands collectionneurs, marchand,
conseillers, commissaires-priseurs…), ils ont vu leur cote monter en flèche.
Certains, comme le journaliste Harry Bellet, n’hésitent pas à parler d’enten-
te tacite… Une poignée d’avant-gardistes mène la danse. Comme l’Améri-
cain Jeff Koons et ses photographies porno-kitch avec la Cicciolina. Le Bri-
tannique Damien Hirst est lui aussi connu pour ses frasques dont raffolent
les médias ; Il a notamment réalisé un moule transparent de sa tête qu’il a
rempli de son propre sang. L’italien Maurizio Cattelan s’est également illus-
tré à plusieurs reprise par ses coups d’éclat destinés à le faire sortir du lot. auctioneers
Son mannequin du pape écrasé par une météorite, « la Nona Ora », exposé
dans une galerie de Varsovie en 2000, a provoqué un tollé ; ce parfum de
scandale a attiré les foules, un an plus tard, lors d’une vente chez Christie’s
à New York où son vendeur a pu réaliser une belle plus-value. Les auctio-
neers ont également compris tout l’intérêt financier de médiatiser une vente
aux enchères. Les médias font monter la pression sur les enchérisseurs et,
au final, exploser les prix. Les acheteurs eux même peuvent profiter de la
médiatisation sensationnaliste d’une vente record. Ainsi, grâce à la média-
tisation de la vente des Tournesols, l’assureur japonais Yasuda a trouvé de
nouveaux assurés et a rentabilisé son investissement.
Le dernier grand bouleversement du monde de l’art a bien été cette maisons
monté en puissance, dans les années 90, des grandes maisons de ventes aux de ventes
enchères, Sotheby’s, Christie’s et Phillips. Disposant d’un vivier d’ache-
teurs-collectionneurs, entretenu par une savante politique de relations
publiques, et d’un fichier d’experts, historiens ou conservateurs de musée
intervenant comme conseils, qui garantissent au mieux les prix et l’origine
des pièces vendues (non sans certaines bavures !), ces maisons, intégrées à Arnault - Pinault
de grands groupes industriels multinationaux (LVMH de Bernard Arnault
pour Phillips, Artémis de François Pinault, pour Christie’s) représentent marché globalisé
bien l’état quasi achevé de la globalisation du marché de l’art et du luxe. du luxe
Dans un marché qui ne fonctionne plus comme une juxtaposition de mar-
chés nationaux communiquant plus ou moins bien entre eux, mais comme
un marché global, les mécanismes économiques et techniques de la mon-
dialisation des transactions et la « financiarisation » accrue des économies
interdépendantes ont exercé une influence décisive sur la structure et le
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l’art moderne (d’où l’enjeu). Loin d’y reconnaître seulement des citations
plus ou moins cryptées, et qui demanderaient à être interprétées comme
telles, on a voulu y trouver la preuve d’un manque étonnant d’imagination
de la part du peintre, auquel le « sujet » aurait en définitive moins importé
que la manière de le traiter. Ceux toutefois qui soulignent l’aspect parodi-
que de ses tableaux, le côté « farce » ou « blague d’atelier » du « railleur à
Tortoni », s’approchent sans doute mieux de ce qui correspond ici au travail
effectif de l’art.
On a vu plus haut comment les artistes et les poètes du début du XIXe
siècles ont revendiqué l’autonomie de leur pratique dans un contexte politi-
que et économique où l’argent autant que l’institution académique semblait
un frein à leur liberté de création. « L’art pour l’art » relevait non pas d’un
rejet de toute préoccupation hétéronome au domaine artistique mais bien
d’un positionnement éthique décalé, renvoyant dos à dos les prédications
moralisantes de la bourgeoisie conservatrices et celle des militants socialis-
tes. Pour peu qu’on prête attention à ce qu’ils nous en ont dit, les poètes et
les artistes qui ont fait l’art moderne semblent s’être tenu à cette stratégie de
positionnement dynamique comme décalage éthique. Qu’on n’oublie pas ce
que Picasso déclarait dans une interview restée célèbre en 1945 : « La pein-
ture n’est pas faite pour décorer les appartements. C’est un instrument de
guerre offensive et défensive contre l’ennemi ». On peut même se demander
si, à partir de 1948, la part de son travail qui s’exerce en dehors de la pein-
ture, et qui débouche sur un art de l’objet, ne porte pas une délectation ironi-
éthique du décalage que sur l’art, telle que « l’ennemi » pourrait bien être devenu l’institution de
l’art elle-même ? Cela annonce le propos du peintre rapporté par Malraux
plus tard : « Il faut tuer l’art moderne – pour en faire un autre »1 .
Dès 1911 Kandinsky rejetait toute idée d’un formalisme des arts plas-
tiques : « La peinture est un art et l’art dans son ensemble n’est pas une
vaine création d’objet qui se perdent dans le vide, mais une puissance qui
a un but et doit servir à l’évolution et à l’affinement de l’âme humaine, au
mouvement du triangle. […] Et dans les périodes où l’âme est engourdie
par des visions matérialistes, par l’incrédulité, et par les tendances pure-
ment utilitaires qui en découlent, dans les périodes où elle est négligée,
l’opinion se répand que l’art « pur » n’existe pas pour des buts déterminés
de l’homme, mais qu’il est sans but, que l’art n’existe que pour l’art (l’art
pour l’art) »2.
En 1920, Paul Klee avait lui aussi l’occasion d’exprimer clairement sa
conception de la vie des formes et de son éventuelle autonomie notamment
par rapport au champ littéraire : « Dans le “ Laocoon ” (nous y gaspillâ-
mes naguère pas mal de juvéniles réflexions), Lessing fait grand cas de la
différence entre art du temps et art de l’espace. Mais à y bien regarder, ce
n’est là qu’illusion savante. Car l’espace aussi est une notion temporelle »3.
L’ensemble de ses recherches formelles, loin d’être un but en soi, se fonde
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net et son ami Baudelaire : « il suffit de feuilleter le mince recueil des Fleurs
du Mal, d’observer la diversité des sujets de ces poèmes, d’en rapprocher la
diversité des motifs qui se relève dans le catalogue des œuvres de Manet… »
Il ajoute : « Un homme qui écrit Bénédiction, les Tableaux Parisiens, les
Bijoux, et le Vin des Chiffonniers, et un homme qui peint tour à tour Le
Christ aux Anges, et l’Olympia, Lola de Valence et Le Buveur d’Absinthe,
ne sont pas sans quelque profonde correspondance ». Bien sur par son style
dépourvu de toute éloquence Manet impose une sorte de silence par rapport
à ses sujets mais il ne s’agit pas d’une indifférence à la signification de ce
sujet telle qu’a pu la concevoir Malraux et après lui la tradition formaliste
de l’art moderne. Si pour Malraux L’Exécution de Maximilien : « C’est le
Trois Mai de Goya, moins ce que ce tableau signifie », pour Manet et ses L’Exécution
contemporains cela reste un événement contemporain aux fortes implica- de Maximilien
tions politiques, la conclusion piteuse d’un conflit dans lequel le gouverne-
ment de la France s’était largement engagé. C’était bien Napoléon III qui,
en 1863, avait persuadé l’archiduc d’Autriche d’accepter la couronne du
Mexique. Ce furent bien les troupes françaises du Général Forey puis de
Bazaine qui, malgré l’opposition des républicains, s’installèrent en maître
du pays pour soutenir un empereur en butte à l’hostilité de la population.
Et c’est après le lâchage français, sous la pression des Etats-Unis, que les
forces républicaines de Benito Juàrez mirent fin à la colonisation et exécu-
tèrent Maximilien. L’exécution de Maximilien est l’illustration de cet échec
de l’impérialisme colonial de Napoléon III. Et son traitement dénué de toute
éloquence héroïque redouble l’ironie de ce minable dénouement des ambi-
tions impériales. Le lâchage français constituait pour Manet le véritable acte
d’exécution de Maximilien, d’où le remplacement des costumes mexicains
des bourreaux par ceux de l’armée française. Le sujet était suffisamment
fort pour que Manet consacre beaucoup de temps et d’énergie, entre l’été
1867 et l’hivers 1869, à peindre trois très grandes toiles et à préparer une
grande lithographie sur le thème. Les autorités, quand elles eurent vent du
projet ne s’y sont pas trompées : en janvier 1869, Manet recevait une lettre
officieuse de « l’administration », vraisemblablement le ministère de l’in-
térieur qui s’occupait de la censure, et notamment celle des estampes et des
imprimés par la voie du dépôt légal. Elle lui faisait savoir que son tableau
serait refusé au prochain Salon, et l’impression ou la diffusion de sa litho-
graphie interdite. Engageant son ami Zola à rendre l’affaire publique dans
la presse, l’écrivain donne une note dans la Tribune du 4 février 1869 ou il
insiste sur le contenu politique des œuvres : « Mr Manet, qui aime d’amour
la vérité, a dessiné les costumes vrais, qui rappellent beaucoup ceux des
chasseurs de Vincennes.
Vous comprenez l’effroi et le courroux de messieurs les censeurs.
Eh quoi ! un artiste osait leur mettre sous les yeux une ironie si cruelle, la
France fusillant Maximilien ! ». L’affaire ne s’arrêta pas la, mais se com-
pliqua d’une tentative de saisie et de destruction de la pierre lithographique
dont La Chronique des Arts se fit l’écho en défense de la liberté de pensée
et d’expression :
« UNE IMPORTANTE QUESTION DE DROIT
Nous recevons la lettre suivante :
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à s’attaquer, sur tous les modes, y compris celui de l’ironie, aux idées fixes
que Stirner, philosophe de l’anarchisme individualiste, avait pointées dans
les adhésions collectives et qui ne sont que des fantômes : État, armée, jus- Félix Fénéon
tice, Église… :
« Le masque d’insouciance de la vieille société nous irrite comme
une grimace obstinée et l’envie nous prend d’ébrécher un peu le râtelier de
cette bonne dame qui a gardé toutes ses dents, rien que pour modifier dans
un sens de douleur son sourire trop jeune »1.
On perçoit ici l’un des grands thèmes de l’esthétique libertaire qui
consiste à dissocier le beau du joli. Déjà chez Kant l’idéal du beau était à
rechercher non pas dans le jugement de goût pur mais bien dans le sublime
dont il soulignait le caractère moral. Avec la Liberté comme paradigme mo-
ral de l’esthétique, la pensée libertaire met à jour la valeur éthique poten-
tielle du laid lorsqu’il dénonce les beautés symptômes d’un asservissement
économique, social, politique… Toute la théorie esthétique marxiste, dans
sa tentative d’atténuer la sentence définitive de Marx déclarant que : « l’art
est le point culminant du capitalisme » , partagera cette exigence morale.
Ainsi encore chez Adorno : « Pour subsister au milieu des aspects les plus éthique du laid
extrêmes et les plus sombres de la réalité, les œuvres d’art qui ne veulent pas
se vendre pour servir de consolation doivent se faire semblables à eux ».
Pour Fénéon la Liberté, principe philosophique et politique, devait
s’exprimer sous toutes ses formes, au cœur de la vie autant que dans l’art.
D’où sa défense du vers libre en littérature (il édite à La Vogue Les Illumi-
nations et Une saison en enfer de Rimbaud, dont il avait sans doute déjà ap-
précié les poèmes ouvertement communards : « Chant de guerre parisien »,
« Les Mains de Jeanne-Marie » ou « Paris se repeuple ») ; d’où également
, en art, son exigence d’indépendance devant toutes les écoles. En 1883, il
fondait la Libre Revue puis l’année suivante la Revue Indépendante où il
exprimait ses convictions anarchistes : « La Patrie n’est qu’une entité aussi
creuse, aussi vide, que Dieu, que la Société, l’Etat, la Vertu, la Morale,… ».
C’est ce sens fort d’indépendance que revendiquent ses amis peintres, Seu-
rat et Signac – aux opinions anarchistes affichées – lorsqu’ils organisent en
1884 le Salon des Indépendants, « ni jury, ni récompense » . Fénéon ne s’y
trompe pas : « Aux artisses Indépendants, pas de ces foutaises de jugeries
et de votailleries.[…] Vive la liberté, mille dieux ! Dégobillons sur les lois,
décrets, règlements, ordonnances, instructions, avis, etc. Foutons dans le
fumier bouffe-galette, jugeurs et roussins : les cochons qui confectionnent
les lois, les bourriques qui les appliquent et les vaches qui les imposent.
Oui, faire ce qu’on veut, y a que ça de chouette ; en Art comme dans la
vie. Et merde pour l’Ecole des beaux-arts : c’est encore une guimbarde
qu’il faudra foutre à cul, comme toutes les académies, tous les instituts et
les autres rouages de la sacrée cochonne de gouvernance »2. Et encore en
1908, Maurice Denis, regrettant qu’il « soit devenu de bon ton d’envoyer
aux Indépendants : cela est même très faubourg Saint-Germain », rappelait
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(qu’est-ce donc qu’elle ne solennise pas ?), les coïncidences des sexes. Elle
a monopolisé le droit à l’accouplement ; elle l’a socialisé comme le reste et
a préparé contre les délinquants tout un assortiment d’excommunications.
Or, dans l’espèce (il sourit) la nature, joliment inconsciente et aimablement
anonyme, se contente d’être polygame »1. Lautrec confirmait ce rejet du
mariage : « On ne regrette vraiment le célibat qu’a la campagne ». Dans
le n° 92 de la Revue Blanche (1e avril 1897) Paul Robin exprimait cette
même morale sexuelle libertaire dans des termes d’une étonnante moder-
nité, suggérant la liberté sexuelle autant que la « liberté de la maternité » :
« L’exercice sexuel dont votre moralité fait une passion méprisable est un
besoin tout aussi respectable que le besoin de se nourrir et de s’abriter.
L’abus en est fâcheux, mais beaucoup moins que la privation. […] Le seul
moyen de laisser aux adultes la vraie moralité, c’est de supprimer toutes les
lois surannées qui, d’une manière ou d’une autre, entravent la satisfaction
de leurs besoins sexuels. L’Humanité est majeure, cessez de lui imposer vos
lisières. Elle veut et conquerra à court terme, malgré toutes vos parlottes,
sa liberté tout entière.
Mais si elle jouissait sans précaution de sa liberté sexuelle, les maux
dont nous souffrons aujourd’hui, de par la surpopulation universelle, s’ac-
croîtraient dans une proportion effroyable, la population s’accroissant
encore plus vite qu’aujourd’hui. Le complément indispensable de la liberté
de l’amour est la liberté de la maternité ». Depuis les années 1880 Lautrec
avait pu s’imprégner des idées libertaires au cabaret de Salis, le Chat Noir,
puis au Mirliton d’Aristide Bruant avec qui il se lia d’amitié. Il réalisa plu-
sieurs œuvres pour illustrer ses chansons, réalisa pour lui une affiche, et des
dessins, dont un pour la couverture de son journal Le Mirliton, une modiste
abordée par un Monsieur, dont le thème était explicité par cette légende :
« - Quel âge as-tu, petite ?
- Quinze ans, M’sieur…
- Hum !…déjà un peu vieillotte »
La prostitution des petites filles était d’ailleurs un chapitre important
de l’histoire des plaisirs parisiens, les faits divers étaient nombreux. Ainsi,
en novembre 1890 par exemple, un général russe ayant été assassiné par un
anarchiste, l’enquête révélait qu’il était un habitué d’une maison de la rue
de Rome que fréquentaient des fillettes de 12 à 14 ans. Ce thème sera repris
par Lautrec dans deux lithographies : le petit trottin et les vieux messieurs.
L’importance chez Lautrec de l’illustration satirique est aussi un des
éléments caractéristiques de l’esthétique libertaire. On sait le rôle qu’ont
tenu dans son œuvre la lithographie et l’affiche. Nietzsche avait déjà souli-
gné la dimension épistémologique du rire, sa valeur libératoire : « L’intel-
lect chez la plupart est une machine embarrassante, sinistre et grimaçante,
que l’on désespère de mettre en marche : ils parlent de “ prendre la chose
au sérieux ” dès qu’au moyen de cette machine ils s’avisent de travailler et
de bien penser – Oh ! que de pénibles efforts doit leur coûter l’acte de bien
penser ! L’aimable brute homme perd à chaque fois sa bonne humeur, à ce
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qu’il paraît, quand elle se met à bien penser ! elle se fait “ sérieuse ” ! et
“ là où ne prévalent que rire et gaieté, on pense à tort et à travers ” – tel
est le préjugé de cette brute sérieuse à l’égard de tout “ gai savoir ”. – Eh
rire bien ! montrons que c’est un préjugé ».
Déjà toute l’esthétique romantique considèrait, avec Schlegel, que
l’ironie – affirmation d’une force capable de surmonter la distinction entre
sérieux et non-sérieux, entre fini et infini, et de faire accéder à une « poésie
transcendantale » – comme « l’impératif catégorique du génie ». Kierke-
gaard, qui définit l’ironie comme une étape négative ( Le concept d’ironie,
1841) insiste sur la profondeur de ce moment : car jamais l’existence ne
s’abandonne vraiment à la simple succession des sensations. Le rire, selon
Baudelaire est « signe d’une grandeur et d’une misère infinie ». Son carac-
tère « double, contradictoire » en fait un geste de fracture et de « protesta-
tion contre la nature ». La caricature est pour lui l’une des manifestations
les plus intéressantes de ce « bizarre » qu’il estime constitutif du beau (« le
beau est toujours bizarre ») : il alla jusqu’à ériger en principe esthétique
général l’idée d’excès ou d’exagération caractéristique des eaux-fortes de
Goya, et qui est en usage de façon systématique dans la caricature de Dau-
mier, autant que dans les eaux-fortes de Manet.
Il retrouvait par là l’expression traditionnelle du grotesque dont le
fond d’édification morale s’est particulièrement exprimé dans les analogies
entre l’homme et les animaux. Les fables d’Esope, les Métamorphoses
d’Ovide, L’âne d’or d’Apulée sont quelques exemples de cet usage d’un
symbolisme moral des animaux que les sciences de l’époque cherchaient
déjà à cerner. La tradition attribue à Aristote la formule définissant la phy-
caricature siognomonie comme « la science des passions naturelles de l’âme et des
répercussions qu’elles font subir au corps en se changeant en signes de
physionomie ». En fait on ne trouve que de rares mentions dans Aristote ; le
animaux corpus s’est constitué dans son entourage, a été développé au IIe siècle de
notre ère par le Pseudo-Aristote, le sophiste Polémon de Laodicée et au IV e
siècle par un médecin juif, Adamantius, puis abrégé par un écrivain byzan-
physionomonie tin appelé le Pseudo-Polémon. De Polémon vient une version latine, du IIIe
ou du IV e siècle, dite du Pseudo-Apulée, connue au Moyen-Âge. Mais en
même temps, ce tronc commun d’origine grecque est enrichi par les apports
de la science arabe qui ajoute à la base aristotélicienne et médicale de la
tradition grecque un ensemble de croyances astrologiques et occultes qui
exercent, elles aussi, une forte influence sur l’Occident médiéval. Ainsi le
Moyen-Âge a retrouvé les physiognomonies gréco-romaines directement
et par l’Islam. Polémon, dont le chapitre II traite de la ressemblance de
l’homme avec les animaux, des caractères des deux sexes et de la façon de
déduire le caractère de l’homme d’après sa ressemblance avec l’animal, a
été traduit en arabe dès le Xe siècle. Et c’est aux Musulmans que l’on doit
une version abrégé du traité d’Aristote ( Sirr-al-Asrâr ou Secret des Secrets
), sous forme d’une lettre à Alexandre, où le philosophe conseille le roi pour
le choix de ses ministres, de ses amis et de ses esclaves. Mais la physiogno-
monie arabe avait aussi sa propre tradition avec une abondante littérature,
notamment le manuel de médecine ( Al-Tibb al-Mansûrî ) de Rhazès qui lui
consacre cinquante-huit chapitres. L’occident a recueilli plusieurs de ces
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plus doctes ou des concepts profonds des philosophies antiques ». Concer- grotesques
nant les animaux réels, légendaires et monstrueux leur rôle est de « raison-
ner de leur nature dans les sentiments humains, tout en étant disposés au
milieu de guirlandes et de fils de nature fragile ou variable, comme afin
d’illustrer les choses morales, les choses certaines, les fausses, les vraies,
les choses stables, effrayantes, timides, douteuses et vacillantes, les choses
vaines, plaisantes, irritantes ou flatteuses ». L’interprétation du monde ani-
mal, continue du Physiologus aux bestiaires médiévaux et dont Valeriano
venait de faire la somme dans ses Hieroglyphica (1556), est donc appli-
quée aux petites figures réelles et fabuleuses des grotesques. De la même
manière, revenant sur le problème du sens des grotesques, Lomazzo, dans
son Trattato (Milan, 1584) en donne une vision plus précise et plus concise,
qu’il relie aux emblèmes et aux imprese : « Avec celles-ci on peut, de ma-
nière gracieuse, désigner la lasciveté dans le satyre ou la femme nu […], le
caractère vil de l’amante dans la beauté de la sirène, la prudence dans la
sphinge, et tous les autres concepts sous de semblables apparences, à l’ins-
tar de peintures sacrées ». En 1586, Giambattista Della Porta, passionné
de magie et de physique, publie son traité, la Physiognomonie humaine,
fondé sur le corpus traditionnel, enrichi de ses connaissances d’anatomie et
de médecine. Le sous titre explique fort bien le programme de l’ouvrage :
« Le physionomiste ou l’observateur de l’homme, considéré sous le rapport Della Porta
de ses mesures et de son caractère, d’après les traits du visage, les formes
du corps, la démarche, la voix, le rire, etc., avec des rapprochements sur
la ressemblance de divers individus avec certains animaux ». La clarté du
développement, les nombreuses illustrations, les références aux portraits de
personnages de l’Antiquité dont le caractère était connu par les textes, com-
me les empereurs romains, les comparaisons familières avec les animaux,
expliquent la diffusion et l’influence du livre. Les éditions se succèdent à
Naples (1588, 1598, 1602, 1603, 1610, 1612…), à Venise (1644), à Hano-
vre (1593), à Bruxelles (1601), à Leyde (1645). En France ces spéculations
furent diffusées par les traductions de Della Porta, à Rouen en 1655 et à
Paris en 1660, mais aussi par Marin Cureau de La Chambre, médecin du
roi, qui publie en 1660 L’Art de connoistre les hommes. C’est cette lecture
physiognomonique moralisante qui faisait tout l’intérêt et la saveur des ca-
priccii d’Arcimboldo comme le met bien en évidence Gregorio Comanini,
prédicateur célèbre, théologien et théoricien d’art Milanais, dans son traité
Il Figino (1591) : « Pour représenter le front, avec lequel l’homme, alors
qu’il est heureux, fait parfois semblant de souffrir, et alors qu’il déteste, fait
semblant d’aimer, Arcimboldo a choisi le renard, animal plein de ruse, et l’a
placé au milieu des autres animaux. Pour former la joue, siège de la pudeur,
il a choisi l’éléphant, dont Pline écrit, au livre VIII de l’Histoire naturelle,
que la pudeur est merveilleuse parce que, vaincu, il fuit la voix de son vain-
queur et ne s’accouple jamais en public, mais seulement en des endroits où Arcimboldo
il ne peut être vu. Du loup, on lit que certains poils de sa queue contiennent
un poison d’amour et, parmi les loups, on distingue encore des loups-cer-
viers qui ont une vue particulièrement perçante. C’est pourquoi il s’est servi
d’un loup pour former l’œil, qui a le pouvoir d’empoisonner d’amour les
cœurs et qui est l’organe de la vue. Théophraste, selon Pline, écrit que les
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rats ont rongé jusqu’à du fer dans une île de la mer Egée ; le peintre s’en
est servi pour représenter la lumière de l’œil qui ronge et dompte les esprits
les plus endurcis avec les passions amoureuse […]. Mais du bœuf qui forme
la gorge, je vais vous raconter une moralité très édifiante, à laquelle Ar-
cimboldo fait parfaitement allusion. Seul le bœuf, de tous les animaux, peut
marcher à reculons (au moins selon Garamanti) pour paître ; Pline l’écrit
au livre VIII de l’Histoire naturelle. Ce bœuf donc, choisi par Arcimboldo
pour la gorge, signifie qu’un gros mangeur ou buveur ne vit pas en homme
et ne prend pas le chemin de la vertu, mais marche à reculons, tournant le
dos à ses propres fins comme une véritable brute. La peau enfin est celle du
lion d’Hercule et celle de l’ordre de la Toison d’Or ; en couvrant la poi-
trine, elles montrent que c’est grâce à la force et à l’effort qu’on acquiert
honneur et gloire ».
Au XVIIe siècle le Traité des passions de Descartes révolutionne
la théorie physiologique en situant le siège des passions non plus dans le
cœur mais dans la glande pinéale du cerveau. Il explique sa physiologie des
passions par les esprits, « un certain air ou vent très subtil » contenu dans
Descartes les cavités du cerveau, où ils arrivent avec le sang et où leur cours ressent
l’action de l’âme, logée dans la petite glande. Descartes appelle ces esprits
« esprits animaux ». A partir de ces données Le Brun renouvelle la physio-
gnomonie traditionnelle selon une approche géométrique méthodique de
l’analyse des visages rapportés aux animaux dont les illustrations gravées
connurent une diffusion importante jusqu’au XVIIIe siècle, on l’on voit,
vers 1770, avec les travaux du naturaliste hollandais Camper, se renouve-
ler l’intérêt pour les études des passions et pour la physiognomonie et leur
intégration définitive dans l’anthropologie moderne. A la même époque
commence à paraître l’ouvrage encyclopédique de Johann Kaspar Lavater
en allemand puis en français (Essai sur la Physiognomonie, La Haye, 1781-
1803 et L’Art de connaître les hommes, Paris, 1806-1809). Deux hommes
Lavater illustres, Chodowiecki et Goethe, ont étroitement collaboré à cette œuvre,
le premier pour les illustrations, le second suivant de près l’enquête voire
l’orientant. Après avoir traité séparément, mais sur le même plan et en
utilisant les même systèmes d’analyse, la physiognomonie des hommes et
celle des animaux, Lavater finit par faire état d’une théorie évolutive qui
réintègre l’animalité à l’homme sur le mode historique en proposant une
échelle de l’angle facial, qu’il nomme « la ligne d’animalité », où l’on voit
un développement qui , à partir de la grenouille aboutit au profil d’Apollon.
A Lavater succède le docteur Gall (1758-1828), qui crée une nouvelle bran-
che scientifique, la phrénologie, dont le système consiste à reconnaître les
aptitudes des hommes et des bêtes dans la configuration du crâne, le moule
Gall du cerveau. L’image morale y est comme enregistrée dans les dispositions
des bosses, des cavités, des plans de la boîte osseuse. Les rapprochements
avec la faune étant à la base de la méthode, la topographie est analogue, et
leur action est identique. Dans leur diversité de conceptions et de méthodes,
Camper, Lavater, Gall ne font bien que ranimer et développer le sentiment
ancien d’une étroite communauté des formes, des caractères, des facultés
et des passions de la nature animée. La vieille pensée occulte qui a grandi
autour de l’homme se renouvelle dans les recherches positives, mais sans
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Ceux-ci sont si variés qu’il serait long d’en limiter le programme. Bon nom-
bre ont été énuméré, mieux que nous ne saurions, ici même par M. Thadée
Natanson au sujet de Toulouse-Lautrec :
“ Perfection des muscles, des nerfs, de l’entraînement, de l’adresse,
d’un métier, d’une technique : … les luttes à mains plates, les courses de
chevaux, les vélodromes, le patinage, la conduite des voitures, la toilette
féminine, l’opération conduite par un grand chirurgien, … une taverne, un
bal, un public, … un ivrogne connaisseur en boisson, … un explorateur qui
a mangé de l’homme, … un produit d’une chatte et d’un écureuil, … un voi-
lier vous emportant sous le vent, … une rixe entre buveurs, … l’enterrement
du pape … ”
Tous ces gestes et même tous les gestes, sont à un degré égal es-
thétiques, et nous y attacherons une même importance. Une dernière au
Nouveau-Cirque réalise autant de beauté qu’une première à la Comédie-
Française »1.
Ce « programme » libertaire, programmatique a-programmatique
s’il en est, qui vise à consommer la fusion entre l’art et la vie, alors que
l’esthétique objective des historiens et des philosophes de l’art de tradition
kantienne persistent à vouloir définir dans l’objet d’art lui-même une qualité
intrinsèque qui le transfigure en œuvre, sera l’une des lignes de force de tout
l’art moderne depuis l’usage d’objet dans les collages cubistes jusqu’aux
ready-mades, aux objets trouvés surréalistes, à l’art naïf ou brut, à l’impli-
cation du corps même de l’artiste, à la théâtralisation festive d’actions artis-
tiques, etc. Mais cet héritage n’est resté vivant et signifiant que tant qu’il se
développait dans un cadre de réception dont la structure idéologique restait
celle du monde quotidien. Avec, dans les années 60, le développement d’un
activisme muséal en prise directe sur la création et dont la structure pseudo
scientifique calquée sur le modèle du laboratoire distancie automatiquement
toute création et la vide de tout le sens subversif que la tradition dada met- activisme muséal
tait dans ses « gestes », l’art se stérilise, le discours muséographique qui en
fait l’anatomie, y compris quand il fait l’anatomie de l’art qui se veux en
fusion avec la vie, ce discours des spécialistes ne peut se construire que sur
la destruction d’un phénomène dont il étudie les vestiges. En entrant dans le
musée toute œuvre contemporaine de ce type perd son sens et la pertinence
morale qu’un Picasso, un Duchamp, un Dubuffet mettaient dans leurs actes
artistiques.
Ce dernier, dont toute l’œuvre est empreinte de cet esprit de charge
satirique jusque dans ses choix formels, se réclamait d’ailleur de l’anarchie.
Asphyxiante culture est un des rares brûlots anarchistes de la fin du XXe
siècle que l’on puisse comparer aux pamphlets de la fin du XIXe. Dans une Dubuffet
lettre à Henri Poulaille, l’auteur anarchiste des Damnés de la terre, datée
du 1er novembre 1970, il déclarait : « Mes propres impulsions ont toujours
été, je crois, celles qui constituent la position de l’anarchisme – avec un vif
goût des fraternités chaleureuses – bien que je n’aie jamais eu l’occasion
de fréquenter les milieux d’anarchistes, et que je ne connaisse que de façon
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découvrit Alcools, et sa revue Les soirées de Paris, que le jeune Tristan Tza-
ra a pu basculer naturellement d’un symbolisme onirique nourrit de Maeter-
linck, Verhaeren ou Laforgue, qu’il promouvait, à Bucarest, dans sa revue
Simbolul, vers ce symbolisme satirique qui lui ouvrait les portes de Dada.
Aussi bien M. Antipyrine où Mr Aa l’antiphilosophe, l’Antitête sont-ils des
enfants naturels du docteur Faustroll, pataphysicien, ou de Mr Teste.
De même que les sources de Dada sont à chercher dans l’esthétique
symboliste libertaire, celles de l’abstraction relèvent du même courant de
pensée. Fénéon, que l’histoire formaliste s’escrime à considérer comme le
premier critique d’art à élaborer une approche purement formelle des œu-
vres d’art a pourtant explicitement tenu à inscrire le néo-impressionnisme
dont il élaborait les contours théoriques dans la mouvance symboliste, ce abstraction
qui ne laisse pas de rendre perplexe les commentateurs. Dans L’art symbo- symbolisme
liste, 1889, Georges Vanor expose l’interprétation de Fénéon sur les rela-
tions entre le symbolisme et l’art de Seurat : « Imbu littéralement qu’une
œuvre doit être cyclique et en harmonie complète, il reconnut l’application
de ces idées dans les œuvres de Pissaro, Seurat, Signac, etc. Il nous révèle
que sur cette idée générale qu’un tableau doit être inspiré de la nature,
et reproduire les réactions intimes du décor dans un ensemble orchestré,
ces peintres créèrent une technique discontinue […] ; ils obtiennent […]
des tableaux complètement inscrits dans le cadre en tant qu’harmonie au
lieu d’être comme la copie d’un bout de nature commencé et limité sans
raison – théorique ». Et de donner bientôt une définition de l’art symboli-
que : « …l’art est l’œuvre d’inscrire un dogme dans un symbole humain et
de le développer par le moyen de perpétuelles variations harmoniques »,
conception goethéenne de l’œuvre d’art comme tout organique, harmoni-
que que l’artiste doit symboliser par le style. Entraîné par Fénéon, George
Vanor enlève à Redon et à Gauguin que concerne la première partie de sa
phrase, le pouvoir d’exprimer de « perpétuelles variations harmoniques »,
car c’est ici du peintre néo-impressionniste qu’il s’agit. De la même ma-
nière que Mirbeau goûtait chez Monet non pas le simple fait de « traduire
la nature et ses harmonies chromatiques et plastiques » mais plus « Comme
en un visage humain […] les émotions, les passions latentes, les secousses
morales, les poussées de joie intérieure, les mélancolies, les douleurs, tout
ce qui s’agite en nous, par elle, de force animique, tout ce qui, au-dessus de
nous, en elle, s’immémorialise d’infini et d’éternité », Fénéon puise dans les
théories sur les couleurs de Charles Henry une nouvelle approche pseudo
scientifique du pouvoir symbolisateur des passions que les formes colorées
susciteraient. Les recherches physiologiques du préparateur de Claude
Bernard lui permettent, selon Fénéon : « d’établir entre le problème es-
thétique et le physiologique une solidarité féconde, et de les poser sous une
même forme symbolique : Quelles directions sont expressives du plaisir ou
de la dynamogénie ? Quelles de la peine ou de l’inhibition ? […]. Maintes
expériences […] établissent que les directions de bas en haut et de gauche
à droite sont dynamogènes ; les directions de haut en bas et de droite à
gauche, inhibitoire.
Nous symboliserons donc les excitations agréables ou dynamogènes
par les directions de bas en haut et de gauche à droite ; les désagréables
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amis artistes n’a pas manqué de reprendre à son compte, Marcel Duchamp
– Rrose Sélavy. Un polymorphisme épistémologique analogue court dans
tout l’œuvre de ces autres amis d’Apollinaire tels Picabia ou Picasso, qui
selon Richardson « tenait en haute estime sa Morale des lignes »1. Une es-
thétique pour laquelle André Salmon soulignait, en 1945, le rôle de Golberg
en tant qu’initiateur et rappelait les discussions esthétiques qui se tenaient à
son domicile, rue de la Tombe-Issoire2.
Salmon a en effet été lui aussi une des grandes figures de la pensée
libertaire, et plus particulièrement d’un anarchisme constructeur se récla-
mant de Proudhon ou de Péguy, à l’inverse de l’anarchisme héroïco-épique
à la Sorel ou à la Nietzsche. Il s’agissait, en quelque sorte, d’un anarchisme
« au quotidien », celui des ouvriers ou des artisans qui ne comptent que
sur leurs propres forces, sur leur association non bureaucratique, sur une
entr’aide d’homme à homme. Salmon, co-directeur de la revue anarchiste
Action fondée en 1920, mis ainsi en avant des peintres ou graveurs d’un mo-
dernisme austère, comme Derain, Galanis ou Juan Gris, des poètes partisans
d’un « cubisme » sobre et dépouillé, comme Pierre Reverdy et même Jean
Cocteau, qui prônait alors un « cubiste janséniste ». L’amitié de ces deux
derniers poètes avec Picasso illustre sa formidable polymorphie libertaire.
Dans cette même lignée, André Malraux (ou plutôt « A.D. ») proposait,
par exemple, aux artistes occidentaux contemporains ce qu’il appelait un
« classicisme négatif », appuyé sur « une horreur lucide de la séduction ».
La dimension politique de l’art moderne apparaît avec évidence chez
un autre de ses fondateurs, Kupka, dont la veine anarchiste satirique s’est
exprimée dans l’illustration virulente de nombreuses revues anarchistes
comme dans sa collaboration à la géographie d’un des plus éminents théo-
riciens de l’anarchie, Elysée Reclus. Mais elle s’est aussi naturellement
exprimée dans sa dimension utopique selon un langage d’abord symbolique
puis qui a construit, sur le modèle musical, un vocabulaire formel abstrait
qui s’il tranche avec l’imagerie oniriste reste en profondeur fidèle au mo-
dèle harmoniste du symbolisme.
En publiant le premier manifeste futuriste dans Le Figaro, en 1909,
Marinetti incorporait lui aussi un chapitre politique explicite au discours sur
l’art moderne. La batterie complète des manifestes futuristes entre 1909 et Kupka
1917 fournissait un modèle utopique, militant, de polémique stridente et de
programme agressif. Le manifeste est devenu alors l’étendard de l’idéologie
d’avant-garde, consciente de ce qu’elle représente, maniant ces conceptions
de regroupement des artistes, vue comme une élite travaillant à une transfor-
mation sociale et spirituelle. En terme directement politiques, l’idéologie de
l’avant-garde tenait d’un individualisme anarchiste, comme dans le cas du
Stijl. Dès 1917 Théo van Doesburg relevait la contribution du cubisme et du
futurisme à cette révolution dans la peinture : la libération de l’œuvre d’art
de la forme plastique extérieure de la réalité, en qualifiant cette peinture
de « question de conscience morale et de conscience psychologique », une
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1. A. Breton, « La claire Tour », 1952, La Clé des champs, Pauvert, 1985
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cools, dédie L’ermite à Félix Fénéon, celui dont l’esthétique est si marquée
par Golberg, sera l’une des grandes influence de Breton. La rencontre a lieu
en 1916, c’est lui qui lui présente Philippe Soupault, c’est chez lui qu’il
découvrira en 1917 le revue Dada, et c’est à lui, en manière d’hommage,
qu’il empruntera le terme de Surréalisme qu’il choisit afin définir son projet
esthétique. Dans Arcane 17 Breton fait état de cet anarchisme foncier de
son Surréalisme : « Le drapeau rouge, tout pur de marques et d’insignes, je
retrouverai toujours pour lui l’œil que j’ai pu avoir à dix-sept ans, quand,
au cours d’une manifestation populaire, aux approches de l’autre guerre,
je l’ai vu se déployer par milliers dans le ciel bas du Pré Saint-Gervais. Et
pourtant – je sens que par raison je n’y puis rien – je continuerai à frémir
plus encore à l’évocation du moment où cette mer flamboyante, par places
peu nombreuses et bien circonscrites, s’est trouée de l’envol de drapeaux
noirs ». En 1947, après les déceptions communistes et Trotskistes les sur-
réalistes orthodoxes reconnaissaient qu’ « il est probable que du côté de
l’anarchie les scrupules moraux du surréalisme trouveraient plus d’apai-
sement qu’ailleurs »1. Et ces « scrupules moraux » ont bien été le nerf de
la pratique surréaliste. Aucun art qui ne soit moins formaliste. Déjà dans
Nadja, en 1928, Breton déclarait, en référence à l’engagement communard
de Courbet : « La magnifique lumière des tableaux de Courbet est pour moi
celle de la place Vendôme, à l’heure où la colonne tomba ». Deux ans plus
tard : « En dépit des démarches particulières à chacun de ceux qui s’en sont
réclamés ou s’en réclament, on finira bien par accorder que le surréalisme
ne tendit à rien tant qu’a provoquer, au point de vue intellectuel et moral,
une crise de conscience de l’espèce la plus générale et la plus grave »2.
Bien sur l’histoire de l’art préfère retenir la définition de 1924, « Dictée
de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors
de toute préoccupation esthétique ou morale ». Mais ce rejet de la morale
conventionnelle n’est jamais un rejet de la conscience morale, au contraire.
Dans ce même manifeste de 1924 Breton nous le signifie : « Baudelaire est
surréaliste dans la morale », autant dire que l’éthique décalée et ironique
du dandysme symbolique y est à l’œuvre autant que l’utopie fouriériste.
« L’héroïsme de la vie moderne », dont Baudelaire fait le sujet de l’art, est à
rechercher dans « Le spectacle de la vie élégante et des milliers d’existences
flottantes qui circulent dans les souterrains d’une grande ville, - criminels
et filles entretenues, - la Gazette des tribunaux et le Moniteur nous prouvent
que nous n’avons qu’à ouvrir les yeux pour connaître notre héroïsme »
[Salon de 1846]. Breton répond en écho : « le problème n’est plus guère de
savoir si un tableau tient par exemple dans un champ de blé, mais bien s’il
tient à côté du journal de chaque jour, ouvert ou fermé, qui est une jungle »
ou encore : « Pour moi, les seuls tableaux que j’aime, y compris ceux de
Braque, sont ceux qui tiennent devant la famine ». Baudelaire précise même
avec ironie l’aspect résolument politique que peut, et doit peut-être, prendre
Baudelaire la beauté moderne : « Un ministre, harcelé par la curiosité impertinente de
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L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E
l’opposition, a-t-il, avec cette hautaine et souveraine éloquence qui lui est
propre, témoigné, – une fois pour toutes, – de son mépris et de son dégoût
pour toutes les oppositions ignorantes et tracassières, - vous entendez le
soir, sur le boulevard des Italiens, circuler autour de vous ces paroles :
“Etais-tu à la Chambre aujourd’hui ? as-tu vu le ministre ? N… de D… !
qu’il était beau ! je n’ai jamais rien vu de si fier !”
Il y a donc une beauté et un héroïsme moderne ! ». Sa défense de l’ha-
bit moderne dans l’art relève de cette même ironie mordante et engagée :
« Et cependant, n’a-t-il pas sa beauté et son charme indigène, cet habit
tant victimé ? N’est-il pas l’habit nécessaire de notre époque souffrante et
portant jusque sur ses épaules noires et maigres le symbole d’un deuil per-
pétuel ? Remarquez bien que l’habit noir et la redingote ont non seulement
leur beauté politique, qui est l’expression de l’égalité universelle, mais en-
core leur beauté poétique, qui est l’expression de l’âme publique ; – une redingote morale
immense défilade de croque-mort amoureux, croque-morts bourgeois. Nous
célébrons tous quelque enterrement » [Salon de 1846]. On ne peut com-
prendre le scandale d’un tableau comme La musique aux Tuileries de Manet
si l’on a pas à l’esprit cette ironie corrosive et méchante qui crache son ve-
nin sur la société sans pour autant s’en dédouaner. Bien sur pour Baudelaire
comme pour Breton le fond de l’art est avant tout une révolte intérieure
contre la nature mais en aucun cas il s’agit d’une retraite hors du monde.
« Si nous n’avons pas réussi à admettre que au but de la poésie et de l’art
– qui est, depuis le commencement des siècles, “en planant au-dessus du
réel de le rendre, même extérieurement, conforme à la vérité intérieure qui
en fait le fond ” – pouvait être substitué un autre but, qui fût, par exemple,
d’enseignement ou de propagande révolutionnaire (l’art n’étant plus alors
employé que comme moyen) qu’on n’aille pas soutenir que pour cela nous
sommes les derniers fervents de l’ “art pour l’art ”, au sens péjoratif où cet-
te conception dissuade ceux qui s’en réclament d’agir en vue d’autre chose éthique
que la production du beau. Nous n’avons jamais cessé de flétrir une telle du merveilleux
conception et d’exiger de l’écrivain, de l’artiste leur participation effective
aux luttes sociales » [Misère de la poésie].
Aragon nous rappelle que les moyens formels utilisés par les surréa-
listes sont aussi l’expression d’un positionnement éthique. Ainsi en est-il
de l’esthétique du merveilleux : « Le rapport qui naît de la négation du
réel par le merveilleux est essentiellement de caractère éthique, et le mer-
veilleux est toujours la matérialisation d’un symbole moral, en opposition
violente avec la morale du monde au milieu duquel il surgit. […] À travers
ces siècles terrorisés par la croix et l’enfer, le merveilleux est l’image clini-
que de la liberté humaine »1. L’art et la poésie ne sont alors pas conçu pour
les surréalistes comme la production d’objets spécifiques mais bien comme
un positionnement éthique accessible à tous : « Tout homme est frère de
Prométhée. Nous n’avons pas une intelligence particulière, nous sommes
des êtres moraux et nous nous situons dans la foule »2.
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POÏETICA
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pour des raisons morales que Breton défend l’art des fous : « Je ne crain-
drais pas d’avancer l’idée, paradoxale seulement à première vue, que l’art
de ceux qu’on range dans la catégorie des malades mentaux constitue un
réservoir de santé morale. Il échappe en effet à tout ce qui tend à fausser le
témoignage qui nous occupe et qui est de l’ordre des influences extérieures,
des calculs, du succès ou des déceptions rencontrées sur le plan social, etc.
Les mécanismes de la création artistique sont ici libérés de toute entrave.
Par un bouleversant effet dialectique, la claustration, le renoncement à
tous les profits comme à toutes les vanités, en dépit de ce qu’ils présentent
individuellement de pathétiques, sont ici les garants de l’authenticité totale
qui fait défaut partout ailleurs et dont nous sommes de jours en jours plus
altérés »1.
Et Breton désigne bien explicitement le monde de l’art comme la
principale entrave à l’authenticité de l’art : « de nos jours, la liberté ar- art des fous
tistique n’est pas moins restreinte par une nécessité d’un autre ordre (et
de l’ordre le plus sordide) que du temps où Picasso était contraint pour
vivre de poursuivre l’exécution de ses très honnêtes champs de vaches sur
des éventails. La presse entretient la badauderie la plus béate autour de
la personne de Picasso sans se rassasier de l’idée que le peintre “ le plus
cher du monde ” est membre du parti communiste et en se gardant bien
de pénétrer au vif de cette contradiction. Tel est le volcan sur lequel l’art
contemporain évolue […] La plus grave conséquence de cette situation est
qu’en art le rapport de la production et de la consommation est entière-
ment faussée : l’œuvre d’art, à de rare exception près, échappe à ceux qui
lui portent un amour désintéressé pour se faire, auprès d’indifférents et
de cyniques, simple prétexte à l’investissement de capitaux [ici au choix
Saatchi, Pinault, etc.]. De valeur émancipatrice qu’elle devait être, elle se
transforme en instrument d’oppression dans la mesure où elle contribue, et
cela pour une part appréciable, à l’accroissement de la propriété privée »2.
Michel Thévoz, digne successeur de Dubuffet à la Collection de l’Art brut
prolonge ce radical diagnostic de l’asphyxiante culture du monde de l’art
contemporain : « Je pense pour ma part que les musées d’art contemporain,
compromis par toutes sortes de concessions à la mode et au commerce de
l’art, ne sont pas dignes d’accueillir les œuvres de Hauser, de Walla, de
Tschirtner ou de Schöpke. Les œuvres de Hauser, de Walla, de Tschirtner ou
de Schöpke méritent d’être aimées autrement que les productions mises au
goût du jour par les musées d’art contemporain les plus prestigieux. Il suffit
de regarder avec attention une œuvre de Hauser, de Walla, de Tschirtner ou
de Schöpke pour détester définitivement les musées d’art contemporain les
plus prestigieux »3.
Ce que les écrivains surréalistes réalisaient dans la langue, les artistes
le réalisaient en parallèle dans les formes : « Il est évident que pour Joan
187
POÏETICA
[Miró] comme pour moi la poésie, au sens large, était capitale. Etre pein-
tre-poète était notre ambition »1. « peintre-poète » engagé, tel était aussi la
vocation affichée de Picasso. En décembre 1937, s’adressant en tant que di-
recteur du musée du Prado à la réunion de l’American congress à New York,
il déclarait : « Je souhaite en ce moment vous rappeler que j’ai toujours
cru et que je crois encore que les artistes qui vivent et travaillent selon des
valeurs spirituelles ne peuvent pas et ne doivent pas demeurer indifférents à
un conflit où les plus hautes valeurs de la civilisation et de l’humanité sont
en jeu ». Encore le 29 octobre 1944 dans l’Humanité il expliquait : « Mon
adhésion au parti communiste est la suite logique de toute ma vie, de toute
mon œuvre. Car je suis fier de le dire, je n’ai jamais considéré la peinture
comme un art de simple agrément, de distraction ; j’ai voulu par le dessin et
par la couleur, puisque c’étaient là mes armes, pénétrer toujours plus avant
dans la connaissance du monde et des hommes, afin que cette connaissance
nous libère chaque jour davantage ; j’ai essayé de dire à ma façon ce que
je considérais comme le vrai, le plus juste, le meilleur, et c’était naturelle-
ment toujours le plus beau, les plus grands artistes le savent bien. Oui j’ai
beau - vrai conscience d’avoir toujours lutté par ma peinture en véritable révolution-
naire ».
A cette rupture éthique les surréalistes ajoutaient une volonté de
« reconstruction ». Le pacte surréaliste, tel que Breton le définit encore en
1947, éclaire la portée révolutionnaire conférée à la création artistique : « ce
pacte, je le rappelle est triple ; j’estime que la situation actuelle du monde
ne permet plus d’établir de hiérarchie entre les impératifs qui le composent
et qui doivent être menés de front : aider, dans toute la mesure du possible,
à la libération sociale de l’homme, travailler sans répit au désencroutement
intégral des mœurs, refaire l’entendement humain » [ « comète surréaliste »,
La clé des champs ]. Il s’agit dès lors d’« aboutir à une réorganisation de
l’humanité sur une base organique »2. Et Breton trouve cette base organique
dans le désir. En 1934, dans Qu’est-ce que le surréalisme ?, il affirmait que
« la toute puissance du désir […] reste depuis l’origine le seul acte de foi
du surréalisme ». Présenté encore dans L’Amour fou, en 1937, en tant que
« seul ressort du monde », « seule rigueur que l’homme ait à connaître »,
le désir apparaît bien comme l’un des principes fondamentaux de l’éthique
surréaliste. Aussi les surréalistes firent-ils passer la révolution sociale par
la révolution sexuelle, ce qui les conduisit peu à peu à s’éloigner de Marx
pour se rapprocher des socialistes utopiques. Ils ne pouvaient notamment
manquer de se reconnaître dans les propositions de Fourier ; même refus
de glorification du travail, même intérêt pour la dimension ludique des ac-
tivités humaines, même volonté de fonder une morale nouvelle sur le désir
et la jouissance. Et si le désir selon Breton ne se départ pas d’une certaine
rigueur puritaine la plus part des surréalistes avec l’Aragon du Libertinage
désir ou le Bataille de L’histoire de l’œil en exploreront toutes les facettes. La
transgression devient ainsi chez Bataille le symptôme de la libération de
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DOXA - PARADOXA
[ SPECULUM SAPIENTIALE ]
I
L’esthétique, comme discipline, ne pourrait-elle pas être cette science
qui étudie, non l’œuvre en soi [l’ouvrage], mais l’œuvre [l’Œuvre] telle que
l’artiste et le spectateur la font parler en eux-même : une typologie des dis-
cours, en quelque sorte. En effet toute histoire se dit, toute peinture se voit esthétique
d’un certain point de vue, qu’on peut appeler modalité, puisqu’en gram-
maire le mode a également pour fonction de signaler l’attitude mentale du
sujet par rapport au procès énoncé par le verbe.
Le plus souvent les théoriciens contemporains cherchent la définition
de l’art dans les objets dits « objets d’arts ». Ils analysent les mécanismes
d’identification de l’œuvre d’art. Dans un livre paru à New York en 1984,
The art circle, George Dickie a ainsi tenté de définir l’œuvre d’art contem-
porain à partir d’une théorie « institutionnelle » qui complète assez bien la
vision nominaliste de Thierry de Duve pour qui « l’art est un nom propre »
[Au nom de l’art]. C’est « le monde de l’art » qui décide discrétionnairement
quel objet est ou n’est pas un objet d’art. Rejetant cette tendance relativiste,
Arthur Danto essaie quant à lui d’isoler les critères ontologiques de l’objet
d’art dans sa structure logique même. Pour lui l’objet d’art se différencie de
tout autre objet construit par l’homme, outil ou objet symbolique, par cer-
tains caractères comme l’intentionnalité, la représentativité, l’interprétation
nécessaire mais surtout la réflexivité, le caractère de métalangage que l’art
met en jeu : « Toute représentation qui n’est pas une œuvre d’art peut avoir
une réplique qui en est une. La différence réside dans le fait que l’œuvre
d’art utilise la manière dont la représentation non artistique présente son métalangage
contenu pour mettre en avant une idée concernant la manière dont ce con-
tenu est présenté »1 . L’œuvre d’art est sémantiquement complexe et com-
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1. ibidem, p.236
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la mesure, l’aspect. »1
La beauté agit sur l’âme comme une sorte de magnétisme auquel il
ne faut pas se dérober ; l’emploi de certaines formules invite même à se
demander si Ficin ne conçoit pas, au fond, l’action de la beauté comme une
manifestation analogue aux opérations de la « magie », qui provoque, elle
aussi, par un réglage approprié un épanouissement du réel.
L’expérience esthétique ne serait-elle donc pas le rappel d’une si-
tuation ontologique originaire ou le sujet et l’objet étaient non pas sépa-
unité rables, mais confondus ? En deçà de la corrélation, elle témoigne d’une
unité première que l’art s’efforcerait à la fois de ressouder et de dire. Elle
s’accomplit dans un retour à l’être primitif où le sujet et l’objet ne sont
pas encore séparés ; d’un côté, l’objet est éprouvé comme vivant la vie du
esthétique sujet, de l’autre, le sujet s’éprouve comme vivant la vie de l’objet. Cette
subjectiviste esthétique subjectiviste tend à cerner un état d’indistinction première entre
le visible et le voyant, entre le réel et l’imaginaire. Elle cherche à spécifier
« l’attitude esthétique » par une sorte de communion avec l’objet, « l’Ein-
fühlung », Benedetto Croce parle de cette « intuition » comme d’un senti-
ment qui pénètre l’objet jusqu’à s’identifier à lui. Pour lui toute intuition,
sitôt qu’elle s’exprime, est déjà de l’art ; il se souvient de Vico, qui situait
la poésie à l’origine du langage, lorsqu’il écrit : « Mieux que poeta nascitur,
on pourrait dire homo nascitur poeta : petits poètes les uns, grands poètes
les autres ». Victor Basch traduit ce sentiment par l’idée de symbolisme
sympathique ou sympathie symboliste, qu’il discerne parmi cinq « attitudes
fondamentales du moi ».
Les modulations de la conscience en prise sur le monde sont d’ailleurs
un phénomène dont l’homme mesure depuis toujours le pouvoir pertur-
bant.
connaissances « …l’étendue de nos connaissances ne dépend point de la nature des
choses, mais de celle de notre intelligence ; car, pour expliquer ma penser
par une comparaison, l’œil et la main connaissent d’une manière différente
la rondeur d’un même objet. L’œil, quoique éloigné, n’a besoin que d’un
regard pour saisir tout d’un coup la figure de l’objet ; mais la main est obli-
gée de s’en approcher, de s’y attacher et de suivre dans tout son contour,
avant de pouvoir en connaître la rondeur ; l’homme lui-même le connaît
d’une manière différente, par les sens, par l’imagination, par la raison et
par l’intelligence. Les sens ne peuvent juger de la figure que comme inhé-
rente à la matière. L’imagination détache la figure du sujet même, et en juge
séparément. La raison va plus loin : faisant abstraction des individus, elle
considère l’espèce en général, et se forme l’idée de l’universel. L’intelligen-
ce a des vues encore plus sublimes : sans s’arrêter à ces idées générales,
elle considère la simplicité de l’essence constitutive de chaque chose, et, ce
qu’il faut bien remarquer, ces différentes facultés renferment les qualités
de celles qui leur sont subordonnées ; mais les inférieures ne peuvent at-
teindre aux objets des plus parfaites ; car les sens se bornent uniquement
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1. W. Benjamin, Ecrits français, Hachich à Marseille (1935), Paris, Gallimard, 1991, p. 104.
2. Paul Valery, note et digression, 1919, in Introduction à la méthode de Léonard de Vinci,
Paris, Gallimard, 1957.
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véritables » dans la mesure où elles seules ont une existence véritable, une
« hypostase ». Le premier principe, simple, qu’est l’Un ou le Bien, puis à
sa suite l’Intellect (le noûs qui est aussi être et vie) et enfin l’Âme. Selon
Plotin, la contemplation bienheureuse de l’être se poursuit pendant notre
vie terrestre, mais selon une dimension psychique à laquelle nos affaires
ordinaires, notre intelligence calculatrice, tous les échos du langage, nous
interdisent de prêter attention. Le soucis des choses extérieures, en effet, Plotin
le raisonnement et d’une façon générale, le langage déterminent notre vie
psychique selon la multiplicité et la temporalité ; ainsi négligeons nous la
vie la plus pure de notre âme – la « présence pure » de Valéry – qui est
étroitement associée, voire identique, à la vie de l’intelligence originelle, le
« notre père » vers lequel Plotin nous demande de remonter (par l’anàbasis
ou conversion). Être attentif à la beauté nous détourne du mode discursif
de nous rapporter au monde pour retrouver une intuition de l’unité de la
Forme. Cette intuition de la Forme est en même temps, dit Plotin, une in- anàbasis
tuition de soi en ce sens que l’Un, puissance absolue qui est par définition
non prédicable, principe dont il n’est pas de connaissance possible, ne peut
dés lors être perçu que de manière compréhensive : c’est en s’unifiant eux-
même, en retrouvant en eux-même l’unité dont ils procèdent, que l’Intellect
ou l’Âme pourront s’unir à l’Un comme à leur bien. La méthode de cette
anàbasis ? :
«… il s’agit dans ce cas d’être mis en contact avec des réalités vérita- union
bles. Il faut en effet que surviennent de tels affects à l’occasion de n’importe
quelle réalité qui sera < véritablement > belle : l’effroi, le saisissement
plaisant, le désir, l’amour et la stupeur accompagnée de plaisir.[…]
– Prenons le large, comme le fit Ulysse, nous dit Homère – et
il me semble alors parler par énigmes – , en quittant la magicienne Circé
et Calypso […] laisse tout cela [les beautés prosaïques des phénomènes] et
une fois que tu auras fermé les yeux, échange cette manière de voir pour
une autre et réveille cette vision que tout le monde possède, mais dont peu
font usage.
– Mais que voit cette vision intérieure ? […]
– Retourne en toi-même et vois. Et si tu ne vois pas encore ta
propre beauté, fais comme le fabriquant qui doit rendre une statue belle
[…] enlève le superflu, redresse ce qui est tordu et, purifiant tout ce qui est
ténébreux, travaille à être resplendissant. Ne cesse de sculpter ta propre
statue jusqu’à ce que brille en toi la splendeur divine de la vertu »1.
On comprend alors que, loin de tout manichéisme, Plotin n’entend
pas faire l’économie du Désir comme moteur de l’anàbasis : « Aussi faut- purification
il chercher à nous informer auprès des amoureux des réalités non sensi-
bles ». Il n’y a pas de connaissance pure dans ce processus de purification
de l’Âme ; tant qu’elle est, la connaissance reste imparfaite. Au-delà il y a
l’illumination indicible du contact avec l’Un, le Nuage d’inconnaissance de
la mystique médiévale.
C’est dans cette même veine que Nietzsche écrit son discours contre
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1. Szilard in Lanouette, Genius in the Shadows, New York, Charles Scribner’s Sons, 1992.
2. J. Salk, The Anatomy of Reality, New York, Praeger, 1985.
3. Breton, Les vases communicants
4. Breton, L’amour fou, 1937, Paris, Gallimard folio, p.122
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de l’esprit [Gemüt] est à vrai dire entravée, dans la passion elle est suppri-
mée ». Les émotions primaires semblent « préprogrammées » à la naissance
pour répondre à la perception de certains traits, caractérisant des stimuli
survenant dans le monde extérieur ou dans notre corps, isolément ou de fa-
çon combinée. Il s’agit, par exemple, de certaines tailles (comme celle des
grands animaux) ; d’une vaste envergure (comme chez les aigles en vol) ;
de certains types de mouvements (comme ceux des reptiles) ; de certains
sons (comme des grondements), phénomènes recoupant singulièrement
les exemples de sublime régulièrement avancés comme l’éclair, l’océan,
la montagne . Il existe aussi chez l’homme un mécanisme de computation
pré-symbolique réalisant des évaluations quantitatives approximatives mais
pas numériquement exactes. Il est indépendant du langage et mobilise en
particulier les lobes pariétaux du cerveau. Ce dispositif a un rôle effectif
dans l’évaluation « intuitive » de grandes quantités de substance, des volu-
mes de liquides, etc. On est là très proche du sublime colossal de Kant qui
est « absolument grand » c’est-à-dire non pas une grandeur au sens quanti-
tatif, conçu dans un système de comparaison relatives, – quantitas – , mais
bien « une grandeur qui n’est égale qu’à elle même », une grandeur vécue
or de toute référence conceptuelle, opératoire – magnitudo –. Ces traits,
isolément ou en conjonction avec d’autres, sont peut-être détectés et traités
par une structure faisant partie du système limbique, comme, par exemple,
l’amygdale ; les neurones de cette dernière sont le siège d’une représenta-
tion potentielle qui commande l’instauration d’un état du corps caractéris-
tique de l’émotion appelée « peur », et qui modifie les processus cognitifs
d’une manière adaptée à l’état de peur.
Au cours du développement individuel viennent ensuite des émotions
secondaires, les passions, qui se manifestent à partir du moment où l’on
commence à percevoir les émotions et à établir des rapports systématiques
entre, d’une part, certains types de phénomènes et de situations et, d’autre
part, les émotions primaires. Les structures du système limbique ne sont pas
suffisantes pour sous-tendre les processus liés aux émotions secondaires. Le
réseau doit être élargi et il requiert l’intervention des cortex préfrontaux et
somatosensoriels.
Ce deuxième type de perception de l’état du corps repose sur de
subtiles variations par rapport aux cinq émotions primaires ; l’euphorie et
l’extase sont des variations par rapport à la joie ; la mélancolie et le dé-
senchantement sont des variations par rapport à la tristesse ; la panique et
la timidité sont des variations par rapport à la peur. Cette seconde sorte de
perception est modulée par l’expérience, c’est-à-dire par des circonstances
dans lesquelles une nuance particulière d’un état cognitif se trouve coïncider
avec une variante subtile de l’état corporel émotionnel. C’est cette mise en
rapport d’un contenu cognitif complexe et d’une variante par rapport à un
type donné d’état du corps préprogrammé, qui nous conduit à ressentir des
nuances dans le remords ou l’embarras, ou bien des émotions particulières
telles que la joie maligne ou la foi, et ainsi de suite. Tandis que les émotions
primaires comportent une large composante biologique, la façon dont nous
nous représentons ces émotions secondaires sur le plan conceptuel dépend
donc de la culture.
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1. Damasio, L’Erreur de Descartes, Paris, Odile Jacob, 1995, janvier 2001, p.214.
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1. Marcile Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon De l’Amour, V, 11, Paris, Les
Belles Lettres, 2002, p. 174.
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1. Denys l’Aréopagite, Les noms divins, § 17 = 713 D, dans Œuvres complètes, Paris,
1943, p. 108.
2. Marcile Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon De l’Amour, II, 2, Paris, Les
Belles Lettres, 2002, p. 24.
3. ibidem, p. 12.
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inépuisable qui s’empare de toute les images pour les mettre dans la pers-
pective humaine la plus sûre : la perspective maternelle. D’autres amours
viendront bien entendu se greffer sur les premières forces aimantes. Mais
toutes ces amours ne pourront jamais détruire la priorité historique de notre
premier sentiment. La chronologie du cœur est indestructible. Par la suite,
plus un sentiment de sympathie sera métaphorique, plus il aura besoin d’al-
ler puiser des forces dans le sentiment fondamental. Dans ces conditions,
aimer une image, c’est toujours illustrer un amour ; aimer une image, c’est
trouver sans le savoir une métaphore nouvelle pour un amour ancien. Aimer
l’univers infini, c’est donner un sens matériel, un sens objectif à l’infinité
de l’amour pour une mère. Aimer un paysage solitaire, quand nous sommes
abandonnés de tous, c’est compenser une absence douloureuse, c’est nous
souvenir de celle qui n’abandonne pas… Dès qu’on aime de toute son âme
une réalité, c’est que cette réalité est déjà une âme, c’est que cette réalité
est déjà un souvenir. Tout le réel se construit au moyen de ce marquage
affectif.
Puisqu’ils se développent en premier, les divers modes de perception
de l’état du corps : arrière-plan du corps, émotions primaires préprogram-
mées, émotions secondaires, constituent un cadre de référence pour ce qui
se développe ensuite ; par là ils interviennent dans tout ce qui se passe dans
le cerveau, et notamment dans le domaine des processus cognitifs. On
commence à peine à mesurer la prégnance du désir, y compris et peut-être
même surtout sexuel, sur les comportements humains. Le mérite de Freud
aura été d’en libérer philosophiquement le champ. La biologie en délimite
aujourd’hui les vraies frontières. Ainsi, chez les canaris, certains noyaux
cérébraux, qui sont à l’origine du programme du chant, développent leurs
connexions inter-neuroniques en fonction de la concentration sanguine en
testostérone et de la complexité du chant appris. L’« imprégnation » obli-
gatoire du cerveau mâle par la testostérone pendant quelques jours au cours
du développement fœtal, qui se retrouve chez l’homme, provoque une nette
différence de densité entre les arborisations dendritiques respectives des
hypothalamus masculins et féminins, et constitue ainsi un modèle particu-
lièrement précieux pour l’étude des corrélations entre morphologie neuroni-
que et aptitude à des comportements propres à l’espèce et au sexe, sorte de
mémorisation de programme d’action.
N’était-ce pas dans ces arborisations là que, finalement, le Surréa-
lisme cherchait la femme « cachée dans la forêt ». En 1934, dans Qu’est-ce
que le surréalisme ?, André Breton affirmait : « la toute-puissance du désir
[…] reste depuis l’origine le seul acte de foi surréalisme ». Présenté encore
dans L’Amour fou, en 1937, en tant que « seul ressort du monde », « seule
rigueur que l’homme ait à connaître », le désir apparaît bien comme l’un
des principes fondamentaux de l’éthique surréaliste. Dans l’acte d’union
amoureuse, l’homme, réconcilié avec lui-même et avec le monde, redevient
le « microcosme », l’« abrégé d’univers ». Le poète mauricien Malcolm de
Chazal est certainement celui qui a le mieux exprimé cette transmutation
qui s’opère à la faveur de la volupté :
« La volupté est une syncope de l’âme dans un corps anesthésié, où
le corps charcute l’âme, et l’âme embaume le corps pour un temps. La
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1. Ibidem, p. 10-12.
2. Ibidem, p. 16.
3. Ibidem, p. 159-161.
4. Recherches philosophiques sur l’origine des idées que nous avons du beau et du subli-
me, précédées d’une dissertation sur le goût, traduite … par l’abbé Des François, Londres,
Hochereau, 1765, section VII, tome I, p. 78.
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Le langage est mensonge car dès qu’il touche la vision véritable, celle-ci
s’évanouit ; mais si l’on y renonce, une langue de vérité se met a parler.
Le problème, pour quelqu’un qui croit le langage excessif (empoisonné de
sociabilité, de sens fabriqué) et qui veut cependant parler (refusant l’ineffa-
ble), c’est de s’arrêter avant que ce trop de langage ne se forme. Ce langage
auxiliaire ne peut être triomphant ; c’est un langage furtif [il ne saurait
rendre compte de cela que d’une manière décevante, entre-coupée, privée langage furtif
de toute vraisemblance, d’harmonie, d’affabulation…]. Cette tricherie salu-
taire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d’entendre la langue
hors-pouvoir, dans la splendeur d’une révolution permanente du langage, je
l’appelle pour ma part : poïétique. C’est en effet à l’intérieur de la langue
que la langue doit être combattue. Les forces de liberté qui sont dans la
poésie ne dépendent pas de la personne civile, de l’engagement politique
du créateur, mais du travail de déplacement qu’il exerce sur la langue et sur
tout système de représentation.
L’acquisition de la capacité d’attribuer à autrui des états mentaux (« la
théorie de l’esprit »), nous l’avons vu, est la dernière étape du développe-
ment de la conscience chez l’enfant qui est alors capable de reconnaître
les fausses croyances. Les enfants utilisent ces dispositions simulatrices en
jouant à « faire semblant » et en mentant. Ces jeux cognitifs simulationistes
sont les premiers outils d’acquisition des connaissances stabilisées par le
langage. Ils ancrent dans le phénomène linguistique même cette structure
de simulation et de convention dynamisée par l’enjeu compétitif émotion-
nellement chargé. L’acte de dialogue est ainsi constitutivement marqué par
cet enjeu compétitif : « avoir raison ».
Tout partenaire d’une discussion rêve d’avoir le dernier mot. Parler
en dernier, « conclure », c’est donner un destin à tout ce qui s’est dit, as-
sener le sens ; dans l’espace de la parole, celui qui vient en dernier occupe
une place souveraine, tenue, selon un privilège réglé, par les professeurs,
les présidents, les juges, les confesseurs : tout combat de langage ( mâché
des anciens Sophistes, disputatio des Scolastiques ) vise à la possession de
cette place héroïque. Le héros est celui qui a la dernière réplique. Voit-on un
héros qui ne parlerait pas avant de mourir ? Renoncer à la dernière réplique
(refuser la scène) relève donc d’une morale anti-héroïque, d’une morale du
martyre sanctificateur : c’est Abraham qui, jusqu’au bout du sacrifice qui
lui est demandé, ne parle pas.
Chez l’homme, comme chez les animaux, les fonctions cérébrales
semblent être distribuées de façon asymétrique sur les hémisphères céré-
braux selon des dominances dont l’exemple le plus connu se rapporte au
langage. Chez plus de quatre-vingt quinze pour cent des gens, y compris les
gauchers, la fonction du langage dépend de structures situées dans l’hémis-
phère gauche. Un autre exemple de dominance, cette fois-ci se rapportant
à l’hémisphère droit, concerne la perception des informations sensorielles
provenant du corps ; de même la représentation de l’espace en dehors du
corps, ainsi que les processus émotionnels font l’objet d’une dominance
hémisphérique droite.
L’évolution génétique a conduit à une mise en mémoire stable dans
les gènes et, de ce fait, dans le cerveau, d’un patrimoine important de savoir
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1. R. Barthes, Arcimboldo, 1978, Milan, Ricci, dans Œuvres Complètes, Paris, Seuil,
2002, p. 498-499.
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vons placer dans cette catégorie de l’index les traces physiques, comme
les empreintes de pas, les symptômes médicaux, les ombres portées…
Prototype de la peinture chrétienne, la véronique, vera icona, est un index,
vera icona la trace « réelle » de la présence de Jésus, comme chaque icône se veut le
lieu de la présence réelle du saint. Cette valeur indicielle sourd dans toute
la peinture occidentale et jusque dans l’image photographique telle que l’a
analysé Barthes :
« Ce qui spécifie ce […] message, c’est en effet que le rapport du
signifié et du signifiant est quasi tautologique ; sans doute la photographie
implique un certain aménagement de la scène (cadrage, réduction, aplatis-
photographie sement), mais ce passage n’est pas une transformation (comme peut l’être
un codage) ; il y a ici perte de l’équivalence (propre aux vrais systèmes de
signes) et position d’une quasi-identité. Autrement dit, le signe de ce mes-
sage n’est plus puisé dans une réserve institutionnelle, il n’est pas codé, et
l’on a à faire à ce paradoxe […] d’un message sans code. »1
Un poète plaisant sera celui qui stimule telle ou telle aire paresseuse
ou engourdi, afin de bien dynamiser l’ensemble, une gymnastique des aires
en somme, et spirituelle ! Et quel artiste tentera une théorie de l’œuvre qui
soit elle-même comme une hypertrophie proliférante de l’indexation ?
Encore faudrait-il d’abord qu’il renonce à tout pouvoir sur la lettre (mort
littéraire) pour re-vivre dans l’esprit. Et trousser la muse de l’Impuissance
pour tenter « autre chose, avec une patience d’alchimiste, prêt à y sacrifier
art autre toute vanité et toute satisfaction, comme on brûlait jadis son mobilier et les
poutres de son toit, pour alimenter le fourneau du Grand Œuvre »2.
La poésie, l’art, la religion même ont expérimenté, dans cette ten-
tative de subvertir le langage, des techniques de modification des états de
drogue conscience aux effets proches de ceux de la drogue, quand elle n’était pas
directement utilisée. C’est que le défi de la drogue s’adresse au langage tout
entier si ce dernier se rend capable d’affronter logiquement une ouverture
et une complexité vertigineuse, une contestation radicale de l’espace et du
temps. Maîtriser l’effondrement, le délire, la perte d’orientation, l’altération
d’identité, l’hallucination, demande un calcul constant. Par la drogue « La
pensée ne s’agence pas en parole »3 .
Dans sa perspective de libération du langage le surréalisme se perçoit
lui-même comme un stupéfiant dont l’effet primordial est le surgissement
de l’image :
« Le surréalisme ne permet pas à ceux qui s’y adonnent de le délais-
ser quand il leur plaît. Tout porte à croire qu’il agit sur l’esprit à la manière
des stupéfiants ; comme eux il crée un certain état de besoin et peut pousser
surréalisme l’homme à de terribles révoltes. C’est encore, si l’on veut, un bien artificiel
paradis et le goût qu’on en a relève de la critique de Baudelaire au même
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titre que les autres. Aussi l’analyse des effets mystérieux et des jouissances
particulières qu’il peut engendrer – par bien des côtés le surréalisme se
présente comme un vice nouveau, qui ne semble pas devoir être l’apanage
de quelques hommes ; il a comme le haschisch de quoi satisfaire tous les
délicats – une telle analyse ne peut manquer de trouver place dans cette
étude. »1
Breton précise cette analogie de mécanisme entre l’image surréaliste
et la drogue :
« Il en va des images surréalistes comme de ces images de l’opium
que l’homme n’évoque plus, mais qui “ s’offrent à lui, spontanément, des-
potiquement. Il ne peut pas les congédier ; car la volonté n’a plus de force
et ne gouverne plus les facultés ” [ Baudelaire]. Reste à savoir si l’on a image
jamais “ évoqué ” les images ! Si l’on s’en tient, comme je le fais, à la dé-
finition de Reverdy, il ne semble pas possible de rapprocher volontairement
ce qu’il appelle “ deux réalités distantes ”. Le rapprochement se fait ou ne
se fait pas, voilà tout. »2
Aragon en fait de même dans son « discours de l’imagination » :
« Aujourd’hui je vous apporte un stupéfiant venu des limites de la
conscience, des frontières de l’abîme. Qu’avez-vous cherché jusqu’ici dans
les drogues sinon un sentiment de puissance, une mégalomanie menteuse et
le libre exercice de vos facultés dans le vide ? Le produit que j’ai l’honneur
de vous présenter procure tout cela, procure aussi d’immenses avantages
inespérés, dépasse vos désirs, les suscite, vous fait accéder à des désirs
nouveaux, insensés ; n’en doutez pas, ce sont les ennemis de l’ordre qui
mettent en circulation ce philtre d’absolu. […] … voici la machine à cha-
virer l’esprit. J’annonce au monde ce fait divers de première grandeur : un
nouveau vice vient de naître, un vertige de plus est donné à l’homme : le
Surréalisme, fils de la frénésie et de l’ombre. […]
Le vice appelé Surréalisme est l’emploi déréglé et passionnel du
stupéfiant image, ou plutôt de la provocation sans contrôle de l’image pour
elle-même et pour ce qu’elle entraîne dans le domaine de la représentation
de perturbations imprévisibles et de métamorphoses : car chaque image a
chaque coup vous force à réviser tout l’Univers. »3
L’image, qui fut notre premier moyen de transmission – le glyphe a
des dizaines de milliers d’années d’avances sur le graphe – est aujourd’hui
un phénomène central de la neurobiologie. Un organisme possède un fonc-
tionnement mental à partir du moment où il élabore des représentations
neurales, consistant en la modification biologique de circuits neuroniques
par les processus de l’apprentissage, représentations qui donnent lieu à des
images, lesquelles peuvent subir un traitement dans le cadre d’un processus
appelé pensée, et finalement influencer le comportement.
Les stimuli du monde extérieurs suscitent, via les organes sensoriels,
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des messages transmis aux divers cortex sensoriels fondamentaux et les re-
présentations topographiquement organisées qu’ils déterminent entraînent
la formation d’images qui, corrélées aux représentations neurales consti-
tuant la base du moi, entrent dans le champ de la conscience.
Bien sûr, personne ne peut nier que la pensée fait appel à des mots et
des symboles arbitraires. Mais on oublie souvent que les mots tout comme
représentations les symboles arbitraires reposent sur des représentations topographique-
neurales ment organisées, et peuvent devenir des images. La plupart des mots que
topographiques nous utilisons dans notre for intérieur, avant de parler ou d’écrire une phra-
se, revêtent la forme d’images visuelles ou auditives dans notre conscience.
S’ils ne prenaient pas cette forme d’images, même transitoirement, nous ne
pourrions savoir ce qu’ils représentent. Cette importance des images n’a été
reconnue que récemment, dans le cadre de la révolution de la psychologie
cognitive qui a suivi la période du behaviorisme et l’accent qu’il mettait sur
le couple stimulus-réponse. Nous le devons en grande partie aux travaux de
Roger Shepard et Stephen Kosslyn1.
Pourtant, depuis les temps les plus reculés l’image était considérée
comme un véhicule fondamental pour l’acquisition des connaissances. La
théorie d’Aristote sur la mémoire et sur le souvenir (De memoria et remi-
Aristote niscentia) est fondée sur la théorie de la connaissance exposée dans le De
anima. Les perceptions données par les cinq sens sont, d’abord, traitées
ou travaillées par la faculté de l’imagination, et ce sont les images ainsi
formées qui deviennent le matériau de la faculté intellectuelle : « l’âme ne
pense jamais sans une image mentale »2 . L’imagination est l’intermédiaire
entre la perception et la pensée.
« Parce que nous sommes sensibles, trouve-t-on dans une pièce ano-
Église nyme qui termine la collection des Actes du IIe concile de Nicée, nous ne
pouvons tendre aux choses intelligibles qu’au moyen de symboles sensibles,
soit par la contemplation de l’Ecriture, soit par la représentation de l’ima-
ge »3 Ce besoin des images, saint Jean Damascène le proclame énergique-
ment à l’orgueilleux qui prétend s’en passer : « Toi peut-être, tu es haut et
immatériel, et, t’élevant au-dessus du corps et devenu sans chair, tu mépri-
ses tout ce qui se voit ; mais moi, je suis homme, entouré d’un corps ; et je
désire, même avec mon corps, rencontrer et contempler les choses saintes. »
[ De imaginibus] Nous retrouvons ce présupposé aristotélicien fondamental
explicitement développé par saint Thomas dans ses commentaires au De
saint Thomas memoria et reminiscentia qui veut que les productions imaginatives, les
phantasmata, constituent la matière même, la base de toute connaissance,
y compris de la connaissance intellectuelle : « L’homme ne peut rien com-
prendre sans images » (nihil potest homo intelligere sine phantasmate). Or
la mémoire est cette faculté qui, bien qu’appartenant à la même partie de
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nement dans des opérations physiologiques, mais à lui faire jouer un rôle
dans l’activité mentale même, à la fois en tant qu’intermédiaire des sens à
l’entendement et en tant qu’elle a à voir avec les signes, auxquels est confié
un rôle également déterminant ; ce qui contribue à situer l’activité artistique
en continuité avec l’activité rationnelle et crée des conditions favorables à
la pensée d’une raison poétique.
Dans la ligne de Hobbes et de Locke se place l’empirisme sensua-
liste, tel qu’il est représenté par Condillac dont l’Essai sur l’origine des
connaissances humaines qui paraît en 1746. La génération des opérations
constitutives de l’entendement commence par la perception, dans laquelle
Condillac Condillac prend soin de distinguer l’impression même faite sur le sens et
la perception proprement dite, c’est-à-dire l’aperception par l’âme de cette
impression. Une perception particulièrement forte suscite le phénomène
psychologique de l’attention, lequel met en œuvre entre cette perception
et son objet une liaison spécifique qui constitue l’imagination animale. De
cette force de liaison des choses aux idées et des idées entre elles procède
une forme élémentaire d’imagination propre à l’homme, d’où provient la
mémoire, dans la mesure où « un homme commence à attacher des idées
à des signes qu’il a lui-même choisis », et cela rend possible la réflexion
« qui distingue, compare, compose, décompose et analyse », « de là se for-
ment par une suite naturelle, le jugement, le raisonnement, la conception
et résulte l’entendement »1. La possibilité de suppléance de l’imagination
rudimentaire, qui effrite la nécessité de la présence des choses, fraye ainsi
la voie au signe arbitraire, moment décisif pour la constitution de l’enten-
dement. Le rôle de l’imagination est déterminant, elle apparaît ici sous sa
forme créatrice, en tant qu’elle produit la faculté d’analogie, le symbolique
sémio-linguistique. Aboutissement d’un procès évolutif qui a intéressé le
psychisme tout entier, la raison se situe, selon Condillac entre l’instinct, qui
« n’est qu’une imagination dont l’exercice n’est point à nos ordres » et la
folie qui « admet au contraire l’exercice de toutes les opérations, mais c’est
une imagination déréglée qui les dirige ». Entre ces deux limites se situe la
raison qui « résulte de toutes les opérations de l’âme bien conduite » ; zone
intermédiaire, pour ainsi dire, entre deux états de l’imagination, ne serait-
elle pas elle aussi essentiellement constituée de cette puissance, sous une
forme maîtrisée et réglée ?
David Hume, dont l’Essai philosophique sur l’entendement humain
paraît en 1748, incarne également cette attitude empiriste qui tend à rame-
Hume ner toute la pensée à un système d’images. Hume appelle la raison devant
le tribunal de la sensation, de sorte que non seulement elle perd sa position
souveraine mais doit également, sur son propre terrain, dans le domaine
de la connaissance, abdiquer sa fonction directrice et céder le pas à l’ima-
gination. Celle-ci se trouve alors définie comme la plus fondamentale des
facultés de l’âme, la faculté dirigeante et dominante qui doit se soumettre
toutes les autres.
1. Condillac, Essai sur l’origine des connaissances humaines, p.p. C. Porset. Précédé de
L’Archéologie du frivole, par J. Derrida. – Editions Galilée, 1973.
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1. Diderot, Œuvres complètes, Paris, Club français du livre, 1969, tome VII, p. 165.
2. Rousseau, Emile, Ouvres complètes, tome IV, p. 600, Paris, Gallimard, 1969
3. Bernardin de Saint-Pierre, Etudes de la Nature, Œuvres complètes, tome VI, p. 136,
Paris, Méquignon, 1820v
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1. Vie d’Apollonius de Tyane, cité par Falconet dans « Quelques idées sur le beau dans
l’art », Œuvres complètes, Paris, Dentu, 1808, 3e édition, tome II, p. 138-139.
2. Linné, Philosophie botanique, § 133.
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1. P. Klee, De l’art moderne, 1924, dans Théorie de l’art moderne, Paris, Denoël, 1985, p.28.
2. Baudelaire, Salon de 1859, dans Ecrits sur l’art, Paris, Libraire Générale Française,
1999, p. 367-368.
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1. Proust, A la recherche du temps perdu, le temps retrouvé, Paris, Gallimard, 1954, Bi-
bliothèque de la Pléiade, tome III, p. 889.
2. Walter Benjamin, A propos de quelques motifs baudelairiens, 1939, dans Ecrits fran-
çais, Paris, Gallimard, 1991, p.317.
3. W. Benjamin, Ecrits français, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée,
variantes, (1936), Paris, Gallimard, 1991, p. 235.
4. ibidem, p.210.
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sorte qui, dans son caractère essentiel, est à la base de la conception que
Schopenhauer eut du monde ? N’est-ce pas la même intuition qui fait dire
à Paulhan : « Je ne pense pas que la vérité puisse se dire, mais elle peut, je
pense, s’indiquer (je rêve d’un livre d’images). Je crois qu’elle peut aussi
se provoquer (…). »1. N’a-t-on pas là comme une manifestation résurgente
de cet « univers primitif » dont parle la psychologie ? Par son l’analyse de
Jean Piaget la première année du développement mental Jean Piaget a mis en évidence
que la permanence de l’objet, sous sa forme structurée, ne correspond à rien
univers primitif d’inné : l’univers primitif est, pendant les premiers mois de l’existence, un
univers sans objet, formé de tableaux perceptifs mouvants, qui apparaissent
et disparaissent par résorption, un objet n’étant pas recherché dès qu’il est
masqué par un écran (le bébé retirant par exemple sa main s’il était prêt à le
saisir et qu’on le recouvre d’un mouchoir). Que cette vision en tableau soit
intimement liée à l’imprégnation affective et qu’une forte pulsion émotion-
nelle puisse nous y redonner accès, c’est ce que nous suggère Barthes quand
il nous rappelle que « Le coup de foudre est une hypnose : je suis fasciné
par une image. […] Nous aimons d’abord un tableau »2.
La définition actuelle de l’imagination, dont le concept recoupe en
grande partie celui de la perception et de la mémoire se focalise sur le pro-
cédé de création d’images mentales, autant simplement reproductrice des
sensations que constructrices ou créatrices par recombinaison d’images de
mémoire.
« Si l’on veut comprendre la psychologie de l’imagination conçue
comme une faculté naturelle, et non plus comme une faculté éduquée, il faut
rendre un rôle à cet animisme prolixe, à cet animisme qui anime tout, qui
images de mémoire projette tout, qui mêle, à propos de tout, le désir et la vision, les impulsions
intimes et les forces naturelles. Alors on replacera, comme il convient, les
images avant les idées. On mettra au premier rang, comme il convient, les
images naturelles, celles que donne directement la nature, celle qui suivent
à la fois les forces de la nature et les forces de notre nature, celle qui pren-
nent la matière et le mouvement des éléments naturels, les images que nous
sentons actives en nous-même, en nos organes. »3
Les surréalistes se sont proposés d’étudier le dynamisme et le fonc-
tionnement de l’imagination par la mise au point de différentes techniques
d’investigation appropriées comme l’automatisme, les jeux (jeux de mots,
« cadavres exquis », « l’un dans l’autre », etc. ), les expériences de som-
meils provoqués, d’hypnose, l’exploration des rêves, , les objets trouvés,
et de manière plus dirigée les activités de « paranoïa-critique » de Dali,
l’hallucination visuelle forcée des frottages de Ernst, les « objets à fonc-
tionnement symbolique » et même la simulation des délires telle que l’on
tenté Breton et Eluard dans L’immaculée Conception. La simulation semble
d’ailleurs avoir été la position la plus authentique de l’écrivain du « men-
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tir vrai », Aragon, qui déjà en 1924 déclarait : « Simuler une chose, est-ce
autre chose que la penser ? Et ce qui est pensé, est. Vous ne me ferez pas
sortir de là »1 .
Bataille aura lui aussi cherché dans l’image un point d’efficacité que
les signes, dans leur usage ordinaire, n’atteignent pas ; mais que seuls les
symptômes, les accidents, les excès, les rencontres inattendues, les chutes
brutales dans un autre registre du sens suscitent en nous, généralement con-
tre notre volonté. Telle serait la formule élémentaire de cette métapsycho-
logie de l’image à l’usage des artistes : reconstruire les pouvoirs destructifs
du symptôme. Georges Didi-Huberman a, depuis 1982, mis en évidence ces
rapports entre image et symptôme, d’abord par des réflexions sur la mise en
image du symptôme ( Invention de l’hystérie, Les démoniaques dans l’art,
Paris, Macula, 1984) puis par des réflexions plus directement esthétiques
sur la mise en symptôme de l’image, en insistant chaque fois sur le caractère
critique et non clinique, de cette tentative théorique (La peinture incarnée,
Paris, Ed. de Minuit, 1985, Devant l’image, Paris, Ed. de Minuit, 1990).
Un signe, c’est ce qui se répète. Sans répétition, pas de signe, car on
ne pourrait le reconnaître, et la reconnaissance, c’est ce qui fonde le signe.
Or le regard peut tout dire, mais il ne peut se répéter textuellement. Donc le
regard n’est pas un signe, et cependant il signifie. C’est qu’il appartient à ce
règne de la signification dont l’unité n’est pas le signe ( discontinu ), mais signe / signifiance
la signifiance, dont Benveniste a esquissé la théorie. En opposition avec la
langue, ordre des signes, les arts, en général, relèvent de la signifiance.
La neuropsychologie a bien établi comment naît le regard. Dans les
premiers jours de la vie, il y a une réaction oculaire vers la lumière douce ;
au bout d’une semaine, le bébé essaye de voir, il oriente ses yeux, mais
d’une façon encore vague, hésitante ; deux semaines plus tard, il peut fixer regard
un objet proche ; à six semaines, la vision est ferme et sélective : le regard
est formé. Ne peut-on dire que ces six semaines-là, ce sont celles où naît
l’ « âme » humaine ?
Comme lieu de signifiance, le regard provoque une synesthésie, une
indivision des sens (physiologiques), qui mettent leurs impressions en com- synesthésie
mun, de telle sorte qu’on puisse attribuer à l’un, poétiquement, ce qui arrive
à l’autre. De plus ces impressions se donnent à voir comme un flux continu
et mouvant. Les formes des objets varient selon l’angle de vision, elles ne
restent constantes que dans sa représentation cérébrale. C’est le cerveau
qui assigne cette constance – la forme – aux données sensorielles que lui
adresse le monde. Du flot incessant et changeant des informations, il extrait
et sélectionne celles qui lui permettent de catégoriser les êtres et les choses.
Si la poésie est bien cet art du « connaît-toi toi-même », explorer la vision,
véhicule privilégié de la connaissance, demande d’entamer une remonté
vers ce visuel unitaire primordial de la conscience.
Jung a dans ce sens souligné une nécessaire conversion du regard. Il
appelle « grandes images » les représentations archétypales issues de l’in-
1. Aragon, Une vague de rêve, 1924, dans L’œuvre poétique, t.1, Livre Club Diderot,
p.129.
241
POÏETICA
Jung conscient collectif et qui sont aussi bien, sur le plan banal, à la source des
slogans publicitaires que, sur les plans sublimes, à la source des expressions
conversion du regard poétiques et du langage religieux. Selon lui, il est « nécessaire d’apprendre
à l’homme l’art de voir, car il est évident que beaucoup trop d’êtres sont
incapables d’établir un quelconque rapport entre les figures sacrées, d’une
part, et les contenus de leur propre psyché, d’autre part ; ils ne peuvent
voir à quel point les images correspondantes sommeillent dans leur propre
inconscient. Afin de faciliter cette vision intérieure, nous devons d’abord
dégager le chemin de cette faculté de voir » [Psychologie et alchimie].
Ce n’est pas la vision d’un autre monde qui est suggérée, mais une
autre vision du monde, c’est-à-dire un changement d’attitude ou, mieux,
d’attention, quant au visible lui-même. Cette ouverture du regard signifie
vision « la métamorphose qui exhausse notre vision et la situe sur un plan à partir
duquel tout ce qui s’offrait à la conscience commune comme chose ou évé-
monde imaginal nement purement physique nous apparaît désormais dans sa conjonction
essentielle avec l’activité psychospirituelle qui en conditionne la percepti-
bilité même »1 .
Depuis son grand livre sur Avicenne et le récit visionnaire (1954, t.
I et II),l’iranologue et arabisant Henry Corbin n’a cessé d’approfondir la
théorie de la connaissance visionnaire en Islam shi‘ite : la vision n’y est pas
Islam conçue comme une aberration, mais comme la gnose véritable, la connais-
sance du spirituel proprement dit. C’est le monde imaginal, le lieu visible
aux yeux de l’âme, que décrivent aussi bien Sohravardi et Ibn ‘Arabi que
Jacob Böhme ou Swedenborg en Occident. Si la résurrection a lieu en nous,
au sein d’une expérience qui est fin de l’histoire, ce ne peut être que sous
une forme exceptionnelle, celle de la vision mystique, trop souvent refoulée
en Occident, mais richement déployée dans l’Islam.
Depuis la fin de l’Antiquité, certains païens puis des chrétiens, avaient
admis la possibilité et même la nécessité d’un genre d’images qu’il fallait
regarder « avec les yeux de l’esprit », parce qu’elles montraient l’invisible.
Plotin Depuis Plotin la vision « phénoménale » que l’image habituelle offre à nos
yeux corporels pouvait être chargée d’une fonction plus haute car, à travers
elle, le spectateur averti pouvait contempler la réalité « nouménale ». Dans
la vision, il y a une étendu spatiale entre celui qui voit et le milieu où il ré-
side. Plotin nous invite à supprimer cette extériorité et à supposer le milieu
absorbé dans l’être, l’être dans le milieu : tel est l’état de la vision intellec-
tuelle ; l’état de contemplation de l’Intelligible n’est pas accompagné d’une
conscience de moi-même, mais toute notre activité est dirigée sur l’objet
contemplé, nous devenons cet objet.
Notre esprit ne se saisit pas du plus humble événement sans y cristal-
liser de l’Absolu. Il découvre, dans un fait-divers, l’Affirmation Suprême,
et, autour d’elle, grandit comme une église. Aussi bien des fois l’homme a
cru voir un dieu dans un masque d’écorce qui séparait deux états physiques
de l’ombre, sur un soc de charrue caché sous des branches. L’accident,
quel qu’il fût, voulait d’abord être contemplé. Réalité si entière que pour
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POÏETICA
ornement.
Les carreaux, les spires, les oves, les stries des anciens … autant dire
« le cylindre, la sphère, le cône » [Cézanne], ou les « Point, ligne, plan »
ornement [Kandinsky] des modernes, toute cette vitalité multiforme peut s’apprécier
sous le rapport ornemental. Ces manifestations peuvent se considérer com-
me les portions finies d’espace ou de temps contenant diverses variations
qui sont parfois des objets caractérisés et connus, mais dont la signification
et l’usage ordinaire sont négligés, pour que n’en subsistent que l’ordre et
musique les réactions mutuelles. Musicalité. De cet ordre dépend l’effet qui est le
but ornemental, et l’œuvre prend ainsi le caractère d’un mécanisme à im-
pressionner un public, à faire surgir les émotions et se répondre les images
de voyance.
De ce point de vue, la conception ornementale est aux arts particuliers
ce que la mathématique est aux autres sciences. Les objets choisis et ordon-
nés en vue d’un effet sont comme détachés de la plupart de leurs propriétés
et ne les reprennent que dans cet effet. C’est donc par une abstraction que
l’œuvre d’art peut se construire, le peintre dispose sur un plan des zones co-
lorées dont les lignes de séparation, les épaisseurs, les fusions et les heurts
doivent lui servir à s’exprimer, et cette abstraction est plus ou moins éner-
gique, plus ou moins facile à définir, selon que les éléments empruntés à la
réalité en sont des portions plus ou moins complexes. Inversement, c’est par
une sorte d’induction, par la production d’images mentales que toute œuvre
d’art s’apprécie : depuis cette présence simultanée de taches colorées sur
un champ limité, s’élève, de métaphores en métaphores, de suppositions en
suppositions, l’intelligence même du sujet.
rose L’entrelacs-rosace est une de ces figures abstraites support pour la
méditation. Le thème est spécifiquement musulman. On le voit déjà sur un
Coran au nom d’un prince sulaihide du Yémen, en 1025. Il est courant dans
la céramique syrienne et iranienne, en Espagne arabisante sur les tissus des
XIIe et XIIIe siècle, plus tard dans le décor des plats lustrés de Valence. Dans
la miniature persane, il timbre parfois les boucliers. Les Corans maugrabins
tardifs le déploient avec un luxe et une complexité inégalés. L’enluminure
labyrinthe occidentale copie ces ornements avec fidélité, tout comme l’a fait l’archi-
tecture gothique qui y retrouvait le thème du labyrinthe. Et c’est sous ce
nom de labyrinthe qu’on a pu désigner ces arrangements dessinés par Léo-
nard de Vinci, et dont la fonction reste mystérieuse pour les historiens d’art,
composés de plusieurs roues de 8, de polygone, de cercles, d’as de cœur
entrecoupés et enlacés, ces « entrelacs de corde, conduits méthodiquement
de façon à ce qu’on puisse les parcourir de bout en bout en garnissant un
cercle » [Vasari]. Leur rapport à une exploration méthodique de la cons-
cience de soi est pourtant peut-être explicitement inscrit en leur centre par
cette signature de l’artiste : « Academia Leonardi Vinci ».Une signature que
Dürer remplaça par son monogramme lors qu’il regrava sur bois les six
compositions.
« On devrait, pour pénétrer plus avant dans les mystères du bonheur
de la griserie, réfléchir sur le fil d’Ariane. Quel plaisir dans la simple action
de dérouler une pelote [ « félicité purement rythmique »]! Et ce plaisir est
profondément apparenté à celui de la griserie, comme à celui de la créa-
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tion. »1
Ne peut-il pas s’agir ici de ce « niveau minimal de tonalité et de ryth-
me » qui fait le fond de la « perception de l’état d’arrière-plan du corps » rythme
dans laquelle Damasio cherche l’origine du « méta-moi » ?
On retrouve la même structure d’une procession par cercles concen-
triques dans la tradition orientale des mandalas, constructions graphiques
qui s’intègrent aux rites et aux cérémonies du culte. L’initiation aux grands
mystères bouddhiques et même le Nirvâna étaient atteint par leur contem-
plation. C’est encore le même type de structure plastique méditative qu’un
artiste moderne comme Ad Reinhardt cherche à réaliser, explicitement dans
un collage comme A Portend of the Artist as a Yhung Mandala, 1956, impli- mandala
citement dans toute sa peinture abstraite non-expressionniste. Sa démarche
est d’ailleurs en particulière résonance avec la théologie négative issue de
Plotin : « The way to now is to forget », « More is less ». Les règles théori-
ques qu’il prescrit se présentent comme une suite de négation, no réalism,
no expressionism, no texture, no form, etc.
La force du décoratif réside dans cette faculté rythmique susceptible
de moduler la conscience et de générer ces « états de consciences modi-
fiées » qu’on pourra qualifier au choix de contemplation, d’extase, d’illumi-
nation, de rêverie, de délectation, etc.
Pour un théologien de la fin du XIIe siècle comme Thomas de Cî-
teaux pulcher et decorus signifient tous deux « beau », mais se réfèrent à
deux beautés antithétiques. Pulcher peut s’inférer de POLlens CERnenti,
c’est-à-dire « capable de discerner » ; ainsi la pulchritudo est-elle la beauté décor
extérieure, la beauté du corps et de l’aspect. Au contraire, decor se dit de
Decus CORdis, la beauté du cœur : elle est donc préférable à l’autre, parce
qu’elle est intérieure, cachée, parce qu’elle propage un éclat moral et spiri-
tuel2. N’était-ce pas déjà l’ébauche des studium et puctum de Barthes ? Le
rapport entre l’ornement, l’image, le sens et l’écrit est un problème central
de l’art médiéval. Les fonctions incantatoires, méditatives ou magiques des
formes décoratives se développent dans des sphères totalement étrangères
aux schémas d’une rationalité moderne qui s’est attachée à nettement dis-
tinguer ce que l’art et la pensée médiévale ont régulièrement voulu fondre.
La localisation même de l’ornement, en marge de l’œuvre comme en marge
du sens littéral, en fait le lieu du commentaire, de la glose, de l’exégèse.
Dans les marginalia, ce rapport sémantique entre décor et texte se fait le marges
plus souvent sur un mode ludique et lié à l’expression libre des affects et
passions, nonobstant une certaine obscénité (un jeune homme montrant ses
fesses pour le mot iuvencularum). L’obscénité n’est-elle pas ce qui a lieu à
côté de la scène, autour ou en dessous de l’œuvre ? Le décoratif est le mode
privilégié d’expression du Parergon, cadre structurel impur, mélangé, dé- parergon
viant mais pourtant fondamental de l’œuvre.
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sance par les concepts, ces outils intellectuels subordonnés aux fins sans fin
du vouloir-vivre individuel. C’est au génie qu’il appartient, par un dévelop-
pement exceptionnel de l’intellect, d’accéder à l’idée et de devenir pur sujet
de connaissance d’un pur objet. La vérité de la sagesse n’est pas à chercher
dans une quelconque intelligence mais dans l’expérience dénudante d’une
contemplation esthétique : « Si la philosophie a été longtemps cherchée en
vain, c’est qu’on voulait la trouver par la voie d’une science et non par la
voie de l’art. » Il s’agit bien ici encore d’un retour à l’Un indicible de Plotin
ou de Denys. Considéré hors du principe de raison, le monde de la représen-
tation est pur objet de contemplation esthétique, une contemplation désinté-
ressée, échappant à la discursivité abstraite de la représentation courante, et
dont les artistes, grâce à leur génie, offrent l’expérience. L’œuvre d’art, qui
communique à un large public cette connaissance, vaut donc non pas en tant
que création (qui ne serait qu’exaltation de la volonté), mais comme la pos-
sibilité d’une expérience métaphysique qui nous délivre momentanément
de la « roue d’Ixion » de la causalité phénoménale.
Dans ces états mystiques, desquels relèvent donc la littérature, la poé-
sie, les arts, et une grande part de la philosophie, nous pouvons connaître
une vérité différente de celles qui sont liées à la perception des objets, mais
cette vérité n’est pas formelle. Vérité de l’Un avant tout in principio, le dis- vérité de l’Un
cours cohérent n’en peut rendre compte. Elle serait même incommunicable,
si nous ne pouvions l’aborder par deux voies : la poésie et la description des
conditions dans lesquelles il est commun d’accéder à ces états.
Pour des Esseintes, parangon du symbolisme, l’extase domine la
prose, et il y a extase parce que le monde se révèle plus riche que ne le
croient ceux qui se hâtent de le cataloguer. De même chez Mallarmé les ob- symbolisme
jets existent avec une singulière intensité. Ceux qui ne savent pas voir sont
ceux qui ont l’assurance d’avoir vu, compris, classé. Ils font de la langue un
usage commandé par la seule utilité, mais, de même qu’il existe un « double
état de la parole », l’un commercial, l’autre poétique, il existe un double état
de la vision. Voir, ce peut être avoir reconnu ; ce peut être aussi contempler.
Pour qui voit, vraiment, le temps de la vision, de la fascination, se distend,
se prolonge, s’organise en musique. Et c’est toujours un théâtre qui est pro-
posé, non pas un théâtre qui serait une imitation du réel, mais un spectacle
mental où l’acteur concret se transforme en figure. C’est aussi peut-être un
ballet, pourvu que l’on admette, comme le dit Mallarmé, que la danseuse
n’est pas une femme et qu’elle ne danse pas.
Pour décrire cette bipolarité de la conscience rationnelle et poétique
Heidegger utilise l’image photographique, où nous aurions, d’un côté,
comme pôle négatif, le Gestell, l’arraisonnement du monde à la technique,
et de l’autre, l’Ereignis, l’événement qui en serait la révélation. L’Être des-
tine l’homme à exister – non au sens existentialisme, précise Heidegger, qui Heidegger
s’oppose là très précisément à Sartre, mais en celui d’une « ek-sistense »
c’est-à-dire d’une sortie du monde de la subjectivité, d’une extase. « Ce extase
destin, précise-il, advient comme l’éclaircie de l’Être ; il est lui-même cette
éclaircie. Il accorde la proximité à l’Être ». N’est-on pas encore là dans le
domaine de l’éclair sublime ? Il s’agit d’ailleurs d’un écho de l’idéalisme
platonisant que Husserl développait dans les Recherches logiques (1900-
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1901) : dans l’activité logique, la loi apparaît comme une réalité idéale, qui
transcende les actes d’appréhension ou d’expression singuliers. Opérant une
Husserl critique du psychologisme, la phénoménologie de Husserl met en évidence
une dimension idéale de signification qu’il reconnaîtra, par-delà le domaine
phénoménologie formel de la logique, au cœur de chaque type de réalité. Mais Husserl rompt
avec Platon en ce qu’il met en avant la nécessité d’une phénoménologie
des vécus de pensée et de connaissance, qui doit permettre de résoudre le
problème de la théorie de la connaissance. Cette phénoménologie peut être
caractérisée comme un « retour aux choses mêmes », car les choses mêmes
ne sont rien d’autre que les vécus « en lesquels réside l’apparaître de l’ob-
jet », c’est-à-dire, exactement, les phénomènes. L’intentionnalité est cette
conscience de viser conscience de viser l’objet identifiable, à savoir susceptible d’être reconnu
comme « même », en deçà de toute fonction linguistique.
La photographie était un symbole particulièrement opérant de cette
visée de la conscience. On comprend que Barthes ait établi une différen-
ciation similaire dans la perception de l’image, en l’occurrence encore pho-
tographique, différence de mode de conscience calée sur l’investissement
émotionnel de l’observateur, du viseur. L’intensité ou le type de désir en
oeuvre conditionnant un mode particulier de lecture du sens ( comme le
réglage de la vitesse et de l’ouverture de l’appareil photo ou le choix d’un
programme de prise de vue conditionne la netteté ou l’éclairage) ; d’un côté
une implication utilitariste, un champ d’intérêt culturel – le studium – ,
de l’autre un investissement plus passionnel voire amoureux qui traverse
Barthes ce champ comme une « zébrure inattendu » (à la manière du sublime dont
Longin donne l’image archétypale de l’éclair) – le puctum – :
« Le studium, c’est le champ très vaste du désir non-chalant, de l’in-
térêt divers, du goût inconséquent : j’aime / je n’aime pas, I like / I don’t
like. Le studium est de l’ordre du to like, et non du to love.[…]
studium / punctum Reconnaître le studium, c’est fatalement rencontrer les intentions du
photographes,[…] les comprendre, les discuter en moi-même car la culture
(dont relève le studium) est un contrat passé entre les créateurs et les con-
sommateurs […]
Le punctum pourvoit l’image d’un champ aveugle. Le punctum est
alors une sorte de hors-champ subtil, comme si l’image lançait le désir au
delà de ce qu’elle donne à voir »1 .
Barthes précisera la dimension mystique de cette expérience : « C’est
“l’extase photographique” : certaines photos vous font sortir de vous-
même, quand elles s’associent à une perte, à un manque, et, en ce sens,
ce livre [La Chambre claire] est plutôt le symétrique des Fragments d’un
discours amoureux dans l’ordre du deuil »2 .
La psychanalyse a tenté de décrire et d’expliquer ces divers modes de
conscience et les mécanismes de leur modulation.
1. R. Barthes, La Chambre claire, 1980, dans Œuvres Complètes, V, Paris, Seuil, 2002,
p.810-834.
2. R. Barthes, Le Matin, 22 février 1980, dans Œuvres Complètes, V, Paris, Seuil, 2002,
p.930.
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de façon tacite, « mentalement », par les jeux cognitifs qui stabilisent ou jeux cognitifs
non les pré-représentations en fonction du signal, positif ou négatif, plai-
sant ou douloureux, reçu du monde extérieur. Il semble que l’acquisition
des connaissances physiques sur les fluides ou les solides, sur la continuité
des objets matériels se développe comme s’il y avait constamment mise à
l’épreuve d’ « hypothèses » préformées produites à des moments définis du
développement1.
Ne s’agit-il pas, en poésie comme en art d’ouvrir au maximum et avec
le plus de dynamisme possible les horizons de ce champ des possibles où
agissent les jeux cognitifs ?
C’est tout le sens et l’enjeu que Mallarmé donne à la notion si impor-
tante pour lui de fiction, de leurre : « Nous savons, captifs d’une formule ab-
solue, que, certes, n’est que ce qui est. Incontinent écarter cependant, sous Mallarmé
un prétexte, le leurre, accuserait notre inconséquence, niant le plaisir que
nous voulons prendre : car cet au-delà en est l’agent, et le moteur dirais-je fiction
si je ne répugnais à opérer, en public, le démontage impie de la fiction et
conséquemment du mécanisme littéraire, pour étaler la pièce principale ou
rien. Mais je vénère comment, par une supercherie, on projette, à quelque
élévation défendue et de foudre ! »2. La fiction comme « au-delà », c’est en-
core l’impératif romantique d’Hugo qui confie à son étrange Promontorium
Somnii : « Poètes, voilà la loi mystérieuse : aller toujours au-delà. »
Lorsqu’il aborde des questions d’esthétiques, Apollinaire privilégie Apollinaire
lui aussi la fiction du mythe au détriment de l’analyse. Le mythe est pour lui
producteur de sens à part entière. Il exprime par l’image ce que l’analyse ne mythe
saurait exprimer sans le trahir. Là encore, Apollinaire se retrouve aux côtés
de Nietzsche : « Le mythe demande à être ressenti intuitivement comme une
expérience unique d’une universalité et d’une vérité qui s’ouvrent sur l’in-
fini »3. Dieu mort, reste cependant l’expérience toujours ouverte du divin en
soi, l’expérience intérieure.
La genèse des mythes par le processus que Claude Lévi-Strauss ap-
pelle « bricolage » traduit bien cette activité de base du cerveau en ce qu’el-
le présente des relations évidentes avec les « jeux cognitifs » de l’enfant.
En conséquence, ce processus évolutif de bricolage serait une expression
directe des propriétés combinatoires et récursives du cerveau humain ainsi
que ses capacités à généraliser. La notion de mythe utilisée ici découle de ce
mode d’analyse structurale par lequel les séquences d’un récit se trouvent
redistribuées pour former une organisation spatiale préhensible et compré-
hensible sous forme d’image4. Les structuralistes procèdent ainsi afin de
mettre en évidence la fonction des mythes – laquelle est, d’après eux, la
prise en charge culturelle de la contradiction.
Cette fonction a longtemps été assumée, dans l’art occidental, par le
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croyances qu’on dépasse, où l’on revient, mais dont en tout état de cause
il serait dangereux de nier le rôle constituant. Selon Gadamer, fondateur de herméneutique
l’herméneutique, les sciences humaines, disciplines forgées sur le modèles
des sciences exactes, ont depuis leur naissance eu l’obsession de s’aligner
sur leurs méthodes de rigueur mathématique. Pour l’auteur de Vérité et mé-
thode (1959) cette obsession méconnaît foncièrement, la vérité propre aux
sciences de l’homme : ce n’est pas sur la distanciation méthodique, mais,
bien au contraire, sur l’appartenance à ce qui est dit et à une tradition, à un
travail de l’histoire, un Wirkungsgeschichte, que se fonde l’expérience de
vérité dont les sciences humaines sont porteuses. Les modalités de croyance
renvoient aux modes de possession de la vérité ; il existe à travers les siècles
une pluralité de ce que l’historien Paul Veyne appelle des « programmes de Veyne
vérité », qui comportent différentes distributions du savoir, et ce sont ces
programmes qui expliquent les degrés subjectifs d’intensité des croyances, programme de vérité
la mauvaise foi, les contradictions en un même individu. La « langue de
bois » est ainsi cette modalité particulière de croyance où le contenu du
discours n’est senti ni comme fondamentalement vrai, ni comme fondamen-
talement faux, mais comme verbal, vrai dans sa seule vérité d’énonciation
au sein d’un public dont la réception finalise l’acte de parole : ce que Bour-
dieu appelle, en le resituant dans le champ des luttes sociales de pouvoir,
l’illusio :
« … l’œuvre d’art, comme les biens ou services religieux, amulette ou
sacrement divers, ne reçoit valeur que d’une croyance collective. L’acte ar-
tistique ne serait rien qu’un geste insensé ou insignifiant sans l’univers des Bourdieu
célébrants et des croyants qui sont disposés à le produire comme doté de
sens et de valeur par référence à toute la tradition dont leurs catégories de illusio
perception et d’appréciation sont le produit. […] C’est dans la relation en-
tre les habitus et les champs auxquels ils sont plus ou moins adéquatement
ajustés – selon qu’ils en sont plus ou moins complètement le produit – que
s’engendre ce qui est le fondement de toutes les échelles d’utilité, c’est-à-
dire l’adhésion fondamentale au jeu, l’ illusio , reconnaissance du jeu et de
l’utilité du jeu, croyance dans la valeur du jeu et de son enjeu qui fondent
toutes les donations de sens et de valeurs particulières. »1.
Croyons-en Michel Foucault : l’histoire des idées commence vraiment
quand on historicise l’idée philosophique de vérité. Notre vie quotidienne
est composée d’un grand nombre de ces programmes de vérités, de ces mo-
dalités de croyances ; nous passons sans cesse de l’un à l’autre, comme on
change de longueur d’onde à la radio, mais nous le faisons à notre insu. Jean
Piaget a depuis longtemps mis en évidence chez l’enfant cette pluralité des
modalités de croyance : Piaget
« Chez l’enfant, il y a plusieurs réalités hétérogènes : le jeu, le réel
observable, le monde des choses entendues et racontées, etc. ; ces réalités modalité de croyance
sont plus ou moins incohérentes et indépendantes les unes des autres. Dès
lors, lorsque l’enfant passe de l’état de travail à l’état de jeu, ou de l’état
de soumission à la parole adulte à l’état d’examen personnel, ses opinions
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1. Anon., Rime degli Accademici Occulti con le loro imprese et discorsi, Brescia, 1568
2. Lomazzo, 1584, V, 49, p. 369.
3. Lomazzo, 1584, V, 49, p. 367.
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de leur fruition.
« Que le peintre recherche une rapidité qui coupe court à toute ré-
flexion, qu’il refuse l’aide d’instrument aussi lourd de pensée que le pinceau
ou le crayon, qu’il esquive chaque intention et, s’il n’évite pas tout à fait un fruition
sens, le rende (ou le reçoive) du moins si confus et brouillé que l’amateur
de tableau (et le peintre lui-même) s’y égare, il semble qu’on assiste en tout
cas à une entreprise parfaitement cohérente qui vise à chasser de l’art toute
prise de vue, tout raisonnement, toute opinion. »2
Le symptôme bataillien, s’il est encore un signe, est ce signe subtil,
le plus équivoque qui soit, le plus déroutant : ce qu’il signifie demeure in-
connu (concerne le non-savoir, le « je-ne-sais-quoi »). De surcroît, c’est un
signe incarné, organique, mouvementé, déchirant, à la fois signe de déchi- symptôme bataillien
rure et déchirure du signe. Il possède cette étrange exubérance qui fait de lui
une composition théorique de paradoxes enchâssés les uns dans les autres.
La subtilité du sens d’une œuvre poétique, si elle doit exprimer ce
symptôme intérieur, cette expérience mystique ne peut bien souvent se ma-
nifester que comme un étonnement sublime, un effet de surprise éclairant.
Il existe dans l’attitude zen une expérience recherchée sans méthode
rationnelle, qui n’est pas sans rapport avec cette expression poétique : c’est satori
le satori, sorte de secousse mentale qui permet d’accéder ; hors de toutes
les voies intellectuelles connues, à la « vérité » bouddhiste : vérité vide,
déconnectée des formes et des causalités. Il est recherché à l’aide de tech- surprise
niques surprenantes : non seulement irrationnelles, mais aussi et surtout in-
congrues, défiant le sérieux. Par cette rupture brusque (parfois très ténue) de
la logique causale, par cette circonstance infime, voire dérisoire, aberrante,
farfelue, le sujet s’éveille à une négativité radicale.
L’Occident a lui aussi attribué à la surprise une valeur opératoire
dans l’acquisition de la connaissance. L’Ad Herennium, traité antique ars memorandi
fondamental sur l’art de la mémoire, longtemps attribué à Cicéron, fonde
l’efficacité mnémonique de l’image surprenante : « les choses ordinaires
glissent facilement hors de la mémoire, tandis que les choses frappantes et
nouvelles restent plus longtemps présentes à l’esprit ». L’auteur pose clai-
rement l’idée qu’il faut aider la mémoire en suscitant des chocs émotion-
nels à l’aide d’images actives (imagines agentes), des images frappantes
et inhabituelles, très belles ou hideuses, comiques, grossières ou horribles,
indépendamment de toute considération morale autre que leur efficacité
mnémonique.
Toutes les sources médiévales ont développé cette théorie de l’imago
agen. Le plaisir que procure la découverte d’une belle métaphore est à attri-
buer à ce que, déjà, le Pseudo-Denys ( De coelesti hierarchia II ) indiquait
comme l’incongruité du symbole par rapport à la chose symbolisée. S’il n’y Denys l’aréopagite
avait pas d’incongruité mais seulement identité il n’existerait pas de rapport
proportionnel. En outre c’est précisément l’étrangeté du symbole qui rend
palpable et stimulant pour l’exégète. Ainsi la Hierarchie céleste s’ouvre-t-
elle sur une véritable théorie de la figure, et cette théorie ne semble élaborée
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la totalité divine. Cette nature même de l’univers lui procure une structure
esthétique par le biais de la correspondance, de l’harmonie.
Cette obsession du paradoxal était présente depuis longtemps dans la
culture occidentale.
Chez Héraclite :
« Nous entrons et nous n’entrons pas dans les mêmes fleuves, nous
sommes et ne sommes pas.
Ni l’ombre ni la lumière, ni le bien ni le mal ne diffèrent.
C’est la même chose que vie et mort, veille et sommeil, jeunesse et
vieillesse.
La matière, sans commencer ni finir, en même temps vit et meurt, sur-
vient et disparaît. »
Chez Parménide :
« Il est et il n’est pas, le même et non le même.
Ce qui pense, chez les hommes, c’est la substance du corps.
Tout est plein à la fois de lumière et de nuit sans clarté. »
Chez saint jean Chrysostome :
« L’agneau de Dieu […] qui est rompu sans être divisé, qui est mangé
partout et jamais consommé. »
L’obsession est manifestement universelle, anthropologique. On la
retrouve en Asie, notamment chez Lao Tseu :
« Le Tao est la forme sans forme et l’image sans image.
Lumineux est comme obscur
Avancer est comme reculer
Etranger est comme familier.
Connaître, c’est ne pas connaître. »
Les marginalia médiévales, comme la plus part des grotesques de marges
l’époque moderne ont été un lieu privilégié de son expression. Elles met-
tent en effet en œuvre tout un ensemble d’artifices de rhétorique plastique grotesque
qui constituent ce que Philippe Morel appelle des figures du paradoxe : jeu
sur la représentation aberrante des lois de l’équilibre et de la pesanteur des
figures (une lourde architecture supportée par de fin rinceaux) ; jeu sur la
représentation de forces contraires logiquement inconciliables (une sourie
maîtrisant par des rênes un cheval cabré) ; jeu sur le redoublement des
systèmes de représentation et leur entremêlement illusionniste (une statue
ornementale de bronze participe à l’action d’une scène)1. C’est l’esthétique
du monde sans dessus-dessous, de la roue de la fortune, telle que la mettait
déjà en œuvre la Stultifera navis, la « nef des fous » de Sébastien Brant dont
la vogue européenne fut fulgurante.
L’un des éléments les plus fréquents de ce registre ornemental gro-
tesque est celui issue de la tradition des carnavals, à savoir le masque, le
mascaron. Entre les énigmes paradoxales proposées à chacun de nous, celle masque
qui tient à la présence des masques est peut-être la plus chargées de trouble
et de sens. Rien n’est humain dans l’univers inintelligible en dehors des vi-
sages nus qui sont les seules fenêtres ouvertes dans un chaos d’apparences
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1. Eliphas Levi, Dogme de la haute magie, Paris, Baillère, 1856, XXII, 22.
2. Klee, Exploration des choses de la nature : réalité et apparence, 1956, dans Théorie de
l’art moderne, Paris, Denoël, 1985, p. 56.
3. Breton, Le surréalisme et la peinture, 1928, N.R.F., Paris
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1. L. Dolce, Dialogo nel quale si ragiona del mode di accrescere et conservar la memo-
ria, Venise, 1562, cité par Frances A. Yates dans L’art de la mémoire, Paris, Gallimard,
1975, p. 179.
2. Baudelaire, Salon de 1846, dans Ecrits sur l’art, Paris, Libraire Générale Française,
1999, p. 257.
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que par une énumération proliférante de thèmes liés à la tradition des gro-
tesques autant qu’à celle de l’empirisme scientifique :
« […] tout ce qui est situé entre matière brute et personne, indépen-
dant des quatre règnes en même temps que lié à tous […], les oursons mal
léchés, les chenilles en mal de se changer en papillons, les singes anthro-
poïdes, les sphinx, les animaux savants, les chimères, les hermaphrodites,
les griffons, […] les pommes de Newton et les statues de Condillac, les
automates de Vaucanson, […] les veaux à cinq pattes, les hommes-lions de
foire, les homuncules, les négrilles, les palotins, les amphibies, les mandra-
gores, […] les pies voleuses, les aérolithes simulateurs de vieilles médailles
[…] »1
Dans sa dimension négative la surprise ouvre la voie de la terreur
sublime qu’on a déjà évoqué plus haut. Dans sa dimension positive elle
déchaîne les forces de la comédie, du burlesque, de la parodie.
Un « Don Juan » médiéval, déjà burlador bien que non sévillan, un
Archiprêtre castillan du XIV e siècle avertissait ainsi son lecteur :
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poésie, admi les artistes dans ce cercle des créateurs inspirés. Le Pseudo-
Aristote [Problèmes XXX, I] fut le premier à postuler un lien entre l’hu-
meur mélancolique et un talent exceptionnel dans les sciences ou dans les
arts, dans la mesure ou les mélancoliques se laissaient guider entièrement
par leur imagination et n’avait ainsi aucun pouvoir sur leur mémoire capri-
cieuse. Le génie est toujours conçu comme un être au prise avec les affres
de sa conscience morale et dont l’aventure spirituelle héroïque l’expose aux
plus grands dangers de la déchéance comme aux plus belles récompenses homo melancholicus
de l’enthousiasme. Bien que seul l’homo melancholicus puisse s’élever jus-
qu’aux plus hauts sommets, il est aussi prédisposé à se retrouver au bord de
la folie. Pendant longtemps, le tempérament mélancolique conservera l’am-
bivalence que lui avait attribuée Aristote, à laquelle s’ajoute la théorie pla-
tonicienne de l’enthousiasme poétique, celle des furores. Au XIIIe siècle, la
grande réhabilitation d’Aristote par la scolastique remis ses considérations
à l’ordre du jour. Elles se transmirent naturellement à la Renaissance.
Une notion décisive pour la psychologie de l’art s’imposa au milieu
florentin, celle de l’inspiration. Comme tant d’autres motifs qui allaient de-
venir essentiels à la culture de la Renaissance, celui-ci avait été élaboré par
les commentateurs de Dante et de Pétrarque, et se dégageait naturellement
de la tradition médiévale de la poésie ars divina et des fureurs platonitien-
nes. Dans la vie de Dante (1436), Léonardo Bruni opposait à un type de
poète qui procède par science et étude, le type de l’inspiré qui crée « per
ingegno propio agitato e commosso da alcun vigore interno e nascoso, il
quale si chiama furore ed occupazione del mente ».
La construction humaniste de la figure de l’artiste ou du poète « di-
vino » s’articule sur la notion aristotélicienne de mélancolie qui souligne
bien la dimension morale du phénomène, autant que la fureur platonicien-
ne.
Landino, qui fut, au moment où s’affirmait l’Académie, le divulga-
teur de ce qu’il faudrait nommer le Platonisme « littéraire », affirmait la
prééminence de la poésie sur toutes les activités de l’esprit. La doctrine du
furor poeticus qui enveloppe et dépasse tout savoir, s’est trouvée affirmée,
illustrée et diffusée dans ses ouvrages, au moins autant que dans ceux de
Ficin .
Dans un petit traité de médecine astrologique à l’usage des intellec-
tuels et des literati, De Vita triplici, publié en 1489 en marge de sa tra- Ficin
duction et de ses commentaires de Plotin, Marcile Ficin définissait pour la
première fois la doctrine du génie saturnien qui retiendra l’attention de tant De Vita triplici
d’écrivains et d’artistes de la Renaissance, avant de devenir un lieu commun
du Romantisme ; « ma joie est la mélancolie et mon repos ce mal être »
déclarait Michel-Ange.
Dans les trois livres du De vita triplici, où il traite des symptômes et
de la thérapeutique du caractère saturnien, Ficin donna vraiment à la notion
d’homme de génie mélancolique sa forme propre, et la révéla au reste de
l’Europe, et dans son commentaire au Banquet, la théorie de l’enthousiasme
se déclarait avec ampleur.
Après le Convivio et la Théologie platonicienne, le thème de la « fu-
reur divine » devenait une pièce maîtresse de l’enseignement de Ficin. Dans
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sommés, souvent des lettrés. Accueillies chez les princes, dans les « aca-
démies », lesquelles disposaient de scènes privées, elles étaient équipées
pour monter, à l’occasion, des féeries à grand spectacle. Très vite, elles
acquièrent une telle réputation que ducs et princes se disputent les services
des plus célèbres d’entre elles et qu’on les réclame de plus en plus souvent
à l’étranger. Le rayonnement de la commedia dell’arte s’est étendu à tous
les pays d’Europe, où elle a laissé des traces profondes dans l’imagination
populaire aussi bien que dans le théâtre, la poésie et les arts. Mais c’est en
France que la commedia a trouvé, dès le dernier tiers du XVIe siècle, sa
seconde patrie avec Tiberio Fiorelli, le fameux Scaramouche. En 1762, la
comédie-italienne fusionne avec l’Opéra-Comique, issu du théâtre de foire,
avec lequel elle avait de nombreuses affinités. Masques et bergamasques,
enfin, traversent toute la peinture et la poésie françaises, de Callot à Ver-
laine, de Lancret à Picasso, de Watteau à Apollinaire.
Le théâtre élisabéthain qui donne une place toujours plus large à la
peinture des fureurs et des aberrations de l’amour, qui exalte un moi aristo-
cratique s’affirmant par la transgression de toutes limites, participe de cette
douce folie. De même en Espagne: la commedia, genre qui fit véritablement
fureur dans la première moitié du XVIIe siècle. la commedia de capa y
espada espagnole connu d’ailleurs une grande vogue en France, de 1640
environ à 1656.
Picasso travaillait sur cette frénésie festive, et pas seulement dans ses
portraits ou illustrations de La Célestine, le chef d’œuvre de la commedia
espagnole. Et Vitezslav Nezval, chef de file tchèque du Poétisme, et disci-
ple d’Apollinaire, ne voulait-il pas lui aussi « faire de la vie un grandiose
parc d’attraction », « un carnaval excentrique, arlequinade des idées et des
sentiments, bobine de film ivre, kaléidoscope mirifique ». Héritier lui-même
d’Apollinaire, le surréalisme joue de cette théâtralité. Que désignait donc
l’ « umour » de Vaché : « Je crois que c’est une sensation – j’allais presque
dire un SENS – aussi – de l’Inutilité théâtrale (et sans joie) de tout. »1
On peut facilement comprendre comment cette esthétique du festif a
pu s’articuler avec les théories des fureurs poétiques ou du génie et qu’enco-
re pour Heidegger, L’origine de l’œuvre d’art soit une « fête de la pensée »
(Fest des Denkens).
Toujours vivace depuis la Renaissance, cette thèse de l’inspiration,
qu’on l’appelle génie, enthousiasme ou fureur, conserve la faveur du siècle
classique, surtout en Italie ou en Espagne, notamment chez Gracián dans
De la finesse et du bel esprit (Agudeza y arte de ingenio, 1648), mais aussi
en France : la « fureur » géniale reste indispensable au poète. Boileau a
lui-même, on le sait, célébré « du Ciel, l’influence secrète ». Cependant la
conception classique de génie tend à dépouiller le terme de toute résonance
surnaturelle :
« Nous apportons le génie en naissant […]. Il est pour ainsi dire le
tyran des facultés de l’âme : il les contraint à tout quitter et les entraîne
pour le service dans les ouvrages où il est emporté lui-même par la rapidité
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de sa nature »1.
Toutefois chez Sulzer, le représentant allemand du classicisme, l’en-
enthousiasme thousiasme, conditionné par la sensibilité, garde une place importante qu’il
assimile au phénomène prophétique : « Le principe de toute espèce d’en-
thousiasme se trouve dans le puissant attrait d’un objet qui concentre sur
soi toutes les forces de l’attention ; aussi deux choses sont nécessaires pour
le produire : des attraits de la part de l’objet et de la part de l’artiste, une
âme sensible et ouverte aux impressions de la beauté ». « L’âme devient
alors tout sentiment », à savoir « elle voit tout en elle-même ». « Toutes les
idées des objets extérieurs s’obscurcissent et l’âme tombe dans un songe
qui arrêtant les opérations de l’esprit, rend le sentiment plus vif ». Cet état,
dont Sulzer propose les prophètes juifs comme exemples, se caractérise par
une libération des limites de l’espace et du temps : « Comme l’entendement
n’est plus en état de distinguer ce qui est réel de ce qui n’est qu’imaginaire,
le simple possible paraît actuel et l’impossible même semble possible ; la
liaison des choses n’est plus évaluée d’après le jugement : elle l’est d’après
le sentiment, ce qui est absent devient présent et l’avenir existe actuelle-
ment »2.
De fait l’enthousiasme, comme le génie, correspond assez précisé-
ment à l’état mystique décrit par la littérature spirituelle du XVIIe et du
XVIIIe siècle, même si on l’analyse désormais plus comme un phénomène
d’ordre cognitif ou psychologique.
L’article « Génie » de l’Encyclopédie, longtemps attribué à Diderot,
désigne dans l’esprit d’observation, l’origine de cette qualité d’âme particu-
lière : « Le génie est frappé de tout, dès qu’il n’est point livré à ses pensées
et subjugué par l’enthousiasme, il étudie, pour ainsi dire, sans s’en aperce-
voir ; il est forcé, par les impressions que les objets font sur lui, à s’enrichir
génie sans cesse de connaissances qui ne lui ont rien coûté ».
Pour Kant « Le génie est le talent de produire ce dont on ne saurait
donner de règle déterminée, et non l’habileté, aptitude à accomplir ce qui
peut-être appris suivant quelques règles : par suite l’originalité doit être
son premier caractère » [Critique de la faculté de juger, § 47]. Cet impé-
ratif d’originalité, ce « doit être », a constitué toute l’Histoire de l’Art. Il
posait pourtant ainsi une règle, en contradiction même avec la définition
de génie. Un coup de dé jamais n’abolira le hasard, rien n’interdit qu’un
double six se répète, chaque nouvelle donne n’est pas condamnée à être
différente de sa précédente.
Durant le XIXe siècle, la diagnose clinique vint appuyer l’hypothèse
qui alliait antérieurement génie et folie. L’opinion des psychiatres a conquis
de larges secteurs du public. Un philosophe comme Schopenhauer estimait
que « le génie est plus proche de la folie que l’intelligence moyenne » et
Baudelaire assimilait le génie à une sorte de maladie dont l’artiste maîtrise-
rait les symptômes régressifs:
1. Roger de Piles, Cours de peinture par principes, Paris, Estienne, 1708, p. 12-14.
2. Journal littéraire, dédié au Roi par une société d’académiciens, Berlin, G. J. Decker,
Article « Enthousiasme », juin 1773, tome VI, p. 152.
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1. Le peintre de la vie moderne, 1863, dans Ecrits sur l’art, Paris, Libraire Générale
Française, 1999, p. 192.
2. Salon de 1846, dans Ecrits sur l’art, Paris, Libraire Générale Française, 1999, p. 192.
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traverser l’homme,
traverser le monde,
traverser le temps,
traverser le mal,
traverser le bien,
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« Mais sachez que nous sommes tous d’accord, quoi que nous di-
sions »
Turba Philosophorum
Et sur ce point axial la Danse du désir nous entraîne, Âge d’or, Bon-
heur de vivre, entrons dans la ronde :
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