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NOTICE POÏETIQUE

SATIRE

Publié avec le concours


de ARS 505 fondation
POÏETICA

Mélanges
à la mémoire
de
MASSIMO SPINOZI

( Para-thèse de Dodoctorat )

•••
sous la direction de
Denis Vermont
AVERTISSEMENT

Videmus nunc per speculum in aenigmate


Saint Paul

I
l n’y a pas de sens à attendre du texte qui se propose à toi, lecteur.
Aucun sens unique et univoque tout au moins. Il met en oeuvre ce qu’on pourrait éventuelle-
ment définir comme un protocole expérimental pour une possible pensée virale, celle que Bau-
drillard, bon Pasteur, entend opposer au monde de l’information globalisée.
Un sujet ? Le modalisme de l’image à l’époque de sa production mondialisée !
Aussi bien en est-il du personnage dont le texte flatte la mémoire posthume comme d’un perpétuel
Père Ubu, égaré dans les couloirs d’une Sorbonne quelconque, bonne fortune ! En a-t-il jamais trouvé
son grand amphithéâtre ! Aussi, point d’honneur qui, ici, soit en cause, Docteur. Et toute autre demeure
autant lui sera riche lieu.
Et s’il doit s’agir d’un portrait que ce soit aussi bien celui de Vertumne, dieu des transmutations !
Voici donc un monstrueux (tout autant merveilleux) bouquet d’O.G.M. symboliques qu’on est allé « fau-
cher » dans les champs policés du SAVOIR (« organe érudition… »). Son mode d’être est la satire ; la
satura latine n’était-elle pas déjà un pot-pourri, un florilège ? Avis aux agélastes !
Et après tout qu’est-ce qu’un essai ? Eliminez les paraphrases, il ne reste que des citations.

SOLLERS : « C’est le multiple qui convoque le singulier pour se faire entendre. Et quand on dit
que ce sont des citations, on a grand tort. Car ce sont, en effet, selon la stratégie de Picasso, des preu-
ves qui doivent avoir le même niveau d’intensité que le texte lui-même. Quand je lis une thèse, je lis les
citations qui sont faites et je n’ai pas besoin de savoir ce que me raconte l’universitaire. Il faut disposer
d’une transversale qui est nécessaire – et là je reprends Guy Debord – dans les époques d’ignorance
ou de croyances obscurantistes comme la nôtre. Il faut apporter des preuves. Et ces preuves se font par
ces collages dont, dit Debord de façon très juste, aucun ordinateur n’aurait pu fabriquer la pertinente
variété. »

DEBORD : « Le détournement est le contraire de la citation, de l’autorité théorique toujours fal-
sifiée du seul fait qu’elle est devenue citation ; fragment arraché à son contexte, à son mouvement, et
finalement à son époque comme référence globale et à l’option précise qu’elle était à l’intérieur de cette
référence, exactement reconnue ou erronée. Le détournement est la langage fluide de l’anti-idéologie. »

BARTHES : « Il faut bien voir qu’avec le langage, rien de vraiment neuf n’est jamais possible : pas
de génération spontanée ; Hélas ! le langage lui aussi est filial ; en conséquence, le nouveau radical (la
langue nouvelle) ne peut être que de l’ancien pluralisé : aucune force n’est supérieure au pluriel. »

VEYNE : « La poésie est du même côté que le vocabulaire, le mythe et les expressions toutes faites :
loin de tirer son autorité du génie du poète, elle est, malgré l’existence du poète, une sorte de parole
sans auteur ; elle n’a pas de locuteur, elle est ce qui “se dit” ; elle ne peut donc mentir, puisque seul un
locuteur le pourrait. »
SKACEL: « Les poètes n’inventent pas les poèmes
Le poème est quelque part là-derrière
Depuis très très longtemps il est là
Le poète ne fait que le découvrir. »

MALLARME : « Muse moderne de l’Impuissance, qui m’interdis depuis longtemps le trésor familier
des Rythmes, et me condamnes (aimable supplice) à ne faire plus que relire »

KIERKEGAARD : « Une seule remarque encore à propos de tes nombreuses allusions visant toutes
au grief que je mêle à mes dires des propos empruntés. Je ne le nie pas ici et je ne cacherai pas non plus
que c’était volontaire »

PASCAL : « Certains auteurs, parlant de leurs ouvrages, disent : “Mon livre, mon commentaire,
mon histoire, etc.”. Ils sentent leurs bourgeois qui ont pignon sur rue, et toujours un “chez moi” à la
bouche. Ils feraient mieux de dire : “Notre livre, notre commentaire, notre histoire, etc.”, vue que d’ordi-
naire, il y a plus en cela du bien d’autrui que du leur. »

KUNDERA: « “Mon livre” - l’ascenseur phonétique de l’autodélectation. (Voir : GRAPHOMA-


NIE.) »
TABULA GRATULATORIA

Je tiens à exprimer ici ma gratitude à tous ceux qui ont permis la réalisa-
tion de ce livre.
D’abord à ..................... qui, depuis les travaux préparatoires à la rétrospective
.................... , jusqu’à aujourd’hui, m’a témoigné sa confiance, et en souvenir
des déjeuners dominicaux qui nous réunissaient autour de ............................ à
........................... .
A ........................ dont le soutien constant a permis que ces travaux reprennent
leur cours.
A .................... , directeur honoraire de la ..................de ....... , dont la parfaite
connaissance de ................. a toujours été le meilleur des soutiens intellectuels
et son amitié le plus sûr des appuis.
A ........................... , dont la tenue minutieuse des archives m’a évité bien des
erreurs et autorisé bien des précisions.
A .......................... pour ses conseils et son appui.

Enfin à ceux dont la commune passion a été pour moi un ressort inesti-
mable et sans la patience de qui ce livre n’aurait jamais été écrit, je veux dire
Albert, Alberti, Apollinaire, Appel, Aragon, Arasse, Aristote, Arp, Arthaud,
Bach, Bachelard, Bacon, Baltrusaïtis, Barthes, Basch, Bataille, Baudelaire,
Baudrillard, Becq, Benjamin, Bergson, Berkeley, Besançon, Bloch, Boais-
tuau, Boece, Böhme, Boileau, Borges, Bouhours, Bourdieu, Bousquet, Breton,
Brown, Bruno, Brusatin, Burke, Callois, Calvino, Chalumeau, Changeux,
Char, Chastel, Clair, Colonna, Comenius, Condillac, Corbin, Croce, dal Po-
zzo, Dali, Damasio, Damisch, Dante, de Bergerac, de Cues, de Duve, de la
Mirandole, de Loyola, de Piles, de Vinci, Debord, Debray, Delacroix, Deleuze,
Denys, Derrida, Descartes, Dickie, Diderot, Didi-Huberman, Dolce, Dubuf-
fet, Duchamp, Eco, Eisenstein, Eluard, Ernst, Fénéon, Ficin, Fintz, Flaubert,
Foucault, Freud, Fumaroli, Gadamer, Garcia Lorca, Gassendi, Genet, Goethe,
Grabar, Gracian, Grainville, Haskell, Hegel, Heidegger, Heinich, Hobbes,
Hokney, Horace, Hugo, Husserl, Huysmans, Jacob, Jarry, Joyce, Jung, Kafka,
Kandinsky, Kant, Kircher, Klee, Krauss, Kundera, Kupka, l’ Arétin, Lacan,
Laforgue, Le Tasse, Leibniz, Leiris, Lévi, Lévi-Strauss, Lissagaray, Locke,
Lomazzo, Longin, Maeterlinck, Male, Mallarmé, Manet, Marino, Masson,
Matisse, Merleau-Ponty, Michaud, Michaux, Millet, Mirbeau, Monnier, Mon-
taigne, Moreau, Morel, Morin, Moulin, Mozart, Munch, Nietzsche, Orphée,
Ovide, Panofsky, Paulhan, Pawlowski, Paz, Pétrarque, Piaget, Picabia, Picasso,
Platon, Plotin, Poincaré, Pommier, Ponge, Poussin, Proust, Pythagore, Que-
neau, Rabelais, Ragon, Reclus, Reverdy, Rilke, Rimbaud, Romains, Rousseau,
Roussel, Sartre, Satie, Schlegel, Schlosser, Schneider, Schopenhauer, Seznec,
Shakespeare, Sollers, Spinoza, Stein, Steiner, Stirner, Stravinski, Suger, Sul-
zer, Thévoz, Tristan, Tzara, Valery, Van Dongen, Vasari, Veyne, Vian, Vin-
cent, Vollard, Wagner, Wilde, Wittgenstein, Wittkower, Wolfe, Yates, Zola
POSTULATS

L’histoire sera conçue comme la forme graphique des


phénomènes vécus, que l’homme garde dans sa mémoire
collective. En tant que forme, développée dans un espace
conceptuel de coordonnées chronologiques mesuré et orienté,
de - à l’axe de référence zéro du hic et nunc, elle est consti-
tutivement téléologique, narrative, « roman vrai ». Sa lecture,
asymptote, parabole, sinusoïde … est par définition variée
puisqu’elle est l’expression concrétisée des actions variables
de l’homme et du monde.

L’anthropologie serait la tentative, au-delà de cette


lecture des formes concrètes variables du vécu, de déceler
une règle quasi ou pseudo-universelle de développement des
phénomènes, une fonction à multiples inconnues, mais dont
les termes premiers (l’homme comme corps vivant, l’univers
comme énergie en expansion, etc.) seraient des constantes sta-
bles, au moins à l’échelle humaine, la seule qui nous importe,
les autres n’existant pour ainsi dire pas. Il s’agirait d’écrire
le programme informant du vécu, d’en déchiffrer le code
génétique, le génome de l’histoire (anthropologie génétique).
POÏETICA

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AUTOPORTRAIT PSYCHOLOGIQUE

Le MOI et l’AUTRE ou la recherche d’un « lieu commun » de la pensée

[ SPECULUM ECCLESIAE ]

« Je veux me rendre simple, c’est-à-dire pareil à une épure, et il fau-


dra bien que mon être gagne les qualités du cristal qui n’existe que par les
objets qu’il laisse apercevoir »
Jean Genet, Pompes funèbres

Ogni pintore dipinge se

Le plus simple étant peut-être d’entrer dans le cercle par la voie la


plus carnée qui soit : du pathos à l’ethos.

Mardi, 25 septembre 2001, Paris, Nel mezzo del cammin di nostra


vita, ou presque, mi ritrovai per una selva oscura.

Puis la lumière, « O Diespiter… » [ Jupiter ] JE… ( EGO ). Ego

Le propos de ces lignes ( lignes écrites, lignes dessinées…) serait de


définir, par approximation, quelque chose comme un « lieu » de la pensée :
avant moi, en moi, au-delà de moi, hors de moi, face à moi…
Si l’EGO reste le noyau dur à partir duquel je pense, on pense, ça
pense, « Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où… »
la pensée se déploie vers des champs bien plus vastes que celui du sujet, de
la conscience, du moi, du pensé même peut-être.
Connaît-toi toi même, c’est traverser le cogito, si je est un autre.
La psychanalyse a stigmatisé cette topologie hétérogène de l’appareil
psychique, emportant avec elle les théories classiques du sujet de la con-
naissance issue de la philosophie [ la schize du sujet ].
Freud décrit le moi comme une partie du ça qui se serait différenciée
sous l’influence du monde extérieur. Le moi étant avant tout un moi-corps : Freud
« Il peut être considéré comme une projection mentale de la surface du
corps et représente la surface de l’appareil mental. »1 Le moi est en grande
partie constitué par mécanisme d’identification, par ses emprunts à l’autre, Moi
ce qui équivaut à lui donner la valeur d’une formation symptomatique.
« Qui copiez-vous là? » demande Freud à Dora à l’occasion de douleurs
aiguës à l’estomac. Le surmoi est d’abord cette première identification à
l’Autre originel, le père.

1. Freud, le moi et le ça – 1923

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POÏETICA

Cet échafaudage identificatoire constitue le moi et définit son carac-


tère. Il devient cristallisation chez Lacan avec la théorie de la phase du mi-
Lacan roir1. L’image spéculaire est conçue comme fondatrice de l’instance du moi.
phase du miroir L’identification narcissique originaire serait le point de départ des séries
identificatoires. L’enfant, aux temps pré spéculaires, se vit comme morcelé,
identification l’infans, qui n’a pas encore accès au langage, n’a pas d’image unifiée de son
infans corps, ne fait pas bien la distinction entre lui-même et l’extérieur, n’a notion
ni du moi ni de l’objet – c’est-à-dire n’a pas encore d’identité constituée,
n’est pas encore sujet véritable. Avec la phase du miroir, entre six et dix-
huit mois, l’image spéculaire dans laquelle l’enfant se reconnaît, lui donne
la forme intuitive de son corps ainsi que la relation de son corps à la réalité
environnante. Le début de la structuration subjective fait passer cet infans
du registre du besoin à celui du désir ; les notions d’intérieur / extérieur puis
de moi / autre, de sujet / objet se substituent à la première et unique discri-
sujet/objet mination, celle de plaisir / déplaisir.
Mais si le stade du miroir est l’aventure originelle par où l’homme fait
pour la première fois l’expérience qu’il est homme, c’est aussi dans l’image
miroir de l’autre (l’autre du miroir) qu’il se reconnaît. C’est en tant qu’autre qu’il
se vit tout d’abord et s’éprouve. Les comportements des jeunes enfants mis
autre face à face sont marqués du transitivisme le plus saisissant, véritable capta-
tion par l’image de l’autre : l’enfant qui bat dit avoir été battu, celui qui voit
tomber pleure. Le moi, c’est l’image du miroir en sa structure inversée. Le
sujet se confond avec son image, et, dans ses rapports à ses semblables, se
manifeste la même captation imaginaire du double.
Pour Lacan la conscience, support du moi, n’a plus une place cen-
trale ; le moi n’est, selon lui, que la somme des identifications successives,
identifications ce qui lui donne le statut d’être un autre pour lui-même et c’est le sujet de
l’inconscient qui nous interroge. C’est comme autre que je suis amené à
connaître le monde : une dimension paranoïaque est, de la sorte, normale-
paranoïa ment constituante de l’organisation du « je ».
La psychologie expérimentale met d’ailleurs en valeur la compétence
proprement humaine (vraisemblablement associée au cortex préfrontal)
d’attribution à ses congénères de connaissances, d’intentions, d’émotions,
pour comprendre et tenter de prédire leurs conduites. Cette compétence,
selon Uta Frith, apparaît précocement au cours du développement humain,
mais ne se formerait pas chez l’enfant autiste. En possédant cette faculté
de se représenter les états mentaux d’autrui, et de les « théoriser », l’enfant
de l’homme acquiert la compétence de représenter « soi-même comme un
autre » (Ricoeur).
Cette diffraction du sujet recoupe en partie ce que la biologie peut
nous apprendre sur la fabrique de l’homme. Jean-Didier Vincent défini
état central fluctuant le territoire de la subjectivité par le concept d’état central fluctuant dans
lequel le sujet est un être unique, à la fois état et acte, représentation et
action, qui s’exprime selon trois dimensions : corporelle, extracorporelle
et temporelle. En effet les représentations du monde ne peuvent être con-

1. Lacan, Le stade du miroir comme formateur de la fonction du « je » 1936

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sidérées indépendamment des actions du sujet sur ce même monde. Ces


« représentactions » sont à la fois les formes et les forces qui produisent et représentaction
reproduisent le monde du sujet. Elles font du cerveau un chantier permanent
qui déborde de la période embryonnaire et infantile sur toute la vie du su-
jet, chantier dont la neuropsychologie, par l’analyse des lésions cérébrales,
révèle les dissociations qui clivent l’unité du psychisme en processus ou
compétences distincts.
L’Autre lacanien dont la référence se fait dans la parole, l’Autre qui
à l’extrême se confond dans l’ordre du langage et fonde l’échafaudage des
identifications, n’est guère éloigné des ces représentactions. En effet si Autre lacanien
l’on admet que le cerveau fonctionne comme une « métaphore agissante »,
c’est-à-dire dans laquelle la représentation est confondue avec l’action 1, langage
alors le moi est bien ce chantier à l’intérieur duquel se construit, à travers
l’Autre, le temps, le monde… et dont l’être est verbe agissant, Fiat lux.
On pourrait peut-être, dans le domaine de la représentation ou de la
pensée, retrouver partout une même date importante, celle de la constitu-
tion de la fonction sémiotique ou symbolique, qui apparaît en nos milieux
entre un et deux ans environ : formation du jeu symbolique, des images manipulation
mentales, etc., et surtout, développement du langage. Il semble, nous dit
la psychologie génétique, que le facteur principal qui rende possible cette
fonction sémiotique soit l’intériorisation de l’imitation : celle-ci, au niveau
sensori-moteur constitue déjà une sorte de représentation en acte, en tant
que copie motrice d’un modèle, de telle sorte que ses prolongements, en fonction sémiotique
imitation différée d’abord, puis en imitation intériorisée, permettent la for-
mation de représentations en images, etc. Il y a donc une corrélation étroite
entre l’opérativité et le langage, et il semble que ce soit l’opérativité qui
conduise à structurer le langage, par choix au sein des modèles préexistants
de la langue naturellement, plus que l’inverse. imitation
Cette liaison intime entre pensée / langage et action / corps se re-
trouve dans la biologie même du cerveau. Le cortex préfrontal établit, en
effet, de riches connexions avec un ensemble sous-jacent de structures et
de circuits nerveux appelé système limbique. Ce « cerveau des émotions »
est engagé dans le contrôle des états affectifs du sujet. La réalité à laquelle opérativité / langage
le très jeune enfant est exposé instruit son cerveau. Cette « éducation » est
reçue dans un contexte émotionnel qui en est la condition même ; l’interpré-
tation du monde à laquelle se livre le cerveau repose sur le duo passionné
de la sensibilité et de l’action. Les émotions fonctionnent selon un système
de processus opposants mis en places lors de réactions affectives répétées.
Chaque fois que se produit un processus primaire affectif dans un sens
donné ( douleur ou plaisir ), interviennent en sens inverse, des structures
nerveuses responsables de processus opposants. Tout ce que le sujet connaît

1. Les études neurophysiologiques confirment l’interdépendance totale des aires motrices


et sensorielles, l’observation du bébé renforce encore la notion de parenté entre le langage
et les fonctions instrumentales ; les études anatomiques et surtout l’utilisation de l’image-
rie médicale montrent qu’une même structure cérébrale sous-tend la fonction langagière
et la manipulation d’objet, tout au moins au début du développement de l’enfant.

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POÏETICA

du monde et toutes ses actions sur ce monde font intervenir ces processus
opposants qui se déroulent dans les structures profondes du cerveau qui
émotions projettent sur l’ensemble de l’encéphale, notamment sur le cortex où se font
les cartes cognitives, support des représentations. Dans l’espace / temps du
verbe agissant s’expriment ces émotions et ces passions qui informent le
déploiement de la subjectivité.
L’Identité est la somme [ SUM ] toujours originale de toutes les iden-
tifications à l’autre d’un individu. Son in-divisable est le trait d’union qui
identité opère sur tous ces autres, la touche = qui donne la solution, touche qui est
le Même en soi, trait qui est l’ardeur du désir même, Eros, amor che move
il sole e l’altre stelle.
Ce verbe agissant qui est amour, cet Etre du moi qui réalise le monde
sur le duo passionné de la sensibilité et de l’action est l’essence du Mo-
derne. La réflexion philosophique s’est tenue pendant longtemps éloignée
du langage, il n’est rentré directement et pour lui même dans le champ de
la pensée qu’à la fin du XIXe siècle, avec Nietzsche qui ouvre pour nous
langage cet espace philosophico-philologique, où le langage surgit selon une multi-
plicité énigmatique qu’il faudrait maîtriser. Dans la pensée classique, celui
pour qui la représentation existe, et qui se représente lui-même en elle,
s’y reconnaissant pour image ou reflet, celui qui noue les fils entrecroisés
représentation de la « représentation en tableau », celui-là ne s’y trouve jamais présent
lui-même, l’homme n’existe pas avant la fin du XVIIIe siècle. Déjà la con-
ception kantienne du concept comme schème représente une véritable ré-
schéma kantien volution, en effet la connaissance n’est plus pensée essentiellement comme
une contemplation, une théorie, mais comme une activité. Nous sortons
du vocabulaire de la vision pour entrer dans celui de l’action : connaître,
c’est « synthétiser » ou, comme le dit Kant, « penser c’est juger ». La pra-
tique prend le pas sur la théorie de sorte que, désormais, la pensée apparaît
comme une construction, thème que reprend souvent l’épistémologie con-
temporaine.
Toute la pensée moderne est traversée par la loi de penser l’impensé,
Pensée/impensée elle s’avance dans cette direction où l’Autre de l’homme doit devenir le
Même Même que lui. Cette présence de l’Autre dans le Même est ce qui , nous
attendant, est au-devant de nous, venant à notre rencontre ; c’est ce qui
attend que nous nous y exposions ou que nous nous y fermions , c’est l’à-
venir rigoureusement pensé. Le sujet et l’objet sont comme deux moments
abstraits de cette structure unique qu’est la présence [ PRAESENCIA ]. Les
présence « autres » ne sont pas des congénères, comme dit la zoologie, mais ceux qui
me hantent, que je hante, avec qui je hante un seul être actuel, présent…
historicité primordiale…
Or l’art et notamment la peinture puisent à cette nappe de sens brut
dont l’activisme ne veut rien savoir. Une bonne part de l’art moderne (la
meilleure sûrement) aura poursuivi cette tentative de perturbation de la
subjectivité. Finira-t-on bien, un jour, par accorder qu’il n’aura tendu à rien
tant qu’à provoquer, au point de vue intellectuel et moral, une telle crise de
conscience de l’espèce la plus générale et la plus grave ? « La poésie doit
être faite par tous, non par un »
Poètes, peintres, sculpteurs du Moderne ont tous poursuivi, selon des

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voies diverses, cette diffraction du sujet.


Mallarmé recherchait la transparence du moi, où le cosmos agirait :
« Il faut que je te dise qu’à présent je suis impersonnel, je ne suis plus le
Stéphane que tu connaissais, mais l’une des sentes que l’univers spirituel Mallarmé
a choisies pour se voir lui-même et avancer – en traversant de part en part
ce qui était mon moi » ( Ecrits nouveaux ). Cette transparence fait tout le
ressort d’Igitur , « Car tel est son mal : l’absence de moi, selon lui ».
Guillaume Apollinaire, lorsqu’il s’intéressait au Dramatisme de
Barzun [ L’ère du drame ] adhérait à la définition d’un homme capable de
révéler sa vision multiple et totale de l’Individuel, du Collectif, de l’Humain
et de l’Universel : La synthèse permanente de ces ordres fondamentaux et Apollinaire
de leurs combinaisons infinies existe sans consentement préalable. Mais dramatisme
la perception et la révélation simultanée des éléments de cette synthèse, à
travers la conscience et l’âme, ne peut pas ne pas modifier profondément
l’expression du chant individuel. Ainsi, ce chant, accru en intensité, perd
son caractère monodique unilatéral et atteint à l’ampleur polyphonique ;
ainsi, les ordres psychologiques, fondamentaux, à l’état de voix et de pré-
sences poétiques simultanées, dramatisent l’œuvre ; ainsi, le poème devient
drame par l’innombrable conflit de ces ordonnances, entre l’individuel et
l’universel.
N’est-ce pas cette même polyphonie-polymorphie qu’il évoque dans
« cortège »  :

Un jour
Un jour je m’attendais moi-même
Je me disais Guillaume il est temps que tu viennes
Pour que je sache enfin celui-là que je suis
Moi qui connais les autres […]
Je me disais Guillaume il est temps que tu viennes
Et d’un lyrique pas s’avançaient ceux que j’aime
Parmi lesquels je n’étais pas […]
Le cortège passait et j’y cherchais mon corps
Tous ceux qui survenaient et n’étaient pas moi-même
Amenaient un à un les morceaux de moi-même
On me bâtit peu à peu comme on élève une tour
Les peuples s’entassaient et je parus moi-même
Qu’ont formé tous les corps et les choses humaines1

Cette transparence du sujet révèle au moderne la puissance réalisante


concrète de la représentation, du langage. Depuis longtemps déjà, le lan-
gage prétendait à un type d’existence particulier : il n’était pas seulement
un moyen vide de voir ; il existait, il était une chose concrète et même une
chose colorée. Les surréalistes comprennent en outre que ce n’est pas une
chose inerte : il a une vie à lui et un pouvoir latent qui nous échappe. Tout
au long de son existence, le surréalisme proclame la primauté du langage.

1. Apollinaire, Alcool, Paris 1920

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POÏETICA

Langage surréalisme La similitude des hallucinations et des sensations provoquées par le sur-
réalisme forçait à envisager l’existence d’une matière mentale différente
de la pensée, dont la pensée même ne pouvait être, et aussi bien dans ses
modalités sensibles, qu’un cas particulier. Le nominalisme absolu trouvait
dans le surréalisme une démonstration éclatante, et cette matière mentale
nominalisme était le vocabulaire même : il n’y a pas de pensée hors des mots, tout le
surréalisme étaie cette proposition. Duchamp ne croit pas au langage, qui
au lieu d’expliquer les pensées subconscientes, crée en réalité la pensée par
Duchamp et après le mot. En bon nominaliste, il propose le mot patatautologie qui,
patatautologie après une répétition fréquente, créera le concept qu’en vain on essaierait
d’exprimer avec ces exécrables moyens : sujet, verbe, objet, etc. , faisant
par là allusion au système élaboré par les logiciens de Vienne, Wittgenstein
en tête, selon lequel tout langage est infinie tautologie, c’est à dire répéti-
tion des prémices, système qu’il s’empresse d’accoupler à la méthode de
Logiciens de Vienne pensée du docteur Faustroll . Le travail de Wittgenstein consistait à détruire
Wittgenstein notre conception d’un espace mental privé (et accessible au seul moi) dans
lequel les significations et les intentions existeraient avant même d’être lâ-
chées dans l’espace du monde. Ce moi privé est bien mis en question dans
le travail de Duchamp ; à Alfred Barr qui lui demandait pourquoi il avait
usé du hasard, il répondait que c’était là un des moyen d’éviter « l’élément
personnel subconscient en art » (l’autre étant, dans la facture, d’user d’un
tracé purement mécanique).
La caractéristique essentielle de l’art américain de la fin des années
soixante [Stella, Morris, Judd, André…] sera encore d’avoir misé sur la vé-
rité de ce modèle de signification débarrassé de toute tentatives de légitima-
tion d’un moi privé. La signification de l’élimination de tout illusionnisme
opéré par un artiste comme Stella, ne peut se comprendre qu’en relation
Stella avec cette volonté de maintenir toute signification à l’intérieur des conven-
tions (sémiologique) d’un espace public et de mettre en évidence la façon
dont l’espace illusionniste a pu servir de modèle à l’espace privé, à l’espace
du Moi conçu comme une entité constituée avant son entrée en contact avec
le monde.
Breton recoupe ce dépassement du moi privé lorsqu’il attribue à
l’inconscient une signification et un pouvoir plus important que ne le
Breton fait la psychanalyse freudienne qui l’avait inspirée au départ. Grâce à ses
expériences, il aboutit à la conclusion que l’individu possède un courant
inconscient, qu’il interprète comme étant une sorte de langage intérieur et
Conscience universelle continuel qui s’exprime en chaque homme. Dans « Entrée des médiums »,
il utilise le concept de conscience universelle, une conscience qui se reflète
dans le courant inconscient et qui est le point de départ des actions humaines
qu’elle dicte. C’est la nature elle-même qui pour lui s’exprime directement
et sans falsifications à travers ce courant inconscient et perpétuel. Hasard,
rêve, humour, mythes… participent bien de ces entités culturelles suscep-
tibles d’être transmises et propagées de manière épigénétique de cerveau à
cerveau dans les populations humaines, ce que Dawkins nomme « mêmes »,
Lumsden et Wilson « culturgènes », Sperber « représentations publiques »,
Mêmes Cavalli-Sforza « objets culturels », et qui parasitent littéralement le cer-
culturgènes veau, le tournant en un véhicule de propagation du « même » à la manière

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A U TO P O RT R A I T P S Y C H O L O G I Q U E

d’un virus parasitant le mécanisme génétique de la cellule hôte.


Ce modèle instructionniste est, dans beaucoup de ses aspects, con-
firmé par la génétique moléculaire. La construction épigénétique d’une
structure, y compris celle du psychisme, n’est pas une création, c’est une
révélation, et le clivage organisme / milieu s’efface au niveau de l’orga-
nisme si l’on replace celui-ci dans l’état central fluctuant. Les généticiens construction
nous apprennent que les corps, ces avatars périssables d’un dieu immortel, épigénétique
sont les « organismes à survie » des gènes, les véhicules qui transportent du psychisme
ces derniers à travers les générations ; de « petits transparents » en som-
me  ! Aussi n’est-il toujours pas impossible d’approcher jusqu’à les rendre
vraisemblables la structure et la complexion de tels êtres hypothétiques, qui
se manifestent obscurément à nous dans la peur le sentiment du hasard, et
ailleurs.
Cette recherche de la transparence du sujet révèle une parenté spiri-
tuelle réelle entre le surréalisme, l’art moderne dans son ensemble même,
et le bouddhisme. Ce dernier ne conçoit pas la subjectivité humaine comme
une constante, mais comme un élément, qui se reconstitue sans cesse dans transparence du sujet
le temps. Le moi vécu dans ce mouvement perpétuel n’a pas de substance
propre ( doctrine de la non-substance : Anâtman ), il est conditionné par
autrui et par d’autres éléments. N’est ce pas ce qu’exprime Breton lorsqu’il bouddhisme
déclare : « Qui suis-je ? Si par exception je m’en rapportais à un adage : en
effet pourquoi tout ne reviendrait-il pas à savoir qui je « hante » ? Je dois
avouer que ce dernier mot m’égare, tendant à établir entre certains êtres et
moi des rapports plus singuliers, plus troublants que je pensais. » ? Le fos-
sé créé entre les autres et soi est la source du cycle des renaissances et des
souffrances (Samsâra). « A l’origine de toutes les souffrances je ne connais
qu’une seule cause c’est l’amour et l’attachement au  moi »1 . Déraciner
l’ignorance la plus profonde c’est éliminer toute notion d’existence en soi,
appliqué aux phénomènes ou aux êtres. Libéré de ces élaborations erronées,
le méditant ne sera plus poussé à agir de manière inadéquate pour gratifier
ce « moi », qu’il croyait réellement existant ; Libéré de telles actions, il sera
libéré des renaissances. « Quand vis-à-vis de toutes choses intérieures aussi
bien qu’extérieures, les conceptions du « moi » et du « mien » auront péri,
toute soif d’existence cessera et par cette extinction, les naissances pren-
dront fin »2 . A ce sujet, Octavio Paz indiquait, lors d’une conférence qu’il
tenait à l’université de Mexico, que « l’objectivation du sujet », propre aux
surréalistes, possède sa parallèle extra-européenne: « A près de deux mille
ans d’intervalle, la poésie occidentale découvre un trait caractéristique de
la doctrine centrale du bouddhisme : le moi est trompeur, c’est un essaim
de sentiments, de pensées et de désirs »3. De fait, le surréalisme de Breton
trouve ses correspondances les plus évidentes dans la philosophie et dans
les pratiques bouddhistes.
Les fondateurs de l’art abstrait – un Kandinsky, un Malevitch, un

1. Bodhicaryâvatâra, chapitre VIII-1341.


2. Mûlaamadhyamakakârika, chapitre XVIII-4
3. Octavio Paz, Essays 2, Francfort, 1980, p.276

17
POÏETICA

Mondrian – justifient leur création en faisant appel à des légitimations


Art abstrait métaphysiques ( l’art comme expériences spirituelles d’ordre religieux et
mystiques ) issues de la pensée théosophique, dont les liens avec le boudd-
hisme sont soulignés par Kandinsky lui-même : « Mme H.P Blawatzky a
Kandinsky certainement été la première à établir, après des années de séjours aux
Indes, un lien solide entre ces «  sauvages » et notre culture. A cette épo-
que naquit l’un des plus grands mouvement spirituel unissant aujourd’hui
théosophie un grand nombre d’hommes, et matérialisant cette union sous forme de la
« Société de Théosophie »1. Une même volonté de diffraction du sujet est
ainsi à l’œuvre chez Kandinsky : La nécessité intérieure naît de trois raisons
mystiques ; l’expression de ce qui est propre à l’artiste en tant que créateur
(élément de personnalité : psychologie), l’expression de ce qui est propre à
son époque (iconologie symptomatique), l’expression de ce qui est propre
à l’art en général (le spirituel dans l’art). L’artiste doit seulement traverser
avec l’œil spirituel les deux premiers éléments pour apercevoir alors ce
troisième élément mis à nu. Seul ce troisième élément, celui de l’art pur et
éternel, reste, selon Kandinsky, éternellement vivant. « En bref, l’effet de
nécessité intérieure, et donc le développement de l’art est une extériorisa-
tion progressante de l’éternel-objectif dans le temporel-subjectif ». Cette
trilogie de la création recoupe étrangement la structuration cérébrale dans
laquelle se nouent trois évolutions : L’évolution « génétique » des espèces,
l’évolution culturelle et l’évolution « singulière » de l’individu. Le Père [
patrimoine génétique ], le Fils [ individu singulier ], l’Esprit [ culture ].
Klee « La modernité est un allégement de l’individualité »1 nous dit Paul
Klee, « A des moments de clarté, il m’arrive de survoler douze ans d’évolu-
tion intérieure de mon propre moi. D’abord le moi contracturé, le moi affu-
blé de grandes œillères (moi égocentrique), puis la disparition des œillères
et du moi, et maintenant peu à peu un moi sans œillère (moi divin) »3.
La position moderne paraît ici particulièrement anticulturelle. Si les
idées sont comme une vapeur qui se change en eau en touchant le plan de
Dubuffet la raison et de la logique, on peut croire avec Dubuffet que le meilleur de
la fonction mentale se trouve ailleurs, et comprendre qu’il aspire plutôt à
capter la pensée à un point de son développement qui précède ce niveau
des idées élaborées, qu’il essaye de saisir le mouvement mental au point
de ses racines le plus reculé possible. L’expérimentation des hallucinogè-
nes est la méthode drastique que Michaux s’est donnée pour mettre à jour
cette machinerie de l’esprit, espionner l’animation secrète de ce dernier,
Michaux plonger dans le vide du sujet – dans le vide chaotique du sujet, où tout est
« passage » et flux innombrables d’énergie et où l’on devient :  « …fluide
au milieu des fluides. On a perdu sa demeure. On est devenu excentrique
à soi ». Le point de départ de cette démarche transgressive est une mise en
question radicale de l’ego qui s’avère une fiction dérisoire. Michaux utilise
l’aliénation expérimentale comme moyen de détrôner le Roi-Ego, ce Sou-

1. Kandinsky, Du spirituel dans l’art, 1911


2. Klee, Approches de l’art moderne, Die alpen, n° 12, 1912
3. Klee, Journal, 1911

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A U TO P O RT R A I T P S Y C H O L O G I Q U E

verain ridicule et prétentieux. En outre il s’agit pour lui, d’une part de voir
ce « lieu de hantise » qu’est l’esprit, et d’autre part de faire entendre la mul- hantise 
titude polyphonique des voix qui nous constituent – « véritable prolétariat
que chacun, par sa conduite dictatoriale, a en soi, caché ». Ce n’est que
parce que ce dernier est constamment muselé, que chacun peut continuer
à croire à une apparente et illusoire unité de sa personnalité. Le processus
systématique consistant, par la rêverie, l’écriture et le graphisme, à faciliter
le lâcher-prise de l’ego – et donc l’émergence de cette « communauté » in-
térieure – est une caractéristique centrale du projet michaudien.
Ainsi tout artiste, écrivain, peintre, musicien… dérègle les axiomes,
les évidences de contradiction et d’identité. Chez lui, le même est l’autre ;
l’autre est le même ; une chose peut être elle-même, et son contraire, la vie
et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et
l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçu contradictoirement. Dada
C’est l’état d’esprit Dada : Dada s’applique à tout, et pourtant il n’est rien,
il est le point où le oui et le non se rencontrent, non pas solennellement dans
les châteaux des philosophies humaines, mais tout simplement au coin des
rues comme les chiens et les sauterelles.
Le sujet, passé au filtre de la diffraction, ou plus justement débarrassé
du filtre de l’individuation (d’autres auraient parlé de dévoilement) redevient
ce lieu paradoxal aux limites mouvantes, en perpétuelle expansion sur le
monde ; labyrinthe spéculaire des identifications assemblées [ SPECULUM
ECCLESIAE ], il redéploie la conscience, fragile Ariane, dans le dédale
des signes en réflexion. Iles fortunées (bienheureuse Cythère), montagnes
pérégrines ou jardins clos, les diverses figures de ce locus amoenus nous ra-
mènent toujours à une forme emblématique minérale. Rappelons-nous avec
Fourier que le diamant est (avec le cochon !) hiéroglyphe de la 13e passion polyèdre
(harmonisme) que les civilisés n’éprouvent pas. C’est l’armature de ce po-
lyèdre que l’on s’attachera à mettre ici en évidence à travers les expériences
picturales proposées. Si « ars » est un terme dont les multiples acceptions
sont toutes convoquées pour tenter la délimitation du champ sémiologique
de ces expériences, c’est dans la mesure ou, patronnées par le polyèdre Ars nova
mélancolique de Dürer, il est aussi vide et ouvert que le sujet lui-même, polyphonie
toujours en promesse de rénovation, perpétuel Ars Nova.
Polyphonie pourrait d’ailleurs être un des mots clef par lequel abor-
der le déploiement de ces peintures et dessins, leur déploiement physique
étant lui-même éminemment polyptyque. « Avez-vous déjà conversé avec
un icosaèdre ? »
La structure que tente de mettre en place ces propositions graphiques,
de par leur mode d’exposition modulaire et sérielle, relève tout aussi bien Exposition modulaire
de l’intention utopique de réaliser cette chambre catoptrique que Léonard sérialité
de Vinci, fasciné par les jeux de miroirs, avait imaginé construire, véritable
labyrinthe optique où saisir l’homme et sa nature au piège d’une perspec-
tive non naturaliste. Processus de capture de la connaissance, il impose au
regardeur la radicale verticalité d’une iconostase symbolique dont l’opacité
concrète se veut épreuve – traversée du miroir – et dont chaque facette se
développe comme saisi momentanée, particulière, provisoire et proportion-
née du Tout [SCHEMA]. Projetée en trois dimensions, cette forme n’est

19
POÏETICA

pas sans évoquer l’espèce de diamant géant, monstrueux joyaux choisi par
Maître Martial Canterel comme point de direction de l’esplanade de son
domaine Locus Solus.
éclectisme Toute prolifération est monstrueuse, c’est le principe même de la
collection, et l’éclectisme stroboscopique de ces facettes polyptyques met
en œuvre la barrière assourdissante à partir de laquelle peut se réaliser
l’aiguillage salutaire entre distraction [ SPECTACLE ] et attention [ SA-
apparition VOIR ]. Sur la trame brouillée des images exposées pourra alors se cons-
truire pour le regardeur attentif le réseau des apparitions, formes vivantes,
sens énoncé.

Première victime à sacrifier : l’Artiste, l’Auteur, le Style [ « Est-ce


que Dieu a un style ? » - Picasso ].

La notion de style appliquée aux arts plastiques n’apparaît que tardi-


vement dans nos cultures. C’est dans l’entourage de Bellori, lié à l’acadé-
style misme absolutiste français, que l’on a commencé à emprunter à la poétique
et à la rhétorique le terme de « style », terme alors nouveau pour la théorie
des arts plastiques, et qui a mis fort longtemps, sauf en France, avant d’être
généralement reçu ; en définitive c’est seulement à Winckelmann qu’il doit
d’avoir remporté une victoire décisive.
Jusqu’alors la théorie de l’art préférait plutôt utiliser le terme de ma-
maniera nière, « maniera ». Poussin lui-même ne conçoit pas la maniera comme un
Poussin objet stylistique donné au peintre pas sa personnalité, sa nationalité ou son
époque. La maniera recoupe chez lui la notion de mode qu’il emprunte aussi
bien à la poésie qu’à la théorie musicale de son temps. Le mode selon lequel
est traité un tableau doit correspondre au sujet qu’il traite. C’est le thème de
la fameuse lettre sur les modes qu’il adresse à Chantelou . Ce dernier repro-
chait au peintre d’avoir traité avec plus de séduction le tableau qu’il avait
réalisé pour un autre collectionneur. Poussin lui fait remarquer que c’est
la nature du sujet qui est cause de cet effet : « les sujets que je vous traite
doivent être représentés par une autre manière. C’est en cela que consiste
l’artifice de la peinture. […] Nos braves anciens Grecs, inventeurs de toutes
modes les belles choses, trouvèrent plusieurs modes par le moyen desquels ils ont
produit de merveilleux effets. […] Cette parole « mode » signifie propre-
ment la raison ou la mesure et forme de laquelle nous nous servons à faire
quelque chose, laquelle nous astreint à ne passer outre, nous faisant opérer
en toutes les choses avec une certaine médiocrité et modération, et, partant,
telle médiocrité et modération n’est autre qu’une certaine manière ou ordre
déterminé et ferme, dedans le procédé par lequel la chose se conserve en
son être. » Mode, manière ou style ( le terme d’ordre employé par Poussin
y fait directement allusion ) sont bien pour lui des procédés rationnels adap-
Cicéron tés à l’expression de sujets particuliers et à la production d’un certain état
gamme / aptum d’âme. Cicéron, dans ses derniers dialogues, défendait lui aussi ce principe
d’une gamme de styles dont l’orateur peut jouer selon les exigences de l’ap-
tum, selon son sujet, ses circonstances, son public. Dans la définition de la
manière magnifique de Poussin telle que nous la rapporte Bellori, des qua-
tre éléments qui la constituent : la matière ( sujet, thème, contenu ), l’idée

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A U TO P O RT R A I T P S Y C H O L O G I Q U E

(  conception, invention ), la structure ( composition ) et le style, ce dernier


est défini comme une simple «  manière personnelle et singulière industrie
de peindre et dessiner, née du génie particulier de chacun dans l’applica-
tion et l’usage de ses idées, lequel style, manière et goût, dérive de la nature
et de l’esprit. », mettant par la en avant l’aspect d’application technique,
de tour de main, « singulière industrie », que revêt pour lui cette notion .
Jusqu’au XVIIIe siècle ce qui pour nous relève du style sera pris en charge
par des notions d’école (classement géographique), de genres (classement
thématique), de manière (classement technique).
En 1764, l’Histoire de l’art de l’antiquité marqua une rupture déci- Winckelmann
sive dans la théorie classique de l’art : le livre de Winckelmann proposait
en effet le premier projet d’un développement historique du style à travers
l’élaboration des catégories esthétiques. L’étude de l’ « essence de l’art »
supposait l’identification de l’histoire des œuvres à l’histoire de la civilisa-
tion toute entière.
Dans ce même contexte historique du pré-romantisme l’esthétique
Kantienne est venue bouleverser le contenu de la notion d’art avec en par- Esthétique Kantienne
ticulier l’idée qu’à la source de toute création esthétique réside une force
mystérieuse : le génie artistique original. Jusque là la théorie de l’art restait
marquée par un certain platonisme. Une œuvre valait avant tout par l’éven-
tuelle noblesse de son sujet et la « vérité » qui devait y régner. Dès lors, l’art
lui-même ne pouvait occuper qu’une place secondaire dans le champ de la
culture, après les idées qu’il servait. Contrairement aux classiques, Kant
montre que l’art ne relève pas du concept de perfection. Sa mission n’est
pas de « bien » présenter une « bonne » idée, mais de créer inconsciemment
une œuvre inédite, douée d’emblée de signification pour tout homme. L’art
n’est plus, selon Kant, au service d’un pouvoir, d’une religion, d’une quel-
conque pensée formulée hors de lui. Il n’a d’autre finalité que lui-même, Finalité sans fin
c’est la fameuse « finalité sans fin » qui sous-tend l’idée de l’art pour l’art
et le retour sur les qualités propres qui font sa spécificité. La non-responsa-
bilité de l’artiste dans l’apparition du phénomène est intéressante à noter :
L’artiste de génie ne saurait suivre de règles, puisqu’il détient le mysté-
rieux pouvoir de les inventer. « Le créateur d’un produit qu’il doit à son Génie
propre génie ne sait pas lui-même comment se trouve en lui les idées qui
s’y rapportent ». Le génie selon Kant, cette « faculté des idées esthétiques
sachant  rendre universellement communicable ce qui est indicible »  est
donc absolument à l’opposé de l’esprit d’imitation qui fondait la conception
classique de l’art ; il fonde en revanche l’importance qu’a pris désormais
le style dans l’histoire de l’art à travers tous les formalismes issus de la
pensée kantienne. Chaque génie recommence l’art à partir du fondement.
« Le génie est le talent de produire ce dont on ne saurait donner de règle
déterminée, et non l’habileté, aptitude à accomplir ce qui peut être appris
suivant quelques règles : par suite l’originalité doit être son caractère ».
Puisque le génie donne ses règles à l’art, celui-ci, pour se manifester génial,
devra laisser voir ses règles. Il y aura donc un didactisme nécessaire dans la
peinture, renforcé par des manifestes ou par la formation d’écoles militantes Esthétique idéaliste
et de mouvements qui constitueront autant de systèmes différents. Hegel et
Schelling, les deux fondateurs de l’esthétique idéaliste sont venus complé-

21
POÏETICA

ter ce système en considérant l’art comme la totalité accomplie de tous les


discours fondamentaux (religieux, philosophique, politique, éthique) et, en
même temps, l’organe spéculatif fondamental, un véritable « analogon » de
la philosophie, une incarnation de l’Absolu ; l’artiste devenant de fait une
sorte de prêtre de son propre culte.
Ainsi la subjectivité en art est-elle la conséquence naturelle du Kan-
tisme. Le terme de « subjectif », apparaît dans la langue française, en 1812,
grâce au dictionnaire franco-allemand de l’abbé Mozin, avec le sens neuf
que lui avaient conféré Kant, Fichte, Schelling. L’ensemble du mouvement
romantique s’en est nourri. Dans son Salon de 1831 Henri Heine pouvait
subjectivité déclarer : « Chaque artiste original, chaque génie nouveau doit être jugé
d’après l’esthétique [ c’est à dire, au sens propre, d’après la manière de
sentir ] qui lui est propre et qui se produit en même temps dans son œu-
vre ». L’art ne propose plus à l’homme de rejoindre quelque chose, modèle
concret ou concept idéal ; il part de lui-même et a pour rôle de l’exprimer
dans sa particularité unique. Aussi chaque créateur sera-t-il amené à cultiver
d’abord sa résonance particulière.
Très vite le style n’est plus seulement conçu comme « la physiono-
mie de l’âme » ( Schopenhauer ) mais aussi comme la physionomie d’une
époque.
Avec Rumohr (1785-1842), l’histoire accédait au statut de savoir
objectif au sens moderne d’une véritable épistémologie. Les historiens de
Histoire de l’art l’art comprirent alors que leur travail relevait de la faculté de connaître au
sens Kantien. Pour comprendre l’art dans ce sens critique, il importait de
connaître l’intention artistique du créateur. Aloïs Riegl (1858-1905) fut l’un
des premiers à mettre en rapport les formes artistiques avec les caractères
Wölfflin sociaux, religieux et scientifiques. Heinrich Wölfflin (1864-1945), fonda-
formalisme teur de l’interprétation formaliste de l’art, qui ne s’attache pas aux contenus
de l’art ( les sujets et les motifs ) mais aux procédés, aux formes, a fondé sa
méthode d’interprétation des œuvres d’art sur cette proposition de base que
Panofsky le style exprime l’état d’esprit d’une époque, d’un peuple. Cette proposition
est reprise par Erwin Panofsky , mais ce dernier s’attache à maintenir le
contenu de l’œuvre d’art au cœur de son interprétation. Il prend pour modè-
le du type d’interprétation qu’il préconise la conception Kantienne de ce qui
fait qu’un jugement est un jugement scientifique : ce n’est pas une opinion
kunstwollen personnelle, mais son caractère de nécessité causale. Empruntant à Aloïs
Riegl la notion de kunstwollen (la volonté d’art) corrigée de ses acception
psychologiques possibles, Panofsky chercha ainsi à dégager la « significa-
tion intrinsèque » de l’œuvre d’art en prenant connaissance de ses principes
sous-jacents qui révèle la mentalité de base d’une nation, d’une période,
d’une conviction religieuse et philosophique – particularisés inconsciem-
ment par la personnalité propre à l’artiste qui les assume – et condensés en
une œuvre d’art unique (valeurs « symboliques » en général ignorées de
l’artiste, parfois même fort différentes de ce qu’il se proposait d’exprimer).
L’œuvre, indépendamment des intentions psychologiques de son auteur, ne
Intention artistique saurait être comprise que comme réponse à des problèmes artistiques, géné-
raux ou spécifiques. L’intention artistique s’identifie aux stratégies utilisées
pour y répondre, stratégies qui donnent à l’œuvre son unité et son sens. Le

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A U TO P O RT R A I T P S Y C H O L O G I Q U E

style est le lieu de cette condensation du sens de l’œuvre.


La majorité des l’historiens d’art se sont conformés à ce type de
schéma, dans le sens d’une analyse psychologique, psychanalytique voire
phénoménologique pour les uns ( Gombrich, Marcuse, Huyghe, Malraux…
), dans le sens d’une approche sociologique, politique pour les autres ( Hau-
ser, Adorno, Francastel…).
Dans tous les cas le discours sur le style ne peut se départir d’un dis-
cours sur l’originalité qui donne sens à l’œuvre, et ce aussi bien en ce qui
concerne l’art romantique que l’art moderne et contemporain. Mais la pra-
tique effective de l’art d’avant-garde tend à révéler que cette « originalité »
est une hypothèse de travail émergeant sur un fond de répétition et de ré-
currence. Goethe aimait à dire qu’il n’appréciait guère l’originalité, au sens
moderne du mot, où on l’a chargé d’une sorte d’anxiété, de désir maladif
de se dissocier et de se distinguer, de refus des racines et des dépendances originalité
nécessaires. « Chercher à savoir si quelqu’un a de l’originalité ou s’il doit
beaucoup à un tiers, quelle folie ! Nous sommes tous des êtres collectifs ».
La notion d’originalité, chère à l’esthétique romantique individualiste, n’a
pas de sens pour lui. « On parle toujours d’originalité, mais qu’entend-on
par là ? Dès que nous sommes nés, le monde commence à agir sur nous,
et ainsi jusqu’à la fin, et en tout ! Nous ne pouvons nous attribuer que no-
tre énergie, notre force, notre vouloir »1. « Au fond nous avons beau faire,
nous sommes tous des êtres collectifs ; ce que nous pouvons appeler notre
propriété au sens strict, comme c’est peu de chose ! et par cela seul, comme
nous sommes peu de chose ! Tous, nous recevons et nous apprenons, aussi
bien de ceux qui étaient avant nous que de ceux qui sont avec nous. […]
Qu’y a-t-il de bon en nous, si ce n’est la force et la tendance à nous appro-
prier les éléments du monde extérieur ? »2. L’idée de copie gît toujours
déjà au cœur de l’original. Dans son analyse du discours de la copie Roland
Barthes définit le réaliste non comme celui qui copierait d’après nature mais
comme « pasticheur », comme quelqu’un qui ferait des copies de copies : Barthes/copie
« Dépeindre, c’est faire dévaler le tapis des codes, c’est référer, non d’un
langage à un référant, mais d’un code à un autre code. Ainsi, le réalisme
[…] consiste non à copier le réel, mais à copier une copie ( peinte ) du réel
[…] par une mimesis seconde, il copie ce qui est déjà copie »3.
La neurobiologie met en évidence cette imbrication intime du couple
copie / original dans l’acquisition des savoirs via le « plaisir taxonomique »
et les préférences esthétiques. Nicolas Humphrey fonde les préférences
esthétiques sur la faculté qui associe apprentissage et reconnaissance des
invariants, la « prédisposition parmi les animaux et les hommes d’effectuer
des expériences par lesquelles ils apprennent à classer les objets dans le Acquisition des savoirs
monde qui les entoure ». Selon Humphrey, les « structures belles dans la
nature et dans l’art sont celles qui faciliteraient la tâche de classification
en présentant des évidences de relation “ taxonomiques ” entre les choses,

1. Lettre à Eckermann, 12-5-1825


2. Lettre à Eckermann, 17-2-1832
3. Roland Barthes « Le modèle de la peinture », S / Z 1970

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POÏETICA

d’une manière informative et facile à saisir »1. Le plaisir taxonomique ré-


sulterait donc de la perception simultanée de la rime et de la nouveauté. La
psychologie expérimentale montre que les enfants sont attirés par des sti-
muli qui ne sont ni entièrement nouveaux ni complètement familiers, mais
présentent des variations mineures par rapport à un original.
Rime / nouveauté Mais si l’originalité ( la nouveauté ) est une variation mineure par
rapport à un modèle ( la rime ), elle n’en reste pas moins essentielle, en tant
que variation, dans le processus de mémorisation. Pour Cavalli-Sforza et
Fellman, la sélection d’objets culturels, de « mêmes », s’effectue en deux
variation étapes : l’une permissive, d’information, donne accès au compartiment de
travail de la mémoire à court terme des receveurs, l’autre, active, d’adop-
tion, d’incorporation à long terme dans le cerveau de chaque individu du
groupe social et dans le patrimoine culturel extra-cérébral de la collectivité
processus de concernée. La configuration mémorisée s’intègre à un ensemble hautement
mémorisation organisé et hiérarchisé, à un « arbre taxonomique », à un système de classe-
ment déjà existant avec lequel elle entre en résonance. La mise en mémoire
dans cet espace sémantique et son évocation ultérieure ( facultés qu’exploi-
tent les procédés mnémotechniques ) sont facilités par le caractère imagé
de la configuration, mais aussi par sa nouveauté. La sélection pour l’entrée
dans le long terme – la conversion de l’objet mental actif et transitoire en
trace latente et stable – exclut la représentation à l’identique d’un objet
naturel, ses chances pour qu’elle laisse une trace dans la mémoire à long
terme seraient réduites, sinon nulles. Les figures qu’elle représente sont
assez naturelles pour offrir des étiquettes de sens, des indices, requis pour
le classement sémantique. Mais elles manquent de ce décalage signifiant
que l’esthétique appelle style. Toute représentation met en œuvre ce déca-
lage dont le caractère artificiel, singulier, souligné par le style de l’artiste
et le contexte de l’œuvre, apporte la nouveauté, la distance nécessaire pour
qu’elle s’inscrive efficacement dans la mémoire à long terme.
La nouveauté, l’originalité ne doit donc pas être appréhendé comme
Nihil novo sub sole un absolu d’invention ( rien de neuf sous le soleil ) mais bien comme un dé-
calage, une variation de « mêmes ». A cet égard le tableau est un « même »
d’une extrême complexité ou plutôt une synthèse complexe de « même »,
dont la transition et la propagation s’effectuent, par le truchement du cer-
veau du peintre, d’une toile à l’autre dans l’œuvre du peintre et de l’œuvre
d’un peintre à celle d’un autre. Le peintre en même temps qu’il invente,
emprunte à lui-même, et surtout au autres, schémas, figures et formes qui
deviennent autant d’unité de réplication, de « même », qui se perpétuent au
fil de l’histoire.( maternité, mise au tombeau, paradis, sphères, grille, arbre,
métamorphose, etc.) .
Rosalind Krauss a montré avec force le rôle de la copie dans la pein-
Krauss ture du XIXe siècle et sa croissante nécessité pour la formation du concept
d’originalité, de spontanéité ou de nouveau2. Ainsi les discours sur le pitto-

1. Nicola Humphrey, « Natural Aesthétics », dans Architectures for people, 1980


2. Rosalind Krauss, L’originalité des avant-gardes et autres mythes modernistes

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A U TO P O RT R A I T P S Y C H O L O G I Q U E

resque mettent en évidence que le singulier et le stéréotypé forment les deux pittoresque
moitiés du concept de paysage ; pour le spectateur la singularité du pittores-
que n’existe que s’il la reconnaît en tant que telle, et cette reconnaissance
n’est rendue possible que par un exemple antérieur. De même la « spon-
tanéité » des toiles de Monet est le résultat d’un lent travail de retouches
constantes ( Monet reprit à son marchand la série des cathédrales de Rouen
pour y retravailler pendant trois ans ), la touche, qui fonctionnait chez lui
comme le signe de la spontanéité, relevait en fait d’une élaboration des plus
calculées. Le discours de l’originalité dont participe l’impressionnisme re-
foule et discrédite celui, complémentaire, de la copie. L’avant-garde comme
le modernisme repose sur ce refoulement.
Cette lecture post-structuraliste, en profonde rupture avec la tradition
idéaliste et formaliste qui a nourri l’histoire de l’art, n’est pas sans rencon-
trer certains éléments de convergence chez les acteurs même de la création
artistique moderne, les artistes, que les approches symptomatiques de l’art
n’ont cessé de déresponsabiliser vis-à-vis de leur propre œuvre.
Ce n’est en effet nullement a un art sans finalité qu’en appelle un des
fondateurs de l’art moderne, Kandinsky. Il s’indigne même contre « cet
étouffement de toute résonance intérieure, qui est la vie des couleurs, cette Kandinsky
dispersion inutile des forces de l’artiste, voilà « l’art pour l’art » […] la
question  « quoi » disparaît dans l’art. Seule subsiste la question « com-
ment » l’objet corporel pourra être rendu par l’artiste. Elle devient le credo.
[…] en général, l’artiste, dans ces périodes, n’a pas besoin de dire grand
chose et un simple « autrement » le fait remarquer et apprécier… » Parmi
les trois raisons mystiques d’où naît la nécessité intérieure, l’expression
personnelle (le style propre de l’artiste), l’expression sociétale (le style de
l’époque) et l’expression de l’art pur et universel, c’est cette dernière com-
posante qu’il nous invite à privilégier, opérant, à l’inverse du romantisme,
une remontée du subjectif à l’objectif : « Et l’on voit que l’appartenance
“ à une école ”, la chasse à la “ tendance ”, la recherche de “ principe ”
et de certains moyen d’expression propres à une époque dans une œuvre, ne
peuvent que nous égarer et aboutir à l’incompréhension, à l’aveuglement
et au mutisme ». On comprend que les historiens d’art aient des réticences
à prendre en compte avec sérieux les théories des artistes quand elles sont
comme ici une charge radicale contre ce qui fait le travail même de l’histo-
rien d’art : définir des tendances, l’appartenance à des écoles, les moyens
d’expressions propres à une époque.
Plus loin Kandinsky réintroduit la responsabilité de l’artiste par la
liberté de ses choix stylistiques : «  En bref, l’artiste a non seulement le
droit, mais le devoir de manier les formes ainsi que cela est NECESSAIRE Liberté des choix
à ses buts. Et ni l’anatomie, ni les autres sciences du même ordre, ni le ren- stylistiques
versement par principe de ces sciences ne sont nécessaires, mais ce qui est
nécessaire, c’est une liberté totalement illimitée de l’artiste dans le choix de
ses moyens. » Là encore les mots même de l’artiste viennent démentir avec
une certaine évidence l’édifice formaliste que l’histoire de l’art avait mis
en place sur la base de la pensée Kantienne, et qu’elle a poursuivi jusqu’à
aujourd’hui, poussant le paradoxe jusqu’à la farce de faire de Kandinsky
l’inverse de ce qu’il se proposait de réaliser dans son projet théorique, à

25
POÏETICA

savoir le père fondateur de l’art abstrait formaliste. Kandinsky - son intérêt


pour le douanier Rousseau en témoigne - ne s’interdisait pas un possible re-
tour vers le concret, dans la mesure ou la nécessité intérieure ( qu’il nomme
honnêteté ) le lui commandait.
On mesure alors combien a pu avoir d’artificiel la téléologie forma-
liste d’un Michel Seuphor1 qui voyait « très clairement la filiation organi-
que avec l’impressionnisme, le fauvisme, le cubisme. » et pensait tout aussi
facilement « démontrer, par suites d’images, comment impressionnisme,
fauvisme, cubisme, passant à travers le génie de Delaunay, de Kandinsky,
Téléologie formaliste de Mondrian, et portés à leurs dernières conséquences, sont devenus ce
que nous appelons l’art abstrait. ». On mesure également avec quelle naï-
veté les historiens d’art formalistes américains, d’Alfred Barr à Clément
Greenberg, ont pu croire à une poursuite sur leur sol de la belle aventure des
révolutions plastiques en marche vers l’identité picturale ultime qui pointe
à l’horizon du processus de réductions progressives de l’art moderne à son
propre médium. Merleau-Ponty, qui repose les problèmes de philosophie
à l’examen de la perception, souligne l’inexactitude d’une telle approche
téléologique : « Parce que profondeur, couleur, forme, ligne, mouvement,
contour, physionomie sont des rameaux de l’Etre, et que chacun d’eux peut
ramener toute la touffe, il n’y a pas en peinture de « problèmes » séparés,
ni de chemins vraiment opposés, ni de « solutions » partielles, ni de progrès
par accumulation, ni d’options sans retour. Il n’est jamais exclu que le pein-
tre reprenne l’un des emblèmes qu’il avait écarté, bien entendu en le faisant
parler autrement »2.
Matisse, autre figure fondatrice de l’art moderne, a lui aussi insisté
sur le danger du style qui serait conçu comme contenu même de l’œuvre et
sur le rôle primordial de la copie dans le processus de création : «  j’aime
Matisse ce mot de Chardin : je met de la couleur jusqu’à ce que ce soit ressemblant.
Cet autre de Cézanne : je veux faire l’image et aussi celui de Rodin : co-
piez la nature. Vinci disait : qui sait copier sait faire. Les gens qui font du
style de parti pris et s’écartent volontairement de la nature sont à côté de
la vérité » Cette importance de la copie n’est pas seulement chez Matisse
l’impératif classique de « mimesis », d’imitation de la nature, il est aussi ce-
mimesis lui de savoir prendre à bras le corps l’œuvre de ses prédécesseurs : « ne pas
être assez robuste pour supporter sans faiblir une influence est une preuve
d’impuissance ». Cette liberté vis-à-vis des influences stylistiques, est-ce
chez Gustave Moreau qu’il l’a découverte : « Les styles et les modes. An-
tiques. Flamand. Italiens. Héroïques. Esquisse libres. Peinture de premier
jet. Rubens. Rembrandt […]. Déterminer les sujets qui peuvent être traités
avec les moyens employés par ces maîtres. Bien définir les différences qui
s’établissent, si les sujets sont traités dans un mode ou dans un autre (anti-
que, italien, flamand). […]
Mélanges piquants des différents modes, des différents styles, des éco-
Gustave Moreau les les plus opposées selon les besoins du sentiment et de l’imagination.

1. Michel Seuphor, L’art abstrait


2. Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Paris,1964

26
A U TO P O RT R A I T P S Y C H O L O G I Q U E

Grand clavier à connaître à fond et à manier. mélanges


Sources intarissables, éternelles, auxquelles le génie nouveau ajoute manières
et qu’il modifie en s’y mêlant. […] Styles
Faire comprendre, par exemple, comment tel sentiment, telle idée, tel- modes
le pensée, telle imagination, se trouvent modifiées par l’emploi d’un style,
d’un mode différent ; à quelles cases de l’esprit, de l’âme, du cœur, s’adres-
sent tels ou tels styles, tels ou tels modes. Prouver que les effets produits par
l’instrument de l’artiste poète sont à l’instant modifiés par l’emploi d’un
autre mode ou d’un autre style que celui qu’il a choisi »1
Picasso n’est guère éloigné de cette idée lorsqu’en 1934 il donne sa
définition du peintre : « Qu’est-ce au fond qu’un peintre ? C’est un collec-
tionneur qui veut se constituer une collection en faisant lui même les ta-
bleaux qu’il aime chez les autres. C’est comme ça que je commence et puis Picasso
ça devient autre chose ». Le multiple convoque le singulier pour s’y faire collection
entendre. Et quand on dit que ce sont des citations, on a grand tord. Car se
sont, en effet, selon la stratégie de Picasso, des preuves qui doivent avoir
le même niveau d’intensité que le texte lui même. Dans cette optique qui
place paradoxalement les fondateurs de l’art moderne du côté des « clas-
siques » la voix de Max Jacob, proche de celle de Picasso, nous rappelle
qu’ « en matière d’esthétique, on n’est jamais nouveau profondément. Les Max Jacob
lois du beau sont éternelles. Les plus violents novateurs s’y soumettent sans
s’en rendre compte : ils s’y soumettent à leur manière. C’est la l’intérêt »2.
Apollinaire a la même approche aux antipodes de toute téléologie. Certes,
l’évolution des arts est indéniable, mais elle ne prend pas la forme d’un
progrès. Le nouveau réside simplement dans la surprise de combinaisons Apollinaire
inédites d’éléments préexistants. Le 11 septembre 1918 il écrivait à Pi-
casso : « Je suis très content que tu aies décoré la villa biarrote et fier que
mes vers soient là. Ceux que je fais maintenant concorderont mieux avec tes
préoccupations présentes. J’essaie de renouveler le ton poétique, mais dans
le rythme classique.
D’autre part, je ne veux pas non plus revenir en arrière et faire du
pastiche. Qu’y a-t-il encore aujourd’hui de plus neuf, de plus moderne,
de plus dépouillé, de plus lourd de richesses que Pascal ? Tu le goûtes, je
crois, et avec raison. C’est un homme que nous pouvons aimer. Il nous tou-
che plus qu’un Claudel qui ne déluge avec assez de bon lyrisme romantique
que des lieux communs théologiques et des truismes politiques et sociaux ».
Et Picasso pouvait encore dire à John Pudney, en août 1944 : « Un art plus
discipliné, une liberté moins incontrôlée, voilà la défense et la garde de
l’artiste dans un temps comme le notre. C’est probablement le moment pour
un poète d’écrire des sonnets » Le nouveau Apollinarien contient en effet
le passé : « le sublime moderne est identique au sublime des siècles passés nouveau / classique
et le sublime des artistes de l’avenir ne sera rien d’autre que ce qu’il est
aujourd’hui.[…] Il n’y a rien de nouveau sous le soleil ». On retrouve dans
cette idée l’écho explicite de la voix de Nietzsche :  « Qu’est-ce que l’ori-

1. Gustave Moreau, L’assembleur de rêves , Fontfroide 1984


2. Max Jacob, L’Art poétique

27
POÏETICA

ginalité ? C’est voir quelque chose qui n’a pas encore de nom, qui ne peut
encore être nommé, bien que cela soit sous les yeux de tous. Tels sont les
Nietzsche / originalité hommes habituellement qu’il leur faut d’abord un nom pour qu’une chose
leur soit visible – Les originaux ont été le plus souvent ceux qui ont donné
des noms aux choses »1. Ce n’est d’ailleurs pas forcément pour leur extra-
vagante originalité que les détracteurs de l’art moderne du début du XXe
siècle condamnaient les artistes mais parfois, paradoxalement, pour leur
côté pasticheur . Ainsi Maurice Delcourt, dans Paris-Midi, en 1914, pou-
vait-il écrire : « De naïfs jeunes peintres ne manqueront pas de tomber dans
le piège. Ils imiteront l’imitateur Picasso qui, pastichant tout et ne trouvant
immitation plus rien à imiter, sombra dans le bluff cubiste… »
Parmi ces « violents novateurs », ces « originaux » : les peintres
de  De Stijl  ( Mondrian, Van der Leck, Huszar, Vantongerloo, Van Does-
burg etc. ). Tout en souhaitant «  poser les principes logiques d’un style basé
sur l’équilibre entre l’esprit de l’époque et les moyens d’expression »2, ils
en arrivent à dissoudre la notion traditionnelle de style ( expression d’une
De Stijl individualité, d’une nation, d’une époque ) : « La nouvelle plastique [ le
néo-plasticisme ] s’oppose à l’art moderne dans toute sa diversité […]
De Stijl, qui reconnaissait en Mondrian le père de la nouvelle expression
plastique [ le néo-plasticisme ], amorçait la reconnaissance générale
d’une force d’expression a-nationale et a-individuelle (et finalement col-
lective) »3. En fondant leur art sur la construction d’une nouvelle image du
monde puisée dans la pensée philosophique et mathématique du théosophe
théosophie M. H. J. Schoenmaekers4 De Stijl tentait bien d’établir un Style définitif,
mathématiques un quasi non-style abolissant en lui toutes les diversités stylistiques de l’art
moderne.
Échapper aux styles, par la géométrie, le hasard ou tout autre moyen,
aura également été le fil rouge de l’œuvre si déconcertant, y compris (et
surtout peut-être ) pour les historiens d’art, d’une personnalité éminente de
l’art moderne, Francis Picabia.
Son parcours, fait de constants revirements stylistiques, se réclame
d’une attitude nettement décomplexée vis-à-vis de l’idée de copie :
Picabia « Le Matin a été très fier de montrer, en première page, mon tableau
du salon d’automne, Les yeux chauds, en publiant au-dessous le schéma
d’un frein de turbine aérienne, paru dans une revue scientifique en 1920 !
“ Picabia n’a donc rien inventé, il copie ! ” Eh oui, il copie l’épure d’un
ingénieur au lieu de copier des pommes ».
Ses prises de positions polémiques vis-à-vis de nombreux mouve-
ments stylistiques modernes soulignent la naïveté de ces tentatives de
définition d’une méthode pseudo scientifique ou philosophique d’un phéno-
mène - l’art - qu’il persiste à considérer comme insaisissable. Il s’en prend

1. Nietzsche, Le gai savoir


2. De Stijl octobre 1917
3. De Stijl décembre 1922
4. Schoenmaekers, Het nieuwe wereldbeeld (La nouvelle image du monde) de 1915,
Beginselen der beeldende wiskunde (Principes des mathématiques plastiques) de 1916

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A U TO P O RT R A I T P S Y C H O L O G I Q U E

ainsi violemment à ses anciens amis de la section d’or :


« Ils ont cubé les tableaux des primitifs, cubé les sculptures nègres,
cubés les violons, cubé les guitares, cubé les journaux illustrés, cubé la mer-
de et les profils de jeunes filles, maintenant il faut cuber de l’argent !!! »1.
Répondant à Gleizes, l’instigateur du renouveau de la section d’or,
qui avait épuré son groupe des perturbateurs quelques jours auparavant : 
« Son appareil sexuel, ainsi qu’il le nomme élégamment, à quoi peut-il bien
lui servir ? Sans nul doute à construire du cubisme aquatique ! »2. Il déclare
ailleurs : « Le cubisme représente la disette des idées ». Après avoir réguliè-
rement attaqué le purisme de « l’esprit nouveau » le surréalisme devient la
cible privilégiée des derniers numéros de sa revue 391 :  « (le surréalisme)
de Breton, c’est tout simplement Dada travesti en ballon-réclame pour la
maison Breton et Cie »3.
Dans son œuvre même cette critique radicale des styles passe par
l’ironie d’une multiplication des poses stylistiques et de leurs appareillages
théoriques modernes : les manifestes. Le numéro spécial de la revue Ca-
mera Work de juin 1913, consacré à l’œuvre de Picabia, nous révèle son
cynique « Manifeste de l’Amorphisme » : « prenons l’œuvre géniale de Po-
paul Picador : Femme au bain ( ici, un carré blanc signé Popaul PICADOR
) Cherchez la femme, dira-t-on, quelle erreur ! […] Prenons maintenant La
mer, du même artiste. ( ici, le même carré blanc, pareillement signé). Vous
ne voyez rien au premier regard. Insistez. Avec l’habitude, vous verrez que
l’eau vous viendra à la bouche. Tel est l’amorphisme ». Dans le même es- amorphisme
prit le dernier numéro de 391 se terminait sur l’annonce de Relâche, « Bal-
let instantanéïste ».
Picabia a précisé ce rejet des styles dans son « Manifeste du bon
goût » :4

« Je compte faire de la peinture qui, je l’espère, ne sera jamais clas-


sée en “ iste ”, mais sera tout simplement une peinture Francis Picabia, la « iste »
plus jolie possible, une peinture imbécile, susceptible de plaire à mon con-
cierge, aussi bien qu’à l’homme évolué, une peinture qui n’ira pas chercher
dans les musées ce que les conservateurs y ont enterré ! ».
Un tel texte n’est pas sans mettre en évidence la profonde divergence
de vue en matière d’art que les artistes modernes majeurs ont pu avoir par
rapport aux historiens d’art, divergence qu’ils partagent avec les poètes :
« D’ailleurs, pour saisir une œuvre d’art, rien n’est pire que les mots
de la critique. Ils n’aboutissent qu’a des malentendus plus ou moins heu-
reux. Les choses ne sont pas toutes à prendre ou à dire, comme on voudrait
nous le faire croire. Presque tout ce qui arrive est inexprimable et s’accom- Rilke/critique
plit dans une région que jamais parole n’a foulée. Et plus inexprimables
que tout sont les œuvres d’art, ces êtres secrets dont la vie ne finit pas et que

1. Manifeste DADA, 391 n° 12 mars 1920


2. Cannibale, n°2, mai 1920
3. 391 n°19, octobre 1924
4. Picabia, « Manifeste du bon goût » [ mai 1922, paru dans Temps mêlés, n°59-60, oc-
tobre 1962

29
POÏETICA

côtoie la nôtre qui passe »1.


Quels enjeux traversent donc cette notion de style – enjeux philo-
sophiques, enjeux politiques, enjeux économiques – pour qu’elle demeure
si indispensable aux uns (historiens, théoriciens), et si problématique
aux autres (artistes, poètes, écrivains) ? Pour Bourdieu, l’ambition qui, à
l’origine, ne se souciait que de l’authenticité de l’art, suscite en fait une
Bourdieu « dialectique de la distinction », en vertu de laquelle les artistes se font
Dialectique de la concurrence en se distinguant à la fois les uns des autres et de la génération
distinction précédente, concurrence qui est renforcée par la dynamique économique
qui se développe sur le marché des biens culturels. A la fin du XIXe siècle
le système académique ne pouvait fonctionner sans l’apport financier du
marché artisanal de l’imitation alors en plein essor. Le tarissement de ce
marché provoqué par l’invention de la photographie a remis en cause toute
l’organisation du marché de l’art. Pour que celui-ci survive, les marchands,
acteurs centraux du nouveau système, ont promu une nouvelle convention
stylistique de qualité, l’originalité (comprise dans ses deux conceptions de nouveauté
et d’authenticité), qui est devenu jusqu’à aujourd’hui le principal critère
d’appréciation esthétique et par suite économique des oeuvres. D’un côté la
perception compétente du marchand est à l’affût de la moindre singularité,
mais elle doit aussitôt traiter et évacuer ses singularités à coup de labels et
de catégorisations qui donnent un ordre, même provisoire, à cette diversité.
La notion d’avant-garde se révèle ainsi intimement structurée par le marché
et son impératif de nouveauté tournante, de mode et de publicité. Simple ra-
tionalisation d’une valeur d’échange qui ne cesse de s’étendre au détriment
de la valeur d’usage, les styles artistiques sont-ils aujourd’hui autre chose
qu’un simple démarcage publicitaire ?
La « stylistique », cette étude – plus ou moins scientifique – du style
dans l’ordre de la langue, mais ses résultats sont traditionnellement trans-
posables aux expressions plastiques (ut pictura poesis), se différencie selon
la définition plus spécifique, étroite quelle se donne du style. Elle discerne
au moins deux significations et deux emplois du mot : tantôt il désigne un
système de moyens et de règles mis en jeu dans la production d’une œuvre,
tantôt il définit une propriété et singulièrement une qualité. Si l’on met l’ac-
cent sur l’antériorité et l’autorité du système par rapport à la production, on
définit le style comme collectif et on l’emploie comme un concept opéra-
toire pour un savoir dont la principale ambition est de recenser et de classer,
comme un instrument de généralisation ; si au contraire on met l’accent sur
la transgression du système, sur la novation et la singularité, on définit le
style comme personnel, et on lui assigne une fonction individuante.
La théorie classique, telle qu’elle a longtemps été mise en œuvre, vise
elle-même la pratique ; la détermination du style ne sert pas à classer après
coup des objets, mais à prescrire leur fabrication. Ainsi le style n’est pas
pensé comme système d’effets, mais comme système de moyen, comme
l’indique l’étymologie du mot. Il recoupe en partie des notions comme les
genres, les modes, les écoles ou les manières.

1. Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète

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La stylistique moderne, animée par le même souci de positivité que


la linguistique à laquelle elle se rattache, renonce aux fonctions normatives
et critiques de la rhétorique classique. Mais si elle s’interdit de juger les
œuvres, elle ne renonce pas à leur examen. Du même coup elle se partage
entre deux disciplines, qui répondent aux deux conceptions du style que
nous avons distinguées : d’une part ce que Pierre Giraud appelle une stylis-
tique de l’individu, d’autre part une stylistique de l’expression. La première,
génétique, traite de l’art singulier de l’écrivain ou de l’artiste ; son but est
de découvrir d’où vient que l’auteur, l’artiste ait ce style.
En réaction contre cette démarche intellectuelle qui, depuis un siècle
et demi au moins, cherchait à percer le secret des causes du style – c’est à
dire du « génie » - [ on mesure dans ce courant le poids de la pensée de Kant
], est né, au début du XXe siècle, la seconde, descriptive, qui met en lumière stylistique descriptive
le pouvoir ou les propriétés de la langue, des formes dans le domaine plas-
tique. La stylistique descriptive, sans répudier la stylistique génétique, met
plus fortement l’accent sur la nécessité de décrire d’abord en quoi consiste
le style, avant d’en rechercher les explications de tous ordres.
Conformément à cette approche dichotomique de la notion de style
Roland Barthes a tenu à distinguer sa conception du style de celle de l’écri-
ture. Dans Le Degré zéro de l’écriture, réfléchissant sur la littérature et la
façon dont elle se signifie au lecteur, il rapproche la notion d’écriture de ce Barthes
que l’on a appelé le style collectif : elle fait, là au moins où elle est plurielle, style / écriture
l’objet d’un choix ; en opérant ce choix, l’écrivain accepte le pacte qui le
lie à la société, il se situe dans une aire sociale, s’engage dans une histoire,
prend parti. Le style, lui, a ses références « au niveau d’une biologie ou
d’un passé, non d’une histoire » ; il constitue un langage autarcique, où se
révèle la solitude de l’écrivain ou de l’artiste ; il fonctionne à la façon d’une
nécessité (une nécessité intérieure qui n’est pas sans rappeler celle qui nour-
rit l’acte créatif de Kandinsky), « comme une espèce de poussée florale »,
exprimant le pacte qui noue la chair du monde : il est du côté de la Nature -
qu’on pense aussi à Klee : « Ce lieu où l’organe central de tout mouvement
dans l’espace et le temps – qu’on, l’appelle cœur ou cerveau de la création
– anime toutes les fonctions, qui ne voudrait y établir son séjour comme
artiste ? Dans le sein de la nature, dans le fond primordial de la création ou
gît enfouie la clef de toute chose ? »1 - . Le style est issu des profondeurs du
corps : il est la trace d’un geste, au sens littéral une manière. Mais il en est style / corps
aussi la maîtrise ; et c’est pourquoi, si naturel qu’il soit, il se conquiert.
Barthes souligne par ailleurs que cette marque de l’ouvrier sur son
ouvrage n’est pas expression de soi, ce n’est pas l’auteur, l’artiste, qui parle
en première personne, c’est l’œuvre qui parle en personne : c’est elle qui
porte témoignage du geste, du travail singulier qui l’a produite, et le créa- geste
teur n’est rien d’autre que le fils de ses œuvres. La fonction du concept de
style est donc exactement inverse ici de celle de l’écriture comme style col-
lectif. Avant que ne cherche à s’élaborer une science du style, cette fonction
se manifeste au mieux dans la pratique de l’expertise, qui a été longtemps la

1. Klee, De l’art moderne, conférence prononcée à Iéna en 1924

31
POÏETICA

principale tâche que revendiquait la théorie de l’art.


Ce qui reste commun à l’approche stylistique descriptive et génétique,
c’est l’idée que la stylistique est liée à la fonction sémantique de la langue,
et par conséquent au discours – au texte – où cette fonction s’exerce.
code / message On peut étendre à partir de là, comme l’a tenté Gilles Granger, la no-
tion de style à tous les arts. Le rapport langue – discours s’explicite alors
dans les termes de code et de message qu’a imposé le structuralisme. Le
message, c’est à la fois l’œuvre et ce qui est signifié par elle : le sens. Le
code, c’est le système des moyens convenus par lesquels le message est
transmis, et donc des contraintes qui, pour l’émetteur et le récepteur, cons-
tituent ces moyens. Le style est une propriété du message dans la mesure
où il est codé. Comme dit Giraud :  « Il n’y a d’effets de style que dans le
message et par rapport au message ; mais cet effet est conditionné par des
valeurs qui ont leur source dans le code »1.
Granger explicite lui aussi cette appartenance du style au message
en disant que « le style appartient essentiellement aux significations », les
significations étant ici définies comme des ratés ou les résidus du sens,
« ce qui, dans une expérience, échappe à une certaine structuration mani-
sous-codes feste »2. Le message, lorsqu’il a du style, porte donc sur ce que le langage
scientifique ne peut totalement maîtriser, bien qu’on s’efforce de le coder.
La condition de tout style, c’est la pluralité des codes, ce sont ces
traits libres organisés par ce que les linguistes nomment des sous-codes,
comme ceux qui régissent les registre ou les accents de la parole (le style
comme accent dans l’ordre du langage, le style comme manière dans celui
style / surcodage de la plastique). « ces éléments hors codes sont organisés soit en système a
à posteriori priori qui viennent renforcer la langue, comme les contraintes métriques ou
celles qui définissent les genres, soit en systèmes libres, extemporairement
constitués et lisibles a posteriori dans le message »3. C’est de ce surcodage
que naît l’effet de style.
La conséquence de cette approche est que la notion de style trouve un
champ d’application beaucoup plus vaste que les arts du langage, et même
l’ensemble des arts : un champ où se situent tous les objets produits par le
travail humain. Tant que le surcodage met en œuvre des codes a priori, c’est
à dire des moyens et des normes instituées et enseignées, le style, imperson-
nel, qui en résulte n’est pas vraiment un style. La vérité du style est d’être
singulier ; et il l’est lorsque le surcodage est à posteriori, lorsqu’il est propre
au message et à l’auteur. Il s’ensuit que les styles collectifs, les « ismes »,
qui font le matériau de l’histoire de l’art depuis qu’elle s’est constituée
comme discipline pseudo scientifique à la fin du XVIIIe siècle, ne peuvent
être réellement considérés comme des éléments constituants de l’œuvre
d’art, puisqu’on peut les retrouver dans n’importe quel objet fabriqué par
l’homme ; et c’est à une véritable iconologie des objets quotidiens qu’a
ainsi pu se livrer Roland Barthes dans ses « Mythologies ».

1. Giraud, La stylistique, Paris, 1970


2. Granger, Essai sur la philosophie du style, Paris, 1968
3. ibidem

32
A U TO P O RT R A I T P S Y C H O L O G I Q U E

Le code en tant que tel ne suffit pas à définir le style, qui appartient au
message ; il faut encore considérer l’usage qui est fait du code. Le système
singulier ne comporte donc pas seulement un choix entre les codes dispo-
nibles, des refus et des inventions, mais surtout une manière personnelle
d’user des codes. Ce qui est systématique ici, c’est la marque personnelle
d’une subjectivité dans le geste créateur. Nous revenons ainsi à l’analyse
de Barthes : dans le travail qui met le code en œuvre s’insinue et se révèle
un être au monde singulier, une vision du monde qui est aussi bien un fan-
tasme.
Choix entre des codes disponibles et manière personnelle d’user de
ces codes définissent le style singulier, seul style véritablement opératoire
pour tenter une définition de l’œuvre d’art par rapport à tout autre objet
fabriqué. choix
Ce choix l’artiste moderne l’a voulu expression de sa plus totale li-
berté : un arbitraire [ LIBRE ARBITRE ] . manière
Cette manière, c’est la marque de sa main dans la chair du monde, une
trace, une empreinte.
Les deux notions renvoient au corps comme lieu de construction de
l’individualité artistique. Mon style c’est mon corps. Alors que les styles,
en tant que systèmes collectifs, peuvent être analysés comme le corps d’un
artiste pensé de l’extérieur, objectivé [ éthologie ], le style véritable, le
Style, est le corps de l’artiste agissant – à l’œuvre – pensé de l’intérieur,
sa manière. Entre esprit et main les relations ne sont pas aussi simple que
celles d’un chef obéi et un docile serviteur. L’esprit fait la main, la main fait
l’esprit. Le geste qui crée exerce une action continue sur la vie intérieure. main
Créant un univers inédit, elle y laisse partout son empreinte. Changez de
style, vous garderez toujours la même main, la même manière, ce qui ne
veux pas dire l’immuabilité de cette manière : comme tout corps elle est
avant tout croissance, devenir. C’est le reliquat de cette évolution qui, une
fois coupé le fil de la vie, fait l’objet des études crispées de l’histoire : un
bon artiste est donc pour l’historien un artiste mort, il nous épargne alors les
inconséquences obscènes de ses revirements ( Picasso « retour à l’ordre »,
Matisse « niçois », Pougny post-impressionniste, De Chirico etc. ).
La critique vivante ne s’attache que très modérément à ces vestiges, critique
ces documents, mais elle opère – en cela elle est œuvre elle-même, et œuvre
poétique avant tout – une véritable restitution, une reconstitution expéri-
mentale, une simulation analogique visant à renouveler l’esprit, la fonction
qui nourrit l’œuvre d’art.
Baudelaire en a donné le principe :
« Je crois sincèrement que la meilleure critique est celle qui est amu- Baudelaire
sante et poétique ; non pas celle-ci froide et algébrique, qui, sous prétexte
de tout expliquer, n’a ni haine ni amour, et se dépouille volontairement
de toute espèce de tempérament ; mais, - un beau tableau étant la nature
réfléchie par un artiste, - celle qui sera ce tableau réfléchi par un esprit
intelligent et sensible. Ainsi le meilleur compte rendu d’un tableau pourra
être un sonnet ou une élégie. […] Pour être juste, c’est à dire pour avoir sa
raison d’être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c’est-à-
dire faite à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus

33
POÏETICA

d’horizons »1.
L’objet sur lequel travaillent poètes et artistes est peut-être au fond
radicalement différent de celui qui fait le matériau des historiens d’art, des
esthéticiens ou des philosophes. A cet égard le texte de Paul Valéry sur Léo-
nard et les philosophes, de 1929, est particulièrement éclairant :
«  Ce qui sépare le plus manifestement l’esthétique philosophique
Paul Valéry de la réflexion de l’artiste, c’est qu’elle procède d’une pensée qui se croit
esthétique / philoso- étrangère aux arts et qui se sent d’une autre essence qu’une pensée de
phie poète ou de musicien […]. Les œuvres des arts lui sont des accidents, des
cas particuliers, des effets d’une sensibilité active et industrieuse qui tend
aveuglément vers un principe dont elle, Philosophie, doit posséder la vision
ou la notion immédiate et pure. Cette activité ne lui semble pas nécessaire,
puisque son objet suprême doit appartenir immédiatement à la pensée phi-
losophique […]. Le philosophe n’en ressent pas nécessairement la nécessité
particulière ; il se figure mal l’importance des modes matériels, des moyens
Modes et des valeurs d’exécution, car il tend invinciblement à les distinguer de
manières l’idée. Il lui répugne de penser à un échange intime, perpétuel, égalitaire
entre ce qu’on veut et ce qu’on peut [ entre les choix et les manières ], en-
tre ce qu’il juge accident et ce qu’il juge substance, entre la conscience et
l’automatisme, entre la circonstance et le dessein, entre la « matière » et
« l’esprit ».
Valéry va même jusqu’à inverser l’ordre d’appréhension des deux
modes de pensée : « Le philosophe s’était mis en campagne pour aborder
l’artiste, pour expliquer ce que sent, ce que fait l’artiste ; mais c’est le con-
traire qui se produit et qui se découvre. Loin que la philosophie enveloppe
et assimile sous l’espèce de la notion de Beau tout le domaine de la sensibi-
lité créatrice et se rende mère et maîtresse de l’esthétique, il arrive qu’elle
ne trouve plus sa justification, l’apaisement de sa conscience et sa véritable
profondeur que dans sa puissance constructive et dans sa liberté de poésie
abstraite. Seule une interprétation esthétique peut soustraire à la ruine de
Poésie abstraite leurs postulats plus ou moins cachés, aux effets destructeurs de l’analyse
du langage et de l’esprit, les vénérables monuments de la métaphysique »2.
Rattrapée par le corps ( Hier la linguistique ou la sociologie, aujourd’hui la
neurobiologie et la génétique ), l’esthétique ne trouve sa seule issue que dans
le nominalisme et la « mort de l’art » ( la théorie des mondes de l’art ).
Mais si la philosophie de l’art est « morte », les artistes, eux, sont -ils
peut-être toujours vivants ?
Et si Valéry a raison d’analyser la pensée de type philosophique com-
me une « poésie abstraite », – la réflexion vaut également pour la pensée
historique ( quoi ! l’histoire serait un roman vrai ! et la vérité historique un
programme ? ) – on imagine avec délectation un fantaisiste qui s’amuserait
à faire de la philosophie ou de l’histoire avec les même libertés inventives
que celles de l’art, de la littérature ou de la musique moderne : automatisme,
aléatoire, sérialité, collage etc.

1. Baudelaire, salon de 1846


2. Paul Valéry, Léonard et les philosophes, 1929

34
A U TO P O RT R A I T P S Y C H O L O G I Q U E

Pour en revenir au style tel que la stylistique descriptive nous le


présente – un ensemble de surcodages à posteriori qui révèlent des choix
singuliers et une action technique, un travail pour les exprimer – les deux
éléments qui le constituent encrent l’œuvre au plus profond du corps du
créateur : le choix libre est avant tout l’expression d’une inclinaison singu-
lière des sens : un goût. ; la technique de mise en œuvre la main mise du
corps sur son milieu.
Ainsi les images qui sont présentées ici à notre regard sont-elles
d’abord des affinités électives dont l’implication émotionnelle traverse tous
les sens. Acte d’amour dans une acception quasi sexuelle, en tout cas réso- Affinités élective
lument vécues, physiques, chaque dessin, chaque peinture tente une sorte
d’incorporation dans la manière (la matière vive) d’un ou de plusieurs des
congénères-acteurs de la peinture : métissage, mélanges, mutations, modi- mélanges
fications dans la génétique même du travail de création, croisements, chi-
mères, excroissances baroques des influences et des confluences, orgies des
formes, Saturnales de l’esprit, Dionysies de la pensée.
Sous ces plaques de verres, sur ces tableaux se mettent en place des
phénomènes de chimie mnésique, de biologie passionnelle qui, dans ces
rencontres fortuites, renouvellent la traditionnelle conception vitaliste, à la
fois scientifique et à demi magique, d’un univers animé, aimanté par des
forces dont il est permis à l’homme de retrouver en lui-même les corres-
pondances.
Le goût, véritable intelligence du corps, est un outil privilégié de ces
phénomènes, son ressort principal est le désir. Mais c’est plus une méthode goût
qu’une qualité. Les tentatives de définitions d’une esthétique naturelle de
Nicolas Humphrey, si elles n’emportent pas totalement la conviction, n’en
gardent pas moins le mérite de mettre en évidence la dualité fondamentale
des goûts, des préférences esthétiques : la reconnaissance face à un phéno-
mène perceptif de son appartenance à une relation « taxonomique », à un
ordre (la  « rime »); mais d’un autre côté le nécessaire décalage, la « nou-
veauté ». Deux tendances du goût peuvent, à partir de là, être distinguée : goût apollinien
la première, ordonnatrice, apollinienne ; la seconde perturbatrice, diony- goût dionysiaque
siaque. Cette dialectique du goût est également à l’œuvre dans la mise en
place à long terme des sensations de plaisirs ou de douleur, les « processus
opposants » tel que les décrit Jean-Didier Vincent1 .
Si donc les résultats sont différents ( les goûts et les couleurs…) ont
peut cependant raisonnablement supposer l’existence d’un mécanisme du
goût identique chez tous les hommes, mécanisme de pulsation entre deux
polarités complémentaires, l’une statique (classique), l’autre dynamique
(baroque). C’est dans la conscience claire et l’usage hédoniste de ce proces- Processus du goût
sus que l’on peut parler de bons ou de mauvais goûts. « Le goût n’est autre
chose que l’avantage de découvrir avec finesse et avec promptitude la na-
ture des plaisirs que chaque chose doit donner aux hommes »2. A l’inverse :
Sera de mauvais goût toute opération visant à refouler le plaisir que chaque

1. Jean-Didier Vincent, Qu’est-ce que l’homme ?, Paris 2001


2. Montesquieu, L’essai sur le goût

35
POÏETICA

chose doit donner aux hommes, tout dégoût [ PURITANISME ]. Le goût


est d’abord une architecture, un sens vif et secret de l’ordre. Il y aura donc
des plaisirs de l’ordre, mais aussi ceux de la variété et de la surprise, le but
étant toujours l’excitation.
Dans l’article de l’Encyclopédie consacré au goût, Voltaire en décrit
ainsi les caractères essentiels :  « C’est un discernement prompt comme ce-
lui de la langue et du palais et qui prévient la réflexion ; il est, comme lui,
sensible et voluptueux à l’égard du bon ; il rejette, comme lui, le mauvais
avec soulèvement. Il est souvent, comme lui, incertain et égaré […] ayant
quelquefois besoin, comme lui, d’habitude pour se faire ». Il soulignait déjà
par la le lien intime qui existe entre le goût esthétique et la sensation gus-
tative.
La sensation gustative est fonctionnelle chez l’homme déjà in utero,
dès le quatrième mois de la gestation. Dès les premiers moments de la vie
le nouveau né réagit aux stimulations sapides par une mimique : le réflexe
Sensation gustative gusto-facial. La mimique, présente chez tous les enfants, diffère selon le
stimulus (salé, sucré, acide, amer) mais reste identique, pour un même sti-
mulus, d’un individu à l’autre. A partir de 16 mois environ les mimiques, en
général plus discrètes, plus intégrées dans l’activité faciale générale de l’en-
fant, sont désormais utilisées délibérément et orientées vers des personnes.
Le but est clair : se faire comprendre par autrui, pour faire savoir l’agrément
ou le désagrément éprouvé.
La sensation gustative, d’abord instinctive, nécessite alors un vérita-
ble apprentissage, lié en partie à la maturation du système nerveux central.
De ce fait, l’étude du réflexe gusto-facial dépasse l’étude de la seule sen-
sation gustative et s’inscrit dans une problématique générale de psycholo-
gie : la métamorphose du biologique en psychologique, l’établissement des
processus de communication non verbale, l’étude du caractère universel,
inné, qu’auraient certaines mimiques en tant qu’expression des émotions.
La sensation gustative possède en effet, en plus de son rôle d’information,
une autre qualité essentielle : le retentissement affectif de l’information,
phénomène important dans les apprentissages ultérieurs. La neurobiolo-
gie souligne ce rôle des phénomènes émotionnels dans la structuration et
goût / émotions le fonctionnement du cerveau (La biologie des passions). Les sensations
trouveraient-elles dans la sensation gustative leur moteur épigénétique
structurant primordial ? Doit-on chercher dans cette sensation l’un des
facteurs premiers de la différenciation des caractères psychologiques, des
tempéraments ?
Car s’il existe une base instinctive commune de la sensation gusta-
tive, on rencontre aussi une très grande variabilité interindividuelle dont
la mise en place est très précoce, la courbe de développement étant très
réduite : dès l’âge de un an environ, les caractéristiques individuelles sont
en place. Ainsi M. Chiva (1979), étudiant l’apparition de « caprices » et de
difficultés d’ordre alimentaire chez les jeunes enfants, corrélativement avec
la sensibilité gustative et avec la réactivité émotionnelle, distingue dans la
population trois groupes de sujets selon leur sensibilité (hypo-, normo-,
et hypergueusiques). Les enfants hypogueusiques ne présentent aucun
Variété des goûts problème alimentaire. A l’opposé les enfants hypergueusiques sont ceux

36
A U TO P O RT R A I T P S Y C H O L O G I Q U E

qui ont des choix ou des aversions marquées ; ils présentent des caprices
alimentaires ; ce sont ces mêmes enfants qui ont une plus grande réactivité
émotionnelle. Cela n’évacue pas la dimension psychogène, mais la précise
dans certains cas : en effet, la multiplication des choix et des rejets et le fait
qu’ils s’expriment avec d’autant plus de force que l’aspect hédonique est
important définissent le type même de la situation génératrice de conflits
autours de la table de repas et dans la situation relationnelle entre parents
et enfants (ou l’entourage et les enfants), le tout s’inscrivant, bien entendu,
dans un contexte éducatif général.
Ce type d’analyse des conflits autour d’une table peut éclairer l’ana-
lyse des conflits autour d’un tableau qui sont la trame de l’histoire de l’art.
Une origine primordiale de l’émotion esthétique – mais tout aussi bien
sexuelle, sentimentale, intellectuelle – dans la sensation gustative, la « buc-
calité » originelle de tout amour , le « gustar » , outre l’obscénité d’une telle
pensée, opère une radicale réincorporation de la pensée , une incarnation Table / tableau
par la bouche (os) comme par une porte (ostium) [  « ecce ancilla domini,
fiat mihi secundum verbum tuum »  ] : l’œil dans la bouche. buccalité
Le goût c’est l’œil (dont on connaît l’Histoire…), organe du désir
– cerveau droit –. Son symétrique dans l’appréhension du monde, est le tou-
cher, la main, organe des premiers plaisirs et commencement des nombres
– cerveau gauche –. Varier les techniques, les touches, pour le peintre, c’est
continuer à suivre les mécanismes désirants qui structurent toute conscien-
ce. C’est dit : l’art est comestible, l’artiste en est le grand masturbateur !
Aussi serait-il toujours imprudent d’oublier qu’une peinture reste une Œil / main
surface plane couverte de taches colorées, qui peut être un panneau de bois,
un pan de mur ou un morceau de toile, sur lequel courent les lignes qui, par
l’efficacité du tracé, cernent chaque figure. Mais ce qu’un historien peut
oublier dans le registre de ses idées, un peintre ne peut que l’avoir concrète-
ment à l’esprit, devant son support quel qu’il soit ( toile, papier etc.), autant
qu’un sculpteur, et ce quel que soit son style, fut-il le plus naturaliste.

Par la main qui l’informe le sujet pensant accueille en lui et restitue


le monde.

37
POÏETICA

38
AU COEUR DU MONDE

La pulsation du moi aux choses

[ SPECULUM NATURAE ]

Nature alors dedans sa trogne


Faite ainsi que Dame Gigogne,
N’étaloit dedans ces bas lieux
Qu’un corps basty comme deux œufs
Dassoucy, Ovide en belle humeur

Si l’être au monde ouvre la conscience aux objets, aux phénomènes,


ce rapport du sujet pensant aux choses ne laisse pas de se poser à l’homme
en des termes toujours fluctuants. Entre l’essentialisme des idées et le
relativisme des perceptions se déploie la formidable pulsation du moi en
diffusion au cœur du monde, pulsation de l’univers qui s’infuse au cœur du
moi.
La philosophie grecque classique a posé ce thème du rapport de
l’Homme aux choses en des termes dont l’héritage reste encore d’actualité
et dont les conséquences pour le peintre demeurent décisives. Que peindre,
comment et pourquoi ? Entre ontologie et épistémologie, la peinture ex-
prime-t-elle une réalité objective ou est-elle une apparence ?
En théorisant la triple attirance exercée sur l’âme humaine par la vé-
rité, la beauté et le bien, Platon fonde toute la pensée philosophique d’oc-
Platon
cident. Mais pour lui la beauté est avant tout une abstraction géométrique,
l’œuvre d’art n’est qu’un simulacre, une imitation de la réalité idéale, et
donc condamnable du point de vue ontologique.
En reconnaissant à l’inverse à la matière la possession en puissance
de l’aptitude à la perfection de l’information - la matière « appelle la forme
comme son complément, de la même façon que la femelle appelle le mâle »
- Aristote donne aux plaisirs de l’art une nouvelle légitimité, il établit la Aristote
dignité de l’art mimétique et de l’artiste engagé dans l’imitation.
Ce sont ces deux positions antagonistes que les néo-platoniciens ont
tenté de réconcilier en admettant la possibilité et même la nécessité d’un néo-platoniciens
genre d’image qu’il fallait regarder « avec les yeux de l’esprit », parce
qu’elle montrait l’invisible. Plotin s’est délibérément élevé contre les atta-
ques de Platon à l’endroit de l’« art mimétique  » : « Si quelqu’un dédaigne
les arts sous prétexte que leur activité se réduit à imiter la nature, il faut lui Plotin
déclarer d’abord une bonne fois que les choses de la nature imitent aussi art mimétique 
autre chose ; on doit savoir aussi que les arts ne se contentent pas de re-
produire le visible, mais qu’ils remontent aux principes (logoi) originaires

39
POÏETICA

de la nature »1. Il récuse formellement la convention stoïcienne qui voit la


beauté dans la symétrie, la mesure et l’agencement harmonieux des parties
et des belles couleurs, ce n’est pas en effet un composé de parties qui peut
être beau ; Il oppose à cette définition classique de la beauté la conception «
Heuristique heuristique » suivant laquelle l’art détient la noble mission de faire pénétrer
une « forme » dans la matière rebelle. L’esthétique de Plotin qui doit ainsi
être comprise comme la convergence des deux courants de pensée platoni-
cien et aristotélicien veut que toute chose soit munie d’une âme, que l’uni-
vers entier soit animé, et cette âme, présente en toute chose matérielle, n’est
autre qu’un reflet du Noûs – intelligence supérieure. Bien plus, ce reflet du
Noûs Noûs , cet élément spirituel, est la seule chose réelle qu’on y trouve. Le reste
est matière pure, c’est à dire le Non-être vide. La vision « phénoménale »
vision  phénoménale que l’image habituelle offre à nos yeux corporels doit être traversée par le
spectateur averti, afin de contempler la réalité « nouménale  », la seule qui
réalité  nouménale soit (le reste n’étant qu’apparence). La contemplation, seule, peut permet-
tre, en négligeant la matière pure qui est le non-être, de faire apparaître l’or-
dre spirituel qui se reflète dans la matière en la formant. C’est même cet acte
de la contemplation de l’intelligible qui crée cet ordre, qui fait du monde
sensible un reflet du Noûs. Cette physique spiritualiste a pour principe que
les parties ne sont pas des éléments du tout, mais comme des productions
du tout. Dans la vision, il y a une étendu spatiale entre celui qui voit et
le milieu ou il réside. Plotin nous invite à supprimer cette extériorité et à
supposer le milieu absorbé dans l’être, l’être dans le milieu : tel est l’état
de la vision intellectuelle. L’état de contemplation de l’intelligible n’est pas
contemplation
accompagné d’une conscience de moi-même, mais toute notre activité est
dirigée sur l’objet contemplé : nous devenons cet objet. L’objet que voit
Objet
l’homme, « il ne le voit pas en ce sens qu’il le distingue de lui et qu’il se
représente un sujet et un objet ; il est devenu un autre [Je est un autre];
il n’est plus lui-même, là-bas, rien de lui-même ne contribue à la contem-
plation ; tout à son objet, il est un avec lui comme s’il avait fait coïncider
son propre centre avec le centre universel »2. Ce moyen de connaissance,
déclaré parfait, « n’est pas pensé, mais cette sorte de contact ou de toucher
ineffable et inintelligent, antérieur à l’intelligence quand elle n’est pas en-
core née, et qu’il y a toucher sans pensée »3. Qu’on se souvienne ici, pour
mesurer l’impact de cette pensée jusqu’en plein XXe siècle, des réflexions
de Jean Paulhan sur la peinture cubiste : « Et qu’est-ce, après tout, qu’une
nature morte ? Eh bien ! c’est d’abord un objet qu’on voit, tout comme un
paysage ou une figure ; c’est aussi un objet que l’on touche. C’est un objet
qui nous invite même, bien plus qu’a le regarder, à le palper et à le tripoter
Jean Paulhan en tous sens […]. Il semblerait donc volontiers qu’avec les tableaux moder-
Cubisme nes le toucher prenne le pas sur la vue, l’espace tactile sur l’espace visuel.
[…] Cet espace n’est plus, comme chez les peintres classiques, un espace
qui s’enfuit devant nous jusqu’à perte de vue : c’est un espace qui s’appro-

1. Plotin, Ennéades V, 8,1


2. ibidem, VI, 9, 10
3. ibidem, V, 3, 10

40
AU COEUR DU MONDE

che, jusqu’à déborder du tableau »1 . Et c’était bien là l’objectif de Braque


que d’appréhender cette nature tactile : « Ce qui m’a beaucoup attiré – et
qui fut la direction maîtresse du cubisme - , c’était la matérialisation de
cet espace nouveau que je sentais. Alors, je commençai à faire surtout des espace tactile
natures mortes, parce que, dans la nature morte, il y a un espace tactile, je
dirais presque manuel… Cela répondait pour moi au désir que j’ai toujours
eu de toucher la chose et non seulement de la voir. C’était cela la première
recherche cubiste, la recherche de l’espace »2.
La pensée néo-platonicienne a profondément imprégné le christia-
nisme naissant. Saint Augustin a avoué clairement sa dette envers « cer-
tains livres des Platoniciens, traduits du grec en latin », dont il retrouve la
substance dans l’écriture sainte elle-même : « Je me jetait avidement sur Saint Augustin
les écrits vénérables inspirés par votre Esprit, et surtout ceux de l’apôtre
Paul […] et je compris que tout ce que j’avais lu de vrai dans les traités des
néo-platoniciens s’exprimait ici, mais appuyé de votre grâce »3. Cependant,
alors que Plotin, dans ses rapports de génération et d’émanation, définissait
un continuum depuis l’un jusqu’aux extrémités du monde – tout étant divin,
bien que de moins en moins – Augustin opère une séparation radicale entre
le Créateur et la créature. Dès lors la contemplation augustinienne ne peut
fuir simplement vers l’intérieur en rompant ses attaches avec le monde ex-
térieur. Elle a besoin de la médiation des choses : « Contempler c’est diriger médiation des choses
vers les choses un acte d’attention soutenue qui constitue la question dont
leur vue même est la réponse ». Cette dialectique est résumée par la célèbre
phrase : « Car les hommes peuvent évoquer les choses par les signes que
sont les mots [ les mots et les choses ], mais celui qui enseigne, le seul vrai
Maître, est incorruptible Vérité, le seul vrai Maître intérieur qui est devenu
aussi le maître extérieur [ le Christ incarné ] pour nous rappeler de l’exté-
rieur à l’intérieur »4. C’est pourquoi, dans son œuvre proprement esthéti-
que, le De musica, Augustin emprunte largement à Varron, à Posidonius, à la
tradition stoïcienne. Contrairement à Plotin, il restaure l’unité, l’harmonie,
l’égalité, le nombre comme la « source de la beauté ». Le néo-platonisme
médiéval ne pouvait en effet admettre ce qu’admettait le néo-platonisme
hellénique, à savoir que Dieu se répand par émanation, que l’Univers est,
si l’on peut dire, un ectoplasme de l’Un et que, jusqu’à ses niveaux les plus
bas, il est fait de la même pâte que Dieu. La philosophie chrétienne se devait
de préserver l’absolue transcendance de Dieu, elle transforma donc l’idée participation 
néo-platonicienne d’émanation en l’idée chrétienne de participation.  
Tous les Pères grecs ont développé ce thème d’une irradiation du
principe divin à travers les divers échelons de la réalité phénoménale.
Chez Maxime le confesseur la connaissance de l’arrière-plan divin ré-
vèle le sens pneumatique, c’est-à-dire le sens supra-sensible contenu - mais
non apparent - dans les choses visibles : « La contemplation symbolique

1. Jean Paulhan, La peinture cubiste


2. Braque, la peinture et nous, Dora Vallier, Cahiers d’Art, 1954
3. saint Augustin, Confessions, Livre VII, Ch. XXI
4. saint Augustin, Contre l’esprit du fondement, 36, 41

41
POÏETICA

des choses intelligibles à travers les choses visibles n’est autre que la com-
pensée pneumatique préhension et la pensée pneumatique des choses invisibles »1. Aux yeux de
Maxime et de ses lecteurs byzantins, le monde dans son ensemble est une
église « cosmique » où tout ce qui existe révèle l’intelligible, comme les
services religieux le font dans l’église ordinaire.
La synthèse la plus suggestive de cette pensée est celle qui s’opère
dans le De divinis nominibus et dans la Theologia mystica du pseudo Denys
l’Aréopagite, ce personnage énigmatique de la chrétienté grecque, ayant
Denys l’Aréopagite vécu à la fin du V e siècle ou au début du VIe, mais qui se donnait lui-même
pour le disciple direct de saint Paul. C’est d’ailleurs ainsi que l’Occident
chrétien l’a considéré, jusqu’au XVIe siècle. Ces traités offrent en effet de
l’univers visible et invisible une image hiérarchique : La Hiérarchie céleste.
Au cœur de l’œuvre, cette idée : Dieu est lumière. A cette lumière initiale,
Lumière incréée et créatrice, participe chaque créature. Chaque créature reçoit et
transmet l’illumination divine selon sa capacité, c’est-à-dire selon le rang
Illumination qu’elle occupe dans l’échelle des êtres, selon le niveau où la pensée de
Dieu l’a hiérarchiquement située. Issu d’une irradiation, l’univers est un
jaillissement lumineux qui descend en cascades, et la lumière émanant de
l’Etre premier installe à sa place immuable chacun des êtres créés. Et, parce
Réflexion que tout objet réfléchit plus ou moins la lumière, cette irradiation, par une
chaîne continue de reflets, suscite depuis les profondeurs de l’ombre un
mouvement inverse, mouvement de réflexion, vers le foyer de son rayonne-
ment [ PULSATION ]. Tout revient à lui par le moyen des choses visibles
qui, aux niveaux ascendants de la hiérarchie, réfléchissent de mieux en
mieux sa lumière. Ainsi le créé conduit-il à l’incréé par une échelle d’ana-
logies et de correspondances. Au-delà du monde grec, ces écrits dionysiens,
dont la première version latine date des années 832-835, eurent aussi une
Jean Scot Érigène
très grande influence sur tous les grands théologiens occidentaux. Ainsi
Jean Scot Erigène, dans la stricte mouvance dionysienne, n’hésitait pas à
proposer un modèle d’équivalence et de réciprocité entre l’Ecriture sacrée
et le monde visible. De même que l’écriture, structurée selon le quadruple
sens, le monde est composé de quatre éléments. Sous un certain rapport,
vertu anagogique de
toute figure prise dans le monde visible serait à considérée comme figure
l’image
symbolique, anagogique. Cette vertu anagogique de l’image – telle que le
pseudo-Denys en avait donné, une fois pour toute, l’exigence – n’a sans
doute jamais été absente du souci des peintres médiévaux, et on pourrait
Visible/visuel même dire que l’anagogie constitue, en un sens, l’idéal suprême de toute
peinture religieuse : celui de susciter un mouvement de conversion de la
dimension visible ( les phénomènes ) vers quelque chose que l’on pourrait
nommer le lieu visuel du mystère ( les noumènes ).
approche  cosmique Cette approche « cosmique » des phénomènes, des « choses » est res-
byzantine   tée très présente dans la culture byzantine aussi bien qu’en occident. Tous
les défenseurs des icônes au VIIIe et au IXe siècle, Syméon le Nouveau
théologien au XIe siècle, affirment conjointement que la beauté absolue de
Harmonie Dieu est faite d’harmonie absolue, que son équilibre harmonieux trouve un

1. Maxime le confesseur, Mystagogia, Ch. II

42
AU COEUR DU MONDE

premier reflet, encore parfait, dans le mouvement régulier et l’ordonnance


impeccable des astres du ciel visible. Et le ciel, si bien agencé, est à sa ma-
nière une image du divin intelligible. Constantin Porphyrogénète, empereur
de 945 à 959, justifiait les cérémonies de la cour par une nécessité supé-
rieure : l’ordre harmonieux des rites palatins est une image de l’eurythmie Eurythmie
idéale du gouvernement de l’empereur qui, lui-même, tend à être un reflet
de l’harmonie ordonnée et parfaite qui règne sur le cosmos. C’est à peu près
ce que de nombreux auteurs répètent à propos de l’Eglise - institution, et de
l’église - édifice cultuel, ou encore, à propos des offices liturgiques qui, à
des titres différents, sont des images sur terre du royaume des cieux, de son
ordonnance, de la liturgie cosmique. Encore au XIIe siècle se développe la cosmogonie  timéique 
cosmogonie « timéique » de l’école de Chartres ou la nature revêt un rôle de
médiatrice : la rigidité des déductions mathématiques se trouve tempérées
par un sentiment organique de la nature.
Les grands penseurs de l’ordre dominicain ont fait fleurir eux aussi, et
même incomparablement, cette grande tradition. Albert le Grand a consacré
plus de deux mille colonnes de commentaires aux œuvres de l’Aréopagite. Albert le Grand
Ce souffle « cosmique » qui soutend toutes les expressions artistiques
du Moyen-Âge est encore à l’œuvre dans la construction de la « cathédrale
du socialisme » qu’ont souhaité les artistes modernes expressionnistes.
La figure de Paul Klee est à cet égard révélatrice. Son œuvre ne prend
sa cohérence que rattachée à la « Naturphilosophie » qui l’inspire : « Je
n’aime pas d’un cœur terrestre les animaux et l’ensemble des êtres, le ter-
restre le cède chez moi à la pensée cosmique »1. On sait tout l’intérêt qu’a
soulevé la théorie de l’art de Wilhelm Worringer, dont l’essai Abstraktion Paul Klee
und Einfühlung ( Abstraction et intuition ) avait parut en 1908 chez Piper
à Munich, parmi les tenants du Cavalier Bleu, notamment Kandinsky et Naturphilosophie
Franz Marc qui en sont profondément marqués. Ces thèses ont exercé une
influence durable sur l’esprit de Klee. Worringer part du principe que l’œu-
vre d’art reflète l’ « état psychique dans lequel se trouve l’humanité face
au cosmos, aux phénomènes du monde extérieur ». Une schématisation
dialectique l’amène à opposer le « besoin d’intuition » au « désir d’abs-
traction », en lesquels il voit les deux pôles du sens artistique humain. Le
besoin d’intuition est attiré vers l’ « organique », le désir d’abstraction, Intuition/abstraction
« dans le cristallin ». Dans son journal Klee note, en 1916 :  « L’art est une Organique/cristallin 
allégorie de la création ». Il est dès lors davantage préoccupé de la « nature
naturante » que de la « nature naturée », « Remonter du Modèle à la Ma- nature naturante 
trice ! » : « Ce lieu, où l’organe central de tout mouvement dans l’espace et
le temps – qu’on appelle cœur ou cerveau de la création – anime toutes les
fonctions, qui ne voudrait y établir son séjour comme artiste ? Dans le sein
de la nature, dans le fond primordial de la création où gît enfouie la clef de
toute chose ? »2. En écho à la vision Plotinienne d’émanation du Noûs, Klee
conçoit la réalité comme une échelle de symbole : « L’art est à l’image de
la création. C’est un symbole, tout comme le monde terrestre est un symbole

1. Klee, Journal, 1959


2. Klee, De l’art moderne, conférence prononcée à Iéna, 1924

43
POÏETICA

du cosmos »1, et son rapport à l’objet n’est pas sans rappeler le phénomène


symbole du cosmos de contemplation de Plotin où le contemplatif est « tout à son objet, il est
un avec lui comme s’il avait fait coïncider son propre centre avec le centre
universel » ; chez Klee : « Par-delà ces manières de considérer l’objet en
profondeur, d’autres chemins mènent à son humanisation en établissant
entre le Toi et le Moi un rapport de résonance qui transcende tout rapport
optique »2. Appréhendant l’art comme une fonction quasi génésique Klee
rejette tout type de formalisme coupé de toute référence à la Nature : «  Le
formalisme, c’est la forme sans la fonction. On voit aujourd’hui toutes sor-
tes de formes exactes autour de soi. Bon gré, mal gré, l’œil gobe carrés,
forme/fonction triangles, cercles et toutes espèces de formes fabriquées : fils métalliques et
triangles sur des poteaux, cercles sur des leviers, cylindres, sphères, cou-
poles, cubes, se détachant plus ou moins les uns des autres et en complexe
interaction. L’œil absorbe ces choses et les amène à quelqu’estomac de
tolérances variables. Les gros mangeurs, ceux qui mangent tout, peuvent
apparemment se féliciter de posséder un superbe estomac ! »3.
La même création organique hiérarchique fonde la vision artistique de
Tristan Tzara, l’un des fondateurs de Dada : « La hauteur chante ce qu’on
parle dans la profondeur. La nature est organisée dans sa totalité, cordages
du bateau fabuleux vers le point d’un rayon, dans les principes qui règlent
les cristaux et les insectes en hiérarchies comme l’arbre. Toute chose na-
Tristan Tzara turelle garde sa clarté d’organisation, cachée, tirée par des relations qui
groupent comme la famille des lumières lunaires, centre de roue qui tourne-
rait à l’infini, sphère, elle noue sa liberté, son existence dernière, absolue,
à des lois innombrables, constructives. Ma sœur, racine, fleur, pierre. L’or-
ganisme est complet dans l’intelligence muette d’une nervure et dans son
apparence. L’homme est sale, il tue les animaux, les plantes, ses frères, il se
querelle, il est intelligent, parle trop, ne sait pas dire ce qu’il pense. Mais
l’artiste est un créateur : il sait travailler d’une manière qui devient orga-
organisme nique. Il décide. Il rend l’homme meilleur. Soigne le jardin des intentions,
ordonne »4. Loin de tout nihilisme destructeur Tzara revendique comme né-
cessité essentielle de l’art la sévérité de l’ordre ! « Ce que je nomme « cos-
mique » est une qualité essentielle de l’œuvre d’art. Parce qu’elle implique
l’ordre qui est une condition nécessaire à la vie de tout organisme. […] Je
ne veux pas encercler d’un exclusivisme rigide ce qu’on nomme principe là
Ordre où il ne s’agit que de liberté. Mais le poète sera sévère envers son œuvre,
pour trouver la vraie nécessité ; de cet ascétisme fleurira, essentiel et pur,
l’ordre. ( Bonté sans écho sentimental, son côté matériel ). Etre sévère et
cruel, pur et honnête envers son œuvre en préparation qu’on placera parmi
les hommes, nouveaux organismes, créations qui vivent dans des os de lu-
mières et dans les formes fabuleuses de l’action ( REALITE ) »5 .

1. Klee, Credo du créateur, 1920


2. Klee, Voies diverses dans l’étude de la nature, 1923
3. Klee, Exploration interne des choses de la nature : réalité et apparence, 1956
4. Tristan Tzara, Note sur l’art, Hans Arp
5. Tristan Tzara, Pierre Reverdy, le voleur de talan

44
AU COEUR DU MONDE

La recherche par le créateur de l’expression dans son œuvre d’une


harmonie cosmique, d’un ordre de l’univers, ou de son symétrique dyna-
mique, un désordre régénérateur, bref l’idée d’une règle de proportion entre
l’art et l’univers, la nature, est une donnée de fond pour comprendre tout
geste poétique. Et l’un des véhicules privilégiés de cette recherche a de tout proportion
temps été le nombre, les mathématiques.
La philosophie des proportions sous son aspect originel, pythagori-
que donc, expose les éléments d’une doctrine des relations proportionnelles
dans le contexte d’une théorie de la musique : des modes différents ont une
influence différente sur la psychologie des individus, le tout s’articulant
sur des considérations astrologiques puisque chaque niveau d’organisation
du cosmos, chaque planète, chaque sphère produit sa musique propre qui
entre en résonance avec tous les éléments du monde sublunaire qui lui cor- Pythagore
respond. L’école de Pythagore n’était pas non plus sans savoir qu’il existe
cinq et seulement cinq solides convexes réguliers, dont chacun peut être
circonscrit à une sphère : le tétraèdre, le cube, l’octaèdre, l’icosaèdre et le dodécaèdre
dodécaèdre. Les pythagoriciens accordèrent une attention toute particulière
au dernier d’entre eux : ses douze faces régulières correspondent en effet
aux douze signes du zodiaque, il symbolisait pour eux l’univers. De plus,
un intérêt particulier venait de ce que chacune de ses faces pentagonales
est associée à la section dorée : le point d’intersection de deux diagonales section dorée 
divise chacune d’elle dans le rapport du nombre d’or. De plus, en prolon-
geant les côtés d’une de ses faces afin de former une étoile, ils obtinrent le
pentagramme ou triple triangle, dont ils firent le symbole et l’insigne de
ralliement des adeptes de la société pythagoricienne ; cette figure est en
effet un réservoir inépuisable de rapport d’or.
Le Moyen-Age n’a, lui non plus, jamais douté que les nombres fus-
sent doués d’une force secrète. Cette doctrine venait des Pères de l’Eglise,
nombres
qui la tenaient des écoles néo-platoniciennes, où revivait le génie de Pytha-
gore. Il est évident que saint Augustin considère les nombres comme des
pensées de Dieu. Il laisse entendre dans maints passages que chaque chiffre
a sa signification providentielle. « La sagesse divine, dit-il, se reconnaît aux
nombres imprimés en toute chose. »1. La beauté elle-même est une cadence,
un nombre harmonieux
Des idées identiques se retrouvent chez presque tous les docteurs du
Moyen-Age. Il suffira, pour marquer la filiation, de renvoyer au Liber for-
mularum de saint Eucher, pour le V e siècle ; au Liber numerorum d’Isidore
de Séville, pour le VIIe ; au De Universo de Raban Maur, pour le IXe ; aux
Miscellanea d’Hugues de Saint-Victor, pour le XIIe.
Quelques exemples donneront une idée du système. Depuis saint
Augustin, tous les théologiens expliquent de la même façon le sens du
nombre douze. Douze est le chiffre de l’Eglise universelle pour des raisons
profondes. Il est, en effet, le produit de trois par quatre. Or, trois, qui est le
chiffre de la Trinité, désigne toutes les choses spirituelles. Quatre, qui est Trinité
le chiffre des éléments, est le symbole des choses matérielles, du corps, du

1. Saint Augustin, De libero arbitrio, liv II, ch. XVI, Patrol., t.XXXII. col. 1263.

45
POÏETICA

monde, qui résulte de la combinaison des quatre éléments. Multiplier trois


quatre éléments par quatre, c’est, dans le sens mystique, pénétrer la matière d’esprit, annon-
cer au monde les vérités de la foi, établir l’Eglise universelle dont les apôtre
sont le symbole.
Le nombre sept, que les Pères avaient déclaré mystérieux entre tous,
donnait le vertige aux contemplateurs du Moyen-Age. Ils remarquaient
arithmétique sacrée d’abord que sept, composé de quatre, chiffre du corps, et de trois, chiffre
de l’âme, est le nombre humain par excellence, qu’il exprime l’harmonie
de l’être humain, mais aussi le rapport harmonieux de l’homme à l’univers
crée en sept jour.
On peut dire qu’il y a dans toute les grandes œuvres du Moyen Age
quelque chose de cette arithmétique sacrée. La Divine Comédie de Dante en
est l’exemple le plus fameux. Cette haute épopée est édifiée sur des nom-
bres. Aux neuf cercles de l’Enfer correspondent les neufs gradins de la mon-
géométrie sacrée tagne du purgatoire et les neufs ciels du Paradis ; chacune des trois parties
de sa trilogie est divisée en trente-trois chants en l’honneur des trente-trois
années de la vie de Jésus-Christ. En adoptant la forme métrique du tercet, il
semble avoir voulu graver aux fondements même de son poème le chiffre
mystique par excellence.
Cette arithmétique sacrée n’a pas manqué de se traduire dans les
formes par une véritable géométrie sacrée. La forme octogonale des fonts
baptismaux, qu’on voit adoptée dès les temps les plus anciens et qui persiste
pendant toute la durée du Moyen-Age, n’est pas un pur caprice. Il est diffici-
le de n’y pas voir une application de l’arithmétique mystique enseignée par
les Pères. Pour eux, le nombre huit est le chiffre de la vie nouvelle. Il vient
après sept qui marque la limite assignée à la vie de l’homme et à la vie du
monde. Huit est comme l’octave en musique ; par lui tout recommence. At-
taché, sous l’ancienne loi, à la circoncision, il est symbole de la vie nouvelle
de la résurrection finale et de la résurrection anticipée qu’est le baptême.
La Renaissance néo-platonicienne vit dans la théorie des proportions
la réalisation d’un postulat métaphysique. Les proportions du corps humain
Renaissance néo-
étaient célébrées comme une incarnation visible de l’harmonie musicale ;
platonicienne
elles étaient ramenées aux principes généraux de l’arithmétique ou de la
géométrie, et particulièrement à la section d’or. Le moine franciscain et
professeur de mathématique Luca Pacioli [ 1445-1514 ] est surtout connu
Luca Pacioli pour avoir écrit la Summa de arithmetica, geometria proportioni e propor-
tionalita, véritable compilation des connaissances mathématiques de son
époque. Mais il est aussi l’auteur d’un texte important pour comprendre
l’art de la Renaissance, le De divina proportione, imprimé à Venise en 1509,
soit trente et un an avant la première édition du De Pictura d’Alberti, et
dont le titre complet précise le public concerné : Œuvre nécessaire à tous
les esprits perspicaces et curieux, où chacun de ceux qui aiment à étudier
la philosophie, la perspective, la peinture, la sculpture, l’architecture, la
musique et les autres disciplines mathématiques, trouvera une très délicate,
subtile et admirable doctrine et se délectera de diverses questions touchant
une très secrète science. Le rapport étroit que se texte entretient avec la pra-
tique picturale est également souligné par le vibrant hommage que Pacioli
rend à son compatriote, « doué de tout les talents », Léonard de Vinci, qui

46
AU COEUR DU MONDE

a participé à l’illustration de l’ouvrage , ainsi que par la dette que l’auteur


avoue, dans l’appendice sur l’architecture, envers Piero della Francesca
« souverain incontesté de la peinture et de l’architecture, illustre aussi dans
les sciences mathématiques » et envers ses considérations sur la perspective
« sur laquelle il a écrit un très remarquable traité que nous avons étudié
à fond ». Vasari va même plus loin qu’une simple influence en déclarant : 
« Quand Piero devint vieux et mourut après avoir rédigé de nombreux trai-
tés, maître Luca se les appropria et les fit imprimer sous son nom, quand il
les eut en mains à la mort du maître »1. L’auteur a en effet toute sa vie entre-
tenu d’étroite relations avec de nombreux artistes plasticiens. Il a même pu,
de fait se sentir un véritable « maître des artistes » [ Julius von Schlosser ] ;
son traité d’architecture imprimé avec la Divina proportio s’adresse ainsi à
un certain nombre d’artistes compatriotes (Césare dal Saxo, Cera del Cera,
Rainer Francesco de Pippo, Bernardo et Marsilio da Monte, Hieronymo da
Jecciarino) qu’il appelle ses élèves et ses pupilles. Il mentionne même in-
cidemment (ch.9) qu’il fait des démonstrations pratiques devant ses élèves,
dans la cour du couvent des Frari, à Venise.
Dans son texte Pacioli traite des mesures et des proportions du corps
humain inscrit dans un cercle dont le centre coïncide avec l’ombilic, ainsi
que dans un carré, il insiste surtout sur « les treize effets » de la section do- Divina proportio
rée. La connaissance du nombre d’or remonte aux mathématiques antiques.
Euclide en donne la définition : « Une droite est dite être coupée en extrême nombre d’or
et moyenne raison quand, comme elle [est] toute entière relative au plus Euclide
grand segment, ainsi est le plus grand relativement au plus petit »2. Ce
« partage en extrême et moyenne raison », cette « sainte proportion » qui
donne sa forme au dodécaèdre, symbole platonicien de l’univers, est comme
Dieu, unique, indéfinissable, mystérieuse, secrète, toujours la même et tou-
jours invariable, comme la Sainte Trinité, elle se retrouve toujours en trois
termes. Ainsi cette proportion « envoyée du ciel » ne peut être que divine.
Et c’est bien cette expression de divine proportion que l’on retrouve dans
le Traité de la peinture de Léonard de Vinci : « pour donner la similitude
d’un beau visage, le poète te le montre, trait après trait, et ainsi faisant, tu
n’auras pas l’impression de la beauté, qui consiste dans la divine propor-
tion que ces membres manifestent par leur ensemble et qui dans le même
moment manifestent cette divine harmonie résultant de leur accord » . Bien
que cette proportion soit ressentie la plus part du temps d’une façon instinc-
tive par les artistes on peut la définir mathématiquement par le rapport qui
s’écrit :

Φ= 1+√ 5 = 1.618
2

Esquissant l’état de la création moderne de son temps et parlant plus

1. Vasari, Les Vies, Piero della Francesca


2. Euclide, Eléments, Livre VI, 3e définition

47
POÏETICA

précisément du cubisme Paul Klee pouvait remarquer que, face à l’incom-


préhension du public, « Il n’est pourtant pas absolument nouveau de pen-
ser la forme en mesures précises susceptibles d’une expression numérique.
Paul Klee Quel usage les maîtres de la Renaissance n’ont-ils pas fait de la Section
d’or ! La seule différence est que maintenant on tire du Nombre les consé-
quences ultimes jusqu’au éléments de forme, tandis que les anciens maîtres
se contentaient de déterminer métriquement les grandes lignes d’un schéma
de composition »1.
Sans reprendre toute l’histoire de la Section d’or et de l’intérêt qu’elle
a suscité chez de nombreux artistes au XIXe et XXe siècles, bornons-nous,
avec André Masson, à noter comment elle s’est toujours inscrite dans leur
esprit comme un héritage de la tradition occidentale dont les règles se redé-
couvrent plus par des voies instinctives que par des dogmes rigides : « Pla-
André Masson ton disait que le nombre est la connaissance même. Cornélius Agrippa pen-
sait que toutes les forces de la nature peuvent se réduire en nombre, poids,
mesure, mouvement et lumières, et au XIIIe siècle, un des maîtres d’Oxford,
Robert Grossetête, enseignait dans son traité de « l’Arc en Ciel » que même
une action humaine pouvait se résumer en lignes, points, angles et figures.
Nous leur donnons raison, puisqu’aussi bien nous n’ignorons pas ce que la
pensée occidentale doit d’essentiel à Pythagore. Nécessairement, le nom-
bre, la géométrie, la « divine proportion » doivent faire partie intégrante de
la représentation plastique. On pourrait insinuer que cette structure interne
est le fondement de l’art, encore que ce mouvement puisse être tout instinc-
tif et ne pas quitter le domaine de l’intuition. Il est donc nécessaire que le
nombre et la géométrie soient intégrés dans la représentation sensible ; il
n’en est pas moins déplorable que certains plasticiens, géomètres manqués,
prennent le compas pour le temple, le commencement pour la fin, et se sa-
tisfassent de ce premier pas »2 .
Boèce, auteur dont l’influence sur la pensée scolastique est incalcu-
lable lègue au Moyen-Age cette philosophie des proportions : l’âme et le
corps humain sont, pour lui, soumis à des lois semblables à celles qui ré-
Boèce
gissent les phénomènes musicaux, et ces mêmes proportions se retrouvent
dans l’harmonie du cosmos, de telle sorte que microcosme et macrocosme
apparaissent unis par un même lien, par un module à la fois mathématique
microcosme et esthétique. L’homme est constitué suivant la mesure du monde, et toute
macrocosme manifestation d’une telle similitude est de nature à lui procurer du plaisir.
On voit bien ici resurgir la théorie pythagoricienne de l’harmonie des sphè-
res, à travers le concept de musique cosmique : la gamme musicale produite
par les sept planètes.
A l’aube du XV e siècle le cardinal Nicolas de Cues renouvelle cette
Nicolas de Cues vision harmonique. Le principe de conciliation des termes opposés – coïn-
Coïncidentia cidentia oppositorum – point central de sa pensée, se manifeste dans le
oppositorum mécanisme concret de la sensation et dans l’univers abstrait des entités
mathématiques : la circonférence de degré maximum est une ligne droite

1. Klee, Approches de l’art moderne,1912


2. André Masson, Le rebelle du Surréalisme

48
AU COEUR DU MONDE

au degré maximum ( De docta ignorantia 1, 13 ) [ tout porte à croire qu’il


existe un point de l’esprit où…]. Il en va ainsi parce que tout est dans tout,
et que chaque chose existante n’est qu’une contraction de la totalité divine :
Dieu est en quelque point que ce soit de l’univers, et dans chaque chose de
l’univers se contracte l’univers entier. Chaque être représente une espèce
de vue perspective sur le tout. La nature même de l’univers lui procure une
structure esthétique : chaque partie ou composante du cosmos est en rapport
avec le tout par le biais de la correspondance, de l’harmonie. C’est la raison
pour laquelle Nicolas de Cues instaure de continuelles analogies entre ars
humana et créativité divine.
De telles positions sont en harmonies avec la nouvelle culture qui
s’affirmait alors dans le contexte du platonisme florentin. Les néo-platoni-
ciens de la Renaissance s’efforcèrent d’abolir les frontières non seulement
entre la philosophie, la religion et la magie, mais entre toutes les variétés de
philosophie, de religion, de magie, embrassant tout à la fois l’hermétisme,
l’orphisme, le pythagorisme, la cabale, les antiques mystères de l’Égypte et
de l’Inde. Animisme, panpsychisme étaient inhérent à une doctrine qui con- anima mundi 
cevait l’univers comme « un animal plus vivant et mieux unifié qu’aucun
autre animal ».
Pour Marcile Ficin l’âme humaine est la véritable copule du monde
puisque, d’une part, elle est tournée vers la divinité et que, d’autre part, elle Marcile Ficin
se loge dans un corps et exerce sa domination sur la nature. L’unité fonda-
mentale et divine du cosmos repose sur une liaison ininterrompue entre les
êtres : la sympathie universelle, qui se manifeste à travers des rapports de
ressemblance : la théorie des signaturae ; afin de rendre perceptible le lien
Sympathie
de sympathie entre les choses, Dieu a marqué comme d’un sceau chaque
théorie des signaturae 
objet de l’univers. « Telle est cette amitié dont les pythagoriciens disent
qu’elle est le but de toute la philosophie » nous déclare Pic de la Mirandole
[ De la dignité de l’homme ], reprenant le terme que Platon utilise dans le
Pic de la Mirandole
Gorgias :  « A ce qu’assure les doctes [ pythagoriciens ], le ciel et la terre,
les Dieux et les hommes sont liés entre eux par une communauté, faite
amitié
d’amitié et de bon arrangement… ». L’autorité de Virgile ne manquait pas
d’être convoquée dans ces méditation sur l’anima mundi :

Et d’abord, le ciel et les terres, les plaines liquides, Virgile


Le globe brillant de la lune, et l’astre Titanique,
Un souffle en-dedans les nourrit ; infus par tous les membres,
L’esprit en meut toute la masse, et se mêle au grand corps.
Hommes et animaux, oiseaux, tous en tirent la vie,
Et ces monstres que les flots portent sous leur plaine marbrée.1

Le réseau des similitudes se signale à la surface des choses par des


marques visibles des analogies invisibles, le chiffre de la sympathie réside
dans la proportion. Jérôme Cardan (1501-1576 ), médecin, mathématicien
et astrologue de renom proposait dans le même esprit de déchiffrer dans

1. Virgile, Enéide, VI, v.724-729.

49
POÏETICA

réseau des similitudes le réseau des lignes astrologiques parcourant le visage toutes les éventua-
Jérôme Cardan lités, en particulier dramatiques, de la destinée humaine. Il s’agissait alors
de lire, dans la forme du front et le tracé des lignes qui le traversent et qui
correspondent aux planètes, les vicissitudes de l’existence, les succès et les
infortunes, l’époque et le genre de mort [ Métoposcopie ]. Pour les hommes
de la Renaissance connaître c’est interpréter : aller de la marque visible à
ce qui se dit à travers elle. «  Nous autres hommes nous découvrons tout
ce qui est caché dans les montagnes par des signes et des correspondan-
Paracelce ces extérieures ; et c’est ainsi que nous trouvons toutes les propriétés des
herbes et tout ce qui est dans les pierres. Il n’y a rien dans la profondeur
des mers, rien dans les hauteurs du firmament que l’homme ne soit capable
de découvrir. Il n’y a pas de montagne qui soit assez vaste pour cacher au
regard de l’homme ce qu’il y a en elle ; cela lui est révélé par des signes
correspondants »1 .
« il est manifeste qu’aucune âme, aucun esprit, n’est en solution de
continuité avec l’esprit de l’univers : et l’on comprend que celui-ci se trou-
ve inclus non seulement là où il ressent et anime, mais encore qu’il est ré-
pandu dans l’immensité, par son essence et sa substance, comme l’avaient
compris la plus part des Platoniciens et des Pythagoriciens »2 .
L’évocation de cette mystérieuse sympathie ou antipathie harmoni-
que, qui se traduit par une concordance ou une discordance sensible traduit
mieux que tout la secrète continuité de l’univers ; elle est aussi remarquable
en ceci qu’elle préfigure ce matérialisme animé par un principe d’univer-
selle sensibilité que Diderot développera, en 1769, dans le Rêve de d’Alem-
bert. Diderot comparera ainsi l’homme, et aussi bien l’ensemble du vivant,
à un subtil réseau de cordes vibrantes, un « clavecin animé et sensible » :
« cet instrument a des sauts étonnants, et une idée réveillée va quelquefois
faire frémir une harmonique qui est un intervalle incompréhensible ». La
sensibilité de Diderot, cette « qualité générale et essentielle de la matière »
Diderot
selon laquelle « il faut que la pierre sente », met toute parcelle de matière
universelle sensibilité
ainsi animée en communication immédiate avec tout le reste de la réalité.
L’effort des néo-platoniciens pour concilier l’inconciliable se perpétua
en poésie et en esthétique, où leur influence se fait sentir depuis les « poètes
métaphysiques » jusqu’à Goethe et Mallarmé, depuis Boileau jusqu’aux
romantiques anglais et allemands, et leurs héritiers surréalistes.
Ainsi Baudelaire pouvait-il écrire : « Le poète est souverainement
intelligent, il est l’intelligence par excellence – et l’imagination est la plus
scientifique des facultés, parce que seule elle comprend l’analogie univer-
selle, ou ce qu’une religion mystique appelle la correspondance… », et
Baudelaire dans son poème Correspondances :

La Nature est un temple où de vivants piliers


Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles

1. Paracelce, Archidoxis magica


2. Giordano Bruno, De la magie

50
AU COEUR DU MONDE

Correspondances
Qui l’observent avec des regards familiers.

Ainsi Arp écrivait-il, en écho, de Sophie Taeuber-Arp : « Elle aimait


l’harmonie, cet être globulaire, dont Empédocle dit qu’il se sent à l’aise
dans la solitude régnant alentour. […] Tels les enlumineurs du Moyen-Age,
elle peignait cette écriture angélique avec une modestie calme et silencieu-
se. Cette écriture angélique est en communication avec la main que nous Arp
ressentons en toute chose, grande ou petite. La parcelle la plus minime est
protégée et abritée par cette main. Partout cette main est en jeu. Elle veille
sur la forme et sur l’évolution de cette forme, elle veille sur la pierre, la
plante, la bête, sur l’homme et sur toutes les forces invisibles. »

Voir un Monde dans un Grain de sable


Un Ciel dans une Fleur sauvage
Tenir l’Infini dans la paume de la main
Et l’Eternité dans une heure. William Blake

William Blake, Augure d’Innocence

Que leur langage formel ait été naturaliste ou plus abstractisant, les
peintres n’ont à l’évidence que très rarement cherché à exprimer unique-
ment les simples aspects des phénomènes, mais bien plutôt, dans leur pro-
cessus même de création, ont-ils toujours eu le souci d’une fidélité – d’une
ressemblance – aux principes qu’ils pensaient fondateurs de la Nature :
« L’intuition trouve toujours la voie du progrès qui est une marche continue
vers une assertion plus claire du contenu de l’art : la fusion de l’homme
avec l’univers » [Mondrian]. Cette recherche de reproduction de l’ordre
profond de l’univers, au delà du perceptible, la théorie de l’art classique l’a
formalisée au moyen du concept d’imitation et d’idée – idea – .
Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle les traités sur l’art et la littérature
insistent presque tous sur la parenté étroite qui lie la peinture et la poésie,
« née pour ainsi dire d’un même accouchement »1. L’habitude d’associer
aux peintres les écrivains dont les images sont vivantes ou pleines de
couleurs est attestée dès l’Antiquité. La fortune, à l’époque moderne, de
la comparaison d’Horace, « ut pictura poesis » - « la poésie est comme la
peinture », trouve, sans conteste, sa cause principale dans l’autorité dont ut pictura poesis 
jouissait alors deux traités des anciens sur la littérature : la Poétique d’Aris-
tote et l’Art poétique d’Horace. Les critiques observaient, en des termes
indubitablement aristotéliciens, qu’à l’instar de la poésie la peinture était
une imitation de la nature ; de leur côté les théoriciens de la littérature rele-
vaient fréquemment que la poésie ressemble à la peinture par son pouvoir imitation
d’idéaliser la nature. Dans son Naugerius sive de poetica dialogus, Venise,
1555, Fracastoro se souvient de Platon et d’Aristote quand il affirme que
« d’autres considèrent le singulier en lui-même, mais le poète, lui, consi-
dère l’universel, comme si les autres ressemblaient au peintre qui imite

1. Lomazzo, Traité

51
POÏETICA

scrupuleusement les visages et tous les membres du corps tels qu’ils sont
dans la réalité, tandis que le poète ressemblera au peintre qui ne veut pas
imiter tel ou tel visage comme le sort l’a fait, avec ses nombreux défauts,
mais qui contemple la très belle idée universelle de son propre créateur et
fait les choses telles qu’il conviendraient qu’elles soient ». Ce passage met
en évidence l’ambiguïté du terme imitation, qui peut être pour les uns une
reproduction mécanique des apparences et pour les autres une attitude de
fidélité à des principes d’ordre universel ; la duplication de résultats pour
les uns, la recherche d’une formule, d’une fonction qui commende de tels
résultats pour les autres. Vincenzo Danti, sculpteur au service de Cosme Ier
met en évidence le même type de distinction dans le processus créatif. Il
tente, lui aussi [1567], d’assimiler l’enseignement de la Poétique d’Aristote
Art comme fonction et d’adapter aux problèmes des arts plastiques la distinction fondamentale
entre la poésie (dont les œuvres relèvent des principes de perfections et
d’universalité) et l’histoire (qui se développe dans le champ de la contin-
gence et de l’imperfection). Transposé dans le domaine de la peinture et de
la sculpture cette distinction devient celle du ritrarre (copier fidèlement le
ritrarre / imitare réel tel qu’il est devant nos yeux) et d’imitare (corriger le réel pour le porter
à la perfection dont il est capable).
Un siècle avant que commençât l’âge de la critique en Italie cette doc-
trine humaniste qui, sur un fond néo-platonicien relit Aristote et son souci
de la nature concrète, était déjà clairement repérable dans les écrits de Léon
Alberti Battista Alberti. Le concept de l’idée présente en effet, chez Alberti, un ca-
ractère sensiblement nouveau. Pour un authentique néoplatonicien comme
Pétrarque, le pouvoir de rendre visible la beauté par le dessin et par la cou-
leur ne semblait explicable que par une vision céleste ; dans deux sonnets
du Canzoniere, qui peuvent être datés de 1336 et qui évoquent le portrait de
Laure, exécuté par Simone Martini à la demande du poète il déclare :

Certainement, mon ami Simon a été au paradis


(Où cette noble dame s’est retirée)
Il la vit là et fit son portrait sur papier
Pour témoigner ici-bas de la beauté de son visage 

Alberti croyait, pour sa part, que la faculté d’apercevoir en esprit la


beauté ne pouvait être acquise que par l’expérience et l’exercice. « L’idée
du beau échappe à l’esprit inexpérimenté et même les plus exercés sont
difficilement capable de la reconnaître ». Mais ce positivisme albertien
n’échappe pas à une remonté du beau vers l’idéal. Des trois livres de son
De Pictura De Pictura « le premier, entièrement mathématique, fait sortir des racines
mêmes de la nature cet art gracieux et très nobles ». Si Alberti peut sembler
identifier le pouvoir de la peinture à sa fidélité au réel sa proposition est en
fait plus ambiguë. Si l’on prend en compte cette quête de perfection morale
qui, pour Alberti, correspond à la perfection des formes vers laquelle tend
la nature, on ne s’étonnera pas de constater qu’il recommande aux peintres
de s’attacher « non seulement à la ressemblance des choses, mais d’abord
à la beauté même. Car en peinture la beauté n’est pas moins agréable que
recherchée ». L’Antiquité lui offre un exemple canonique : celui de Démé-

52
AU COEUR DU MONDE

trios qui n’atteignit pas le comble de la célébrité, « parce qu’il fut plus sou-
cieux d’exprimer la ressemblance que la beauté ».Ressemblance et beauté :
voici donc, dés le texte fondateur d’Alberti, la tension, sinon la contradic-
tion placée au cœur même de la relation de l’artiste avec son modèle, dans artiste / modèle
cette double exigence, qui deviendra plus tard le tourment des théoriciens.
Léonard de Vinci dont on souligne souvent l’empirisme ne fonde
pas moins ses expériences sur une conception générale de la nature inté-
grant le double héritage traditionnel de la théorie des éléments et de celle
de l’analogie du microcosme humain et du macrocosme, les deux notions
étant d’ailleurs liées. « Les Anciens ont appelé l’homme microcosme, et
la formule est bien venue puisque l’homme est composé de terre, d’eau, Léonard de Vinci
d’air et de feu, et le corps de la terre est analogue »1. Ou encore: « Il y a
dans la nature une vaste circulation d’eau à partir de l’océan comparable
à la diffusion du sang à partir du cœur, etc. Jusque dans la croissance des
métaux, la nature se comporte comme un vivant gigantesque »2. Si pour
certains l’activité intellectuelle de Léonard est plus conforme à l’orienta-
tion aristotélicienne qui part de la saisie successive des objets particuliers
qu’à l’orientation platonicienne attachée à l’unité première, il n’en reste pas
moins que l’insistance sur la valeur des mathématiques, paradigme absolu
du savoir, et sur les infinite ragioni che non sono in esperienza oriente fon-
damentalement son empirisme vers l’approche traditionnelle du néo-plato- aristotélisme
nisme chrétien qui ne dénie pas aux objets concrets leur valeur de véhicule platonisme
des idées. Ainsi les mathématiques sont-elles bien à la racine du savoir léo-
nardien, qui s’organise d’ailleurs explicitement sur cette image de l’arbre,
image traditionnelle de la connaissance : « La mécanique est le paradis des
sciences mathématiques, car elle conduit au fruit mathématique »3 ; et dans
l’ordre de prééminence c’est bien aux mathématiques que Léonard donne le
rôle directeur : « la science est le capitaine et la pratique les soldats »4 .
Dans les années 1550-1560 émerge une notion qui va désormais
prendre une place centrale dans le discours artistique sur l’imitation idéale :
celle que la langue italienne exprime par le terme de disegno. En 1549 An-
ton Francesco Doni publie le Disegno où il fait du dessin-dessein un prin-
cipe métaphysique, une « spéculation divine ». Vasari, dans la deuxième
édition des Vies en 1568, a donné la formule courante de la thèse de Doni : 
« Procédant de l’intellect, le dessin, père de nos trois arts – architecture,
sculpture et peinture – , élabore à partir d’éléments multiples un concept Disegno
global. Celui-ci est comme la forme ou idée de tous les objets de la nature, Vasari
toujours originale dans ses mesures ». Il précise dans sa préface que l’objet
de l’imitation de l’artiste est ce moteur premier qui a présidé à la création
de l’univers, qu’il doit déchiffrer à travers le réel concret, la nature naturée,
mais dont l’expression la plus authentique est à chercher au plus profond
de l’homme, deus in terra :  « les arts doivent leur origine à la nature elle

1. Léonard de Vinci, ms. A, f° 55, v°


2. Léonard de Vinci, Anatomie B, f° 28, v°
3. Léonard de Vinci, ms. E, f°190, r°
4. Léonard de Vinci, ms. I , f° 190, r°

53
POÏETICA

même. La création merveilleuse du monde a été le premier modèle, et notre


maître a été cette divine intelligence infuse en nous par une grâce singu-
lière : elle nous rend supérieurs aux animaux, et même, si l’on ose dire,
moteur premier semblable à Dieu ». Malgré les multiples notations admiratives envers
une imitation littérales de la nature qui rivalisent avec celles de Pline et
permettent à Vasari de bien identifier formellement la « moderna e buona
arte della pittura », la manière moderne qu’il promeut contre la « ridicule
manière grecque », il reste éminemment conscient de la fonction universa-
lisante de l’art.
Dans son traité de 1607 Zuccari fait lui aussi du disegno un reflet, dans
l’esprit humain, de l’idée divine, et de son mode d’opérer, un équivalent du
pouvoir créateur de la nature : « J’affirme que Dieu, après qu’il eut, en sa
bonté, crée l’homme à son image […] a voulu le rendre capable d’avoir en
lui une représentation tout intérieure et toute intellectuelle, qui lui permit
de reconnaître les créatures et de former en lui un monde nouveau ; qui lui
permit aussi, en imitant Dieu et en rivalisant avec la nature, de produire, à
Zuccari la ressemblance des choses de la nature, une infinité d’œuvres d’art »1. Sans
contester la nécessité de la perception sensible, Zuccari redonne à l’Idée
son caractère d’a priori métaphysique, en faisant immédiatement découler
de la connaissance divine le principe qui préside dans l’esprit humain à la
production des idées.
Le « cours aristotélicien » de la théorie de l’imitation tel que l’ont
présenté certains historiens d’art semble plus être un habillage naturalisant
de doctrines néo-platoniciennes qu’une véritable approche positiviste des
phénomènes.
Lomazzo est bien dans cette veine néo-platonicienne. Conformément
au célèbre commentaire de Ficin sur Le Banquet de Platon ; Lomazzo dé-
veloppe l’idée que la beauté terrestre est une émanation immatérielle de la
beauté divine, que l’artiste ne reconnaît que parce qu’il perçoit le reflet de la
beauté divine dans son propre esprit. L’image reflétée dans le miroir de son
propre esprit a sa source en Dieu plutôt que dans la nature. Cette doctrine
ne cherchait donc pas une norme empirique de l’excellence en choisissant
le meilleur dans la nature extérieure concrète, mais la découvrait d’une ma-
nière platonicienne dans la contemplation subjective d’une Idée intérieure
immatérielle : « l’imitation ne passe ni par les couleurs ni même par les
Lomazzo
surfaces qui paraîtront aux uns trop larges, aux autres trop étroites, ou
trop longues ou bien trop courtes. Nous pouvons donc affirmer que l’artiste
doit veiller plus à la raison qu’au plaisir particulier de chacun, parce que
l’œuvre doit être universelle et parfaite ». Dans sa dernière œuvre, L’Idea
del tempio della pittura, Milan, 1590, le mot « discrezione » est employé
pour désigner cette faculté intérieure de perception qui permet à l’artiste
Idée intérieure de contempler dans son propre esprit ce qui émane de l’Idée suprême de la
beauté résidant en dieu, et de discerner dans cette émanation la norme de
l’art parfait.
L’art moderne, qui s’est constitué sur le rejet explicite de l’imitation

1. Zuccari, L’Idea de pittori scutori ed architetti

54
AU COEUR DU MONDE

servile de la nature imposée par l’académisme n’a peut-être rien fait d’autre,
sur le fond, que de renouer avec cette conception traditionnelle du rapport
entre l’acte de création et la nature - l’artiste et son modèle - que la théorie Imitation moderne
classique défini au moyen de ce concept d’imitation, mais que le XIXe siè-
cle positiviste, par glissement sémantique, a transformé en simple retrans-
cription rationnelle et illusionniste du réel. Breton a justement relevé cette Breton
difficulté dans l’appréhension de la notion moderne de l’imitation :
« Une conception très étroite de l’imitation, donnée pour but à l’art,
est à l’origine du grave malentendu que nous voyons se perpétuer jusqu’a
nos jours.[…] L’erreur commise fut de penser que le modèle ne pouvait être
pris que dans le monde extérieur, ou même seulement qu’il y pouvait être
pris.[…] L’œuvre plastique, pour répondre à la nécessité de révision abso- Modèle intérieur
lue des valeurs réelles sur laquelle aujourd’hui tous les esprits s’accordent,
se référera donc à un modèle purement intérieur, ou ne sera pas. »1
Reverdy le disait déjà :  « La création est un mouvement de l’intérieur
vers l’extérieur et non pas de l’extérieur sur la façade ». Et dans le même
sens un artiste abstrait ayant une pratique aussi radicale que Théo van Does- Théo van Doesburg
burg pouvait en même temps rejeter le terme d’imitation et proposer un
rapport de « reconstruction de l’objet naturel » dont le principe mathémati-
que s’apparente sur de nombreux point avec la tradition néo-platonicienne :
« L’artiste moderne n’ignore pas la nature, au contraire. Mais il ne l’imite
pas, il ne la représente pas, il la reconstruit. Il se sert de la nature, la réduit
à ses formes, à ses couleurs et à ses relations les plus élémentaires pour
obtenir une nouvelle image au moyen de la mise en œuvre et de la recons-
truction de l’objet naturel. Cette nouvelle image est alors l’œuvre d’art. »2.
De même retrouve-t-on dans de nombreux tableaux de Mondrian, et
dans bon nombre de ses écrits, les aspects importants de la pensée néo-pla-
tonicienne qu’il aborda par le mouvement théosophique et notamment par
les écrits de Schoenmaekers : Het nieuwe wereldbeeld (La nouvelle image
du monde) de 1915, et Beginselen der beeldende wiskunde (Principes des
mathématiques plastiques) de 1916. Michel Seuphor s’en fait le témoin
lorsqu’il nous dit :
« Mondrian peint donc le vide, le rien, et dans ce rien une couleur
franche aussi pure que le rien : affirmation de tout. L’être est […]
Rouge est rouge Mondrian
Bleu est bleu
Jaune est jaune
Et cela fait une trinité sainte en quoi est contenu tout l’univers et
l’identité descriptive de toute choses. »
Cette racine cosmologique des pratiques artistiques qui s’est expri-
mée par le biais des principes mathématiques et de leurs équivalents musi-
caux s’est également manifestée au travers des thèmes stellaires et de leurs
représentations figurées : les dieux de la mythologie.

1. Breton, Le surréalisme et la peinture 1946


2. Van Doesburg, De Stijl der toekomst (Le style de l’avenir) dans Drie Voordrachten,
novembre 1917

55
POÏETICA

Cette identification des dieux et des astres, parfaite à la fin de l’ère


païenne, a été le résultat d’un processus de « mythologisation » graduel
Mythologie mais assez irrégulier et largement influencé par les astronomie égyptien-
nes et babyloniennes. Ainsi les Grecs, qui primitivement ne distinguaient
qu’une seule planète, Vénus, apprirent des Babyloniens à distinguer les
cinq astres errant de ceux qui formaient les constellations ; et, toujours sui-
astronomie vant leur exemple, ils consacrèrent chacun d’eux à une divinité : à chaque
dieu babylonien on substitua comme maître d’une planète un dieu grec qui
offrait avec lui quelque ressemblance de caractère. Cette identification fut
probablement l’œuvre des Pythagoriciens ; elle eut lieu au Ve siècle. Du
jour où les cultes de l’orient – spécialement le culte perse du Soleil et le
culte babylonien des planètes – se répandirent dans le monde gréco-romain,
la croyance aux dieux sidéraux ne fut pas seulement confirmée : elle pris
une intensité religieuse extraordinaire dont le symptôme le plus frappant est
l’adoption de la semaine planétaire, qui se répand à partir d’Auguste, et qui
a survécu jusqu’à nous. L’Antiquité finissante avait par ailleurs établi un
système de correspondances où les planètes et les signes du zodiaques ser-
vait de base à la classification des élément, des saisons, des humeurs. L’as-
trologie commandait en fait toutes les sciences naturelles ; non seulement
l’astronomie était tombée sous sa dépendance, mais aussi la minéralogie, la
botanique, la zoologie, la médecine.
Dans la mesure où la communauté chrétienne s’ouvrait à la culture
profane, elle ne pouvait que se faire l’héritière de cette vision du monde.
Mais l’esprit encyclopédique du Moyen Âge ne se borne pas à reprendre
cette tradition, à figurer à son tour par des schémas plus ou moins ingénieux,
les relations numériques entre les composantes du Mundus, de l’Annus, de
l’Homo. Soucieuse de tout ramener à l’unité, de constituer une sciencia
universalis, la scolastique développe encore ces tables de concordance, en
s’appuyant sur des analogie de plus en plus globalisantes. Par exemple,
Alexandre Neckam codifie, dans son De natura rerum la relation entre les
planètes et les vertus, établie dès le IXe siècle ; et dans le Convivio Dante
met ces même planètes en parallèle avec les Sept Arts libéraux. Ainsi nous
présente-il un système complet du savoir qui correspond, point par point, au
système astrologique.
C’est, débarrassé de son horizon métaphysique, à un système finale-
ment assez proche que nous convit Breton dans « Signe ascendant » – titre
Breton
au combien parlant – :
Signe ascendant 
« Je n’ai jamais éprouvé le plaisir intellectuel que sur le plan analo-
gique. Pour moi la seule évidence au monde est commandée par le rapport
spontané, extra-lucide, insolent qui s’établit, dans certaines conditions, en-
tre telle chose et telle autre, que le sens commun retiendrait de confronter.
[…]
L’analogie poétique a ceci de commun avec l’analogie mystique
qu’elle transgresse les lois de la déduction pour faire appréhender à l’esprit
l’interdépendance de deux objets de pensée situés sur des plans différents,
analogie entre lesquels le fonctionnement logique de l’esprit n’est apte à jeter aucun
pont et s’oppose a priori à ce que toute espèce de pont soit jeté.[…] Con-
sidérée dans ses effets, il est vrai que l’analogie poétique semble, comme

56
AU COEUR DU MONDE

l’analogie mystique, militer en faveur de la conception d’un monde ramifié


à perte de vue et tout entier parcouru de la même sève mais elle se maintien
sans aucune contrainte dans le cadre sensible, voire sensuel, sans marquer
aucune propension à verser dans le surnaturel. »
La théorie du Macrocosme et du Microcosme, hérité du néo-platonis-
me, transmise à la pensée médiévale par l’intermédiaire de Boèce et déve-
loppée par Bernard Silvestre dans un traité fameux, De mundi universitate
libri duo sive megacosmus et microcosmus, trouve dans la médecine une
de ses plus curieuses application .Pour soigner l’homme, il faut se souvenir
que, suivant le principe grec de la mélothésie – la répartition dans le corps
des influences astrales – son anatomie et sa physiologie sont gouvernées par Mélothésie
les étoiles : chaque planètes règne sur un organe.
Une riche iconographie illustre cette tradition « cosmique » de la
mythologie. A mesure que se répandent en Occident les doctrines astro-
logiques, se multiplient les figures où l’on voit ces signes distribués sur le
corps humain, le Bélier sur la tête, les poissons sous les pieds, les gémeaux
s’agrippant aux épaules. Au XIV e siècle, cette figure est commune dans les
calendrier ; de la elle passera dans les livres de prières, auxquels elle sert
souvent de frontispice au XV e et au XVIe siècle : elle orne, par exemple, une
page des Très Riches Heures du duc de Berry. Mais plus intéressants sont
les « microcosme » où apparaissent les planètes. Tantôt c’est un homme Microcosme
enfermé dans une série de cercles concentriques, auxquels le rattachent Planètes
parfois des rayons ; tantôt une simple figure dont le corps est tatoué d’ins-
criptions – qui sont les noms des astres. Il est intéressant de noter que dans
ces dessins se combinent, dès l’origine, la théorie « scientifique » du micro-
cosme et la théorie esthétique des proportions du corps humain. En d’autres
termes, les microcosmes inscrits dans des carrés ou dans des cercles sont
en même temps des canons. Ce type de microcosme survit à travers le XVIe
siècle. Nous le rencontrons encore en 1572 dans le Livre des Portraits et Fi-
gures du Corps humain, édité par Jacques Kerver : autour de beaux athlètes
tournoient dans des nuées les dieux stellaires dont chaque signe décoche
son trait sur chaque organe du corps qu’il a sous sa domination.
Une telle cartographie stellaire inscrite dans le corps même de
l’homme n’a pas manquée de fasciner la pensée analogique des surréalistes.
La série des vingt-deux gouaches de Miró « Constellations » renoue avec
ce langage des étoiles, cette musique des sphères, au travers desquelles se Miró
déchiffre les grandes figures désirantes du corps des hommes et plus encore Constellations
des femmes. Breton, passionné d’astrologie1 , en donne leur reflet verbal
dans les poèmes qui accompagnèrent l’édition de Constellations publiée
par Pierre Matisse à New York en 1959 ; ces « proses parallèles » souli-
gnent l’analogie, la symétrie entre la voûte céleste et le corps de la femme
aimée :

1. Il déclare en 1930 : « je pense qu’il y aurait tout intérêt à ce que nous poussions une
recoonaissance sérieuse du côté de ces sciences à divers égard aujourd’hui complètement
décriées que sont l’astrologie, entre toutes les anciennes, la métapsychique (spécialement
en ce qui conserne l’étude de la cryptesthésie) » Second manifeste du surréalisme, 1930

57
POÏETICA

« Qu’y a-t-il entre cette cavité sans profondeur tant la pente en est
douce à croire que c’est sur elle que s’est moulé le baiser, qu’y a-t-il entre
elle et cette savane déroulant imperturbablement au-dessus de nous ses
sphères de lucioles ? Qui sait, peut-être le reflet des ramures du cerf dans
l’eau troublée qu’il va boire parmi les tournoiements en nappes du pollen
et l’amant luge tout doucement vers l’extase. »
[FEMME A LA BLONDE AISSELLE COIFFANT SA CHEVELU-
RE A LA LUEUR DES ETOILES]

Et encore, insistant sur le rôle moteur de l’amour, « l’amour qui meut


Amour moteur le soleil et les autres étoiles »  dans ce déchiffrement cosmique:

« Les bancs des boulevards extérieurs s’infléchissent avec le temps


sous l’étreinte des lianes qui s’étoilent tout bas de beaux yeux et de lèvres.
Alors qu’ils nous paraissent libres continuent autour d’eux à voleter et fon-
dre les unes sur les autres ces fleurs ardentes. Elles sont pour nous traduire
en termes concrets l’adage des mythographes qui veut que l’attraction uni-
verselle soit une qualité de l’espace et l’attraction charnelle la fille de cette
qualité mais oublie par trop de spécifier que c’est ici à la fille, pour le bal,
de parer la mère . Il suffit d’un souffle pour libérer ces myriades d’aigrettes
porteuses d’akènes. Entre leur essor et leur retombée selon la courbe sans
fin du désir s’inscrivent en harmonie tous les signes qu’englobe la partition
céleste. »
[LE BEL OISEAU DECHIFFRANT L’INCONNU AU COUPLE
D’AMOUREUX]

Les thèmes astronomiques ont été fréquents chez de nombreux pein-


tres surréalistes, et en particulier chez Max Ernst. Cet élément d’inspiration
apparut dans son œuvre lorsqu’il prépara les trente-trois eaux-fortes et les
quatorze planches d’écritures de Maximiliana (1964), en l’honneur de
l’astronome maudit Guillaume Tempel, sur qui Iliazd venait de réunir une
Max Ernst
documentation biographique. Max Ernst, à la recherche d’homologues dans
Maximiliana
le passé, crut se reconnaître en Ernst Guillaume Leberecht Temple (1821-
1889), né en haute-Lusace d’une famille de douze enfants, que son père
voulait obliger à se faire missionnaire, mais qui devint lithographe, poète et
astronome.
En 1859, à Venise, Temple découvrit une comète et la nébuleuse de
Mérope dans les pléiades, en observant le ciel depuis l’escalier du Bovolo.
Il vint ensuite s’installer à Marseille et fit la découverte en 1861 de la pla-
nète Angelina et de la planète Maximiliana (que les astronomes allemands
rebaptiseront Cybèle), en 1868 de la planète Clotho. Spécialiste du dessin
d’astronomie, il réalisa la première lithographie de la nébuleuse d’Orion. Il
fut expulsé de France comme sujet allemand en septembre 1870, lors de la
guerre franco-prussienne, se réfugia à Milan, puis à Florence où il mourut
dans la misère, faisant ses dernières observation avec un petit télescope sur
le toit de sa maison.
Max Ernst avait déjà fait allusion à la planète Maximilian dans un

58
AU COEUR DU MONDE

« poème visible » de A l’intérieur de la vue, et avait peint quelques tableaux


astronomique, mais en se limitant à des effets d’astres solitaires, le soleil au
dessus d’une forêt, la lune accomplissant en un clin d’œil les phases de son
cycle. En 1962, Ici commencent les cardinaux (il s’agit des quatre points
cardinaux), avec son astre-méduse flottant comme une anémone de ciel, sur
fond rouge, amorçait vraiment sa période astronomique. Maintenant, il va
plus loin, et utilisant les données de « l’art de voir » de Guillaume Temple,
il cherche dans le ciel des visions nébuleuses, de constellations, de comètes
périodiques, de planétoïdes. Il les montrera tant dans ses gravures que dans
certains de ses tableaux.
Son exposition Cap Capricorne, s’ouvrant le 21 mai 1964 à la galerie
Alexandre Iolas à Paris, présenta Le Mariage du Ciel et de la Terre (mariage
au cours duquel le Soleil s’éteint, devient un disque noir, tandis que la Terre
est dorée des rayons qu’elle lui absorbe), La Lune est un rossignol muet
(comparant la Lune à une fleur abritant en son calice un oiseau). La même
inspiration cosmique lui dictera en 1964 Mer jaune et Soleil bleu (nouvel
effet du mimétisme : l’astre du jour et l’eau intervertissent leurs couleurs),
Alice envoie un message aux poissons (vision d’un soleil sous la mer), Le
ciel épouse la Terre (où le globe solaire apparaît à travers un réseau de li-
gnes, représentant les craquelures d’un tremblement de terre).
La période astronomique de Max Ernst culmina en 1969 : il illustra
son Journal d’un astronaute millénaire, peignit La Naissance d’une galaxie
(avec ses cercles concentriques pointillés, comme une constellation vue en
gros plan, s’avançant d’une manière menaçante sur le spectateur), Les En-
fants jouant aux astronautes (dont les personnages, sous un ciel rougeoyant
d’incendie, semble jouer avec le feu).
La prégnance de l’astrologie sur l’ensemble des sciences naturelles
est resté une réalité culturelle jusqu’au XVIIIe siècle, et ceci avec une plus
grande évidence pour ce qui concerne la minéralogie. Le livre fabuleux du
philosophe, magicien et roi d’Israël, Gethel, souvent cité dans les lapidaires
du Moyen Age (Hugues Ragot, Conrad von Megenberg, Mandeville…),
Minéralogie
précise que ce sont les astres qui transmettent leurs vertus aux pierres lors-
Gethel
qu’elles croissent encore dans l’antre de la terre. Selon conrad de Megen-
berg (1304-1374), l’ouvrage, profondément marqué par la pensée astrolo-
gique alexandrine et orientale, aurait été conçu lors du séjour des Hébreux
dans le désert, alors qu’ils mettaient leur espoir dans tous les sortilèges,
dans tous les talisman. Les obsessions se greffent même sur le fonds de
l’Ancien Testament.
Ces théories astrologiques trouvent un appui et une confirmation
dans la Météorologie d’Aristote (Livre III, VII), où la genèse des minéraux
prend corps dans les exhalaisons qui se produisent dans le sein de la terre.
Or, dit Albert le Grand, les influences sidérales s’exercent plus aisément sur
les substances vaporeuses en mouvement. Il est aussi connu qu’il y a des
positions des étoiles dans le ciel qui troublent la matière de la génération influences sidérales
des figures humaines de manières qu’elle se durcit en de terribles monstres.
L’impression de ces figures humaines ou autres dans les pierres, qui sont
une coagulation de la vapeur, ne peut donc pas avoir une autre cause, que
les images y apparaissent entières ou en partie. L’action est particulièrement

59
POÏETICA

efficace sur l’onyx, une sorte d’agate, dont la matière est très molle. Parmi
les autres minéraux, les marbres, dont les fumosités sont imprimées et mues
Marbres par les dispositions célestes avec le plus de force, peuvent aussi faire naître
des images dans leurs morceaux. Comme exemple, Albert le Grand donne
une tête barbue et couronnée qui se voyait sur une paroi du temple de Ve-
nise. Les pierres peuvent encore être engendrées par l’eau, ce qui leur donne
parfois des aspects insolites. Dans certaines régions des Pyrénées, elles
prennent des formes arborescentes. Une fontaine de la Gothie convertissait
en pierre tout ce qui y était plongé. L’empereur Frédéric en fit l’expérience
avec son gant. La fable de la gorgone ne signifie pas autre chose que la
gorgone puissance minérale et la disposition des humeurs par rapport à ses vertus.
Mais il s’agit, dans tous ces cas, non pas de figures imprimées, mais d’une
transmutation directe de la matière à l’intérieur de la même forme. Tous
les prodiges lapidaires sont tour à tour inclus dans un système complet et
cohérent [De Mineralibus et rebus metallicis]. N’est-ce pas à ce type de cor-
respondances que pensait Max Ernst lorsqu’en 1957 il peignait Le Grand
Albert en hommage à celui à qui l’on attribuait le Liber secretorum, révélant
les propriétés occultes des herbes et des minéraux ?
Les spéculations sur les rapports analogiques entre Astres, minéraux
et l’ensemble du vivant que l’influence des premiers laisserait apparaître sur
les seconds, ont continué de marquer la pensée érudite des XVIe et XVIIe
siècles. Un texte, parmi les plus fameux de Léonard de Vinci, témoigne de
l’intérêt des créateurs pour ce type de déchiffrement :
« Si tu regardes des murs souillés de taches ou faits de pierres de
toute espèce, pour imaginer quelque scène, tu peux y voir l’analogie de
paysages au décor de montagnes, de rivières, de rochers, d’arbres, de plai-
Mur de Léonard nes, de larges vallées et de collines disposées de façon variée. Tu pourra
y voir aussi des batailles et des figures au mouvement rapide, d’étranges
visages et des costumes, et une infinité de choses que tu pourras ramener à
une forme nette et complète. »
L’extraordinaire engouement suscité par ces pierres imagées que
l’on retrouvait dans la plupart des Kunstkammer, ces pierres où l’on faisait
vivre des figures, par l’imagination ou par l’intervention du peintre chargé
Kunstkammer de compléter l’image, résulte d’une même spéculation sur l’art de la Na-
pierres imagées ture et la Nature de l’Art. L’intérêt pour la glyptique s’est développé avec
l’humanisme naissant et le goût de l’art antique. C’est pourquoi ce métier
se répandit d’abord en Italie. Milan en devint, dans le courant du XVIe siè-
cle, le principal centre. C’est là qu’étaient exécutées des œuvres envoyées
dans l’Europe toute entière, et c’est de là que venaient aussi la majorité des
lapidaires travaillant dans les cours des souverains européens et particuliè-
rement à Prague qui, sous le règne de Rodolphe II (1576-1612) fut l’un des
glyptique
plus grands centres culturels de cette époque.
L’intérêt que manifesta Rodolphe II dès le début de son règne pour
les pierres précieuses et pour la glyptique est notoire. Rien ne saurait mieux
l’illustrer que l’extrait souvent cité du livre du médecin de cour et naturalis-
Rodolphe II
te Anselm Boetius de Boot Gemmarum et lapidum historia, 1609 : « L’em-
pereur n’y est pas tant attaché (aux pierres précieuses et semi-précieuses)
pour accroître avec leur aide sa propre noblesse et sa majesté, mais pour

60
AU COEUR DU MONDE

contempler dans les pierres précieuses la grandeur et l’indicible puissance


de Dieu, qui réunit dans de si petits corpuscules la beauté du monde entier
et semble y avoir enfermé les forces de toutes les autres choses, afin d’avoir
constamment sous les yeux un certain reflet de la lueur de l’essence di-
vine. ». Rodolphe II déploya dans ce domaine une activité réellement sans
précédent. D’une part, il maintint les contacts établis par son père Maxi-
milien II avec les importantes familles de lapidaires de Milan, d’autre part
il porta dès le début son attention sur tous les autres lieux où il pouvait se
procurer des objets en pierre précieuses, la matière première adéquate ou
des spécialistes de talent. Le musée d’Histoire de l’art de Vienne, où est
conservé l’un des plus vaste assortiments de productions de la glyptique
des collections rodolphiniennes, présente encore aujourd’hui les œuvres de
toute une série de grands lapidaires – camées avec des portraits, des figures
mythologiques, vases en cristal sculpté ou gravé, objets en forme d’oiseaux,
de monstres, de galères, tableaux coffrets et secrétaires en mosaïque floren-
tine, etc.
On n’est pas loin de penser que la Kunstkammer de Rodolphe II n’est
pas sans de profondes affinités avec l’atelier d’André Breton, empreint
d’un même merveilleux, « Tranchons-en : le merveilleux est toujours beau,
n’importe quel merveilleux est beau, il n’y a même que le merveilleux qui
soit beau » .
L’ensemble de la production artistique que l’on regroupe aujourd’hui
encore sous l’appellation de maniérisme témoigne de cette véritable obses-
sion de la Nature, du cosmos et de son unité jusque dans ses plus petites
maniérisme
parcelle.
L’œuvre d’Arcimboldo en est, à ce titre, hautement significative. Dès
Arcimboldo
1562, c’est - à - dire sous Ferdinand Ier, Giuseppe Arcimboldo (Milan 1527
-1563) fut appelé à la cour impériale pour y travailler comme portraitiste.
Il créa pour l’empereur et pour son fils Maximilien II, puis pour Rodolphe
II, ses célèbres « têtes composées », allégories des éléments et des saisons,
en utilisant à peu près tout ce qu’offrait la nature, résultat d’un choix minu-
tieux, dicté par le sens symbolique de chaque détail. Ils formaient ensemble
des tableaux au contenu complexe : mythologique, allégorique, politique.
Nous le savons avec certitude grâce aux poèmes de l’humaniste Giovanni
Battista Fonteo qui accompagnaient les Quatre Elément et les Quatre sai- Éléments/saisons
sons, lorsque ces œuvres furent remises à Maximilien II en 1569. L’un des
plus célèbres tableau du peintre, Vertumne – un cryptoportrait de Rodolphe Vertumne
II – sans doute achevé en 1590, était imprégné de la même symbolique Néo-
platonicienne qui puisait dans le Timée de Platon cette théorie de la forma-
tion de l’univers selon laquelle un « Dieu éternel »a crée le monde – le ciel,
la terre, les planètes et les dieux mineurs – à partir du chaos, en se servant
des éléments naturels que sont le feu, l’eau, l’air et la terre.
« Or, de ces quatre éléments, la totalité de chacun fut prise par la
constitution du monde. C’est en effet du tout du feu, de l’eau, de l’air et de Platon
la terre que le constitua son auteur ; nulle partie ne fut laissée en dehors ; Timée

1. Breton, manifeste du surréalisme, 1924

61
POÏETICA

tel avait été son dessein : d’abord afin que dans son tout le monde fût un
vivant le plus complet possible, étant fait de parties au complet, et, outre
cela, afin qu’il fut unique, du fait qu’il ne restât pas de quoi un autre pût
naître. »1
Le poème de Don Gregorio Comanini qui accompagnait le tableau en
déploie toute la symbolique cosmologique :
« Je suis multiple,
Et pourtant je ne suis qu’un,
Produit de plusieurs choses.
Et mon visage varié reflète
Les apparences.
Mais reprends ton sérieux,
art nouveau Concentre-toi
Et écoute avec attention
Que je puisse te confier
Le secret de l’art nouveau.
Le Monde autrefois était tout confondu :
Le ciel et le feu,
Le feu, le ciel et l’air
Etaient mêlés ainsi que l’onde,
L’air, la terre
Et le feu et le ciel.
Et sans ordre le tout
Etait informe et laid.
Mais Jupiter de sa droite
Etendit ensuite la terre,
Sur l’onde et l’air,
Sur l’eau et la terre,
Et au dessus de l’air, le feu,
Liés les uns aux autres,[…]
Il fit du ciel le trône
Le plus noble de ces éléments,
Ce ciel qui les domine
Et les accueille tous en son sein.
Ainsi, tel un animal
Vif, altier, parfait,
De cette confuse et
Vaste masse ondoyante,
Comme d’une matrice
Pleine et féconde à la fois,
Naquit enfin le Monde
Dont le visage, le regard
Est l’Olympe étoilé,
L’air est le buste et la terre les entrailles,
Dont les pieds sont les abîmes,

1. Platon, Timée

62
AU COEUR DU MONDE

Et l’âme qui réchauffe, ravive


Et donne sa force
A ce grand corps, est le feu ;
Les fruits et la verdure,
Auxquels d’autres usages ont été réservés,
En sont les vêtements.
Or selon toi, qu’a fait
Arcimboldo l’ingénieux
En me peignant ainsi de son pinceau […]
Mais ce dont je m’enorgueillis
Par-dessus tout, dont je jouis,
Ce pourquoi je me redresse fièrement ,
C’est que je suis proche du Silène
Du jeune enfant grec
Si cher au bon vieillard
Tant estimé du grand Platon, car si
De l’extérieur j’ai l’apparence d’un monstre,
Je cache au fond de moi totus in toto
De grande qualité et une grande noblesse… »

« Totus in toto et totus in qualib [et] parte » (Tout est dans tout et
tout dans chaque partie) est l’exergue néoplatonicien ornant cette médaille l’Arétin
à l’effigie de l’Arétin qui, à son revers, présente le profil d’un satyre, le cou,
les cheveux et le visage composé de phallus, tous en érection. Et en effet
dynamisme naturaliste 
l’Arétin, dont il n’est pas besoin de préciser l’importance majeure dans la
vie intellectuelle et artistique de son temps, participe pleinement de ce dy-
namisme naturaliste : «  la nature commande à l’art et l’art est au service
de la nature » : « Le rôle de la première est d’exprimer la pure réalité, celui
du second de forger un langage orné ». Voilà pourquoi il faudra toujours
que le poète préfère « le goût des fruits de celle-là au parfum des fleurs
de celui-ci ». Dans une lettre à Lodovico Dolce de juin 1537, il expose sa
propre poétique, opposant au pétrarquisme en vigueur sa conception de
l’imitation : « Suivez les voies, note-t-il d’emblée, que la Nature trace à
votre étude, si vous voulez que vos écrits surprennent le papier où ils sont
couchés. Moquez-vous des voleurs de petits mots faméliques parce que la
différence est grande entre les imitateurs et les voleurs que je condamne
toujours ». Cet ami du Titien et de cet autre toscan, Jacopo Sansovino
qui, comme lui, avait trouvé une nouvelle patrie à Venise, se voulait en
effet le « secrétaire » de la Nature. Il concluait sa lettre à Dolce par ces
mots : « Pour moi, je m’imite moi-même, car la Nature est une compagne
gaillarde, à se déculotter devant elle, et l’Art est un morpion qui a besoin de
s’y accrocher ». On n’est dès lors que médiocrement surpris de savoir que
l’un des premiers à traduire et à éditer l’Arétin en France ne fut autre que
Guillaume Apollinaire.
Pour lui aussi la Nature dans son principe de force organisatrice vi- Apollinaire
tale est la source essentielle de toute poésie, « une source pure à laquelle
on peut boire sans crainte de s’empoisonner ». L’artiste doit donc étudier
la nature, l’imiter mais « sans le culte des apparences ». Qu’on se rappelle

63
POÏETICA

Imitation surréaliste à se propos la fameuse déclaration de la préface des Mamelles de Tirésias,


qui fonde sa définition du surréalisme : « Quand l’homme a voulu imiter la
marche, il a crée la roue qui ne ressemble pas à une jambe. Il a ainsi fait
du surréalisme sans le savoir ». Une relecture de l’art moderne orientée
par cette définition de l’imitation ne manquerait pas de mettre en évidence
de nombreuses analogies, y compris formelles, entre les œuvres et ce que
l’imagerie scientifique contemporaine laissait voir de la réalité de la Na-
ture, soulignant par la même occasion le manque de pertinence des notions
d’abstrait et de figuratif.
Alors que la Renaissance toscane avait choisi pour véhicule de sa
cosmologie le disegno, l’historia, les allégories narratives, la Renaissance
vénitienne préférait la voie du colorito et de l’émotion.
Florence en effet hérita des néo-platoniciens de la fin de l’Antiquité
l’idée du mythe en tant que vecteur allégorique permettant d’aborder les
vérités théologiques, morales, mais tout aussi bien physiques voire alchi-
mythologies miques. Toujours préoccupés d’accorder la philosophie avec le respect
des anciennes croyances, les Stoïciens en étaient venus à reconnaître sous
chaque mythe un sens physique : « Physica ratio non inelegans inclusa est
in impias fabulas. »1 Ce système introduit à Rome par Ennius justifiait les
vieilles mythologies qui cessaient d’apparaître absurdes et immorales. Au
milieu du XVIe siècle l’édition d’un nombre significatif de manuels renou-
Conti velle, en Italie, la tradition mythographique. Cependant ils n’appliquent
aucun système original mais reprennent les vieux procédés d’explication,
historique, physique et morale, proposés par l’Antiquité elle-même. Dès la
plus haute Antiquité, nous dit Conti, l’auteur d’un des plus fameux manuel
de mythologie, La Mythologie, édité chez Alde Manuce à Venise, en 1551,
les penseurs de l’Egypte, puis ceux de la Grèce dissimulèrent à dessein sous
le voile des mythes les grandes vérités de la science et de la philosophie,
afin de les soustraire aux profanations du vulgaire. Ce ne sont pas seule-
Mythes ment les histoires des Dieux qu’ils inventèrent dans ce dessein, mais leurs
secrets de la nature figures même. Plus tard, lorsque les sages purent enseigner publiquement,
sans détours, les fables, antique véhicule du savoir, ne semblèrent plus que
des fictions mensongères, ou des contes de bonnes femme ; mais la tache du
mythographe est de retrouver leur contenu originel. Partant de ce principe,
Conti fait reposer la division des mythes sur divers enseignements qu’ils
renferment : les uns contiennent les secrets de la nature : Vénus, les Cyclo-
pes ; les autres, des leçons de morales .Toute une série de thèmes mytho-
logiques peuvent ainsi se rattacher à cette catégorie révélatrices des secret
de la nature : Isis-Io, Diane, les nymphes, Pan, les faunes et les satyres,
Botticelli Bacchus, Cérès, Persée et Andromède etc.
Ce mode de pensée était déjà à l’œuvre au quattrocento : pour Mar-
cile Ficin et son cercle, le mythe était la voie vers la sagesse cachée. Le
Vénus Printemps de Sandro Botticelli, probablement peint au début des années
1480 pour l’une des vieilles maisons des Médicis dans la via Larga, était,
selon le témoignage de Vasari, interprété selon cette perspective naturaliste.

1. Ciceron, De natura. Deorum.

64
AU COEUR DU MONDE

Vasari voyait dans le tableau Vénus en symbole du printemps, parée par les
trois Grâces, le tableau se déployant selon le calendrier romain de droite
à gauche : Zéphyr, dieu du vent des débuts du printemps, s’empare de la
nymphe Chloris, qui se métamorphose en Flore. Vénus, avec Cupidon nous
accueille dans son berceau de verdure avec un geste de salutation rhétorique Pan
spécifique, tandis que les Grâces danses sur le côté. Mercure, le dieu de mai,
la fin du printemps, dissipe les derniers nuages en se tournant vers l’été.
L’Education de Pan de Luca Signorelli, peint selon Vasari pour Lorenzo de’
Medici, au printemps de 1492, relève de la même lecture. Pan était le dieu
d’Arcadie, divinité des champs et des forêts, des bergers, des troupeaux et
des animaux, mais aussi du cycle des saisons. Venise
On a justement souligné la répugnance des Vénitiens pour les pro-
grammes livresques et les canevas trop précis. Pourtant, même à Venise,
s’affirment les tendances érudites et démonstratives de l’art. Lorsque Tinto-
ret, en 1577, peint Mercure et les Trois Grâces, l’une des Grâces tient une
rose, la seconde une tige de myrte, la troisième s’appuie sur un dé car le
myrte et la rose, tous deux chers à Vénus, sont les emblèmes d’un perpétuel
amour. Le dé marque la réciprocité des bienfaits, enfin, si les trois déesses
ont Mercure pour compagnon, c’est que les Grâces ne doivent s’accorder
qu’avec mesure, et selon la raison. Telle est l’explication fournie par un
commentateur contemporain, [V. F. Sansovino, Venetia descritta, 1663],
elle coïncide, presque mot pour mot, avec celle d’un autre mythographe
fameux, Cartari1, qui décrit et reproduit une image identique. Cependant
le génie proprement vénitien s’est exprimé avant tout au travers d’une re-
cherche de l’émotion conçu comme véritable instrument d’expression de
la nature, du vivant, émotion qu’aucun procédé formel ne suscitait mieux
que la matière picturale, la touche et la couleur. Lorsque Lodovico Dolce
publia son Dialogo della Pittura (intitulé aussi L’Aretino) en 1557, son but Dolce
manifeste était d’exprimer un point de vue spécifiquement vénitien et d’ap-
porter la contradiction à Vasari, dont Les Vies, parues pour la première fois
en 1550, accordaient selon lui trop d’importance à l’art florentin. Dolce,
à travers l’Arétin qui lui sert de porte-parole, concentre ses critiques sur Colorito
Michel-Ange – en négligeant Raphaël – pour affirmer ensuite que Titien
est supérieur à ces deux représentant de l’art de l’Italie centrale. Pour lui la
grandeur de Titien ne tient pas seulement à sa « majesté héroïque », mais
aussi à « son coloris (colorito) d’une extrême délicatesse dont le ton est si
proche de la réalité qu’on peut dire qu’il va de pair avec la nature ». Plus
loin, l’auteur s’étend longuement sur le colorito de Titien qui, dans son
procédé même, lui paraît plus fidèle à la nature que le trait incisif de Michel-
Ange, qui évoque davantage la sculpture. Il précise enfin que, lorsqu’il parle
du colorito, il ne pense pas simplement au choix des pigments, mais aussi
à la maîtrise des effets chromatiques que permet le médium : « En vérité, le
colorito a une telle importance et une telle force de conviction que, lorsque
le peintre imite bien les teintes et la douceur de la chair et les propriétés de
quelque objet que ce soit, ses peintures paraissent si vivantes qu’il ne leur

1. Cartari, Les Images des Dieux, Venise, Marcolini, 1556

65
POÏETICA

manque plus que le souffle ». Finalement, Dolce explique que la ressem-


blance ne doit pas être recherchée pour elle-même, mais mise au service de
l’émotion :  « Il faut que les figures touchent l’âme du spectateur – parfois
le troublant, parfois l’exaltant, et parfois encore éveillant en lui la compas-
sion ou le dédain, selon le caractère du sujet. Autrement, le peintre ne peut
prétendre avoir fait quoi que ce soit. ». Ces propos sur les couleurs sont à
replacer dans le contexte d’une Venise véritable capitale de la couleur, qui,
outre la peinture, cultivait surtout cette plus-value spécifique que donne
aux objets manufacturés la divulgation des secrets tinctoriaux. Le discours
théorique du XVIe siècle sur ce thème des couleurs avait été inauguré par
Antonio Tilesio (ou Telesio) qui, en 1528, s’inscrivait au fond dans la tra-
dition philosophique aristotélicienne, au moment où l’on retrouvait le texte
original du De coloribus d’Aristote. Dès le départ cette réflexion sur les
couleurs insistait sur leur valeur émotionnelle. Le De coloribus d’Antonio
Tilesio a en effet beaucoup en commun avec les petits traités vénitiens sur
amour et couleur, qui proposaient des messages secrets à la personne aimée
par la façon de s’habiller, les livrées et les insignes, ou encore par l’offre de
bouquets de fleurs de différentes couleurs. Le premier écrit de ce genre, Il
significato de’ colori de Fulvio Pellegrino Morato (Venise, 1535), n’est pas
sans avoir inspiré Dolce lui même dans son Dialogo nel quale si ragiona
delle qualità, diversità e proprietà dei colori (Venise, 1557).
Retrouver une vérité de la nature au travers des procédés même de
Couleurs/émotions l’art, de la peinture, et plus spécifiquement par l’intermédiaire des couleurs,
est une voie de la création dont l’expressionnisme s’est révélé particulière-
ment fructueux. C’est ce qu’Octave Mirbeau goûte particulièrement devant
les toiles de Monet : « l’art disparaît pour ainsi dire, s’efface, et nous ne
nous trouvons plus qu’en présence de la nature vivante, conquise et domp-
tée par ce miraculeux peintre. Et dans cette nature recrée avec son méca-
nisme cosmique, dans cette vie soumise aux lois des mouvements planétai-
res, le rêve, avec ses chaudes haleines d’amour et ses spasmes de joie, bat
de l’aile, chante et s’enchante »1. C’est également l’interprétation poétique
et panthéiste de Jules Laforgue, l’impressionnisme, peinture inconsciente
de « la grande voix mélodique du monde ». L’impressionnisme poursui-
vait effectivement cette sensation océanique de l’univers : « L’immensité,
le torrent du monde, dans un petit pouce de matière » [Cézanne]. Cette
démarche, en s’attachant ainsi à découvrir la nature, le réel, par le biais des
sensations colorées et des émotions qu’elles suscitent, relève de l’approche
phénoménale et existentielle du monde qui n’a cessé d’être le pendant dia-
lectique des visions nouménales et essentialistes de l’univers : dessin contre
Aristote couleur, raison contre émotion, cerveau gauche contre cerveau droit.

« Il n’y a de science que du général et de réalité que de particu-


lière »2

1. Mirbeau, « L’exposition Monet-Rodin », Gil Blas, 22 juin 1889


2. Aristote, Métaphysique, B, ch 4

66
AU COEUR DU MONDE

Aristote, pour qui l’individu seul est réel, et perçu par la sensation,
est essentiellement le philosophe du concret, remarquable observateur de la
nature. Pour lui la forme, l’idée (eidos) fait partie intégrante de l’individu
qui est un composé de matière et de forme, cette forme est inséparable de la
matière et n’existe pas à l’état isolé, il n’y a donc pas un monde des formes scolastique
situé dans quelque ciel intelligible. Thomisme
La scolastique du XIIIe siècle fait redécouvrir à l’occident la pensée réalisme
aristotélicienne, et de fait, au terme de la discussion Thomiste, la nature
perd ses propriétés parlantes et surréelles. Elle n’a plus rien d’une forêt de
symbole, le cosmos du haut Moyen Age a laissé la place à un univers na-
turel. Breton ne s’y trompe pas qui, dans son procès du réalisme déclare :
« l’attitude réaliste, inspirée du positivisme, de saint Thomas à Anatole
France, m’a bien l’air hostile à tout essor intellectuel et moral ». L’onto-
logie Thomiste est une ontologie existentielle pour laquelle ce qui compte
avant tout c’est la manifestation concrète d’existence ;cette attention prêtée
aux aspects concrets des choses va de pair avec des recherches poussées,
de type physico-physiologique, portant sur la psychologie de la vision qui
ébauchent déjà les bases d’une phénoménologie de la perception. Dans le
De perspectiva, de Vitellion, 1270, la relation sujet-objet fourni l’occasion
d’une analyse approfondie, qui abouti à dégager une fort intéressante con-
ception interactive de la connaissance. Vitellion différencie deux types de
visions : d’une part une compréhension des formes visibles qui se produit
par le seul moyen de l’intuition, et d’autre part une compréhension qui se
produit par l’effet de l’intuition précédée par la connaissance. A la pure in-
tuition des aspects visibles, s’associe un actum ratiocinationis diversas for-
mas visas ad invicem comparantem (une opération du raisonnement visant perception de la réalité
à comparer entre elles les diverses formes perçues). A la pure sensation de
nature viennent s’adjoindre mémoire, imagination et raison.
Lorsqu’il se penche sur les phénomènes de perception de la réalité
Saint Thomas relie lui aussi les sensations à un mécanisme cognitif. La
visio est une apprehensio, une cognition, une connaissance parce qu’elle
se rapporte à la cause formelle : ce n’est pas la simple vue d’aspects sensi-
bles, mais la perception de plusieurs aspects organisées selon la disposition
immanente d’une forme substentielle, compréhension intellectuelle et con-
ceptuelle, par conséquent. Aussi par exemple, pour Saint Thomas, ce qui
confère spécificité au beau est sa mise en rapport avec un regard connaissant regard connaissant
par laquelle la chose apparaît belle. Et si pour lui « La beauté requiert trois
propriétés. En premier lieu l’intégrité c’est-à-dire l’achèvement ; les cho-
ses qui ne sont pas complètes sont, de ce fait, laides. Est requise aussi une
proportion convenable ou une harmonie des parties entre elles. Enfin, une
clarté éclatante : en effet, les choses qu’on dit être belles ont une couleur
qui resplendit »1, toutefois la ratio particulière au beau est à rechercher
dans ce renvoi à la vis cognoscitiva, à l’activité cognitive. De même, dans
le commentaire du De anima, parle-t-il d’une proportion psychologique en
tant que convenance de la chose aux capacités de fruition du sujet. La vision

1. Thomas d’Aquin, Somme théologique 39, 8

67
POÏETICA

esthétique est un acte de jugement qui implique composition et division, af-


firmation d’un rapport entre les parties et le tout, appréciation d’une docilité
Vision analytique de la matière à la forme, conscience des finalités et de la mesure où elles
sont appropriées. La vision esthétique n’est pas une intuition simultanée,
Nominalisme mais un discours sur la chose. Ce caractère analytique de la vision et le
sentiment d’une individualité qualitative à discerner, vont nourrir la pensée
nominaliste du XIV e siècle, qui, dans sa querelles des Universaux, va mettre
à mal l’édifice ordonné que Thomas avait encore maintenu.
Guillaume d’Occam Dès lors la contingence absolu des choses crées et l’absence en Dieu
Qualités individuelles d’idées éternelles régulatrices, ôtent toutes raison d’être au concept d’un
ordo stable du cosmos. Pour Guillaume d’Occam seul le particulier, l’indi-
vidu est réel, toutes les qualités sont individuelles ; les qualités communes,
espèces et genres, n’existent pas, il n’y a aucune généralité dans les choses.
Les Universaux n’existent que dans le sujet connaissant, seuls les mots et
ce qu’ils signifient imposent la généralité. Occam est donc nominaliste ou
« terministe ». Puisque les Universaux ne sont que dans l’âme et ne sont
pas des choses extra-mentales, que sont les concepts ? Ce sont des signes
du réel, mais non des imitation du réel. Bien que l’occanisme ait fait l’objet
de condamnation en 1339 et en 1340, il remporta un vif succès, notamment
à Paris où l’on qualifiait d’antiqui les partisans du thomisme et de moderni
les partisans d’Occam et son impact sur la pensée occidentale ne saurait être
négligé, notamment en ce qui concerne le développement du scepticisme et
de l’esprit individualiste du cogito scientifique.
Pensée classique Ainsi le XVIIe siècle consommera-t-il cette particularisation de la
pensée qui cesse dès lors de se mouvoir dans l’élément de la ressemblance.
Identité / différences La pensée classique exclue la ressemblance comme expérience fondamen-
tale et forme première du savoir, dénonçant en elle un mixte confus qu’il
faut analyser en termes d’identité et de différences, de mesure et d’ordre.
Toute connaissance « s’obtient par la comparaison de deux ou plusieurs
choses entre elles »1. La vérité trouve dès lors sa manifestation et son signe
dans la perception évidente et distincte.
Les mécanismes de la perception ont donc logiquement été l’une des
premières préoccupations des scientifiques, rejoignant ainsi celle que les
artistes de la Renaissances avaient déjà manifestée dans un registre il est
vrai souvent plus technique. Vers la fin du XVIe siècle, dans les ouvrages
d’optique de Maurolico, Mirami, Galilée, Kepler, Descartes, Schneiner,
mécanismes de la
Aigullion, se dégage une science de l’observation, une sorte de perspective
perception
nouvelle qui se développe d’une part comme théorie (et vérité) de la vision,
d’autre part comme une physiologie de l’œil et mécanique des applications
pratiques du domaine oculaire (longue-vue et microcosme). Ces nouvelles
possibilités de porter aux yeux des hommes le plus infime des êtres vivants
(les organismes vus au microscope) ou les choses les plus éloignées et les
plus grandes (les corps célestes observées au télescope) étaient cependant
une mise en question de toute échelle de grandeur prédéterminée, de toute
notion de proportion donnée une fois pour toute. Le fait d’accepter la relati-

1. Descartes, Regulae, XIV

68
AU COEUR DU MONDE

Optique
vité des dimensions telle qu’elles se révèle à notre œil renforcé par les ver-
res optiques pose la question de la vérité, de la fiabilité de la vue, son statut
comme source de connaissance. Admettre que l’œil puisse tromper, que la
vue elle-même ne soit qu’un dispositif commode, était alors la condition
paradoxale de la priorité obstinément donné à la vision et à la chose vue.
Ainsi Kepler déclarait-il que pour comprendre la façon dont nous voyons
le Soleil, la Lune ou le monde, il nous faut comprendre l’instrument avec
lequel nous les voyons, instrument auquel la distorsion et l’erreur sont inhé-
rentes. Kepler se proposait alors de rendre compte de cet effet de distorsion
et de le mesurer.
La Micrographia de Robert Hooke, publiée en 1664, illustre plei-
nement cette nouvelle confiance en un œil corrigé, un « œil fidèle ». Son
ouvrage prétendait contribuer à ce qu’il qualifiait de « réforme de la philo- Hooke
sophie ». L’œil assisté par la lentille était un moyen qui offrait à l’homme
la possibilité de se détourner du monde trompeur du cerveau et de l’imagi-
nation pour aller vers le monde des choses concrètes. Et l’enregistrement
des observations visuelles, qui était le sujet de son livre, devait être le
fondement d’une connaissance nouvelle et vraie. Hooke a dit lui-même
que ses études seraient en mesures de « montrer qu’il est moins besoin de
puissance d’imagination, de précision de méthode, de profondeur de Ré-
flexion (encore que l’adjonction de celle-ci, lorsqu’on peut en disposer, ne
manque pas de parfaire le résultat obtenu) que d’une Main loyale et d’un
Œil fidèle pour examiner et recenser les choses elles-même, telles qu’elles
se présentent à nous ».
Poussé à son paroxysme ce paradigme épistémologique d’une percep-
tion transparente, d’une vision théoriquement neutre des objets a pu amener
à penser le monde réel comme n’ayant son existence que dans un esprit qui
le percevait.
Au XVIIe siècle, le terme de phénomène désigne les faits empiri-
ques, ce sens est manifeste chez Descartes et Leibnitz, mais, chez ces deux
auteurs, le phénomène ne correspond pas à des réalités empiriques prises en
dehors de la pensée qui les situe, en éprouve l’expérience et les reconnaît
comme présentes pour l’esprit humain qui les pense. La participation de
l’entendement et, qui plus est, de l’esprit humain tout entier est reconnue
comme partie prenante dans l’élaboration du phénomène. La primauté ac- Descartes
cordée par Descartes, au sujet pensant sur tout objet pensé est un des fon-
dement de sa philosophie. Les critères de vérité invoqués dans les Règles
pour la direction de l’esprit sont relatifs non au réel, mais au seul sujet. La
simplicité, signe du vrai, n’est jamais pour Descartes celle d’un élément
objectif : elle est non dans la chose, mais dans l’acte de l’esprit qui la saisit.
Les termes de « perception » et « apercevoir revêtent la signification d’actes
qui se déroulent au niveau de la pensée. Descartes emploie volontiers les
mots de rêveries, de « fable » de son monde, et semble n’être pas assuré
de la correspondance de ses constructions et du réel. C’est qu’en effet le
point de départ de sa métaphysique est le doute. Et si, dans le Discours
de la méthode, le doute garde un caractère scientifiquement sélectif, dans cogito ergo sum 
les Méditations métaphysique il met en jeu l’existence même du monde.
Le doute a pour conséquence immédiate la découverte de la première des

69
POÏETICA

vérités : celle du moi pensant. C’est le fameux : « je pense donc je suis »
du Discours de la méthode, le « cogito ergo sum » de la première partie des
Principes de la philosophie. Dans la Méditation seconde, Descartes écrit
de même : « Mais je me suis persuadé qu’il n’y avait aucun ciel, aucune
terre, aucun esprit ni aucun corps. Ne me suis-je donc pas aussi persuadé
que je n’était point ? Non certes, j’était sans doute si je me suis persuadé,
ou seulement si j’ai pensé quelque chose ». Et il tient ainsi « pour constant
que cette proposition : je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les
fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit ». A la fin de la
Méditation seconde, la célèbre analyse dite du morceau de cire établit que la
perception des corps se réduit à une « inspection de l’esprit », et que l’appa-
rente présence des choses est, en fait, le fruit de nos jugements.
En permettant d’affirmer le primat de la pensée sur tout objet connu,
le cogito a ouvert la voie à l’idéalisme, au kantisme, à la phénoménologie.
On n’a donc pas manqué de retrouver dans l’art moderne des références
explicites à cette pensée. C’est le cas chez Marcel Duchamp qui déclarait,
en 1959, à G. H. Hamilton : « It’s true that I really was very much of a Car-
tesian défroqué – because I was very pleased by the so-called pleasure of
using Cartesianism as a form of thinking, logic and very close mathemati-
cal thinking » (Entretiens sur la BBC, Londres, 14-22 septembre 1959).
Tous les grands métaphysiciens du XVIIe siècle ont construit leurs
Berkeley systèmes en réfléchissant sur celui de Descartes, véritable source de la phi-
losophie moderne.
Ainsi en est-il chez Berkeley qui, dans sa volonté de lutter contre la li-
Immatérialisme
bre pensée matérialiste que les progrès scientifiques et leur remise en cause
des dogmes théologiques ne manquaient pas d’encourager, élabore cette
théorie radicale de l’immatérialisme qui constitue le sujet de ses Principes
de la connaissance humaine (Dublin, 1710), et de ses Trois dialogues entre
Hylas et Philonous (Londres, 1713) :
« À parler franc, je suis d’avis que les choses réelles sont les choses
mêmes que je vois et que je touche, celle que je perçoit par mes sens.[…]
les choses perçues par les sens sont immédiatement perçues ; les choses
immédiatement perçues sont les idées ; et les idées ne peuvent pas exister
en dehors de l’esprit ; leur existence consiste donc à être perçues ; quand
donc elles sont effectivement perçues, il ne peut y avoir de doute sur leur
existence.[…] Quand je refuse aux choses sensibles une existence hors de
l’esprit, je n’entends pas parler de mon seul esprit en particulier, mais de
tous les esprits. Or il est clair que les choses ont une existence extérieure
à mon esprit, puisque l’expérience me fait reconnaître qu’elles en sont
indépendantes. Il y a donc quelque autre esprit où elles existent dans les
intervalles qui séparent les moments où je les perçois, c’est ainsi qu’elles
étaient avant ma naissance et qu’elles seront encore après ma supposée
idées-perceptions annihilation. […] esprit omniprésent et éternel que nous appelons les lois
de la nature »
Berkeley précise plus loin que ce facteur d’unification des idées-per-
ceptions est à rechercher dans le langage, l’erreur de perception est plus une
erreur dans l’interprétation qu’une erreur des sens. Bien qu’il existe une
multiplicité des perceptions, l’identité des choses se réalise au moyen du

70
AU COEUR DU MONDE

signe linguistique, le nom :


« Les hommes combinent plusieurs idées saisies par divers sens, ou Nomination
par le même sens en des moments différents ou en différentes circonstances,
mais entre lesquels ils ont cependant constaté qu’il y avait dans la Nature
une certaine liaison sous le rapport de la coexistence ou de la succession ;
ils rapportent toutes ces idées à un seul nom, et ils le considèrent comme
une seule chose. »1
Cette puissance de la nomination, la valeur proprement réalisante que
Berkeley donne au principe d’énonciation, au logos, explique l’intérêt que
les surréalistes ont manifesté pour la pensée de l’évêque de Cloyne. « La
médiocrité de notre univers ne dépend-elle pas de notre pouvoir d’énoncia-
tion ? […] Qu’est-ce qui me retient de brouiller l’ordre des mots, d’atten- Surréalisme
ter de cette manière à l’existence toute apparente des choses ! »2. Le tout, pouvoir d’énonciation 
pour le surréalisme, a été de se convaincre qu’on avait mis la main sur la
« matière première » (au sens alchimique) du langage. Il rejoignait par la
consciemment l’esprit qui avait animé de tout temps la philosophie occulte
et selon lequel, du fait que l’énonciation est à l’origine de tout, il s’ensuit
qu’ « il faut que le nom germe pour ainsi dire, sans quoi il est faux ». Un
même mode de procréation du monde par le verbe est à l’œuvre chez Kaf-
ka : « Il n’est pas nécessaire que tu sortes de ta maison. Reste à ta table et
écoute. N’écoute même pas, attends seulement. N’attends même pas, sois
absolument silencieux et seul. Le monde viendra s’offrir à toi pour que tu le
démasques, il ne peut faire autrement, extasié, il se tordra devant toi ». Langage
Dans cette perspective la fonction du langage, de la poésie comme de
l’art, est celle d’une intercession : « Non, la nature n’est pas la compagne
de l’homme – elle est même plutôt son ennemie. Et c’est ici que se pose
la question du langage qu’il a imaginé pour maintenir quelque rapports
supportables avec elle ; je veux parler de l’art et de la poésie. »3. C’est
l’Ut pictura poesis toujours inscrite au cœur du moderne, n’en déplaise aux
historiens du dépeindre. Ce qui est toujours oublié dans notre civilisation
monstrueusement fixée à l’œil, c’est que tout visible est un parler fonda-
mental. C’est du son. La peinture est de la poésie. C’est la parole qui passe à
travers des images, et c’est pourquoi la grande misère du spectacle est faite
pour boucher et obturer cette vérité.
La fameuse « révolution copernicienne » de Kant n’est elle-même,
en un sens, qu’une reprise de la primauté, accordée par Descartes, au sujet
pensant sur tout objet pensé.
La « critique », mot qui se retrouve dans le titre des trois œuvres ca- Kant
pitales de Kant, se proposait avant tout de frayer à l’ambition métaphysique
de la raison cette voie royale de la science que celle-ci avait déjà su trouver
pour son entreprise mathématique et physique. Or la raison étant entrée
dans la voie de la science lorsqu’elle a cessé d’être tenue en lisière par l’ex-
périence et qu’elle a entrepris de la soumettre à ses propres exigences c’est

1. Berkeley, Trois dialogues entre Hylas et Philonous


2. Breton, « Introduction au discours sur le peu de réalité », 1924
3. Pierre Reverdy, note éternelle du présent - écrits sur l’art

71
POÏETICA

à un essai de révolution de ce genre que nous convie Kant pour ce qui con-
cerne la métaphysique. Plutôt que de croire que toute connaissance, pour
être vrai, doit se régler sur ses objets, l’hypothèse de Copernic proposait
raison d’admettre l’inverse en supposant que ce sont les objets qui se règlent sur
notre connaissance. On concevra désormais l’objectivité de la connaissance
comme résultant des conditions que lui imposent les exigences du sujet qui
connaît. En se révélant ainsi une puissance législatrice, la raison soumet
les phénomènes aux règles que l’entendement leur impose. Le phénomène,
ce qui apparaît (erscheint) dans le temps ou dans l’espace et est un objet
d’expérience ne saurait être fondé sans l’entendement, seul capable, en se
réglant sur l’unité des catégories, de penser à titre d’objets les choses qui
apparaissent à nos sens. Par son caractère à la fois scientifique et normatif la
critique kantienne se présente donc comme une nouvelle « logique », quali-
fiée de transcendantale car, loin de s’attacher à la seule forme de la pensée
vidée de tout contenu pour en étudier les opérations et les règles comme le
jugement de goût faisait la logique générale, son propos est de découvrir les principes a priori
qui fondent l’objectivité de la connaissance.
Dans le domaine de l’esthétique cette approche est à l’origine de
l’appréhension formaliste de l’œuvre d’art. Le caractère désintéressé est
la qualité essentielle de tout jugement de goût pur, par opposition au juge-
ment pragmatique, qui, lorsqu’il est empirique, exprime un intérêt. Seules
sensibilité les propriétés formelles de l’objet sont concernées par le jugement de goût
kantien. Jusqu’alors l’esthétique était marquée par un certain platonisme,
une œuvre valait avant tout par l’éventuelle noblesse de son sujet et la « vé-
rité » qui devait y régner. Kant, en assurant l’autonomie de la sensibilité par
rapport aux deux versants, théoriques et pratiques, de l’intelligible, élabora
les principes d’une esthétique au sein de laquelle, pour la première fois sans
doute dans l’histoire de la pensée, la beauté acquiert une existence propre et
cesse d’être le simple reflet d’une essence qui, hors d’elle, lui fournirait une
signification authentique. Il n’est pas sans intérêt de noter que cette nouvelle
valeur de l’art s’accomplit au détriment de l’artiste dont la non-resposabilité
Génie
est affirmée. Sa mission ne saurait être de « bien » présenter une « bonne »
idée, mais de crée inconsciemment une œuvre inédite, douée d’emblée de
signification pour tout homme : « Le créateur d’un produit qu’il doit à son
génie ne sait pas lui-même comment se trouvent en lui les idées qui s’y rap-
portent ».
Cette conception romantique du génie artistique, qu’on se souvienne
combien elle a pu être pesante pour les artistes modernes à l’exemple de
Marcel Duchamp, qui loin de tout formalisme, revendiquait pour son art
une influence extra picturale et y compris littéraire : « C’est Roussel qui,
Duchamp/littérature
fondamentalement, fut responsable de mon Verre, La mariée mise à nu par
ses célibataires, même. Ce furent ses “ Impressions d’Afrique ” qui m’indi-
quèrent dans ses grandes lignes la démarche à adopter. Cette pièce que je
vis en compagnie d’Apollinaire m’aida énormément dans l’un des aspects
de mon expression. Je vis immédiatement que je pouvais subir l’influence
de Roussel. Je pensait qu’en tant que peintre, il valait mieux que je sois
influencé par un écrivain plutôt que par un autre peintre. Et Roussel me
montra le chemin.

72
AU COEUR DU MONDE

Ma bibliothèque idéale aurait contenu tous les écrits de Roussel


– Brisset, peut-être Lautréamont et Mallarmé. Mallarmé était un grand
personnage. Voilà la direction que doit prendre l’art : l’expression intellec-
tuelle, plutôt que l’expression animale. J’en ai assez de l’expression “ bête
comme un peintre ” ».
On pourrait presque se demander dans quelle mesure tout l’art moder- Henri Lefebvre
ne (moderne et non pas contemporain) n’a pas été une tentative perpétuelle
d’échapper à l’esthétique de Kant. A cet égard la reprise par Paul Eluard
d’un texte de Henri Lefebvre qui analyse le formalisme kantien comme
l’esthétique bourgeoise par excellence paraît, sous une plume communiste, Diderot / Kant
clairement significative :
« Après Diderot, dans la série des grands théoriciens de l’esthétique,
vient Kant. Or, de Diderot à Kant, l’orientation change radicalement. La
confrontation entre le réel et l’œuvre qui le représente devient une confron-
tation entre contenu et forme. La forme l’emporte, selon Kant. C’est elle qui
définit l’œuvre d’art. L’œuvre d’art a une unité, une « finalité interne » ; elle
constitue un tout ; ce caractère la distingue de toute autre œuvre, de tout
autre objet et suscite l’émotion esthétique. Ce caractère est évidemment
indépendant du contenu, du « sensible », comme dit Kant. Par là, il a donné
l’esthétique du formalisme, l’esthétique de la bourgeoisie. L’œuvre d’art
n’a pas d’autre sens, pas d’autre but qu’elle même ; elle est, d’après Kant,
l’œuvre d’une activité humaine (individuelle) qui se prend pour sa propre
fin. Une activité qui se prend pour sa propre fin est un jeu » 1.
Si l’esthétique de Kant a eu une indéniable portée sur les théoriciens
et historiens de l’art de tradition formaliste, les artistes semblent , quant à Hegel
eux, (on les comprend), s’être davantage inspirés d’une vision idéaliste de Idéalisme
l’acte de création telle qu’on pu l’esquisser Schelling et Hegel.
Critiquant les positions de Kant, Hegel refuse que les catégories de
l’entendement précèdent à priori l’expérience pour la fonder. Certes c’est
l’entendement qui est la vérité de la perception mais le sujet qui pense
l’objet a en réalité lui-même pour objet. Certes, l’objet extérieur apparaît
d’abord comme un autre et un négatif qui me limite lorsque je le rencontre,
mais, lorsque la pensée vient à penser cet autre négatif, alors son objet de-
vient l’objet idéal et dialectique dans lequel sont conservés le moment de la
Phénoménologie de
conscience intérieure et le moment de l’objet extérieur, de sorte que, selon
l’esprit
la découverte profonde d’Aristote, c’est la pensée qui se pense elle-même.
subjectivité
Hegel l’exprime dans la Phénoménologie de l’esprit en disant que la
substance est sujet, c’est-à-dire que le monde est une émanation de la sub-
jectivité humaine, rejoignant par la, bien que de manière inversée, le con-
cept d’émanation plotinien, celui d’un univers non plus en diffusion depuis
le Noûs mais pour ainsi dire en infusion vers le sujet.
Cette responsabilité de l’homme sur le monde, et son corollaire na-
turel la liberté, sont à la source de l’art moderne. Dans le n°9 de la Revue
Blanche, dont on sait l’importance pour toutes les expressions artistiques
post-impressionnistes de la fin du siècle, Remy de Gourmont donnait cette

1. Eluard, Anthologie des écrits sur l’art

73
POÏETICA

définition du seul art valable à ses yeux, l’art symboliste : « Or, de toutes les
Symbolisme théories d’Art qui furent, en ces pénultièmes jours, vagies, une seule appa-
raît nouvelle, et nouvelle d’une nouveauté invue et inouïe, le symbolisme,
qui, lavé des outrageantes signifiances que lui donnèrent d’infirmes court-
voyants, se traduit littéralement par le mot Liberté et, pour les violents, par
le mot Anarchie. […]
Si l’on veut savoir en quoi le Symbolisme est une théorie de la liberté,
comment ce mot, qui semble strict et précis, implique, au contraire, une ab-
solue licence d’idées et de formes, j’invoquerai de précédentes définitions
de l’Idéalisme, dont le Symbolisme n’est après tout qu’un succédané.
L’Idéalisme signifie libre et personnel développement de l’individu
intellectuel dans la série intellectuelle ; le Symbolisme pourra (et même
devra) être considéré par nous comme le libre et personnel développement
de l’individu esthétique dans la série esthétique, - et les symboles qu’il
René imaginera ou qu’il expliquera seront imaginés ou expliquées selon la con-
ception spéciale du monde morphologiquement possible à chaque cerveau
symbolisateur »1.
Déjà Chateaubriand, avec la figure de René – dont les Mémoires
d’Outre-tombe sont la géniale amplification – assignait à la littérature le rôle
d’antithèse idéale de la « mondanité » bourgeoise. « Chrétien sans Eglise »,
des Esseintes René devenait le grand prêtre d’une gnose platonicienne qui ouvrait au sa-
cerdoce laïc de l’écrivain romantique. La voie ouverte par René, et qui en
cours de route a pu se nourrir du côté de Kant et de Swedenborg, de Hegel
et de Schopenhauer, a débouché naturellement sur le des Esseintes de Huys-
mans. A Rebours, publié en 1884, s’est imposé comme le premier – et l’un
des plus influents – de ces « manifestes » dont le XXe siècle fut si prodigue.
hallucination Des Esseintes est devenu le modèle d’un art de vivre, et le porte-drapeau de
la rhétorique « décadentiste » ou symboliste.
« Le tout est de savoir concentrer son esprit sur un seul point, de
savoir s’abstraire suffisamment pour amener l’hallucination et pouvoir
substituer le rêve de la réalité à la réalité même.
éloge de l’artifice Au reste, l’artifice paraissait à des Esseintes la marque distinctive du
génie de l’homme.
Baudelaire Comme il le disait, la nature a fait son temps »2
Cet éloge de l’artifice est une variation sur « l’éloge du maquillage »,
chapitre XI de l’étude de Baudelaire sur Constantin Guys, dans les Cu-
riosités esthétiques : « La mode doit […] être considérée comme […] une
déformation sublime de la nature, ou plutôt comme un essai permanent et
Oscar Wilde successif de réformation de la nature » ; cet éloge va de pair avec celui de
l’ingéniosité humaine : « Tout ce qui est beau et noble est le résultat de la
raison et du calcul ». Il n’est pas sans rapport avec le paradoxe qu’Oscar
Wilde décrit en 1890 dans La Décadence du mensonge : « La vie imite l’art
bien plus que l’art n’imite la vie.[…] À qui donc, sinon aux impressionnis-
tes, devons-nous ces admirables brouillard fauves qui se glissent dans nos

1. Revue Blanche n°9, juin 1892


2. Huysmans, A Rebours, 1884

74
AU COEUR DU MONDE

rues […] Considérez les faits du point de vue scientifique ou métaphysique,


et vous conviendrez que j’ai raison. Qu’est-ce, en effet que la nature ? Ce
n’est pas une mère féconde qui nous a enfantés, mais bien une création de
notre cerveau ; c’est notre intelligence qui lui donne la vie. Les choses sont
parce que nous les voyons, et la réceptivité aussi bien que la forme de notre
vision dépendent des arts qui nous ont influencés ». Phénoménologie
Ce type de réflexion sur la réceptivité a nourri la pensée phénoméno- Husserl
logique naissante. Husserl, reprenant à son compte la critique hégélienne de
la position de Kant estimait qu’aucune expérience ne nous suggère que la
conscience connaît par voie de représentation. Cette notion aurait été « in- conscience
ventée » pour abriter le conflit entre la vision scientifique (et explicative) du visée intentionnelle
monde, et pour trancher d’avance ce conflit de la science en décrétant que
notre vue naturelle et spontanée des choses est entachée de subjectivisme,
qu’elle n’est qu’une représentation subjective. Il faut dire au contraire, que
la conscience est toujours visée intentionnelle d’un objet. L’image qu’on
doit lui appliquer pour la comprendre n’est pas celle d’un récipient ou du vision
contenant d’un contenu [camera obscura], mais celle du phare qui illumine
[lanterne magique]. Kepler
Dans ce sens la vision retrouve son schéma traditionnel de projection image rétinienne
de rayons visuels de l’œil vers les objets, et remet en cause la conception
scientifique classique telle que Kepler avait pu la décrire. Kepler a été
amené à identifier la vision à l’image rétinienne, image que justement, il
appelle non imago, mais pictura, peinture. Selon son analyse la perception
visuelle est donc un acte de représentation : « La vision est donc causée par
une pictura de la chose vue formée sur la surface concave de la rétine »1.
Comme il le dit dans un autre passage : ut pictura, ita visio, c’est-à-dire la
vue est comme une peinture et il continue, dans sa Dioptrique de 1611, à
se référer à la rétine en disant qu’elle est peinte par les rayons colorés des
choses visibles. La caractéristique de la démarche de Kepler résidait dans
le fait de couper le champ humain qui était unifié jusqu’ici. Sa méthode
consistait à séparer le problème physique de la formation de l’image réti-
nienne (le monde vu) des problèmes psychologiques de la perception et de
la sensation. L’étude de l’optique ainsi définie commence par l’œil recevant
la lumière et cesse avec la formation de la peinture sur la rétine. corps pensant unifié
L’approche phénoménologique de Husserl, issue de la pensée de
Hegel, opère un retour radical au corps pensant unifié, contre la cérébralité
rationnelle du modèle scientifique classique, si elle reconnaît dans le voir,
et donc dans l’intuition, l’instance ultime et décisive de toute connaissance,
elle se refuse à limiter ce voir aux opérations de l’œil pour l’étendre à toute
activité spirituelle. Science de l’apparaître, la phénoménologie abolit la psychologie
dichotomie objectif-subjectif dans le sens ou elle instaure une nouvelle psy-
chologie qui abandonne les phénomènes supposés de la conscience imma-
nente pour les phénomènes tels qu’ils se présentent dans l’expérience vécue Gestalt théorie
des objets, ouvrant ainsi la voie à la Gestalt théorie – théorie des formes
– qui affirme que la forme elle-même est toujours perçue immédiatement,

1. Paralipomena, 1604

75
POÏETICA

qu’elle n’est donc pas une production de l’activité cognitive. La phéno-


ménologie, telle qu’elle a pu se développer, notamment en France, oblige
ainsi à purger les données de l’expérience de tous les éléments hérités de la
pensée scientifique ou imposés par elle. C’est le sens de la fameuse phrase
de Merleau-Ponty : « La phénoménologie, c’est d’abord le désaveu de la
science ».
Schopenhauer Cette crise du réel à l’œuvre dans la phénoménologie était déjà pré-
sente dans la philosophie pessimiste de Schopenhauer mais avec un tour
monde de l’apparence résolument platonicien. Dans Le monde comme volonté et représentation
Voile de maya (1816) Schopenhauer prend chez Kant l’opposition du monde phénoménal,
monde de l’apparence multiple des choses (qui correspond à la maya des
hindous, à l’illusion), et du monde absolu des noumènes, réel fondamen-
tal, substrat de toute réalité physique appréhendable, mais monde caché.
Schopenhauer propose donc une méthode pour connaître non les apparen-
sentiment intérieur ces mais la réalité du monde, non sa surface mais son être intime, et cette
méthode sera la connaissance intuitive opposée à l’intelligence discursive :
désir il s’agit d’élucider le sentiment intérieur que nous avons de nous même, ce
sentiment nous révélant, à travers le désir et le corps, la réalité même du
vouloir-vivre monde, c’est-à-dire l’être saisi de l’intérieur, car pour Schopenhauer le désir
qui est en nous est la manifestation singulière de l’être cosmique qui anime
toute la nature (inerte, végétale et animale) et qui est un vouloir-vivre. Ce
vouloir-vivre ou volonté ne se limite pas chez lui à l’action volontaire et
prévoyante, mais englobe toutes les activités dont le moi fait l’expérience, y
compris les fonctions physiologiques. Cette méthode à la fois intuitive et ré-
flexive (au sens de retour sur soi), méthode pratiquement existentielle, rom-
pait avec l’intellectualisme, redécouvrant l’homme comme sujet incarné et
individualisé ; elle n’a pas manquée d’influencer Freud qui, s’il ne cite pas
volontiers ses maîtres, a fait une exception pour celui-là. On pourrait même
le décrire comme un Schopenhauer psychiatrisé, tant la structure des deux
systèmes est analogue. La plupart des attributs de l’inconscient ou du ça, la
métaphysique du beau
misanthrope de Francfort les avait déjà imputés au « vouloir-vivre ».
Schopenhauer, qui entendait bien établir une véritable « métaphysique
du beau », a été, à partir des années 1870, la grande inspiration des créateurs
de toute l’Europe. L’art était en effet pour lui l’instrument par excellence du
réveil : en détachant les choses de la chaîne par laquelle la Volonté cosmi-
que les attache à ses fins cruelles, en leur permettant de flotter hors des sa
prise, il en fait les miroirs d’un état innocent du monde : « Le mode de con-
naissance, c’est l’art, c’est l’artiste de génie ». Chez Schopenhauer, l’art
– ou plutôt l’esthétique – est un « à rebours » de la Volonté. Aussi l’esthète
des Esseintes, et après lui beaucoup d’artistes post impressionnistes et mo-
dernes, fait sienne la théologie gnostique du philosophe allemand : « Ah !
lui seul était dans le vrai ! qu’était toutes les pharmacopées évangéliques
à côté de ses traités d’hygiène spirituelle ? [qui parlera d’hygiène de la
vision ?] Il ne prétendait rien guérir, n’offrait aux malades aucune compen-
sation, aucun espoir ; mais sa théorie du Pessimisme était, en somme, la
grande consolatrice des intelligences choisies, des âmes élevées ». Wagner,
Octave Mirbeau Tolstoï, Strindberg, Proust, Gide, Céline, Cendrars …s’y sont reconnu. Ce
Impressionnisme que disait Schopenhauer, à savoir que « Le monde n’est pas moins en nous

76
AU COEUR DU MONDE

que nous sommes en lui, la source de toute réalité réside au fond de nous
même », Octave Mirbeau, défenseur de l’impressionnisme, l’exprimait à sa
façon : « La beauté d’un objet ne réside pas dans l’objet, elle est tout entière
dans l’impression que l’objet fait en nous, par conséquent elle est en nous »1. Surréalisme
Et sur ce problème, qui est des rapports de l’esprit humain avec le monde Imagination/réalité
sensoriel, le surréalisme rejoint également la vision de Schopenhauer en ce
sens qu’il estime comme lui que nous devons « chercher à comprendre la
nature d’après nous-même et non pas nous-même d’après la nature » ; pour
cela, le grand moyen dont il dispose est l’intuition poétique, « l’imagination
qui fait à elle seule les choses réelles »2. En posture d’embrasser toutes les
structures du monde, manifeste ou non, elle seule nous pourvoit du fil qui
remet sur le chemin de la Gnose, en tant que connaissance de la Réalité su-
prasensible, « invisiblement visible dans un éternel mystère ».
Paul Eluard /Picasso 
C’est aussi à ce type de rapport poétique du sujet à l’objet que se ré-
fère Paul Eluard au sujet de Picasso : « Après s’être soumis le monde, il a eu
le courage de le retourner contre lui-même, sur qu’il était, non de vaincre,
mais de se trouver à sa taille. […] Il a, au mépris des notions admises du
réel objectif, rétabli le contact entre l’objet et celui qui le voit et qui, par
conséquent, le pense, il nous a redonné, de la façon la plus audacieuse,
la plus sublime, les preuves inséparables de l’existence de l’homme et du
monde. […]
Picasso, passant par-dessus tous les sentiments de sympathie et d’an-
tipathie, qui ne se différencient qu’a peine, qui ne sont pas des facteurs
de mouvements, de progrès, a systématiquement tenté – et il a réussi – de
dénouer les mille complications des rapports entre la nature et l’homme, il
s’est attaqué à cette réalité que l’on proclame intangible, quand elle n’est
qu’arbitraire, il ne l’a pas vaincu, car elle s’est emparée de lui comme il
s’est emparée d’elle. Une présence commune, indissoluble »
La conversion de l’extériorité en intériorité qu’opère Matisse sur un Matisse
mode non plus analytique mais avant tout émotionnel semble être du même émotion 
ordre. Elle exige désormais que s’insère entre sensation et représentation
ce terme nouveau, qu’il appelle « émotion ». L’émotion est l’instant où la
chose cesse d’être extérieure au peintre, où le dehors est vécu du dedans,
l’instant où a lieu l’identification du sujet et de l’objet. « Mon travail, dit Félix Fénéon
Matisse au père Couturier en 1949, consiste à m’imbiber des choses. Et sensation /transfusion
après, ça ressort. ». On retrouve ici se que Félix Fénéon pouvait dire des
néo-impressionnistes : « Ils imposent, ces quatre ou cinq artistes, la sen-
sation même de la vie : c’est que la réalité objective leur est simple thème
à la création d’une réalité supérieure et sublimée où leur personnalité se Nietzsche
transfuse »3.
L’influence de Schopenhauer sur la littérature et sur les arts s’est éga- Apollon/Dionysos
lement diffusée par l’entremise de Nietzsche, qui se reconnaissait comme monde des apparences
son disciple. Nietzsche déployait l’activité créatrice de son surhomme selon

1. Mirbeau, « Aristide Maillol », La Revue, 1er avril 1905


2. Breton, préface à la réimpression du manifeste du surréalisme, 1929
3. Félix Fénéon, Au delà de l’impressionnisme

77
POÏETICA

une double modalité. Le principe apollinien, qui est celui des apparences
style  – « Le monde des apparences est le seul réel : le “ monde vérité ” est seu-
lement ajouté par le mensonge […]. Il faut rester bravement à la surface,
croire à tout l’Olympe de l’apparence » - et le principe dionysiaque, lieu
de l’unité au-delà de toute représentation, sujet ou objet. Mais avant tout
« Une chose est nécessaire – “ Donner du style ” à son caractère – voilà
un art grand et rare ! […] Ce seront les natures fortes, avides de dominer
qui, dans une telle contrainte, une telle subordination et une telle perfec-
tion, savoureront, sous leur propre loi, leur joie la plus subtile ; la passion
de leur violent vouloir s’allège à la contemplation de toute nature stylisée,
de toute nature vaincue et rendu serviable ». C’est à cet homme qu’il in-
combe de mettre en œuvre, de réaliser l’existence du monde : « Nous autre
méditatifs-sensibles, sommes en réalité ceux qui produisons sans cesse
quelque chose qui n’existe pas encore : la totalité du monde, éternellement
Résonance en croissance… »1. Et pour ce qui est du nihilisme de Nietzsche lisons :
Oui « Admettons que nous disions oui à un seul et unique moment, nous aurons
ainsi dit oui, non seulement à nous-même, mais à toute existence. Car rien
n’est isolé, ni en nous-même, ni dans les choses. Et si, même une seule fois,
le bonheur a fait vibrer et résonner notre âme, toutes les éternités étaient
nécessaires pour créer les condition de ce seul événement et toute l’éternité
l’âme au corps  a été approuvée, rachetée, justifiée, affirmée dans cet instant unique où
nous avons dit oui » 2.
L’ensemble de ces considérations sur les rapports sujet / objet des-
sine la longue tradition d’une pensée qui se veut présente au corps, verbe
incarné, pensée incorporée, c’est « l’âme au corps » de Diderot pour qui :
« la Philosophie n’est que l’opinion des passions. C’est la vieillesse d’un
moment ». C’est encore ce que Nietzsche exprime dans Ecce Homo : « le
rythme des échanges physiologiques est en rapport direct avec l’agilité ou
Existentialisme l’engourdissement des organes de l’esprit ; “ l’esprit ” lui-même n’est, au
sursaut des apparences fond, qu’une des formes de ces échanges ».
Dans ce droit fil, Sartre et Merleau-Ponty, héritiers de la phénoméno-
logie de Husserl, délaissent l’idéalisme au profit de ce qu’on pourrait appe-
ambiguïtés perceptives ler un sursaut des apparences. Sartre écrit : « Les choses sont toutes entières
ce qu’elles paraissent – et derrières elles […] il n’y a rien ».
univers primitif La psychologie et la phénoménologie désignent par ambiguïtés per-
ceptives cette possibilité que nous avons de nous placer en-deça des con-
ventions du savoir, pour saisir le monde dans sa fraîcheur, avant toutes les
champ perceptif stabilisations de l’accoutumance et de l’habitude. Cet univers primitif est
un univers sans objets et les perceptions ne suffisent nullement à assurer
Sartre la substantialité aux tableaux mouvants au sein desquels elles parviennent
bien à reconnaître certaines répétitions, mais sans rien pouvoir en inférer
lorsque les éléments considérés sortent du champ perceptif. Sartre montre
que l’existant ne peut se réduire à une série finie de manifestations du fait
que chacune d’elles est en rapport avec un sujet qui ne cesse de se modifier.

1. Nietzsche, Le gai savoir, 1887


2. Nietzsche, Fragments posthumes, fin 1886-printemps 1887

78
AU COEUR DU MONDE

Pour définir l’objet, il faut le replacer dans la série complète dont il fait
partie. On substitue ainsi au dualisme traditionnel de l’être et du paraître,
une polarité de l’infini et du fini qui situe l’infini au cœur même du fini. Ce
monde d’ « ouverture » est à la base de tout acte de perception et caractérise
tout moment de notre existence cognitive. Chaque phénomène est dès lors
« habité » par un certain pouvoir, « le pouvoir de se dérouler en une série Merleau-Ponty
d’apparitions réelles ou possibles »1.
Merleau-Ponty va plus loin encore dans ce sens : « Comment aucune
chose peut-elle jamais se présenter à nous pour de bon, puisque la syn-
thèse n’en est jamais achevée ? […] Comment puis-je avoir l’expérience Ubiquité de la
du monde comme d’un individu existant en actes, puisqu’aucune des vues conscience
perspectives que j’en prends ne l’épuise [et] que les horizons sont toujours
ouverts ? […] La croyance à la chose et au monde, ne peut signifier que champ de présence
la présomption d’une synthèse achevée et, cependant, cet achèvement est
rendu impossible par la nature même des perspectives à relier… La contra-
diction que nous trouvons entre la réalité du monde et son inachèvement,
c’est la contradiction entre l’ubiquité de la conscience et son engagement
dans un champ de présence […] Cette ambiguïté n’est pas une imperfection
de la conscience ou de l’existence, elle en est la définition […] La cons-
cience qui passe pour le lieu de la clarté est, au contraire, le lieu même
de l’équivoque »2. Merleau-Ponty place à l’origine de la perception une
« vision indéterminée » qu’il appelle le fond, puis vient l’acte d’attention :
« Faire attention, c’est réaliser une articulation nouvelle [des données
préexistantes] en les prenant pour figures ». Percevoir un objet, c’est litté-
ralement « venir l’habiter et de là saisir toutes choses selon la face qu’elles
tournent vers lui »
Rejetant la pensée scientifique opératoire qui manipule les objets sans
peinture
les habiter, il invite à se re-situer dans un « il y a » préalable, sur le sol du
Choses/corps
monde sensible, dans l’historicité primordiale du corps élargi. Or l’art et
notamment la peinture puisent à cette nappe de sens brut dont l’activisme
ne veut rien savoir. L’interrogation de la peinture vise cette genèse secrète
et fiévreuses des choses dans notre corps. Max Ernst (et le surréalisme) dit
avec raison : « De même que le rôle du poète depuis la célèbre lettre du
voyant consiste à écrire sous la dictée de ce qui se pense, ce qui s’articule
en lui, le rôle du peintre est de cerner et de projeter ce qui se voit en lui ». venue à soi du visible
Ainsi la vision du peintre n’est plus regard sur un dehors, le monde n’est
plus devant lui par représentation, mais c’est plutôt le peintre qui naît dans
les choses comme par concentration et venue à soi du visible. On est ici
assez proche, bien qu’exempte de toute transcendance verticale, de la con-
templation du sujet plotinien : «  tout à son objet, il est un avec lui comme Lacan
s’il avait fait coïncider son propre centre avec le centre universel »3. Dans vision géométrale
son Séminaire Lacan distinguait une vision géométrale dont le dispositif /visuel pur
perspectif représentait le réel en tant que document plat, d’un visuel pur:

1. Sartre, L’être et le néant, Paris, 1943


2. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception
3. Plotin, Ennéades VI, 9, 10

79
POÏETICA

« Ce qui me détermine foncièrement dans le visible, c’est le regard qui est
au-dehors. C’est par le regard que j’entre dans la lumière, et c’est du re-
gard que j’en reçoit l’effet. D’où il ressort que le regard est l’instrument par
ou la lumière s’incarne, et par où – si vous me permettez de me servir d’un
mot comme je le fais souvent, en le décomposant – je suis photo-graphié ».
Georges Didi-Huberman développe une distinction semblable en soulignant
son aspect historique traditionnel : « L’histoire de l’art, phénomène “ mo-
derne ” par excellence – puisque née au XVIe siècle – a voulu enterrer les
très vieilles problématiques du visuel et du figurable en donnant de nouvel-
les fins aux images de l’art, des fins qui plaçaient le visuel sous la tyrannie
du visible (et de l’imitation), le figurable sous la tyrannie du lisible (et de
l’iconologie) »1. On peut d’ailleurs se demander si se n’est pas plus l’his-
toire de l’art en tant que discipline universitaire constituée dans le contexte
positiviste et libéral du XIXe siècle qui est à l’origine de cette construction
évacuant le visuel de l’œuvre d’art ? Et c’est bien en rupture avec le visible
narratif, et pour renouer avec une expérience du visuel que l’art moderne
s’est constitué contre l’académisme. Deux voies se sont alors ouvertes à
l’artiste moderne afin de dépasser la figuration dans son sens illustratif et
narratif : la forme abstraite et la Figure. Cette voie de la figure, Cézanne lui
Sensation donne un nom simple : la sensation. Et c’est le corps même qui la donne et
Corps qui la reçoit, qui est à la fois objet et sujet.
Ce corps, c’est avant tout le cerveau. Et la simple sensation qui, pour
la neurobiologie, correspond à la projection de l’objet sur les aires visuelles
du cortex cérébral avec l’entrée en activité transitoire de populations de
cellules nerveuses, se distingue de la perception qui est un processus cé-
rébral plus complexe faisant intervenir une autre catégorie d’objet mental
dont l’origine est interne au cerveau de l’observateur. Ces objets, images
de mémoire, schèmes ou modèles, résulteraient de l’embrasement spontané
schèmes d’ensemble de cellules nerveuses rendues coopératives à la suite d’une ex-
périence antérieure. Tant la psychologie que l’électrophysiologie révèlent
empreintes  des « périodes sensibles » propices à la mise en place d’ « empreintes » du
monde physique, social et culturel au cours d’un développement post-na-
tal exceptionnellement prolongé chez l’espèce humaine. C’est au cours de
cette évolution qui suit la naissance que l’essentiel des connexions entre
neurones se forme dans le cortex cérébral. Lorsque l’observateur focalise
l’attention sur un objet, ces schèmes défilent jusqu’à ce qu’une homologie,
une congruence, presque une « sympathie », se présente avec des traits per-
tinents de la sensation ; il y a alors résonance.
voir Mais le simple fait de voir reste une opération mystérieuse. Les in-
formations recueillies par la rétine ne cessent de se transformer. Ainsi, la
couleur d’un objet n’émane pas de celui-ci, mais est donné par les longueurs
d’onde de la lumière que renvoie sa surface, or cette réflectance varie à
chaque instant. De même la forme d’un objet varie selon l’angle de vision.
Du flot incessant et changeant des données sensorielles le cerveau extrait
et sélectionne celles qui lui permettent de catégoriser les être et les choses.

1. Georges Didi-Huberman, Devant l’image

80
AU COEUR DU MONDE

Lorsqu’il décrit les mécanismes cérébraux de la vision, Semir Zeki cite


Matisse : « Voir, dit celui-ci, c’est déjà une opération créatrice qui exige
un effort ». Cependant l’information – la mise en forme – du cerveau par
les sensations ne peut être séparée d’une part du contexte émotionnel dans
Sensibilité/actions
lequel elles adviennent, et d’autre part des actions que le sujet exerce sur
le monde. L’interprétation, quasi musicale, du monde à laquelle se livre Formes/forces
le cerveau repose sur «  le duo passionné de la sensibilité et de l’action »
[J.D.Vincent]. Les études neurophysiologiques confirment l’interdépen-
dance totale des aires motrices et sensorielles, les représentations du monde
sont à la fois les formes et les forces qui produisent le monde du sujet. C’est
l’intuition de Goethe lorsqu’il déclare : « Ce que je n’ai pas dessiné, je ne
l’ai pas vu ».
Le point de départ de toute connaissance n’est donc pas tant à chercher
dans les sensations ou même les perceptions – simples indices dont le sym-
bolisme est nécessairement relatif à un signifié – mais dans les actions. Chez
le nourrisson, la notion d’objet, dont la microphysique a montré la relativité
par rapport à notre échelle d’observation, se construit surtout dans la mesure
où il arrive à les retrouver par une coordination systématique des mouve-
ments. La permanence de l’objet et le groupe pratique des déplacements Actions
sont construits simultanément par des actions. Il n’est pas jusqu’aux formes
perceptives elles-mêmes qui ne dépendent de l’action et des mouvements.
L’épistémologie psycho-génétique nous apprend que la « constance de la
forme », qui est précisément l’une des propriétés géométriques essentielles
de l’objet solide, ne s’acquiert (durant la première année de l’existence) que schèmes sensori-
grâce à la manipulation des objets. En bref, la connaissance élémentaire moteurs
n’est jamais le résultat d’une simple impression déposée par les objets sur
les organes sensoriels, mais est toujours due à une assimilation active du
sujet qui incorpore les objet à ses schèmes sensori-moteurs, c’est-à-dire à
celles de ses propres actions qui sont susceptibles de se reproduire et de se
combiner entre elles. Kant décrivait déjà ce processus de connaissance par
sa théorie du schématisme. Comment des concepts à priori, des concepts
universels et intemporels, peuvent-ils être représentés par la conscience em-
pirique qui, elle, est toujours particulière et temporelle ? En considérant ces
concepts comme des schèmes, c’est-à-dire comme des méthodes générales
de construction des objets. Le concept mathématique de triangle, par exem-
ple, considéré comme schème, n’indique alors pas une sorte d’image « en
général », mais un ensemble de règles selon lesquelles il faut que je procède
concrètement pour en tracer une image. gestualité
Chez les créateurs l’intuition de cette réalité pour ainsi dire sché-
matiste s’exprime par l’importance accordée à la main et au geste. Pour
Dubuffet elle s’exprime à travers une métaphore chorégraphique, le rôle
de l’art, « danse métaphysique » ou « cosmogonie dansée » est de décris-
talliser d’abord le réseau étouffant de la perception familière, de dissoudre
le découpage habituel des phénomènes pour exprimer de façon saisissante
la danse de la vie sur fond de vide et d’énergie pure. Toute la gestualité de
l’après seconde guerre mondiale exploite ce travail du corps sur les formes,
ce corps innervé et pensant tel que pouvait le décrire Artaud : « mon intelli-
gence, c’est mon corps et rien de plus », un corps « plus grand, plus vaste, Soulage

81
POÏETICA

plus étendu, plus à replis et à retours sur lui-même que l’œil immédiat ne
le décèle et le perçoit quand il voit ». Ainsi pour Soulage, la peinture est-
elle bien d’abord une pratique : « J’ai la conviction que la peinture est ce
qu’écrire était pour Mallarmé : “ Une ancienne, mais très vague et jalouse
pratique dont gît le sens au mystère du cœur. Qui l’accomplit, intégrale-
ment, se retranche. ” ». De tels propos sont devenus monnaie courante
depuis les théories du Groupe Support / Surface. « Quand on est sur une
peinture, nous dit Viallat, c’est le travail lui-même qui produit sa propre
fermentation. La manière dont la couleur se déplace, dont les tons se pla-
cent les uns par rapport aux autres, dont la couleur coule dans la couleur,
les effets qu’elle fait, tout cela ce fait très vite, dans l’oubli de tout savoir,
dans le moment qui la fait ». Ce texte est particulièrement intéressant en ce
qu’il signale le lien étroit qui existe dans l’acte de peindre entre le geste et
la couleur. Si la peinture peut éventuellement voir son statut véritable être
assimilé à celui de la connaissance c’est en partie grâce à ces deux com-
posantes essentielles ces formes et ces forces qui produisent le monde du
sujet-peintre. « Tant que ne seront pas systématiquement pensés les deux
refoulés du code pictural occidental (dialectique de la technique gestuelle
et de la couleur) la peinture ne cessera de tomber d’une idéologie dans une
autre et sa force de travail se trouvera ainsi forcément toujours détournée »
[Marcelin Pleynet].
Pratique du corps pensant sur le monde, c’est donc bien d’une ins-
tance particulière du temps dont il s’agit lorsque l’on parle de la création
artistique.

Peindre pour tuer le temps [SATURNE] ?

« Je cherche l’or du temps »

82
AU COEUR DU MONDE

83
POÏETICA

84
LA PRUDENCE A L’OEUVRE

Rétrospective de la mémoire

[ SPECULUM HISTORIALE ]

 Palais de ma mémoire où s’enroule la mer


Miraculeuse ailée troupeaux paissant la peur 
Jean Genet, Pompes funèbres

Les études de psychologie contemporaines obligent à distinguer


plusieurs niveaux de l’expérience intérieure du temps. Le premier niveau, psychologie
commun à l’homme et à l’animal, est celui des rythmes biologiques et des
réflexes conditionnés. Dans son développement épigénétique postérieur la
première instructrice de la pensée est l’action. La connaissance élémentaire
n’est en effet jamais le résultat d’une simple impression déposée par les
objets sur les organes sensoriels, mais est toujours due à une assimilation
active du sujet qui incorpore les objets à ses schèmes sensori-moteurs. Le
nourrisson et le bébé acquièrent ainsi les premiers schèmes temporels de
persistance (ou de durée) et de succession avant même de prendre cons-
cience de leur moi. Dans l’univers primitif de l’enfant tout est changement univers primitif
d’état, il n’y a pas d’objets permanent.
Cependant la psychogénétique observe l’existence d’une intuition pri-
mitive de la vitesse, indépendante de toute durée et qui résulte d’un primat
de l’ordre : c’est l’intuition du dépassement cinématique. Les simultanéités
et les durées sont ainsi subordonnées à des effets cinématiques, et longtemps
les évaluations ordinales l’emportent sur les considérations métriques
Grâce au langage, deuxième instituteur de l’homme, et dont l’acqui-
sition est liée aux rapports intersubjectifs de l’enfant, les données mémo- langage
rielles de ce dernier parviennent à s’organiser : le symbolisme linguistique,
confronté à l’expérience, assure à la représentation du temps une première
consistance.
A ce stade de l’épigenèse s’esquissent deux modes différenciés de
connaissance qui instruisent en permanence la construction toujours en œu-
vre de la pensée humaine : la perception d’une part, qui est la connaissance
que nous prenons des objets, ou de leur mouvement, par contact direct et ac-
tuel ; l’intelligence d’autre part, qui est une connaissance subsistant lorsqu’
interviennent les détours et qu’augmentent les distances spatio-temporelles
entre le sujet et les objets. Bergson notait que « Toute sensation se modifie
en se répétant […]; si elle ne me paraît pas changer du jour au lendemain,
c’est parce que je la perçois à travers l’objet qui en est la cause, à travers
le mot qui la traduit » Ainsi « le langage nous fait croire à l’invariabilité
de nos sensations, mais il nous trompera par fois sur le caractère de la sen-
sation éprouvée. » Lacan développe une problématique assez proche dans Lacan

85
POÏETICA

sa différenciation du Réel et de la Réalité. Le Réel n’est pas cette Réalité


réel / réalité ordonnée par le symbolique, par le langage, appelée par la philosophie « re-
présentation du monde extérieur ». Il est ce qui « était déjà là » avant l’avè-
nement du sujet de l’inconscient et son passage symbolique à l’existence,
un Réel sous-jacent à toute symbolisation. Défini comme impossible, il est
ce qui ne peut être complètement symbolisé par la parole ou l’écriture.
Avec les premiers mots habituellement prononcés par l’enfant,
maman, papa, apparaissent les premiers objets devenus permanents dans
l’esprit de l’homme, le corps d’autrui et, en liaison directe avec son ob-
servation, son corps propre. Il s’agit là de la première apparition de ce que
identité qualitative Jean Piaget a appelé « l’identité qualitative ». Sur la base de ces présences
le temps va pouvoir alors s’orienter. A ce stade l’identité n’a en effet en-
core qu’une signification qualitative et s’obtient par simple dissociation des
qualités constantes (la même matière, la même couleur, etc.) et des qualités
variables (formes, etc.). Une même quantité d’eau que l’on transvase d’un
verre à whisky à une flûte à champagne n’est pas considérée par l’enfant
comme « la même eau » puisque ses qualités ont changées (moins large,
conservation plus haute). La conservation quantitative en revanche suppose une compo-
quantitative sition opératoire des transformations qui insère l’identité dans un cadre plus
large de réversibilité (possibilité des opérations inverses) et de compensa-
tion quantitative, avec les synthèses qui constituent le nombre et la mesure.
D’abord organisé sous la forme de simples rythmes (réflexes et mécanismes
instinctifs), puis soumises à un jeu de régulation de plus en plus complexe,
les actions du sujets parviennent maintenant à un équilibre stable avec une
réversibilité réversibilité entière. Dès sept-huit ans ces opérations sont intériorisées dans
la mémoire de l’enfant, de telle sorte qu’au niveau suivant il n’aura plus be-
soin d’expérimenter, il déduira par opération logique. Le cortex frontal est
en charge de cette fonction de génération d’hypothèse, de conduite à venir,
de même qu’il anticipe les états affectifs ou émotionnels. La connaissance
mathématique est l’expression de ces pouvoirs de construction du sujet par
rapport aux propriétés physiques de l’objet, elle est l’amorce d’une percep-
tion chronologique du temps.
Vers huit-neuf ans on assiste à un groupement général des relations
temporelles. A ce stade, mais à ce stade seulement, la constitution d’une mé-
métrique temporelle trique temporelle devient possible, tandis qu’auparavant les mouvements de
l’horloge ou du sablier n’étaient pas synchronisables avec les autres, faute
de vitesse commune. Or même dans le cas du temps c’est la réversibilité des
opérations qui permet leur composition : les petits se refusent à comparer
une durée présente à une durée passée, tandis que les grands déroulent les
sériations, les emboîtement qualitatif et les opérations métriques dans les
deux sens.
Psychologiquement le temps apparaît lui-même comme un rapport,
rapport entre l’espace parcouru et la vitesse, ou entre le travail accompli
et la puissance, la quantité d’effort fourni, c’est-à-dire comme une coordi-
nation des vitesses, et c’est seulement une fois achevée cette coordination
qualitative que le temps et la vitesse peuvent être simultanément transfor-
més en quantités mesurables. L’apprentissage du temps est donc aussi une
manière d’intégrer le fait éthique qu’un mal présent, l’effort, puisse donner

86
LA P R U D E N C E A L’ O E U V R E

un bien à venir.
Au cœur de ce processus stratifié de structuration des perceptions
temporelles se trouve cette faculté fondamentale de la pensée qu’est la
mémoire.
Le cerveau humain est un chantier permanent dont les gènes consti-
tuent une sorte de mémoire d’espèce et fournissent les plans d’ensemble,
alors que l’épigenèse fournit vraisemblablement le substrat de la mémoire
individuelle. Les prodigieuses capacités mnésiques de l’homme sont le co- mémoire
rollaire de la part prépondérante de cette épigenèse dans la construction de
son cerveau : l’homme est un être de mémoire.
Nous avons déjà évoqué dans la première partie de cette notice
comment Cavalli-Sforza et Fellman décrivent les étapes du processus de
mémorisation : l’information créant un compartiment de travail de la mé- mémorisation
moire à court terme ; l’adoption incorporant à long terme la configuration
mémorisée ou « même » dans un système général de classement mnésique.
Ils insistent notamment sur l’aide à la mémorisation que procure une con-
figuration à la fois imagée et nouvelle, extra-ordinaire, rejoignant par là les
recommandations des traditions occidentales de l’art de la mémoire. Cette
image, en tant que véhicule privilégié de la mémoire n’est pas à concevoir
comme pure contemplation passive d’un phénomène mais bien comme un
schème sensori-moteur, l’empreinte d’une combinaison d’actions, ce que
désignait déjà Kant dans sa théorie du schématisme lorsqu’il définissait la
figure d’un triangle avant tout comme un ensemble de règles selon lesquel-
les il faut procéder pour en tracer une représentation.
Dans l’histoire des civilisations l’image fut notre premier moyen
de transmission pérenne – le glyphe a des dizaines de milliers d’années
d’avance sur le graphe – et, jusqu’à l’émergence toute récente (4000 ans)
des premiers procédés de notation linéaire des sons, elle a tenu lieu d’écri- image
ture, l’invention du trait restant subordonnée à la production d’une infor-
mation pratique (remémoration utile, énumération comptable, indication
technique).
Alors que l’écrit s’inscrit à proprement parler dans une pragmatique
de l’actuel à partir de laquelle elle organise le passé et le futur, l’image, plus
ancrée dans une corporalité du vécu, déploie une complexité de la conscien-
ce du temps. Le spectacle des images nous plonge dans trois durée à la fois
hétérogènes et simultanées : Un temps primitif d’abord, temps hors temps
de l’émotion. Ici, comme la voix ou la musique, l’image nous travaille au temps premier
corps. Elle nous ressource à ce Thalassa revivifiant qui dort au fond de la
cuve aux signes, nappe de contiguïté heureuse et chaude où la distance et le temps ordonné
temps s’évanouissent sans effort. Il y a ainsi une régression jouissive dans
toute contemplation, enfance du temps, véritable âge d’or de la conscience temps opératoire
libre [ SATURNE ]. Un temps moyen vient ensuite, celui de la vitesse et de
l’ordonnancement, temps des saisons et des cycles, temps des croissances ;
âge d’argent des premières lois [ JUPITER ]. Un temps enfin de la raison
– l’âge de raison – lié à l’enchaînement des causalités, de la logique, temps
donc proprement chronologique, linéaire, temps de l’histoire, du sapiens,
temps de l’intelligence comme fonctionnement des systèmes opératoires
issus de l’action, des schématisations logico-mathématiques, âge de bronze

87
POÏETICA

des outils et de la manipulation technique, âge de fer aussi.


La création (art, poésie, musique, ou quelqu’autre nom qu’on ait pu
lui donner), si elle a une fonction, a peut-être cette charge d’opérer, d’œu-
vrer à la remontée hors de cet enfermement des causes et de la technique
que nous impose le quotidien [ ENFER ], au moyen d’une méthode – pur-
katharsis gatoire – d’ordonnancement du monde, vers la nappe originelle de la pensée
de l’homme, matrice de toute action, cette conscience première qui est émo-
tion primordiale, amour qui meut le ciel et les étoiles [ PARADIS ].
Cette remonté le long de l’échelle de l’émotion est avant tout une
nouvelle confrontation avec l’ensemble de ces êtres humains Autre dont
l’affect a construit notre pensée. On comprend dès lors que l’image soit,
vivants / morts à l’origine, et par fonction, médiatrice entre les vivants et les morts. Alors
que les animaux ne savent rien de la mort, l’homme, en revanche, la connaît
depuis les temps les plus reculés et les civilisation les plus primitives. L’art
naît funéraire. Dès l’origine de l’homo sapiens les morts, au moins dans
leur visage, fascinèrent les vivants, qui s’efforcèrent d’en interdire l’appro-
che. Les objets réservés par un tel sentiment terrifié sont sacrés. L’attitude
très ancienne des hommes à l’égard des morts signifie que la classification
fondamentale des objets avait commencé, les uns tenus pour sacrés et pour
interdits, intouchables car hors lieux et hors temps (cavernes, temples, égli-
ses, musées), les autres envisagés comme profanes, maniables et accessi-
bles sans limitation, simples outils du quotidien.
Au paléolithique, où l’on trouve des morts accompagnés de leurs
Paléolothique armes et de leur nourriture, les morts vivent de leur vie propre, comme
les vivants, et cette croyance est non moins universelle dans l’humanité
archaïque passée que présente. Les morts ne sont donc pas des principes
désincarnés, les fondateurs de l’ethnologie en ont nettement saisi la nature
le mort comme double corporelle. C’est la même réalité du mort comme double que traduisent le
Ka égyptien, l’Eidolon grec, qui revient si souvent chez Homère, le Genius
romain, le Rephaim hébreu, le Frevoli ou Fravashi perse, les fantômes et
les spectres de nos folklores, le « corps astral » des spirites, et même parfois
« l’âme » chez certains Pères de l’Eglise. Le double est le noyau de toute
représentation archaïque concernant les morts.
La prégnance sacrée du rapport des vivants aux morts est évidente
Égypte dans l’Égypte ancienne. Toute la civilisation égyptienne était orientée vers
la mort plutôt que vers la vie ; Diodore de Sicile ( vers 90 – fin du IIe siècle
av. JC ), historien grec d’Agyrion, en témoigne : « Les Egyptiens disent que
leur maison n’est qu’une auberge, et leur tombe une maison. » L’âme des
morts, l’énigmatique ka considéré, semble-t-il, comme le représentant de la
personnalité active du disparu, planait, croyait-on, dans ou près de la tombe,
et toujours exigeait et recevait des services concrets que le contenu et la
décoration de celle-ci lui fournissaient. Son besoin premier étant un corps
matériel, les égyptiens firent de la préservation des corps un des beaux-arts,
et comme la momie, si bien protégée fût-elle, risquait de se décomposer, le
ka avait besoin d’un corps rendu aussi impérissable que possible par l’arti-
fice humain : la statue funéraire, fortement individualisée pour qu’il ne pût
y avoir de confusion.
Se souvenir de ses morts est également un impératif fort de la culture

88
LA P R U D E N C E A L’ O E U V R E

grecque. L’attention affectueuse pour le monument funéraire, vouée à la


mémoire du défunt, est l’un des sujets les plus répandus dans la peinture des
vases attiques. L’idée de commémoration s’imposa très tôt en Attique et do- Grèce
mina, grosso modo, toute la période « classique » de l’art grec. La mémoire
devint plus forte que la mort elle-même : « Même dans la mort le nom de ta
vertu persiste / La renommée te ramène de la demeure sinistre de Pluton. »
Les rares peintures du monde antique qui survivent aujourd’hui sont pour la
plus part associées à la mort.
La poésie grecque est elle aussi traversée par cette mémoire des
morts. Une partie non négligeable de la littérature mythologique, en vers
épiques ou en prose, traite en effet des généalogies mythiques, qui commen- généalogies mythiques
cent avec les Grandes Ehées, des aitiologies, des récits de fondation, des
histoires ou épopée locales ; cette littérature a fleuri dès le sixième siècle et
dure encore, en Asie Mineure, sous les Antonins et au delà.
L’innovation la plus saisissante dans le culte funéraire fut l’introduc-
tion, dans l’Égypte gréco-romaine du premier siècle après Jésus Christ des
portraits peints de momies, représentation de la vie future du défunt. Objets
sacrés en soi ils étaient considérés comme le substitut immortel du défunt. portraits du Fayoum
Diodore de Sicile observait que chez les grecs « le devoir le plus sacré,
c’est d’honorer publiquement ses parents et ses ancêtres d’une manière
plus éclatante encore lorsqu’ils sont passé dans la demeure éternelle ». Il
ajoutait « beaucoup d’égyptiens gardent le corps de leurs ancêtres dans des
chambres magnifiques et ont ainsi sous les yeux ceux qui sont morts bien
des générations avant leur propre naissance, si bien que, considérant la
taille, les proportions physiques et les traits particuliers de chacun d’eux,
ils en éprouvent une satisfaction singulière, comme si les morts avaient vécu
avec ceux qui les contemplent ». De nombreux autres auteurs grecs et latins
évoquent cet usage des égyptiens qui « vivaient avec les morts ».
Pline l’Ancien témoigne de ce lien intime que le portrait antique
entretenait avec la mort. Il nous apprend qu’Apelle, ami et portraitiste
d’Alexandre le Grand, et dont les chefs d’œuvre se situaient, de l’avis una-
nime, au pinacle de l’art « a peint des portraits si ressemblants qu’on pou-
vait s’y méprendre. Apion le grammairien raconte à ce propos une anecdote
incroyable. Un de ces hommes qui devinent la destinée d’après les traits du
visage, qu’on appelle métoposcopes, aurait dit, d’après ces portraits, à quel
âge les personnes représentées devaient mourir ou à quel âge elles étaient
mortes ». Lorsqu’il évoque les traditions égyptiennes et grecques sur les ori-
gines de la peinture il retrouve le thème de l’ombre, l’eidolon grec qui est le eidolon
double fantomatique du vivant : « Tous reconnaissent qu’il [le principe de
la peinture] a consisté à tracer, grâce à des lignes, le contour d’une ombre
humaine ». C’est le thème fameux de la circumductio umbrae illustré par
l’histoire de Dibutade. Toute peinture, toute sculpture serait-elle, fantasma-
tiquement, cette véritable invocation d’une présence vivante et concrète des
morts ?

« Ici-bas je ne suis guère saisissable.


Car j’habite aussi bien chez les morts que chez ceux
qui ne sont pas nés encore,

89
POÏETICA

un peu plus proche de la création qu’il n’est habituel,


bien loin d’en être jamais assez proche »
Paul Klee

Dans le contexte romain, la religion fondée elle aussi sur le culte des
ancêtres exigeait qu’ils survivent par l’image. Le jus imaginum était le droit
réservé aux nobles de conserver dans les niches de l’atrium et de faire porter
par des esclaves ou des comédiens lors des funérailles cette imago, moulage
en cire du visage des morts. Toute la tradition romaine des portraits sculptés
est issu de cet impératif funéraire de survie par l’image.
Il est intéressant de noter combien l’intérêt porté aux morts par les
méditerranéens s’inscrit dans une évolution marquée par une stabilité mas-
sive. Cet élément de la vie religieuse des sociétés se montre superbement
indifférent aux étiquettes ordinairement placées par la tradition de l’histoire
des religions. Durant l’Antiquité dite tardive on ne peut classer nettement
ces coutumes ni comme « païennes » ni comme « chrétiennes », mais dans
tous les cas, aussi invariable que les pratiques elle-même, est le rôle fonda-
mental de la famille dans le soin des morts, d’une famille vécue comme lieu
privilégié du sentiment affectif :

Tous, nous avons donné pour un riche tombeau


Pour Secundula, notre mère,
Il nous plut de placer au-dessus de l’autel
Une table de pierre
Afin que tout autour, assis et parlant d’elle
Prêt à boire et à manger
Mollement installés,
Nous puissions voir guérie cette blessure amère
Qui rongeait notre cœur.
Et ainsi devisant, quelles douces soirées,
A prier notre bonne mère, sont passées.
Elle nous a nourris. Silencieuse et sobre
Comme elle fut toujours,
Aujourd’hui allongée, la vieille dame dort.

Avec le christianisme cette piété filiale s’est cependant élargie à


l’Eglise qui se construisait véritablement comme une nouvelle famille ar-
tificielle. Ses membres étaient en effet supposés projeter dans la nouvelle
christianisme communauté une bonne dose du sens de la solidarité, des fidélités et des
obligations qui avaient été précédemment orientées vers la famille selon le
sang. Rien ne le montre mieux que les soins rendus aux morts, et plus parti-
culte des saints culièrement le culte des saints dont la gestion passe aux mains des évêques,
nouveaux patroni, véritables patriarches.
Avec l’expansion des prénoms chrétiens qui relient l’identité d’un
individu à un saint c’est l’ensemble des hommes qui se voit affilié à cette
mémoire affective d’une humanité disparu. Que reste-t-il de l’art médiéval
si l’on excepte tout ce qui a trait au Christ mort et ressuscité ainsi qu’à ses
saints, ces « morts très spéciaux » qui ont triomphé de la mort ? Aussi les

90
LA P R U D E N C E A L’ O E U V R E

tombes des martyrs étaient-elles exemptes des réalités de la mort. Les arbres
qui fleurissaient près de leur tombes rendaient palpable la vigueur d’une
âme bénie. Poursuivant l’image poétique de Prudence, Grégoire insiste sur
la manière particulière dont ils se couvrent de pétales comme d’un duvet de
colombe, faisant descendre les lourdes floraisons du Paradis dans les cours
des sanctuaires ; sur la tombe de Sévère, des lys desséchés revenaient jaillis-
sant à la vie chaque année, montrant par cette image comment l’homme
déposé à l’intérieur « fleuri ainsi qu’un palmier dans le Paradis ». Quand
Grégoire visita la tombe d’un martyr, « tous les membres de notre groupe
eurent les narines envahies par l’odeur des lys et des roses ». Peter Brown
a pu montrer avec qu’elle affectivité exacerbée le culte des saints avait, vers
le milieu du V e siècle, donné aux populations de la Méditerranée une cein-
ture d’amis intimes invisibles. « L’ami invisible » (aortatos philos), l’ « ami
intime » (gnesios philos), voici les termes sur lesquels Grégoire de Nysse, gnesios philos
Théodoret et leurs contemporains revenaient avec amour quand ils parlaient
des saints1. Les hommes des IIe et IIIe siècles avaient déjà ce sens de la mul-
tiplicité du moi et d’une chaîne d’intermédiaires. Plutarque décrivait l’âme
non pas comme une substance simple et homogène, mais bien comme un
composé, consistant en de nombreuses strates hiérarchiques dominées par
un protecteur invisible auquel était confié la garde de l’individu, daimon génie
personnel, genius, ou ange gardien [Plutarque, De Facie Lunae]. Cyrano ange gardien
de Bergerac ne s’en est-il pas souvenu pour créer ce Démon de Socrate qui démon
le guide dans les Etats et empires de la lune. Ce thème des morts toujours
vivants, et souvent plus vivants que les vivants, a également été d’une im-
portance primordiale pour Apollinaire ; dans un cimetière de Munich les
morts accostent le poète :

Ils étaient quarante-neuf hommes


Femmes et enfants
Qui embellissaient à vue d’œil
Et me regardaient maintenant
Avec tant de cordialité Apollinaire
Tant de tendresse même
Que les prenant en amitié
Tout à coup
Je les invitai à une promenade
Loin des arcades de leur maison […]

Ils vivaient si noblement


Que ceux qui la veille encore
Les regardaient comme leurs égaux
Ou même quelque chose de moins
Admiraient maintenant
Leur puissance leur richesse et leur génie
Car y a-t-il rien qui vous élève

1. Peter Brown, Le culte des saints,

91
POÏETICA

Comme d’avoir aimé un mort ou une morte


On devient si pur qu’on en arrive
Dans les glaciers de la mémoire
A se confondre avec le souvenir
On est fortifié pour la vie
Et l’on a plus besoin de personne1

Cette admiration aimante pour des morts toujours vivants, Merlin


morts - vivants vivant dans son tombeau, « ceux qui ne sont pas morts » de l’Enchanteur
pourrissant ( Enoch, Elie, Empédocle, Apollonius de Tyane, Isaac Laqué-
dem, Simon magicien ), le roi Arthur qui selon la légende doit revenir sur
le trône d’Angleterre ( Arthur roi passé roi futur ), Louis II de Bavière qui
ne serait pas mort noyé dans le Starnberg See ( Le Roi-Lune ), cette admi-
ration passe également dans son approche esthétique. Apollinaire refuse en
effet de faire table rase du passé, auquel il est très attaché. La célèbre phrase
des Méditations esthétiques : « On ne peut transporter partout avec soi le
cadavre de son père » est suivie, ce que trop souvent l’on oubli, de ces re-
marques : « On l’abandonne en compagnie des autres morts. Et l’on s’en
souvient, on le regrette, on en parle avec admiration. Et si l’on devient père,
il ne faut pas s’attendre à ce que l’un de nos enfants veuille se doubler pour
la vie de notre cadavre.
Mais nos pieds ne se détachent qu’en vain du sol qui contient les
morts. »
Cependant Apollinaire comprenait-il quoi que ce soit à la peinture ?
C’est ce que sa fortune critique veut encore aujourd’hui nous laisser penser.
Et il est symptomatique de relever à cet égard que la doctrine officielle d’un
Apollinaire ignare se soit construite à partir des prises de positions des deux
structures qui allait opérer une véritable prise de pouvoir sur la création mo-
derne de ce début de XXe siècle, à savoir le marché et l’institution publique.
Que nous dit le marchand ? « Apollinaire était un admirable poète. Je puis
le dire puisque je suis son premier éditeur ; mais d’abord il ne connaissait
rien à la peinture et ensuite il avait une sorte de besoin maladif de raconter
des choses contraires aux faits. D’ailleurs c’était un de ses axiomes que
“ ce qui est vrai n’est jamais intéressant ” »2. Que nous dit l’institution ?
« Tenez, Apollinaire, il ne connaissait rien à la peinture, pourtant il aimait
la vraie. »3 Quelle est la légitimité de ce brevet d’incompétence attribué de
concert au poète par la marchandisation financière et par l’institutionnalisa-
tion conservatrice ? Picasso était « l’ami des poètes », pas des marchands.
« Guillaume Apollinaire est l’un des rares qui ont suivi toute l’évolution de
l’art moderne et l’ont complètement comprise, il l’a défendue vaillamment
et honnêtement parce qu’il aimait la vie, et toute les formes nouvelles d’ac-
tivités » [ Francis Picabia], « Il a fallu un Apollinaire pour déceler les pre-
miers pas, les premières cellules de cet art neuf dont il a magistralement fait

1. Apollinaire, «La maison des morts», Alcool


2. D.H. Kahnweiler, Ma Galerie et mes peintres, 1961
3. André Malraux, La Tête d’obsidienne, Paris, 1974

92
LA P R U D E N C E A L’ O E U V R E

les définitions fondamentales entre l’ancienne peinture et celle qui venait,


définitions qui ont encore toute leur valeur » [Robert Delaunay], « Sa cul-
ture littéraire et artistique semblait illimitée, et je puis affirmer qu’en ce qui
concerne la peinture, malgré cette extension, elle n’était pas superficielle »
[Jean Metzinger].
Poète, aime tes morts !
« Le surréalisme vous introduira dans la mort qui est une société
secrète. Il gantera votre main, y ensevelissant l’M profond par quoi com-
mence le mot Mémoire. Ne manquez pas de prendre d’heureuse dispositions
testamentaires » [ Manifeste du surréalisme]
Ce que le Moyen-Âge chrétien prolongeait du culte des saints dans
la communions des élus au Paradis, la Renaissance l’a également perpétué
mais sous un nouveau vêtement antiquisant. Déjà dans la Divine Comédie ,
chef-d’œuvre de la pensée scolastique finissante, Dante nous fait découvrir
le premier Parnasse moderne. Dans son ascension rêvée sur les pentes de sa Parnasse moderne
montagne cosmique, Dante rencontre les muses, puis Apollon. Le Parnasse
est en effet, selon le Songe de Scipion, un fragment de Cicéron ardemment
médité par les lettrés depuis la fin de l’Antiquité, le lieux ou se retrouvent
après la mort les héros et les sages.
Pétrarque, l’un des principaux fondateurs de la pensée renaissante
a joué un rôle important dans cette nouvelle formulation d’une solidarité Pétrarque
amicale entre les homme du temps présent et ceux que les lettres, les arts
ou la gloire nous maintiennent toujours vivants après la mort. Il élabora,
et interpréta lui-même, sur le Capitole en 1341 une liturgie allégorique du
Parnasse qui élevait son art au rang de « théologie poétique ». Boccace,
dans sa Vie de Pétrarque, se chargera d’immortaliser le rite d’immortalité
dont son maître avait bénéficié. Académies, Arcadie, Parnasse sont ces loci loci amoeni
amoeni ou les hommes illustres, disciples des muses peuvent se retrouver
sans aucune barrière de temps. Quand Sannazar donne le nom d’Arcadia à
un récit allégorique de sa vie littéraire dans l’académie pontanienne, l’expé-
rience des cénacles lettrés qui ont essaimé depuis plus d’un siècle et demi
à la suite des disciples de Pétrarque a fait mûrir leur symbolique propre.
L’Arcadie de Sannazar se découvre à nous selon un itinéraire symbolique
ou le thème de la survie des poètes revêt une importance essentielle. Dans Arcadie
leur promenade, les « bergers » tombent en arrêt devant un tombeau, parmi
les cyprès et les pins : c’est le sépulcre du berger Androgeo. Ils assistent à
une cérémonie funèbre, transposition arcadienne des rites de deuil propres
aux Académies, et ou se succèdent poèmes chantés et oraisons funèbres
mettant en scène le couronnement du poète sur le Parnasse par Apollon,
véritable apothéose c’est-à-dire accession au statut de divin et donc victoire
sur la mort. Et in Arcadia ego, célèbre motto qui en résume le thème et qui
sert de titre aux fameux tableaux du Guerchin et de Poussin est plus une
sereine assurance de victoire sur la mort qu’une dramatique et angoissée
prise de conscience de la finitude de l’homme. Tout dans l’ambiance har-
monieuse des peintures citées tend à cette interprétation plutôt qu’à celle du
memento mori médiéval. Et c’était déjà dans cette atmosphère de sérénité
intemporelle que baignait le Parnasse de Raphaël et que baignent toutes les
peintures qui traitent ce thème de la pastorale. Comme dans la maison des

93
POÏETICA

morts d’Apollinaire le Parnasse de Raphaël fait se rencontrer les vivants et


les morts : aux côtés d’Homère, de Pindare, de Virgile, apparaissent les effi-
gies de poètes modernes, tels Dante et Pétrarque, ou même contemporains,
tels Castiglione, Tommaso Inghirammi, Tebaldeo.
La vitalité de l’allégorie du Parnasse en tant que lieu de l’immorta-
lité jusqu’en plein XVIIe siècle peut encore mieux être établie par sa place
Muses dans les recueils d’emblèmes. En 1607, le maître respecté de Rubens, Otto
Vaenius, publie à Anvers des Emblemata Horatiana, destinés à montrer les
ressources de sagesse que recèle la poésie. L’emblème A Musis Aeternitas
(« l’Eternité s’obtient par les muses ») introduit une image du couronne-
ment du sage, récompense de sa vertu qui a vaincu les périls du temps. Le
recueil eut un succès européen, il fut encore traduit en français en 1645.
On perçoit encore des traces de cette vitalité au XXe siècle, toujours chez
Orphée Apollinaire et son Orphisme, si l’on se rappelle qu’Orphée, l’un des pères
de la poésie, est fils d’Apollon et de Calliope, la première et la plus ancienne
des muses. L’art moderne était-il une nouvelle forme de ce paradis, ce mont
Parnasse ou tout artiste reste éternellement vivant ? « Pour moi, il n’y a ni
passé, ni futur dans l’art. Si une œuvre d’art ne peut toujours rester dans le
présent, elle n’a aucune signification. L’art des Grecs, des Egyptiens, des
grands peintres ayant vécus à d’autres époques n’est pas un art du passé ;
peut-être est-il plus vivant qu’il n’a jamais été ? »1.
Le gai savoir de Nietzsche donnait déjà cette recette de survivance :
Nietzsche « Sub specie aeterni . – A : “ Tu t’éloigne de plus en plus des vivants
sub specie aeterni : bientôt ils t’auront rayé de leur listes ! ” – B : “ C’est le seul moyen de
partager le privilège des morts. ” – A : “ Quel est ce privilège ? ”– B : “ De
ne plus mourir ”. »
Le poète aime ses morts, et ils les aiment en mémoire, « Mon beau
navire ô ma mémoire ».
mémoire Au cours d’un banquet donné par Scopas, noble de Thessalie, le poète
Simonide de Céos, l’homme « à la langue de miel », celui même qui voyait
Simonide dans la peinture et dans la poésie deux sœurs jumelles – ut pictura poesis – ,
chanta un poème lyrique en l’honneur de son hôte, mais il y inclut un pas-
sage à la gloire de Castor et Pollux. Mesquinement, Scopas dit au poète
qu’il ne lui paierait que la moitié de la somme convenue pour le panégyri-
que et qu’il devait demander la différence aux Dieux jumeaux auxquels il
avait dédié la moitié du poème. Un peu plus tard, on averti Simonide que
deux jeunes gens l’attendaient à l’extérieur et désiraient le voir. Il quitta le
banquet et sortit, mais il ne put trouver personne. Pendant son absence, le
toit de la salle du banquet s’écroula, écrasant Scopas et tous ses invités sous
les décombres. Seul Simonide fut alors capables d’identifier les corps en
se rappelant les places qu’ils occupaient à la table, permettant ainsi leurs
dignes funérailles et leur accès au royaume des morts. Cette aventure de
mémoire des morts suggéra au poète les principes de l’art de la mémoire,
dont on dit qu’il fut l’inventeur.
La tradition de l’art de la mémoire qui en découle a eu un rôle es-

1. Picasso, Arts, mai 1923

94
LA P R U D E N C E A L’ O E U V R E

sentiel pour la définition du statut de l’image dans la culture occidentale.


Aucun mode d’expression visuelle n’a pu se départir totalement de son in-
fluence. La longue et peut-être encore actuelle tradition de l’artiste « enfant
de Saturne » associait intimement la création à cette vie particulière de la
mémoire.
La philosophie naturelle d’Aristote trouva chez tous les hommes
véritablement hors du commun, que ce fut dans le domaine des arts ou
dans ceux de la poésie, de la philosophie, ou de la politique, l’influence
mélancolique de Saturne. Cette théorie expliquée dans le plus célèbre des mélancolie
Problèmes, longtemps attribués à Aristote, la section XXX : « De la ré-
flexion, de l’intellect et de la sagesse », voyait dans les mélancoliques des Aristote
hommes qui se laissaient guider entièrement par leur imagination [cerveau
droit], n’avaient aucun pouvoir sur leur mémoire. La particularité de cette
mémoire capricieuse résidait dans sa capacité à réagir à toutes les influences
physiques et psychiques, en particulier aux images visuelles
La théorie d’Aristote sur la mémoire et sur le souvenir est fondée sur
sa théorie de la connaissance exposée dans le De anima. Les perceptions
données par les cinq sens sont, d’abord, traitées ou travaillées par la faculté
de l’imagination, et ce sont les images ainsi formées qui deviennent le ma-
tériau de la faculté intellectuelle. C’est la part de l’âme productrice d’image
qui rend possible l’exercice des processus les plus élevés de la pensée. C’est
pourquoi « l’âme ne pense jamais sans une image mentale » ; « la faculté
pensante pense ses formes en images mentales » ; « personne ne pourrait
jamais apprendre ou comprendre quoi que ce soit sans la faculté percep-
tive ; même quand on pense spéculativement, on doit avoir une image men-
tale avec laquelle penser » [De anima].
La scolastique réhabilitant Aristote, la mémoire mélancolique retrou-
vait pour longtemps sa valeur éminente : dans son De memoria et reminis-
centia Albert le Grand renoue avec cette idée d’une mélancolie aidant à pro- scolastique
duire de bonnes mémoires parce que le mélancolique recevait des images
des impressions plus fortes et qu’il les retenait plus longtemps. « Les phan- Albert le Grand
tasmata frappent ces hommes plus que les autres, parce qu’ils s’impriment
plus fortement dans le sec de la partie postérieure du cerveau : et la chaleur
de la melancolia fumosa échauffe ces phantasmata. Cette mobilité confère
la réminiscence, qui est une forme de recherche ». Saint Thomas confirme
le rôle de l’image de mémoire dans sa théorie de la connaissance: « Nihil
potest homo intelligere sine phantasmate » (l’homme ne peut pas compren- Thomas d’Aquin
dre sans images). Dans la Somme théologique, Thomas d’Aquin, véritable
« saint patron » de l’art de la mémoire, développe longuement cette vertu de
Prudence dans laquelle la mémoire joue un rôle essentiel. Cette faculté, bien
qu’appartenant à la même partie de l’âme que l’imagination, sait transiter
aussi vers la partie intellectuelle : elle constitue donc le principe de conver-
sion possible des images en abstractions, en universaux. L’impact de cette
approche sur les arts de la fin du Moyen-Âge est indéniable.
Toutes les sources médiévales des arts de la mémoire ont développé
de véritables théories de l’imago agens – l’image qui agit, l’image effi-
cace –, théories selon lesquelles une figure aberrante, absurde ou disconve- imago agens
nante persiste bien mieux que tout autre dans le souvenir de qui la contem- aberrations

95
POÏETICA

ple. Giovanni di San Gimignano, l’un des prédicateurs dominicains les plus
importants du XIV e siècle, a pu composer une monumentale somme figura-
tive, intitulée Somme des exemples et des similitudes des choses (Summa de
exemplis et similitudinibus rerum), recueil raisonné de figures empruntées
au monde visible, et propre à induire la compréhension des vérités les plus
abstraites, des mystères théologiques, de tout ce qu’il nomme les spiritualia
et subtilia. Bien loin d’une « bible des illettrés », l’image était la vera ins-
tructio elle même. Outre les dix-neuf manuscrits connus, les éditions de cet
ouvrage ont été très nombreuses, son succès fut considérable, y compris au
XV e siècle. Son ouvrage est organisé en dix livres, qui sont les dix ordres de
la création visible : éléments célestes, minéraux, végétaux, animaux, hom-
mes, lois, choses etc. Chaque livre est ensuite organisé comme un diction-
naire alphabétique des concepts dont l’ordre matériel en question fournit un
trésor de figures. Dans son étude sur Fra Angelico Georges Didi-Huberman
met en évidence l’influence de ces « sommes d’exemples » des artes me-
morandi sur l’activité « figurative » des arts visuels et l’extraordinaire ex-
pansion, au XIV e siècle, des grands systèmes allégoriques sur les murs des
églises et des palais publics, à Assise, Padoue, Pise, Sienne et Florence1.
Mnémosyne, mère des muses, mémoire qui nourri les arts. Ciceron
Ciceron dans le De oratore qui est, avec son De inventione et avec l’Ad Herennium
Ad Herennius qui lui a été longtemps attribué, l’une des principales sources latines par
laquelle l’art de la mémoire nous est connu, souligne que cette invention de
Simonide ne reposait pas seulement sur la découverte de l’importance de
l’ordre dans la mémoire, mais aussi sur la découverte que le sens de la vue
est le plus fort de tous les sens. Aussi les principes généraux de la mnémo-
mnémonique nique consistent-ils à imprimer dans la mémoire une série ordonnée de loci,
de lieux, le plus souvent architecturaux, dans lesquels on place des images,
loci signes distinctifs ou symboles (formae, notae, simulacra) de ce dont nous
désirons nous souvenir. Une histoire de l’encadrement des œuvres d’art ne
pourrait-elle pas laisser penser que toute peinture s’inscrit dans cette défi-
nition d’un lieu de mémoire. La fenêtre d’Alberti est un locus architectural
dans lequel il nous invite à placer des images, des histoires, elle ne fait
qu’inverser le rapport intérieur / extérieur sans changer la structure de cette
machina memoriam. La théâtralisation dramatique de la peinture renais-
sante qui nous paraît si inédite répond-elle aussi à des préoccupations tradi-
tionnelles de mémorisation. L’Ad Herennium donne des exemples explicites
d’images de mémoire classiques, composées de personnages humains en-
images de mémoire gagés dans une action dramatique, frappante. L’auteur insiste sur cette idée
qu’il faut aider la mémoire en suscitant des chocs émotionnels à l’aide de
ces images inhabituelles, d’une « beauté exceptionnelle » ou d’une « lai-
deur particulière », comique ou grossière : « les choses ordinaires glissent
facilement hors de la mémoire, tandis que les choses frappantes et nouvel-
les restent plus longtemps présentes à l’esprit » ; La biologie confirme ce
rôle de l’engagement émotionnel dans les mécanismes de la mémorisation.
Dès la fin du Moyen-Âge le véhicule privilégié pour constituer ces images

1. Georges Didi-Huberman, Fra Angelico, Flammarion, Paris, 1995

96
LA P R U D E N C E A L’ O E U V R E

frappantes sera la fable mythologique. Albert le Grand autorisait les méta-


phores poétiques, y compris les fables des dieux païens, qui pouvaient être
utilisées dans la mémoire, en raison de leur pouvoir suggestif.
Mais au-delà de cette mécanique de réminiscence la mémoire occi-
dentale a avant tout été ce lieu mental dans lequel a pu être tenté une expé-
rience intérieure de remonté aux principes de la pensée, de la connaissance,
de la conscience.
Dans ses Confessions Saint Augustin a profondément médité sur les
problèmes de la mémoire et sur sa puissance jusqu’à en faire le lieu de la
présence divine : saint Augustin
« j’arrive aux plaines, aux vastes palais de la mémoire (campos et
lata praetoria memoriae), là ou se trouvent les trésors des images innom-
brables véhiculées par les perceptions de toutes sortes. La sont gardées
toutes les pensées que nous formons […] C’est en moi-même que se fait tout
cela, dans l’immense palais de ma mémoire. C’est là que j’ai à mes ordres
le ciel, la terre, la mer et toutes les sensations que j’en ai pu éprouver, sauf
celles que j’ai oubliées ; c’est là que je me rencontre moi-même […] là que
se tiennent tous mes souvenirs […là que] je médite l’avenir, actions, événe-
ment, espoirs ; et tout cela m’est comme présent »
Ce lieu de tous les trésors, libéré du temps, est comme un âge d’or,
un Parnasse, jardin du paradis et Jérusalem céleste, c’est en son sein tout
puissant que saint Augustin essaie de trouver Dieu :
« Grande est cette puissance de la mémoire, prodigieusement grande,
ô mon Dieu ! C’est un sanctuaire d’une ampleur infini. […] Voyez comme
j’ai exploré le champ de ma mémoire à votre recherche, ô mon Dieu, et je
ne vous ai pas trouvé en dehors d’elle. Car je n’ai rien trouvé de vous qui
ne fût un souvenir, depuis que j’ai appris à vous connaître ; […] Vous avez
fait à ma mémoire l’honneur de résider en elle. »
Saint Augustin allait jusqu’à accorder à la mémoire l’honneur suprême
d’être une des trois facultés de l’âme, la Mémoire, l’Intellect et la Volonté,
images, en l’homme, de la Trinité. On reconnaît dans cette tripartition la dé-
finition traditionnelle de la Prudence ( memoria, intelligentia, providentia ),
première des vertus cardinales et notion éminemment liée à celle du temps.
En effet selon Ciceron à qui nous devons cette définition « la mémoire est
la faculté par laquelle l’esprit rappelle ce qui s’est passé. L’intelligence est
la faculté par laquelle il garantit ce qui est. La prévoyance est la faculté
par laquelle on voit que quelque chose va arriver avant que cela n’arrive »
[De inventione]. Ainsi Augustin, comme tout penseur en création, mystique,
poète ou artiste, s’est confronté, au travers de la mémoire, à cette énigme du
temps et de l’éternité : être témoin de l’éternel.
Encore quelques siècles plus tard Paul Valéry écrivait :

« M. Teste est le témoin […]


Conscious – Teste, Testis
Supposé un observateur “ éternel ” dont le rôle se borne à répéter et Monsieur Teste
remontrer le système dont le Moi est cette partie instantanée qui se
croit le Tout. […]
Homme observé, guetté, épié par ses “ idées”, par mémoire »

97
POÏETICA

Si la Renaissance a effectivement ouvert une nouvelle période his-


torique où le statut de l’image s’est progressivement redéfini comme une
projection optique, la traduction d’un objet tridimensionnel dans un champ
bidimensionnel, il n’en reste pas moins vrai que la grande majorité des
images est restée, jusqu’au XVIIIe siècle, conforme au statut traditionnel de
l’image de dévotion dont la méthode de réception est ce mode particulier de
conscience – la contemplation – (un psychologue parlerait de rêve éveillé)
qui, depuis le néoplatonisme de Plotin en passant par Thomas d’Aquin dé-
connecte l’esprit de sa faculté d’attention active aux objets pour en libérer
tous les possibles que recèle la mémoire du sujet. Dans cette perspective vé-
ritablement inversée l’image regarde le sujet autant qu’elle en est regardée.
L’œuvre de Rauschenberg est, à cet égard, un exemple frappant de la
redécouverte de ce mode de visualité traditionnelle au sein même du moder-
ne. Chez lui l’image, de par ses modes techniques de réalisation, ne repose
Rauschenberg pas sur la transformation d’un objet, mais bien plutôt sur son transfert, à la
manière d’une véronique et de toute la tradition des icônes achéropoïètes.
Les moyens qu’il a pu trouver pour marquer ou enregistrer l’image sur la
surface de l’œuvre constituent pour la plupart un refus de la marque auto-
graphe, ils substituent la marque physique d’une chose réelle à son dessin,
sa valeur indicielle à sa valeur référentielle. L’objet ne passe dès lors plus
de l’espace réel à l’espace du tableau par absorption en un présent différent
de celui de l’espace du monde, mais par transfert dans la simultanéité d’un
espace de la mémoire non plus intérieure, privée, psychologique, mais bien
une mémoire globalisée, collective, dans la mesure où ce champ de mémoi-
re relève d’une communauté culturelle. La culture des mass média prend
mémoire collective bien ici la place mythique d’un retour à l’unité que la tradition chrétienne
désigne par les mots Paradis, Jérusalem céleste, sein d’Abraham…
Il semble que ce soit une donnée anthropologique fondamentale que
les phénomènes de créativité humaine se développent selon cette oscillation
perpétuelle entre un temps vécu subjectivement, en mémoire, comme une
présence mouvante, résolvant en elle tout passé, tout présent, tout futur (le
stream of consciousness de Dujardin, Proust ou Joyce), et un temps donné,
objectif, pratique, celui des manipulations opératoires. C’est le temps de
stream of l’univers primitif du jeune enfant, celui, synoptique, de l’émotion, des rêves
consciousness [cerveau droit], contre le temps technique des chronologies comptables que
construit le rapport individu-objet [cerveau gauche].
Cette tension du Créatif est celle qu’entretient le mythe vis-à-vis de
l’histoire, tous deux sources constantes d’œuvres d’art. La structure du my-
the est en effet nettement démarquée de celle de l’histoire en ce qu’elle tend
à distribuer les séquences d’un récit selon une organisation spatiale synop-
mythe tique hors du champ chronologique pratique. Les mythes grecs se passaient
« avant », durant les générations héroïques, où les dieux se mêlaient encore
aux humains. Le temps et l’espace de la mythologie étaient secrètement hé-
térogènes aux nôtres. De la même manière, pour le peuple des fidèles chré-
tiens, les vies de martyrs ou de saints locaux, de l’époque mérovingienne
à la Légende dorée, ces vies remplies de merveilleux, se situaient dans un
passé sans âge, dont on savait seulement qu’il était antérieur, extérieur et
hétérogène au temps actuel ; c’était « le temps des païens ».

98
LA P R U D E N C E A L’ O E U V R E

Tous les évènements évangéliques qui sont à la base de cette trans-


formation qui a restauré dans l’homme l’image divine, l’Incarnation et la
Résurrection du Christ, sont retirés de la marche irrévocable du temps pour
être attribué à un présent éternel, l’œuvre du salut par l’Incarnation se re- incarnation
produisant à tous les instants par l’offrande liturgique. Evoquer en peinture
un événement quelconque de cette histoire évangélique signifiait donc,
mystiquement, rappeler par la vision de l’image cette présence continue de
l’œuvre du retour de l’homme à la réalité intelligible. Le style abstrait qui
traverse toute l’esthétique médiévale exprime ce désir de rappeler le mys-
tère de la divinisation de la nature humaine accomplie pendant l’Incarna-
tion et la perpétuité de l’œuvre de l’Incarnation, sa « présence » infini, qui
l’arrache au temporel. Toute histoire concernant le Christ vise, en tous sens,
le dépassement de l’histoire. Tous les temps doivent y être donnés : car elle
vise la mémoire, elle vise l’imminence, et elle vise aussi, par dessus tout, la
fin des temps.
L’exégèse de l’histoire biblique s’épanouie comme un jeu de che-
minements et d’associations capables de nous conduire hors de l’histoire
elle-même, vers la profondeur morale, ou doctrinale, ou mystique, de son
sens figuré. Les figurae au sens latin et médiéval étaient ces signes pensés
théologiquement, conçus pour représenter le mystère dans les corps au-delà
des corps, le destin eschatologique dans les histoires au-delà des histoires.
Le mot figura occupe une place centrale dans l’histoire des formules eucha-
ristiques, et ce dès les premiers siècles du christianisme, chez Tertullien
par exemple Une hostie consacrée est figura Christi au sens extrême d’une figura / présence
« figure-présence » : un signe vivant, un signe efficace dans lequel, juste-
ment, la figure n’est en rien « figurative » au sens où l’entendrait un amateur
de peinture. Et tout, dans l’écriture, est figure : omnia in figura, avait écrit
saint Paul, inaugurant par là une tradition universelle selon laquelle chaque
passage de la bible, chaque particula, comme disait saint Bernard, se cons-
tituent comme la figure d’un mystère. Ainsi l’Ecriture sainte est-elle douée
d’une profondeur insondable, parce qu’au-delà de sa lettre – son sens ma-
nifeste, l’histoire qu’elle raconte – elle fait jouer tout un monde de figures
où se dégagera, peu à peu, son esprit. « la lettre tue, mais l’esprit vivifie »1.
L’historia biblique est moins une surface qu’un seuil par lequel il faut
transiter pour passer dans le « dedans » de l’Ecriture. L’histoire est simple,
simplex, tandis que le sens spirituel, lui, est multiplex. L’histoire peut être
pire encore que simpliste. Elle peut être malfaisante, elle peut induire en
erreur, elle peut constituer quelque chose comme une « hystérie du sens » : histoire / geste
Historia dicitur ab ysteron, quod est gesticulatio – l’histoire s’entend à par-
tir de l’utérus (l’hystère, ce qui est inférieur) et c’est pourquoi elle suppose
la gesticulation (c’est-à-dire l’excès et le spectacle hystériques). C’est la
définition qu’on lit dans une glose d’Etienne Langton sur l’Historia scolas-
tica. Tout le Moyen-Âge lira dans le recueil des historiae bibliques moins le
tableau d’évènements, portant leur sens en eux-même, que la préfiguration
de ce qui devait suivre : l’ombre du futur, selon le mot d’Augustin. Saint

1. saint Paul, II corinthien, 3, 6

99
POÏETICA

Jérôme ajoutait : historia, stricta ; tropologia, libera. Ainsi était acquis le


principe de lecture selon lequel l’histoire – la surface – circonscrit, clôt le
sens sur l’énoncé du fait qu’elle raconte, tandis que la figure est « libre »,
qu’elle sait ouvrir le sens.
Dans sa brillante analyse des Annonciations du Quattrocento Didi-
Huberman insiste sur la dimension temporelle des figures et nous invite à
comprendre en quoi l’organisation du temps est celle même qui produit les
annonciation figures : « Or, qu’est-ce que l’Annonciation au point de vue du temps chré-
tien ? C’est, d’abord, un instant : l’instant même de l’Incarnation. Cela se
passe exactement le 25 mars. […] l’Annonciation commémore la création
du premier homme : elle aurait eu lieu, elle aussi, un 25 mars. On comprend
alors pourquoi Fra Angelico n’omet pas, à Cortone et au Prado, de repré-
senter Adam sur la bordure de l’historia. […] Le tableau d’Annonciation
devient en ce sens la “ mémoire du mystère de l’Incarnation ” envisagée
sous l’angle de l’œuvre rédemptrice : le Christ, nouvel Adam, apporte l’es-
pérance d’une rémission du péché commis par le “ premier ” Adam […] Il
s’agit de cet autre 25 mars que constitue le jour de la crucifiction et de la
mort du Christ […] Tel est donc le “ cercle temporel ” de l’Annonciation
elle-même, sa fonction figurale, mémorative et “ préfigurative ” : elle ra-
conte un présent (l’instant de l’Incarnation), commémore un passé ( l’ori-
gine de toute chair), et anticipe une fin (la mort du christ sur la croix)’ », de
même « Si ave se retourne en Eva, c’est bien sûr pour signifier que Marie,
dans l’Annonciation, renverse l’œuvre malfaisante du péché »1.
De tout cela, une conséquence peut être tirée quant au statut même de
mémoire la figure : son opération temporelle est multiple, joue sur les trois registres
passé / présent / futur du passé, du présent et de l’avenir. La définition scolastique de l’art de la
mémoire ne disait pas autre chose : par la mémoire, écrivait Albert le Grand,
« des choses passées, nous sommes dirigés vers les choses présentes et fu-
tures », ce qui signifie précisément qu’une image de mémoire vaut pour le
présent et le futur qu’elle intentionnalise – c’est le mot même d’Albert le
Grand, le mot intentio – à partir du passé [De Bono]. A la même époque,
Boncompagno de Signa écrivait, tout aussi explicitement, dans sa célèbre
Rhetorica novissima, que par la figure de mémoire, « nous restaurons les
choses du passé (preteria recolimus), nous embrassons les choses présentes
(presentia complectimur) et nous contemplons les choses futures à travers
leurs similitudes aux choces passées (futura per preterita similitudinarie
contemplamur) ». Ecoutons André Breton parler de Picasso : « L’homme
à la clarinette subsiste comme preuve tangible de ce que nous continuons
à avancer, à savoir que l’esprit nous entretient obstinément d’un continent
futur »2.
L’époque moderne est l’héritière de cette méthode de réception et de
ars meditandi lecture des figures et de leur expression concrète, les oeuvres d’art. L’ars
meditandi transmis depuis l’antiquité par la tradition monastique, sort des
cloîtres au cours du XVIe siècle : il devient, et surtout sous sa forme igna-

1. Georges Didi-Huberman, Fra Angelico


2. Breton, Le Surréalisme et la peinture

100
LA P R U D E N C E A L’ O E U V R E

tienne qui le lie à l’image, une discipline intérieure accessible aux laïcs,
étendue même, par François de Sales, aux femmes ; et cette diffusion exercices spirituels
nouvelle culmine dans son adoption par les écrivains et les poètes. Qu’il
s’agisse des Exercices spirituels de saint Ignace (1548), du Livre de l’orai-
son et de la méditation du dominicain Louis de Grenade (1557) ou de la
mystique carmélitaine, l’art de méditer est une activité herméneutique qui,
sur la lancée de l’allégorisme médiéval, s’enhardit jusqu’à faire de la fable
antique un recueil de « lieux de méditation » superposable à la limite à celui
que propose l’histoire sainte et dont les méthodes proposent une expérience
intérieure de conscience modifiée au terme de laquelle les perceptions et
délectations mentales, qui ont maintenant leur racine dans la charité retrou-
vée et qui se rapportent à la présence adorable du Christ, image sensible de
Dieu, restaurent les sens dans une plénitude de connaissance. C’est dans ce
sens encore que Pascal, dans ses Pensées, exprimait le caractère intemporel
d’une vision de foi : « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde ».
L’ensemble des pratiques cultuelles concernant les reliques, et no-
tamment les images, avaient pour but d’élever les restes physiques des
saints au-dessus des associations normales de lieu et de temps. Déjà dans praesentia
le monde impérial, il était entendu que l’image de l’empereur pouvait être
un substitut juridique de la présence de l’empereur lui-même. Elle tenait
lieu de sa personne. Au tribunal, son portrait était présent, le juge décidait
souverainement comme César en personne. Cette efficace juridique et re-
ligieuse de l’image se transporte naturellement sur les images chrétiennes.
Aux tombeaux des saints de l’antiquité tardive, l’éternité du Paradis et la
première note de la résurrection viennent s’insérer dans le présent. Selon les
mots de Victrice de Rouen, voici les corps, où chaque fragment est « attaché
par un lien à toute l’envergure de l’éternité » [De laude sanctorum]. Avant
toute chose, les passiones que les premiers chrétiens lisaient aux grandes
fêtes des saints abolissaient le temps. Les actes du martyr ou du confesseur actes
avaient introduit dans leur propre temps les hauts faits du Dieu de l’Ancien
Testament et des évangiles. La lecture des actes du saint ouvrait une nou-
velle brèche dans la fine paroi qui sépare le passé du présent. Comme l’a
mis en évidence une étude de l’iconographie adoptée à la fin du IV e siècle
par Paulin dans ses églises de Nole et de Fundi, dans un sanctuaire le temps
était télescopé. C’est pourquoi les auteurs qui écrivaient dans les sanctuai-
res, comme Paulin, insistaient sur le fait qu’ils décrivaient des faits réels et
actuels.
L’hagiographie, à laquelle les arts plastiques participaient pleinement,
rapportait les moments où un passé apparemment révolu et le futur inima-
ginablement distant avaient été resserrés dans le présent. Ainsi la lecture de
la passio donnait vie pour un instant au visage de la praesentia invisible du
saint. Quand on lisait la passio, le saint était réellement là.
Jusqu’au XIIIe siècle, cette présence immanente de l’image reste
circonscrite par les préceptes établis en 787 lors du concile de Nicée II,
lesquels considèrent que les images n’ont aucune valeur propre mais sont
un moyen d’accès aux substances représentées, aux prototypes. A partir du
XIIIe siècle, en revanche, de nouvelles pratiques dévotionnelles se déve-
loppent, qu’autorisent, d’une part, l’affirmation par le 4e concile de Latran

101
POÏETICA

(1215) de la présence réelle du christ dans l’eucharistie et, d’autre part, les
vera icona indulgences conférées par le pape au culte d’une image spécifique, la Vera
Icona du Christ. Désormais, comme l’écrit saint Thomas d’Aquin dans son
Commentaire des Sentences, l’image est susceptible d’agir par elle-même
sur le spectateur qui la contemple, en ayant une action sur sa mémoire et en
suscitant un sentiment de dévotion. Motus in imaginem est motus in proto-
typum, le sentiment de saint Thomas et de ses commentateurs autorisait à
dire que c’était la même adoration spécifique que l’on donnait à l’image du
Christ et au Christ. Et si la figure du Christ est douée de praesentia, c’est
qu’elle n’a pas à imiter seulement l’aspect supposé du Christ « historique »,
mais se doit également d’imiter quelque chose du mode de présence par
lequel le Christ est partout et tout le temps. Christ atopique et ubiquitaire,
« Il est tout entier partout sans qu’aucun lieu le contienne ; il sait qu’il vient
dans un endroit sans s’éloigner de celui où il était ; il sait qu’il s’en va d’un
lieu sans quitter celui d’où il était venu » [Somme théologique]. La forme
imago pietatis qui correspond le mieux à cette nouvelle fonction de l’image est l’imago
pietatis. Le Christ s’y présente le buste à moitié sorti du tombeau. Elle
évoquait cette légende de la seconde moitié du XIIIe siècle selon laquelle
une semblable image serait apparue à saint Grégoire au cours d’une messe,
et que de la plaie fictive se serait échappé un flot de sang qui aurait empli
le calice tenu par le saint homme. Le 6 décembre 1273, trois mois avant sa
mort, ayant célébré la messe avec une exceptionnelle ferveur, saint Thomas
voyait une image du Christ lui parler ; laissant la Somme inachevée, il dé-
clarait : « Tout ce que j’ai écrit me paraît de la paille en comparaison de ce
que j’ai vu ».
Le temps immobile de l’idole païenne, de l’icône médiévale, syn-
cope d’éternité, est encore celui des peintures de dévotion du XVIIe siècle.
Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que les esthéticiens commencèrent à délaisser
toute conception didactique de l’art pour tenter d’expliquer en termes de
psychologie des émotions le plaisir que l’art a dès lors pour fonction de
esthétique formaliste procurer. Cette théorie eut beaucoup d’influence en Angleterre, par exem-
ple sur Burke et Hume. A la fin du siècle, Sir Joshua Reynolds en avait fini
avec la théorie didactique : pour lui, « la finalité des arts est de produire
une impression sur l’imagination et sur les sentiments », et le critère décisif
pour les arts est qu’ils satisfassent « au but de l’art, qui est de produire sur
l’esprit un effet de plaisir » (Discours, XIII). Il s’agit, avec le Laocoon de
Lessing, de l’un des fondements principaux du formalisme esthétique qui
imprègne encore largement les esthétiques contemporaines, en particulier
dans les pays anglo-saxons.
C’est également au siècle des Lumières que l’Histoire va se constituer
discipline historique en discipline radicalement indépendante de ses origines mythologiques.
Les historiens de l’antiquité avaient bien sur déjà modifiés leur écriture
du passé par la formation de nouvelles puissances d’affirmation (l’enquête
historique, la physique spéculative) qui concurrençaient le mythe, posaient
expressément l’alternative du vrai et du faux. Cependant jusqu’à la fin du
XVIIIe siècle l’écriture de l’histoire reste déterminée par l’intention de plai-
re à un public. L’histoire a longtemps été considérée comme ayant une va-
leur pratique, elle était une école de vie politique, d’où sont aspect souvent

102
LA P R U D E N C E A L’ O E U V R E

institutionnel, officiel, national. La philosophie de l’histoire naît au siècle


des Lumières. Kant et Hegel postulent un sens à l’histoire, qui se rationa-
lise. La dialectique hégélienne permet au temps de devenir une catégorie
de l’intelligibilité ; l’histoire, même la plus sombre, trouve son sens. Le
développement universitaire allemand du XIXe siècle en fait une discipline
académique indépendante, spécifique. Ce modèle méthodique ou positiviste
encore inscrit aujourd’hui dans l’institution universitaire elle-même, n’en a
pas moins véritablement explosé, au XXe siècle, sous la poussé sociologi-
que de l’école des Annales.
La dissémination du champ de recherches des histoires rend dès lors
problématique son statut même de discipline, et la porosité du récit histo-
rique par rapport au mythe voire par rapport à la littérature même n’en a
été que plus évidente. L’esprit de sérieux fait que, depuis Marx, nous nous
représentons le devenir historique ou scientifique comme une succession de
problèmes que l’humanité se pose et résout, la méthode de Panofsky dans le
domaine de l’art en est à cet égard exemplaire, alors qu’a l’évidence l’hu-
manité agissante ou savante ne cesse d’oublier chaque problème pour pen-
ser à autre chose. Les historiens ne sont guère que des prophètes à rebours
et ils étoffent et raniment à coup d’imagination leurs prédictions post even- rétrodiction
tum. ; Paul Veyne appelle cela la rétrodiction historique ou « synthèse », et
cette faculté imaginative est l’auteur des trois quart de toute page d’histoire,
le dernier quart venant des documents. La part de succession régulière est
l’effet de ce découpage post evetum ou même d’une illusion rétrospective.
Mais il y a plus. L’histoire est aussi un roman, avec des faits et des noms
propres, on croit vrai tout ce qu’on lit pendant qu’on le lit ; on ne le répute
fiction qu’après.
Contre le rabattement du temps sur la dialectique, cette frange plutôt
mince des informations qui laissent élaguer et transformer les unes dans les
autres, il faut affirmer que le temps ne coule pas dans un seul sens mais qu’il
percole (Michel Serres) ; et qu’une œuvre d’art est, comme nous, tissée de
ces temps ou de ces directions multiples qu’une interprétation n’épuise pas.
Et c’est pourquoi, bien loin de nous plier au temps linéaire des horloges,
l’expérience esthétique tendrait plutôt à nous en affranchir.
Toute démarche esthétique pourrait être conçu comme une tentative
pour échapper à cette histoire linéaire, positiviste, à sa passivité commé-
morative ou, au contraire, à la terreur ou au messianisme qui l’habite. Un
même nihilisme métaphysique définit ces deux positions apparemment an-
tagonistes, mais incapables toutes deux de se situer, dans un corps et dans
une âme, par rapport à la souveraineté aggravée de la Technique. Ainsi le
romancier peut-il voir venir à lui l’idée « que la beauté est l’étincelle qui
jaillit quand, soudainement, à travers la distance des années, deux âges
différents se rencontrent. Que la beauté est l’abolition de la chronologie et
la révolte contre le temps »1 .
L’esprit de méthode que découvre la pensée scientifique du XVIIe
siècle est à l’origine de cette construction linéaire de l’histoire dont le sens

1. Milan Kundera, Le livre du rire et de l’oubli, Gallimard, Paris, 1987

103
POÏETICA

s’organise selon la nouvelle perception chronologique du temps qu’on in-


chronométrie duit les récentes découvertes astronomiques. Le début de la chronométrie
scientifique scientifique est associé en effet à l’énoncé des lois de Kepler, qui font des
diverses planètes des horloges mutuellement équivalentes pour « nombrer »
un seul et même temps. Bientôt après, la dynamique de Galilée et de Newton
a défini le temps comme mesurable au moyen d’une formule universelle. La
cinématique classique a pu ainsi postuler un « espace euclidien absolu » et
un « temps universel ».
D’un autre côté, comme le soulignait Max Weber, la révolution de
la Réforme avait consommé le passage à une nouvelle forme d’économie
dans laquelle les grands réformateurs, en donnant ses conséquences extrê-
mes à une exigence de pureté religieuse, avaient détruit le monde sacré,
celui de la dépense improductive, « la part maudite », livrant la terre aux
hommes de la production, aux bourgeois. A partir de là, la chose a dominé
l’homme, dans la mesure où il vécut pour l’entreprise et de moins en moins
domination de la dans le temps présent. Mais la domination de la chose n’est jamais entière.
chose Il incombait à l’art et à la littérature d’exprimer le sentiment qu’elle n’est
au sens profond qu’une comédie, un songe (Le songe d’une nuit d’été, Le
songe de Poliphile, La vie est un songe, Le grand théâtre du monde, …).
Toute l’histoire du religieux, du littéraire, de l’artistique n’est peut-être dès
lors que la mise au jour de cette vague de vécu irrationnel qui continue de
travailler la pensée au corps, expérience intérieure qui est Présence même.
Au même moment où Hegel donnait son sens à l’Histoire, Schopen-
Schopenhauer hauer, qui s’opposa vivement à ses doctrines, diluait toute vision téléolo-
gique du monde dans son concept de Volonté, ce réel obscur mais fonda-
mental, « substratum véritable des phénomènes », essence de toute réalité
physique ou humaine appréhendable, situé en dehors de l’espace et en de-
hors du temps, véritablement vécu intérieur de l’être animé par ce « vou-
loir-vivre ». Alors que Hegel, dont la philosophie rationnelle de l’Histoire
ouvrait la voie de la théorie esthétique et de l’histoire de l’art, c’est celle de
Schopenhauer qui eut une influence éminente sur une grande partie de la
recherche artistique du XXe siècle, theoria contre praxis.
En parallèle aux développements de la psychologie et de la phé-
noménologie, de nombreux penseurs de l’époque contemporaine se sont
interrogés sur cette conscience intime du temps vécu. Bergson a bien sur
été, dès la fin du XIXe siècle, la figure majeure de cette « métaphysique
Bergson de l’expérience » : « On dit le plus souvent qu’un mouvement a lieu dans
l’espace, et quand on déclare le mouvement homogène et divisible, c’est à
l’espace parcouru que l’on pense, comme si on pouvait le confondre avec
le mouvement lui même. Or, en y réfléchissant davantage, on verra que les
positions successives du mobile occupent bien en effet de l’espace, mais
que l’opération par laquelle il passe d’une position à l’autre, opération qui
occupe de la durée et qui n’a de réalité que pour un spectateur conscient,
durée échappe à l’espace. Nous n’avons point affaire ici à une chose, mais à un
progrès : le mouvement, en tant que passage d’un point à un autre, est une
synthèse mentale, un processus psychique et par suite inétendu ». L’Essai
sur les données immédiates de la conscience, publié en 1889, suscita un
immense intérêt parmi les philosophes, les écrivains et les artistes.

104
LA P R U D E N C E A L’ O E U V R E

Ce que dit Paul Valéry de cette nouvelle perception du temps nous


éclaire sur l’impact du « bergsonnisme » dans les milieux symbolistes et
après eux dans ceux de l’art moderne :
« L’observateur est pris dans une sphère qui ne se brise jamais […].
L’observateur n’est d’abord que la condition de cet espace fini : à chaque Valéry
instant il est cet espace fini. Nul souvenir, aucun pouvoir ne le trouble tant
qu’il s’égale à ce qu’il regarde.[…] Une très intime confusion des change-
ments qu’entraînent dans la vision sa durée, et la lassitude, avec ceux dus
aux mouvements ordinaires, doit se noter. […] C’est là que le spectateur
[…] perfectionne l’espace donné en se souvenant d’un précédent. Puis, à
son gré, il arrange et défait ses impressions successives. […] Il devine les
nappes qu’un oiseau dans son vol engendre, la courbe sur laquelle glisse
une pierre lancée, les surfaces qui définissent nos gestes […]. Des formes
nées du mouvement, il y a un passage vers les mouvements que deviennent
les formes, à l’aide d’une simple variation de la durée.[ en marge : Rôle
capital de la persistance des impressions. Il y a une sorte de symétrie entre persistance
ces deux formations inverses l’une de l’autre.] Si la goutte de pluie paraît des impressions
comme une ligne, mille vibrations comme un sons continu, les accidents de
ce papier comme un plan poli et la durée de l’impression s’y emploie seule,
une forme stable peut se remplacer par une rapidité convenable dans le
transfert périodique d’une chose (ou élément) bien choisie. Les géomètres
pourront introduire le temps, la vitesse, dans l’étude des formes, comme ils
pourront les écarter de celle des mouvements [ en marge : A la spatialisa-
tion de la succession, correspond ce que je nommais jadis la chronolyse de chronolyse
l’espace ] »1 . On reconnaît ici un mode de pensée analogue à celui qu’on pu de l’espace
expérimenter les impressionnistes dont la critique averti notait la musicalité
plastique [ Mirbeau, Geffroy…]. Zola n’est pas si éloigné de cette approche
quand il parle de « nature vu à travers un tempérament », si l’on comprend
le terme tempérament non pas dans son acception strictement psychologi-
que mais comme l’expression d’une sensation du temps vécu, d’un rythme
biologique de la conscience. C’est tout le sens des thèmes saisonniers de
l’impressionnisme, comme de son usage des séries tel que Monet l’a par-
ticulièrement pratiqué (cathédrale de Rouen, meules…). C’est sans grand
effort que l’on peut voir aussi dans ce passage de Valéry une véritable in-
troduction à la méthode de la peinture cubiste. Ce n’est d’ailleurs pas une
surprise quand on sait l’intérêt que Valéry a portée à Henri Poincaré bien
avant les peintres cubistes. Le 11 janvier 1896 il écrivait en effet à Gide :
« Poincaré est difficile à faire sans le connaître. Il m’intéresse beau-
coup car il ne fait guère plus que des articles de psychologie en mathéma- Poincaré
ticien. C’est de mon goût tout à fait. J’ai toujours eu ça en tête depuis mon
nouveau Testament. (L’Evangile nous y mène, dit Euclide !) Seulement, Lui,
fait cela en grand bonhomme qu’il est, avec le génie logique le plus sédui-
sant, et il traite des points particuliers ».
La théorie qui fit le succès de Poincaré comme d’Elie Jouffret chez les

1. Paul Valéry, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, (1894), Gallimard, Paris,


1957

105
POÏETICA

intellectuels français, ou celui d’Ouspensky en Russie, est intimement liée


aux notions de mouvement et de temps. Il s’agit de la quatrième dimension
dont l’origine est à chercher chez l’anglais Charles Howard Hinton (A New
Era of Thought, 1888). Chaque dimension est engendrée par le mouvement.
Un point, sans dimension, se déplaçant dans l’espace, engendre une ligne :
1e dimension. Une ligne en mouvement engendre un plan : 2e dimension. Un
quatrième dimension plan se mouvant donne un volume : 3e dimension. Par analogie ce cube en-
gendrerait un hypercube à quatre dimension. Dans la géométrie pluridimen-
sionnelle tout champ à n dimension peut ainsi engendrer, par déplacement
dans des directions parallèles à ses propres limites, un champ à n+1 dimen-
sion., le temps ayant tendance à figurer la dimension manquante. Ainsi aux
yeux d’un être bidimensionnel, le temps figure-t-il, dans le passage d’un
volume à travers le plan de son univers, la troisième dimension. De même,
pour un observateur tridimensionnel, le temps est-il la quatrième dimension
d’entités dont il ne peut percevoir que les tranches tridimensionnelles.
Dans les arts plastiques le terme de quatrième dimension apparaît vers
1910. Dans Les peintres cubistes, 1912, Apollinaire évoque ces peintres qui
« ont été amenés tout naturellement et, pour ainsi dire, par intuition, à se
préoccuper de nouvelles mesures possibles de l’étendue que dans le lan-
gage des ateliers modernes on désignait toutes ensembles et brièvement par
le terme de quatrième dimension ». Le thème avait en effet déjà été popu-
larisé notamment par Gaston de Pawlowski, ami d’Apollinaire, qui, à partir
de 1911 publiait en feuilleton dans la revue Comoedia son fameux Voyage
au pays de la quatrième dimension. On retrouve le terme dans Du cubisme
de Gleizes et de Metzinger, dans les écrits de Duchamp, de Malevitch, de
Lissitsky … Dans ce nouvel espace qu’essaient d’imaginer les peintres, un
hyper espace, les formes cessent d’être des apparences variant selon la po-
sition du sujet. Le point de vision subjectif de la perspective classique est
aboli, l’œil de l’observateur étant rapporté à l’infini, les rayons de la pyra-
mide visuelle sont devenu parallèles. La quatrième dimension qui se rend
visible dans la troisième a été, pour cette époque, la métaphore géométrique
de ce que fut pour les époques anciennes la métaphore d’un dieu caché qui
se rend visible dans la nature charnelle du Christ. Elle substituait à la vision
anthropocentriste de la projection perspective une vision théocentriste, le
regard d’un dieu atopique et atemporel.
Le créateur, tel qu’Apollinaire le conçoit, annulant la durée, fait l’ex-
périence de la simultanéité et de l’ubiquité ; Omniprésence temporelle et
Apollinaire spatiale qui rend l’artiste égal aux dieux : « Mais le peintre doit avant tout
simultanéité se donner le spectacle de sa propre divinité et les tableaux qu’il offre à
cubisme l’admiration des hommes leur confèreront la gloire d’exercer aussi et mo-
mentanément leur propre divinité.
Il faut pour cela embrasser d’un seul coup d’œil : le passé, le présent,
l’avenir.
La toile doit présenter cette unité essentielle qui seule provoque l’ex-
extase tase. »1

1. Apollinaire, Les peintres cubistes, 1913

106
LA P R U D E N C E A L’ O E U V R E

Delaunay explique la méthode de construction de ses peintures qui,


à partir d’un instant fugace, appréhende son devenir et ses métamorphoses
pour s’installer dans un présent atemporel, un éternel présent : « Je pense
que les fenêtres marquent ce qu’Apollinaire appelait la peinture pure,
comme il a cherché la poésie pure, une date ». La transparence cristallisée
et le feuilletage cubiste, au même titre que le colorisme prismatique de l’or-
phisme ont été des tentatives plastiques d’expression de cette vision totale
de l’éternel.
D’une manière assez proche Kandinsky voyait dans les couleurs un
symbole du cycle temporel éternel. Il fondait son traité des couleurs sur Kandinsky
une cosmogonie ésotérique dans laquelle le cercle chromatique dont les cercle chromatique
néo-impressionnistes se servaient devenait une figure traditionnelle de la Ouroboros
magie et de l’alchimie, l’anneau de l’Ouroboros – serpent se mordant la
queue – qui symbolisait, pour les anciens, aussi bien les ans qui passent
et le retour à l’origine, que la phase initiale de l’opus alchimique, celle de
l’ingestion de la queue venimeuse et humide du dragon : « Les six couleurs
qui, par paires, forment trois grands contrastes se présentent à nous comme
un immense cercle, comme un serpent qui se mord la queue (symbole de
l’infini et de l’éternité) »1. Ce symbolisme du disque chromatique était déjà
visible dans la représentation de l’Ouroboros telle que la donne Nicolas
Flamel dans son emblème, celle de deux dragons se dévorant l’un l’autre,
celui de la lumière et celui des ténèbres. L’iconographie du cercle, symbole
de l’éternité, remonte aux arts inspirés par les religions astrales (Chaldéens,
égyptiens), et on la retrouve tout au long de l’histoire occidentale (roue du
zodiaque).
Le caractère quasi extatique de la couleur est souligné par tous les
peintres du Blaue Reiter : « À travers le dépassement de la sensorialité et symbolisme
de la matière, la vieille foi dans la couleur gagnera en ferveur extatique et des couleurs
en intériorité, comme jadis la foi en Dieu gagna par le refus des simulacres.
Libérée de la matière, la couleur mènera une vie immanente, conforme à Franz Marc
notre volonté »2. Loin de tout formalisme, le recours aux formes colorées
est pour l’art moderne un moyen d’exprimer son sujet, un sujet non plus extase
narratif, en quoi l’art moderne n’est pas littéraire, mais un sujet plus su-
blime, proprement mystique, en quoi il est bien plutôt poétique (encore et
toujours l’ut pictura poesis).
C’est le sens de l’œuvre de Robert Delaunay, qui fait de la lumière,
obtenu par la juxtaposition ordonnée des couleurs une source d’énergie, à
laquelle il accorde une valeur spirituelle. Le dynamisme lumineux, déjà per- dynamisme lumineux
ceptible dans les intérieurs de Saint-Severin se radicalise dans les Fenêtres, Delaunay
les Formes circulaires et les Rythmes, en de véritables vitraux ouvrant sur
une réalité suprasensible. Ce que Blaise Cendrars disait de la « Partitudi-
tion des couleurs » des Rythmes colorés de Survage, « genèse des couleurs
animées », « création même du monde », reste valable non seulement pour
Robert et Sonia Delaunay, mais aussi pour tous les peintres synchromis-

1. Kandinsky, Point, ligne, plan


2. Franz Marc, aphorisme n° 54

107
POÏETICA

tes ; Morgan Russel sous-titrait sa Synchromie en orange « La Création de


l’homme conçue comme le résultat d’une force génératrice naturelle ».
La simultanéité, si présente dans les Calligrammes est bien, pour
Apollinaire, l’essence de ces peintures : « Rien de successif dans cette
Apollinaire peinture [Delaunay, L’Equipe de Cardiff, troisième représentation] où ne
vibre plus seulement que le contraste des complémentaires découvert par
Seurat, mais où chaque ton appelle et laisse s’illuminer toutes les autres
couleurs du prisme. C’est la simultanéité. »1. Et dans la liberté typographi-
que de son manifeste de « L’antitradition futuriste », 20 juin 1913, c’est
la forme elle-même qui signifie ce que le fond explicite : « suppression de
simultanéité l’histoire », « à bas le passéisme », « continuité simultanéité en opposition
au particularisme et à la division », « intuition, vitesse, ubiquité ». Cet
« appel à l’outr’homme » - trasumanar - n’est-il pas l’aveu « manifeste » du
Dante mysticisme Dantesque d’Apollinaire, de sa recherche du neuvième ciel où
« abouti tout ubi et quando » ? Apollinaire a donné corps à cette puissance
d’ubiquité en la personne de Justin Couchot, « L’infirme divinisé » du Poète
assassiné, qui avait, avec ses membres de gauche [cerveau gauche !]  , en-
tièrement perdu la notion du temps. « il lui était maintenant impossible de
relier entre eux les divers évènements qui remplissaient désormais son exis-
tence. De ses actions saccadées il n’apercevait plus la succession.
A vrai dire, il semble impossible de croire qu’elles lui parussent
simultanées et le seul mot qui, dans la pensée des hommes accoutumés à
l’idée du temps, puisse rendre ce qui se passait dans le cerveau de Justin
Couchot est celui d’éternité.[…]
On lui demandait :
“ Eh ! l’Eternel, qu’as-tu fait hier ? ”
éternité Il répondait :
“ Enfant, je crée la vie. Je veux que la lumière soit et l’obscurité se
tient auprès, mais hier n’est pas pour moi, non plus que demain, et rien
n’existe qu’aujourd’hui. ” […]
Le monde entier et toutes les époques étaient ainsi pour lui un instru-
ment bien accordé que son unique main touchait avec justesse. » Comment
ne pas penser ici à la liberté stylistique d’un Picasso et à son « est-ce que
Dieu a un style ? »
Duchamp, cet autre ami d’Apollinaire, a vu l’ensemble de son œuvre
traversée par ce type de préoccupation visant à dépasser la perception con-
Duchamp crète du temps – l’apparence – qui n’est que l’ombre portée d’une réalité
supérieure – l’apparition ou apparence allégorique – en quatre dimensions.
A la différence de la décomposition mécaniste des mouvements du futuris-
me, la notion de vitesse chez Duchamp, notamment dans le thème des Nus
vites, doit se comprendre à la fois comme déplacement rapide d’un corps
dans l’espace, mais aussi comme saisie extra-rapide, autrement dit comme
arrêt instantané de ce même déplacement. De même, comme le démontre
ready-made Jean Clair, la théorie qu’il élabore du ready-made comme rendez-vous, re-
lève d’un type analogue de court-circuit du temps :

1. Apollinaire, Montjoie !, 18 mars 1913

108
LA P R U D E N C E A L’ O E U V R E

« PRECISER LES « READYMADES »


En projetant pour un moment à venir (tel jour, telle date, telle minute),
« d’inscrire un readymade ». – Le readymade pourra ensuite être cherché
(avec tous délais).
L’important alors est donc cet horlogisme, cet instantané, comme un
discours prononcé à l’occasion de n’importe quoi mais à telle heure. C’est
une sorte de rendez-vous »1
« L’ombre portée d’une figure à quatre dimensions sur notre espace
est une ombre à trois dimensions » écrit Duchamp, et plus loin « Chaque
corps tridimensionnel ordinaire, encrier, maison, ballon captif est la pers-
pective portée par de nombreux corps quadridimensionnels sur la milieu
tridimensionnel »
Ses deux chefs-d’œuvre, La mariée mise à nue par ses célibataires
même et Etant donnés : 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage, obéissent
aux mêmes préoccupations. De l’aveu de Duchamp lui-même, les considé-
rations sur les géométries pluridimensionnelles contenues dans la « boîte
blanche », A l’infinitif, lui ont été inspirées par le roman de Pawlowski.
L’organe de cette perception des apparitions est l’œil quadridimensionnel.
« dans l’étendue, tout espace est perçu par un toucher quadridimensionnel oeil
comme une sorte de projection plane enregistrant les différentes cotes tri- quadridimentionnel
dimensionnelles. L’élément de perception n’est plus le point comme dans le
toucher ordinaire, mais plutôt une sorte de sphère tactile extensible épou- sphère tactile
sant toutes formes tridimensionnelles. […] Cet œil quadridimensionnel
peut être figuré (tridimensionnellement) par une rétine sphérique fermée
qui, à la fois, recevrait l’impression de tous les objets tridimensionnels de la
surface ». Regard de Dieu ? toujours est-il que Plotin décrivait une intuition
analogue avec l’idée de contemplation et de vision intellectuelle. Ce moyen
de connaissance, déclaré parfait, puisque seul il conduit à la contemplation
du réel, « n’est pas pensée, mais sorte de contact ou de toucher ineffable et
inintelligent, antérieur à l’intelligence quand elle n’est pas encore née, et Plotin
qu’il y a toucher sans penser »2.
Riegl, dans sa définition de la « volonté d’art » de l’Egypte ancienne
notait déjà que l’agencement en bas-relief opérait la connexion la plus ri- Egypte
goureuse de l’œil et de la main permettant à l’œil de procéder comme le
toucher, et lui conférant une fonction tactile, ou plutôt haptique. Contre la regard haptique
conception newtonienne de la couleur optique, c’est Goethe qui a dégagé
les premiers principes d’une théorie des couleurs haptiques. Le colorisme,
qui marquera tous les expressionnismes, prétend dégager ce sens particulier
de la vue : une vue haptique de la couleur-espace, par différence avec la
vue optique de la lumière-temps, un sens haptique constitué par les rapports
dynamiques qui se mettent en place entre les couleurs, en fonction du chaud
et du froid, de l’expansion et de la contraction.
L’autre véhicule de perturbation d’une perception optique-chronolo-
gique du monde, la vitesse, dont l’épigénétique nous apprend qu’elle est

1. Marcel Duchamp, Duchamp du signe, A l’infinitif


2. Plotin, Ennéade, V,3,10

109
POÏETICA

vitesse pour la conscience du petit enfant la première expérience d’un ordre de


durée, avant l’ordination opérationnelle induite par les mots, est devenue
au début du XXe siècle un nouvel absolu sur lequel s’est construit toute la
mécanique relativiste, le temps et l’espace devenant, eux, relatifs. L’univers
spatio-temporel conçu par Einstein est un univers où « tout ce qui pour
Einstein chacun de nous constitue le passé, le présent et l’avenir, est donné en bloc
et tout l’ensemble des évènements, pour nous successifs, dont est formé
l’existence d’une particule matérielle, est représenté par une ligne, la ligne
d’univers de la particule… Chaque observateur, au fur et à mesure que son
temps propre s’écoule, découvre, pour ainsi dire, de nouvelles tranches de
l’espace temps qui lui apparaissent comme les aspects successifs du monde
matériel, bien qu’en réalité l’ensemble des évènements constituant l’es-
pace-temps pré-existent à cette connaissance »1.
Des expériences menées dans les années 1960-1970 confirmèrent ces
phénomènes de modification du temps par le mouvement et les champs
gravitationnels.
N’est ce pas un tel univers spatio-temporel que les constructivis-
tes cherchaient à illustrer ? L’usage de matériaux transparents pour leurs
sculptures, verre, celluloïd, réseaux de fils, marque leur volonté de don-
constructivisme ner l’illusion que les plans occupent ce qu’on pourrait appeler un espace
diagrammatique ou géométral où toutes les perspectives sont possibles, la
sculpture, « transparente » depuis n’importe quel point de vue, étant perçue
sous toutes les faces à la fois en un seul instant de complète auto révélation.
Un objet vu de nulle part, ou vu par Dieu, ainsi que l’écrit Merleau-Ponty,
et dont l’horizon intérieur est ce réseau de tous les points de vue possibles
dans lequel est pris cet objet.
Toute la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty vise à
réintégrer la philosophie dans cette présence vécu d’une pensée incorporée ;
incorporée dans un corps non pas organisé sur le mode scientifique de l’or-
ganisme, mais un corps vivant, énergétique, un corps sans organes spécifiés
Merleau-Ponty mais parcouru de force, d’ondes d’amplitudes variables, le seul dont nous
puissions avoir l’expérience intime. Partout cette présence agit directement
sur le système nerveux et rend impossible la mise en place ou à distance
continue d’une représentation. C’est l’irruption de la racine d’arbre dans la
conscience sartrienne de Roquentin ; c’est la traditionnelle sensation de vi-
vre dans un rêve ou dans un théâtre. C’est cette présence pure dont parle Va-
présence pure léry dans Note et digression : « Elle fait songer naïvement à une assistance
invisible logée dans l’obscurité d’un théâtre. Présence qui ne peut pas se
contempler, condamnée au spectacle adverse, et qui sent toutefois qu’elle
compose toute cette nuit haletante, invinciblement orientée ». L’expérience
picturale semble être ontologiquement liée à cette irruption de la présence.
Les liens qui ont souvent unis la peinture au théâtre en sont la trace révé-
latrice. En art, en peinture comme en musique, et comme en poésie, il ne
s’agit pas de reproduire ou d’inventer des formes mais de capter des forces.
C’est un problème très conscient chez les peintres et n’est-ce pas le génie de

1. Louis de Broglie, l’œuvre scientifique d’A. Einstein

110
LA P R U D E N C E A L’ O E U V R E

Cézanne d’avoir subordonné tous les moyens de sa peinture à cette tache : formes / forces
rendre visible la force de plissement des montagnes, la force de germination
de la pomme, la force thermique d’un paysage… ?
Cette présence naît au cœur de la vision frontale qu’un regard atem-
porel et non attentif, celui éternel et omniscient des dieux, pose sur le cours
des temps, vision distraite par rapport à la macula rationnelle, mais vision
élargie instantanée et située. Cet archétype anthropologique a trouvé une
de ses expressions iconographiques privilégiée dans le thème du portrait
polycéphale.
La polycéphalie est très fréquente en Extrême-Orient où elle est
l’attribut de dieux et de démons, et aussi de certaines figures du Bouddha,
mais elle existe aussi en Occident. Déjà Janus, le dieu romain bicéphale
des commencements, présidait au passage cyclique de l’ancienne année polycéphalie
à la nouvelle, donnant même son nom à ce premier mois, Januarius. Au
Moyen-Âge cette figure s’est d’abord répandue par les calendriers. A Aoste, Janus
sur le pavement de mosaïque, Janvier à double face se rattache directement
aux traditions romaines. Déjà chez Isidore de Séville, il en existe une des-
cription : « Bifrons idem Janus pingitur ut introitus anni et existus demons-
tratur ». Au IXe siècle, le moine Wandalbert écrivait dans son poème des
Mois : « Huic gemino praesunt Capricorni sidera monstro », le signe du
Capricorne préside au monstre à deux têtes, c’est à dire Janus, le mois de
Janvier. Dans les calendriers sculptés des Cathédrales ce personnage, pour
mieux souligner son sens de cycle de la vie, a l’une de ses têtes qui est la
tête d’un jeune homme et l’autre celle d’un vieillard comme on peut le voir
dans les médaillons d’Amiens. Par fois même, pour plus de clarté, on le re-
présentait fermant une porte derrière laquelle disparaissait un vieillard, et en
ouvrant une autre à un jeune homme, configuration qui se rapproche alors
du thème des trois âges de la vie ; c’est l’image que l’on trouve au portail de
saint Denis, dans un vitrail du bas-coté méridional du chœur de Chartres ou
encore dans des manuscrits comme ce Psautier de Saint Louis de l’Arsenal
dans lequel Janus y est toujours le gardien des portes du temps.
Marcel Duchamp nouveau Janus ? La porte comme parangon du mou-
vement, principe de tout transport, de tout ce qui porte et est porté, structure
de passage d’un cadre statique (cartésien) à un axe mouvant (émotionnel),
court en filigrane dans toute son œuvre : il s’agit des portes réelles comme portes
cette installation de 1927 ou deux chambranles à angle droit partagent le
même et unique battant, infirmation du proverbe voulant qu’une porte ne
puisse être à la fois ouverte et fermée. Il s’agit de la vieille porte de bois qui
fait écran à Etant donnés…Il s’agit de La porte pour Gravida, mais aussi de
Fresh widow, que Duchamp qualifie de fenêtre à la française c’est à dire une
porte-fenêtre. Il s’agit plus symboliquement de tout ce qui fait fonction de
seuil, d’infra-mince, de tout ce qui est porteur vers une nouvelle dimension.
C’est là tout le projet de La mariée… dont les notes de « la boite verte »
nous apprennent l’objectif : « faire un tableau par ombres portées ». Sur le
même registre on peut mentionner les bons « au porteur » des Obligations
pour la roulette de Monte-Carlo, Avoir l’apprenti dans le soleil, dessin réa-
lisé sur une portée musicale, ou encore le Porte-bouteilles et le Porte-man-
teaux. Le mot « porte » comme signature du passage infra-mince ?

111
POÏETICA

Janus, gardien des portes du temps, avec ses deux visages, ne figurait
que deux moments de la durée, le passé et l’avenir. Les artistes du Moyen-
Âge lui ajoutèrent un troisième, pour le présent, ainsi que l’on peut le voir
dans un des vitraux de Chartres, mais également dans quelques manuscrits
(B N, ms. Latin 1076). Le dieu des portes s’assimile alors à Cronos. Sur
un manuscrit français, cette figure surmonte même une Roue de la vie qui
tourne dans le temps.
Les représentations de la Trinité chrétienne ont également intégrées
cette figuration du temps unifié. Le sceau de l’archevêque d’York, Roger
Trinité (1154), avait un monstre tricéphale, avec pour inscription : Caput nostrum
trinitas est , celui de Henri de Lancaster, comte de Derby, sur la charte à
Thomas Wake, la tête d’un dieu trifons présenté comme Trinitas imago.
La triple face de la trinité se retrouve dans des illustrations du XIIIe siècle
(Bible moralisée, vers 1226). On la voit ensuite aux XV e et XVIe siècle, sur
les clefs de voûtes et dans les livres imprimés, sur un vitrail de Nuremberg
d’après une esquisse de Dürer. Dieu le père lui-même, créant le monde, est
parfois à triple face. Ce type d’image ne sera proscrit par Urbain VIII qu’en
1628 !
En Italie l’image tricéphale est plus explicitement rattachée à celle
de la vertu de Prudence (pavement du dôme de Sienne, baptistère de Ber-
gamme). Dans ses Saturnales Macrobe donne une description de Sérapis,
l’un des principaux dieux de l’Egypte hellénistique, syncrétisme de Zeus
et d’Osiris, accompagné d’un monstre tricéphale, aux têtes de loup, de lion
Sérapis et de chien, encerclé par un serpent. Il interprète cette figure dérivée de
l’Ouroboros comme un symbole du temps : « Le lion, violent et soudain,
Ouroboros exprime le présent ; le loup, qui ravit ses victimes, est l’image du passé,
qui emporte les souvenirs ; le chien caressant évoque le futur, dont l’espoir
nous flatte sans cesse ». Servius, dans son Commentaire sur l’Enéide, ratta-
che quant à lui le signum triceps à Apollon : « sous ses pieds est représenté
un monstre affreux, dont le corps est celui d’un serpent, et qui a trois têtes :
l’une de chien, l’autre de loup, la troisième de lion ». C’est la tradition que
redécouvre Pétrarque. La figure, qui apparaît dans Le songe de Poliphile  se
diffuse largement durant le XVIe siècles grâce aux manuels d’iconographie
comme celui de Pierio Valeriano, Hieroglyphica. Titien s’en empare pour
son Allégorie de la Prudence dans laquelle le sens de rythme biologique, de
prudence temps vécu, incarné, émotionnel est d’autant plus évidente qu’au tricipitum
animal il superpose le triple portrait familial du peintre, de son fils et de son
petit fils. Se survivre dans la génération.
Marcel Duchamp nouveau Janus ? Son portrait photographique
bicéphale par Victor Obsatz est très révélateur à cet égard ! Jean Clair a mis
en évidence le lien entre la démultiplication des visages et la vision d’un
temps vivant unifié. Citant le romancier anglais H.G. Wells qui, en 1895,
prêtait à son voyageur du temps ces phrases :
« Depuis un certain temps, je me suis occupé de cette Géométrie des
Quatre Dimensions. J’ai obtenu quelques résultats curieux. Par exemple,
voici une série de portraits de la même personne, à huit ans, à quise ans, à
dix-sept ans, un autre à vingt-trois ans et ainsi de suite. Ils sont évidemment
les sections, pour ainsi dire les représentations d’un être à quatre dimen-

112
LA P R U D E N C E A L’ O E U V R E

sion qui est fixe et inaltérable »1, Jean Clair fait un rapprochement con-
vainquant avec la peinture Yvonne et Madeleine déchiquetées, où Duchamp
multiplie et mélange les profils de ses sœurs, soulignant avec insistance la
ressemblance familiale qui le traverse également, notamment dans le détail
du nez légèrement bombé dont le traitement précis semble en faire le sujet
principal du tableau. Comme Titien avec sa descendance, Duchamp est ici
confronté [vision frontale] à cette étrange expérience, pourtant si universel-
le, de la reconnaissance de soi-même dans une autre personne, cette identité
intime en autrui qui fonde le lien familial. A travers l’émotion du lien filial,
mais tout aussi bien amoureux si on le resitue dans son projet génésique,
c’est l’Espèce en évolution qui semble vouloir parler à la conscience indivi-
duée et comme le regarder.
Tout lien affectif, dont on sait l’incorporation profonde qu’il opère
à partir du cerveau droit et du système limbique, impose cette expérience
d’une perturbations des frontières identité-altérité. La mémoire affective à mémoire affective
travers laquelle naît l’émotion crée, par ses intensités variées, ses manques,
ses absences, des images de torsions semblables à celles que l’on peut lire
dans le tableau de Duchamp, comme dans beaucoup d’œuvres modernes.
C’est le cas des œuvres de Picasso et notamment celles de la fin des années
60 où il multiplie ces « profils proliférant ». profils proliférant
Ce jeu sur la mémoire affective du temps vécu est particulièrement
sensible dans l’œuvre de Francis Bacon. La linguistique a mis en évidence
les deux principaux modes de fonctionnement de tout langage correspon-
dant à un usage référentiel et à un usage émotionnel 2. Pour l’essentiel le
langage esthétique ressort de ce deuxième usage qui exploite non pas un
simple rapport fiable au référent mais le pouvoir d’évoquer des sentiments,
des comportement, des intentions. Bien sur la suprématie de la fonction
poétique sur la fonction référentielle n’oblitère pas la référence (la dénota-
tion), mais la rend ambiguë. Les états de contemplation esthétique doivent Francis Bacon
leur plénitude et leur richesse à l’action de la mémoire ; et la mémoire dont
il s’agit en l’occurrence n’est pas limité et spécialisée comme celle que re-
quiert le rapport référentiel, c’est une mémoire généralisée, qui agit plus li-
brement, pour donner à la sensibilité de l’ampleur. Cette situation détermine
chez nous une ouverture à des stimulis plus nombreux et hétérogènes, par la
disparition des inhibitions qui canalisent généralement nos réponses. C’est
assez précisément le propos que tient Francis Bacon à David Sylvestre au
sujet de sa peinture :
« FB : […] Even in the case of friends who will come and pose. I’ve
had photographs taken for portraits because I very much prefer working
from the photographs than from them. It’s true to say I couldn’t attempt to
do a portrait from photographs of somebody I didn’t know. But, if I both
know them and have photographs of them, I find it easier to work than actu-
ally having their presence in the room. I think that, if I have the presence of
the image ther, I am not able to drift so freely as I am able to through the

1. H.G. Wells, the time machine, 1895


2. C.K.Ogden et I.A. Richards, The Meaning of Meaning, London 1923

113
POÏETICA

photographic image. This may be just my own neurotic sence but I find it
less inhibiting to work from them through memory and their photographs
than actually having them seated there before me.
DS : You prefer to be alone?
FB : Totally alone. With their memory.
DS : Is that because the memory is more interesting or because the
presence is disturbing?
FB : What I want to do is to distort the thing far beyond the appear-
ance, but in the distortion to bring it back to a recording of the appear-
ance.
DS : Are you saying that painting is almost a way of bringing some-
body back, that the process of painting is almost like the process of recall-
ing?
FB : I am saying it. And I think that the methods by which this is done
are so artificial that the model before you, in my case, inhibits the artificial-
ity by which this thing can be brought back ».
Il s’agit bien là d’images de mémoire artificielle telles que nous les
présente la tradition des artes memorandi : des figures sensationnelles,
grotesques ou terribles, situées dans un locus architecturé, souvent un inté-
rieur, parfois même souligné chez Bacon par le dessin d’un parallélépipède
englobant la figure, et accentué par le cadre et la paroi vitrée qui finalise
l’apparence de « box » de ses peintures (celle de « boxe » également tant
l’ambiance de lutte dramatique est omniprésente même dans les scènes à un
seul personnage), en somme un lieux de mémoire proche de ceux que le phi-
losophe de la Renaissance anglaise Robert Fludd nommait « cubicula ».
La liberté que confère cette mémoire, l’ouverture qu’elle opère sur le
champ des possibles, la présence vibrante qui en surgit, a trouvé dans l’art
moderne l’un de ses véhicules privilégiés dans le hasard, l’automatisme.
automatisme « Très souvent les marques involontaires sont beaucoup plus profondément
suggestives que les autres, et c’est à ce moment-là que vous sentez que toute
espèce de chose peut arriver – vous le sentez au moment même où vous
faites ces marques ? – Non, les marques sont faites et on considère la chose
comme on ferait d’une sorte de diagramme. Et l’on voit à l’intérieur de ce
diagramme les possibilités de faits de toutes sortes s’implanter » [ Francis
Bacon].
Déjà en 1925 Max Ernst décrivait sa découverte du dessin automati-
que par frottage comme l’expérience d’une vision de mémoire à caractère
émotionnel : « En regardant attentivement les dessins ainsi obtenus, les
parties sombres et les autres de douce pénombre, je fus surpris de l’inten-
Max Ernst sification hallucinante d’images contradictoires, se superposant les unes
aux autres avec la persistance et la rapidité qui sont le propre des souvenirs
amoureux »1. Une mémoire amoureuse…
L’automatisme, hérité des médium, aura été une direction principale
de l’art moderne, et le seul mode d’expression qui satisfasse pleinement l’œil
ou l’oreille en réalisant l’unité rythmique, la seule structure qui réponde à

1. Max Ernst, Au-delà de la peinture, Paris, Cahiers d’art, 1937

114
LA P R U D E N C E A L’ O E U V R E

la non-distinction, de mieux en mieux établie, des qualités sensibles et des


qualités formelles, à la non-distinction, de mieux en mieux établie des fonc-
tions sensitives et des fonctions intellectuelles (et c’est par là qu’il est seul
à satisfaire également l’esprit). L’artiste moderne s’est efforcé d’atteindre champ
le champ psychophysique total (dont le champ de conscience n’est qu’une psychophysique total
faible partie) que la psychanalyse lui présentait comme cette région d’une
profondeur « abyssale » où règne l’absence de contradiction, la mobilité des
investissements émotifs dus au refoulement, l’intemporalité et le remplace-
ment de la réalité extérieure par la réalité psychique soumise au seul princi-
pe de plaisir. Un vrai Paradis en somme et significativement proche de celui
que décrit Dante dont on sait qu’il a calqué la structure sur les « Arts de la
Mémoire » traditionnels, ce lieu dont le principe (Premier Mobile) est aussi
principe de plaisir puisqu’il est « l’amor che move il sole e l’altre stelle ».
Dans la préface au catalogue de l’exposition Braque, chez Kahnweiler, en
1908, Apollinaire ne déclarait-il pas : « Ce peintre est angélique. Plus pur
que les autres hommes, il ne se préoccupe point de ce qui étant étranger à
son art le ferait soudain déchoir du paradis qu’il habite » ?
La surprise, qu’Apollinaire tenait pour le « grand ressort nouveau » surprise
commende toute la notion du « moderne » au seul sens acceptable de préhen-
sion, de happement du futur dans le présent. C’est la sonnerie bouleversante
de « l’Horloge de demain » dont Apollinaire a tracé l’arabesque en couleurs
dans un numéro de « 391 ». C’est elle qui donne tout son sens à l’énigme énigme
de De Chirico : « La fixation de lieux éternels où l’objet n’est plus retenu
qu’en fonction de sa vie symbolique et énigmatique (époque des arcades
et des tours) qui tendent à devenir des lieux hantés (revenants et présages)
assigne à l’homme une structure qui exclut tout caractère individuel, le ra-
mène à une armature et à un masque (époque des mannequins) »1. C’est elle
également que Breton recherchait dans les visions minéralogiques. Ce phé-
nomène psychologique d’apparition d’images sur une pierre ou sur un mur minéralogie
est observé depuis la plus haute antiquité. Dans ses livres sur les gemmes visionnaire
et sur les pierres, « la plus grande folie des hommes », Pline évoque toute
une série de phénomènes semblables dont le plus fameux est resté l’agate
de Pyrrhus ; ses veines « représentaient naturellement et sans que l’art y eût agate de Pyrrhus
contribué » un groupe mythologique : Apollon, une lyre à la main, les neufs
muses et jusqu’aux attributs particuliers à chacune des déesses (XXXVII,
III) - remarquons au passage qu’il s’agit là d’un thème qui correspond à un
archétype traditionnel de représentation de la mémoire -. Léonard de Vinci
cherchait cette surprise dans les « murs souillés de taches », quant à Bre-
ton : « il n’est pas douteux que l’obstination dans la poursuite des lueurs et
des signes, dont s’entretien la « minéralogie visionnaire », agisse sur l’es-
prit à la manière d’un stupéfiant.[…] La recherche des pierres disposant de
ce singulier pouvoir allusif, pourvu qu’elle soit véritablement passionnée,
détermine le rapide passage de ceux qui s’y adonnent à un état second, dont
la caractéristique essentielle est l’extra-lucidité »2 .

1. André Breton, Le Surréalisme et la peinture


2. André Breton, Langage des pierres, 1957

115
POÏETICA

Le rejet moderne du narratif pour le figural est également à compren-


dre comme un travail sur la mémoire non plus strictement opératoire mais
bien plutôt affective. Chez l’adulte en effet se distinguent plusieurs systè-
mes de mémoire. Certains circuits spécialisés dans l’acquisition et le rappel
d’objet de mémoire engagent le système limbique et donc la totalité affec-
tive du stimulus. La pensée opératoire, pensée technique qui essaie, mani-
pule, opère, transforme, sous la seule réserve d’un contrôle expérimental où
n’interviennent que des phénomènes hautement « travaillé », et que nos ap-
pareils produisent plutôt qu’ils ne les enregistrent, ne peut perdurer qu’en se
replaçant régulièrement dans un « il y a » préalable, dans un site, sur le sol
corps vivant du monde sensible et du monde ouvré tels qu’ils sont dans notre vie, pour
notre corps, non pas ce corps possible dont il est loisible de soutenir qu’il
est une machine à information, mais ce corps actuel que j’appelle mien.
Or l’art et notamment la peinture puisent à cette nappe de sens brut dont
l’activisme ne veut rien savoir. C’est son corps vivant et prégnant que, par
autobiographie nature, le peintre expose. Aussi l’élément autobiographique qui reste, dans
sa dimension affective, un moteur essentiel de la création, est-il soumis à
un processus de véritable transsubstantiation qui élève chacune de ces no-
tations référentielles en évocations indicielles d’une réalité affective, d’une
Picasso présence actuelle. L’œuvre cubiste de Picasso est un témoignage probant de
ce travail de décantation du réel, sorte d’alcool de la mémoire qui explique-
rait peut-être la fréquence du thème des verres et bouteilles. De nombreuses
peintures sont parsemées de figures-objet, pipe, dés, guitare, partition, ins-
criptions… dont la valeur est souvent symptomatique de tel ou tel acteur de
la vie amicale ou sentimentale de Picasso. Le processus de transformation
de personnages en objets allégoriques est perceptible dès 1908 avec Pain et
mythification compotier aux fruits sur une table. Dans les croquis et études Carnaval au
du réel bistrot qui ébauche la composition finale de la toile, les personnages sont
en place derrière la table. Dans la toile les formes du personnage féminin
sont devenu celle du compotier, Arlequin s’est métamorphosé en pain, fruit
et étoffe, la troisième figure en pains et bol. Ainsi la grande nature morte du
KunstMuseum de Bâle réécrit-elle au moyen d’objets-emblèmes les figures
d’une scène de genre, abstraction faite de toute notation narrative pouvant
réintroduire une quelconque idée d’histoire. Si le mythe est bien cette struc-
ture décrite par Levi-Strauss1 comme la redistribution des séquences d’un
récit sous la forme d’une organisation spatiale, il s’agit bien chez Picasso
comme chez Braque d’une « mythification » du réel vécu. Au début 1912,
les deux peintres maîtrisent le procédé qui change les toiles en charades et
faisceaux de sous-entendus à la manière d’un rébus hiéroglyphique. Le cas
est particulièrement bien établi chez Picasso en ce qui concerne les tableaux
où apparaissent les partitions de « Ma jolie » ou des inscriptions s’y référant
comme la femme à la cithare. Il est établi en effet que cette chanson à succès
de Fragson était pour le peintre comme la signature de son amour pour Eva
Gouel. Dans Violons, verres, pipe et ancre (Prague), on lit « SOI DE PAR »
pour Soirées de Paris, la revue d’avant-garde d’Apollinaire, que la pipe

1. Levi-Strauss, « La structure des mythes », Anthropologie structurale, Paris, 1958

116
LA P R U D E N C E A L’ O E U V R E

semble également désigner de manière notoire puisqu’on la retrouve, osten-


tatoire, parmi tout ce qui défini le poète, les titres de ses œuvres, son nom
patronymique, son pseudonyme et même un véritable emblème héraldique,
dans le portrait qu’en réalise Louis Marcoussis en 1912-1920. Apollinaire
n’affichait-il d’ailleurs pas une vive passion pour les pipes dont il faisait
collection ?
Rejetant toute idée d’abstraction pure Apollinaire insistait d’ailleurs
sur le caractère de processus de transformation qui donnait sa valeur à
l’abstraction en ce qu’elle extirpait toute histoire d’un sujet dont le substrat
émotionnel vécu reste fondamental pour l’œuvre d’art. Ainsi des tableaux abstraction
« cubistes » comme ceux de Picabia « représentent si peu des abstractions
a priori que, de chacun d’eux le peintre pourrait vous raconter l’histoire
et le tableau des danses à la source n’est que la réalisation d’une émotion
plastique ressentie dans les environs de Naples ».
Bouleversée dans ses fondements mathématiques et physiques,
autant que dans ses connaissances psychologiques et phénoménologiques,
la pensée du XXe siècle ne perçoit plus l’histoire comme une succession
d’époques mais bien comme « une unique proximité du même, qui concerne
la pensée en de multiples modes imprévisibles de destination et avec des
degrés variables d’immédiateté ». Le même Heidegger précise cette notion Heidegger
de présence qui, pour cet ancien étudiant de théologie catholique, est « ce
qui, nous attendant, est au-devant de nous, venant à notre rencontre ; c’est présence
ce qui attend que nous nous y exposions ou que nous nous y fermions, c’est
l’à-venir rigoureusement pensé », vertu de Prudence s’il en est ! En 1945,
Sartre recevait de Heidegger l’étrange lettre suivante : « Il s’agit de saisir
dans son plus grand sérieux l’instant présent du monde, de le porter à la
parole sans tenir compte de l’esprit de parti, des courants de la mode et
des débats d’école – afin que s’éveille enfin l’expérience décisive où nous
puissions apprendre avec quelle abyssale profondeur la richesse de l’être
s’abrite dans le néant essentiel ». Que nous dit donc sa Lettre sur l’huma-
nisme de 1946, si l’on parvient à la sortir de son contexte ? Que la suspen-
sion, L’époché qu’il nous invite à faire de l’histoire va de pair avec l’adve-
nue soudaine d’un dire essentiel que cette histoire recouvre et dont elle tire
sa consistance. Heidegger utilise l’image photographique, où nous aurions,
d’un côté, comme pôle négatif, le Gestell, l’arraisonnement du monde à la
technique, l’étant [raison, causalité], et, de l’autre, l’Ereignis, l’événement
qui en serait la révélation, l’Être, conscience première, quasi reptilienne
puisqu’elle nous prend aux tripes et nous donne la nausée. On ne s’étonnera
pas alors que le biologiste contemporain, se faisant l’auxiliaire de l’anthro-
pologue, convoque Heidegger et sa Lettre sur l’humanisme pour définir sa
démarche scientifique :
« La seule question qui puisse nous conduire à l’essence de l’humain
est celle des origine. Le “ d’où venons-nous ? ” vient en réponse du “ que
sommes-nous ? ”.
La parole offre le moyen d’expérimenter l’Être. Elle ne peut pas être
rationnelle, mais poétique et métaphorique. Elle seule permet d’ouvrir une
éclaircie au cœur de la forêt imaginaire dans laquelle l’homme se trouve.
Ce qui fonde l’homme dans l’Être, c’est la parole originelle. Elle met

117
POÏETICA

en lumière la formidable contradiction à l’origine de la vie, celle du sem-


blable et de l’opposé qui en est l’essence » 1

Toute la production moderne est traversée par un désir de ressour-


cement et de confrontation aux mythes originaires, de retrouvailles avec
le « fond humain » qui structure la mémoire individuelle autant que la
mémoire collective. Plus que de leurs nouveautés formelles c’est de cet
originel que sont porteurs tous les primitivismes qui ont fécondé l’art du
XXe siècle. En se rapprochant comme ils ont pu le faire de civilisations
« primitives », comme celle des Indiens Pueblos de l’Arizona et du Nou-
primitivisme veau-Mexique ou celle du Vaudou haïtien, Breton et les surréalistes se sont
persuadés que l’œuvre d’art qui prétend valoir uniquement par ses qualités
plastiques est un mensonge et qu’au contraire l’intensité et la splendeur
de l’expression sont en raison directe de l’ancrage mythique de l’œuvre,
son immersion dans ce que Tzara appelle le « penser non dirigé ». C’est ce
même mécanisme mythique que le surréalisme recherchera, « toutes réser-
ves faites sur son principe même » dans l’ésotérisme comme dans la magie
ou dans le mysticisme.

« Depuis que le genre humain a été expulsé des joies du Paradis [en-
fance, univers primitif, pensée affective], entrant dans l’exil de la vie pré-
Paradis sente [pensée opératoire], il a le cœur aveugle – caecum cor – [domination
du cerveau gauche] à l’égard de l’intelligence spirituelle [l’Être]. Si la voix
divine – vox divina – [cri, rire, amour] disait à ce cœur aveugle [individu,
blind man] : « Marche à la suite de Dieu » ou « Aime Dieu » [croissance,
mouvement, émotion] , comme on le lui a dit dans la Loi, désormais exilé,
refroidi et engourdi dans l’insensibilité [raison pure, principe de causalité],
cantique il ne saisirait pas ce qu’il entendrait [paradoxes, mystère]. Aussi est-ce par
énigmes [ambiguïté, poétique, art] que le discours divin [cerveau droit,
système nerveux, code génétique] s’adresse à l’âme engourdie par le froid
[cerveau gauche] et que, à partir des réalités qu’elles connaît [phénomè-
nes], il lui inspire secrètement – latenter insinvat – un amour qu’elle ne
quasi quadam connaît pas. L’allégorie [langage esthétique, raison poétique] offre en effet
machinam à l’âme éloignée de Dieu [homme-sujet] comme une machine – quasi qua-
dam machinam – [objet à fonctionnement symbolique, poème] qui la fait
s’élever vers Dieu [humain-communion] »

Grégoire le Grand, Commentaire sur la Cantique des Cantiques

1. Jean-Didier Vincent, Qu’est-ce que l’homme ?, 2001

118
LA P R U D E N C E A L’ O E U V R E

119
POÏETICA

120
L’ÂME ORALE DE LA MORALE

Ethique et esthétique, la création à l’épreuve du mal

[ SPECULUM MORALE ]

Jusqu’au XVIIIe siècle le statut éthique de l’image a été surdéterminé


par son caractère théologique.
Dans la tradition de l’Académie et du Portique, l’idée d’image impli-
que plus qu’une ressemblance avec un modèle, une parenté. Le lien avec
le modèle est une opération religieuse et presque magique. Les objets sen-
sibles sont les images des Formes-Idées, ces modèles éternels. Cependant
l’image indique une participation au modèle diminuée par la résistance de
la matière. Pour Plotin il n’y a pas de rapport analogique entre les beautés
sensibles et la beauté de l’Un : elles en sont seulement le reflet infiniment
dilué. C’est pourquoi il récuse formellement la convention stoïcienne qui
voit la beauté dans la symétrie, la mesure et l’agencement harmonieux des
parties et des belles couleurs. Pour lui la beauté réside dans l’acte de con-
templation identificatrice de l’âme, qui, mue par le désir, se fait présente à Plotin
Dieu, Dieu se fait présent à l’âme. La contemplation est la remise en sens contemplation
inverse du mouvement d’émanation du divin, de l’Idée, vers la matière.
La vision « phénoménale » que l’image habituelle offre à nos yeux cor-
porels est dès lors chargée d’une fonction plus haute car, à travers elle, le
spectateur averti, qui regarde « avec les yeux de l’esprit », peut contempler
la réalité « nouménale », la seule qui soit (le reste n’étant qu’apparence),
autrement dit le Noûs néo-platonicien. C’est la recherche de cette vérité
« nouménale » qui pousse Plotin à rejeter la perspective optique comme
apparence mensongère :
« D’où vient que les objets éloignés paraissent plus petits et que, à
une grande distance ils paraissent être à un intervalle peu considérable,
tandis que les objets voisins sont vus avec leur vrai grandeur et à leur vrai
distance ? […] Il faudrait alors que l’objet lui-même fût près de l’œil, pour
être connu avec sa vrai grandeur. »
Avec l’incarnation du divin qu’opère le christianisme le monde se
présente comme un decorum simulacrum de Dieu, conformément à la pa- decorum
role de saint Paul : simulacrum
« les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelles et sa divi-
nité se voient comme à l’œil nu, depuis la création du monde, quand on les
considère dans ses ouvrages »1 .

1. saint Paul, Romains, I, 20

121
POÏETICA

Ainsi se trouve surmontée la dépréciation grecque du sensible par rap-


port à l’intelligible. Nourri de Plotin, saint Augustin n’en restaure pas moins
l’unité, l’harmonie, l’égalité, le nombre comme la « source de la beauté ».
Dieu n’est pas jaloux des beautés temporelles. Il suffit de hiérarchiser cor-
rectement les genres de beauté, de ne pas dédaigner les supérieures, de ne
pas rester captif des inférieures. Augustin articule le sensible à l’intelligible,
mais entre les deux mondes il établit des passages ; toute la terre invite à la
contemplation puisqu’elle contient les signes inépuisables de son créateur.
Et ce sont des préoccupations morales qui commandent au chrétien l’usage
images des images : « Je reproduis par la peinture, dit saint Jean Damascène, les
vertus et les souffrances des saints, parce qu’ils me sanctifient et m’animent
du désir de les imiter »1. C’est ce que met également en relief le IIe concile
de Nicée (787) : « Ce n’est pas par un amour charnel que nous louons les
saints ou que nous les peignons, mais parce que nous voulons avoir leurs
vertus à imiter, et nous retraçons leurs vies dans les livres et nous les re-
produisons par la peinture ; non qu’ils aient besoin d’être loués par nous
par le récit, ou être reproduits en peinture, mais nous faisons tout cela pour
notre utilité »2.
Pour l’homme du Moyen-Âge la dégustation esthétique ne consiste
pas dans le fait de se concentrer sur une autonomie du produit artistique
ou de telle ou telle réalisation naturelle, mais bien en celui d’appréhender
toutes les connexions surnaturelles existant entre l’objet et le cosmos, et de
discerner dans la chose concrète un reflet ontologique de la vertu agissante
de Dieu.
Conception de dérivation platonicienne, le Moyen-Âge conçoit la
beauté du monde en tant que reflet et projection de la beauté idéale. La syn-
thèse la plus suggestive est celle qui s’opère dans le De divinis nominibus
du Pseudo Denys l’Aréopagite. L’univers y apparaît comme une inépuisa-
beauté ble irradiation de beauté. On ne rencontre pas un auteur médiéval qui ne
irradiation veuille revenir sur ce thème d’une ordonnance polyphonique de l’univers.
Le beau se trouve véritablement assuré, avec une caution métaphysique.
En tout existant, il devient possible de déceler la beauté en tant que res-
plendissement de la forme qui a disposé la matière suivant les normes de la
proportion. La notion de congruentia, la proportion, le nombre, est en effet
la définition de la beauté la plus fréquente au Moyen-Âge qui ne fait à cet
égard que reprendre la longue tradition issue de la pensée grecque. Elle n’a
pas seulement une implication formelle : l’ordre, la symétrie mais égale-
ment méthodologique : l’allégorisme. Chez Suger, abbé de Saint Denis et
véritable prototype de l’homme de goût et de l’amateur d’art du XIIe siècle,
la présence sensible du matériau artistique suscite une authentique opéra-
tion de contemplation esthétique à caractère allégorique :
« C’est pourquoi, s’il advient que, par l’affection que j’éprouve pour
la splendeur de la maison de Dieu, l’éclat multicolore des pierres précieuses
me détourne des préoccupations quotidiennes, et que l’honnête méditation,

1. saint Jean Damascène, De Imaginibus, orat. I, 21, P.G., t. XCIV, col. 1252
2. Mansi, t. XIII, col. 301-340

122
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E

capable de faire passer la diversité des saintes vertus du niveau des objets
matériels à celui des choses immatérielles me persuade de me ménager une
pause… il me semble me voir moi-même transporté comme en quelques
régions ignorées de l’univers, qui ne se trouve ni tout à fait dans la boue
terrestre, ni sise complètement dans la pureté du ciel, mais d’où avec l’aide
de Dieu il m’est donné d’accéder de la zone inférieure à la zone supérieure
de manière anagogique »1.
Hormis la proportion l’autre critère essentiel de la beauté médiévale,
la lumière, trouve lui aussi sa légitimité dans son caractère transcendant :
l’idée traditionnelle de Dieu comme source de lumière.
La valeur esthétique médiévale est ainsi une valeur éminemment éthi-
que qui lie le pulchrum (beau) au bonum (bon) autant qu’a l’aptum (utile).
Tout ce système médiéval repose sur l’existence de propriétés transcendan-
tales des êtres : les universaux, qui fondent la possibilité d’une correspon-
dance entre l’Être et l’Univers.
Malgré la lecture positiviste et rationaliste que l’histoire de l’art,
après Burckhardt ou Panofsky, a donné de la civilisation de la Renaissance,
comme elle l’a fait pour la Grèce classique, on peut voir cette imprégnation
platonisante de la beauté liée au bien perdurer jusqu’au XVIIe siècle.
La fortune historiographique d’Alberti est à cet égard significative des
tentatives fréquentes de l’histoire positiviste du XIXe et du début du XXe
siècle de minimiser l’influence de mouvements de pensée issus du néo-pla-
tonisme, de la culture hellénistique en général et de son orientalisme coloré
dont le foisonnement passionnel a toujours rebuté le rationalisme atticiste
occidental.
Depuis la fin du XIXe siècle, Leon Battista Alberti a été généralement
présenté comme l’homme universel par excellence ayant réalisé l’alliance
des sciences, des lettres et des arts. Cette conception remonte à l’ouvrage de
Jacob Burckhardt, La Civilisation de la Renaissance en Italie (1860). Cette
vision d’Alberti, concevant l’homme comme un « heureux dieu mortel », Alberti
qui, grâce à « la raison et à la vertu », réussit tout ce à quoi il touche, a été
remise en cause et bouleversée en 1972 par la thèse d’Eugenio Garin. Des
œuvres moins étudiées d’Alberti, les Intercoenales, Theogenius et Momus,
Garin a fait surgir, par-delà la satire sociale, un Alberti déconcertant qui, se
projetant dans différents personnages de ses dialogues avec une référence
autobiographique constante, exprime pessimisme et cynisme, fatigue de
vivre face à l’absurde de la vie, face à « une réalité ambiguë, changeante,
fuyante, dans un jeu d’apparences et d’illusions », où la vertu ne serait
qu’un masque, une perspective en somme proprement maniériste avant maniérisme
l’heure, aux sources même du canon classique. Ainsi il y aurait une autre
facette chez Alberti, un monde fantasmagorique et fou, de goût médiéval,
aux images cruelles à la Bosch ; une vision de l’homme qui détruit et dé-
vore tout, véritable insulte à la nature, le plus haï de tous les animaux et son
propre ennemi. En déniant à Alberti tout lien avec le platonisme ficinien
Panofsky pouvait ainsi déclarer « qu’en renonçant à une interprétation

1. Suger, De rebus in administratione sua gestis

123
POÏETICA

métaphysique de la beauté, pour la première fois on distendait les liens,


qui, depuis l’Antiquité, n’avaient jamais été relâchés, entre le “ beau “ et
le “ bien ”, et ce en les passant sous silence plus qu’en les rejetant ouverte-
ment ; c’était en fait, sinon déjà en droit, conférer à la sphère de l’esthétique
une autonomie qui ne devait recevoir ses fondements théoriques que plus
de trois siècles après et qui, dans l’intervalle, nous le verrons, fut souvent
remise en question ». On comprend ce sentiment de nombreuses remises en
question d’une autonomie qui, de fait, ne s’est réaliser au moins en théorie,
qu’au XVIIe siècle. Formé par l’humanisme de Pétrarque et de Boccace,
lié avec Nicolas de Cues dont il a repris certains problèmes dans ses Ludi
geometrici (vers 1450), la pensée d’Alberti s’est lentement mais indéniable-
ment développée d’un platonisme encore scolastique à sa nouvelle mouture
renaissante. Le jeune Ficin ne manque pas de le citer parmi ses intimes
« ceux avec qui je m’entretiens, dans un échange réciproque d’idées, de
recherches »1. Il s’agit là des dernières années d’Alberti ; vers 1465-1470, il
a déjà derrière lui son œuvre artistique, scientifique et l’ensemble de ses es-
sais ; son autorité est confirmée par le rôle de premier interlocuteur que lui
confie son ami Cristoforo Landino dans ses Entretiens des Camaldules, qui
se réfèrent à des conversations de 1468 : adoptant l’attitude accueillante de
l’Académie, Alberti y affirme la supériorité de la contemplation sans refuser
la légitimité de l’action, et fait une profession de foi platonicienne qui laisse
« l’Académie ouverte aux Argyropouliens ». En 1485 Politien publiait le De
re aedificatoria avec dédicace à Laurent. C’est l’Académie qui a veillé à la
diffusion de cet ouvrage fondamental que Ficin s’empresse de citer comme
un exemple essentiel de la méthode « platonique et pythagoricienne ». Al-
berti fut ainsi durablement rattaché au mouvement de Careggi. Il a formulé,
l’un des premiers, au terme d’une pensée issue effectivement d’une sorte
de « positivisme » initial qui était une exigence de méthode, cette vision
organique et harmonieuse de l’univers qui sera celle de son temps, et qui
annonce à certains égards celle de Ficin. Il y a en effet un net élargissement
de la théorie de l’art entre le petit traité du De Pictura de 1435 et la somme
doctrinale du De re aedificatoria commencé autour de 1450. En déplaçant
trente ans plus tard l’accent de l’art sur la beauté, de l’activité ordonnatrice
sur la joie de la contemplation, Alberti a incliné sa théorie vers les propo-
sitions du nouvel humanisme platonicien, propositions que reprendront ses
successeurs, jusqu’à Vasari (1550), Dolce (1557), Lomazzo (1584). Il n’y
a aucun doute, pour Alberti, la beauté n’est pas le produit mécanique d’une
heureuse adaptation des parties, l’accord intime qui fait l’harmonie n’est
achevé que par un rayonnement ou, comme il dira encore, par une certaine
grâce, leggiadria, qui est comme la part du divin. Il fait un emprunt remar-
quable à Platon dans la théorie des proportions. Les « médiétés » dont il ex-
pose les propriétés utiles à l’architecture, sont celles qui, selon le « Timée »,
président à la création du monde : elles doivent, pour Alberti, présider à la
composition architecturale. La cosmologie platonicienne vient au secours
de la nouvelle esthétique et l’alimente de ses ressources « pythagoricien-

1. Ficin, Opera, p.936

124
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E

nes ». La valeur cosmologique des principes d’Alberti est encore rendue


évidente par la loi des correspondances qui annoncent déjà Carregi : « les
nombres par la vertu desquels tel accord (musical) plaît aux oreilles des
hommes, sont ceux-là mêmes qui remplissent aussi leurs yeux et leurs âmes
d’un merveilleux plaisir »1.
De par leurs origines platoniciennes l’ensemble des académies qui se
multiplièrent en Italie tout au long du XVIe siècle ont défendu une concep-
tion du beau idéal étroitement lié à des considérations morales. Et même
si au XVIIe un certain aristotélisme vient renouveler le classicisme de
théoriciens comme Bellori l’académisme garde sa base platonicienne et son
exigence d’adéquation entre le plaisir esthétique, le beau, et la morale.
Une autre notion essentielle de la théorie humaniste de l’art a fondé
l’exigence d’engagement moral de toute activité créatrice ; il s’agit de la
parenté étroite qui lie peinture et poésie, sur laquelle, entre 1550 et 1750,
presque tous les traités sur l’art et la littérature insistent : « Ut pictura poe- ut pictura poesis
sis » . La théorie a ses racines dans l’Antiquité, en particulier chez Aristote
et chez Horace. Pour ce dernier : « “ Les peintres et les poètes ont toujours
eu un égal droit d’oser tout ce qu’ils voulaient ”. Nous le savons, et c’est là Horace
une licence que tour à tour nous réclamons et concédons… »2  ; « Une poé-
sie est comme une peinture »3. Dans son traité sur la littérature qui jouissait
lui aussi d’une forte autorité chez les humanistes à partir du XVIe siècle,
Aristote, quant à lui, commence par poser l’identité entre poésie et peinture
comme imitation d’action, l’être humain en action est l’objet à imiter aussi
bien pour les peintres que pour les poètes. « Puisque la tragédie est une imi-
tation d’hommes meilleurs que nous, il faut imiter les bons peintres, parce
que ceux-ci, exprimant la forme propre des hommes, les font ressemblants
tout en les rendant plus beaux ». « Ainsi le principe et, si l’on peut dire,
l’âme de la tragédie, c’est l’histoire ; les caractères viennent en second
(en effet c’est à peu près comme en peinture : si un peintre appliquait au
hasard les plus belles matières, le résultat n’aurait pas le même charme
qu’une image dessinée en noir et blanc) »4. Cicéron compare de manière
analogue l’emploi des mots par les sophistes à la disposition des couleurs
par les peintres5.
La théorie humaniste a dès lors conçu l’art avec les même objectifs et
selon les mêmes méthodes que la poésie. L’exhortation à instruire en même
temps qu’à délecter par la peinture comme par la poésie dérive ainsi directe-
ment d’Horace : « Les poètes entendent soit être utiles, soit faire plaisir, soit
écrire des poèmes à la fois utiles et agréables à la vie. Tous les suffrages
reviennent à celui qui a mêlé l’utile à l’agréable, en donnant au lecteur du
plaisir et de l’instruction. »6 Cette idée que l’art doit instruire l’humanité

1. Alberti, De re aed., IX, 5


2. Horace, Art poétique, vv. 9-11
3. ibidem, vv. 361
4. Aristote, Poétique, VI, 50a
5. Ciceron, Orator, XIX, 65
6. Horace, Art poétique, vv. 333-334 et 343-344

125
POÏETICA

se trouve dès les commencements de la critique de la Renaissance et se


maintient dans la critique européenne jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. On la
trouve chez Alberti, qui observe que la peinture favorise la piété ; Léonard
de Vinci affirme qu’elle sait montrer « molti morali costumi » ( de nom-
breux comportements moraux ) ; les considérations de Dolce sur la conve-
nance prouvent largement qu’il était nourri de la maxime d’Horace dont il
publie d’ailleurs l’Art poétique en 1535. A la fin du XVIe siècle, l’esprit de
la Contre-Réforme encourage cette exigence morale : Armenini écrit que
la peinture sert la cause de la religion chrétienne au moyen des images.
Pour Lomazzo les œuvres les plus importantes n’ont été « peintes que pour
montrer continuellement aux âmes, par le moyen des yeux, la vraie route
qu’il faut suivre pour bien vivre ». La doctrine courante de l’Académie
royale était que la peinture devait plaire et instruire, c’est ce que Félibien
développe dans sa préface aux Conférences ; les académiciens étaient ainsi
profondément conscient du fait que l’instruction morale passait par les rè-
gles et qu’il fallait que la peinture, comme la poésie, ainsi que Boileau le
prescrivait après Horace : « Partout joigne au plaisant le solide et l’utile ».
Cette idée garde encore de sa force chez Diderot lorsqu’il ratifie le mora-
lisme sentimental de Greuze (Salon de 1767).
Cet engagement éthique qui sous-tend toujours l’œuvre d’art, autant
que dans le contenu explicitement moral, est à rechercher dans les modes
de réception et de compréhension du public. La délectation esthétique est
en effet restée, à l’époque moderne, encore fortement imprégnée par la tra-
dition des techniques de méditations. L’ars meditandi transmis depuis l’An-
tiquité par la tradition monastique, sort des cloîtres à la Renaissance. Déjà
le Boccace de la Genealogia deorum renouait avec les vues les plus auda-
cieuses des théologiens néo-platoniciens du XIIe siècles sur la légitimité des
méditation fictions (images et fables) pour l’initiation de l’âme chrétienne par la voie
méditative. Au XVIe siècle la méditation devient, et surtout sous sa forme
ignatienne qui la lie à l’image, une discipline intérieure accessible aux laïcs,
étendue même, par François de Sales, aux femmes ; et cette diffusion nou-
velle culmine avec l’adoption par les écrivains et les poètes. Sans renoncer
à rien des richesses accumulées par des siècles d’exercice ecclésiastique,
l’art de la méditation se trouve vitalisé par la greffe, sur le vieux tronc de
l’ascèse cénobitique, de l’art de persuader des humanistes, de leur philo-
sophie morale retrempée aux sources de Plutarque, de Sénèque, de Marc
Aurèle, de la confiance qu’ils accordent à la lecture allégorique des fables,
à la réflexion sur les images. Méditer est une activité herméneutique qui, au
cours du XVIe siècle, et sur la lancée de l’allégorisme médiéval, s’enhardit
jusqu’à faire de la fable antique un recueil de « lieux de méditation » su-
perposable à la limite à celui que propose l’histoire sainte. Les traits spéci-
fiques de la méditation dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles n’ont rien
fait perdre à celle-ci de sa vigueur étymologique, qui dans le grec mélétê
renvoie à l’idée de prendre à cœur, de veiller à et dans le latin meditatio à
l’idée d’exercice, d’apprentissage d’une discipline. Dans les deux cas, il
s’agit de concentrer l’attention et de la transformer en habitude de l’esprit.
Colorée successivement par la philosophie de l’Antiquité tardive et par la
spiritualité monastique, cette notion de victoire conquise sur la distraction

126
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E

et la paresse naturelles en est venue à désigner un art réglé de la conversion


intérieure, du passage de l’état de trouble profane à un état d’éveil spirituel,
de la volubilité du stultus à la stabilité, toujours à reconquérir, du candidat
à la sagesse et au salut.
La dimension du visible dans le processus méditatif trouve, à la même
époque, un statut canonique dans le genre de l’emblème, qui implique de la
part du lecteur une réflexion en va-et-vient de l’image, ou corps, au texte,
ou âme. Le « mode d’emploi » de l’emblème rejoint la méthode de médita-
tion religieuse qui domine l’époque, les Exercices spirituels : rompant avec
la voie sèche, tout intellectuelle, des maîtres de la Devotio moderna, saint
Ignace y a dessiné une voie ascensionnelle qui fait rebondir l’oratio interior
de tableau en tableau, ou « composition de lieu, avec application des sens »,
sur lesquels l’attention se concentre, et l’analyse méthodique peut se livrer
à son travail d’exégèse autopersuasive. L’emblématique n’est d’ailleurs que
le cas particulier d’une vaste littérature de la fable figurée, au double sens
d’exégèse et d’illustration gravée, où des récits mythologiques païens sont
interprétés au bénéfice de l’éveil moral et religieux des chrétiens. La mé- emblèmes
thode herméneutique autant que le lexique de cette littérature « profane »
de vulgarisation méditative, on les trouve exposés minutieusement dans les
grands recueils qui se multiplient au cours du XVIe siècle : depuis les Hié-
roglyphiques de Pierius jusqu’à l’Iconologie de Ripa, depuis la Mythologie
de Noël Conti jusqu’aux Images ou tableaux des deux Philostrate et de
Callistrate, traduits et commentés par Blaise de Vigenère, pour ne citer que
les plus célèbres.
Cette méthode de peinture méditative est également la source du
genre de la Vanitas, privilège des écoles du Nord. L’extraordinaire entre-
prise de rationalisation iconographique que constituent les livres d’emblè-
mes, a fourni à ces artistes le moyen de conjuguer pensée morale, religieuse
et image. Dans leur intérêt pour l’anatomie et la nature, lié à une profonde
connaissance de la littérature antique, les écoles du Nord sont parvenues à
formuler un type d’images picturales essentiellement destinées à la com-
mende bourgeoise et privée conformes au principe de la Réforme pour
l’iconographie et susceptibles d’inciter les non-croyants à la méditation. vanités
Le tableau se présente comme un amoncellement d’emblèmes et d’objets
dont la possession apparaît vaine. Souvent, un phylactère ou un billet re-
produisent les mots célèbres de l’Ecclésiaste : « Vanité des vanités, tout est
vanité ». Crane, bulle, fleur, miroir ou tout autre objet réflecteur tel que les
verres ou l’orfèvrerie, compositions en niche ou sur une tablette de pierre,
l’ensemble des symboles emblématiques du memento mori sont aujourd’hui
bien connu. Et ce n’est qu’à partir du milieu du XVIIe siècle, avec la classi-
fication progressive des sujets de la peinture en genres, que les tableaux de
dévotions se font « natures mortes », « scènes de genres » ou « paysages ».
En effet, comme pour les scènes de genres ou les natures mortes, le
paysage hollandais du XVIIe siècle répond bien souvent a un contenu moral,
allégorique, latent ou explicite. Les gravures à sentences morales représen-
tant un paysage existent en Flandres depuis la fin du XVIe siècles et don-
nent des clés de lecture allégorique que le public contemporain comprenait
spontanément : une auberge est un lieu de mauvaise vie, un pont de pierre

127
POÏETICA

symbolise l’écoulement du temps et la vanité des choses terrestres, le motif


de l’arbre vert et de l’arbre sec fait référence à une parabole du Christ… Le
« naturalisme » des peintres hollandais du XVIIe siècle n’a pas le caractère
positiviste qu’on a pu lui donner au XIXe et au XXe siècle. S’il existe un
travail sur le motif chez Ruisdael ou chez Rembrandt leurs tableaux n’en
sont pas moins composés en atelier et non en plain air. L’importance de ce
travail créatif, d’imagination, fait que le « réalisme » de l’art hollandais dé-
passe nettement « l’art de dépeindre » et est moins éloigné qu’il n’y paraît
du paysage classique.
Loin de jouir d’un statut autonome, le beau classique trouve, pour
ainsi dire, une justification en se rattachant à la raison, faculté de connaître
la vérité et le bien (si l’on en croit le Dictionnaire de Furetière où la raison
est définie comme « la première puissance de l’âme, qui discerne le bien du
mal, le vrai d’avec le faux »), il s’identifie à ces derniers. L’œuvre d’art con-
çue comme organisme autonome ne se mettra en place qu’à partir du XVIIIe
siècle avec la naissance de l’esthétique. Annie Becq avance de manière con-
vaincante l’hypothèse que cette évolution majeure de la théorie classique du
beau à l’esthétique moderne trouve son origine dans un changement de con-
tenu du terme de raison, dans le passage d’une raison, conçue comme intel-
lectuelle et spéculative, source de règles et préceptes exactement formulés,
Raison à une notion plus souple et plus ouverte, une raison poétique compatible
avec les idées de création et de valeur, essentielles à l’esthétique moderne,
passage d’une raison constituée à une raison constituante.
L’âge classique a en effet pensé le processus de la connaissance selon
le modèle de la vision : la raison y fonctionne comme une simple lumière,
un regard porté sur une réalité existante. Dans la perspective du rationa-
lisme ainsi entendu, pouvait s’édifier une doctrine du beau voyant dans la
raison l’élément constitutif dominant du goût et de la création artistique, as-
signant comme fonction à l’art en premier lieu de représenter le vrai, ce qui
débouche sur esthétique de l’imitation, en deuxième lieu de dispenser une
instruction morale. Le centre de gravité de la pensée, situé par le rationa-
lisme classique dans la raison intellectuelle, au détriment de l’imagination,
mutilée et comprimée, semble, tout au long du XVIIe siècle, s’être peu à peu
déplacé vers la notion plus riche d’esprit : au sein de celui-ci, ce qu’on ap-
pelle les facultés se juxtaposent moins qu’elles ne collaborent étroitement,
voire se confondent en profondeur en une totalité harmonieuse dynamique,
dont le centre moteur se définirait autant et peut-être plus par la tendance
à inventer et à créer qu’à connaître. L’activité artistique est alors théorisée
non plus comme imitation mais comme création, surgie de la subjectivité
irremplaçable de l’artiste. Les dernières années du XVIIe siècle sont rom-
pues par une discontinuité symétrique de celle qui avait brisé, au début du
XVIIe, la pensée de la Renaissance ; alors, les grandes figures circulaires du
savoir où s’enfermait la similitude s’étaient disloquées et ouvertes pour que
le tableau cartésien des identités puisse se déployer ; et ce tableau se défait
à son tour, le savoir se logeant dans un espace nouveau. L’espace général
du savoir n’est plus celui des identités et des différences, celui des ordres
non quantitatifs, celui d’une caractérisation universelle, d’une taxinomia
générale, d’une mathesis du non-mesurable, mais un espace fait d’organi-

128
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E

sations, c’est-à-dire de rapports internes entre des éléments dont l’ensemble


assure une fonction, et ces organisations sont discontinues. On voit ainsi
surgir, comme principe organisateur de cet espace d’empiricités, l’Analogie
et la Succession. La représentation est en voie de ne plus pouvoir définir
le mode d’être commun aux choses et à la connaissance. L’être même de
ce qui est représenté va tomber maintenant hors de la représentation elle-
même, retiré vers l’essence propre des choses, siégeant dans la force qui les
anime, dans l’organisation qui les maintient, dans la genèse qui n’a cessé
de les produire.
C’est dans ce contexte d’émergence d’un nouvel épistémè que, tout
au long du XVIIIe siècle, l’effort théorique européen va renouveler l’ap-
proche de l’activité artistique. Ces spéculations du siècle des Lumières et
de l’Aufklärung aboutissent, en Allemagne, au célèbre ouvrage de Kant,
la Critique de la faculté de juger, 1790, synthèse incomparable ou se for-
mulent à la fois les conditions de possibilité de la science nouvelle dite es-
thétique et ses postulats fondamentaux : désintéressement de la perception
esthétique, sujet génial créateur, œuvre d’art comme organisme autonome.
Seules les propriétés formelles de l’objet sont concernées par le jugement de
goût kantien. La critique de la faculté de juger fonde l’autonomie radicale
du sensible par rapport à l’intelligible, ce qui apparaît philosophiquement
comme un pas en avant capital. Jusque là enfermée dans le rationalisme de
Leibniz, l’esthétique n’avait pas encore assuré cette autonomie : elle était
marquée par un certain platonisme. Une œuvre valait avant tout par l’éven-
tuelle noblesse de son sujet et la « vérité » qui devait y régner. Dès lors,
l’art lui-même ne pouvait occuper qu’une place secondaire dans le champ esthétique
de la culture, après les idées qu’il servait. Kant, en assumant l’autonomie
de la sensibilité par rapport aux deux versants, théorique et pratique, de
l’intelligible, élabora les principes d’une esthétique au sein de laquelle,
observe Luc Ferry, « pour la première fois sans doute dans l’histoire de
la pensée, la beauté acquiert une existence propre et cesse enfin d’être le
simple reflet d’une essence qui, hors d’elle, lui fournirait une signification
authentique ».
Comme l’énonce Kant, un jugement sur la beauté auquel se mêle la
moindre par d’intérêt (das mindeste interesse) est éminemment partial (sehr
parteilich) et ne saurait être considéré comme un jugement de goût pur.
Pour qu’il y ait jugement de goût « pur », le sujet n’a pas à tenir compte
de ce qu’est l’objet et de ce qu’il peut en penser, mais du seul sentiment
de plaisir ou de déplaisir qu’éveille en lui la représentation qu’il en a. Le
plaisir, éminemment changeant, est le seul critère du Beau, mais ce qui plaît Kant
n’est pas une matière sensible, mais la forme que revêt cette matière. La
finalité à laquelle renvoie le Beau est immanente à la forme elle-même :
elle ne suppose aucune fin qui pourrait être situé hors de l’objet ; c’est une
« finalité sans fin ». Le plaisir est donc désintéressé, il ne concerne pas le
contenu, qui ne suscite en nous que de l’agrément. Une œuvre d’art peut
bien être, selon la phrase de Benjamin, un document de barbarie tout autant
que de culture, et un palais, pour reprendre l’exemple de Kant, témoigner
de la vanité des grands en même temps que de la réalité de l’exploitation
des classes laborieuses : dans les termes qui sont ceux de Kant, la question

129
POÏETICA

n’est pas là (nur davon ist jetzt nicht die Rede) : « Ce qui importe pour
dire un objet “ beau ” et fournir la preuve que j’ai du goût, c’est ce que je
fais en moi de cette représentation [was ich aus dieser Vorstellung in mir
selbst mache], et non ce par quoi je dépends de l’existence de cet objet ».
La représentation est rapportée non pas à l’objet mais au sujet, et s’il y a
plaisir, c’est que s’accordent en lui l’imagination et l’entendement, sans que
l’entendement régisse, comme dans le jugement de connaissance, l’imagi-
nation. L’objet beau, la tulipe sauvage par exemple, est un tout et c’est le
sentiment de son harmonieuse complétude qui nous en délivre la beauté.
Le jugement de goût peut alors prétendre à l’universalité parce que « chez
tous les hommes, les conditions subjectives de la faculté de juger sont les
mêmes » ; sans cela, « les hommes ne pourraient pas se communiquer leurs
représentations et leurs connaissances ». D’où l’affirmation : « est beau ce
qui plaît universellement sans concept ».
Toute la tradition formaliste de l’histoire de l’art des XIXe et XXe
siècle s’est fondée sur cette analytique du beau pour faire de l’art un symp-
tôme révélant une culture ou une civilisation donnée à l’insu même des ar-
tistes voire en contradiction avec leurs buts affichés (buts presque toujours
explicitement politiques et moraux). Pourtant la thèse du désintéressement
esthétique n’est pas de manière aussi évidente transposable au domaine
des arts. Dans sa recherche de la beauté idéale Kant constate que la beauté
errante, pulchritudo vaga, organisation finalisée ne signifiant rien, ne mon-
trant rien, ne représentant rien, dépourvue de thème et de texte (au sens
classique), la seule donnant lieu à un jugement de goût pur, ne peut donner
lieu à aucun idéal. La beauté dont on recherche l’idéal est nécessairement
« fixée » (fixierte) par le concept d’une finalité objective. Par suite, contrai-
rement à ce qu’on aurait pu croire, la beauté idéale ne donnera jamais lieu
à un jugement de goût pur mais à un jugement de goût en partie intellec-
tualisé. L’idéal de beauté ne peut donner lieu à un jugement esthétique pur :
celui-ci ne concerner qu’une errance, l’idéal est adhérence, pulchrtudo
adhaerens. Beauté pure et beauté idéale sont incompatibles. Pour Kant cet
idéal du beau ne peut se rencontrer que dans la forme humaine. L’homme
n’est jamais beau d’une beauté pure mais la beauté idéale lui est réservée.
Ici interviennent pour la première fois l’intériorité absolue et la moralité
absolue comme conditions de l’idéal du beau. « De l’idée-normale du beau
se distingue encore l’idéal du beau qu’on ne peut s’attendre à rencontrer
que dans la forme humaine pour des raisons déjà indiquées. Dans celle-ci
l’idéal consiste en l’expression du moral [in dem Ausdrucke des Sittlichen],
sans quoi l’objet ne donnerait une satisfaction ni universelle ni positive (non
simplement négative dans une présentation scolaire correcte). L’expression
visible [Der sichtbare Ausdruck] d’idées morales qui gouvernent l’homme
intérieurement, ne peut être empruntée, il est vrai, qu’à l’expérience ; mais
pour rendre en quelque sorte visible dans leur extériorisation corporelles
[in körperlicher Äusserung] (comme effet de l’intérieur) [als Wirkung des
Innern] leur liaison [Verbindung] avec tout ce que notre raison rattache au
bien-moral dans l’idée de la plus haute finalité : la bonté de l’âme, la pu-
reté, la force, la sérénité, etc., il faut que les idées pures de la raison et une
grande puissance de l’imagination s’unissent en celui qui veut les présenter

130
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E

[darstellen]. Voici ce qui démontre la justesse de cet idéal de la beauté : il


ne permet à aucun attrait sensuel [Sinnenreiz] de se mêler à la satisfaction
[Wohlgefallen] de son objet et cependant il y fait prendre un grand intérêt ;
en conséquence le jugement porté d’après une telle norme ne peut jamais
être purement esthétique, et le jugement conforme à un idéal de beauté ne
peut jamais être un simple jugement du goût » (17).
La notion de sublime est, avec l’idéal de beauté, l’autre grand thème
par lequel la morale réinvestie le champ de l’esthétique Kantienne. Depuis
la fin du XVIIe siècle le sublime et non pas seulement le beau est l’idéal
que les artistes cherchent à exprimer. Kant n’élude pas la question. Tandis
que « le beau fait naître directement par lui-même un sentiment d’inten-
sification [Beförderung : accélération aussi] de la vie et peut s’unir par
suite avec les attraits et le jeu de l’imagination, celui-ci [le sentiment du
sublime] est un plaisir qui ne jaillit [entspring] qu’indirectement, à savoir
de telle sorte qu’il est produit par le sentiment d’une inhibition [Hemmung,
d’un arrêt, d’une rétention] instantanée [augenblicklich] des forces vitales sublime
aussitôt suivi d’un épanchement [Ergiessung : déversement] d’autant plus
fort de ces mêmes forces ». Alors que le « sans-intérêt » (ohne alles Inte-
resse) est le propre de l’expérience du beau, c’est le « contre-intérêt » qui
ouvre l’expérience du sublime. « Est sublime ce qui plaît immédiatement
par opposition [Widerstand] à l’intérêt des sens ». Le sublime a pour Kant
un rapport essentiel à la moralité (Sittlichkeit) qui suppose aussi la violence
faite aux sens. Mais la violence est ici le fait de l’imagination, non de la
raison. L’imagination organise le rapt (Beraubung) de sa propre liberté, elle rapt
se laisse commander par une autre loi que celle de l’usage empirique qui la
détermine en vue d’une fin. Mais par ce renoncement violent elle gagne en
extension (Erweiterung) et en puissance (Macht). Le sentiment du sublime violence
kantien est ainsi d’abord une élévation. Sa définition coïncide avec un nom
divin :  « C’est ce qui est grand absolument, c’est une grandeur qui n’est
égale qu’a elle-même, qui ne trouve pas de mesure en dehors d’elle mais
seulement en elle-même ». Le sublime se produit quand l’imagination,
transportée au-delà du sensible, perd ses supports, et « se sent illimitée par
cela même qu’on lui enlève ses bornes ». Il y a là, comme le souligne Alain
Besançon, un recouvrement remarquable entre le sublime kantien et l’expé-
rience pascalienne des deux infinis.
Idéal du beau et sublime sont deux exemples qui montrent combien
l’esthétique formaliste qui a put se réclamer de Kant n’a pas toujours su
pleinement rendre justice à la pensée de l’auteur ; le formalisme relève en
fait d’un grand mouvement esthétique qui sourd déjà dans la deuxième moi-
tié du XVIIIe siècle en Allemagne. Le terme même d’esthétique fut forgé formalisme
par Baumgarten, qui en fait la théorie de la connaissance sensible comme
pendant de la théorie de la connaissance intellectuelle. Au départ, il se sou-
ciait surtout de la poétique et de la rhétorique, mais dans son Aesthetica de
1750, il la définit comme théorie de tous les arts. Dans son Laokoon (1766), Laokoon
Lessing, critique et dramaturge pose les bases de ce formalisme en insistant
sur la spécificité irréductible des arts plastiques par rapport à la littérature,
rompant ainsi avec le classique  ut pictura poesis. La modernité commence
avec cette émergence de l’idée de l’autonomie de l’art. Le mot « art » de-

131
POÏETICA

vient le nom d’une qualité indicible qui n’obéit pas à des règles préétablies,
qui ne se confond pas avec le beau ou le sublime mais souvent s’y substitue,
et qui arrache à la sphère du mythe et de la religion un espace de spiritualité
laïque objet d’une intellection particulière qu’institutionnalise le musée.
Avec Hegel, l’objet de l’esthétique n’est ainsi plus le beau ni le goût, c’est
l’art dans son autonomie, l’art dans son devenir historique.
Mais si, pour Hegel, l’art est encore un produit de la pensée discur-
sive, pour Rumohr (1785-1842) et son école, chez qui l’Histoire accède au
statut de savoir objectif au sens moderne d’une véritable épistémologie,
l’œuvre d’art n’est pas seulement la matérialisation ou la métaphore d’une
idée : elle fait partie en tant que telle du tissu des activités sociales, elle réa-
git et participe à la vie de la communauté. L’œuvre d’art devient ainsi, pour
symptôme l’histoire de l’art naissante, avant tout un objet historique symptomatique
dont elle a la charge de déchiffrer le sens véritable selon les critères spéci-
fiques de la discipline historique. C’est ainsi qu’Aloïs Riegl (1858-1905) a
Kunstwollen pu forger le concept interprétatif de Kunstwollen (la volonté d’art) qui met
en rapport les formes artistiques avec les caractères sociaux, religieux et
scientifique de l’époque. La volonté d’art y devient la conscience effective
de l’artiste créateur, historiquement reconstituée. La proposition de base de
Wölfflin (1864-1945), qui fonde la méthode formaliste d’interprétation des
œuvres d’art est du même ordre : le style est l’expression de l’état d’esprit
d’une époque et d’un peuple ; or cette expression n’est pas libre : elle est
prise dans un code, et l’histoire de ce code est autonome, et l’histoire de
l’art est pour lui avant tout l’histoire de ses formes. Cette tendance formalis-
te de l’histoire de l’art s’est perpétuée chez de nombreux défenseurs de l’art
moderne, chez Alfred Barr par exemple pour qui l’art abstrait se fondait sur
l’évolution purement esthétique de transformations formelles, ou chez Clé-
ment Greenberg qui a popularisé l’idée d’une « peinture moderniste » à la
recherche d’une identité picturale ultime tout au long d’un processus de ré-
ductions progressives du matériau. L’essence du modernisme « est l’usage
des méthodes caractéristiques d’une discipline afin de critiquer cette disci-
pline même, non pour la subvertir, mais pour l’ancrer plus fermement dans
son aire de compétence ».
Dès la seconde moitié du XIXe siècle, les idées traditionnelles furent
ébranlées par ces conceptions esthétiques nouvelles. Le principe de « l’art
pour l’art », qui a son origine dans l’idée kantienne selon laquelle l’art a sa
propre raison d’être, pouvait justifier de telles approches artistiques; Théo-
phile Gautier, en pleine période romantique, tenait déjà que l’art n’avait rien
à voir avec la morale. La formule « l’art pour l’art » fut introduite en 1818
l’art pour l’art par le philosophe français Victor Cousin, qui fut aussi l’introducteur de la
philosophie hégélienne en France. Sa doctrine, parfois appelée esthétisme,
fut adoptée en Grande-Bretagne par le critique d’art Walter Pater, par les
peintres préraphaélites et par le peintre américain Whistler. En France, le
principe fut le credo de poètes comme Charles Baudelaire. De fait, le prin-
cipe sous-tend en grande partie l’art occidental d’avant-garde au début du
XXe siècle.
Mais même les positions les plus radicales de « l’art pur » ou de « l’art
pour l’art », si elles rejettent tout contenu moralisant n’échappent pas, dans

132
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E

leur démarche même, à un positionnement d’ordre éthique. Dans Les Règles


de l’art 1 Pierre Bourdieu présente la genèse de l’autonomie esthétique à pro- Bourdieu
pos de la génération post-romantique des écrivains et des artistes en France.
Il montre comment Flaubert ou Baudelaire ont contribué à la « constitu- Flaubert
tion du champ littéraire comme monde à part, soumis à ses propres lois »,
Manet réalisant semblable révolution dans le domaine de la peinture. Ce-
pendant il ne manque pas de mettre en évidence que cette revendication de
l’autonomie a une connotation éthique certaine même s’il s’agit plus d’une
éthique du refus que d’une éthique d’adhésion. A partir des années 1840, et
surtout après le coup d’état, le poids de l’argent, qui s’exerce notamment au
travers de la dépendance à l’égard de la presse, elle-même soumise à l’état
et au marché, et l’engouement, encouragé par les fastes du régime impérial,
pour les plaisirs et les divertissements faciles, au théâtre notamment, favo-
risent l’expansion d’un art commercial, directement soumis aux attentes du
public. Il ne fait dès lors pas de doute que l’indignation morale contre toutes
ces formes de soumission aux pouvoirs ou au marché, a joué un rôle déter-
minant, chez des personnages comme Baudelaire ou Flaubert dans la résis-
tance quotidienne qui a conduit à l’affirmation progressive de l’autonomie
des écrivains ; et il est certain que la rupture éthique est toujours, comme
on le voit bien chez Baudelaire, une dimension fondamentale de toutes les
ruptures esthétiques. Comme en témoignent les procès dont ils font l’objet
les tenants de l’  « art pur » vont beaucoup plus loin que leurs compagnons
de routes réalistes, en apparence plus radicaux : le détachement esthète qui
constitue le véritable principe de la révolution symbolique qu’ils opèrent,
les conduits à rompre avec le conformisme moral de l’art bourgeois sans
tomber dans cette autre forme de complaisance éthique qu’illustrent les te-
nants de l’ « art social » et les « réalistes » eux même. Flaubert cherche dans
les sciences un idéal stylistique (la précision) et un modèle cognitif (l’idéal
d’impartialité), il s’en fait une posture d’impassibilité, d’indifférence et de
détachement, voire de désinvolture cynique dont l’esthétisme poussé à sa
limite tend vers une sorte de neutralisme moral, qui n’est pas loin d’un
nihilisme éthique. Il se manifeste dans des relations et des amitiés parfai-
tement éclectiques et s’associe au refus de tout engagement concret (« La
bêtise, selon le mot célèbre de Flaubert, consiste à vouloir conclure »), de
toute consécration officielle et surtout de toute prédication. L’engagement
éthique est alors en quelque sorte décalé. Il ne réside plus dans le sujet
mais dans la dissonance entre le style et le sujet et dans la subversion que
cette dissonance provoque sur les structures traditionnelles des genres, ex-
pressions des hiérarchies morales de la culture conservatrice. Alors que la
mentalité classique, qui concevait la pensée sur le modèle d’une mécanique
purement rationnelle, intellectuelle, et pour ainsi dire mathématisable, pou-
vait considérer la morale comme un corpus intangible de règles positives
universelles, l’esprit romantique et moderne, qui restitue les phénomènes
de connaissance dans un contexte physiologique élargie où l’imagination, la
raison poétique, retrouve une place éminente, préfère rechercher le proces-

1. Bourdieu, Les Règles de l’art, Paris, Seuil, 1992

133
POÏETICA

sus organique en œuvre dans le positionnement éthique, la fonction morali-


sante comme le biologiste étudie la « nature naturante », le jugement plutôt
que la loi, le programme plutôt que son expression conjoncturelle. « Un
homme labyrinthique, disait déjà Nietzsche, ne cherche jamais la vérité,
mais uniquement son Ariane ». Tout le romantisme allemand a mis la vérité
dans une perspective de fuite, cherchant moins le vrai que le chemin du vrai.
On reviendra plus loin sur ce paradoxe d’un engagement éthique consistant
à méthodiquement refuser tout engagement positif stable qui caractérise la
figure du dandy à la monsieur Teste.
Pour en revenir au thème de l’autonomie de l’art que la tradition
formaliste privilégie en s’appuyant sur une lecture partielle de l’esthétique
kantienne, il est intéressant de noter qu’il est presque immédiatement rejeté
par l’esthétique romantique qui nourrira encore une grande partie du XXe
esthétique siècle.
romantique Le philosophe romantique Schelling (1775-1854) peut être considéré,
avec Hegel, comme l’un des fondateurs essentiels de l’esthétique idéaliste.
L’art est selon lui la totalité accomplie de tous les discours fondamentaux,
religion, philosophie, éthique, et, en même temps, l’organe spéculatif fon-
damental, le seul et unique organon. Avec Hegel l’art, dans l’aboutissement
de son devenir historique, l’art romantique, ne fait que mettre en forme une
vérité déjà révélée ailleurs, l’art exprime l’Esprit qui se découvre lui-même
à travers son expression sensible, naturelle. « L’art creuse un abîme entre
l’apparence et l’illusion de ce monde mauvais et périssable, d’une part, et
Hegel le contenu vrai des événements, de l’autre, pour revêtir ces événements et
phénomènes d’une réalité plus haute, née de l’esprit ». « Cette région de
la vérité divine que l’art offre à la contemplation intuitive et au sentiment
constitue le centre du monde de l’art tout entier, centre représenté par la
figure divine, libre et indépendante, qui s’est complètement assimilé tous les
côtés extérieurs de la forme et des matériaux, en en faisant la parfaite ma-
nifestation d’elle-même ». Il n’est pour Hegel de beau ou d’art véritable qui
ne se marque à une adéquation du sensible à la vérité divine, et quand elle
n’est plus possible il n’y a plus d’art. L’art ne saurait donc en aucun cas être
purement plastique. Il est Art de l’intériorité (contenu) dans l’expérience
de l’intériorité (forme). Mais si l’artiste romantique exprime une vérité de
l’Esprit il ne doit en aucun cas se faire le simple traducteur d’un quelconque
dogme établi ; c’est en cela qu’on a pu parler d’autonomie de l’art. La liber-
té est la méthode par laquelle il doit reconstruire la vérité :  « Un artiste ne
doit pas chercher à se mettre en paix avec sa conscience, ni veiller au salut
de son âme ; mais son âme, grande et libre, doit, avant même qu’il aborde
la production, savoir où elle en est, être sûre d’elle-même et confiante en
Liberté elle-même ; et le grand artiste de nos jours a surtout besoin d’un libre
épanouissement de l’esprit, à la faveur duquel tous les préjugés, toutes les
superstitions et croyances qui tendraient à l’attacher à des conceptions et à
des formes déterminées deviendraient de simples aspects et moments dont
le libre esprit puisse se rendre maître, en leur refusant la valeur de condi-
tions consacrées et intangibles auxquelles ils doivent se soumettre, mais en
les recréant pour ainsi dire, en les revalorisant par un contenu plus élevé.
C’est ainsi que tout sujet et toute forme sont aujourd’hui à la disposition de

134
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E

l’artiste » [Esthétique]. On retrouve là le même soucis d’indétermination


formelle que Bourdieu relevait chez Flaubert, et l’esthétique de liberté et de
rupture qui caractérise tout l’art moderne.
Comment et pourquoi ce thème de l’autonomie formaliste de l’art a-
t-il pu structurer de manière si générale le monde de l’art des XIXe et XXe
siècle, aussi bien au niveau universitaire et muséal que marchand alors que
poètes ou artistes continuaient à affirmer que chaque nouveauté formelle
était surtout une avancée morale ; ainsi le vers libre – « l’apport le plus net
du symbolisme » selon Gustave Kahn – était pour Vielé-Griffin et Apolli-
naire, loin de tout formalisme et d’art pour l’art, « une conquête morale »
dont le « conquérant » était Kahn lui-même ?
En fait l’art a été perçu comme une entité autonome avec la consti-
tution d’un espace public où les arts visuels et la musique étaient soumis à
la critique et à la discussion d’un public de connaisseurs. C’est l’entrée de
l’art dans la sphère publique qui a engendré la question esthétique. Dans ce Public
contexte la Critique de la faculté de juger de Kant est une tentative pour
résoudre le problème de l’intersubjectivité. Dans l’acte esthétique, l’homme
affirmant l’universalité de son sentiment dépasse son moi et rejoint autrui.
Kant pose la question esthétique dans le contexte du problème politique de
la « réunion de la liberté (et donc l’égalité) avec la contrainte ». L’univer-
salité formelle du jugement de goût et la sociabilité communicationnelle
qui la garantit et qu’elle garantit, non seulement anticipent l’égalité à ve-
nir, le devenir réel de l’utopie citoyenne, mais contribuent à sa réalisation.
Cependant dès le XIXe siècle cette utopie d’une communication esthétique
universelle s’est avérée problématique. La constitution du concept d’œuvre
d’avant garde, en réinstaurant un consensus communicationnel idéal au sein
de l’élite des spectateurs avancés, a été une première tentative pour mainte-
nir cette utopie. Ce dont l’art tient lieu, c’est d’un motif éminemment politi-
que de croire en une sympathie et une communication, c’est-à-dire, au sens
kantien, en des principes de sociabilité qui ne tiendraient ni à la religion, ni
à la nation, ni à la langue, ni à la parenté, ni à l’intérêt, ni à la dépendance du
commerce, ni à la raison. L’art continue à être présenté comme une source
de légitimation et de motivation qui pourrait réenchanter la vie sociale, mais
face à cette utopie, la démocratie radicale continue de se diluer dans les
communautarismes, chaque groupe social s’enfermant dans le champ d’un
espace semi-privé, celui de sa propre « culture », pendant que le champ
public s’amoindri d’autant.
La constitution du regard esthétique comme regard « pur », capable
de considérer l’œuvre en elle-même et pour elle-même, c’est-à-dire comme
« finalité sans fin », est liée à l’institution de l’œuvre d’art comme objet de
contemplation, avec la création des galeries privées, puis publique, des mu-
sées, avec le développement parallèle d’un corps de professionnels chargés
de conserver l’œuvre d’art, matériellement et symboliquement ; et aussi à
l’invention progressive de l’ « artiste » et de la représentation de la produc-
tion artistique comme « création » pure de toute détermination et de fonction
sociale. Le système académique ne pouvait fonctionner sans l’apport finan-
cier du marché artisanal de l’imitation en plein essor à la fin du XIXe siècle.
Le tarissement de ce marché provoqué par l’invention de la photographie

135
POÏETICA

marché remet en cause toute l’organisation du marché de l’art. Pour que celui-ci
survive, les marchands, acteurs centraux du nouveau système, promeuvent
une nouvelle convention de qualité, l’originalité (comprise dans ses deux
conceptions de nouveauté et d’authenticité), qui devient le principal critère
d’appréciation esthétique et par suite économique des œuvres. Le marché
de la peinture-image se transforme en un marché de la peinture-tableau. Le
champ de production ainsi constitué est un réseau de relation objectives en-
tre des positions, des prises de positions qui se définissent, pour une grande
part, négativement, dans la relation avec d’autres. Chaque prise de position
(thématique, stylistique, etc.) se définit (objectivement et parfois intention-
nellement) par rapport à l’univers des prises de positions. Les éléments les
moins avancées dans le processus de légitimation, refusent ce que sont et
font leurs devanciers plus consacrés. Le privilège accordé à la « jeunesse »,
et aux valeurs de changement et d’originalité auxquelles elle est associée
exprime la loi spécifique du changement dans le champ de production ar-
tistique, à savoir ce que Bourdieu appelle la dialectique de la distinction :
celle-ci voue les institutions, les écoles, les œuvres et les artistes qui ont
« fait date » à tomber au passé, à devenir classiques ou déclassés, à se voir
rejeter hors de l’histoire ou à « passer à l’histoire », à l’éternel présent de
la culture consacrée où les tendances et les écoles les plus incompatibles
« de leur vivant » peuvent coexister pacifiquement, parce que canonisées,
académisées, neutralisées.
Aussi l’autonomie de l’art est-elle un concept dont la sociologie met
en évidence le caractère idéologiquement « intéressé ». Bien qu’elles en
soient grandement indépendantes dans leur principe (c’est-à-dire dans les
causes et les raisons qui les déterminent), les luttes pour la distinction qui
se déroulent à l’intérieur du champ littéraire ou artistique « autonome » dé-
autonomie pendent toujours dans leur issue, de la correspondance qu’elles peuvent en-
de l’art tretenir avec les luttes externes (celles qui se déroulent au sein du champ du
pouvoir ou du champ social dans son ensemble) et des soutiens que les uns
ou les autres peuvent y trouver. La plupart des notions que les artistes et les
critiques emploient pour se définir ou pour définir leurs adversaires sont des
armes et des enjeux de luttes, et nombre des catégories que les historiens
de l’art mettent en œuvre pour penser leur objet ne sont que des schèmes
classificatoires issus de ces luttes et plus ou moins savamment masqués ou
transfigurés.
Toute l’historiographie de l’art met en évidence les enjeux hétéro-
nomes qui ont présidé à la découverte, à l’oubli ou la redécouverte de tel
artiste ou de tel mouvement.
Ainsi par exemple, à l’instar de ce qui se produisit en Angleterre
avec l’art médiéval, la faveur croissante dont jouissait en France le style
rococo, parut constituer, pour l’art moderne, un danger moral et politique
qu’il fallait réprimer. C’est l’irruption des romantiques qui déclencha la
hétéronomie plus redoutable offensive non seulement contre l’art contemporain, mais
de l’art aussi contre ses antécédents présumés de l’époque antérieure. Article après
article, l’excellent critique Delécluze, qui, lui-même avait été l’élève de Da-
vid, ne cessait de fulminer contre des innovations qu’il considérait comme
autant de pas en arrière. Dans un compte rendu du fameux Salon de 1824,

136
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E

il comparait les Massacres de Scio de Delacroix à l’Embarquement pour


Cythère de Watteau. Delécluze qui, en outre, accusait Delacroix d’avoir fait
de son mieux pour « ramener le goût faux, maniéré et flasque qui régnait
dans l’école française vers 1772 »1.
En France, comme en Angleterre, tout penchant pour l’art « hétéro-
doxe » comportait des implications d’ordre politique, social et religieux,
aussi bien qu’esthétique. En 1849, après que la révolution eut chassé Louis-
Philippe de son trône, Delécluze s’emportait en ces termes : « Quant à moi,
qui depuis 1830 observe la marée toujours montante de l’océan démocra-
tique, je n’ai pas encore pu me rendre compte de ce qui peut avoir causé le
mélange monstrueux des opinions républicaines avec le retour du goût pour
les ouvrages de Watteau et de boucher ».
Delécluze exagérait, mais il n’avait pas complètement tors. A la fin
des années 1840, le renouveau du rococo était lié étroitement – mais, bien
sûr, pas exclusivement – à certaines strates de la gauche politique.
L’année précédente, alors que la France était encore une monarchie,
le grand public avait eu pour la première fois l’occasion de constater à quel
point le goût avait foncièrement changé au bénéfice du XVIIIe siècle. L’ex-
position qui se tint cette année-là dans une galerie du Bazar de Bonne-Nou-
velle, premier grand magasin situé sur le boulevard du même nom, revêtait
indéniablement un aspect contestataire du point de vue politique. C’était la
troisième exposition organisée par l’Association des artistes peintres, sculp-
teurs, architectes, graveurs et dessinateurs, fondées par le baron Taylor en
décembre 1844. Parmi les artistes exposées : Théodore Rousseau, Louis Le
nain, Chardin, Watteau, Fragonard, Prud’hom. Par-dessus tout, aux yeux
des nationalistes de gauches qui avaient accueilli avec joie la révolution de
1848, les artistes en questions offraient le suprême avantage de constituer
à eux tous une école française qu’il était possible de situer au même niveau
que celles d’Italie et des Pays-Bas auxquelles, prétendait-on, elle n’était
quasiment redevable de rien.
Le succès de l’école hollandaise est d’ailleurs lui aussi intimement lié
à un engagement politique à gauche. Théophile Thoré, à qui nous devons en
grande partie la célèbre collection Peirere, du nom des banquiers fondateurs
du Crédit Foncier en 1852, partageait son temps, dans les années 1830, école hollandaise
entre la critique d’art et le militantisme de gauche. En 1840, il fut même
condamné à un an de prison pour activités séditieuses. Ses sympathies es-
thétiques les plus vives allaient aux romantiques, et tout particulièrement
au paysagiste Théodore Rousseau. Delacroix exprimait à ses yeux la vie,
Ingres le culte de la forme pour elle-même et l’indifférence en matière poli-
tique. De la même manière, sa dilection pour les maîtres du passé fut sensi-
blement influencée par ses idéaux de gauche. L’art italien, disait-il, avait été
asservi au Christ et à Apollon ; l’art hollandais, au contraire, était l’expres-
sion de la réalité humaine : « Tel est le caractère de l’école hollandaise dans
son ensemble. La vie, la vie vivante, l’homme, ses mœurs, ses occupations,
ses joies, ses caprices […]. Ah ! ce n’est plus l’art mystique, enveloppant

1. Delécluze, journal des débats, 22 mars 1845

137
POÏETICA

de vieilles superstitions, l’art théologique, ressuscitant de vieux symboles,


l’art princier, aristocratique, exceptionnel par conséquence, et consacré
uniquement à la glorification des dominateurs de l’espèce humaine ».
Pour lui la peinture hollandaise constituait une avancée encore inexplorée
de l’esprit humain, moralement supérieure aux grands peintres italiens. Le
nom de Thoré reste le plus indissolublement lié à Vermeer. Il excita la cu-
riosité du public en multipliant dans ses nombreux articles les références
enthousiastes à l’artiste. Sa renommée d’expert s’étendit de plus en plus, et
culmina finalement avec la publication de sa magistrale monographie, parue
d’abord dans la Gazette des Beaux-Arts en 1866.
Les enjeux qui commandent la reconnaissance d’un mouvement
artistique ne sont ainsi jamais purement esthétiques. Ainsi, la victoire
symbolique de l’expressionnisme abstrait américain, on le sait maintenant,
ne s’imposa qu’à partir de 1948, lorsque le MOMA décida de défendre
l’art de ceux qu’on appelait alors les « extrémistes ». Les enjeux défendus
étaient alors clairs comme en témoigne une lettre de Nelson Rockefeller,
président du Boards of Trustees du Musée, à Nelson Aldrich, insistant avec
véhémence sur le fait que l’expérimentation propre à l’art moderne était le
garant, le symbole même de la liberté, le symbole du système démocratique
américain comme le prouvaient les répressions répétées perpétrées par les
nazis et les staliniens envers l’art moderne. L’Amérique, dans sa bataille
idéologique contre l’URSS devait défendre cet art radical non seulement au
nom de la liberté mais aussi disait-on parce que cet expressionnisme abstrait
– qui pensait-on alors ne donnait aucune prise à la propagande – intégrait les
valeurs éthiques et morales (liberté, individualisme, risque) qui définissaient
alors cette nouvelle Amérique libérale. Ce positionnement réactif conforme
à l’analyse du champ de production culturelle de Bourdieu marque les li-
mites des motivations internes de réceptions de l’œuvre, le message que les
artistes veulent faire passer, tout autant que les justifications formalistes des
historiens d’art contemporains comme celle de Greenberg qui soutient que
« l’histoire de la peinture d’avant garde est celle d’une rédition progressive
à la résistance de son médium »1 .
Si l’autonomisation du travail intellectuel a pu conduire à croire à
l’indépendance des idées et des œuvres, à leur total détachement vis-à-vis
de leurs conditions de production, la sociologie met en évidence que les
idées apparemment les plus abstraites, les plus universelles ou désincar-
nées – celles issues de la réflexion philosophique, du travail scientifique,
de la création artistique – sont sensiblement tributaires de leur condition
de production. « L’illusion scolastique » consiste à croire qu’il peut exister
illusion scolastique un art pour l’art, une philosophie comme pur travail du concept, un travail
scientifique désincarné. En fait, les idées ont une histoire, un passé, un in-
conscient, un lourd héritage, elles s’inscrivent dans des stratégies liées à une
trajectoire, à un jeu de positionnement au sein d’un univers social donné.
La sociologie établit, logiquement et expérimentalement, que plaît ce dont
on a le concept, ou plus exactement, que seul ce dont on a le concept peut

1. Greenberg, Vers un nouveau Laocoon, 1940

138
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E

plaire ; que par suite, le plaisir esthétique en sa forme savante suppose l’ap-
prentissage et, dans le cas particulier, l’apprentissage par l’accoutumance et
l’exercice, en sorte que, produit artificiel de l’art et de l’artifice, ce plaisir
qui se vit ou entend se vivre comme naturel est en réalité plaisir cultivé.
L’œuvre d’art considérée en tant que bien symbolique n’existe comme
telle que pour celui qui détient les moyens de se l’approprier, c’est-à-dire de
la déchiffrer. Les schèmes d’interprétations sont la condition de l’appropria-
tion du capital artistique. La compétence artistique se définit donc comme
la connaissance préalable des principes de division proprement artistiques capital artistique
qui permettent de situer une représentation, par le classement des indica-
tions stylistiques qu’elle enferme, parmi les possibilités de représentation
constituant l’univers artistique. Ce mode de classement s’oppose à celui
qui consisterait à classer une œuvre parmi les possibilités de représenta-
tions constituant l’univers des objets quotidiens (ou plus précisément, des
ustensiles) ou l’univers des signes, ce qui reviendrait à la traiter comme un
simple moyen de communication chargé de transmettre une signification
transcendante. Percevoir l’œuvre d’art de manière proprement esthétique,
c’est-à-dire en tant que signifiant qui ne signifie rien d’autre que lui-même,
cela consiste à en repérer les traits stylistiques distinctifs en la mettant en
relation avec l’ensemble des œuvres constituant la classe dont elle fait par-
tie et avec ses œuvres seulement. Comme le remarque Panofsky, ceux qui
n’ont pas reçu de leur famille ou de l’école les instruments que suppose la
familiarité sont condamnés à une perception de l’œuvre d’art qui emprunte
ses catégories à l’expérience quotidienne et qui s’achève dans la simple re-
connaissance de l’objet représenté. Privés de « la connaissance du style » et
de la « théorie des types » seules capables de corriger respectivement le dé-
chiffrement du sens phénoménal (iconographie) et du sens signifié (icono-
logie), les sujets les moins cultivés sont condamnés à saisir les œuvres d’art
dans leur pure matérialité phénoménale, c’est-à-dire à la façon de simples
objets du monde. Dans ces conditions l’esthétique peut-elle être autre chose
qu’une dimension de l’éthique (ou, mieux, de l’ethos) de classe ?
Il est intéressant de noter à cet égard que l’approche esthétique des
œuvres d’art comme expérience spécifique de perception fondamentale-
ment différente de celle des objets quotidiens, qui est une constante chez les
historiens ou chez les philosophes de l’art, c’est encore la démarche d’Ar-
thur Danto dans La transfiguration du banal, est en profonde contradiction
avec la pratique effective des artistes, poètes, peintres, musiciens, qui dès la
fin du XVIIIe siècle se sont attaché à réintégrer dans la sphère de la création
de multiples pratiques culturelles de type folklorique, ce que la muséogra-
phie nommera les arts et traditions populaires. Ainsi, en 1806 déjà, Goethe
– dont l’influence sur le milieu artistique a été sans commune mesure avec
celle d’aucun esthéticien ou historien d’art – avait publié un article sur les
chants populaires allemands regroupés par Achim von Arnim et Clemens
Brentano sous le titre Des Knaben Wunderhorn. Il y avait insisté sur la gran-
de valeur poétique qu’il accordait à ce genre de poésie : « Le génie poétique
est parfait en lui-même, où qu’il apparaisse ; il se peut bien que l’imper-
fection du langage, de la technique extérieure, ou quoi que ce soit d’autre,
s’opposent à lui, il possède la forme intérieure, plus haute, et qui en fin de

139
POÏETICA

compte domine tout »1. Comme il le déclare dans une de ses maximes : « Le
talent poétique est tout autant donné au paysan qu’au chevalier. Il importe
seulement que chacun assume son propre état et le traite selon son rang ».
Une veine ethnologique court ainsi dans tout l’art romantique, veine qui
ne s’exprime pas avec plus de force dans les tendances « primitivistes » de
primitivismes l’art moderne qui veut réconcilier l’art et la vie.
Si, de l’avis même des poètes et des artistes, le phénomène artistique
a pu paraître universellement accessible, il n’en reste pas moins que son
expression institutionnalisée, dont la légitimité ne cesse de faire problème, a
toujours été l’enjeu de luttes de pouvoir. A chaque époque le gouvernement
de l’art a été monopolisé par le groupe médiateur central, entendant par-là le
groupe social qui donne à un certain moment de l’Occident son esprit et son
style parce qu’il administre le sacré du moment. L’Eglise a administré Dieu
et le salut, les cours princières, la puissance et la gloire, les bourgeoisies,
la Nation et le Progrès, les entreprises multinationales le Profit et la crois-
sance, aujourd’hui les Médias le réseau de l’information et de la communi-
cation. Le porteur des valeurs d’Unification, c’est-à-dire du sacré social, est
aussi celui qui ponctionne le mieux les surplus économiques. Le principal
collecteur de plus-value collectionne les Images les plus valorisantes.
A partir de la mise en place du champ de production de l’art auto-
nome, au milieu du XIXe siècle, et jusqu’au milieu du XXe siècle, le monde
de l’art a été structuré par la mentalité bourgeoise et nationale de l’artiste
travailleur indépendant, libéral, inventif, défendu par des critiques et des
marchands qui, dans un contexte économique concurrentiel, répondaient
eux même à cette typologie.
Après la seconde guerre mondiale se met en place un nouvel ordre
mondial politique et économique. L’art moderne est devenu un enjeu public
essentiel dans la lisibilité idéologique des deux grands blocs Est et Ouest,
avec le paradigme réalisme pour l’un et le formaliste international pour
l’autre. La clef de voûte du nouveau système de « l’art de la liberté », à
l’image du nouveau libéralisme international qui se met en place, est, selon
marchands la terminologie de Raymonde Moulin, le « marchand-entrepreneur ». Ces
entrepreneurs « nouveau style » se distinguent des pères fondateurs (Paul
Durand-Ruel, Ambroise Vollard ou Daniel-Henri Kahnweiler) non seule-
ment par un usage différent du temps, mais par de nouvelles relations avec
les artistes, les instances culturelles et le public, dans un contexte où, à par-
tir des années 60, s’est développée l’action publique en faveur des artistes,
en même temps que les choix artistiques, au niveau national (ou fédéral), se
sont orientés vers les formes avancées d’art contemporain. C’est l’opposi-
tion entre deux conceptions du marché, l’une fondée sur l’éternité de l’art
et l’autre sur le « tourbillon innovateur perpétuel », l’opposition entre la
stratégie du temps long et des succès différés et celle du temps court et du
renouvellement continu. Cette nouvelle stratégie, jouant sur un temps rac-
courci, appelle un espace d’action socialement et géographiquement élargi.
Les nouveaux entrepreneurs ne refusent plus la commandite bancaire ni la

1. Goethe, Ecrits sur l’art, Paris, Flammarion, 1996, p.281

140
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E

publicité, ils ne se situent pas à contre-courant des institutions culturelles


et disposent d’un public soumis au jugement des professionnels de l’art
contemporain et attiré par la mode et / ou la fièvre spéculative. Cette l’épo-
que diagnostiquée comme celle de « la fin de l’idéologie »1 a ainsi vu la
vague montante du libéralisme s’accompagner de l’idée que le capitalisme
pouvait tout absorber et tout cannibaliser, y compris les tendances les plus
subversives.
Sur chaque grande place commerciale, le secteur de l’art contempo-
rain se structure autour d’un nombre limité de galerie-leaders, celles qui,
assurées d’un soutien bancaire, sont pourvues d’un fort capital culturel
et sont capables de mettre en œuvre ce que les économistes appellent
une technologie de consommation pour fabriquer la demande susceptible
d’apprécier un nouveau produit artistique. Cette technologie combine les
techniques du marketing commercial et de publicité d’une part, enseignées
actuellement dans des écoles commerciales d’ « ingénierie culturelle » ou
dans les structures institutionnelles du type Ecole du Patrimoine, avec cel-
les de diffusion culturelle d’autre part. La recherche de la minimisation des
coûts de développement d’une technologie de consommation artistique a
contribué à l’internationalisation du marché et imposé cette forme suprême
de monopole que constitue la coalition. Une galerie-leader peut disposer
d’un réseau de diffusion (national et, éventuellement international), des
quasi-franchises en quelque sorte, qui montre « ses » artistes. Plusieurs
galeries bénéficiant chacune, dans un pays donné et pour un artiste donné,
d’une exclusivité nationale, peuvent s’entendre entre elles pour s’assurer le
monopole international de la vente des œuvres de cet artiste. L’évolution
récente du marché fait que ces ententes de caractères oligopolistiques s’opè-
rent, le plus souvent, ponctuellement et sur le court terme. La coopération
entre les marchands tend de plus en plus à l’emporter sur la compétition
pour répondre au coût élevé et à la succession rapide des lancements.
Léo Castelli a été, après la seconde guerre mondiale, l’archétype du
marchand-entrepreneur et de la galerie leader. La promotion des artistes
qu’il a défendu repose en effet sur un réseau culturel, mondain, médiatique
et commercial. Il a travaillé non seulement avec les musées des Etats-Unis Léo Castelli
mais avec ceux du monde entier et avec les plus grands collectionneurs
américains et européens comme E et R Scull, Newhouse, Eli Broad, Saat-
chi, Panza di Biumo, Peter Ludwig etc. Ce réseau à prédominance culturelle
se doublait d’un réseau à prédominance marchande, celui des friendly gal-
leries, avec en premier lieu la galerie de son ex-femme Ileana Sonnabend.
Castelli s’est ainsi entouré d’un réseau de galeries aux Etats-Unis, au Ca-
nada et en Europe, dans lequel le travail de ses artistes a été régulièrement
montré. Ce réseau a été suffisamment dense au milieu des années 70 pour
que 70% des ventes réalisées par Castelli s’effectuent par d’autres galeries,
à peu près la moitié d’entre elles se trouvant en Europe.
Les grands collectionneurs internationaux, qu’on évalue généralement
à une centaine, sont les premiers gros acheteurs de ces galeries. Ils achètent

1. Bell, The end of Idéologie, 1960

141
POÏETICA

tôt, à des prix relativement faibles, un nombre élevé de pièces de chacun des
artistes représentatifs des mouvements auxquels ils s’intéressent. L’entrée
massive d’une nouvelle tendance dans une collection de référence con-
tribuant, dès avant l’entrée au musée, à l’officialisation d’un mouvement
artistique. Le grand collectionneur, étant généralement membre du conseil
d’administration d’un musée, facilite la reconnaissance institutionnelle des
artistes qu’il soutient. La corrélation des évaluations émises par les diffé-
rents acteurs économiques et culturels, est forte, au moins autant qu’ils in-
terviennent dans des secteurs homologues du champ culturel et du marché.
Tout se passe dès lors comme si les grands collectionneurs, détenteurs de
stocks importants, constituaient, avec les marchands une coalition ayant les
moyens de contrôler le marché, comme si ces acteurs s’organisaient pour
autoréaliser leurs propres anticipations de la valeur d’un artiste.
Le marché de l’art contemporain présente en effet depuis les années
marché de l’art 50 différents caractères opposés au modèle de concurrence efficace : il vit
selon des évènements particuliers ; il est épisodique et irrégulier ; il n’est
pas transparent, l’information qu’il livre étant toujours partielle, voire par-
self-fulfilling tiale ; enfin il est le lieu par excellence de ces anticipations au troisième de-
prophecies gré et de la prévision qui se réalise d’elle-même (self-fulfilling prophecies).
Le marché de l’art est un marché d’initié où le délit d’initié fait partie de
la règle du jeu à l’inverse des règles qui régissent la marché boursier ; un
paradis d’initié, faute de n’être un total paradis fiscal. L’un des phénomènes
les plus significatifs de ces dernières années est d’ailleurs le déplacement
du commerce de l’art des galeries vers les ventes publiques, corrélatif d’une
circulation accélérée des œuvres et d’un nouveau rapport à la collection.
Les années 80 ont vu l’influence des grands collectionneurs, les Tre-
maine, la baronne Lambert, Raymond D. Nasher (promoteur de centres
commerciaux), Panza di biumo, Charles Saatchi (publicitaire), Peter Lud-
wig (roi du chocolat), François Pinault (grande distribution, luxe), devenir
écrasante et quasi-monopolistique. Pour gérer leur collection, ces méga-
collectionneurs rémunèrent des conservateurs et, pour écrire, à partir d’elle
l’histoire de l’art, ils financent d’imposant catalogues. En achetant un très
grand nombre d’œuvres de mêmes artistes, ils en contrôlent l’offre, donc la
cote (c’est le cas de Damien Hirst, chouchou de Saatchi, ou de Jeff Koons,
soutenu par Pinault, notamment). Saatchi, fils du directeur d’une usine de
textile d’origine irakienne, est aujourd’hui à la tête d’une collection de plus
de 2500 œuvres issues de 350 artistes. Le publicitaire londonien a fait la
réputation de Carl Andre, Robert Ryman, Damien Hirst… et défait celle
de Sandro Chia. Harry Bellet le décrit : « Sorcier de la publicité, C.Saatchi
aime créer un marché, faire et défaire les réputations. L’artiste italien S.
Chia a eu du mal à se remettre du jour où C. Saatchi s’est défait de ses
tableaux en claironnant qu’il ne croyait plus en lui »1. A côté de ces « loco-
motives » du marché et, plus largement, du système tout entier, ces années
ont consacré le type nouveau du collectionneur affairiste, utilisant le marché
comme la bourse où il a d’ailleurs le plus souvent accru sa fortune.

1. Harry Bellet, Le marché de l’art s’écroule demain à 18h30, Nil Editions, 2001

142
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E

Dans ce système, les responsables des musées quant à eux sont, à leur
manière, des zinszins, ces investisseurs institutionnels, grandes compagnies
d’assurance, Caisse des dépôts, banques, organismes plus ou moins liés
aux autorités économiques et politiques qui pèsent opportunément sur les
grandes tendances du marché boursier. Si les conservateurs n’ont plus les
moyens financiers de faire les prix, il demeure que leurs choix servent d’éta-
lon de valeur, comme le soulignait Jean Baudrillard : « De même qu’il faut
un fonds-or, la couverture publique de la Banque de France pour que s’or-
ganisent la circulation du capital et la spéculation privée, il faut la réserve
fixe du musée pour que puisse fonctionner l’échange signe des tableaux. Les
musées jouent le rôle des banques dans l’économie politique de la peintu-
re »1. Comme l’a bien noté Marc Fumaroli, l’Etat culturel socialiste a connu
une dérive qui l’a fait passer de l’action culturelle à finalité de reconstruc- commercialisme
tion morale à la Malraux à un commercialisme culturel qui n’a souvent rien culturel
à envier au management commercial tout court, sauf les résultats. Le musée,
public ou privé, au centre de ce dispositif, est devenu une sorte de banque
centrale dans un monde de l’art sans étalon-or ni parités fixes.
Mais l’emprise de l’économie sur la production artistique s’exerce
aussi à l’intérieur même du champ à travers le contrôle des moyens de pro-
duction et de diffusion culturelle, et même des instances de consécration.
Il s’agit ici d’un problème global dont l’acuité est devenue évidente dès les
années 80 et les premières manifestations de la mondialisation, le problème
de la prise de pouvoir d’un nouveau « groupe médiateur central », pour
reprendre la terminologie de Régis Debray, celui de la communication et mondialisation
des médias. Les producteurs attachés à de grandes bureaucraties culturelles médias
(journaux, radio, télévision) sont de plus en plus contraints d’accepter et
d’adopter des normes et des contraintes liées aux exigences du marché et,
notamment, aux pressions plus ou moins fortes et directes des annonceurs ;
et ils tendent plus ou moins inconsciemment à constituer en mesure univer-
selle de l’accomplissement intellectuel les formes de l’activité intellectuelle
auxquelles leurs conditions de travail les condamnent (on peut penser par
exemple au fast writing et au fast reading qui sont souvent la loi de la pro-
duction et de la critique journalistique). fast writing
L’exclusion hors du débat public des artistes, des écrivains et des
savants est le résultat de l’action conjuguée de plusieurs facteurs : certains
ressortissent à l’évolution interne de la production culturelle – comme la
spécialisation de plus en plus poussée, tandis que d’autres sont le résultat de
l’emprise de plus en plus grande d’une technocratie qui, avec la complicité
souvent inconsciente des journalistes, pris aussi au jeu de leurs concurren-
ces, trouve une complicité immédiate dans une technocratie de la communi-
cation, de plus en plus présente, au travers des médias, dans l’univers même technocratie de la
de la production culturelle. Les forces d’inertie les plus profondes du monde communication
social, sans parler même des puissances économiques qui, notamment à
travers la publicité, exercent une emprise directe sur la presse écrite et par-

1. Jean Baudrillard (Pour une critique de l’économie politique du signe, Gallimard,


1972

143
POÏETICA

lée, peuvent ainsi imposer une domination d’autant plus invisible qu’elle ne
s’accomplit qu’à travers des réseaux complexes de dépendance réciproque.
Ces nouveaux maîtres à penser sans pensée monopolisent le débat
public au détriment des professionnels de la politique (parlementaire, syn-
dicalistes, etc.) ; et aussi des intellectuels ou des artistes qui sont soumis,
jusque dans leur univers propre, à des sortes de coups de force spécifique,
à la syntaxe sensationaliste du Spectacle. La culture devenue intégralement
marchandise doit aussi devenir la marchandise vedette de la société spec-
taculaire. Le faux choix dans l’abondance spectaculaire, choix qui réside
spectacle dans la juxtaposition de spectacles concurrentiels et solidaires comme la
juxtaposition des rôles (principalement signifiés et portés par des objets)
qui sont à la fois exclusifs et imbriqués, se développe en lutte de qualités
fantomatiques destinées à passionner l’adhésion à la trivialité quantitative.
Ainsi renaissent de fausses oppositions archaïques, des régionalismes ou
des intégrismes identitaires chargés de transfigurer en supériorité ontolo-
gique fantastique la vulgarité des places hiérarchiques dans la consomma-
tion. L’étiquette publicitaire donne des couleurs fantasmatiques spécifiées
à l’uniformité du réel consumériste de la « vidéo sphère ». CNN contre
Al Jazira ? Ainsi, de manière paradoxale, dans le monde de l’art actuel,
l’hétérogénéité stylistique revêt d’abord la figure d’une homogénéité de la
diversité. Cette diversité homogène, où tout est différent et pourtant tout
est toujours pareil, est celle même qui correspond à la culture véhiculée par
les médias, les agences de presse, les quelques groupes-mammouths de la
communication, cette culture planétaire qui est consommée par les élites de
pouvoir, multinationales qui se ressemblent de plus en plus dans leurs goûts,
leurs loisirs, leurs pratiques de consommation, y compris culturelle, et leur
cosmopolitisme. Aussi tous ceux qui exaltent ce vacarme mass-médiatique,
le sourire imbécile de la publicité, l’oubli de la nature, l’indiscrétion élevée
au rang de vertu, il faut les appeler : « collabos du moderne ».
La décrue des images en simples sigles a en effet été rythmée par le
passage de la réclame (vanter les qualités d’un objet) à la publicité (flatter
les désirs d’un sujet). Elle a accompagné le transfert des priorités, dans
l’ordre médiatique, de l’information à la communication (ou de la nouvelle
Art et publicité au message) ; dans l’ordre politique, de l’Etat à la société civile, du parti au
réseau, du collectif à l’individu ; dans l’ordre économique, d’une société de
production à une société de services ; dans l’ordre des loisirs, d’une culture
d’avertissement (école, livre, journal) à une culture de divertissement, et
dans l’ordre psychique, de la prédominance du principe de réalité à celle
du principe de plaisir. Tout cela débouche sur un ordre nouveau, complet
et cohérent. Dès lors que le désir supplante le besoin et que la marchandise
atteint son « stade esthétique », créatifs et créateurs fusionnent. Art et Pub
même combat. La promotion de l’œuvre devient l’œuvre, l’art est l’opéra-
tion de sa publicité. Les artsites contemporains intègrent automatiquement
cet autre, ce terminal qu’est la demande de masse, cette fatalité massive de
la banalité. En reniant ses propres principes d’illusion, de symbolisme, pour
performance devenir une performance, une performance d’installation, voulant récupé-
rer toutes les dimensions de la scène, de la visibilité, se faire extrêmement
opérationnel lui aussi, par cette espèce de visibilité forcée, l’art contempo-

144
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E

rain entre alors dans le même champ que les médias, que la publicité. Il ne
s’en distingue plus. Peut-on encore parler d’art ? Le développement à Soho,
dans le milieu des années 80, d’un marketing agressif et d’une publicité hy- hype
perbolique (hype) a introduit, dans le marché de l’art, des méthodes familiè-
res au marché des variétés, le show-biz. L’art américain de cette période le
plus proche des graffiti et le plus chargé de thèmes médiatiques, a d’ailleurs
fait une entrée fracassante sur le marché avant d’avoir droit de cité dans les
musées et les circuits culturels américains, avant même d’avoir obtenu le
feu vert de la critique journalistique. L’image publicitaire impose ainsi sa
loi, elle est devenue le médiateur central, véritable lieu du Sacré contem-
porain c’est-à-dire le principe d’unité d’un nouveau collectif globalisé. Le sensationnalisme
sensationnalisme est aujourd’hui le meilleur vecteur d’impact médiatique
donc  de « qualité  artistique ». Quelques dizaines d’artistes maîtrisant les
ficelles de la communication, ont su mettre à profit cette nouvelle donne.
Epaulés par quelques gourous influents (grands collectionneurs, marchand,
conseillers, commissaires-priseurs…), ils ont vu leur cote monter en flèche.
Certains, comme le journaliste Harry Bellet, n’hésitent pas à parler d’enten-
te tacite… Une poignée d’avant-gardistes mène la danse. Comme l’Améri-
cain Jeff Koons et ses photographies porno-kitch avec la Cicciolina. Le Bri-
tannique Damien Hirst est lui aussi connu pour ses frasques dont raffolent
les médias ; Il a notamment réalisé un moule transparent de sa tête qu’il a
rempli de son propre sang. L’italien Maurizio Cattelan s’est également illus-
tré à plusieurs reprise par ses coups d’éclat destinés à le faire sortir du lot. auctioneers
Son mannequin du pape écrasé par une météorite, « la Nona Ora », exposé
dans une galerie de Varsovie en 2000, a provoqué un tollé ; ce parfum de
scandale a attiré les foules, un an plus tard, lors d’une vente chez Christie’s
à New York où son vendeur a pu réaliser une belle plus-value. Les auctio-
neers ont également compris tout l’intérêt financier de médiatiser une vente
aux enchères. Les médias font monter la pression sur les enchérisseurs et,
au final, exploser les prix. Les acheteurs eux même peuvent profiter de la
médiatisation sensationnaliste d’une vente record. Ainsi, grâce à la média-
tisation de la vente des Tournesols, l’assureur japonais Yasuda a trouvé de
nouveaux assurés et a rentabilisé son investissement.
Le dernier grand bouleversement du monde de l’art a bien été cette maisons
monté en puissance, dans les années 90, des grandes maisons de ventes aux de ventes
enchères, Sotheby’s, Christie’s et Phillips. Disposant d’un vivier d’ache-
teurs-collectionneurs, entretenu par une savante politique de relations
publiques, et d’un fichier d’experts, historiens ou conservateurs de musée
intervenant comme conseils, qui garantissent au mieux les prix et l’origine
des pièces vendues (non sans certaines bavures !), ces maisons, intégrées à Arnault - Pinault
de grands groupes industriels multinationaux (LVMH de Bernard Arnault
pour Phillips, Artémis de François Pinault, pour Christie’s) représentent marché globalisé
bien l’état quasi achevé de la globalisation du marché de l’art et du luxe. du luxe
Dans un marché qui ne fonctionne plus comme une juxtaposition de mar-
chés nationaux communiquant plus ou moins bien entre eux, mais comme
un marché global, les mécanismes économiques et techniques de la mon-
dialisation des transactions et la « financiarisation » accrue des économies
interdépendantes ont exercé une influence décisive sur la structure et le

145
POÏETICA

fonctionnement du marché en inversant le rapport de force entre les galeris-


tes et les grandes maisons de ventes aux enchères.
Ainsi, depuis le milieu des années 80, l’art est devenu un actif finan-
cier qui, à l’instar des biens immobiliers ou des actions en Bourse, fluctue
au gré des cycles économiques. Après le krach d’octobre 1987, nombre
Art - actif financier d’investisseurs y ont vu une valeur refuge. Notamment les investisseurs
japonais, qui, lancés dans une évasion fiscale massive, ont alors fait main
basse sur les plus belles pièces en déboursant des fortunes. Comme le
magnat du papier, Ryoei Saito, qui, en 1990, a acheté « le Moulin de la
Galette » de Renoir et « Le Portrait du docteur Gachet » de Van Gogh pour
160,6 millions de dollars. La guerre du Golfe et l’effondrement de l’immo-
bilier nippon ont ensuite stoppé cette fièvre spéculative ; jusqu’à ce que le
business reparte de plus belle, en 1998, dopé par la croissance américaine et
l’euphorie boursière. Aujourd’hui « acheter de l’art contemporain est deve-
nu l’une des activités sociales favorites de la jet-set américaine », souligne
Philippe Ségalot, négociant indépendant à New York et ancien responsable
du département Art contemporain chez Christie’s. Le marché de l’art res-
semble d’ailleurs à s’y méprendre au second marché boursier. Il s’est doté
d’indices : le JDA art 100, le CAC 32, construits sur le modèle du CAC 40
à partir du prix d’œuvres de référence ou de cote des peintres. De plus une
presse spécialisée, le Kunst Kompass, publie les cotes des tableaux comme
le fait le Wall Street Journal pour le cours des actions boursières. Dans ce
prolongement et surfant sur la vague Internet, l’entreprise ArtPrice, fondée
en 1997 et liée à LVMH, a dédié son activité à la collecte et au traitement
d’informations émanant de toutes les ventes publiques de par le monde. A
partir de ces éléments, l’un de ses départements publie des indices d’évolu-
tion des prix de tout type d’œuvre d’art.
Cette évolution récente du milieu de l’art a deux conséquences qui
distinguent ce milieu de celui qui a soutenu les premières avant-gardes.
La première est que, sous pression de la masse-média, ce ne sont plus les
idées neuves qui prévalent mais les idées conservatrices. En particulier les
idées conservatrices d’idées neuves. L’esthétique des mass média est iné-
vitablement celle du kitsch, cette traduction de la bêtise des idées reçues
dans le langage de la beauté et de l’émotion ; et au fur et à mesure que les
mass média embrassent et infiltrent toute notre vie, le kitsch devient notre
esthétique et notre morale quotidiennes. Jusqu’à une époque récente, disons
la fin des années 60, le modernisme signifiait une révolte non-conformiste
contre les idées reçues et le kitsch. Aujourd’hui, la modernité se confond
avec l’immense vitalité mass-médiatique, et être moderne signifie un effort
effréné pour être à jour, être conforme, être encore plus conforme que les
avant-garde plus conformes.
L’autre conséquence est qu’une séparation s’est produite entre ce
milieu et la plupart des intellectuels, écrivains et critiques, qui auparavant
y participaient. Certains parmi les plus brillants ont simplement délaissé
un champ qui n’offrait plus de support à une réflexion un tant soit peu exi-
geante et se sont tournés vers d’autres disciplines (architecture, photogra-
phie, cinéma, etc.) ou bien se consacrent à des travaux d’historiens. C’est
par exemple la pression du marché qui, déjà, expliquait le retrait de Michel

146
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E

Ragon de la critique d’art :


« Le marché du tableau est un marché ignominieux. J’ai abandonné
la critique d’actualité en grande partie à cause justement de ce commerce.
Tout ce que je pouvais écrire au moment où j’ai obtenu une certaine no-
toriété était récupéré par le marché du tableau »1. Beaucoup de prises de
positions contre l’art contemporain révèlent ce même type de malaise face
à des structures jugées oppressantes pour la liberté de penser l’art. C’est ce
sentiment de « complot de l’art » qu’expriment des personnalités éminentes
comme Jean Baudrillard, Jean Clair, Marc Fumaroli, Claude Lévi-Strauss,
Milan Kundera, etc. C’est aussi peut-être le même genre de malaise qui
explique que depuis les années 60 écrivains, poètes ou intellectuels n’aient
plus entretenu avec les artistes les relations fraternelles qui ont caractérisées
le XIXe et la première moitié du XXe siècle, prolongeant sous une forme
nouvelle l’ « ut pictura poesis » traditionnelle. La société intellectuelle a
en effet changé, depuis la rupture contestataire de 1968. Dans la mesure où
les appareils de contestations se multipliaient, le pouvoir lui-même, comme
catégorie discursive, se divisait, chaque groupe oppositionnel devenant à
son tour et à sa manière un groupe de pression entonnant en son propre nom
le discours même du pouvoir. On a vu ainsi la plupart des libérations pos-
tulées, celles de la société, de la culture, de l’art, de la sexualité, s’énoncer
sous les espèces d’un discours de pouvoir. L’art contemporain est devenu le
domaine réservé d’une corporation de spécialistes.
Cette professionnalisation institutionnelle de l’avant-garde, y compris
celle qui s’inscrit dans la lignée des gestes iconoclastes du début du siècle,
que Catherine Millet qualifie de « gestion de la mort de l’art », s’est enfer-
mée dans une auto-réflexivité narcissique stérilisante. A partir du moment gestion de
où les œuvres d’art ne prétendent plus être belles ni même visibles, et que la mort de l’art
les valeurs qu’elles défendent ne sont pas très positives ni même très clai-
res, il devient difficile de contempler ces œuvres, d’adopter ces valeurs, et
il ne reste plus au milieu artistique qu’a s’auto-contempler. Tout le monde
continue de faire semblant et de jouer à la guerre de l’art moderne comme si
on était encore dans les années 60, que dis-je, dans les années 20. C’est ce
petit raisonnement analytique qui autorise Catherine Millet à se poser une
question que tout autre personne, qui ne serait pas abritée par son statut de
directrice de LA revue d’avant-garde française de référence, ne pourrait po-
ser sans se voir taxée de passéisme réactionnaire et fascisant  : « les plus at-
tachés aujourd’hui à la “ radicalité ” de l’avant-garde, les plus pointilleux
sur son dogme (et ceux-la depuis quelques temps sont pléthore, les militants
de l’art conceptuel pur et dur, les minimalistes dans l’ “ arrangement ”
de ready-made, etc.) ne seraient-ils pas, pour reprendre justement une
terminologie militante, les complices objectifs des esprits conservateurs et
nostalgiques de l’ancienne tradition, dont ils se disent pourtant les enne-
mis ? »2. Cette inversion radicale des positions apporte un éclairage parti-
culièrement ironique au débat sur la crise de l’art qui s’est déchaîné dans la

1. Michel Ragon, J’en ai connu des équipages


2. Catherine Millet, ArtPress 145, mars 1990

147
POÏETICA

dernière décennie du millénaire. Catherine Millet n’a d’ailleurs été tendre


pour aucuns des acteurs de cette avant-garde contemporaine : « Comme le
milieu de l’art a aussi peu de discernement en ce qui concerne l’écrit qu’en
ce qui concerne les œuvres plastiques, la majeure partie des textes publiés
n’offre qu’un niveau de réflexion très banal, quand ils ne sont pas que des
amalgames de concepts empruntés ici et là et compris de manière approxi-
mative, ou quand ils ne sont pas simplement incompréhensibles faute de
sens […]. Ces textes ont pour fonction d’être des pavés gris identifiables, y
compris par des analphabètes, comme la garantie de profondeur philoso-
phique fournie par le marché avec la livraison des objets »1 .
L’éclectisme de la production artistique dont le monde de l’art se
prévaut pour nier l’emprise du marché sur la liberté des artistes est surtout
l’expression de leur soumission à la loi même du marché libéral, la loi de
l’échange. Les artistes sont libres d’échanger n’importe quoi en effet, mais
ils ne peuvent le faire forcément que là où les choses s’échangent, sur le
marché. Leur liberté n’est plus celle de la révolution où d’une quelconque
position éthique, mais bien celle de la concurrence, ce qui en soi peut tout
à fait se défendre à condition de s’assumer en tant que positionnement
idéologique libéral et non pas en croyant et en faisant croire en une totale
neutralité idéologique du système, en sa naturalité.
C’est pourtant ce type de neutralisation éthique que l’idéologie es-
thétique du monde de l’art contemporain met en œuvre. La gestion de l’art
neutralisme contemporain par les institutions publiques court-circuite l’éthique de la
éthique rupture revendiquée par l’artiste moderne depuis le romantisme – sa révolte
contre l’injustice des institutions existantes – à travers le contrôle adminis-
tratif de sa liberté anarchique. Les mécanismes de défenses du monde de
l’art contemporain sont fait, pour parler comme Nathalie Heinich, de mur
et de mots. Les murs des galeries, du musée ou du centre d’art, sont desti-
nés, certes, à produire du sens en neutralisant les évaluations non esthéti-
ques mais, plus encore, ils produisent de la déférence, une suspension des
opinions du spectateur fermement invité à respecter les œuvres. Le musée
démagnétise les œuvres, les condamne à l’innocuité. Quant aux mots ils ont
le même double rôle : en principe donner accès au « sens », mais aussi tenir
à distance les opinions du spectateur, l’impressionner, l’intimider, lui inti-
mer le respect. On ironise souvent sur le caractère alambiqué ou jargonnant
des préfaces et textes introductifs, sur leur charabia pour initié, sur les tons
hautains employés pour ne pas dire grand chose : cela peut être compris du
point de vue du ratage « herméneutique », mais tout autant de la réussite
intimidation de l’intimidation du non-initié. C’est ce que Baudrillard analyse comme
symbolique un « complot de l’art ». Comme le constatait Harold Rosenberg au début
des années 70 l’avant-gardisme contemporain, celui qui a commencé à se
mettre en place dès les années 60, opère dans une « zone démilitarisée »
régie par ses propres valeurs et réservée à son propre public. La légitimité
de la plus part des œuvres politisées depuis les années 60 ne tient guère à
leur opposition radicale aux institutions ; quelles que soient les intentions

1. Catherine Millet, ArtPress H.S. n°13, 1992

148
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E

des artistes, c’est, à la différence des avant-gardes d’avant-guerre, en tant


qu’œuvres d’art que se présentent leurs productions. Tout message prend en
soit un caractère anecdotique, le sens « réel » étant pour le monde de l’art
plus à déchiffrer dans les aspects symptomatiques qu’on peut en tirer en
resituant l’œuvre dans son contexte historico-esthétique.
Rosalind Krauss décrivait ce type de lecture caractéristique de la cri-
tique moderniste des années 60 en ces termes : « Nous nous représentions
l’histoire, de Manet aux impressionnistes jusqu’à Cézanne et enfin Picasso,
comme une série de pièces en enfilade. A l’intérieur de chaque pièce, un
artiste explorait, dans les limites de son expérience et de son intelligence
formelle, les constituants spécifiques de son médium. Son acte pictural avait
pour effet d’ouvrir la porte au prochain espace, tout en refermant l’accès à
celui qui le précédait »1. Aucun « à rebours » possible dans ce schéma, d’où
le malaise de l’histoire de l’art pour les artistes contrevenant à ce modèle
téléologique en « reniant » leur production antérieure par un revirement
stylistique non conforme. Au mieux l’artiste était jugé vieillissant (Picasso
d’après guerre), ou coupable de frivolité mondaine (Picabia), au pire était-il
disqualifié par une implication morale infamante (De Chirico). Le dévelop-
pement de l’art par filiation formelle est une des autres structures organisant
la lecture historiciste moderne. Ainsi à peine la sculpture minimale est-elle
apparue à l’horizon de l’expérience esthétique des années 60 que la critique
a-t-elle commencée à lui forger une paternité, une lignée d’ancêtres « cons-
tructivistes » pouvant légitimer et par conséquent authentifier l’étrangeté
de tels objets. Et peu importe que le contenu explicité de l’un (le minima-
lisme) n’eut rien à voir avec celui de l’autre (le constructivisme) et en fût
même, en réalité, l’exact opposé : les formes constructivistes avaient été
conçues comme preuves visuelles de la logique et de la cohérence éternelle
de la géométrie universelle, alors que les formes de leur prétendu pendant
« minimaliste » étaient manifestement contingentes – signifiant un univers
qui doit sa cohésion non pas à l’Esprit, mais à des câbles, à de la colle ou
encore aux accidents de la pesanteur : la rage historiciste a tout simplement
écarté ces différences.
Le post-modernisme, s’il a fait éclater ce modèle téléologique n’en a
pas pour autant changé le mode de fonctionnement structurel qui continue
à chercher ce qui se passe de nouveau, non plus dans la perspective d’un
évolutionnisme formel mais dans celle de l’éclectisme de la mode.
Dans tous les cas le contenu qu’un artiste peu vouloir mettre dans sa
pratique reste secondaire par rapport à son inscription dans une tendance
de création que les grandes foires d’art contemporain se chargent de faire
émerger.
Cette attitude circonspecte de l’historien et du critique par rapport à la
pensée des artistes n’est pas nouvelle, elle s’appuie sur la nette séparation
que le Laocoon de Lessing instituait déjà entre activité littéraire et plastique.
La critique a par exemple toujours tendu à minimiser la portée des emprunts
faits aux chefs-d’œuvre du passé par Manet, l’une des figures fondatrices de

1. Rosalind Krauss, Un regard sur le modernisme, Artforum, sept. 1972

149
POÏETICA

l’art moderne (d’où l’enjeu). Loin d’y reconnaître seulement des citations
plus ou moins cryptées, et qui demanderaient à être interprétées comme
telles, on a voulu y trouver la preuve d’un manque étonnant d’imagination
de la part du peintre, auquel le « sujet » aurait en définitive moins importé
que la manière de le traiter. Ceux toutefois qui soulignent l’aspect parodi-
que de ses tableaux, le côté « farce » ou « blague d’atelier » du « railleur à
Tortoni », s’approchent sans doute mieux de ce qui correspond ici au travail
effectif de l’art.
On a vu plus haut comment les artistes et les poètes du début du XIXe
siècles ont revendiqué l’autonomie de leur pratique dans un contexte politi-
que et économique où l’argent autant que l’institution académique semblait
un frein à leur liberté de création. « L’art pour l’art » relevait non pas d’un
rejet de toute préoccupation hétéronome au domaine artistique mais bien
d’un positionnement éthique décalé, renvoyant dos à dos les prédications
moralisantes de la bourgeoisie conservatrices et celle des militants socialis-
tes. Pour peu qu’on prête attention à ce qu’ils nous en ont dit, les poètes et
les artistes qui ont fait l’art moderne semblent s’être tenu à cette stratégie de
positionnement dynamique comme décalage éthique. Qu’on n’oublie pas ce
que Picasso déclarait dans une interview restée célèbre en 1945 : « La pein-
ture n’est pas faite pour décorer les appartements. C’est un instrument de
guerre offensive et défensive contre l’ennemi ». On peut même se demander
si, à partir de 1948, la part de son travail qui s’exerce en dehors de la pein-
ture, et qui débouche sur un art de l’objet, ne porte pas une délectation ironi-
éthique du décalage que sur l’art, telle que « l’ennemi » pourrait bien être devenu l’institution de
l’art elle-même ? Cela annonce le propos du peintre rapporté par Malraux
plus tard :  « Il faut tuer l’art moderne – pour en faire un autre »1 .
Dès 1911 Kandinsky rejetait toute idée d’un formalisme des arts plas-
tiques : « La peinture est un art et l’art dans son ensemble n’est pas une
vaine création d’objet qui se perdent dans le vide, mais une puissance qui
a un but et doit servir à l’évolution et à l’affinement de l’âme humaine, au
mouvement du triangle. […] Et dans les périodes où l’âme est engourdie
par des visions matérialistes, par l’incrédulité, et par les tendances pure-
ment utilitaires qui en découlent, dans les périodes où elle est négligée,
l’opinion se répand que l’art « pur » n’existe pas pour des buts déterminés
de l’homme, mais qu’il est sans but, que l’art n’existe que pour l’art (l’art
pour l’art) »2.
En 1920, Paul Klee avait lui aussi l’occasion d’exprimer clairement sa
conception de la vie des formes et de son éventuelle autonomie notamment
par rapport au champ littéraire  : « Dans le “ Laocoon ” (nous y gaspillâ-
mes naguère pas mal de juvéniles réflexions), Lessing fait grand cas de la
différence entre art du temps et art de l’espace. Mais à y bien regarder, ce
n’est là qu’illusion savante. Car l’espace aussi est une notion temporelle »3.
L’ensemble de ses recherches formelles, loin d’être un but en soi, se fonde

1. Malraux, La corde et les souris, 1976 p. 417


2. Kandinsky, Du spirituel dans l’art, 1911
3. Klee, credo du créateur, Berlin, 1920

150
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E

sur sa théorie de la polarité des principes, la conjugaison productive des


valeurs opposées, concept essentiel de son idéologie et de son œuvre, dont
il met en évidence la teneur morale : « L’intégration des notions de bien
et de mal fait surgir la sphère éthique. Le mal n’est pas cet ennemi qui
nous écrase ou nous humilie, mais une force collaborant à l’ensemble.
Partenaire dans la procréation et l’évolution des choses. L’état d’équilibre Klee
éthique défini comme complémentarité simultanée des principes masculins
(méchant, facteur d’excitation, passionné) et féminin ( bon, facteur de crois-
sance, placide) originels.
A ceci répond la conjonction simultanée des formes, mouvement et
contre mouvement ou, plus naïvement, les oppositions simultanées d’objets.
(En couleur : contrastes de nuances complémentaires de couleurs pures
comme chez Delaunay.) »1. Klee avait fait de cette conciliation des contrai-
res le but de sa vie d’artiste. En 1902, à l’âge de 23 ans, il soupirait déjà : 
« Puisse venir le jour de la démonstration ! Pouvoir concilier les contrai-
res ! Exprimer d’un seul mot la pluralité ! ».
En 1956, il confirmait l’essence éthique et anti-formaliste de sa créa-
tion : « Nous cherchons non la forme mais la fonction.[…] Les choses fon-
damentales de la vie ont leur principe en elle-même, leur être réside dans
la fonction précise qu’elles remplissent en ce qu’on peut encore appeler
“ Dieu ”.[…]
Le formalisme, c’est la forme sans la fonction. On voit aujourd’hui
toutes sortes de formes exactes autour de soi. Bon gré, mal gré, l’œil gobe
carrés, triangles, cercles et toutes espèces de formes fabriquées : fils métal-
liques et triangles sur des poteaux, cercles sur des leviers, cylindres, sphè-
res, coupoles, cubes, se détachant plus ou moins les uns des autres et en
complexe inter-action. L’œil absorbe ces choses et les amène à quelqu’es-
tomac de tolérance variable. Les gros mangeurs, et ceux qui mangent tout,
peuvent apparemment se féliciter de posséder un superbe estomac !
Ils font l’admiration de la foule des non-initiés : les formalistes. Tout
à l’opposé : la forme vivante »2.
Paulhan a lui aussi souligné ce caractère primordial de l’engagement
éthique de l’art, dont ses amis peintres lui avaient transmis le sens :
« Braque et Picasso n’hésitent pas à dire que Cézanne, s’il avait vécu
comme Jacques-Emile Blanche, ne les intéresserait pas un instant. Ce qui
fait, à les entendre, le prix d’un Van Gogh, ce n’est pas l’arbre ou le soulier,
ce n’est même pas la fureur des traits ou des rafales de couleurs, non, c’est
simplement la rage, l’angoisse ou les tourments de l’homme. À quoi Mo-
therwell ajoutait tout récemment que le tableau moderne ne vaut – pureté,
franchise, abandon – que par la vertu des peintres ». Aussi précise-t-il bien vertu
que « la peinture pose de nos jours à la critique – et d’abord au peintre lui- des peintres
même – un problème moral plutôt qu’esthétique »3.
On se tromperai cependant si l’on analysait cette position comme

1. Klee, credo du créateur, Berlin, 1920


2. Klee, exploration interne des choses de la nature : réalité et apparence, 1956
3. Jean Paulhan, L’art informel,

151
POÏETICA

un engagement positif sur un programme d’actions formel. Loin de toute


idée d’honneur ou de déshonneur qui sont déjà des enjeux linguistiques
de pouvoir, les poètes, donc les artistes, opèrent à l’extérieur de ce champ.
Leur engagement est dans ce « dégagement éthique » du champ du pou-
voir. L’énorme portée sociale, politique, « prophétique » des romans de
Kafka réside justement dans leur « non-engagement », c’est-à-dire dans
leur autonomie totale à l’égard de tous programmes politiques, concepts
idéologiques, prognoses futurologiques; non-engagement qui est tout sauf
l’indifférence éthique d’un « art pour l’art » retranché dans sa tour d’ivoire
formaliste.
Il n’est, pour comprendre à quel point l’histoire de l’art formaliste
s’est construite en totale contradiction avec l’objet qu’elle prétendait étu-
dier, qu’à écouter Henri Focillon : « l’œuvre d’art n’existe qu’en tant que
forme. En d’autres termes, l’œuvre n’est pas la trace ou la courbe de l’art
en tant qu’activité, elle est l’art même ; elle ne le désigne pas, elle l’en-
gendre. L’intention de l’œuvre d’art n’est pas l’œuvre d’art. La plus riche
collection de commentaire et de mémoires par les artistes les plus pénétrés
de leur sujet, les plus habiles à peindre en mots, ne saurait se substituer à
la plus mince œuvre d’art »1.
Outre le formidable mépris pour la pensée des artistes qu’elle expri-
me cette position révèle la véritable prise de pouvoir symbolique qu’opère
l’histoire de l’art sur la signification même de l’activité artistique.
Reste la poésie. Elle est demeurée, au XIXe comme dans la première
poésie moitié du XXe la sœur jumelle de la peinture. Romantisme, symbolisme,
surréalisme ont été les grands mouvements de pensée dans lesquels elles ont
pu se développer de concert, chacune selon son médium.
Les témoignages épars dans divers textes de Baudelaire convergent
Baudelaire pour souligner l’importance décisive que sa rencontre avec Delacroix eut
sur sa formation esthétique et sur son fondement idéologique, le dandysme.
Tous deux voulaient promouvoir « toute une manière d’être » pour repren-
dre les termes de Barbey d’Aurevilly [Du Dandysme, 1845], précisant
bien que l’éthique et l’esthétique trouvaient leur point de rencontre dans
« cette haute question d’art humain et d’esthétique sociale : l’élégance de
la vie ». Pour parvenir à cet idéal éthique autant qu’esthétique, Baudelaire
recommandait de « fortifier la volonté et discipliner l’âme », par un « culte
de soi-même », comportant autant d’exigence que de complaisance, et qui
« confine au spiritualisme et au stoïcisme ». Aussi est-ce bien en termes de
morale que le poète essayait de définir le génie du peintre : « Eugène De-
lacroix était un curieux mélange de scepticisme, de politesse, de dandysme,
de volonté ardente, de ruse, de despotisme, et enfin d’une espèce de bonté
particulière et de tendresse modérée qui accompagne toujours le génie »2 .
Il existe une grande cohérence entre l’œuvre de Baudelaire poète et
l’œuvre de Baudelaire critique d’art. En art comme en poésie, il érigea sa
propre esthétique : le surnaturalisme, qui, alliant le bizarre et la modernité,

1. H. Focillon, Vie des formes, Paris, PUF, 1943


2. Baudelaire, L’œuvre et la vie d’Eugène Delacroix

152
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E

célébrait l’« héroïsme de la vie moderne ». Loin de toute idée formaliste,


le poème, et l’œuvre d’art en général, ne se définit pas pour lui par une
certaine forme, un style, mais par l’effet produit : « Il m’arrivera souvent
d’apprécier un tableau uniquement par la somme d’idées ou de rêveries
qu’il apportera dans mon esprit ». Or cette somme d’idée a avant tout dans
l’esthétique baudelairienne un caractère moral qui n’est nulle part plus
explicite que dans son œuvre majeure, Les fleurs du mal. Déjà le premier
titre envisagé pour le recueil en cours d’élaboration, entre 1845 et 1847, Les
Lesbiennes, était un titre-pétard, pour employer une expression de Baude-
laire, un titre choisit dans la volonté délibérée de choquer les bourgeois. Les
Limbes, qui en novembre 1848 se substituent aux Lesbiennes, témoignent
de son rapprochement des idées anarchistes. Jean Wallon voit en effet à Fourier
cette époque son ami « devenu disciple de Proudhon ». Et c’est plus sûre-
ment à Charles Fourier, autre penseur fondamental de l’anarchisme, que
Baudelaire emprunte le terme de limbe. En effet les « périodes limbiques »
constituent «  l’âge de début social et de malheur industriel » qui précède
l’organisation de la Société dite harmonienne. Or, en ce temps-là, Baude-
laire est tenté par l’optimisme fouriériste, qu’il exprime dans la dédicace du
Salon de 1846 : «AUX BOURGEOIS». Avec le titre définitif des fleurs du
mal, l’engagement moral est avoué. Baudelaire se fait vraiment le disciple
de ce Dante pour qui Delacroix lui avait communiqué son « goût irrésisti-
ble ». Alors il exauce le vœu de Balzac qui avait écrit de Paris dans La Fille
aux yeux d’or : « cet enfer, qui, peut-être, un jour, aura son Dante ». Les
premières phrases des notes qu’il fournit à son avocat à l’occasion du pro-
cès des Fleurs du mal affirment son souci de produire un effet moral :
« Le livre doit être jugé dans son ensemble, et alors il en ressort une
terrible moralité.[…]
C’est en pensant à ce parfait ensemble de mon livre, que je disais à
M. le Juge d’instruction :
Mon unique tort a été de compter sur l’intelligence universelle, et ne
pas faire une préface où j’aurais posé mes principes littéraires et dégagé la
question si importante de la Morale. (Voir, à propos de la Morale dans les
œuvres d’art, les remarquables lettres de M. Honoré de Balzac à M. Hippo-
lyte Castille, dans le journal la semaine.) »
L’art à donc bien à voir, pour Baudelaire, avec la comédie humaine
autant que divine. Cette esthétique du « J’ai vu ceci » qu’inscrivait déjà
Goya sur ces gravures a fait tout le sens séditieux des tableaux réalistes
qui aujourd’hui peuvent n’apparaîtrent que comme de gentilles scènes de
genres mais qui après la révolution de 1848 avait un sens politique explici-
tement contestataire.
Courbet a bien sur été la figure majeure de ce mouvement qui en
grande partie s’est prolongé dans l’impressionnisme. Son amitié avec Bau-
delaire, et plus encore avec Proudhon marque l’unité spirituelle qui, au-delà
des différences de ces individualités fortes baignait toute cette jeunesse Courbet
créative en opposition avec la culture officielle. L’envoi de Courbet au Sa-
lon de 1850, avec surtout les Casseurs de pierres, les Paysans de Flagey
revenant de la foire, et bien sur l’Enterrement à Ornant, a lancé la bataille
du réalisme sur un terrain qui fut immédiatement perçu comme politique

153
POÏETICA

autant qu’esthétique. Représenter le peuple qui avait, en 1848, montré son


visage, ne pouvait être considéré que comme un acte profondément subver-
sif, subversion qui résidait d’ailleurs moins dans le choix du sujet que dans
l’inadéquation entre le thème et la manière de le représenter, dans le format
de la peinture d’histoire. En s’attaquant à la traditionnelle hiérarchie des
genres Courbet semblait en appeler, par analogie, à s’attaquer à l’ordre po-
litique que cette hiérarchie exprimait. C’est bien ce que notait le romancier
Champfleury en 1855 : « M. Courbet est un factieux pour avoir représenter
de bonne foi des bourgeois, des paysans, des femmes de villages en gran-
deur naturelle… On ne veut pas admettre qu’un casseur de pierres vaut un
prince, la noblesse se gendarme qu’il ait accordé tant de mètre de toile à
des gens du peuple ; seuls les souverains ont le droit d’être peints en pied,
avec leurs décorations, leurs broderies et leurs physionomies officielles ».
Tout le sens subversif de Courbet est donc non pas dans le choix du sujet,
les bambochades offraient déjà des témoignages de la vie des classes popu-
laires, mais dans la dimension des peintures, dans le choix de la « grandeur
nature » que l’académisme traditionnel réservait aux figures héroïques
où sensées l’être. Ce choc du « grandeur nature » n’est plus aujourd’hui
perceptible ce qui explique la difficulté des historiens d’art à déchiffrer le
message politique. D’autant que l’habitude iconographique les égare dans
la recherche d’une prédication politique des sujets qui correspond plus à la
tradition académique qu’aux idées anarchistes. L’année suivante Courbet
renouvelait la provocation en s’attaquant au genre du nu avec ses Baigneu-
ses. Le tableaux comportait assez de réminiscences mythologiques pour que
le personnage principal apparût comme une sorte de Diane sortant du bain
tout en restant « une grosse bourgeoise » [Delacroix]. Proudhon en donnait
une analyse clairement politisée : « Oui, la voilà bien cette bourgeoisie
charnue et cossue, déformée par la paresse et le luxe, en qui la mollesse et
la masse étouffent l’idéal, et prédestinée à mourir de poltronnerie, quand
ce n’est pas de gras fondu. La voilà telle que sa sottise, son égoïsme et sa
cuisine nous la font ». Et encore : « Grasse et dodue, brune et luisante, à
coup sûr on ne la donnera pas pour une Diane ou une Hébé… C’est une
simple bourgeoise dont le mari, libéral sous Louis-Philippe, réactionnaire
sous la République, est actuellement un des sujets les plus dévoués de l’Em-
pereur ».
Peint en 1865, le portrait de Proudhon, hommage posthume à son
ami mort au début de l’année, était un acte politique encore plus déclaré.
« Courbet avait bien le sentiment qu’il livrait bataille pour les idées com-
munes. Glorifier Proudhon c’était à sa façon faire la guerre à l’Empire »
(Castagnary) et le philosophe était un tel épouvantail pour la bourgeoisie
de l’époque que le seul fait de montrer son visage, grandeur nature, pouvait
être considéré comme subversif.
On peut difficilement penser que les coups d’éclats contemporains
du jeune Manet (Le Déjeuné sur l’herbe, l’Olympia, 1863) ne relèvent pas
du même processus de subversion des genres, lui qu’on retrouve, durant la
Commune, inscrit avec Corot, Dalou, Daumier, Millet, Bracquemond, au
Manet comité de la fédération des artistes parisiens présidé par Courbet. Valéry no-
tait d’ailleurs avec justesse « une affinité réelle des inquiétudes » entre Ma-

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L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E

net et son ami Baudelaire : « il suffit de feuilleter le mince recueil des Fleurs
du Mal, d’observer la diversité des sujets de ces poèmes, d’en rapprocher la
diversité des motifs qui se relève dans le catalogue des œuvres de Manet… »
Il ajoute : « Un homme qui écrit Bénédiction, les Tableaux Parisiens, les
Bijoux, et le Vin des Chiffonniers, et un homme qui peint tour à tour Le
Christ aux Anges, et l’Olympia, Lola de Valence et Le Buveur d’Absinthe,
ne sont pas sans quelque profonde correspondance ». Bien sur par son style
dépourvu de toute éloquence Manet impose une sorte de silence par rapport
à ses sujets mais il ne s’agit pas d’une indifférence à la signification de ce
sujet telle qu’a pu la concevoir Malraux et après lui la tradition formaliste
de l’art moderne. Si pour Malraux L’Exécution de Maximilien : « C’est le
Trois Mai de Goya, moins ce que ce tableau signifie », pour Manet et ses L’Exécution
contemporains cela reste un événement contemporain aux fortes implica- de Maximilien
tions politiques, la conclusion piteuse d’un conflit dans lequel le gouverne-
ment de la France s’était largement engagé. C’était bien Napoléon III qui,
en 1863, avait persuadé l’archiduc d’Autriche d’accepter la couronne du
Mexique. Ce furent bien les troupes françaises du Général Forey puis de
Bazaine qui, malgré l’opposition des républicains, s’installèrent en maître
du pays pour soutenir un empereur en butte à l’hostilité de la population.
Et c’est après le lâchage français, sous la pression des Etats-Unis, que les
forces républicaines de Benito Juàrez mirent fin à la colonisation et exécu-
tèrent Maximilien. L’exécution de Maximilien est l’illustration de cet échec
de l’impérialisme colonial de Napoléon III. Et son traitement dénué de toute
éloquence héroïque redouble l’ironie de ce minable dénouement des ambi-
tions impériales. Le lâchage français constituait pour Manet le véritable acte
d’exécution de Maximilien, d’où le remplacement des costumes mexicains
des bourreaux par ceux de l’armée française. Le sujet était suffisamment
fort pour que Manet consacre beaucoup de temps et d’énergie, entre l’été
1867 et l’hivers 1869, à peindre trois très grandes toiles et à préparer une
grande lithographie sur le thème. Les autorités, quand elles eurent vent du
projet ne s’y sont pas trompées : en janvier 1869, Manet recevait une lettre
officieuse de « l’administration », vraisemblablement le ministère de l’in-
térieur qui s’occupait de la censure, et notamment celle des estampes et des
imprimés par la voie du dépôt légal. Elle lui faisait savoir que son tableau
serait refusé au prochain Salon, et l’impression ou la diffusion de sa litho-
graphie interdite. Engageant son ami Zola à rendre l’affaire publique dans
la presse, l’écrivain donne une note dans la Tribune du 4 février 1869 ou il
insiste sur le contenu politique des œuvres : « Mr Manet, qui aime d’amour
la vérité, a dessiné les costumes vrais, qui rappellent beaucoup ceux des
chasseurs de Vincennes.
Vous comprenez l’effroi et le courroux de messieurs les censeurs.
Eh quoi ! un artiste osait leur mettre sous les yeux une ironie si cruelle, la
France fusillant Maximilien ! ». L’affaire ne s’arrêta pas la, mais se com-
pliqua d’une tentative de saisie et de destruction de la pierre lithographique
dont La Chronique des Arts se fit l’écho en défense de la liberté de pensée
et d’expression :
«  UNE IMPORTANTE QUESTION DE DROIT
Nous recevons la lettre suivante :

155
POÏETICA

Monsieur, “ l’affaire Maximilien ” dont vous avez bien voulu entre-


tenir les lecteurs de la “ Chronique ” se complique.
L’imprimeur Lemercier refuse maintenant de me rendre la pierre li-
thographiée et me demande l’autorisation de l’effacer.
Je refuse, bien entendu, aussi bien que de faire aucune démarche,
ainsi qu’il me le conseille, pour faire lever l’interdiction. Et je lui ai envoyé
hier sommation par huissier.
L’affaire en est là. Mais il semble assez intéressant de savoir com-
ment cela peut tourner. On ne peut détruire un cliché, pierre, etc., sans un
jugement, me semble-il, et il faut tout au moins la publication qui constitue
le délit.
Je vous envoie ces détails au cas où il vous semblerait opportun de
parler de nouveau de cette affaire. C’est une de ces questions les plus im-
portantes à vider dans l’intérêt de tous les artistes.
Ed MANET.
La question soulevée à propos de la saisie d’un dessin sur pierre li-
thographique est d’une gravité tout exceptionnelle et nous devons savoir
le plus grand gré à M. Manet de la fermeté qu’il met dans cette affaire. Il
importe à tous de connaître quels sont les droits de la préfecture de police
sur la pensée d’un auteur ou d’un artiste
Emile Galichon »
L’œuvre de Manet était bien un brûlot politique jeté au sein d’une
polémique notoire entre gauche et droite. Lissagaray, dans son histoire de
la commune rappelait encore l’événement et son bilan : « Laché depuis 66
Lissagaray par son impérial expéditeur, sur l’injonction des Etats-Unis, l’Empereur
Maximilien avait été pris et fusillé le 19 juin 67. « La plus belle pensée du
règne » se résumait dans des milliers de cadavres français, la haine du
Mexique saccagé, le mépris des Etats-Unis, la perte sèche d’un milliard ».
L’ironie est l’arme féroce que le peintre met en œuvre dans ses toiles et
dans sa lithographie. Son œil froid relève du même décalage éthique que
l’idéal d’impartialité de Flaubert. Si Degas pouvait dire de Manet : « vous
êtes aussi célèbre que Garibaldi » c’est qu’en effet sa notoriété était aussi
marquée idéologiquement que celle du révolutionnaire italien. Parlant de
l’Olympia dans L’Epoque, Jean Ravenel constatait qu’un tel tableau pour-
rait « exciter une sédition ». Toute sa thématique paupériste, prostituée,
gitans, mendiants souligne la teinture idéologique de Manet. Bien sur, en
peignant ses effigies de sages-mendiants, comme le Philosophe de 1865,
Manet reprenait-il la tradition espagnole des mendiants de Vélasquez, mais
il exploitait surtout un thème contemporain si répandu au milieu du siècle
que dans le Paris-Guide, publié pour l’Exposition Universelle de 1867, son
ami Charles Yriarte – spécialiste de Goya – en parle longuement pour en
déplorer la disparition progressive due aux transformations de Paris par
Hausmann, dont les préoccupations stratégiques n’échappaient pas à un
chansonnier comme Jean-Baptiste Clément, futur communard et auteur du
temps des cerises, qui chantait la même année :
« Il fait des quartiers nouveaux
Droit comme des flèches.
Et les jours où ses bourreaux

156
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E

Seront à leurs mèches,


Vous verrez qu’au bon endroit
Les boulets iront tout droit. »1
Comme Baudelaire, révolutionnaire de 1848, Yriarte regrettait la
suppression des « cours des miracles » : « La ligne droite a tué le pittores-
que et l’imprévu [ …]. Plus de loques colorées, plus de chansons extra-
vagantes et de discours extraordinaires […] les musiciens ambulants, les
chiffonniers philosophes […] ont émigrés ». Ce type de personnage, tel que
le peint Manet, pouvait d’ailleurs être suffisamment inquiétant pour qu’une
caricature de Randon, dans Le Journal amusant du 29 juin 1867, le montre
sortant une dague de sa cape : « Malédiction ! tête et sang !! on se permet
de manger des huîtres sans m’inviter !!! ».
Même soucis socialisant lorsque Manet, dans une lettre du 10 avril
1879, exprimait son projet « naturaliste » en proposant au préfet de la Seine,
pour la décoration du nouvel Hôtel de Ville : « une série de compositions
représentant pour me servir d’une expression aujourd’hui consacrée et qui
peint bien ma pensée « Le Ventre de Paris », avec les diverses corporations
se mouvant dans leur milieu, la vie publique et commerciale de nos jours.
J’aurais Paris-Halles, Paris-Chemins de fer, Paris-Port, Paris-Souter-
rains, Paris-Courses et Jardins… » Ces tableaux parisiens n’ont-ils pas été
en grande partie le programme des peintres impressionnistes ?
L’unité de pensée qu’on peut lire entre Courbet et les impressionnis-
tes n’est nulle part mieux exprimée que dans cette phrase de Cézanne dont
l’histoire de l’art ne retient souvent que la dernière proposition, mais qui
pourtant indique bien en quoi le réalisme reste un positionnement éthique
qui se choisit simplement de nouveaux héros : « l’héroïsme du réel, Courbet,
Flaubert, l’immensité, le torrent du monde dans un pouce de matière ».
C’est à Trouville que Courbet a vécu pendant quelque temps auprès
de jeunes peintres, Monet, Whistler, sur lesquels il a exercé une incontesta-
ble influence mais dont il a lui-même regardé les travaux avec beaucoup de
sympathie et de curiosité. Il avait, en 1859, fait la connaissance de Whistler
et de Boudin, et pendant l’hiver de 1865 il alla souvent rendre visite à Mo-
net dans l’atelier que celui-ci occupait avec Bazille rue de Furstenberg.
Il n’est pas anodin de se souvenir que l’exposition inaugurale de l’im-
pressionnisme, en 1874, s’est faite au 35 boulevard des Capucines, dans impressionnisme
l’atelier de Félix Tournachon, dit Nadar, ami de Manet et qui était un actif
sympathisant de l’extrême gauche. Les premiers défenseurs du mouvement
ont en effet presque toujours été des personnalités attirées par les doctrines
anarchistes. C’était le cas d’Octave Mirbeau, romancier, dramaturge et
critique d’art qui, à partir de 1884, pris ardemment la défense de Monet,
Renoir, Degas, puis celle de Van Gogh, Gauguin, des nabis... Là encore
le moteur de sa défense de l’impressionnisme et de ses successeurs est un
positionnement éthique dont l’artiste se fait l’exemple. L’artiste est, pour
Mirbeau, un être d’exception qui, grâce à la force de son tempérament, à
son hypersensibilité, a pu résister au nivellement socioculturel, et qui, par Octave Mirbeau

1. Georges Coulonges, La Commune en chantant, Messidor, 1970, p. 26

157
POÏETICA

une ascèse continue et douloureuse, est parvenu à sauvegarder l’innocence


de son regard d’enfant. L’écrasante majorité des hommes en est incapable,
l’école étouffant la personnalité de l’enfant et détruisant ses potentialités.
En art, les écoles ont le même effet. Entre le spectacle du monde et le regard
commun s’interpose les verres déformants que sont les a priori idéologi-
ques, les habitudes culturelles, toute une «  épaisse couche de préjugés si
corrosive qu’il est à peu près impossible de s’en débarrasser jamais »1. Le
propre des génies créateurs, tel Monet, est d’ « arriver à se débarrasser des
conventions et des réminiscences »2. C’est cette efficience de l’art, cette ré-
volte du tempérament natif et son potentiel de déconditionnement qui donne
à l’impressionnisme son caractère subversif. Si Mirbeau cherche avant tout
cette exemplarité morale dans la manière de voir propre au peintre il n’en
rejette pas moins l’idée d’une autonomie formelle : « car Claude Monet
qui, dans ses compositions, n’apporte pas de préoccupations littéraires
directes, est de tous les peintres, peut-être, avec Puvis de Chavannes, celui
qui s’adresse, le plus directement, le plus éloquemment, aux poètes [ …].
Ce qui enchante, en Claude Monet, c’est que, réaliste évidemment, il ne se
borne pas à traduire la nature et ses harmonies chromatiques et plastiques.
Comme en un visage humain, on y voit, on y sent se succéder les émotions,
les passions latentes, les secousses morales, les poussées de joie intérieure,
les mélancolies, les douleurs, tout ce qui s’agite en nous, par elle, de force
animique, tout ce qui, au-dessus de nous, en elle, s’immémorialise d’in-
fini et d’éternité »3. La même lecture est faite de l’œuvre de Rodin : « il
a synthétisé, par d’inoubliables conceptions, plus éloquemment qu’aucun
littérateur, plus fortement qu’aucun psychologue, l’état de l’âme contempo-
raine et la maladie morale du siècle »4. Etait-ce une trahison de la pensée
du sculpteur qui, encore en 1910, lui exprimait sa reconnaissance : « Vous
avez tout fait dans ma vie, et vous en avez fait le succès »5 ?
Cette esthétique anarchiste individualiste semble avoir largement été
partagée par les artistes qui n’ont jamais manqué de lui exprimer leur admi-
ration et leur reconnaissance. Lorsqu’il écrivait : « L’époque d’art où nous
vivons est hideuse.[…] Il n’en peut être autrement dans une organisation
sociale comme la notre, ou l’Etat est tout et l’individu n’est rien.
Cette chute profonde dans le laid, c’est la conséquence forcée du suf-
frage universel, par qui dominent les médiocrités ; c’est le résultat naturel
esthétique du règne opportuniste qui prêcha un utilitarisme abject, un enrichissement
anarchiste féroce, et donna une prime à tous les bas instincts de l’homme ; et voilà où
nous en sommes arrivés, avec la bureaucratisation de l’art, les barrières
douanières, le machinisme camelotier et l’industrialisme voleur.[…]
Mais c’est à l’Etat que j’en veux, c’est lui que j’accuse, par ses le-
çons infamantes, par la direction néfaste qu’il donne aux esprits, par les

1. Mirbeau, Dans le ciel, l’Echoppe, Caen, 1990


2. Mirbeau, « Claude Monet, Le Figaro, 10 mars 1889
3. Mirbeau, « Claude Monet, L’Art dans les deux mondes, 7 mars 1891
4. Mirbeau, « Auguste Rodin », L’Echo de Paris, 25 juin 1889
5. correspondance avec Auguste Rodin, Le Lérot, 1988, p.235]

158
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E

récompenses népotiques et injustes dont il favorise les uns au détriment des


autres, d’avoir protégé cet art impie [l’Académisme], de l’avoir en quelque
sorte légalisé. C’est une œuvre abominable, car l’art a de puissantes réper-
cussions dans le bien comme dans le mal, sur la vie des peuples.
Si quelques-uns uns se sont affranchis de ces influences détestables, il
faut les admirer comme des exceptions et comme des héros »1.
Le 1e mai Pissarro approuve la charge radicale et y reconnaît l’ex-
pression des idées modernes : « J’ai lu votre Salon hier, j’ai pu me le
procurer par l’ami Luce. L’entrée en matière est d’une grande élévation !
Que vous avez raison, mon cher, tout est bien absolument en accord avec
les idées modernes, c’est bien l’art de notre société… »2. Dans l’esprit de
Pissarro tout ses amis impressionnistes paraissent bien participer de cet
esprit anarchiste : « Y a-t-il un art anarchiste ? Tous les artistes sont anar-
chistes quand c’est beau et bien » déclarait-il à Mirbeau. Ainsi un artiste
ouvertement anarchiste pouvait-il encore rechercher dans l’art ces valeurs
classiques de délectation et d’édification morale !
L’esthétique libertaire est une éthique, celle de la liberté. L’histoire
métaphysique du concept de liberté est, pour l’essentiel, l’histoire de son
alliance avec la subjectivité. Le siècle des Lumières, que, comme s’en plaint
Delécluze, les « opinions républicaines » du second empire redécouvraient,
avait dépassé la notion classique d’une raison intellectualiste cartésienne et
pensé l’activité rationnelle du sujet personnel de manière à intégrer les ver-
tus intuitives du sentiment. Le sujet devient une totalité harmonieuse dyna-
mique où différentes facultés collaborent étroitement et dont le centre mo-
teur se définirait autant et peut-être plus par la tendance à inventer et à créer liberté
qu’à connaître. La liberté est le paradigme de cette faculté d’invention et de
création. La philosophie Kantienne, véritable « révolution copernicienne »
de la pensée a fait la synthèse de cette nouvelle architecture métaphysique,
théologique, épistémologique et morale fondée non plus sur le principe
divin mais sur la liberté humaine. A partir du XVIIIe siècle l’homme se
voit comme un individu libre, soumis au seul jugement de ce qu’il désigne
maintenant comme sa conscience morale. Aux morales de la connaissance
s’oppose alors une morale de la conscience, aux morales objectives une
morale de la subjectivité, aux morales du bien existant dans le cosmos, ne
serait-ce que sous formes d’idées objectives, une morale où la seule source
du bien est la liberté consciente d’elle-même, la conscience libre. Cette nou-
velle perception du fonctionnement de l’esprit est à l’origine de la crise des
valeurs objectives qui a secoué tout le XIXe et le XXe siècle : « Tout ce qui a
quelque valeur dans le monde actuel, déclarait Nietzsche, ne l’a pas en soi,
ne l’a pas de sa nature – la nature est toujours sans valeur – mais a reçu un
jour de la valeur, tel un don, et nous autres nous en étions les donateurs !
C’est nous qui avons crée le monde qui concerne l’homme ! »3.
Le beau, le bien, la vrai n’ont dès lors qu’un seul nom : Liberté. Dans

1. Mirbeau, Le Journal, supplément illustré, 29 avril 1893


2. Pissarro, correspondance de Pissarro, t.III, p.326, Valhermeil
3. Nietzsche, Le gai savoir

159
POÏETICA

le domaine de l’art un mot, celui de symbolisme, aurait pu traduire ce grand


mouvement de pensée qui court depuis le romantisme jusqu’au surréalisme,
si l’histoire de l’art ne l’avait pas réduit à sa simple branche oniriste.
Qu’on lise pour s’en convaincre la définition qu’en donnait Rémy de
Gourmont, en juin 1892, dans le n° 9 de la Revue Blanche :
« Or, de toutes les théories d’Art qui furent, en ces pénultièmes jours,
vagies, une seule apparaît nouvelle, et nouvelle d’une nouveauté invue et
inouïe, le Symbolisme, qui, lavé des outrageantes signifiances que lui don-
nèrent d’infirmes court-voyants, se traduit littéralement par le mot Liberté
et, pour les violents, par le mot Anarchie.
La Liberté en Art, nouveauté si stupéfiante qu’elle est encore et de-
meurera longtemps incomprise. […]
symbolisme Si l’on veut savoir en quoi le Symbolisme est une théorie de liberté,
comment ce mot, qui semble strict et précis, implique, au contraire, une ab-
solue licence d’idées et de formes, j’invoquerai de précédentes définitions
de l’Idéalisme, dont le Symbolisme n’est après tout qu’un succédané.
L’Idéalisme signifie libre et personnel développement de l’individu
intellectuel dans la série intellectuelle ; le Symbolisme pourra (et même
devra) être considéré par nous comme le libre et personnel développement
de l’individu esthétique dans la série esthétique, - et les symboles qu’il
imaginera ou qu’il expliquera seront imaginés ou expliqués selon la con-
ception spéciale du monde morphologiquement possible à chaque cerveau
symbolisateur.
D’où un délicieux chaos, un charmant labyrinthe parmi lequel on voit
les professeurs désorientés se mendier l’un à l’autre le bout, qu’ils n’auront
jamais, du fil d’Ariane ».
La dernière remarque, nietzschéenne s’il en est, s’est hélas largement
confirmé dans l’acharnement des historiens d’art à segmenter selon des cri-
tères formels des pratiques qui revendiquaient le même principe interne de
développement libertaire. L’histoire de l’art s’est cantonnée à une dissection
anatomique des œuvres quand les artistes et les poètes en appelaient à une
véritable biologie du phénomène créatif vivant, une anthropologie de l’art.
Aussi l’éclectisme de la Revue Blanche n’a pu que laisser perplexes
les professeurs qui n’y ont vu souvent que dilettantisme et manque de sé-
rieux. Et de s’étonner cependant de la sûreté des ses choix littéraires et
esthétiques ! Il y a pourtant une logique intime à ces choix qui déroule toute
l’histoire de la littérature et de l’art moderne, une logique libertaire dont on
retrouve la cohérence dans tous les recoins du sommaire. Une logique qui
éclectisme s’est largement incarnée en un homme : Félix Fénéon.
Le personnage que s’était composé le secrétaire de rédaction (1861-
1947) de la Revue a fasciné ses contemporains. Aucun d’eux n’a jamais
très bien su où s’arrêtait l’anarchisme théorique de l’inculpé du procès des
Trente (août 1894), accusé de détention d’objets criminels ayant pu servir
à des attentats, et où commençait un nihilisme pratique très quotidien, par-
ticulièrement sensible dans les Nouvelles en trois lignes qu’il a données
au Matin entre 1905 et 1906. Son anarchisme était d’abord un style, où
l’individualisme Stirnerien se conjuguait avec le dandysme ; penser, être,
était d’abord pour lui penser, être contre. Toute sa politique éditoriale visait

160
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E

à s’attaquer, sur tous les modes, y compris celui de l’ironie, aux idées fixes
que Stirner, philosophe de l’anarchisme individualiste, avait pointées dans
les adhésions collectives et qui ne sont que des fantômes : État, armée, jus- Félix Fénéon
tice, Église… :
« Le masque d’insouciance de la vieille société nous irrite comme
une grimace obstinée et l’envie nous prend d’ébrécher un peu le râtelier de
cette bonne dame qui a gardé toutes ses dents, rien que pour modifier dans
un sens de douleur son sourire trop jeune »1.
On perçoit ici l’un des grands thèmes de l’esthétique libertaire qui
consiste à dissocier le beau du joli. Déjà chez Kant l’idéal du beau était à
rechercher non pas dans le jugement de goût pur mais bien dans le sublime
dont il soulignait le caractère moral. Avec la Liberté comme paradigme mo-
ral de l’esthétique, la pensée libertaire met à jour la valeur éthique poten-
tielle du laid lorsqu’il dénonce les beautés symptômes d’un asservissement
économique, social, politique… Toute la théorie esthétique marxiste, dans
sa tentative d’atténuer la sentence définitive de Marx déclarant que : « l’art
est le point culminant du capitalisme » , partagera cette exigence morale.
Ainsi encore chez Adorno : « Pour subsister au milieu des aspects les plus éthique du laid
extrêmes et les plus sombres de la réalité, les œuvres d’art qui ne veulent pas
se vendre pour servir de consolation doivent se faire semblables à eux ».
Pour Fénéon la Liberté, principe philosophique et politique, devait
s’exprimer sous toutes ses formes, au cœur de la vie autant que dans l’art.
D’où sa défense du vers libre en littérature (il édite à La Vogue Les Illumi-
nations et Une saison en enfer de Rimbaud, dont il avait sans doute déjà ap-
précié les poèmes ouvertement communards : « Chant de guerre parisien »,
« Les Mains de Jeanne-Marie » ou « Paris se repeuple ») ; d’où également
, en art, son exigence d’indépendance devant toutes les écoles. En 1883, il
fondait la Libre Revue puis l’année suivante la Revue Indépendante où il
exprimait ses convictions anarchistes : « La Patrie n’est qu’une entité aussi
creuse, aussi vide, que Dieu, que la Société, l’Etat, la Vertu, la Morale,… ».
C’est ce sens fort d’indépendance que revendiquent ses amis peintres, Seu-
rat et Signac – aux opinions anarchistes affichées – lorsqu’ils organisent en
1884 le Salon des Indépendants, « ni jury, ni récompense » . Fénéon ne s’y
trompe pas : « Aux artisses Indépendants, pas de ces foutaises de jugeries
et de votailleries.[…] Vive la liberté, mille dieux ! Dégobillons sur les lois,
décrets, règlements, ordonnances, instructions, avis, etc. Foutons dans le
fumier bouffe-galette, jugeurs et roussins : les cochons qui confectionnent
les lois, les bourriques qui les appliquent et les vaches qui les imposent.
Oui, faire ce qu’on veut, y a que ça de chouette ; en Art comme dans la
vie. Et merde pour l’Ecole des beaux-arts : c’est encore une guimbarde
qu’il faudra foutre à cul, comme toutes les académies, tous les instituts et
les autres rouages de la sacrée cochonne de gouvernance »2. Et encore en
1908, Maurice Denis, regrettant qu’il « soit devenu de bon ton d’envoyer
aux Indépendants : cela est même très faubourg Saint-Germain », rappelait

1. Félix Fénéon, La Revue anarchiste, 15 novembre 1893


2. Félix Fénéon, Le Père Peinard, 9 avril 1893

161
POÏETICA

qu’à l’époque de sa création « l’institution des Indépendants fit scandale.


Il fallait être à tout le moins un échappé de la Commune pour avoir l’idée
d’une exposition sans Jury. On osait à peine, à cette époque, avouer devant
les « bourgeois » qu’on exposait aux indépendants : cela sentait la bombe
et la propagande par le fait »1.
La plus part des thèmes abordés par les artistes soutenus par la Revue
Blanche et par Fénéon, les Seurat, Signac, Lautrec, Maurice Denis, Ibels,
Ranson, Roussel, Sérusier, Valotton, Vuillard, Bonnard… des thèmes qui
paraissent si anodin aujourd’hui, participaient d’une critique sociale anar-
chiste. Pouvaient-ils ignorer, ces peintres, l’appel que Kropotkine – dont
l’histoire de l’art se garde bien d’examiner la théorie artistique – avait lancé
dans l’important Aux jeunes gens :
« Vous poètes, peintres, sculpteurs, musiciens, si vous avez compris
Kropotkine votre vraie mission et les intérêts de l’art, lui-même, venez donc mettre
votre plume, votre pinceau, votre burin, au service de la révolution. [on
parlera plus tard de Surréalisme au service de la révolution] Racontez-nous
dans votre style imagé ou dans vos tableaux saisissants les luttes titaniques
des peuples contre leurs oppresseurs ; enflammez les jeunes cœurs de ce
beau souffle révolutionnaire qui inspirait nos ancêtres […]. Montrez au
peuple ce que la vie a de laid, et faites-nous toucher du doigt les causes de
cette laideur ; dites-nous ce qu’une vie rationnelle aurait été, si elle ne se
heurtait à chaque pas contre les inepties et les ignominies de l’ordre social
actuel »2 .
Double programme donc pour l’esthétique libertaire, celui de la satire
sociale, mais aussi celui de l’utopie politique, celui de l’harmonie, de l’âge
d’or.
En ce qui concerne la satire, le thème des lieux de plaisirs, traité par
les milieux libertaires, s’inscrivait dans une critique virulente de la société.
Le Chahut de George Seurat, était perçu de cette manière par Gustave
Kahn, collaborateur à la Revue Blanche : « voyez cet admirable groin de
satire sociale spectateur archétype du noceur gras placé tout près et au-dessous de la
et danseuse et jouissant canaillement du moment de plaisir préparé pour lui
utopie politique […] si vous cherchez à tout prix un symbole, vous le trouverez encore dans
l’opposition de la beauté de la danseuse et la laideur de l’admirateur ». De
même, Signac, dans un texte de la Révolte, revue du militant anarchiste Jean
Grave, paru en juin 1891, expliquait la signification sociale qu’avait selon
lui l’œuvre de ses amis peintres : « mieux encore par la représentation syn-
thétique des plaisirs de la décadence : bals, chahuts, cirques ainsi que le fit
le peintre Seurat, qui eut un sentiment si vif de l’avilissement de notre épo-
que de transition, ils apportèrent leur témoignage au grand procès social
qui s’engage entre les travailleurs et le capital ». Et lorsqu’en 1898 il dres-
se son tableau synoptique de l’évolution formelle de la peinture D’Eugène
Delacroix au néo-impressionnisme, dont la structure a servi d’idéologie à

1. Félix Fénéon, La grande Revue, avril 1908


2. Kropotkine, Le Révolté, 26 juin-21 août 1880. Repris en brochure, Genève, 1881, puis
souvent réédité sous cette forme, et in Paroles d’un révolté, 1885, p. 66

162
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E

toute l’histoire de l’art moderne, il ne manque pas de rappeler que l’essence


de l’art est ailleurs que dans les règles formelles : « Bien entendu, nous ne
faisons pas dépendre le talent d’un peintre du plus ou moins de luminosité
et de coloration de ses tableaux ; nous savons qu’avec du blanc et du noir
on peut faire des chefs-d’œuvre et qu’on peut peindre coloré et lumineux
sans mérite ».
Peindre ces « plaisirs de la décadence » était avant tout, pour ces pein-
tres, peindre Montmartre dont le poids symbolique n’échappait à personne.
C’est à Montmartre que la Commune a commencé, quand dans la matinée
du 18 mars 1871, les habitants du quartier empêchèrent les soldats du 88e
de Ligne de s’emparer des canons que des bandes d’hommes et de femmes
étaient allées prendre quelques jours plutôt place Wagram, pour empêcher
qu’on les livrât aux Prussiens et qu’elles avaient hissés jusqu’au sommet
de la Butte. C’est également à Montmartre que l’insurrection agonise,
autour des barricades qu’un bataillon de femmes, commandé par Louise-
Michel, a dressées place Blanche et place Pigalle. Montmartre commence Montmartre
alors d’exister en tant que quartier révolutionnaire. Mais en cette fin de
siècle le quartier populaire s’est transformé en centre parisien des plaisirs,
supplantant les grands boulevards. Il a vu le nombre de ses prostituées aug-
menter significativement, et vers 1890, faire l’objet d’une exploitation très
commerciale. Depuis la loi du 17 juillet 1880 instaurant la liberté du com-
merce des débits de boisson s’était fortement développé un proxénétisme
de cabaret. De nombreux bals étaient également des lieux de prostitution
mais aucun ne le fut aussi ouvertement que le Moulin-Rouge qui, sous un
air de fête, fut un marché et une bourse pour un trafic, la traite des blan-
ches, qui fournissait non seulement les maisons closes mais aussi tous les
établissements à l’étranger, où la Parisienne était très demandée. Dans son
livre sur « Les bals publics » publié en 1922, André Warnod expliquait que
Zidler, ancien boucher, entrepreneur de spectacle, avait voulu fonder un
établissement nouveau « dont la femme vénale serait la reine, une sorte de
luxueux marché d’esclaves, avec cette différence que ces esclaves bénévoles
seraient les filles les plus huppées du moment ».
Entre les années 1886-1887 et le début des années 1890, Lautrec
réalisa plusieurs compositions dont le sujet était tiré des spectacles mont-
martrois. Ces peintures et lithographies étaient destinées à être montrées,
par voie de presse, d’affiche ou d’exposition. Ainsi en 1893, il exposa une
trentaine de ses œuvres dont le Moulin de la Galette, le Moulin-Rouge, les
valseuses, les promenades de la Goulue, ses premières affiches et lithogra-
phies. Il s’agit donc d’un ensemble cohérent de représentation des bals et en
premier lieu de celui qui devint le symbole même de Montmartre, le Moulin Lautrec
Rouge. Ces œuvres peuvent être lues comme un réquisitoire radical contre
cette prostitution banalisée en même temps qu’un témoignage bienveillant
pour les filles, victime du système, mais tout autant pour les clients empêtrés
dans les préjugés bien-pensants sur la morale sexuelle monogame. Du Bal
du Moulin de la Galette, exposé aux indépendants en 1889 Fénéon retenait
« Ce joli profil de jeune gigolette à la collerette, yeux malins un peu troublés
d’alcool, un autre profil, porcin, une anguleuse tête d’Alphonse homme de
loi… »1. Gustave Geffroy, autre défenseur de l’art moderne naissant retenait

163
POÏETICA

cette lecture morale ; en 1893 il écrivait dans La justice : « son observation


impitoyable garde la beauté de la vie, et la philosophie du vice qu’il affiche
parfois avec une ostentation provocante prend tout de même, par la force
de son dessin, par le sérieux de son diagnostic, la valeur de démonstration
d’une leçon de clinique morale ». « J’ai vu çà » ; Lautrec avait choisi cette
phrase, écrite par Goya au bas d’une scène terrible des « Désastres de la
guerre », comme épigraphe pour l’un de ses recueils de lithographies. Ce
pourrait être le titre de toute son œuvre, mais sa morale libertaire est en
profonde rupture avec la morale judéo-chrétienne telle que l’a repensée le
XIXe siècle. Rejetant toute autorité elle ne prétend pas émettre de jugement
hiérarchique mais prendre simplement conscience le plus lucidement possi-
ble des défauts de chacun sans hypocrisie ni haine mais même plutôt avec
une profonde empathie. Victor Barrucand en exposait le programme au
sujet de son adaptation du drame bouddhique la Mricchakalika, Le chariot
de terre cuite, auquel Lautrec a collaboré pour les décors et le programme :
« La morale du Bouddha pratique, positive, intéressée au bien social, est en
opposition à la morale des Brahmanes, contemplative, patiente, ascétique
et hypermystique : elle affranchit les hommes d’une double servitude ; en
émancipant leur esprit de l’autorité écrite et des traditions, elle suscite hors
la négation de tout ordre préétabli le principe de l’égalité et de la solidarité
de tous, contre les distinctions et privilèges de caste. Le monde devient alors
un lieu de consolation où tous les souffrants oubliant un égoïsme étroit et
les préjugés sociaux, se rapprochent et compatissent dans la commune ins-
tabilité – qui est plus libre plus humain et plus désintéressé que l’être réfu-
gié dans la vie, après avoir brisé les liens de l’espérance lointaine ? Alors,
le suprême critérium moral, c’est l’amour de l’être semblable […] Un tel
système étant admis, rend possible ce contraste si remarquable dans les
écrits des modernes poètes, romanciers et dramaturges pour lesquels une
vertu particulière se développe au milieu de la plus profonde abjection : des
hommes scélérats et corrompus deviennent capables des déterminations les
plus généreuses ; la courtisane devient une héroïne d’amour ; le malan-
drin, le vengeur des injustices sociales. Par contre est écartée ou taxée
de froideur et d’hypocrisie la vertu légale ou titrée, uniforme, constante,
paisible obéissant aux ordonnances civiles. Le critérium éthique est laissé
au jugement de chacun avec la formule “ Que chacun fasse pour autrui ce
qu’il voudrait qu’on fit pour lui. ” En fin de compte la morale devient ainsi
une question de goût et de tempéraments »1. Dans le domaine de la morale
sexuelle Romain Coolus, ami de Lautrec, qui dans ses notes dramatiques
parlait de « l’admirable morale de la Mricchakatika » soulignait la néces-
sité de rejeter l’autorité de la morale traditionnelle et de ses institutions, au
premier rang desquelles venait le mariage: « Mais au moins, la bonne natu-
re est logique ; elle a saupoudré de plaisir des actes par eux-même fatigants
et qui manquent de variété. Là dessus, processive et cérémoniale, guindée
et joséphinement, prudhommesque, la société est arrivée qui a solennisé

1. Félix Fénéon, La vogue, septembre 1889


2. Victor Barrucand, Revue Blanche, 1e semestre 1895

164
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E

(qu’est-ce donc qu’elle ne solennise pas ?), les coïncidences des sexes. Elle
a monopolisé le droit à l’accouplement ; elle l’a socialisé comme le reste et
a préparé contre les délinquants tout un assortiment d’excommunications.
Or, dans l’espèce (il sourit) la nature, joliment inconsciente et aimablement
anonyme, se contente d’être polygame »1. Lautrec confirmait ce rejet du
mariage : « On ne regrette vraiment le célibat qu’a la campagne ». Dans
le n° 92 de la Revue Blanche (1e avril 1897) Paul Robin exprimait cette
même morale sexuelle libertaire dans des termes d’une étonnante moder-
nité, suggérant la liberté sexuelle autant que la « liberté de la maternité » : 
« L’exercice sexuel dont votre moralité fait une passion méprisable est un
besoin tout aussi respectable que le besoin de se nourrir et de s’abriter.
L’abus en est fâcheux, mais beaucoup moins que la privation. […] Le seul
moyen de laisser aux adultes la vraie moralité, c’est de supprimer toutes les
lois surannées qui, d’une manière ou d’une autre, entravent la satisfaction
de leurs besoins sexuels. L’Humanité est majeure, cessez de lui imposer vos
lisières. Elle veut et conquerra à court terme, malgré toutes vos parlottes,
sa liberté tout entière.
Mais si elle jouissait sans précaution de sa liberté sexuelle, les maux
dont nous souffrons aujourd’hui, de par la surpopulation universelle, s’ac-
croîtraient dans une proportion effroyable, la population s’accroissant
encore plus vite qu’aujourd’hui. Le complément indispensable de la liberté
de l’amour est la liberté de la maternité ». Depuis les années 1880 Lautrec
avait pu s’imprégner des idées libertaires au cabaret de Salis, le Chat Noir,
puis au Mirliton d’Aristide Bruant avec qui il se lia d’amitié. Il réalisa plu-
sieurs œuvres pour illustrer ses chansons, réalisa pour lui une affiche, et des
dessins, dont un pour la couverture de son journal Le Mirliton, une modiste
abordée par un Monsieur, dont le thème était explicité par cette légende :
  « - Quel âge as-tu, petite ?
- Quinze ans, M’sieur…
- Hum !…déjà un peu vieillotte »
La prostitution des petites filles était d’ailleurs un chapitre important
de l’histoire des plaisirs parisiens, les faits divers étaient nombreux. Ainsi,
en novembre 1890 par exemple, un général russe ayant été assassiné par un
anarchiste, l’enquête révélait qu’il était un habitué d’une maison de la rue
de Rome que fréquentaient des fillettes de 12 à 14 ans. Ce thème sera repris
par Lautrec dans deux lithographies : le petit trottin et les vieux messieurs.
L’importance chez Lautrec de l’illustration satirique est aussi un des
éléments caractéristiques de l’esthétique libertaire. On sait le rôle qu’ont
tenu dans son œuvre la lithographie et l’affiche. Nietzsche avait déjà souli-
gné la dimension épistémologique du rire, sa valeur libératoire : « L’intel-
lect chez la plupart est une machine embarrassante, sinistre et grimaçante,
que l’on désespère de mettre en marche : ils parlent de “ prendre la chose
au sérieux ” dès qu’au moyen de cette machine ils s’avisent de travailler et
de bien penser – Oh ! que de pénibles efforts doit leur coûter l’acte de bien
penser ! L’aimable brute homme perd à chaque fois sa bonne humeur, à ce

1. Romain Coolus, Revue Blanche, janvier 1893

165
POÏETICA

qu’il paraît, quand elle se met à bien penser ! elle se fait “ sérieuse ” ! et
“ là où ne prévalent que rire et gaieté, on pense à tort et à travers ” – tel
est le préjugé de cette brute sérieuse à l’égard de tout “ gai savoir ”. – Eh
rire bien ! montrons que c’est un préjugé ».
Déjà toute l’esthétique romantique considèrait, avec Schlegel, que
l’ironie – affirmation d’une force capable de surmonter la distinction entre
sérieux et non-sérieux, entre fini et infini, et de faire accéder à une « poésie
transcendantale » – comme « l’impératif catégorique du génie ». Kierke-
gaard, qui définit l’ironie comme une étape négative ( Le concept d’ironie,
1841) insiste sur la profondeur de ce moment : car jamais l’existence ne
s’abandonne vraiment à la simple succession des sensations. Le rire, selon
Baudelaire est « signe d’une grandeur et d’une misère infinie ». Son carac-
tère « double, contradictoire » en fait un geste de fracture et de « protesta-
tion contre la nature ». La caricature est pour lui l’une des manifestations
les plus intéressantes de ce « bizarre » qu’il estime constitutif du beau (« le
beau est toujours bizarre ») : il alla jusqu’à ériger en principe esthétique
général l’idée d’excès ou d’exagération caractéristique des eaux-fortes de
Goya, et qui est en usage de façon systématique dans la caricature de Dau-
mier, autant que dans les eaux-fortes de Manet.
Il retrouvait par là l’expression traditionnelle du grotesque dont le
fond d’édification morale s’est particulièrement exprimé dans les analogies
entre l’homme et les animaux. Les fables d’Esope, les Métamorphoses
d’Ovide, L’âne d’or d’Apulée sont quelques exemples de cet usage d’un
symbolisme moral des animaux que les sciences de l’époque cherchaient
déjà à cerner. La tradition attribue à Aristote la formule définissant la phy-
caricature siognomonie comme « la science des passions naturelles de l’âme et des
répercussions qu’elles font subir au corps en se changeant en signes de
physionomie ». En fait on ne trouve que de rares mentions dans Aristote ; le
animaux corpus s’est constitué dans son entourage, a été développé au IIe siècle de
notre ère par le Pseudo-Aristote, le sophiste Polémon de Laodicée et au IV e
siècle par un médecin juif, Adamantius, puis abrégé par un écrivain byzan-
physionomonie tin appelé le Pseudo-Polémon. De Polémon vient une version latine, du IIIe
ou du IV e siècle, dite du Pseudo-Apulée, connue au Moyen-Âge. Mais en
même temps, ce tronc commun d’origine grecque est enrichi par les apports
de la science arabe qui ajoute à la base aristotélicienne et médicale de la
tradition grecque un ensemble de croyances astrologiques et occultes qui
exercent, elles aussi, une forte influence sur l’Occident médiéval. Ainsi le
Moyen-Âge a retrouvé les physiognomonies gréco-romaines directement
et par l’Islam. Polémon, dont le chapitre II traite de la ressemblance de
l’homme avec les animaux, des caractères des deux sexes et de la façon de
déduire le caractère de l’homme d’après sa ressemblance avec l’animal, a
été traduit en arabe dès le Xe siècle. Et c’est aux Musulmans que l’on doit
une version abrégé du traité d’Aristote ( Sirr-al-Asrâr ou Secret des Secrets
), sous forme d’une lettre à Alexandre, où le philosophe conseille le roi pour
le choix de ses ministres, de ses amis et de ses esclaves. Mais la physiogno-
monie arabe avait aussi sa propre tradition avec une abondante littérature,
notamment le manuel de médecine ( Al-Tibb al-Mansûrî ) de Rhazès qui lui
consacre cinquante-huit chapitres. L’occident a recueilli plusieurs de ces

166
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E

écrits. Le Liber Almansorius a été traduit en latin par Gérard de Crémone


(fin du XIIe), la Lettre d’Alexandre, par Philippe de Tripoli (début du XIIIe
siècle), et elle a eu un très grand nombre de versions dans toutes les langues
d’Europe. Le Liber physionomiae, de Michel Scot, astrologue et magicien
de Frédéric II, est basé sur ces deux sources. C’est le Sirr-al-Asrâr qui se
retrouve dans les Secreta d’Albert le Grand et dans la physiognomonie de
Roger Bacon.
Le Moyen-Âge a puissamment senti ces conceptions. Son image-
rie et sa littérature sont pleine de créatures hybrides où tous les règnes
se confondent dans une optique d’édification morale. Toute la société est
ainsi figurée sous les masques d’animaux dans l’Ancien Renart et le Renart
Novel (1288), avec Noble le lion, Tardif le limaçon, Bernard l’âne… Plus
explicite encore, le Roman de Fauvel (1310-1314), mi-homme, mi-cheval,
dont le texte se trouve dans un recueil avec « Li Livres Aristole qu’est in-
titlé Secré des Secrez », dans la version de Philippe de Tripoli (B.N., ms.
Fr. 571). Tout en suivant leur propre développement, le bestiaire et les
drôlerie des marges enluminées et du décor sculpté, si virulents depuis la
fins du XIIIe siècle, concordent avec les théories physiognomoniques du
temps et leurs implications morales. Le Bestiaire symbolique, le fameux
Physiologus, dont le texte original est perdu, remonte aux origines mêmes
du christianisme, probablement au second siècle. Les peuples d’Occident
le firent passer de bonne heure dans leurs langues. Dès le XIe siècle, il était
traduit en allemand ; au commencement du XIIe siècle, le poète anglo-nor-
mand Philippe de Thaon le mis en français. Un siècle après, Guillaume le
Normand le traduisait de nouveau. Hormis la Bible, aucun livre ne connu Physiologus
ainsi, pendant plusieurs siècles, une si large diffusion. La condamnation
que le pape Gélase avait prononcée contre le Physiologus n’empêchait per-
sonne de lire et de citer le Bestiaire. Il avait d’ailleurs pour lui l’autorité des
Pères de l’Eglise, de saint Augustin, de saint Ambroise, de saint Grégoire
le Grand, qui lui font de fréquents emprunts. C’est pourquoi les sermonnai-
res, comme Honorius d’Autun, puisent sans scrupule dans le Bestiaire des
explications symboliques ou édifiantes. L’ouvrage connu à partir du XIIe
siècle un regain de vitalité grâce aux bestiaires, ces fables qui consignaient
tout le savoir zoologique médiéval. Lorsque la Renaissance céda soudain
à la passion des hiéroglyphes, on se remit à puiser largement dans le Phy-
siologus, dont des fragments se retrouvent dans la grande somme sur la
pensée hiéroglyphique qui voit le jour en 1556, les Hieroglyphica de Piero
Valeriano. On sait, par exemple, que Léonard de Vinci s’intéressa vivement
à ces bestiaires allégoriques. L’un d’eux, les Fiori di Virtù, célèbre bestiaire
toscan de moralités datant de la fin de l’époque médiévale et dont plusieurs
manuscrits des XIV e et XV e siècles ont été préservés, était connu de Léo-
nard qui en recopia le commentaire correspondant à l’image de l’aigle :
« De l’aigle on dit que, quelle que soit sa fin, il abandonne une partie de hiéroglyphes
sa proie aux oiseaux qui l’entourent ». On peut supposer également que ce
passage inspira Pisanello qui représente cette scène d’un aigle sur sa proie
entouré d’oiseaux attendant leur part, au revers d’une médaille à l’effigie
du roi Alphonse V d’Aragon datant de 1449 (Washington, National Gallery
of Art). Rudolf Wittkower donne de nombreux autres exemples de cette

167
POÏETICA

influence du Physiologus sur l’art des emblèmes1. Au XV e et au début du


XVIe, la compilation de Michel Savonarole, oncle de Jérôme et médecin du
marquis Nicolas III d’Este à Ferrare, le Speculum Physionomiae, et celle de
Bartolomeo della Occa, dit Cocles, et d’Alexandre Achellini, vaste traité
intitulé Anastasis (Bologne, 1503) livrent un énorme matériel documentaire
qui tend à ramener la physiognomonie à sa base médicale. Dans cette pers-
pective, Marcile Ficin, médecin avant d’être théologien, s’était longuement
penché sur les manifestations de la vie. Ce n’est pas l’âme qui est dans le
corps, c’est plutôt le corps qui serait dans l’âme ; elle contient les prototy-
pes de tous les mouvements de l’organisme, leurs rapports sont définis par
la vieille formule : homo animus est, corpus homini instrumentum. Cette
conception instrumentale de l’organisme est surtout intéressante pour le
visage humain, qui est le véritable miroir de l’âme, mais elle s’étendait à
toute la physiologie. « si l’homme est unique en nous, les bêtes sont nom-
breuses », aussi l’expression humaine est-elle rarement pure pour Ficin et
il répète souvent que l’analogie entre certains types ou aspect humains et
les formes de l’animalité, traduit la complexité de la vie psychique. Il jus-
tifie à l’aide de Platon le principe d’un bestiaire « moralisé » : l’âme est un
certain « habitus » que l’animal nous représente : c’est ce que signifie le
mythe de l’attelage dans le « Phèdre ». Le classement des émotions et des
passions s’éclaire à partir de là par des images-types de la vie animale. Le
texte d’Adamantius fut traduit en latin par Pomponius Gauricus  et incor-
poré presque littéralement dans son traité de sculpture De scuptura, publié à
Florence en 1504: « Adamantius pense que Prométhée, contraint d’ajouter
à notre limon originel des particules empruntées un peu partout, a mis en
nous la force du lion, la ruse du renard, la témérité du sanglier, la timidité
du lièvre, la lourdeur du bœuf, l’orgueil du cheval, la bouffonnerie du singe,
la stupidité du mouton, la folie du bouc, la voracité du porc, la souplesse de
la panthère, la férocité du tigre, la cruauté des ours, la propension au dé-
sespoir des éléphants, la rapacité des loups, et de même la nature des rep-
tiles, des oiseaux et des animaux aquatiques, proportion variable suivant
le bon plaisir de Prométhée et les possibilités du limon. Ainsi, dit-il, celui
que tu vois avec des yeux bruns et pas trop enfoncés, tu le jugeras fort et
courageux, comme le lion qui présente ces caractères ; celui qui a des yeux
profondément enfouis, tu le diras simulateur, hypocrite, trompeur et plein
de malice, comme le singe ; qui les a immobiles et fixes comme le bœuf, sera
sérieux et sobre ; qui les a saillants, sera paresseux, inique, rancunier, le
véritable portrait d’un âne ».
Ces considérations sur l’analogie animale permettant de révéler les
qualités ou les défauts moraux cachés de l’homme devaient avoir un succès
durables dans les milieux de l’art. Elles connaissent un regain de faveur à la
fin du XVIe siècle. Vers 1570 Pirro Ligorio écrivait son Libro dell’Antichità
dans lequel il s’attachait à mettre en évidence les significations morales
contenues dans les peintures grotesques. Pour lui toutes les grotesques
« sont porteuses de significations morales, toutes dérivent des poètes les

1. Wittkower, La migration des symboles, Paris, 1992

168
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E

plus doctes ou des concepts profonds des philosophies antiques ». Concer- grotesques
nant les animaux réels, légendaires et monstrueux leur rôle est de « raison-
ner de leur nature dans les sentiments humains, tout en étant disposés au
milieu de guirlandes et de fils de nature fragile ou variable, comme afin
d’illustrer les choses morales, les choses certaines, les fausses, les vraies,
les choses stables, effrayantes, timides, douteuses et vacillantes, les choses
vaines, plaisantes, irritantes ou flatteuses ». L’interprétation du monde ani-
mal, continue du Physiologus aux bestiaires médiévaux et dont Valeriano
venait de faire la somme dans ses Hieroglyphica (1556), est donc appli-
quée aux petites figures réelles et fabuleuses des grotesques. De la même
manière, revenant sur le problème du sens des grotesques, Lomazzo, dans
son Trattato (Milan, 1584) en donne une vision plus précise et plus concise,
qu’il relie aux emblèmes et aux imprese : « Avec celles-ci on peut, de ma-
nière gracieuse, désigner la lasciveté dans le satyre ou la femme nu […], le
caractère vil de l’amante dans la beauté de la sirène, la prudence dans la
sphinge, et tous les autres concepts sous de semblables apparences, à l’ins-
tar de peintures sacrées ». En 1586, Giambattista Della Porta, passionné
de magie et de physique, publie son traité, la Physiognomonie humaine,
fondé sur le corpus traditionnel, enrichi de ses connaissances d’anatomie et
de médecine. Le sous titre explique fort bien le programme de l’ouvrage :
« Le physionomiste ou l’observateur de l’homme, considéré sous le rapport Della Porta
de ses mesures et de son caractère, d’après les traits du visage, les formes
du corps, la démarche, la voix, le rire, etc., avec des rapprochements sur
la ressemblance de divers individus avec certains animaux ». La clarté du
développement, les nombreuses illustrations, les références aux portraits de
personnages de l’Antiquité dont le caractère était connu par les textes, com-
me les empereurs romains, les comparaisons familières avec les animaux,
expliquent la diffusion et l’influence du livre. Les éditions se succèdent à
Naples (1588, 1598, 1602, 1603, 1610, 1612…), à Venise (1644), à Hano-
vre (1593), à Bruxelles (1601), à Leyde (1645). En France ces spéculations
furent diffusées par les traductions de Della Porta, à Rouen en 1655 et à
Paris en 1660, mais aussi par Marin Cureau de La Chambre, médecin du
roi, qui publie en 1660 L’Art de connoistre les hommes. C’est cette lecture
physiognomonique moralisante qui faisait tout l’intérêt et la saveur des ca-
priccii d’Arcimboldo comme le met bien en évidence Gregorio Comanini,
prédicateur célèbre, théologien et théoricien d’art Milanais, dans son traité
Il Figino (1591) : « Pour représenter le front, avec lequel l’homme, alors
qu’il est heureux, fait parfois semblant de souffrir, et alors qu’il déteste, fait
semblant d’aimer, Arcimboldo a choisi le renard, animal plein de ruse, et l’a
placé au milieu des autres animaux. Pour former la joue, siège de la pudeur,
il a choisi l’éléphant, dont Pline écrit, au livre VIII de l’Histoire naturelle,
que la pudeur est merveilleuse parce que, vaincu, il fuit la voix de son vain-
queur et ne s’accouple jamais en public, mais seulement en des endroits où Arcimboldo
il ne peut être vu. Du loup, on lit que certains poils de sa queue contiennent
un poison d’amour et, parmi les loups, on distingue encore des loups-cer-
viers qui ont une vue particulièrement perçante. C’est pourquoi il s’est servi
d’un loup pour former l’œil, qui a le pouvoir d’empoisonner d’amour les
cœurs et qui est l’organe de la vue. Théophraste, selon Pline, écrit que les

169
POÏETICA

rats ont rongé jusqu’à du fer dans une île de la mer Egée ; le peintre s’en
est servi pour représenter la lumière de l’œil qui ronge et dompte les esprits
les plus endurcis avec les passions amoureuse […]. Mais du bœuf qui forme
la gorge, je vais vous raconter une moralité très édifiante, à laquelle Ar-
cimboldo fait parfaitement allusion. Seul le bœuf, de tous les animaux, peut
marcher à reculons (au moins selon Garamanti) pour paître ; Pline l’écrit
au livre VIII de l’Histoire naturelle. Ce bœuf donc, choisi par Arcimboldo
pour la gorge, signifie qu’un gros mangeur ou buveur ne vit pas en homme
et ne prend pas le chemin de la vertu, mais marche à reculons, tournant le
dos à ses propres fins comme une véritable brute. La peau enfin est celle du
lion d’Hercule et celle de l’ordre de la Toison d’Or ; en couvrant la poi-
trine, elles montrent que c’est grâce à la force et à l’effort qu’on acquiert
honneur et gloire ».
Au XVIIe siècle le Traité des passions de Descartes révolutionne
la théorie physiologique en situant le siège des passions non plus dans le
cœur mais dans la glande pinéale du cerveau. Il explique sa physiologie des
passions par les esprits, « un certain air ou vent très subtil » contenu dans
Descartes les cavités du cerveau, où ils arrivent avec le sang et où leur cours ressent
l’action de l’âme, logée dans la petite glande. Descartes appelle ces esprits
« esprits animaux ». A partir de ces données Le Brun renouvelle la physio-
gnomonie traditionnelle selon une approche géométrique méthodique de
l’analyse des visages rapportés aux animaux dont les illustrations gravées
connurent une diffusion importante jusqu’au XVIIIe siècle, on l’on voit,
vers 1770, avec les travaux du naturaliste hollandais Camper, se renouve-
ler l’intérêt pour les études des passions et pour la physiognomonie et leur
intégration définitive dans l’anthropologie moderne. A la même époque
commence à paraître l’ouvrage encyclopédique de Johann Kaspar Lavater
en allemand puis en français (Essai sur la Physiognomonie, La Haye, 1781-
1803 et L’Art de connaître les hommes, Paris, 1806-1809). Deux hommes
Lavater illustres, Chodowiecki et Goethe, ont étroitement collaboré à cette œuvre,
le premier pour les illustrations, le second suivant de près l’enquête voire
l’orientant. Après avoir traité séparément, mais sur le même plan et en
utilisant les même systèmes d’analyse, la physiognomonie des hommes et
celle des animaux, Lavater finit par faire état d’une théorie évolutive qui
réintègre l’animalité à l’homme sur le mode historique en proposant une
échelle de l’angle facial, qu’il nomme « la ligne d’animalité », où l’on voit
un développement qui , à partir de la grenouille aboutit au profil d’Apollon.
A Lavater succède le docteur Gall (1758-1828), qui crée une nouvelle bran-
che scientifique, la phrénologie, dont le système consiste à reconnaître les
aptitudes des hommes et des bêtes dans la configuration du crâne, le moule
Gall du cerveau. L’image morale y est comme enregistrée dans les dispositions
des bosses, des cavités, des plans de la boîte osseuse. Les rapprochements
avec la faune étant à la base de la méthode, la topographie est analogue, et
leur action est identique. Dans leur diversité de conceptions et de méthodes,
Camper, Lavater, Gall ne font bien que ranimer et développer le sentiment
ancien d’une étroite communauté des formes, des caractères, des facultés
et des passions de la nature animée. La vieille pensée occulte qui a grandi
autour de l’homme se renouvelle dans les recherches positives, mais sans

170
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E

trahir son intuition fondamentale. Ainsi la publication de Lavater par Mo-


reau de la Sarthe (1806-1809) ne contenait-elle pas seulement l’œuvre du
physiologiste suisse mais était complétée par l’exposé de théorie modernes
(Camper, Gall) et anciennes qui y prennent une extension particulière. On y
retrouve Della Porta, toutes les versions de la Physiognomonie de Le Brun,
des références aux classiques (Aristote, Adamantios, Polémon, Albert le
Grand, Rhazès). L’ensemble se présente bien comme une synthèse et une
revalorisation des fonds anciens renouvelés par la science la plus contem-
poraine.
Cette physiognomonie eut une influence qui n’est plus à démontrer
sur la pensée romantique et moderne. On sait notamment combien Balzac
s’y est intéressé : « La Physiognomonie, de Lavater, a crée une véritable
science qui a enfin pris place parmi les connaissances humaines. Gall est
venu, par sa belle théorie du crâne, achever et compléter le système du
Suisse et donner de la solidité à ses fines et lumineuses observations » dé-
clare-t-il dans La Physiologie du Mariage (préoriginale c. 1824), et il se sert
souvent de leur méthode pour décrire ses héros de La Comédie humaine. Et
en effet la physiognomonie a été un facteur puissant de renouvellement de
la veine satirique et morale dans laquelle s’inscrit toute « Comédie » et qui
ne s’exprime nulle part mieux que dans le développement du fantastique et
de la caricature. Ainsi lorsque Baudelaire déclare son admiration pour Hof-
fmann il relève que : « Ses conceptions comiques les plus supra-naturelles,
les plus fugitives, et qui ressemblent souvent à des visions de l’ivresse, ont
un sens moral très visible : c’est à croire qu’on a affaire à un physiologiste
ou à un médecin de fous des plus profonds, et qui s’amuserait à revêtir cette
profonde science de formes poétiques, comme un savant qui parlerai par
apologues et paraboles ». N’est-ce pas encore la tradition physiognomoni-
que qu’il désigne en partie dans ce « comique absolu » qui pour lui est le
grotesque : « J’appellerai désormais le grotesque comique absolu »1. Il en
est de même pour son intérêt porté à la caricature et à Daumier en particu-
lier : « Toutes les pauvretés de l’esprit, tous les ridicules, toutes les manies
de l’intelligence, tous les vices du cœur se lisent et se font voir clairement
sur ces visages animalisés ; et en même temps, tout est dessiné et accentué
largement. Daumier fut à la fois souple comme un artiste et exact comme
Lavater »2.
Pour les milieux libertaires de la fin du XIXe siècle le rire est aussi
une fracture avec la société : la culture officielle n’est qu’un produit de
consommation de masse destiné à anesthésier la conscience des lecteurs
et des spectateurs pour en faire un troupeau abêti et obéissant ; l’artiste
authentique est obligé, s’il veut au contraire éveiller chez eux l’étincelle de
la conscience, d’en subvertir la forme au moyen de la dérision. L’humour et humour
l’ironie qui sont au service de la démystification ont pour fonction de saper
cet obstacle infranchissable pour le commun des mortels que constitue la
respectabilité des institutions, respectabilité grâce à laquelle elles perpé-

1. Baudelaire, De l’essence du rire, 1855


2. Baudelaire, Quelques caricaturistes français, 1857

171
POÏETICA

tuent leur domination. De Villiers de l’Isle-Adam à Alfred Jarry, des Contes


cruels de Mirbeau aux Nouvelles en trois lignes de Fénéon, l’usage d’un rire
noir enfreint les codes rhétoriques en usage. Le rire moderne est donc bien
une protestation prométhéenne. Goya, Daumier, Manet, Lautrec, Bonnard,
Vallotton, Kupka, Van Dongen, dans leurs gravures, lithographies, affiches,
mais tout autant la plupart des artistes modernes, dans leurs peintures ou
leurs sculptures, ne se départiront pas d’une certaine forme d’exagération
stylistique, dans le dessin comme dans la couleur, d’un expressionnisme
qui n’est vraisemblablement pas sans liens avec cette tradition de la cari-
cature et de la charge. Une esthétique « Assiette au beurre » sous-tend les
déformations des fauves comme celles des expressionnistes allemands mais
aussi celle des cubistes. A cet égard d’ailleurs ont peu relever l’insistance
avec laquelle l’histoire formaliste de l’art a cherché à minimiser l’influence
pourtant évidente d’un artiste comme Toulouse-Lautrec dont la figure, ré-
cupérée par l’imagerie pittoresque du tourisme montmartrois, n’avait mani-
festement pas le sérieux dramatique d’un Van Gogh ou d’un Gauguin. Elle
fut pourtant essentielle pour Picasso, Van Dongen, Kupka, Munch, etc. Un
seul mot et un seul nom peuvent fédérer les multiples facettes que ce rire
métaphysique moderne, ce mot c’est pataphysique et ce nom c’est Alfred
Jarry.
Le goût de Jarry pour la peinture resta longtemps une dimension im-
portante de sa réflexion, et ce fut en outre une pratique régulière : il a peint,
il a surtout beaucoup dessiné et gravé en marge de son œuvre écrite, mais
aussi de manière autonome. A propos du personnage d’Ubu s’est notam-
ment développé une iconographie, de Jarry lui-même ou de son ami Bon-
Jarry nard, jusqu’à l’aboutissement du grand Almanach du Père Ubu pour 1901,
publié par Ambroise Vollard, autre figure fondamentale de l’art moderne,
Ubu autre figure fondamentalement anarchiste, qui en plus de son soutient de
marchand de tableau défendant Cézanne, Degas, Renoir, Van Gogh, Gau-
guin, les Nabis, Vlaminck, Derain, Matisse, Picasso, etc., reprenait à son
compte la figure du père Ubu pour se lancer dans la rédaction d’une charge
sacrilège généralisée, une véritable entreprise de démolition anarchiste des
mythologies, des idées reçues, des certitudes de propagande et des dogmes
de son temps. Le même esprit satirique est en effet à l’œuvre dans les pein-
tures qu’il défend et dans ses textes, Père Ubu au service de santé, Père Ubu
à la guerre, publiés entre 1916 et 1920, ou dans ses Problèmes coloniaux
devant la Société des nations.
Le rapport de Jarry à la peinture était tout autant un rapport d’ami-
tié avec les peintres : à Pont-Aven en juin 1894, il rencontre Gauguin. Le
premier il exalte l’œuvre du Douanier Rousseau. A la Revue Blanche où il
commence à collaborer régulièrement à partir de 1900, ses chroniques, sous
le titre d’abord de « spéculations », puis de « Gestes », mettent en applica-
tion la théorie pataphysique qu’il définissait en 1898 dans son « Gestes et
opinions du docteur Faustroll, pataphysicien », sous une forme ici résolu-
ment humoristique qui se revendique explicitement du modèle pictural d’un
Lautrec :
« Sous le titre “ Gestes ” on trouvera désormais dans cette revue,
par nos soins, des commentaires sur toute espèce de spectacles plastiques.

172
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E

Ceux-ci sont si variés qu’il serait long d’en limiter le programme. Bon nom-
bre ont été énuméré, mieux que nous ne saurions, ici même par M. Thadée
Natanson au sujet de Toulouse-Lautrec :
“ Perfection des muscles, des nerfs, de l’entraînement, de l’adresse,
d’un métier, d’une technique : … les luttes à mains plates, les courses de
chevaux, les vélodromes, le patinage, la conduite des voitures, la toilette
féminine, l’opération conduite par un grand chirurgien, … une taverne, un
bal, un public, … un ivrogne connaisseur en boisson, … un explorateur qui
a mangé de l’homme, … un produit d’une chatte et d’un écureuil, … un voi-
lier vous emportant sous le vent, … une rixe entre buveurs, … l’enterrement
du pape … ”
Tous ces gestes et même tous les gestes, sont à un degré égal es-
thétiques, et nous y attacherons une même importance. Une dernière au
Nouveau-Cirque réalise autant de beauté qu’une première à la Comédie-
Française »1.
Ce « programme » libertaire, programmatique a-programmatique
s’il en est, qui vise à consommer la fusion entre l’art et la vie, alors que
l’esthétique objective des historiens et des philosophes de l’art de tradition
kantienne persistent à vouloir définir dans l’objet d’art lui-même une qualité
intrinsèque qui le transfigure en œuvre, sera l’une des lignes de force de tout
l’art moderne depuis l’usage d’objet dans les collages cubistes jusqu’aux
ready-mades, aux objets trouvés surréalistes, à l’art naïf ou brut, à l’impli-
cation du corps même de l’artiste, à la théâtralisation festive d’actions artis-
tiques, etc. Mais cet héritage n’est resté vivant et signifiant que tant qu’il se
développait dans un cadre de réception dont la structure idéologique restait
celle du monde quotidien. Avec, dans les années 60, le développement d’un
activisme muséal en prise directe sur la création et dont la structure pseudo
scientifique calquée sur le modèle du laboratoire distancie automatiquement
toute création et la vide de tout le sens subversif que la tradition dada met- activisme muséal
tait dans ses « gestes », l’art se stérilise, le discours muséographique qui en
fait l’anatomie, y compris quand il fait l’anatomie de l’art qui se veux en
fusion avec la vie, ce discours des spécialistes ne peut se construire que sur
la destruction d’un phénomène dont il étudie les vestiges. En entrant dans le
musée toute œuvre contemporaine de ce type perd son sens et la pertinence
morale qu’un Picasso, un Duchamp, un Dubuffet mettaient dans leurs actes
artistiques.
Ce dernier, dont toute l’œuvre est empreinte de cet esprit de charge
satirique jusque dans ses choix formels, se réclamait d’ailleur de l’anarchie.
Asphyxiante culture est un des rares brûlots anarchistes de la fin du XXe
siècle que l’on puisse comparer aux pamphlets de la fin du XIXe. Dans une Dubuffet
lettre à Henri Poulaille, l’auteur anarchiste des Damnés de la terre, datée
du 1er novembre 1970, il déclarait : « Mes propres impulsions ont toujours
été, je crois, celles qui constituent la position de l’anarchisme – avec un vif
goût des fraternités chaleureuses – bien que je n’aie jamais eu l’occasion
de fréquenter les milieux d’anarchistes, et que je ne connaisse que de façon

1. Jarry, Revue Blanche n° 9, janvier 1902

173
POÏETICA

brumeuse ce qu’est au juste la théorie et le programme de l’anarchie ».


En réalité, Dubuffet joue l’ignorant, si l’on en croit Michel Ragon, autre
écrivain anarchiste fameux dont le rôle de critique d’art a été très impor-
tant pour les peintres informels des années d’après la seconde guerre, qui a
retrouvé dans la bibliothèque de l’artiste un volume des Œuvres complètes
de Stirner très pratiqué, d’autant que dans ses Notes de lecture (inédites) se
retrouve L’unique et sa propriété de Stirner, Bakounine et les noms des ni-
hilistes russes : Pisarev, Netchaeiv. L’anarchisme individualiste (dont Stir-
ner fut le premier théoricien) est en réalité une permanente référence pour
Dubuffet. Découvrit-il son oeuvre par Paulhan ? (Paulhan grand admirateur
de l’anarchiste Félix Fénéon ; Paulhan qu’on pouvait rencontrer parfois,
dans les années cinquante aux réunions organisées par E. Armand, le vulga-
risateur de Stirner avec sa revue L’Unique). Aussi sa pratique artistique est-
elle bien une activité insurrectionnelle dont l’humour rageur demande de
faire : « Place à l’incivisme »  : «  Si les prétendus “ dons ” attribués aux
“ artistes ” sont, à notre sens, très profusément répandus, rares sont par
contre, extrêmement rares, ceux qui prennent hardiesse de les exercer en
toute pureté et licence, et s’affranchir pour cela du conditionnement social
– prendre au moins à son égard bonne distance. Il faut observer que cette
libération implique une humeur asociale, une position que les sociologues
appelleront aliénée. C’est pourtant cette humeur qui nous paraît le ressort
même de toute création et invention – le novateur étant par essence un qui
ne se contente pas de ce qui contente les autres, et prend donc position de
réfutateur »1.
Ce rire anarchiste, ce rire noir, c’est celui de Jacques Vaché pour qui
rien ne vaut réellement la peine, sinon à l’extrême rigueur, la manifestation
Umour de cet Umour (sans h) qu’il définit ainsi : « Je crois que c’est une sensation
– j’allais presque dire un SENS – aussi – de l’inutilité théâtrale (et sans
joie) de tout »2. Aussi le surréalisme fera à l’humour une place de choix, il
est pour l’auteur de l’Anthologie de l’humour noir « révolte supérieure de
l’esprit ». Dans le n° 6 de la revue Le surréalisme A.S.D.L.R., M. Ristitch
précise : « la réponse à la question : l’humour est-il une attitude morale ?
est négative, tandis qu’à la question l’humour est-il moral ? la réponse est
affirmative. Car, par cela même que l’humour est parfaitement amoral, on
peut dire qu’il est parfaitement moral, étant donné que par lui-même, il ne
tombe pas sous le coup de la catégorisation du moral et de l’immoral, qui
ne peut s’occuper que des conséquences pratiques de l’humour. […] Parce
qu’il ne laisse en paix aucune pierre tombale des siècles, aucune pierre
angulaire de l’amphithéâtre de l’éternelle sagesse, l’humour est moral, tout
comme la folie, la poésie, l’amour (réponse affirmative) ».
Le symbolisme satirique de Jarry irrigua tout l’art moderne. Par l’in-
termédiaire de la figure d’Apollinaire, avec qui Jarry se lia dès 1903, et chez
qui il a pu voir un véritable prédécesseur, il a fortement marqué des artistes
comme Picasso, Picabia, Duchamp. C’est aussi grâce à Apollinaire, dont il

1. Dubuffet, Prospectus et tous écrits suivants


2. Jacques Vaché, lettre à André Breton, 29 avril 1917

174
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E

découvrit Alcools, et sa revue Les soirées de Paris, que le jeune Tristan Tza-
ra a pu basculer naturellement d’un symbolisme onirique nourrit de Maeter-
linck, Verhaeren ou Laforgue, qu’il promouvait, à Bucarest, dans sa revue
Simbolul, vers ce symbolisme satirique qui lui ouvrait les portes de Dada.
Aussi bien M. Antipyrine où Mr Aa l’antiphilosophe, l’Antitête sont-ils des
enfants naturels du docteur Faustroll, pataphysicien, ou de Mr Teste.
De même que les sources de Dada sont à chercher dans l’esthétique
symboliste libertaire, celles de l’abstraction relèvent du même courant de
pensée. Fénéon, que l’histoire formaliste s’escrime à considérer comme le
premier critique d’art à élaborer une approche purement formelle des œu-
vres d’art a pourtant explicitement tenu à inscrire le néo-impressionnisme
dont il élaborait les contours théoriques dans la mouvance symboliste, ce abstraction
qui ne laisse pas de rendre perplexe les commentateurs. Dans L’art symbo- symbolisme
liste, 1889, Georges Vanor expose l’interprétation de Fénéon sur les rela-
tions entre le symbolisme et l’art de Seurat : « Imbu littéralement qu’une
œuvre doit être cyclique et en harmonie complète, il reconnut l’application
de ces idées dans les œuvres de Pissaro, Seurat, Signac, etc. Il nous révèle
que sur cette idée générale qu’un tableau doit être inspiré de la nature,
et reproduire les réactions intimes du décor dans un ensemble orchestré,
ces peintres créèrent une technique discontinue […] ; ils obtiennent […]
des tableaux complètement inscrits dans le cadre en tant qu’harmonie au
lieu d’être comme la copie d’un bout de nature commencé et limité sans
raison – théorique ». Et de donner bientôt une définition de l’art symboli-
que :  « …l’art est l’œuvre d’inscrire un dogme dans un symbole humain et
de le développer par le moyen de perpétuelles variations harmoniques »,
conception goethéenne de l’œuvre d’art comme tout organique, harmoni-
que que l’artiste doit symboliser par le style. Entraîné par Fénéon, George
Vanor enlève à Redon et à Gauguin que concerne la première partie de sa
phrase, le pouvoir d’exprimer de « perpétuelles variations harmoniques »,
car c’est ici du peintre néo-impressionniste qu’il s’agit. De la même ma-
nière que Mirbeau goûtait chez Monet non pas le simple fait de « traduire
la nature et ses harmonies chromatiques et plastiques » mais plus « Comme
en un visage humain […]  les émotions, les passions latentes, les secousses
morales, les poussées de joie intérieure, les mélancolies, les douleurs, tout
ce qui s’agite en nous, par elle, de force animique, tout ce qui, au-dessus de
nous, en elle, s’immémorialise d’infini et d’éternité », Fénéon puise dans les
théories sur les couleurs de Charles Henry une nouvelle approche pseudo
scientifique du pouvoir symbolisateur des passions que les formes colorées
susciteraient. Les recherches physiologiques du préparateur de Claude
Bernard lui permettent, selon Fénéon  : « d’établir entre le problème es-
thétique et le physiologique une solidarité féconde, et de les poser sous une
même forme symbolique : Quelles directions sont expressives du plaisir ou
de la dynamogénie ? Quelles de la peine ou de l’inhibition ? […]. Maintes
expériences […] établissent que les directions de bas en haut et de gauche
à droite sont dynamogènes ; les directions de haut en bas et de droite à
gauche, inhibitoire.
Nous symboliserons donc les excitations agréables ou dynamogènes
par les directions de bas en haut et de gauche à droite ; les désagréables

175
POÏETICA

ou inhibitoires, par les directions de haut en bas et de droite à gauche.[…]


Les définitions s’appliquent aux couleurs comme aux formes. Le rythme
concernera les teintes, et la mesure les tons.
Elles s’appliqueront à tous les excitants, dont on aura pu, par l’étude
expérimentale et la connaissance des fonctions subjectives correspondan-
tes, constituer les cercles de représentation. M. Charles Henry a soumis la
dynamogènie morale sensation auditive à sa méthode. Nous attendons la symbolique des saveurs
des formes et couleurs et des odeurs »1. Le futurisme, que Fénéon lança en France, s’essaiera à
cette « symbolique des saveurs et des odeurs » quand, en 1913 Prampolini
publia le manifeste La chromophonie et la couleur des Sons et Carrà le ma-
nifeste La peinture des Sons, Bruits, Odeurs. Ces nouveaux claviers formels
permettent au peintre de symboliser les passions, les « Etats d’âme » des
futuristes, non plus au moyen de narrations représentatives ou de physio-
nomies mais grâce aux formes colorées. Il n’en reste pas moins que le sujet
de l’œuvre reste le travail du symbole comme expression d’une l’harmo-
nie. Aussi Fénéon, s’il note bien qu’un peintre comme Signac « renonce à
mettre de la littérature sous ses tableaux » n’hésite pas cependant à le pro-
mouvoir « paysagiste officiel des Iles Blanches Esotériques par le tétrarque
Emeraude-Archetypas », en référence au héros très symboliste de Salomé,
l’une des Moralités légendaires de Jules Laforgue.
De même que pour Goethe « L’artiste plasticien doit être poiétique,
mais ne doit pas poétiser »2, pour Fénéon l’art ne doit pas avoir de référent
littéraire qui l’assujettirait à une relation de filiation infériorisante mais art
et poésie doivent se développer sur un mode analogique, comme les sœurs
jumelles de l’ut pictura poesis. Il note ainsi que « tels écrivains, M. Gustave
Kahn, M. Paul Adam, appliqué à transposer le quotidien dans un rêve logi-
que, inquiets de rythmes plus complexes, soucieux de moyens d’expression
précis et efficace, virent aux œuvres néo-impressionnistes les analogues de
leurs propres recherches »3. Et quand il trouve judicieux de décrire la biblio-
thèque du peintre, il n’énumère que des écrivains liés au symbolisme et, de
ut pictura poesis prés ou de loin, versé dans l’anarchisme : « Dans sa bibliothèque, les peaux,
les papiers et les étoffes des livres s’accointent entre eux et avec les textes :
Léonard de Vinci, argent bleu ; Rimbaud et Mallarmé, parchemin blanc
et or ; Baudelaire, violet ; Khan, bleu et orangé ; Léon Tolstoï, pourpre et
noir ; Paul Adam, rose glaceux »4. C’est bien là l’esprit symboliste d’un des
Esseintes. L’esthétique formelle des toiles néo-impressionnistes, leur aspect
de mosaïque byzantine si souvent relevé, est en elle-même parfaitement
accordée avec le goût caractérisé des symbolistes pour l’Empire romain de
la décadence ; Adam, auteur de nombreux romans sur Byzance (Irène et les
eunuques, Basile et Sophia) assimilait d’ailleurs l’acte anarchiste aux des-
tructions des hordes barbares qui ravagèrent l’empire d’orient.
Fénéon signalait déjà cette analogie de la peinture avec la littérature

1. Fénéon, Une esthétique scientifique, La cravache, 18 mai 1889


2. Goethe, Ecrits sur l’art, Les objets des arts plastiques, 1797
3. Félix Fénéon, Art et critique, 14 déc. 1889
4. Félix Fénéon, Les hommes d’aujourd’hui, n° 373, 1890

176
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E

contemporaine dans son compte rendu de l’exposition Volpini, quelques


mois plus tôt :
« M. Seurat, M. Signac, M. Pissarro, M. Dubois-Pillet réalisaient
leur conception de cet art en des tableaux où les épisodes s’abolissent dans
une orchestration générale docile au code de la physique optique et où la
personnalité de l’auteur reste latente comme celle d’un Flaubert dans ses
livres »1.
Loin d’une rupture, l’art moderne naissant est bien pour Fénéon une
évolution parallèle, analogue à la littérature la plus contemporaine, où la di-
mension morale reste présente bien que décalée comme elle peut l’être dans
la démarche de Flaubert. Et de même que l’œuvre de Flaubert a pu osciller
entre un réalisme naturaliste non exempt de satire et un lyrisme de veine
romantique dont les élans pouvaient aller jusqu’au mysticisme, de même
Fénéon peut-il louer les néo-impressionnistes autant que Puvis De Cha-
vannes, les Nabis, Charles Maurin ou Odilon Redon, passer plus tard des
fauves aux futuristes sans que ces différents modes ne remettent en cause la
cohérence de fond de son programme, de son esthétique symboliste liber-
taire, celle que dessinait déjà Kropotkine dans son appel Aux jeunes gens,
une esthétique autant et alternativement, voire simultanément, satirique et
utopique. L’Age d’Or, avant d’être, en 1905, la toile manifeste d’un Derain
fauve, est une revue anarchiste sauvagiste (c’est-à-dire un peu écologiste modes
avant la lettre) publiée en 1900 et qui fit le succès du chansonnier Paul
Paillette ; c’est que du côté de Chatou on lisait Bakounine et Kropotkine,
on commentait avec ferveur les exploits de Ravachol, de Maurice Henry...
La ronde du Bonheur de vivre de Matisse, qu’on retrouve dans ses diverses
versions de La danse, est aussi un motif traditionnel issu de représentation
de l’âge d’or telle qu’on put les donner Vasari, ou encore Ingres et dont
le sens contemporain évoquait plus Fourier qu’Esope. Apollinaire notait
cette implication politique des thèmes tout autant que des formes dans les
peintures fauves de Van Dongen : « M. Van Dongen manifeste brutalement
des appétits formidables. Il se plaît dans le tumulte et semble exposer ses
opinions politiques. Ce n’est pas l’amertume d’un Multatuli, ce sont bien
les violences d’un Domela Nieuwenhuis2.
M. Van Dongen nous transporte chez des géants qui résolvent la ques-
tion sociale par l’impudeur »3. Les fauves, comme les expressionnistes ou
les futuristes première mouture, proposaient leur utopie hédoniste sans se
départir d’un regard ironique sur leurs propres visions libertaires.
Apollinaire, cette autre figure majeure de l’art moderne, dont les dé-
buts eurent lieu dans des revues symbolistes comme La Revue Blanche, a
toujours gêné l’histoire de l’art par son dilettantisme apparent, son éclec-
tisme et son manque de rigueur théorique. Son approche de l’art est pour-
tant en parfaite cohérence avec le parti pris anti-autoritaire des anarchistes.

1. Félix Fénéon, L’exposition Volpini, La cravache, 6 juillet 1889


2. Ferdinand Domela Nieuwenhuis, leader socialiste- anarchisant hollandais
3. Apollinaire, « Le salon des Indépendants, La Revue des lettres et des arts, 1er mai
1908

177
POÏETICA

Apollinaire doit en effet beaucoup en matière de critique d’art à Mécislas


Golberg (1869-1907), son journal intime en fait foi, et en 1922, son ami
André Rouveyre affirmait dans le Mercure de France que « la plupart des
théories qu’Apollinaire a répandues et qui ont fait fortune, avec tant de
bruit et d’excitation dévergondée, notamment sur les bases propres de l’ex-
Apollinaire pression dans la déformation et la spiritualisation des lignes et des plans,
sont dans Golberg ». Dans sa revue Sur le trimard, qu’il fonde en 1895,
Golberg ébauche, contre le romantisme libertaire et la fausse scientificité du
Mécislas Golberg socialisme, un « anarchisme expérimental » qui soumet l’action à la « cons-
tatation » des faits sociaux plutôt qu’à aucun « idéalisme social ». Le pro-
pos politique de Golberg est porteur d’un projet poétique et intellectuel que
trimard toute son œuvre développe, et qui est déjà présent dans l’éditorial du pre-
mier numéro de sa revue, où il lance un appel « aux trimardeurs de toutes
formes », et parmi ceux-ci « à tous les gueux de la pensée » qui créent pour
le plaisir de créer. Le trimard est érigé, dans l’ordre de la pensée, en valeur
de créativité gratuite, abondante et oublieuse, en « amour pur et simple » de
« l’effort prodigue et insouciant »1. La récurrence de la notion d’effort dans
la critique d’Apollinaire trouve peut-être ici sa source idéologique. A partir
des mêmes valeurs de dynamique et de gratuité, Golberg évoque le «  mi-
racle des vagabonds de la pensée, nourris par les oiseaux du ciel »2. Cette
figure de l’errant, dont on connaît l’importance dans la littérature d’Apol-
linaire, symbolise chez Golberg une éthique d’épanouissement par déper-
sonnalisation. Le sujet, traversé par ses désirs, ses élans et ses abattements,
s’y fait et défait à l’infini selon un rythme propre orchestré par la rencontre
avec autrui. Cet « intellect dynamique » amoral, capable par sa souplesse de
rester « en harmonie avec la cadence de la vie » [ De l’Education de la per-
sonnalité], est contenu dans le modèle unificateur du trimard. L’art, comme
le libertaire errant, est « semeur d’énergie », créateur donc destructeur,
animé d’une « foi négative » et d’un « labeur positif »3. Dans La Morale des
lignes, dont Apollinaire fait un compte rendu élogieux dans La Phalange
de mars 1908, le penseur anarchiste, « auquel nous devons quelques-uns
des livres les plus élevés et les plus émouvants de notre temps », prône la
communion de l’art et de la vie, les vertus de l’imagination et du rire, de la
déformation, idées chères au poète qui voit en lui une sorte de philosophe
des nouvelles lumières montrant la voie aux jeunes esprits.
Comme Golberg, qui en appelait à un « anarchisme expérimental »,
Apollinaire construit une esthétique expérimentale où l’essence de l’art
n’est pas une idée transcendante mais bien une pratique ; elle n’est pas mé-
taphysique mais pragmatique. L’esthétique d’Apollinaire est une pensée du
mouvement, de la métamorphose, une pensée de la pluralité dynamique que
suscite la rencontre avec les autres : à l’unité du moi classique correspond
chez lui son éclatement, son ubiquité, sa mobilité. D’où dans sa pratique
littéraire l’usage des pseudonymes, des doubles, pratique qu’un de ses

1. Mécislas Golberg, « Nous », Sur le trimard, 4 juillet 1895


2. Mécislas Golberg, « Morituri », Sur le trimard, n°3, oct-nov. 1895
3. Mécislas Golberg, Lettres à Alexis, Ed. La Plume, 1904

178
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E

amis artistes n’a pas manqué de reprendre à son compte, Marcel Duchamp
– Rrose Sélavy. Un polymorphisme épistémologique analogue court dans
tout l’œuvre de ces autres amis d’Apollinaire tels Picabia ou Picasso, qui
selon Richardson « tenait en haute estime sa Morale des lignes »1. Une es-
thétique pour laquelle André Salmon soulignait, en 1945, le rôle de Golberg
en tant qu’initiateur et rappelait les discussions esthétiques qui se tenaient à
son domicile, rue de la Tombe-Issoire2.
Salmon a en effet été lui aussi une des grandes figures de la pensée
libertaire, et plus particulièrement d’un anarchisme constructeur se récla-
mant de Proudhon ou de Péguy, à l’inverse de l’anarchisme héroïco-épique
à la Sorel ou à la Nietzsche. Il s’agissait, en quelque sorte, d’un anarchisme
« au quotidien », celui des ouvriers ou des artisans qui ne comptent que
sur leurs propres forces, sur leur association non bureaucratique, sur une
entr’aide d’homme à homme. Salmon, co-directeur de la revue anarchiste
Action fondée en 1920, mis ainsi en avant des peintres ou graveurs d’un mo-
dernisme austère, comme Derain, Galanis ou Juan Gris, des poètes partisans
d’un « cubisme » sobre et dépouillé, comme Pierre Reverdy et même Jean
Cocteau, qui prônait alors un « cubiste janséniste ». L’amitié de ces deux
derniers poètes avec Picasso illustre sa formidable polymorphie libertaire.
Dans cette même lignée, André Malraux (ou plutôt « A.D. ») proposait,
par exemple, aux artistes occidentaux contemporains ce qu’il appelait un
« classicisme négatif », appuyé sur « une horreur lucide de la séduction ».
La dimension politique de l’art moderne apparaît avec évidence chez
un autre de ses fondateurs, Kupka, dont la veine anarchiste satirique s’est
exprimée dans l’illustration virulente de nombreuses revues anarchistes
comme dans sa collaboration à la géographie d’un des plus éminents théo-
riciens de l’anarchie, Elysée Reclus. Mais elle s’est aussi naturellement
exprimée dans sa dimension utopique selon un langage d’abord symbolique
puis qui a construit, sur le modèle musical, un vocabulaire formel abstrait
qui s’il tranche avec l’imagerie oniriste reste en profondeur fidèle au mo-
dèle harmoniste du symbolisme.
En publiant le premier manifeste futuriste dans Le Figaro, en 1909,
Marinetti incorporait lui aussi un chapitre politique explicite au discours sur
l’art moderne. La batterie complète des manifestes futuristes entre 1909 et Kupka
1917 fournissait un modèle utopique, militant, de polémique stridente et de
programme agressif. Le manifeste est devenu alors l’étendard de l’idéologie
d’avant-garde, consciente de ce qu’elle représente, maniant ces conceptions
de regroupement des artistes, vue comme une élite travaillant à une transfor-
mation sociale et spirituelle. En terme directement politiques, l’idéologie de
l’avant-garde tenait d’un individualisme anarchiste, comme dans le cas du
Stijl. Dès 1917 Théo van Doesburg relevait la contribution du cubisme et du
futurisme à cette révolution dans la peinture : la libération de l’œuvre d’art
de la forme plastique extérieure de la réalité, en qualifiant cette peinture
de « question de conscience morale et de conscience psychologique », une

1. Richardson, Vie de Picasso


2. André Salmon, Souvenir sans fin, L’Air de la Butte, 1945

179
POÏETICA

futurisme expression de « conscience spirituelle », ce qui comporte en soi l’exigence


d’ « une pureté absolue en ce qui concerne le moyen plastique »1. Il était là
bien en accord avec Kandinsky dont il défendait la vision théorique.
Ainsi le principe qui, pour Kandinsky est à l’œuvre dans l’art, la « né-
cessité intérieure », n’est pas un impératif mystique ou psychologique mais
avant tout un impératif moral, celui de l’honnêteté :
« En bref, l’artiste a non seulement le droit, mais le devoir de manier
les formes ainsi que cela est NECESSAIRE à ses buts. Et ni l’anatomie, ni
les autres sciences du même ordre, ni le renversement par principe de ces
sciences ne sont nécessaires, mais ce qui est nécessaire, c’est une liberté
totalement illimitée de l’artiste dans le choix de ses moyens » , et il précise
en note : « cette liberté illimitée doit être fondée sur la nécessité intérieure
(que l’on nomme honnêteté). Et ce principe n’est pas seulement le principe
de l’art, mais également celui de la vie. Ce principe est l’arme principale
du véritable surhomme contre les Philistins »2.
Si le premier manifeste du Stijl (octobre 1918) se contentait de reven-
dications minimales et n’avait pas le caractère agressif ou péremptoire du
De Stijl modèle futuriste, le second manifeste, « De Literatuur » (avril 1920) et le
troisième, « Tot een nieuwe wereldbeelding » (août 1921) adoptaient un lan-
gage résolument polémique. Ils vont de pair avec le façonnage par Théo van
Doesburg, l’animateur de la revue, de ses alter ego dada I.K.Bonset et Aldo
Camini. Ce double visage Dada-constructiviste est bien dans la veine anar-
chiste de la destruction des préjugés, les idées-fixes de Stirner, et de prépara-
tion d’une société utopique harmonieuse. Pour van Doesburg l’œuvre d’art
moderne « manque de représentation, mais ne manque pas de sujet. Le sujet
est de nature picturale, il est : équilibre esthétique, unité, harmonie dans un
sens supérieur »3 ; on aurait envie d’ajouter « luxe, calme et volupté » tant
le programme de la « nouvelle expression plastique », le Néo-plasticisme,
Théo van Doesburg recoupe au fond, les mathématiques théosophiques de Schoenmaekers en
plus, celui des néo-impressionnistes et des fauves. La récurrence des thèmes
de la danse chez van Doesburg est un autre symptôme de cette unité d’esprit
qui relie De Stijl au symbolisme plastique de Matisse.
Le projet utopiste du Néo-plasticisme n’est nulle part plus explicite
que dans l’architecture dans laquelle devaient se fondre les trois arts plas-
tiques. Prolongeant l’enseignement de Frank Lloyd Wright et de Berlage,
il tente de détruire les concepts d’espaces privés et d’espaces publics pour
fondre l’homme dans un espace communautaire unifié :
« L’idée de Home – Home sweet Home (demeure, douce demeure)
– doit se perdre ainsi que du reste l’idée de Rue. Il faut considérer le Home
et la Rue comme la Cité, qui est une unité formée par des plans composés
dans une opposition neutralisante qui annihile toute exclusivité. […] Et
l’homme ? Rien en lui-même, il ne sera qu’une partie du tout, et c’est alors
que, ayant perdu la vanité de sa petite et mesquine individualité, il sera

1. Théo vanDesburg, De Nieuwe Amsterdammer, 23 juin 1917


2. Kandinsky, Du spirituel dans l’art, 1911
3. De Stijl, mars 1921

180
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E

heureux dans cet Eden qu’il aura crée ! »1


Face à cet engagement utopique, Dada, à la suite de l’expressionnis-
me, déployait un engagement satirique qui, vu son caractère explicite, n’a
pu être refoulé par l’histoire de l’art formalisante. L’anarchisme jouissait
d’une grande popularité parmi les écrivains et les artistes que l’on compte
parmi la génération expressionniste, les sentiments des expressionnistes
allemands dans la période 1910-1925 à l’égard de l’anarchisme étant com-
parables à l’accueil que l’anarchisme avait reçu dans les cercles littéraires et
artistiques français de la fin du siècle. Via Fénéon cette analogie fait presque
figure de filiation. La volonté de donner un contenu explicitement engagé à
l’expressionnisme était visible dès avant la guerre de 14-18 dans la peinture
de Ludwig Meidner, notamment dans son tableau Combat de barricade de
1913. La fondation en 1910, par Franz Pfemfert, de la revue Die Aktion,
répondait au même objectif. Les artistes adoptaient le discours utopique des Dada
premières déclarations de Die Brücke, déclarant ainsi en 1919 : « Ce que la
politique a abîmé, l’art le réparera. Grâce à lui l’homme retrouvera l’hom-
me ». C’est le message que Pechstein et Feininger mettent au service du
gouvernement dans les affiches qui leur sont commandées en 1918. Dans le
climat d’effervescence sans précédent de la révolution de novembre 1918,
de nombreux artistes expressionnistes et futuristes font partie du « Conseil
des travailleurs de l’art » à Berlin et se rassemblent au sein du November-
gruppe, fondé par Pechstein et Klein, afin de mettre leur art « au service de
la collectivité », en luttant « contre l’arriération et la réaction ». En 1919,
Max Pechstein réalise la couverture du livre A tous les artistes ! qui promeut
cet activisme politique de l’art. Novembergruppe
Quant à Dada, dès l’origine son engagement est radical. Le mouve-
ment iconoclaste, fondé à Zurich en 1916, dénote une affinité profonde avec
l’anarchisme. Des observations dans les mémoires d’anciens dadaïstes,
comme par exemple Richard Huelsenbeck, soulignent ces liens. Leurs pro-
pos sur la signification de l’anarchisme pour la genèse de dada semble être
confirmés par Die Flucht aus der Zeit (1927) de Hugo Ball2. Dans ce livre,
le journal adapté de l’un des instigateurs du dadaïsme zurichois, l’auteur fait
de fréquentes références à l’anarchisme. Surtout dans les années précédant
immédiatement dada (la période de fin 1914 jusqu’au début 1916, quand le
Cabaret Voltaire, lieu de naissance de dada, s’établissait), les notes dans le
journal de Ball témoignent d’une lecture intensive d’auteurs anarchistes,
notamment de Bakounine, dont il a sûrement apprécié la devise « Le désir
de détruire est en même temps un désir créateur » tirée de Die Reaktion
in Deutschland. Ein Fragment von einem Franzosen, 1841; il publiera
d’ailleurs ce texte dans l’Almanach der Freien Zeitung, en 1918. En outre,
il est à signaler que plusieurs dadaïstes, non seulement Ball, mais aussi
Huelsenbeck, Emmy Hennings et Max Oppenheimer, dans la phase précé-
dant Cabaret Voltaire, faisaient partie à Zurich de l’entourage du médecin
socialiste-libertaire Fritz Brupbacher et du magazine Der Revoluzzer.

1. Mondrian, « Le Home – La Rue – La Cité », i 10, 1927


2. Hugo Ball, La fuite hors du temps, 1927, Paris, Editions du Rocher, 1993

181
POÏETICA

Mais face à un anarchisme utopiste d’essence rousseauiste, dada s’en-


gage dans un anarchisme pessimiste. Ainsi Huelsenbeck s’en prend-il aux
« moralistes » expressionnistes-activistes ainsi qu’aux idées de Kropotkine
sur l’entr’aide instinctive des hommes. On trouve de semblables propos
sceptiques chez Ball et Stirner. Ball met en doute la foi anarchiste en « une
enfance divine, naturelle et générale » de l’humanité [Die Flucht aus der
Zeit, Zürich, 1992]. Il voit dans l’œuvre du Marquis de Sade une correction
nécessaire des propos d’un Rousseau flatteur qui parle de la bonté et de la
vertu naturelle.
La référence à la pensée de Gustav Landauer est un élément fonda-
mental pour la compréhension de dada et de la transformation qu’il opère
de l’anarchisme utopiste des expressionnistes à un anarchisme pessimiste.
Dans son livre Aufruf zum Sozialismus, que Ball connaissait bien, comme on
le sait par des références explicites, entre autres, dans Die Flucht aus Zeit,
Gustave Landauer fonde son anarchisme non plus sur la thèse rousseauiste
qu’à l’origine la nature de l’homme est bonne, mais plutôt sur le doute au
sujet de la langue comme moyen de concevoir la réalité, tel qu’il surgit au
tournant du siècle précédent, dans la lignée des réflexions de Proudhon sur
Gustav Landauer le langage. Dans ce domaine il se fonde sur le scepticisme radical à l’égard
de la langue, tel que formulé par son ami Fritz Mauthner dans Beiträge zu
einer Kritik der Sprache (1901-1903). Mauthner posait dans cet écrit que
la langue comme un artefact humain et subjectif constitue un blocage à
la compréhension objective de la réalité extra-humaine. Puisque l’homme
pense moyennant la langue et puisque celle-ci est le résultat d’une longue
évolution historique, au cours de laquelle des significations archaïques se
sont fixées, la langue entrave la genèse d’idées nouvelles et fait obstacle à
langage l’accès direct de la pensée à la réalité. Ainsi l’homme est-il prisonnier de sa
langue. Partant de cette thèse selon laquelle il n’y a pas pour l’homme de
réalité connaissable en dehors de la langue, Landauer croyait apercevoir de
nouvelle possibilité pour altérer la réalité. Si la réalité est uniquement dans
la langue, l’altération de la réalité est en dernier lieu une altération de la
langue. Landauer pense qu’il est nécessaire d’entreprendre consciemment
la (ré)formation de la langue, d’amener un nouvel art d’écrire1.
Tout le programme dada correspond à cette tentative de déstructurer
le langage, autant littéraire que plastique. « Ainsi fûmes-nous désignées à
prendre comme objet de nos attaques les fondements même de la société, le
langage en tant qu’agent de communication entre les individus et la logique
qui en était le ciment » explique Tristan Tzara, à la tête du groupe depuis
1917, et bientôt intégré au surréalisme2. Se défiant des mots, Tzara révèle
dans le « Manifeste sur l’amour faible et l’amour amer » (1920) ce qu’il
nomme un grand secret : « la pensée se fait dans la bouche » ( Aragon dira
dans Une vague de rêve : « il n’y a pas de pensée hors des mots ». C’est le
langage comme système formel, héritage de codes, qui est ici mis en cause,
au profit d’une libre expression du cri et du geste, et la source de ce nomina-

1. Landauer, Skepsis und Mystik, 1903


2. Le Surréalisme et l’après guerre, O.C.V., 1948, 67

182
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E

lisme radical n’est pas à rechercher dans les découvertes de la linguistique


contemporaine mais bien dans un engagement idéologique issus de la lectu-
re des penseurs anarchistes. Selon qu’ils penchent plus vers l’optimisme de
Kropotkine, l’harmonie de Fourier, l’individualisme de Stirner, le fédéra-
lisme de Proudhon, le pessimisme de Landauer, l’activisme de Bakounine,
etc., les artistes dada, puis surréalistes ont développé une pratique artistique
formelle spécifique mais toujours en rupture avec le principe d’autorité. Pour
Tzara par exemple l’art garde une dimension vitaliste, organiciste, tradition-
nelle depuis Goethe, qu’il apprécie notamment chez Arp. Aussi, en 1923,
Arp, Schwitters Tzara, Van Doesburg , choisissant l’optimisme, signent le
Manifeste art prolétarien dans lequel ils prennent leurs distances avec l’ac-
tivisme politique radical des dadaïstes berlinois. Ces derniers en effet, plus
foncièrement pessimistes, se sont engagés dans une veine satirique insur-
rectionnelle. Ils collaborent au « Théâtre politique » d’Erwin Piscator, qui
utilise leurs collages et photomontages dans ses mises en scènes. Certains,
comme Hausmann, utilisent rhétoriquement la politique pour leur travail de
destruction, tandis que d’autres, comme Grosz, utilisent Dada comme arme
politique. La première Foire Dada Internationale qui a lieu en 1920 répond
dans une large mesure à cette volonté de faire de la politique. Tandis que
des affiches y affirment que « Dada est le bolchevisme allemand », le man-
nequin en uniforme à tête de cochon de Rudolf Schlichter, ainsi que les ta-
bleaux de Grosz ou de Dix, critiquent violemment la société de leur époque,
mettent en évidence ses infirmités et proposent une esthétique de la laideur
– représentée par des invalides et des prostituées, qui n’est pas sans rapport
avec l’esthétique « assiette au beurre » qu’avait mis en œuvre la mouvance
satirique de l’impressionnisme avec Manet, Degas, Steinlen …, celle des
post-impressionnistes avec Toulouse-Lautrec, Seurat, Vallotton …, celle
des fauves avec Vlaminck, Van Dongen, celle des expressionnistes… La
nouvelle objectivité prolonge cette satire politique.
Quant au surréalisme, son émergence de l’activisme dada signe bien
le fond d’anarchisme qui l’a toujours travaillé. L’engagement politique des
surréalistes aux côtés des communistes qui, en réalité, s’est limité à dix ans,
de 1925 à 1935, sur cinquante années d’activité du groupe, et a d’ailleurs
été l’occasion de nombreuses scissions dont l’ampleur – Artaud, Vitrac, Na-
ville, Desnos, Masson, Picabia, Bataille, Leiris, Limbour, Soupault – laisse
penser que c’est plus le groupe de Breton, pourtant détenteur du label of-
ficiel du mouvement, qui en s’affiliant aux communistes a fait dissidence,
dissidence toute provisoire, cet engagement donc, a eu jusqu’à présent ten-
dance à occulter la dimension libertaire de la démarche surréaliste.
En effet, les jeunes surréalistes ont subit une forte influence libertaire
dans la tradition du symbolisme. Breton publie ses premiers poèmes dans
La Phalange, revue crée en 1906 par Jean Royère et qui est le creuset de cet Surréalisme
esprit post-symboliste que son amitié avec Paul Valéry lui fait approfondir.
C’est « dans le miroir noir de l’anarchie »1 que le surréalisme s’est pour la
première fois reconnu. Apollinaire, l’ami d’Alfred Jarry, celui qui, dans Al-

1. A. Breton, « La claire Tour », 1952, La Clé des champs, Pauvert, 1985

183
POÏETICA

cools, dédie L’ermite à Félix Fénéon, celui dont l’esthétique est si marquée
par Golberg, sera l’une des grandes influence de Breton. La rencontre a lieu
en 1916, c’est lui qui lui présente Philippe Soupault, c’est chez lui qu’il
découvrira en 1917 le revue Dada, et c’est à lui, en manière d’hommage,
qu’il empruntera le terme de Surréalisme qu’il choisit afin définir son projet
esthétique. Dans Arcane 17 Breton fait état de cet anarchisme foncier de
son Surréalisme : « Le drapeau rouge, tout pur de marques et d’insignes, je
retrouverai toujours pour lui l’œil que j’ai pu avoir à dix-sept ans, quand,
au cours d’une manifestation populaire, aux approches de l’autre guerre,
je l’ai vu se déployer par milliers dans le ciel bas du Pré Saint-Gervais. Et
pourtant – je sens que par raison je n’y puis rien – je continuerai à frémir
plus encore à l’évocation du moment où cette mer flamboyante, par places
peu nombreuses et bien circonscrites, s’est trouée de l’envol de drapeaux
noirs ». En 1947, après les déceptions communistes et Trotskistes les sur-
réalistes orthodoxes reconnaissaient qu’ « il est probable que du côté de
l’anarchie les scrupules moraux du surréalisme trouveraient plus d’apai-
sement qu’ailleurs »1. Et ces « scrupules moraux » ont bien été le nerf de
la pratique surréaliste. Aucun art qui ne soit moins formaliste. Déjà dans
Nadja, en 1928, Breton déclarait, en référence à l’engagement communard
de Courbet : « La magnifique lumière des tableaux de Courbet est pour moi
celle de la place Vendôme, à l’heure où la colonne tomba ». Deux ans plus
tard : « En dépit des démarches particulières à chacun de ceux qui s’en sont
réclamés ou s’en réclament, on finira bien par accorder que le surréalisme
ne tendit à rien tant qu’a provoquer, au point de vue intellectuel et moral,
une crise de conscience de l’espèce la plus générale et la plus grave »2.
Bien sur l’histoire de l’art préfère retenir la définition de 1924, « Dictée
de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors
de toute préoccupation esthétique ou morale ». Mais ce rejet de la morale
conventionnelle n’est jamais un rejet de la conscience morale, au contraire.
Dans ce même manifeste de 1924 Breton nous le signifie : « Baudelaire est
surréaliste dans la morale », autant dire que l’éthique décalée et ironique
du dandysme symbolique y est à l’œuvre autant que l’utopie fouriériste.
« L’héroïsme de la vie moderne », dont Baudelaire fait le sujet de l’art, est à
rechercher dans « Le spectacle de la vie élégante et des milliers d’existences
flottantes qui circulent dans les souterrains d’une grande ville, - criminels
et filles entretenues, - la Gazette des tribunaux et le Moniteur nous prouvent
que nous n’avons qu’à ouvrir les yeux pour connaître notre héroïsme »
[Salon de 1846]. Breton répond en écho :  « le problème n’est plus guère de
savoir si un tableau tient par exemple dans un champ de blé, mais bien s’il
tient à côté du journal de chaque jour, ouvert ou fermé, qui est une jungle »
ou encore : « Pour moi, les seuls tableaux que j’aime, y compris ceux de
Braque, sont ceux qui tiennent devant la famine ». Baudelaire précise même
avec ironie l’aspect résolument politique que peut, et doit peut-être, prendre
Baudelaire la beauté moderne : « Un ministre, harcelé par la curiosité impertinente de

1. « rupture inaugurale », 1947, Tracts et déclarations collectives, t.II


2. Breton, Second manifeste du surréalisme, 1930

184
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E

l’opposition, a-t-il, avec cette hautaine et souveraine éloquence qui lui est
propre, témoigné, – une fois pour toutes, – de son mépris et de son dégoût
pour toutes les oppositions ignorantes et tracassières, - vous entendez le
soir, sur le boulevard des Italiens, circuler autour de vous ces paroles :
“Etais-tu à la Chambre aujourd’hui ? as-tu vu le ministre ? N… de D… !
qu’il était beau ! je n’ai jamais rien vu de si fier !”
Il y a donc une beauté et un héroïsme moderne ! ». Sa défense de l’ha-
bit moderne dans l’art relève de cette même ironie mordante et engagée :
« Et cependant, n’a-t-il pas sa beauté et son charme indigène, cet habit
tant victimé ? N’est-il pas l’habit nécessaire de notre époque souffrante et
portant jusque sur ses épaules noires et maigres le symbole d’un deuil per-
pétuel ? Remarquez bien que l’habit noir et la redingote ont non seulement
leur beauté politique, qui est l’expression de l’égalité universelle, mais en-
core leur beauté poétique, qui est l’expression de l’âme publique ; – une redingote morale
immense défilade de croque-mort amoureux, croque-morts bourgeois. Nous
célébrons tous quelque enterrement » [Salon de 1846]. On ne peut com-
prendre le scandale d’un tableau comme La musique aux Tuileries de Manet
si l’on a pas à l’esprit cette ironie corrosive et méchante qui crache son ve-
nin sur la société sans pour autant s’en dédouaner. Bien sur pour Baudelaire
comme pour Breton le fond de l’art est avant tout une révolte intérieure
contre la nature mais en aucun cas il s’agit d’une retraite hors du monde.
« Si nous n’avons pas réussi à admettre que au but de la poésie et de l’art
– qui est, depuis le commencement des siècles, “en planant au-dessus du
réel de le rendre, même extérieurement, conforme à la vérité intérieure qui
en fait le fond ” – pouvait être substitué un autre but, qui fût, par exemple,
d’enseignement ou de propagande révolutionnaire (l’art n’étant plus alors
employé que comme moyen) qu’on n’aille pas soutenir que pour cela nous
sommes les derniers fervents de l’ “art pour l’art ”, au sens péjoratif où cet-
te conception dissuade ceux qui s’en réclament d’agir en vue d’autre chose éthique
que la production du beau. Nous n’avons jamais cessé de flétrir une telle du merveilleux
conception et d’exiger de l’écrivain, de l’artiste leur participation effective
aux luttes sociales » [Misère de la poésie].
Aragon nous rappelle que les moyens formels utilisés par les surréa-
listes sont aussi l’expression d’un positionnement éthique. Ainsi en est-il
de l’esthétique du merveilleux : « Le rapport qui naît de la négation du
réel par le merveilleux est essentiellement de caractère éthique, et le mer-
veilleux est toujours la matérialisation d’un symbole moral, en opposition
violente avec la morale du monde au milieu duquel il surgit. […] À travers
ces siècles terrorisés par la croix et l’enfer, le merveilleux est l’image clini-
que de la liberté humaine »1. L’art et la poésie ne sont alors pas conçu pour
les surréalistes comme la production d’objets spécifiques mais bien comme
un positionnement éthique accessible à tous : « Tout homme est frère de
Prométhée. Nous n’avons pas une intelligence particulière, nous sommes
des êtres moraux et nous nous situons dans la foule »2.

1. Aragon, La peinture au défi, 1930


2. Eluard, Poésie involontaire

185
POÏETICA

Baudelaire, désireux de retrouver un catholicisme débarrassé des


influences puritaines protestantes que la société libérale diffusait, envisage
la morale dans la perspective de la tradition judaïque. Bien et Mal, dans
la Kabbale par exemple, sont unis harmonieusement au sein des essences
intérieures, dans le monde des sephiroth, et ils se déploient et s’entrelacent
en lettre comme les branches d’un arbre. C’est peu à peu que Bien et Mal
se trouveront écarté l’un de l’autre, dans un univers qui va de l’unité à la
multiplicité. Une doctrine va jusqu’à enseigner la réintégration de Satan :
l’apocatastase. L’idée maîtresse, confirmée par ce catholicisme, est que le
Mal n’est pas extérieur à Dieu ni à l’homme, chaque je est traversé par le
Bien le plus extrême et le Mal le plus extrême. Tous les puritanismes ne
peuvent penser la souffrance autrement que comme la conséquence juste et
méritée du péché, alors que le catholicisme conçoit un mal sans cause et la
souffrance comme une expérience de la liberté : « Le Mal se connaissant
Bien / Mal était moins affreux et plus près de la question que le Mal s’ignorant. George
Sand inférieure à Sade ». Ici réside la vertu de cette esthétique de la cruauté,
cette contre-morale que mettront en œuvre tous les surréalistes. « Le vice
appelé surréalisme est l’emploie déréglé et passionnel du stupéfiant image,
ou plutôt de la provocation sans contrôle de l’image pour elle-même et pour
ce qu’elle entraîne dans le domaine de la représentation de perturbations
imprévisibles et de métamorphoses : car chaque image à chaque coup vous
force à réviser tout l’Univers »1. « C’est le bien, c’est le beau asservis aux
idées de propriété, de famille, de religion, de patrie, que nous combattons
ensembles. Les poètes dignes de ce nom refusent, comme les prolétaires,
d’être exploités. La poésie véritable est incluse dans tout ce qui ne se con-
forme pas à cette morale qui, pour maintenir son ordre, son prestige, ne
esthétique sait construire que des banques, des casernes, des prisons, des églises, des
de la cruauté bordels. La poésie véritable est incluse dans tout ce qui affranchit l’homme
de ce bien épouvantable qui a le visage de la mort. Elle est aussi bien dans
l’œuvre de Sade, de Marx ou de Picasso que dans celle de Rimbaud, de
Lautréamont ou de Freud  »2. Breton confirme le fondement moral de l’es-
thétique moderne : « La question morale me préoccupe […]. La morale est
la grande consolatrice. L’attaquer, c’est encore lui rendre hommage. C’est
en elle que j’ai toujours trouvé mes principaux sujets d’exaltation »3. « Tou-
tes les institutions sur lesquelles repose le monde moderne et qui viennent
de donner leur résultante dans la première guerre mondiale sont tenues par
nous pour aberrantes et scandaleuses. […] Mais pour les combattre avec
quelque chance de succès, encore faut-il s’attaquer à leur armature qui, en
dernière analyse, est d’ordre logique et moral : la prétendue “ raison ” qui
a cours et, d’une étiquette frauduleuse, recouvre le « sens commun » le plus
éculé, la “ morale ” falsifiée par le christianisme en vue de décourager toute
résistance contre l’exploitation de l’homme »4. Aussi est-ce bien avant tout

1. Aragon, Le paysan de Paris, Paris, Gallimard, 1926


2. Eluard, L’évidence poétique
3. Breton, Les Pas perdus, N.R.F., 1924
4. Breton, La clé des champs, Paris, 1953

186
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E

pour des raisons morales que Breton défend l’art des fous : « Je ne crain-
drais pas d’avancer l’idée, paradoxale seulement à première vue, que l’art
de ceux qu’on range dans la catégorie des malades mentaux constitue un
réservoir de santé morale. Il échappe en effet à tout ce qui tend à fausser le
témoignage qui nous occupe et qui est de l’ordre des influences extérieures,
des calculs, du succès ou des déceptions rencontrées sur le plan social, etc.
Les mécanismes de la création artistique sont ici libérés de toute entrave.
Par un bouleversant effet dialectique, la claustration, le renoncement à
tous les profits comme à toutes les vanités, en dépit de ce qu’ils présentent
individuellement de pathétiques, sont ici les garants de l’authenticité totale
qui fait défaut partout ailleurs et dont nous sommes de jours en jours plus
altérés »1.
Et Breton désigne bien explicitement le monde de l’art comme la
principale entrave à l’authenticité de l’art : « de nos jours, la liberté ar- art des fous
tistique n’est pas moins restreinte par une nécessité d’un autre ordre (et
de l’ordre le plus sordide) que du temps où Picasso était contraint pour
vivre de poursuivre l’exécution de ses très honnêtes champs de vaches sur
des éventails. La presse entretient la badauderie la plus béate autour de
la personne de Picasso sans se rassasier de l’idée que le peintre “ le plus
cher du monde ” est membre du parti communiste et en se gardant bien
de pénétrer au vif de cette contradiction. Tel est le volcan sur lequel l’art
contemporain évolue […] La plus grave conséquence de cette situation est
qu’en art le rapport de la production et de la consommation est entière-
ment faussée : l’œuvre d’art, à de rare exception près, échappe à ceux qui
lui portent un amour désintéressé pour se faire, auprès d’indifférents et
de cyniques, simple prétexte à l’investissement de capitaux [ici au choix
Saatchi, Pinault, etc.]. De valeur émancipatrice qu’elle devait être, elle se
transforme en instrument d’oppression dans la mesure où elle contribue, et
cela pour une part appréciable, à l’accroissement de la propriété privée »2.
Michel Thévoz, digne successeur de Dubuffet à la Collection de l’Art brut
prolonge ce radical diagnostic de l’asphyxiante culture du monde de l’art
contemporain : « Je pense pour ma part que les musées d’art contemporain,
compromis par toutes sortes de concessions à la mode et au commerce de
l’art, ne sont pas dignes d’accueillir les œuvres de Hauser, de Walla, de
Tschirtner ou de Schöpke. Les œuvres de Hauser, de Walla, de Tschirtner ou
de Schöpke méritent d’être aimées autrement que les productions mises au
goût du jour par les musées d’art contemporain les plus prestigieux. Il suffit
de regarder avec attention une œuvre de Hauser, de Walla, de Tschirtner ou
de Schöpke pour détester définitivement les musées d’art contemporain les
plus prestigieux »3.
Ce que les écrivains surréalistes réalisaient dans la langue, les artistes
le réalisaient en parallèle dans les formes : « Il est évident que pour Joan

1. Breton, «l’art des fous», La clé des champs, Paris, 1953


2. ibidem, «comète surréaliste»
3. Michel Thévoz, « Art et psychose », dans Art brut, psychose et médiumnité, Paris, La
Différence, 1990

187
POÏETICA

[Miró] comme pour moi la poésie, au sens large, était capitale. Etre pein-
tre-poète était notre ambition »1. « peintre-poète » engagé, tel était aussi la
vocation affichée de Picasso. En décembre 1937, s’adressant en tant que di-
recteur du musée du Prado à la réunion de l’American congress à New York,
il déclarait : « Je souhaite en ce moment vous rappeler que j’ai toujours
cru et que je crois encore que les artistes qui vivent et travaillent selon des
valeurs spirituelles ne peuvent pas et ne doivent pas demeurer indifférents à
un conflit où les plus hautes valeurs de la civilisation et de l’humanité sont
en jeu ». Encore le 29 octobre 1944 dans l’Humanité il expliquait : « Mon
adhésion au parti communiste est la suite logique de toute ma vie, de toute
mon œuvre. Car je suis fier de le dire, je n’ai jamais considéré la peinture
comme un art de simple agrément, de distraction ; j’ai voulu par le dessin et
par la couleur, puisque c’étaient là mes armes, pénétrer toujours plus avant
dans la connaissance du monde et des hommes, afin que cette connaissance
nous libère chaque jour davantage ; j’ai essayé de dire à ma façon ce que
je considérais comme le vrai, le plus juste, le meilleur, et c’était naturelle-
ment toujours le plus beau, les plus grands artistes le savent bien. Oui j’ai
beau - vrai conscience d’avoir toujours lutté par ma peinture en véritable révolution-
naire ».
A cette rupture éthique les surréalistes ajoutaient une volonté de
« reconstruction ». Le pacte surréaliste, tel que Breton le définit encore en
1947, éclaire la portée révolutionnaire conférée à la création artistique : « ce
pacte, je le rappelle est triple ; j’estime que la situation actuelle du monde
ne permet plus d’établir de hiérarchie entre les impératifs qui le composent
et qui doivent être menés de front : aider, dans toute la mesure du possible,
à la libération sociale de l’homme, travailler sans répit au désencroutement
intégral des mœurs, refaire l’entendement humain » [ « comète surréaliste »,
La clé des champs ]. Il s’agit dès lors d’« aboutir à une réorganisation de
l’humanité sur une base organique »2. Et Breton trouve cette base organique
dans le désir. En 1934, dans Qu’est-ce que le surréalisme ?, il affirmait que
« la toute puissance du désir […] reste depuis l’origine le seul acte de foi
du surréalisme ». Présenté encore dans L’Amour fou, en 1937, en tant que
« seul ressort du monde », « seule rigueur que l’homme ait à connaître »,
le désir apparaît bien comme l’un des principes fondamentaux de l’éthique
surréaliste. Aussi les surréalistes firent-ils passer la révolution sociale par
la révolution sexuelle, ce qui les conduisit peu à peu à s’éloigner de Marx
pour se rapprocher des socialistes utopiques. Ils ne pouvaient notamment
manquer de se reconnaître dans les propositions de Fourier ; même refus
de glorification du travail, même intérêt pour la dimension ludique des ac-
tivités humaines, même volonté de fonder une morale nouvelle sur le désir
et la jouissance. Et si le désir selon Breton ne se départ pas d’une certaine
rigueur puritaine la plus part des surréalistes avec l’Aragon du Libertinage
désir ou le Bataille de L’histoire de l’œil en exploreront toutes les facettes. La
transgression devient ainsi chez Bataille le symptôme de la libération de

1. André Masson, Le rebelle du Surréalisme, 19..


2. Breton, Franc-Tireur, 9 décembre 1948

188
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E

l’homme : « les hommes diffèrent des animaux en ce qu’ils observent des


interdits, mais les interdits sont ambigus. Ils les observent, mais il leur faut
aussi les violer. Le courage nécessaire à la transgression est pour l’homme
un accomplissement. Le domaine de l’interdit est le domaine tragique, ou
mieux, c’est le domaine sacré, il est un mouvement de divine ivresse, que
ne peut supporter le monde raisonnable des calculs. Ce mouvement est
contraire au Bien. Le Bien se fonde sur le souci de l’intérêt commun, qui
implique, d’une manière essentielle, la considération de l’avenir. La divine
ivresse, à laquelle s’apparente le ″mouvement primesautier ″ de l’enfance,
est en entier dans le présent. Dans l’éducation des enfants, la préférence
pour l’instant présent est la commune définition du mal »1.
La dernière partie de cette notice développera ce thème du désir, mais
déjà on peut noter que sa suprématie sur la raison dans cette reconstruction
surréaliste de l’entendement humain témoigne d’un profond bouleverse-
ment de la notion de vérité à l’époque contemporaine, une crise des vérités
à l’issue de laquelle l’art, en tant qu’esthétique du jugement, une poétique
de la morale en somme, finit par devenir le paradigme de la sagesse. La
position de Nietzsche à cet égard a été fondamentale : « Tout ce qui a quel-
que valeur dans le monde actuel, ne l’a pas en soi, ne l’a pas de sa nature
– la nature est toujours sans valeur – mais a reçu un jour de la valeur, tel
un don, et nous autres nous en étions les donateurs ! C’est nous qui avons
crée le monde qui concerne l’homme ! »2. La pensée moderne concevra
alors la sagesse de l’artiste comme, non une vertu antique, encore moins un
discours médiocre, mais au contraire ce savoir moral, cette acuité de discer-
nement qui lui permet de ne jamais confondre le sens et la vérité. Que de
crimes l’humanité n’a-t-elle pas commis au nom de la vérité ! Le sens, dès
lors qu’il est fixé et imposé, dès lors qu’il n’est plus subtil, devient un ins-
trument, un enjeu du pouvoir. Subtiliser le sens, qui est le programme même
de toute activité artistique, est donc une activité politique seconde, comme
l’est tout effort qui vise à effriter, à troubler, à défaire le fanatisme du sens.
Un monde ne saurait être fictif par lui-même, mais seulement selon qu’on
y croit ou pas ; entre une réalité et une fiction, la différence n’est pas objec-
tive, n’est pas dans la chose même, mais elle est en nous, selon que subjec-
tivement nous y voyons ou non une fiction : l’objet n’est jamais incroyable
en lui-même et son écart avec « la » réalité ne saurait nous choquer, car
nous ne l’apercevons même pas, les vérités étant toutes analogiques. Les
modalités de croyance renvoient aux modes de possession de la vérité ; il
existe une pluralité de programmes de vérité à travers les siècles, qui com-
portent différentes distributions du savoir, et ce sont ces programmes qui
expliquent les degrés subjectifs d’intensité des croyances, la mauvaise foi,
les contradictions en un même individu. Toute connaissance est intéressée,
vérités et intérêts sont deux mots différents pour une même chose, car la
pratique pense ce qu’elle fait. Les vérités ne sont que le vêtement de for-
ces, forces de toute espèce : pouvoir politique, autorité des professionnels

1. Bataille, La littérature et le mal


2. Nietzsche, Le gai savoir, Paris, Gallimard, 1982, p. 206.

189
POÏETICA

du savoir, socialisation et dressage. Et ce champ du pouvoir est le parasite


d’un organisme transocial, lié à l’histoire politique, historique, le langage
– ou pour être plus précis, son expression obligée : la langue. On peut dès
lors comprendre la valeur éthique du pastiche : le pastiche est critique. Il
dés-objective toute prétention langagière, tout pouvoir absorbant du paraî-
tre. S’il y a de l’être quelque part, c’est forcément dans  les guillemets et,
en quelque sorte, hors du magisme inhérent au langage affirmatif . Puisque
tout langage est affirmatif, il faut déstabiliser ce pouvoir qui lui est inhérent
par les jeux du simulacre, voire du secret. Boehme, Paracelse, Bruno et
autres Campanella que les églises, y compris laïques, ont voulu bâillonner
en dénaturant leur vocabulaire, étaient de véritables objecteurs du langage
théorisé et thésaurisé, de plus en plus robotisé ou putinisé par le forum mé-
diatique occidental mondialisé. Notre vie quotidienne est composée d’un
grand nombre de programmes de vérités différents, qui sont autant de mode
d’adhésion particulier à la langue, au degré de croyance dont on l’inves-
tit ; nous passons sans cesse de l’un à l’autre de ces programmes, zapping
éthique du pastiche mental, comme on change de chaîne à la télévision, mais nous le faisons le
plus souvent à notre insu. C’est un de ces embrayages de la pensée, un de
ces déraillements que tentaient de cerner les surréalistes : « Dans ces états,
nous pouvons connaître une vérité différente de celles qui sont liées à la
perception des objets ( puis du sujet, liées enfin aux conséquences intellec-
tuelles de la perception ). Mais cette vérité n’est pas formelle. Le discours
cohérent n’en peut rendre compte. Elle serait même incommunicable, si
nous ne pouvions l’aborder par deux voies : la poésie et la description des
conditions dans lesquelles il est commun d’accéder à ces états.
L’expérience de ces états désigne ce “ point de l’esprit ” d’où la vie
et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et
l’imaginable, mais aussi le Bien et le Mal, cessent d’être perçus contradic-
toirement.
Le Mal, dans cette coïncidence des contraires, n’est plus le principe
opposé d’une manière irrémédiable à l’ordre naturel qu’il est dans les li-
mites de la raison » [ Bataille, La littérature et le Mal ]. Et Artaud dans le
Pèse-nerf : « Tous ceux qui ont des points de repère dans l’esprit, je veux
dire d’un certain côté de la tête, sur des emplacements bien localisés de leur
cerveau, tous ceux qui sont maîtres de leur langue, tous ceux pour qui les
mots ont un sens, tous ceux pour qui existe des attitudes dans l’âme, et des
courants dans la pensée, ceux qui sont esprit de l’époque, et qui ont nommé
ces courants de pensée, je pense à leurs besognes précises, et à ce grince-
ment d’automate que rend à tous vents leur esprit, – sont des cochons ».
Mais, à la différence des avant-gardes historiques engagées dans une
praxis politique la théorie révolutionnaire est maintenant ennemie de toute
idéologie révolutionnaire, et elle sait qu’elle l’est. Envers une société noyée
dans l’information de la vidéosphère et sa scénarisation du réel, un monde
pensée virale viral, numérique, etc. , la pensée doit peut-être devenir virale elle aussi,
c’est à dire capable de créer des enchaînements ou des déchaînements dif-
férents de ceux de la critique objective ou même de la critique dialectique.
Etre à la fois immergée dans cette viralité du monde et, en même temps, en
être le contre-pied, sinon elle n’existe plus en tant que pensée.

190
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E

Tant qu’on avait à faire à un principe de réalité objectif, à une réalité


objective, la pensée critique était de l’ordre des choses possibles. Mais si
on prend l’hypothèse qu’on a à faire à une réalité intégrale, à une extrême
réalité, plus réelle que le réel, à un achèvement de la réalité qui se perd dans
la virtualité, dans l’immanence des opérations, il faut envisager d’autres
manières de penser.
La pensée fait partie d’un monde qu’elle prétend analyser, il y a un
enchevêtrement ou une circularité qui fait qu’il n’y aura jamais de vérité. Il
n’est pas possible d’extraire une vérité de ce cycle dans lequel la pensée est
partie prenante, fragment d’un ensemble dont elle est en même temps miroir.
Elle ne pourra jamais assurer un point oméga d’où elle serait le sujet du sa-
voir ! On est donc dans une incertitude totale, c’est la non-vérité du monde,
la non-réalité du monde. C’est le principe d’illusion.
Cette illusion est difficilement conciliable avec l’existence. D’où la
solution la plus facile : celle de séparer le sujet et l’objet, et d’instituer une
réalité objective… l’objet va tomber sous le coup de la réalité objective, et
le sujet va finir dans l’illusion de sa liberté.
Même si les sciences sont arrivées au stade de l’incertitude définitive,
cette solution de facilité, qui a pour elle l’évidence et les apparences, est
assurée de survivre. Dans son inéluctabilité elle se donne donc pour ainsi
dire comme une quasi-vérité dont le rôle utilitaire et l’efficacité pour la sur-
vie de l’espèce sont incontestables. Dans l’ordre d’une micro-philosophie,
axée sur l’homme et son action sur son environnement, l’ordre d’une pensée
technique et pragmatique de type analytique, la réalité objective et ration-
nelle quasi-existe, avec l’idée de liberté. A l’échelle macro-philosophique,
cette métaphysique de l’illusion du réel, de la vie comme destin, du théâtre
du monde, s’impose à nouveau à la conscience, l’Etre est, mais d’une es-
sence floue ; hors de la macula rationnelle, la conscience ainsi modifiée est
regardée par le monde plus qu’elle ne le regarde. Les neurosciences nous di-
rons peut-être un jour qu’elles correspondances existent dans l’organisation
duelle du cerveau entre les modes de pensée opératoire et méditative dont
l’expérience donne à penser qu’ils s’articulent de manière autant alternative
que concomitante ou plus justement oscillatoire. Tous les divers mo-
des de penser, toutes les constructions idéologiques ne peuvent
raisonnablement être considérés que comme des outils
sur l’établi d’un menuisier. Ce menuisier c’est toi.
Sans éclectisme aucun il doit être permis
de recourir à l’instrument de con-
naissance, de conscience qui
semble en chaque cir-
constance le plus
adéquat

Au cœur de ces débrayages : l’émotion, miroir du corps, l’Amour qui émeut le


cortex et les neurones.

191
POÏETICA

192
DOXA - PARADOXA

Eros ou les techniques d’encerclement du point M

[ SPECULUM SAPIENTIALE ]

principe de réalité – principe de plaisir


Intellectualisme – sensualisme
atticisme – asianisme
géométrie – finesse
langage – pensée
raison – émotion
forme – informe
science – poésie
haut – bas

I
L’esthétique, comme discipline, ne pourrait-elle pas être cette science
qui étudie, non l’œuvre en soi [l’ouvrage], mais l’œuvre [l’Œuvre] telle que
l’artiste et le spectateur la font parler en eux-même : une typologie des dis-
cours, en quelque sorte. En effet toute histoire se dit, toute peinture se voit esthétique
d’un certain point de vue, qu’on peut appeler modalité, puisqu’en gram-
maire le mode a également pour fonction de signaler l’attitude mentale du
sujet par rapport au procès énoncé par le verbe.
Le plus souvent les théoriciens contemporains cherchent la définition
de l’art dans les objets dits « objets d’arts ». Ils analysent les mécanismes
d’identification de l’œuvre d’art. Dans un livre paru à New York en 1984,
The art circle, George Dickie a ainsi tenté de définir l’œuvre d’art contem-
porain à partir d’une théorie « institutionnelle » qui complète assez bien la
vision nominaliste de Thierry de Duve pour qui « l’art est un nom propre »
[Au nom de l’art]. C’est « le monde de l’art » qui décide discrétionnairement
quel objet est ou n’est pas un objet d’art. Rejetant cette tendance relativiste,
Arthur Danto essaie quant à lui d’isoler les critères ontologiques de l’objet
d’art dans sa structure logique même. Pour lui l’objet d’art se différencie de
tout autre objet construit par l’homme, outil ou objet symbolique, par cer-
tains caractères comme l’intentionnalité, la représentativité, l’interprétation
nécessaire mais surtout la réflexivité, le caractère de métalangage que l’art
met en jeu : « Toute représentation qui n’est pas une œuvre d’art peut avoir
une réplique qui en est une. La différence réside dans le fait que l’œuvre
d’art utilise la manière dont la représentation non artistique présente son métalangage
contenu pour mettre en avant une idée concernant la manière dont ce con-
tenu est présenté »1 . L’œuvre d’art est sémantiquement complexe et com-

1. Arthur Danto, La transfiguration du banal, p.234

193
POÏETICA

porte un subtil mécanisme d’autoréférence. Prenant l’exemple d’une œuvre


de Lichtenstein, Portrait de Me Cézanne : « Quelle que soit en fin de compte
la chose que l’œuvre de Lichtenstein représente, il est sûr qu’elle exprime
quelque chose à propos de ce contenu. Elle y arrive en partie grâce aux
connotations que possèdent les diagrammes dans notre culture, étant donné
qu’on les trouve dans les domaines de l’économie, des statistiques, de la
mécanique, de la géométrie descriptive et des modes d’emploi. En vertu de
connotation ces connotations, le diagramme est pratiquement une métaphore de tout ce
qu’il montre. Et toute analyse complète de l’œuvre devra tenir compte de
cette dualité de la représentation et de l’expression »1. Ce concept d’expres-
sion, avec ceux de style, de rhétorique, de métaphore constituent pour lui la
« structure métaphysique de l’œuvre d’art ».
Pourtant, dans ses Mythologies, Barthes a démontré que tout objet de
discours, outre son message direct, sa dénotation, sa référence au réel, peut
recevoir des « connotations » suffisantes pour entrer dans le domaine de la
Mythologies signification, dans le champ des valeurs. Tout peut devenir signe, tout peut
être mythe. Forme sans contenu, le mythe ne crée pas de langages, mais les
vole, les détourne, les exploite à son profit pour, en un métalangage, faire
parler obliquement les choses. « Combien, dit Barthes, dans une journée,
de champs véritablement insignifiants parcourons-nous ? Bien peu, parfois
aucun. ». La sémiologie révèle pour tout objet social une signifiance re-
présentationnelle, une intentionnalité, une lecture interprétative, consciente
ou non, une polysémie des connotations et donc une véritable rhétorique.
La lecture sémiologique pose sur le réel un regard esthétique. Ne serait-il
pas possible alors de définir une faculté quasi naturelle – parce que peut
être neurophysiologique – d’attribution, de projection même de la valeur
artistique, plus généralement même de la valeur sacré puisque créatrice de
liens entre une conscience individuée et ce fond structurel social, anthro-
pologique, voire physiologique, qui l’englobe [langages, traditions, émo-
tions, gènes] ; une faculté de projection qui investit les objets dont la nature
ontologique reste neutre mais dont l’investissement (y compris affectif),
« l’aura », opère sa transfiguration non pas sur l’objet mais sur le lien que le
sujet pensant établi avec lui, et à travers lui avec l’Autre. On peut supposer
qu’une frange importante de l’acquis pré-linguistique, celle notamment liée
à l’expression des émotions, bien qu’acquise, revêt un caractère universel
qui explique que l’on puisse le concevoir comme quasi naturel. L’art relève
d’un besoin universel d’explorer ce fond de la conscience humaine – cons-
cience primitive – ou le moi et le monde animé n’ont pas encore reçu leur
totale identification.
Si la partie la plus évidente, évidente parce que superficielle, des ob-
jets dénommés « art » présuppose que nous disposions de points de repère,
de critères d’évaluation de ce statut d’art, des critères acquis par l’éduca-
tion artistique, l’habitus, on peut cependant espérer une sorte de noyau dur
du phénomène, dont la « naturalité » éventuelle reposerait sur la structure
élémentaire du rapport de la conscience à l’environnement social établi par

1. ibidem, p.236

194
D O X A - PA R A D O X A

l’épigenèse dans la construction même des mécanismes de pensée. Ce noyau


dur n’est évidemment d’aucune utilité pour repérer « objectivement » l’art,
d’où peut-être la forte résistance à essayer de le penser dans le cadre d’une
théorie esthétique. Il demande non seulement de resituer le phénomène
« art » dans des disciplines extra-esthétiques (neurobiologie, psychologie,
anthropologie, sociologie, etc.) mais il demande aussi et surtout à disqua-
lifier la recherche d’une valeur stable de l’objet dont on peut imaginer les
implications hautement perturbatrices sur les structures d’évaluations éco-
nomiques des œuvres. Les institutions – stables par définitions – Musées,
Université, marché, restent constitutivement fermées à ce bouleversement
radical que peut induire une définition du phénomène artistique comme in-
vestissement projectif du rapport individu-espèce où l’objet peut aussi bien
perdre que gagner provisoirement sa valeur artistique et marchande selon
l’intensité variable ou le déplacement des champs d’investissements sym-
boliques. Une telle définition disqualifie ainsi toute prétention à une quel-
conque propriété sur le phénomène, propriété symbolique d’où disparition
de l’auteur, de l’artiste, propriété juridique tout autant, hormis l’intérêt féti-
chiste – loin d’être négligeable – vis à vis des traces du phénomène ; et c’est
là sûrement que les conséquences de cette définition, y compris politiques,
s’avèrent les plus lourdes. Tout un chacun ayant un accès qu’on peut consi-
dérer comme globalement équivalent (en droit) par rapport à ce sentiment
que pour commodité on désigne par le terme de sacré ou de poésie (rapport
individu / espèce) l’idée de pouvoir en toute liberté déceler et légitimer
ses investissements projectifs – ce qui soit dit en passant a été l’essentiel
du programme de l’art moderne dans sa mouvance symboliste-surréaliste
– reste aujourd’hui encore suffisamment révolutionnaire pour que sa mise
en œuvre hors structures institutionnelles continue d’être ignorée.
Certains esthéticiens ont cependant pensé que le concept de « dis-
tance psychique » pourrait être de quelque utilité pour définir l’esthétique :
elle serait une sorte de détachement spécifique que notre changement d’at-
titude entreposerait entre nous et l’objet de notre attention, s’opposant ainsi
à ce qu’on appelle l’attitude pratique. Le fondement de cette distinction se
trouve dans La Critique de la faculté de juger de Kant : la conception sem-
ble indiquer – et peut-être Kant le pensait-il réellement – qu’il existe deux
attitudes différentes qu’on peut adopter envers tout objet quel qu’il soit, en
sorte que la différence entre l’art et la réalité concernerait moins la nature
de l’objet que le genre d’attitude adoptée. Dans la mesure où une telle atti- distanciation
tude de détachement contemplatif peut-être adoptée envers n’importe quoi esthétique
l’univers entier peut être contemplé à travers un regard de distanciation
esthétique.
Déjà chez Ficin c’est bien plus l’élan spirituel irremplaçable éveillé
par la beauté que l’attachement « naturaliste » aux formes même, qui fait le
prix de l’expérience esthétique. Ces formes ne seraient que la préparation
de l’événement esthétique :
« Qu’est-ce donc enfin que la beauté du corps ? un acte, un élan, une
grâce qui brille en lui grâce à l’influx de son idée. Un tel flamboiement ne
descend pas dans la matière avant qu’elle y ait été très soigneusement pré-
parée. Or la préparation d’un corps vivant consiste en trois chose : l’ordre,

195
POÏETICA

la mesure, l’aspect. »1
La beauté agit sur l’âme comme une sorte de magnétisme auquel il
ne faut pas se dérober ; l’emploi de certaines formules invite même à se
demander si Ficin ne conçoit pas, au fond, l’action de la beauté comme une
manifestation analogue aux opérations de la « magie », qui provoque, elle
aussi, par un réglage approprié un épanouissement du réel.
L’expérience esthétique ne serait-elle donc pas le rappel d’une si-
tuation ontologique originaire ou le sujet et l’objet étaient non pas sépa-
unité rables, mais confondus ? En deçà de la corrélation, elle témoigne d’une
unité première que l’art s’efforcerait à la fois de ressouder et de dire. Elle
s’accomplit dans un retour à l’être primitif où le sujet et l’objet ne sont
pas encore séparés ; d’un côté, l’objet est éprouvé comme vivant la vie du
esthétique sujet, de l’autre, le sujet s’éprouve comme vivant la vie de l’objet. Cette
subjectiviste esthétique subjectiviste tend à cerner un état d’indistinction première entre
le visible et le voyant, entre le réel et l’imaginaire. Elle cherche à spécifier
« l’attitude esthétique » par une sorte de communion avec l’objet, « l’Ein-
fühlung », Benedetto Croce parle de cette « intuition » comme d’un senti-
ment qui pénètre l’objet jusqu’à s’identifier à lui. Pour lui toute intuition,
sitôt qu’elle s’exprime, est déjà de l’art ; il se souvient de Vico, qui situait
la poésie à l’origine du langage, lorsqu’il écrit : « Mieux que poeta nascitur,
on pourrait dire homo nascitur poeta : petits poètes les uns, grands poètes
les autres ». Victor Basch traduit ce sentiment par l’idée de symbolisme
sympathique ou sympathie symboliste, qu’il discerne parmi cinq « attitudes
fondamentales du moi ».
Les modulations de la conscience en prise sur le monde sont d’ailleurs
un phénomène dont l’homme mesure depuis toujours le pouvoir pertur-
bant.
connaissances « …l’étendue de nos connaissances ne dépend point de la nature des
choses, mais de celle de notre intelligence ; car, pour expliquer ma penser
par une comparaison, l’œil et la main connaissent d’une manière différente
la rondeur d’un même objet. L’œil, quoique éloigné, n’a besoin que d’un
regard pour saisir tout d’un coup la figure de l’objet ; mais la main est obli-
gée de s’en approcher, de s’y attacher et de suivre dans tout son contour,
avant de pouvoir en connaître la rondeur ; l’homme lui-même le connaît
d’une manière différente, par les sens, par l’imagination, par la raison et
par l’intelligence. Les sens ne peuvent juger de la figure que comme inhé-
rente à la matière. L’imagination détache la figure du sujet même, et en juge
séparément. La raison va plus loin : faisant abstraction des individus, elle
considère l’espèce en général, et se forme l’idée de l’universel. L’intelligen-
ce a des vues encore plus sublimes : sans s’arrêter à ces idées générales,
elle considère la simplicité de l’essence constitutive de chaque chose, et, ce
qu’il faut bien remarquer, ces différentes facultés renferment les qualités
de celles qui leur sont subordonnées ; mais les inférieures ne peuvent at-
teindre aux objets des plus parfaites ; car les sens se bornent uniquement

1. Marcile Ficin, Commentaire sur Le Banquet de Platon, De l’Amour, V, 6, Paris, Les


Belles Lettres, 2002, p.104.

196
D O X A - PA R A D O X A

à la matière. L’imagination ne peut se former l’idée des universaux, ni la


simple raison celle de l’essence. L’intelligence, au contraire, infiniment
plus élevée, juge de tout ce qui a rapport aux choses, de la même manière
dont elle en conçoit l’essence.[…] Ah ! certainement elle [l’âme] est douée
d’une force active, d’une faculté puissante, dont serait incapable un être
qui, semblable à la matière, ne serait propre qu’à recevoir les impressions
des objets extérieurs. J’avoue pourtant que ces impressions précèdent d’or-
dinaire nos idées.»1
Aussi sur le fond mouvant des phénomènes a-t-on toujours tenté de
définir une clef de référence du réel, un LA stable du pensé dont la Raison,
la Logique, la Forme serait l’outil. Le postulat commun des diverses épis-
témologies traditionnelles – celui du réalisme transcendant de Platon, de
la croyance aristotélicienne aux formes immanentes, des idées innées de
Descartes, de l’harmonie préétablie de Leibniz, des cadres a priori de Kant,
ou même le postulat de Hegel, qui tout en découvrant le devenir et l’histoire
dans les productions sociales de l’humanité, les voulait réductibles à la dé-
ductibilité intégrale d’une dialectique des concepts – ce postulat commun a
été que la connaissance est un fait et non pas un processus.
Mais dans ses dernières évolutions, les sciences modernes, qui avaient
longtemps cru atteindre un ensemble de vérités définitives, ont admis que
les lois les mieux établies, notamment les lois physiques, deviennent rela-
tives à une certaine échelle et changent de signification en changeant de connaissance
situation dans l’ensemble du système. La connaissance n’est plus conçue processus
aujourd’hui comme une connaissance-état, mais bien comme une connais-
sance-processus.
L’âge classique avait pensé la notion de connaissance selon le modèle
de la vision : la raison y fonctionnait comme une simple lumière, un regard
porté sur une réalité existante. Mais dès les dernières décennies du siècle
classique s’étaient aussi affirmée une approche anti-intellectualiste de l’es-
prit dont le domaine esthétique est une expression.
Ainsi en plein classicisme, grâce à la traduction de Boileau en 1674,
l’idée du « sublime » introduisait un élément perturbateur, s’adressant au
sentiment et non à la froide raison. Pour le Père Bouhours, le plus « honnête
homme » de la Compagnie de Jésus, et le plus estimé dans le monde des
lettres et des arts, de Racine à Mlle de Scudéry, la faculté de l’artiste reste
bien la raison mais le contenu de ce terme s’infléchit dans le sens de ce que
le Jésuite appelle la délicatesse. Au souci de clarté et de déduction géomé- délicatesse
trique rigoureuse se substitue la recherche de la pénétration, de la subtilité,
de la promptitude :
« Quand on fera un peu de réflexion sur les choses de ce monde que
nous admirons le plus, on verra que ce qui nous les faits admirer, c’est je ne
sais quoi qui nous surprend, qui nous éblouit et qui nous enchante »2.
Ce « je ne sais quoi » – nescio quid emprunté au Sublime de Longin : nescio quid

1. Boece, Consolation de la philosophie, Slatkine, Genève, 1994, p. 211-214.


2. Le P. Bouhours, Entretiens d’Ariste et d’Eugène, V, - Paris, S. Mabre-Cramoisy, 1671,
p. 253.

197
POÏETICA

« Car ce silence [d’Ajax aux Enfers, dans l’Odyssée] a je ne sais quoi de


plus grand que tout ce qu’il aurait pu dire. »1 – est pour Bouhours « de la
grâce aussi bien que de la nature et de l’art »2.
Bouhours s’inscrit dans la ligne des théoriciens italiens et espagnols
ingenio de l’ingegno , de l’ingenio, (Gracián, Tesauro, Pellegrini…), qui, animés
du désir de légitimer intellectuellement l’activité poétique et de lui conférer
une certaine autonomie par rapport à la science et à la logique, ont trouvé
dans la Rhétorique aristotélicienne la notion d’une forme de connaissance
distincte de la science exacte.
La notion de grâce a joué un rôle fondamental dans cette approche
grâce plus dynamique de la pensée, fondée sur l’instinct et la passion. R. de Pile
en décrit l’action en ces termes : « Elle surprend le spectateur qui en sent
l’effet sans en pénétrer la véritable cause ». C’est à la fois un caractère de
l’œuvre d’art et une faculté de l’artiste : « Un peintre qui possède son art
dans tous les détails […] peut à la vérité s’assurer d’être habile et de faire
infailliblement de belles choses : mais ses tableaux ne pourront être par-
faits que si la beauté qui s’y trouve n’est accompagnée de la grâce »3.
Au XVIIIe siècle le concept de raison change sensiblement de conte-
nu. Apparaît progressivement une nouvelle manière de concevoir l’activité
spirituelle dans son ensemble. Le centre de gravité, situé par le rationalisme
classique dans la raison intellectuelle, au détriment de l’imagination, muti-
lée et comprimée, semble s’être peu à peu déplacé vers la notion plus riche
esprit d’esprit : au sein de celui-ci, ce qu’on appelle les facultés se juxtaposent
moins qu’elles ne collaborent étroitement, voire se confondent en pro-
fondeur en une totalité harmonieuse dynamique, dont le centre moteur se
définirait autant et peut-être plus par la tendance à inventer et à créer qu’à
connaître.
Aujourd’hui les dernières données des sciences du vivant tendent à
dessiner une topographie complexe de la pensée intimement ancrée à la
physiologie, s’éloignant par-là un peu plus des modèles formels de la Lo-
gique.
La conscience vigilante et rationnelle elle-même mobilise des pro-
conscience vigilante cessus autonomes d’origine endogène, comme la libération par le cortex
cérébral des neurotransmetteurs acétylcholine qui participent à l’enclenche-
ment de la phase d’éveil de l’homme. Plusieurs catégories de substances
neuromodulatrices semblent également impliquées de manière critique
dans la régulation des divers « états de conscience » du cerveau (sommeil,
rêve, conscience passive ou perceptive, conscience attentive et réflexive,
conscience totalisante poétique ou mystique) : en plus de l’acétylcholine, la
norépinéphrine, la sérotonine, ainsi que des neurotransmetteurs excitateurs
classiques, comme le glutamate, et inhibiteurs, comme le gaba. Lors de la

1. Longin, Traité du Sublime, Paris, L.G.F., 1995.


2. Le P. Bouhours, Entretiens d’Ariste et d’Eugène, V, Paris, S. Mabre-Cramoisy, 1671,
p. 255.
3. Roger de Piles, Abrégé de la vie des peintres avec des réflexions sur leur ouvrage et un
traité du peintre parfait…, 2e édition. – Paris, J. Estienne, 1715. p. 10-11.

198
D O X A - PA R A D O X A

veille, les niveaux d’acétylcholine, de norépinéphrine et de glutamate sont


élevés. A l’inverse, l’endormissement s’accompagne d’un déclin de ces
neuromodulateurs, à l’exception d’un brusque accroissement de l’acétyl-
choline au début des phases de sommeil paradoxal.
L’attention mobilise également de façon différentielle les neurones
noradrénergiques du locus coeruleus. Son absence explique la maladie attention
qu’on appelle chez l’homme « narcolepsie » : les patients s’endorment bru-
talement, pendant qu’ils sont éveillés.
La contribution de l’acétylcholine à la modulation de la conscience
est suggérée par un ensemble cohérent et circonstancié d’observations ex-
périmentales. C’est le cas, par exemple, de la régulation de l’attention par modulation
la nicotine, de la régulation des mouvements oculaires rapides, du sommeil de la
ou du rêve, par les neurones cholinergiques, de l’induction d’hallucinations conscience
(qui s’imposent dans l’espace de travail de la conscience en échappant à son
contrôle attentionnel) par des antagonistes muscariniques de l’acétylcho-
line. Les études d’imagerie cérébrale ont mis en évidence le changement
brutal qui se produit lorsque, au cours d’une même tâche, le sujet passe
d’un mode perceptif sans effort, à un mode déductif logique difficile et plus
critique. Lors du passage à des opérations de pensée logique, Olivier Houdé
et ses collègues ont observé un basculement très net d’une distribution d’ac- mode perceptif
tivations postérieures du cerveau (voies ventrales et dorsales, aires visuel-
les) à une distribution principalement antérieure, incluant cortex préfrontal mode logique
gauche (aire de Broca), insula et aire motrice supplémentaire.
Une anomalie dans ces mécanismes de modulation de la conscience mode paradoxal
provoque des phénomènes comme les hallucinations qui, bien que vécues
dans un contexte d’éveil, se distinguent de la remémoration consciente de
souvenirs relevant de la mémoire à long terme en ce qu’elles présentent des
similitudes avec certaines composantes du sommeil paradoxal, comme si
les hallucinations étaient des intrusions incontrôlées du sommeil paradoxal
dans l’espace de travail conscient du sujet éveillé, un éveil paradoxal en
quelque sorte. L’expérience de la drogue telle que la décrit Benjamin est du
même ordre : « Ce qui est plutôt caractéristique, c’est le passage incessant
d’un état de rêve à un état d’éveil, entièrement différents »1.
La tentative de maîtrise empirique de ces mécanismes de modulation
de la pensée a peut-être été l’une des grandes fonctions des activités poéti-
ques, mystiques, artistiques :
« Et lui se devait considérer comme un modèle de bel animal pensant,
absolument souple et délié ; doué de plusieurs modes de mouvement ; sa-
chant, sous la moindre intention du cavalier, sans défenses et sans retards,
passer d’une allure à l’autre. Esprit de finesse, esprit de géométrie, on les
épouse, on les abandonne, comme fait le cheval accompli ses rythmes suc-
cessifs… »2
Dans un passage de ses Mémoires consacré aux « vraies voies de l’in-

1. W. Benjamin, Ecrits français, Hachich à Marseille (1935), Paris, Gallimard, 1991, p. 104.
2. Paul Valery, note et digression, 1919, in Introduction à la méthode de Léonard de Vinci,
Paris, Gallimard, 1957.

199
POÏETICA

vention », Eisenstein évoque un mode particulier de conscience que cible


sa recherche esthétique :
« Beaucoup plus intéressant sont les états intermédiaires : ni rêves,
ni réalité.
Le passage brusque d’un état à l’autre semble désagréger aussi bien
l’harmonie du rêve que celle de la réalité : les fragments perçus ou ressen-
tis sont secoués comme des osselets ou battus comme un jeu de cartes.
C’est justement à la frontière de ces deux états que j’ai mûri la sara-
bande des gros plans mentionnés plus hauts. »1
On retrouve ici un paradigme essentiel à la constitution, chez Walter
Benjamin, de l’image dialectique : ni rêvée, ni éveillée, mais s’instaurant
dans le saut, dans le mouvement du réveil. Par-delà le joué, par-delà le rêvé
et l’observé, l’image devient, via l’extase, ce qu’Eisenstein ose nommer une
image vivante : « Un certain degré d’obsession, d’envoûtement, d’absorp-
tion par le thème engendre cet état psychique “ particulier ” qui fait entrer
en jeu les lois déjà décrites de la perception, de la vision, de l’énoncé et de
la représentation en images vivantes […] qui apparaîtront dans l’œuvre
achevée. »2
La psychologie nous aide à penser l’origine de ces modulations de
conscience en distinguant plusieurs étapes successives dans l’apparition
de la conscience chez le petit enfant. L’état initial de conscience minimale
se caractérise par des représentations à la première personne et des antici-
pations par rapport aux objets (par exemple la tétine), sans référence à un
sens explicite du moi, même si la distinction entre soi et les autres est nette
lorsque des comportements d’imitation ont déjà lieu. Le nouveau-né serait
conscient de ce qu’il voit, mais d’une manière non réflexive et orientée vers
le présent.
A la fin de la première année, le comportement se modifie profondé-
ment. L’enfant sait pointer du doigt en direction des objets, chercher des ob-
jets cachés, il est capable d’imitation différée et d’attention jointe avec celle
d’une autre personne. Il devient capable d’associer et de tenir en mémoire
simultanément deux représentations mentales distinctes, et de se libérer du
répertoire des réflexes automatiques de base de la première enfance. Il ac-
quiert la conscience récursive en même temps qu’apparaît, entre huit et dix
mois, la compréhension des mots. C’est précisément pendant cette période
que les connexions des neurones du cortex préfrontal se mettent en place.
Une conscience de soi authentique, le Je, n’apparaît que vers la fin
de la deuxième année de la vie, et l’usage de règles spécifiques d’une
conscience réflexive entre deux ans et demi et trois ans. L’acquisition de la
capacité d’attribuer à autrui des états mentaux (« la théorie de l’esprit »),
est la dernière étape du développement de la conscience chez l’enfant qui
est alors capable de reconnaître les fausses croyances. Les enfants utilisent
alors ces dispositions simulatrices en jouant à « faire semblant » et en men-

1. S. M. Eisenstein, Mémoires (1946), Paris, Julliard, 1989, p. 538.


2. S. M. Eisenstein, « Hyper-objectivité » (1945-1947), in Oeuvres II. La Non Indifférente
Nature, Paris, U.G.E., 1976, p. 361.

200
D O X A - PA R A D O X A

tant. La mise à l’épreuve de la vérité n’est plus alors simplement le fait de


jeux cognitifs individuels mais de jeux et combats à l’échelle du groupe
social. Le langage devient ensuite le lieu privilégié de ces jeux et combats.
La conscience donne ainsi un accès global au passé, au présent et au futur
à travers deux sortes de processus cognitifs : la simulation et l’examen – le
test – de leur adéquation à la réalité.
La base neurale du moi, aux yeux d’un neurologue comme Antonio R.
Damasio, est constituée par le continuel rappel en activité d’au moins deux
séries de représentations mentales. L’une de ces deux séries comprend des
représentations d’évènements cruciaux de l’histoire de l’individu. Grâce à
eux la notion de son identité peut être reconstruite de façon répétée, par des
activations partielles de cartes sensorielles topographiquement organisées.
La deuxième série de représentations sous-tendant le moi neural est formée
par les représentations fondamentales du corps de l’individu. Damasio Damasio
avance l’idée qu’il existe en plus et avant même la perception de l’état
du corps soumis aux émotions une autre sorte de perception, qu’il appelle 
« perception de l’état d’arrière-plan du corps », un état du corps tel qu’il
se présente entre les émotions. Les cartes stables de la structure générale
du corps que dessinent ces représentations correspondent probablement à
la proprioception (informations en provenance des muscles et des articu-
lations) et à l’intéroception (informations en provenance des viscères, no-
tamment du principal d’entre eux : la peau). « Niveau minimal de tonalité
et de rythme »[decorum], il s’agit en fait de la perception de la vie même,
de la sensation d’être, une perception sans laquelle nous ne pourrions avoir
aucune représentation de notre « moi ». Il est vrai que l’attention portée
aux processus de traitement de l’information, notamment visuelle, tend à
nous faire oublier le corps. Cependant, si la douleur, la gêne ou l’émotion
se manifestent soudain, l’attention peut instantanément se porter sur les re-
présentations du corps, et la perception de ce dernier passe de l’arrière-plan
au centre de la scène. Dans le cadre de l’évolution, comme dans celui du
développement, les premiers signaux provenant du corps ont permis de for-
mer un « concept fondamental » du moi. Ce concept fondamental a fourni
un cadre de référence permettant de prendre en compte tout ce qui est arrivé
ensuite à l’organisme. La subjectivité émerge au moment où le cerveau
est en train d’engendrer non pas des images relatives à un objet, non pas
des images des réponses de l’organisme à un objet, mais un troisième type
d’images, celles d’un organisme en train de percevoir et de répondre à un
objet. Ces systèmes neuraux de base n’ont pas besoin de mettre en œuvre
le langage. Le « méta-moi » qu’envisage Damasio est une construction pu-
rement non verbale, une représentation schématique des rapports entre les
protagonistes principaux, établie depuis un point de vue extérieur à chacun méta-moi
d’eux. En fait, cette représentation tierce partie constitue une narration non
verbale, moment après moment, des évènements affectant ces protagonis-
tes. Cette narration peut être faite sans utiliser le langage, mais en recourant
aux mécanismes élémentaires de représentation dans l’espace et dans le
temps des systèmes sensoriels et moteurs [mime, danse, imitation sonore
ou visuelle… toute la panoplie des arts].
La danse, la pantomime, a d’ailleurs souvent été ressentie comme une

201
POÏETICA

forme originelle de la communication. Pour Plotin déjà : « L’acte [du Lo-


danse gos] est donc un acte d’artiste comparable aux mouvements du danseur : le
danseur est l’image de la vie qui procède avec art ; l’art de la danse guide
ses mouvements ; la vie agit pareillement dans le vivant »1 .
Watelet fait relever les « arts libéraux » des « besoins du sentiment »
et tient à les fonder « dans l’essence de l’homme ». A quoi tient, se deman-
de-t-il, que « tous les hommes apportent en naissant la faculté et la néces-
sité de créer les arts ? » et il les fait dériver de la « pantomime » à savoir
« le premier des langages et le premier des arts ». Les arts auraient donc à
voir avec le besoin humain fondamental de communication qui a présidé à
la création des langages2.
Le « concept fondamental » du moi damasien n’est pas sans faire
écho à la conscience « exhaustion » telle que la définit Paul Valéry :
« Le caractère de l’homme est la conscience ; et celui de la cons-
cience, une perpétuelle exhaustion, un détachement sans repos et sans ex-
ception de tout ce qu’y paraît, quoi qui paraisse.[…]
Notre personnalité elle-même, que nous prenons grossièrement pour
notre plus intime et plus profonde propriété, pour notre souverain bien, n’est
qu’une chose, et muable et accidentelle, auprès d e ce moi le plus nu ; [ …]
Mais chaque vie si particulière possède toutefois, à la profondeur
moi le plus nu d’un trésor, la permanence fondamentale d’une conscience que rien ne
supporte ; et comme l’oreille retrouve et reperd, à travers les vicissitudes
de la symphonie, un son grave et continu qui ne cesse jamais d’y résider,
mais qui cesse à chaque instant d’être saisi, le moi pur, élément unique et
monotone de l’être même dans le monde, retrouvé, reperdu par lui-même,
habite éternellement notre sens ; cette profonde note de l’existence domine,
dès qu’on l’écoute, toute la complication des conditions et des variétés de
l’existence.
L’œuvre capitale et cachée du plus grand esprit n’est-elle pas de
soustraire cette attention substantielle à la lutte des vérités ordinaires ? » 3
Le rôle de l’art, de la poésie, de toutes les religions qui n’en sont que
des formes particulières, n’est-il pas aussi de nous faire entendre cette basse
continue, ce bourdon de l’Être ?
« La scène où toute scène prend origine dans l’invisible sans langage
est une actualité sans cesse active. »4
On devine dans ce « moi le plus nu » de Valéry une énième mouture
de la grande tradition de la théologie négative occidentale dont l’une des
sources principale est la pensée de Plotin.
« il y a trois choses », écrit Plotin ; trois « principes » et « réalités

1. Plotin, Ennéades, III, 2.


2. Watelet (C.-H.) et Lévesque (P.-C.), Dictionnaire des arts de la peinture, sculpture et
gravure, Paris, impr. De L.-F. Prault, 1792, Article « Origine naturelle de la peinture »,
tome III, p. 656-657.
3. Paul Valéry, note et digression, 1919, in Introduction à la méthode de Léonard de Vinci,
p.106-110, Paris, Gallimard, 1957.
4. Pascal Quignard, Les Ombres errantes, Paris, Grasset, 2002.

202
D O X A - PA R A D O X A

véritables » dans la mesure où elles seules ont une existence véritable, une
« hypostase ». Le premier principe, simple, qu’est l’Un ou le Bien, puis à
sa suite l’Intellect (le noûs qui est aussi être et vie) et enfin l’Âme. Selon
Plotin, la contemplation bienheureuse de l’être se poursuit pendant notre
vie terrestre, mais selon une dimension psychique à laquelle nos affaires
ordinaires, notre intelligence calculatrice, tous les échos du langage, nous
interdisent de prêter attention. Le soucis des choses extérieures, en effet, Plotin
le raisonnement et d’une façon générale, le langage déterminent notre vie
psychique selon la multiplicité et la temporalité ; ainsi négligeons nous la
vie la plus pure de notre âme – la « présence pure » de Valéry – qui est
étroitement associée, voire identique, à la vie de l’intelligence originelle, le
« notre père » vers lequel Plotin nous demande de remonter (par l’anàbasis
ou conversion). Être attentif à la beauté nous détourne du mode discursif
de nous rapporter au monde pour retrouver une intuition de l’unité de la
Forme. Cette intuition de la Forme est en même temps, dit Plotin, une in- anàbasis
tuition de soi en ce sens que l’Un, puissance absolue qui est par définition
non prédicable, principe dont il n’est pas de connaissance possible, ne peut
dés lors être perçu que de manière compréhensive : c’est en s’unifiant eux-
même, en retrouvant en eux-même l’unité dont ils procèdent, que l’Intellect
ou l’Âme pourront s’unir à l’Un comme à leur bien. La méthode de cette
anàbasis ? :
«… il s’agit dans ce cas d’être mis en contact avec des réalités vérita- union
bles. Il faut en effet que surviennent de tels affects à l’occasion de n’importe
quelle réalité qui sera < véritablement > belle : l’effroi, le saisissement
plaisant, le désir, l’amour et la stupeur accompagnée de plaisir.[…]
– Prenons le large, comme le fit Ulysse, nous dit Homère – et
il me semble alors parler par énigmes – , en quittant la magicienne Circé
et Calypso […] laisse tout cela [les beautés prosaïques des phénomènes] et
une fois que tu auras fermé les yeux, échange cette manière de voir pour
une autre et réveille cette vision que tout le monde possède, mais dont peu
font usage.
– Mais que voit cette vision intérieure ? […]
– Retourne en toi-même et vois. Et si tu ne vois pas encore ta
propre beauté, fais comme le fabriquant qui doit rendre une statue belle
[…] enlève le superflu, redresse ce qui est tordu et, purifiant tout ce qui est
ténébreux, travaille à être resplendissant. Ne cesse de sculpter ta propre
statue jusqu’à ce que brille en toi la splendeur divine de la vertu »1.
On comprend alors que, loin de tout manichéisme, Plotin n’entend
pas faire l’économie du Désir comme moteur de l’anàbasis : « Aussi faut- purification
il chercher à nous informer auprès des amoureux des réalités non sensi-
bles ». Il n’y a pas de connaissance pure dans ce processus de purification
de l’Âme ; tant qu’elle est, la connaissance reste imparfaite. Au-delà il y a
l’illumination indicible du contact avec l’Un, le Nuage d’inconnaissance de
la mystique médiévale.
C’est dans cette même veine que Nietzsche écrit son discours contre

1. Plotin, Sur le beau, Traité 1-6, Flammarion, Paris, 2002, p. 72-79

203
POÏETICA

« l’immaculée connaissance », celle des grands systèmes rationnels de la


tradition philosophique allemande, illustrés par Kant, Fichte ou Hegel :
« “ Ma plus haute satisfaction – ainsi parle à lui-même votre esprit
mensonger – ce serait de contempler la vie sans désir […]
Et j’appelle immaculée connaissance de toutes choses celle où je
n’exige rien des choses : sinon de pouvoir me poser devant elles ainsi qu’un
miroir à cent facettes comme des yeux.” – 
Ô sentimentaux hypocrites, ô lubriques ! l’innocence manque à votre
désir : et voilà pourquoi maintenant vous calomniez le désir !
En vérité ce n’est pas en créateurs, ni en procréateurs, ni en joyeux
amis du devenir que vous aimez la terre ! […]
Mais votre malédiction, ô immaculés, ô vous les hommes de la “ pure
connaissance”, c’est que jamais vous n’enfanterez : si larges soyez-vous, si
lourds comme d’un fruit sur l’horizon ! […]
Ayez d’abord l’audace de vous croire vous-même – vous et vos en-
trailles ! Celui qui ne se croit pas lui-même est toujours un menteur.»1
Revanche du désir, la neurobiologie contemporaine a aujourd’hui
définitivement fait son deuil de toute « raison pure ». Les mécanismes
neuraux sous-tendant la faculté de raisonnement, que l’on pensait tradition-
nellement situés au niveau néo-cortical, ne semblent pas fonctionner sans
ceux qui sous-tendent la régulation biologique, que l’on pensait tradition-
nellement situés au niveau sub-cortical. La nature semble avoir construit
les mécanismes sous-tendant la faculté de raisonnement, non pas seulement
cerveau au-dessus des mécanismes neuraux sous-tendant la régulation biologique,
mais aussi à partir d’eux, et avec eux. Le néo-cortex fonctionne de pair
avec les parties anciennes du cerveau, et la faculté de raisonnement résulte
de leur activité concertée.
Fondamentalement les émotions sont constituées par la perception
de certains états corporels juxtaposés à certaines pensées et d’une modifi-
cation de la tonalité et de l’efficacité des processus de pensée. Lorsque les
signaux relatifs à l’état du corps sont de nature négative, la production des
images mentales est ralentie, leur diversité est moindre, et le raisonnement
est inefficace ; lorsque les signaux émanant du corps sont de nature positive,
émotions la production des images mentales est vive, leur diversité est grande, et le
raisonnement peut être rapide, bien que pas nécessairement efficace.
La conception rationaliste traditionnelle du processus de raisonne-
ment, celle de Platon, Descartes, ou Kant, autant que sur le sens commun,
soutient que la logique formelle peut, par elle-même, conduire à la meilleu-
re des solutions, quel que soit le problème, le processus de « raison pure »
ne devant absolument pas être perturbé par des réactions affectives.
A l’encontre de cette conception formaliste Damasio soutient l’hy-
pothèse des marqueurs somatiques. Dans le processus de prise de décision
rationnel fondé sur les formes logiques le marqueur somatique intervient
comme système d’appréciation automatique des conséquences prévisibles
d’une décision. Les marqueurs somatiques représentent un cas particulier

1. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra,

204
D O X A - PA R A D O X A

de la perception des émotions secondaires, dans le cadre duquel ces derniè-


res ont été reliées, par apprentissage, aux conséquences prévisibles, agréa-
bles ou désagréables, de certains scénarios. Un choix dont la conséquence
a été néfaste provoque la mémorisation d’un « état somatique » négatif qui
se réveille comme un signal d’alarme chaque fois qu’un choix similaire se
représente, le même mécanisme valant en symétrie pour une conséquence
faste marquée par un état somatique positif.
Devant un problème complexe la mémoire humaine serait trop lente
et insuffisante pour la mise en œuvre efficace d’un raisonnement de logique
pure. En réduisant le champ d’examen par sa présélection des options déjà
éprouvées (déjà prouvées) dans des situations similaires, et par l’élimina-
tion de celles qui sont marquées par l’échec, les marqueurs somatiques
optimisent les chances de solutions rationnelles formelles à la manière des
formats de compressions des fichiers informatiques.
Agissant à un niveau conscient, les états somatiques (ou leurs simu-
lations) peuvent marquer positivement ou négativement les conséquences
des réponses et conduire ainsi à la recherche ou l’évitement délibéré d’une
option donnée. Mais ils peuvent aussi opérer de façon cachée, c’est-à-dire
à l’insu de la conscience. Dans ce cas, il y aura bien production d’images,
liées, par exemple, à une conséquence négative donnée, mais au lieu d’en-
gendrer un changement perceptible de l’état du corps, ces images condui-
ront à l’inhibition des circuits neuraux régulateurs situés dans la profondeur
du cerveau, qui sous-tendent les démarches appétitives. Grâce à l’inhibition
de la tendance à agir, ou à l’augmentation de la tendance à fuir, les chan-
ces de prendre une décision aux conséquences néfastes seront plus petites.
A l’inverse le choix d’une option positive sera rendu plus probable, grâce
à l’augmentation de l’incitation à agir. Ce mécanisme agissant de façon
cachée est peut-être à la source de ce que nous appelons l’intuition et dont
Henri Poincaré, par sa définition de l’invention, a mis en lumière le rôle
dans le processus de prise de décision :
« Inventer, cela consiste précisément à ne pas construire les combi-
naisons inutiles et à construire celles qui sont utiles et qui ne sont qu’une
infime minorité. Inventer, c’est choisir. […] mais le mot n’est peut-être pas
tout à fait juste, il fait penser à un acheteur à qui on présente un grand
nombre d’échantillons et qui les examine l’un après l’autre de façon à faire
son choix. Ici les échantillons seraient tellement nombreux qu’une vie en-
tière ne suffirait pas pour les examiner. Ce n’est pas ainsi que les choses se
passent. Les combinaisons stériles ne se présenteront même pas à l’esprit invention
de l’inventeur. Dans le champ de sa conscience n’apparaîtront jamais que
les combinaisons utiles. Tout se passe comme si l’inventeur était un exami-
nateur du deuxième degré qui n’aurait plus à interroger que les candidats
déclarés admissibles après une première épreuve. »1
Le physicien et biologiste Léo Szilard a fait des remarques du même
ordre : « Le scientifique créatif a beaucoup en commun avec l’artiste et le

1. « L’invention mathématique », dans Science et Méthode, Paris, Flammarion, 1908, p.


49-50

205
POÏETICA

poète. Il doit faire preuve de pensée logique et de capacité d’analyse, mais


c’est loin d’être suffisant pour faire un travail créatif. Les idées nouvelles
qui ont conduit à de grandes percées n’ont pas été déduites logiquement
des connaissances préexistantes : les processus créatifs, sur lesquels repose
le progrès scientifique, opèrent à un niveau inconscient. »1 et Jonas Salk a
créativité vigoureusement plaidé dans ce même sens en proposant l’idée que la créati-
vité repose sur « l’action combinée de la raison et de l’intuition »2.
Tout le surréalisme s’inscrit dans cette perspective de rééquilibrage
entre la pensée rationnelle et l’intuition, et à leurs liaisons intimes et réci-
proques, à la manière de vases communicants :
« Le poète à venir surmontera l’idée déprimante du divorce irrépara-
ble de l’action et du rêve. […] il maintiendra coûte que coûte en présence
les deux termes du rapport humain […].Ce rapport peut passer pour magi-
que en ce sens qu’il consiste dans l’action inconsciente, immédiate, de l’in-
terne sur l’externe et que se glisse aisément dans l’analyse sommaire d’une
telle notion l’idée d’une médiation transcendante qui serait, du reste, plutôt
celle d’un démon que d’un dieu. Le poète se dressera contre cette interpré-
tation simpliste du phénomène en cause : au procès immémorial intenté par
la connaissance rationnelle à la connaissance intuitive, il lui appartiendra
de produire la pièce capitale qui mettra fin au débat »3.
Et Breton nous rappelle que c’est M. Juvet qui, dans La Structure des
nouvelles théories physiques, écrit en 1933 : « C’est dans la surprise crée
par une nouvelle image ou par une nouvelle association d’images, qu’il
faut voir le plus important élément du progrès des sciences physiques,
puisque c’est l’étonnement qui excite la logique, toujours assez froide, et
qui l’oblige à établir de nouvelles coordinations. »4
L’intuition que nous sommes est une révélation toujours recommen-
cée ; – telle est la certitude que Paulhan a voulu, non pas seulement nous
communiquer, mais nous mettre dans les os. Revivons un peu ce drame,
qui est aussi le drame de la parole. Le théâtre de la connaissance est bien
ce « théâtre en rond », Globe theater, que dessine Jean-Pierre Changeux,
espace de travail global dans lequel l’Être est.
« De la réalité, disait Héraclite, nous ne saisissons rien d’absolument
vrai, mais seulement ce qui arrive fortuitement, conformément aux disposi-
tions momentanées de notre corps et aux influences qui nous atteignent ou
nous heurtent. »
L’ « âme au corps » se construit dans ce théâtre des passions où
l’amour est le premier moteur. Certains mécanismes régulateurs fonda-
mentaux fonctionnent sans que les individus chez lesquels ils s’effectuent
s’en rendent compte. On les appelle des instincts. La capacité d’expression
et de perception des émotions, qui remplit, selon Antonio R. Damasio, un
rôle crucial dans la mise en œuvre de la faculté de raisonnement, reflète

1. Szilard in Lanouette, Genius in the Shadows, New York, Charles Scribner’s Sons, 1992.
2. J. Salk, The Anatomy of Reality, New York, Praeger, 1985.
3. Breton, Les vases communicants
4. Breton, L’amour fou, 1937, Paris, Gallimard folio, p.122

206
D O X A - PA R A D O X A

fondamentalement ce jeu des pulsions et des instincts, jeu qui détermine


directement tel ou tel comportement particulier, ou induit des états psycho-
logiques qui poussent les individus à se comporter d’une façon particulière,
inconsciemment ou non, comportements qui, presque tous, contribuent à la
survie.
Les circuits neuraux génétiquement spécifiés qui semblent les plus
importants pour l’élaboration de ces comportements de survie figurent dans
le tronc cérébral et l’hypothalamus. Ce dernier est un site stratégique de la
régulation des glandes endocrines – entre autre, l’hypophyse, la thyroïde,
les surrénales et les glandes sexuelles, toutes celles-ci sécrétant des hormo-
nes – et du fonctionnement du système immunitaire. Le système limbique
participe aussi à la mise en jeu des instincts et des pulsions, et joue un rôle
particulièrement important dans l’expression et la perception des émo-
tions.
Il existe en outre dans notre corps et dans notre cerveau, nous l’avons
vu, des substances chimiques capables de nous forcer à exprimer des com-
portements que l’on ne peut pas toujours arrêter par la force de la volonté.
Un bon exemple en est l’hormone appelée ocytocine. Chez tous les mammi-
fères, y compris l’homme, elle est synthétisée à la fois dans le cerveau (dans
les noyaux supra-optiques et parvo-ventraux de l’hypothalamus) et dans le
corps (dans l’ovaire ou le testicule). Elle peut être libérée par le cerveau
afin de participer, par exemple, directement ou par hormones interposées,
à la régulation du métabolisme ; ou encore lors de la stimulation des orga-
nes sexuels ou de l’orgasme, et, dans ce cas elle agit aussi sur le cerveau,
conditionnant toute une série de comportements tels que le toilettage, la
locomotion, facilitant les interactions sociales, et induisant un lien entre les
partenaires sexuels. Ces instincts et pulsions s’articulent étroitement avec
les émotions. La neurologie établit une distinction entre des émotions que
nous ressentons très tôt dans la vie, dont les plus universelles sont, dans le
sens de William James, la joie, la tristesse, la colère, la peur et le dégoût, et
qui correspondent à la perception d’états du corps largement préprogram-
mée, et des émotions que nous éprouvons en tant qu’adultes, dont le méca-
nisme a été élaboré progressivement en prenant pour base les émotions de
l’ « âge précoce ». Damasio appelle les premières « émotions primaires »,
tandis que les émotions de l’âge adulte seront appelées « émotions secon-
daires », ou « passions » selon la terminologie de Jean-Didier Vincent. Kant
évoquait déjà ce type de distinction entre ce qu’il appelait les « affects » et
les « passions », rapprochant les premiers de la notion de sublime dont on
verra plus bas l’importance pour la pensée théorique de l’art. Dans une note
à la « Remarque générale » afférente au paragraphe 29 de la Critique de
la faculté de juger, il écrivait : « Les affects sont spécifiquement distincts
des passions [Leidenschaften]. Les premiers se rapportent simplement au
sentiment ; les secondes appartiennent à la faculté de désirer, et sont des
penchants qui rendent difficile ou impossible toute déterminabilité du libre
arbitre par des principes. Ceux-là sont tempétueux et irréfléchis, celles-ci
sont durables et réfléchies : ainsi l’indignation comme colère est un affect ;
mais la haine (soif de vengeance) est une passion. Celle-ci ne peut jamais
et sous aucun rapport être dite sublime ; parce que si dans l’affect la liberté

207
POÏETICA

de l’esprit [Gemüt] est à vrai dire entravée, dans la passion elle est suppri-
mée ». Les émotions primaires semblent « préprogrammées » à la naissance
pour répondre à la perception de certains traits, caractérisant des stimuli
survenant dans le monde extérieur ou dans notre corps, isolément ou de fa-
çon combinée. Il s’agit, par exemple, de certaines tailles (comme celle des
grands animaux) ; d’une vaste envergure (comme chez les aigles en vol) ;
de certains types de mouvements (comme ceux des reptiles) ; de certains
sons (comme des grondements), phénomènes recoupant singulièrement
les exemples de sublime régulièrement avancés comme l’éclair, l’océan,
la montagne . Il existe aussi chez l’homme un mécanisme de computation
pré-symbolique réalisant des évaluations quantitatives approximatives mais
pas numériquement exactes. Il est indépendant du langage et mobilise en
particulier les lobes pariétaux du cerveau. Ce dispositif a un rôle effectif
dans l’évaluation « intuitive » de grandes quantités de substance, des volu-
mes de liquides, etc. On est là très proche du sublime colossal de Kant qui
est « absolument grand » c’est-à-dire non pas une grandeur au sens quanti-
tatif, conçu dans un système de comparaison relatives, – quantitas – , mais
bien « une grandeur qui n’est égale qu’à elle même », une grandeur vécue
or de toute référence conceptuelle, opératoire – magnitudo –. Ces traits,
isolément ou en conjonction avec d’autres, sont peut-être détectés et traités
par une structure faisant partie du système limbique, comme, par exemple,
l’amygdale ; les neurones de cette dernière sont le siège d’une représenta-
tion potentielle qui commande l’instauration d’un état du corps caractéris-
tique de l’émotion appelée « peur », et qui modifie les processus cognitifs
d’une manière adaptée à l’état de peur.
Au cours du développement individuel viennent ensuite des émotions
secondaires, les passions, qui se manifestent à partir du moment où l’on
commence à percevoir les émotions et à établir des rapports systématiques
entre, d’une part, certains types de phénomènes et de situations et, d’autre
part, les émotions primaires. Les structures du système limbique ne sont pas
suffisantes pour sous-tendre les processus liés aux émotions secondaires. Le
réseau doit être élargi et il requiert l’intervention des cortex préfrontaux et
somatosensoriels.
Ce deuxième type de perception de l’état du corps repose sur de
subtiles variations par rapport aux cinq émotions primaires ; l’euphorie et
l’extase sont des variations par rapport à la joie ; la mélancolie et le dé-
senchantement sont des variations par rapport à la tristesse ; la panique et
la timidité sont des variations par rapport à la peur. Cette seconde sorte de
perception est modulée par l’expérience, c’est-à-dire par des circonstances
dans lesquelles une nuance particulière d’un état cognitif se trouve coïncider
avec une variante subtile de l’état corporel émotionnel. C’est cette mise en
rapport d’un contenu cognitif complexe et d’une variante par rapport à un
type donné d’état du corps préprogrammé, qui nous conduit à ressentir des
nuances dans le remords ou l’embarras, ou bien des émotions particulières
telles que la joie maligne ou la foi, et ainsi de suite. Tandis que les émotions
primaires comportent une large composante biologique, la façon dont nous
nous représentons ces émotions secondaires sur le plan conceptuel dépend
donc de la culture.

208
D O X A - PA R A D O X A

Mais en amont même de ces deux sortes d’émotions, Damasio évo-


que, on l’a vu, l’existence d’une autre sorte de perception de l’état du corps,
précédant les autres dans l’évolution, une « perception de l’arrière-plan
du corps », qui a trait à la perception d’un état de fond plutôt qu’à un état
émotionnel, la perception d’un « niveau minimal de tonalité et de rythme »,
la vie elle-même et la sensation d’être, telle qu’elle se présente entre les anosognosie
émotions. Il s’agit d’une perception continuelle de l’être, d’un processus de
proprioception qu’il pense être à l’origine de la représentation du « moi ». Il
en donne pour preuve ces patients atteints d’anosognosie dont le fonction-
nement mental est perturbé par l’impossibilité de percevoir l’état présent
de leur corps, particulièrement l’état d’arrière-plan. Dans l’incapacité de
mettre en corrélation des informations sur l’état présent de leur corps avec
une référence de base concernant ce dernier, ils peuvent continuer à avoir
connaissance de leur identité personnelle par le biais du langage – les ano-
sognosiques se rappellent qui ils sont, où ils vivent et travaillent, qui sont
leurs proches – mais ils ne peuvent utiliser ces informations pour raisonner
de façon réaliste sur leur état personnel et leur statut social. Être
Notre sens de l’identité individuelle, ce sens de l’Etre en soi-même, est sum ergo cogito
ancré sur « cet îlot d’illusoire permanence du vivant, cadre de référence par
rapport auquel nous pouvons prendre conscience des innombrables autres
choses qui, manifestement, changent autour de notre organisme »1. Avant
toute émotion il y a cette joie paisible, lumineuse et douce de la vie. Ensuite,
si le mot émotion signifie mise en mouvement, alors le désir, mouvement de
l’être vers l’objet désiré, est bien la plus fondamentale des émotions.
Le cerveau avec ses deux hémisphères repose sur un tronc (le tronc
cérébral) qui prolonge la moelle épinière. Celui-ci est parcouru par des
voies (dites descendantes) qui transportent les signaux électriques du cer-
veau à destination des nerfs moteurs et des voies (dites ascendantes) qui
charrient les informations en provenance du corps et du monde extérieur
vers le cerveau. Dans le tronc cérébral, un feutrage de cellules nerveuses
occupe l’espace laissé vacant par les voies. C’est un des rouages essentiels systèmes désirants
des systèmes désirants de l’homme. Ces neurones regroupés en différentes
structures fabriquent et libèrent à leur extrémité des neuromédiateurs à
l’origine des émotions comme la dopamine, l’adrénaline, la noradrénaline,
la sérotonine et l’acétylcholine. Ils reçoivent des informations de tout ce
qui monte au cerveau ou en descend. Ces structures du tronc cérébral et
l’ensemble des régions profondes médianes du cerveau interviennent de
façon complexe dans la modulation des états de conscience et le désir ne
peut ainsi pas être dissocié des processus de l’attention, de l’intention, de
l’initiation de l’action et du soutien de cette dernière. La destruction des
neurones à dopamine chez le rat supprime par exemple non seulement ses
comportements désirants les plus élémentaires tels que manger et boire,
mais le place dans un état que l’on décrit sous le nom d’akinésie, degré zéro akinésie
du désir. C’est également la destruction des neurones dopaminergiques par
l’encéphalite qui est la cause de la maladie décrite par Olivier Sachs, la dis-

1. Damasio, L’Erreur de Descartes, Paris, Odile Jacob, 1995, janvier 2001, p.214.

209
POÏETICA

parition de tout système désirant.


Un ensemble de neurones du cerveau moyen synthétise et libère un
neurotransmetteur : la dopamine [Eros ?]. Le corps cellulaire de ces neu-
rones, situé dans le tronc cérébral, se projette vers différentes régions de
celui-ci, et en particulier vers un noyau de matière grise situé dans la base
du cerveau, le nucleus accumbens, et vers la région antérieure de l’écorce
cérébrale, le cortex préfrontal.
On admet aujourd’hui que la dépendance ou addiction entraînée par
l’abus de drogue dépend de la capacité de celle-ci à stimuler la libération de
dopamine par le biais des projections de neurones dopaminergiques du tronc
cérébral dans le nucleus accumbens. La stimulation de la libération de dopa-
mine par les drogues produisant une dépendance est localisée plus précisé-
ment dans un domaine particulier du nucleus accumbens appelé « coquille »
(shell) [naissance de la Vénus terrestre !]. Sa fonction essentielle concerne
les émotions (en raison de ses liens avec l’amygdale et le système limbique),
nucleus accumbens alors que le « noyau » (core) qu’elle enveloppe est plus directement impli-
qué dans le contrôle moteur. Le nucleus accumbens sert en quelque sorte
d’interface entre la motivation et l’action, le désir et la jouissance : il joue
un rôle crucial en détectant la dopamine libérée et en réglant ainsi le contact
sélectif du cerveau avec le monde extérieur. Outre le nucleus accumbens,
une des principales cibles d’innervation des neurones dopaminergiques est le
cortex préfrontal (surtout son aire médiane) qui est directement concerné par
la planification des conduites et qui anticipe les états affectifs ou émotionnels
susceptibles d’accompagner la réalisation de ces plans ; il balise ainsi le dé-
roulement d’une séquence de représentation (d’un raisonnement) de points
de référence affectifs [Vénus céleste]. Intervenant sur les actes de volitions
le cortex préfrontal médian participe aux actes d’expérimentation du monde
et par la même à l’acquisition des connaissances.
Marcile Ficin, dont le Commentaire sur le Banquet de Platon De
l’Amour construit une véritable « méta-psychologie » d’une pertinence
souvent étonnante, avait déjà noté cette dualité des voies d’influence du
désir :
« Il existe donc dans les deux parties de l’âme, celle qui vise la con-
naissance, et celle qui régit le corps, un amour inné de la génération propre
à assurer la perpétuité de la vie. L’Amour qui se trouve dans la partie apte
à régir le corps nous invite dès le début à prendre nourriture et boisson, afin
que ces aliments engendrent les humeurs capables de rétablir ce qui con-
tinuellement s’échappe du corps. Grâce à une telle génération notre corps
s’alimente et croît. Quand ce corps est adulte, le même Amour excite la se-
mence elle-même et suscite le désir de procréer, en sorte que ce qui ne peut
demeurer toujours en soi-même, s’éternise néanmoins en se conservant
dans une descendance semblable à soi. Le même amour de la génération
assigné à la partie cognitive de l’âme, fait que celle-ci désire la vérité, qui
est son propre aliment, pour s’en nourrir et grandir à sa manière »1

1. Marcile Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon De l’Amour, V, 11, Paris, Les
Belles Lettres, 2002, p. 174.

210
D O X A - PA R A D O X A

Ficin, pour faire de l’Amour le premier moteur de toute connaissance,


nourrissait sa pensée non seulement de Platon et Plotin, mais également très
explicitement de Denys l’Aréopagite :
« Il apparaît ainsi que le divin Désir est en soi sans fin et sans prin-
cipe, tel un cercle perpétuel qui, grâce au Bien, à partir du Bien, parcourt
une parfaite orbite »1
Il reprend cette même image du cercle divin et voluptueux :
« Ce seul et même cercle qui va de Dieu au monde et du monde à
Dieu, est appelé de trois noms ; en tant qu’il part de Dieu et attire, il est
Beauté ; en tant qu’il passe dans le monde et le ravit, il est Amour ; en tant
que retournant à son créateur il unit à lui la créature, il est Plaisir [volup-
tas] »2.
« Qui doutera dans ces conditions que l’Amour ne succède immé-
diatement au Chaos et ne précède le monde ainsi que tous les dieux qui se
partagent les parties de ce monde ? puisque cet appétit de l’Intelligence
préexiste à sa formation et que les dieux aussi bien que le monde naissent
dans l’Intelligence une fois formée. C’est donc à bon droit qu’Orphée l’a
nommé le plus ancien. Il ajoute parfait en soi, entendant par là qu’il se per-
fectionne lui-même. Car ce premier mouvement de l’Intelligence, il semble
bien que ce soit par nature qu’il puise en Dieu sa perfection, puis la com-
munique à l’Intelligence qui reçoit d’elle sa forme, ainsi qu’aux dieux, qui
sont ainsi engendrés »3
Qui doutera dans ces conditions que le désir ne succède immédiate-
ment au néant et ne précède le monde ainsi que tous les phénomènes que se
partagent les perceptions de ce monde ? Puisque cet appétit de l’intelligence
(la conscience primitive) préexiste à sa formation et que les phénomènes
aussi bien que le monde naissent dans l’intelligence une fois formée.
Un héros mythique obsédait et comblait l’imagination de l’Académie
comme il obsèdera la poésie moderne d’Apollinaire ou de Cocteau. Orphée
, fils d’Apollon et de Caliope, est le premier poète. Le récit fabuleux des
miracles opérés par sa voix qui calmait les fauves et mouvait les pierres,
révèle comment l’âme amante, au sommet de ses pouvoirs, agit directement
sur les aspects concrets de l’univers : ses hymnes médités et vénérés par
les Platoniciens célèbrent les principes mystérieux du monde et montrent
comment le chaos a été dominé par l’Amour.
Et c’est bien ce qui se passe lors de la construction neurobiologique
de la psyché humaine. Les repères affectifs fixent l’être humain entre l’ima-
gination et le réel. La réalité à laquelle le très jeune enfant est exposé instruit
son cerveau dans un contexte émotionnel qui en est la condition même, et
l’objet inaugural en est un visage, celui de la mère. L’amour filial est le pre-
mier principe désirant actif, c’est la force projetante de l’imagination, force

1. Denys l’Aréopagite, Les noms divins, § 17 = 713 D, dans Œuvres complètes, Paris,
1943, p. 108.
2. Marcile Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon De l’Amour, II, 2, Paris, Les
Belles Lettres, 2002, p. 24.
3. ibidem, p. 12.

211
POÏETICA

inépuisable qui s’empare de toute les images pour les mettre dans la pers-
pective humaine la plus sûre : la perspective maternelle. D’autres amours
viendront bien entendu se greffer sur les premières forces aimantes. Mais
toutes ces amours ne pourront jamais détruire la priorité historique de notre
premier sentiment. La chronologie du cœur est indestructible. Par la suite,
plus un sentiment de sympathie sera métaphorique, plus il aura besoin d’al-
ler puiser des forces dans le sentiment fondamental. Dans ces conditions,
aimer une image, c’est toujours illustrer un amour ; aimer une image, c’est
trouver sans le savoir une métaphore nouvelle pour un amour ancien. Aimer
l’univers infini, c’est donner un sens matériel, un sens objectif à l’infinité
de l’amour pour une mère. Aimer un paysage solitaire, quand nous sommes
abandonnés de tous, c’est compenser une absence douloureuse, c’est nous
souvenir de celle qui n’abandonne pas… Dès qu’on aime de toute son âme
une réalité, c’est que cette réalité est déjà une âme, c’est que cette réalité
est déjà un souvenir. Tout le réel se construit au moyen de ce marquage
affectif.
Puisqu’ils se développent en premier, les divers modes de perception
de l’état du corps : arrière-plan du corps, émotions primaires préprogram-
mées, émotions secondaires, constituent un cadre de référence pour ce qui
se développe ensuite ; par là ils interviennent dans tout ce qui se passe dans
le cerveau, et notamment dans le domaine des processus cognitifs. On
commence à peine à mesurer la prégnance du désir, y compris et peut-être
même surtout sexuel, sur les comportements humains. Le mérite de Freud
aura été d’en libérer philosophiquement le champ. La biologie en délimite
aujourd’hui les vraies frontières. Ainsi, chez les canaris, certains noyaux
cérébraux, qui sont à l’origine du programme du chant, développent leurs
connexions inter-neuroniques en fonction de la concentration sanguine en
testostérone et de la complexité du chant appris. L’« imprégnation » obli-
gatoire du cerveau mâle par la testostérone pendant quelques jours au cours
du développement fœtal, qui se retrouve chez l’homme, provoque une nette
différence de densité entre les arborisations dendritiques respectives des
hypothalamus masculins et féminins, et constitue ainsi un modèle particu-
lièrement précieux pour l’étude des corrélations entre morphologie neuroni-
que et aptitude à des comportements propres à l’espèce et au sexe, sorte de
mémorisation de programme d’action.
N’était-ce pas dans ces arborisations là que, finalement, le Surréa-
lisme cherchait la femme « cachée dans la forêt ». En 1934, dans Qu’est-ce
que le surréalisme ?, André Breton affirmait : « la toute-puissance du désir
[…] reste depuis l’origine le seul acte de foi surréalisme ». Présenté encore
dans L’Amour fou, en 1937, en tant que « seul ressort du monde », « seule
rigueur que l’homme ait à connaître », le désir apparaît bien comme l’un
des principes fondamentaux de l’éthique surréaliste. Dans l’acte d’union
amoureuse, l’homme, réconcilié avec lui-même et avec le monde, redevient
le « microcosme », l’« abrégé d’univers ». Le poète mauricien Malcolm de
Chazal est certainement celui qui a le mieux exprimé cette transmutation
qui s’opère à la faveur de la volupté :
« La volupté est une syncope de l’âme dans un corps anesthésié, où
le corps charcute l’âme, et l’âme embaume le corps pour un temps. La

212
D O X A - PA R A D O X A

volupté, c’est l’état cataleptique double, où corps et âme, dans un cercueil


unique de sensation, se parlent face à face.
La volupté est le seul moment où l’âme se retourne dans le corps pour
contempler le corps de face, et lui insuffler dans un regard ces éléments de
joie universelle sans quoi la volupté ne serait rien, et dont cependant vit en
permanence le monde surnaturel de la nature. »1
Mais le désir ne se développe pas dans l’unique dimension de la re-
cherche du plaisir. La peur et la douleur qu’on désire éviter en sont la face
structurante négative mais tout autant primordiale.
En effet l’ensemble des phénomènes affectifs observés dans le temps
témoigne de l’existence de processus opposants mis en place lors de réac-
tions affectives répétées. Au cœur du système nerveux, tous les états affectifs
fonctionnent par couple. Chaque fois que se produit un processus primaire
affectif dans un sens donné (plaisant ou déplaisant), interviennent, en sens
inverse, des structures nerveuses responsables de processus opposants.
Toutes les drogues mettent en jeu ces systèmes qui débouchent souvent sur
l’addiction. Et un sportif dont l’entraînement à l’effort accoutume le corps
à la douleur perçoit des réponses physiologiques de plaisir là où le novice
n’éprouve que souffrance.
Cette complexité et cette ambiguïté du désir n’a pas attendu les défi-
nitions psychologiques du masochisme pour être éprouvées, en particulier
dans le domaine esthétique, avec notamment le concept antique de sublime.
Depuis la plus haute antiquité, enseigner l’art de la parole est conçu
ou bien comme une gymnastique, on a parler d’atticisme pour cette appro-
che classique, ou bien comme un mystère, approche qualifiée d’asianisme.
L’auteur du Traité du Sublime, [Peri hupsous], le pseudo-Longin, est vrai-
semblablement un juif hellénisé, platonisant et stoïcien qui vivait sous le
règne de Claude ou de Néron. Ce que refuse Login, c’est l’atticisme stoï-
cien d’un Cicéron, cette rhétorique positive, purement factuelle et d’origine
juridique dont l’objet est l’instruction, la transmission d’information, le
docere [principe de communication]. Il se place donc délibérément dans la
mouvance de l’asianisme d’un Démosthène, beaucoup plus attaché à la pré-
sence même du corps dans le discours, au moyen de l’émotion, du pathos,
du movere [principe de communion]. Or le rapt de l’auditeur qu’il propose,
son ek-stasis (extase) intègre par nature une certaine dimension de violence.
La violence ou vis est bien le mot de Login pour le « sublime ». L’image
de l’éclair en est comme l’emblème : « force invincible qui enlève l’âme de
quiconque nous écoute […] quand le Sublime vient à éclater ou il faut, il
renverse tout comme un foudre »2. Longin insiste sur son caractère extérieur
à tout savoir constitué. Il est avant tout une « Elévation naturelle » qui est
« plutôt un présent du ciel, qu’une qualité qui se puisse acquérir ». Aussi,
au sujet du fameux silence d’Ajax aux Enfers, paradigme de cette élévation
d’esprit, parle-t-il d’un « je ne sais quoi de plus grand que tout ce qu’il
aurait pu dire »3 .

1. M. de Chazal, Sens-Plastique, Gallimard, 1948, p.111.


2. Longin, I, p. 74
3. Longin,VII, p. 84

213
POÏETICA

Le Moyen-Âge occidental, s’il oublie l’auteur n’en garde pas moins


en mémoire le message au travers de l’approche mystique du divin. Le
pseudo-Denys montre ainsi qu’aucun nom n’est capable d’exprimer l’abso-
lu. Il faut donc recourir aux figures du style pour dépasser le simple pouvoir
des mots et obtenir une meilleure approche de l’infini. Mais, au-delà d’elles,
il faut reconnaître les vertus du silence, qui purifie tout langage parce qu’il
subsiste seul dans la nuit de l’extase.
C’est parce qu’il ne savait pas comment qualifier l’art de Michel-
Ange que Vasari inventa la catégorie du « terrible » qui recoupe celle de
sublime. Et c’est la Renaissance italienne qui redécouvre le texte de Login ;
vers 1554, Robortello puis Paul Manuce le publient, avant les premières
traductions latines de Pizzimenti [Naples, 1566] ou Pagano [Venise, 1572]
. Son influence est perceptible chez le Tasse qui, dans ses Discours, avait
insisté sur les vertus du pathétique. En 1594, il publie un dialogue, Della
bellezza, où il introduit l’idée que la beauté est un « je-ne-sais-quoi ».
Déjà Montaigne, qui a connu Longin, via son ancien professeur
Marc-Antoine Muret retrouvé à Rome en 1581 et que l’éditeur vénicien
Paul Manuce avait chargé de traduire en latin le Peri hupsous, voyait dans
la beauté l’objet d’une intuition immédiate : « Quiconque en discerne la
beauté, disait-il de la poésie, d’une vue ferme et rassise, il ne la voit pas non
plus que la splendeur d’un éclair : elle ne pratique point notre jugement,
elle le ravit et le ravage »1.
Mais c’est la traduction française de Boileau, en 1674, qui donnera
enfin au texte un écho décisif. Ainsi le Père Bouhours, d’obédience plutôt
classique, n’entend cependant pas faire l’impasse sur le Sublime. Il associe
étroitement le « je ne sais quoi » aux passions et par-là au désir :
« On verra que le je ne sais quoi est à le bien prendre l’objet de la
plus part de nos passions. Outre l’amour et la haine qui donnent le branle
à tous les mouvements du cœur, le désir et l’espérance qui occupent toute
la vie des hommes, n’ont presque point d’autre fondement. Car enfin nous
désirons et nous espérons toujours, parce qu’il y a toujours au-delà du but
que nous nous sommes proposé, je ne sais quoi où nous aspirons sans cesse,
et où nous ne parvenons jamais. »2.
Chez Bouhours s’esquisse, à la faveur d’une pensée moins radicale
des rapports de la figure et du désir que celle du classicisme orthodoxe, une
certaine positivité de la pensée poétique. « le figuré n’est pas faux, nous dit-
il, et la métaphore a sa vérité aussi bien que la fiction »3 . S’il n’a rien de
réel en soi le monde fabuleux des poètes constitue un système, c’est-à-dire
un ensemble cohérent qui lui confère une espèce de vérité relative : « Ce
système étant une fois supposé, tout ce qu’on peint dans l’étendue du même
système ne passe point pour faux parmi les savants  […] le système fabu-

1. Montaigne, Essais, Paris, Garnier, 1952, p. 262.


2. Le P. Bouhours, Entretiens d’Ariste et d’Eugène, V, - Paris, S. Mabre-Cramoisy, 1671,
p. 253-254.
3. Le P. Bouhours, La Manière de bien penser dans les ouvrages de l’esprit, dialogues.
– Paris, Vve de S. Cramoisy, 1687.

214
D O X A - PA R A D O X A

leux sauve ce que ces sortes de pensées ont de faux en elle-même »1. Il y a


une efficace du système de simulation de la fable qui repose sur une vérité
de l’équivoque car « le faux y conduit au vrai ; car du sens propre qui est
le faux de l’équivoque on passe au figuré qui est le vrai »2. De la traversée
des simulacres naît un plaisir tout intellectuel de reconnaissance après la
surprise. C’est là la définition même de la délicatesse, « le sens qu’elle con-
tient n’est pas si visible ni si marqué : il semble d’abord qu’elle le cache en
partie, afin qu’on le cherche et qu’on le devine ; ou du moins elle le laisse
seulement entrevoir pour nous donner le plaisir de le découvrir tout à fait
quand nous avons de l’esprit. Car […] il n’appartient qu’aux personnes
intelligentes et éclairées de pénétrer tout le sens d’une pensée délicate. »3 délicatesse
Pour distinguer le sublime, il faut en effet une faculté spéciale, mais
inexplicable ou tout au moins énigmatique : le goût, la délicatesse, c’est-
à-dire ce que Boileau et Fénelon, comme du reste toute leur époque, nom-
maient précisément le « je-ne-sais-quoi ».
Le sublime s’impose plus nettement encore à la sensibilité et à l’at-
tention des théoriciens des dernières décennies du XVIIIe siècle. Le livre de
Burke marque un tournant important dans son histoire, pour autant que ses
analyses détaillées font passer cette catégorie de la rhétorique à la psycholo- Burke
gie ce qui amène à voir dans ce sentiment un des aspects fondamentaux de
l’expérience humaine. Au même titre que le beau, le sublime se caractérise
par son aptitude à agir sur les sens et les passions, hors de tout raisonnement
ou jugement. Burke tient cependant à opposer le sublime au beau comme
son contraire. Ce sont des idées très différentes dont l’origine est à chercher
respectivement dans le plaisir et la douleur. Il y a une économie propre au
sentiment du sublime: devant une mer démontée, c’est-à-dire la menace
d’un déchaînement naturel, je suis évidemment pris d’effroi ; mais comme
cette menace reste à distance, j’éprouve un certain soulagement, qui n’est
pas un plaisir positif, mais plutôt le plaisir engendré par la disparition d’un
déplaisir. Dans le lexique de Burke, le sentiment de sublime est à la fois
constitué de terreur (ou d’horreur) et de délice (delight, que Burke distingue
de pleasure) : c’est l’idée d’une jouissance ambiguë, la delightfull horror.
C’est en effet des passions de douleurs, de peur, de terreur qu’est issu le delightfull horror
sentiment du sublime : est une source de sublime « tout ce qui est propre,
de quelque façon que ce soit, à exciter des idées de douleurs et de danger,
je veux dire, précise-t-il , tout ce qui est de quelque manière que ce soit,
terrible et épouvantable »4. On entrevoit ici la communauté d’esprit qui a
pu présider à la naissance du roman noir anglais et aux oeuvres préroman-
tiques.
Kant est bien sûr le grand héritier des analyses de Burke sur le su-

1. Ibidem, p. 10-12.
2. Ibidem, p. 16.
3. Ibidem, p. 159-161.
4. Recherches philosophiques sur l’origine des idées que nous avons du beau et du subli-
me, précédées d’une dissertation sur le goût, traduite … par l’abbé Des François, Londres,
Hochereau, 1765, section VII, tome I, p. 78.

215
POÏETICA

blime. Il confirme la dualité esthétique du beau et du sublime, et confère un


statut à l’informe. C’est en effet hors de tout souci de forme et même dans
Kant l’impossibilité d’en déterminer une, que s’éprouve le sentiment du sublime,
né du jeu conflictuel de l’imagination et de la raison. Bien qu’ils n’appor-
tent rien à la connaissance, les jugements esthétiques relèvent, en tant que
connaissance jugements, de la seule faculté de connaître, qu’ils mettent en rapport avec le
plaisir plaisir ou le déplaisir selon un principe a priori. Ce rapport de la connais-
déplaisir sance au plaisir se révèle ici dans sa pureté puisqu’il n’y a rien à connaître,
mais telle est justement l’énigme, l’énigmatique (das Rätselhafte) au cœur
du jugement. Penser le plaisir pur est le but de la troisième Critique de
Kant.
Qu’entend donc Kant par beauté ? C’est la finalité-sans-fin qui est dite
belle. Il faut que la finalité interrompue se laisse voir, et comme finalité et
comme interrupture. C’est donc le sans qui compte pour la beauté. La trace
du sans, principe de tout désir est l’origine de la beauté. Kant distingue
deux espèces de beauté : La beauté libre (frei Schönheit) – ou pulchritudo
vaga – et la beauté simplement adhérente, dépendante (bloss anhängende
Schönheit) – ou pulchritudo adhaerens. Seule la beauté libre (indépen-
dante), à l’image de la tulipe sauvage ou des motifs décoratifs, donne lieu
à un jugement esthétique pur. « La première ne présuppose aucun concept
de ce que doit être l’objet ; la seconde présuppose ce concept, ainsi que
la perfection (Vollkommenheit, la plénitude, l’accomplissement) de l’objet
d’après lui. ».
« Ainsi les dessins à la grecque, les rinceaux d’encadrement ou sur
tapisseries de papier, etc., ne signifient rien pour eux-même ; ils ne repré-
sentent rien (sie stellen nichts vor), aucun objet sous un concept déterminé,
et ce sont des beautés libres. ».
Mais alors que la présence d’une limite est ce qui donne forme au
beau, le sublime se trouve, lui, dans un « objet sans forme » et le « sans-
limite » se représente » en lui ou à son occasion. Tandis que « le beau fait
sublime naître directement par lui-même un sentiment d’intensification de la vie et
peut s’unir par suite avec les attraits et le jeu de l’imagination, celui-ci [le
sentiment du sublime] est un plaisir qui ne jaillit qu’indirectement, à savoir
de telle sorte qu’il est produit par le sentiment d’une inhibition instantanée
des forces vitales aussitôt suivi d’un épanchement d’autant plus fort de ces
negative lust mêmes forces ». Kant parle d’un « plaisir négatif » (negative Lust). Le para-
graphe 27 évoque une émotion qui, surtout en son début, peut être comparée
à une secousse, à un tremblement ou à un branlement dû à l’alternance ra-
pide voire à la simultanéité d’une attraction et d’une répulsion du même ob-
jet. « Est sublime ce qui plaît immédiatement par opposition à l’intérêt des
sens. », « est sublime ce en comparaison de quoi tout le reste est petit ».
Kant a donné, dans la fameuse « analytique du sublime » de la Criti-
que de la faculté de juger, la définition canonique du génie, c’est-à-dire de
l’artiste (du) sublime :
« Le génie est le talent [don naturel] qui donne les règles à l’art.
génie Puisque le talent, comme faculté productive innée de l’artiste, appartient
lui-même à la nature, on pourrait s’exprimer ainsi : le génie est la disposi-
tion innée de l’esprit [ingenium] par laquelle la nature donne des règles à

216
D O X A - PA R A D O X A

l’art. » Il y a là un paradoxe, mais ce paradoxe (c’est du reste le mot utilisé


par Longin) est le paradoxe même du sublime.
Ce que cherche à atteindre le Sublime est le lieu le plus énergétique
(bien que le moins structuré puisque quasi unitaire) de la pensée, la cons-
cience primordiale de l’Être, et l’angoisse inévitable de sa finitude certaine
– son « être-pour-la-mort » (Sein zum Tode). Le Sublime est l’expérience de
l’énergie du vivant vécue de l’intérieur d’un corps mortel, en conscience, énergie
c’est l’éclaircie, l’éclair de l’Être. Et si l’esprit a bien à voir avec l’énergie,
alors est sublime, est « élevé », ce « champ des hautes énergies » où la phy-
sique cherche l’unification du cosmos.
Trouver les constituants fondamentaux de la matière, et comprendre
la façon dont ils se lient entre eux, est en effet le but de la physique contem-
poraine des particules élémentaires, physique quantique où le prix à payer
pour la résolution recherchée est l’énergie de choc entre particules. Cette physique quantique
physique, clé de la cosmologie moderne dans la mesure ou c’est la physique
qui prévalait un dix-milliardième de seconde après le big bang, s’identifie
presque entièrement à la « physique des hautes énergies ».
La reconnaissance du fait qu’un petit nombre d’interactions fonda-
mentales – l’électromagnétisme, les interactions nucléaires faible et forte,
la gravitation – sont à l’origine de tous les mouvements des corps matériels,
mais aussi de leurs liaisons et de leur évolution, est un des plus solides ac-
quis de la science classique. Tout le programme de la physique contempo-
raine vise à unifier ces quatre forces fondamentales. Né au XIXe siècle avec forces fondamentales
Michael Faraday, André Marie Ampère ou James Clerk Maxwell, le con-
cept de champ s’est révélé plus adéquat pour définir ces interactions fon-
damentales que celui de force exploité par la physique newtonienne (C’est
vers 1680 qu’Isaac Newton affirmait que la pesanteur et le mouvement des
planètes étaient deux manifestations d’une unique force). La théorie quan-
tique des champs – synthèse des concepts relativistes et quantiques – s’est
ainsi développée tout au long du XXe siècle jusqu’à devenir le cadre de la
compréhension des interactions nucléaires et de leur possible unification à
l’électromagnétisme. La quantification de l’énergie rayonnée par les ato-
mes, dès 1900 par Max Planck, mais surtout l’invention du photon par Eins-
tein en 1905 et la proposition d’associer une onde à toute particule par Louis
de Broglie en 1924 marquent l’unification de la physique des corps avec
celle des ondes en une mécanique ondulatoire, qui allait rapidement évoluer
vers la physique quantique, fondement actuel de la description microscopi-
que de la matière. La théorie électrofaible du physicien américain Steven
Weinberg (né en 1933) et de son collègue pakistanais Abdus Salam (1926-
1996), celle de La chromodynamique quantique sont les étapes récentes de
cette quête de l’unification des interactions fondamentales qui a amené les grand-unifiée
théoriciens à proposer une unique théorie « grand-unifiée » régnant sur le
monde physique lorsque les énergies caractéristiques y sont supérieures à
une valeur critique, en particulier dans les conditions extrêmes qui ont pré-
valu très peu de temps après l’explosion primordiale. Le refroidissement de
l’Univers lié à son expansion aurait alors été accompagné d’une brisure de brisure de la
la symétrie de jauge originale engendrant la diversification des interactions symétrie de jauge
fondamentales.

217
POÏETICA

Est-il totalement absurde de penser, au début du XXIe siècle, qu’il


puisse y avoir un rapport analogique entre l’organisation cosmologique des
hautes énergies et l’organisation intime de la conscience ? Microcosme-
Macrocosme. Est-ce une pure niaiserie sentimentale qui fait que l’homme
qui cherche à sonder sa nature profonde se tourne toujours vers les étoiles,
comme s’il n’en était qu’un résidu de poussière ? Le sublime est-il cette
émotion archaïque du vivant devant la brisure de symétrie du cosmos en
expansion expansion ?
Le sublime est cet au-delà. Hegel, dans ses leçons de Berlin sur l’es-
au-delà thétique ou sur la religion, a tenté de renverser cette tradition du sublime
comme sommet de l’expression artistique : ce n’est pas le beau qui est le
premier degré du sublime, mais, bien au contraire, selon lui, le sublime qui
est un défaut, élémentaire, du beau.
Pourtant ce motif philosophique majeur a gardé son importance chez
les théoriciens de l’art au travers de la notion de génie dont on se souvient
que Kant en donne la définition canonique dans le chapitre sur « l’analyti-
que du sublime ». Tout le monde s’accorde pour dire que l’éloge par Login
du génie au-dessus de toute règle a contribué à la naissance des romantis-
mes anglais, allemands ou français. Sturm und Drang et son esthétique des
« génies » est en soi un programme sublime. Hugo lui-même, dans la Pré-
face de Cromwell (1827), non content de nommer Longin, le paraphrase en
terminant sur la Bible et Homère qui « nous blessent quelquefois par leurs
sublimités mêmes ».
Le terme de sublime apparaît chez Nietzsche, dans La Naissance
de la tragédie notamment, mais le concept philosophique du sublime se
voit surtout chez lui réélaboré sous l’appellation de « dionysiaque » alors
que le génie se transforme en « surhomme ». Nietzsche reprochait en effet
à Schopenhauer de ne pas avoir osé voir la parenté foncière du génie avec
l’instinct, qui se situe par-delà le bien et le mal. La puissance authentique,
selon Nietzsche, ne réside pas dans le dévergondage des instincts, mais dans
leur spiritualisation, par quoi la nature devient une œuvre d’art :
« L’homme supérieur, explique-t-il en songeant aux modèles de la
Grèce, de Rome et de la Renaissance italienne, serait celui qui aurait la plus
instincts grande multiplicité d’instincts, aussi intenses qu’on les peut tolérer. En ef-
fet, où la plante humaine se montre vigoureuse, on trouve les instincts puis-
samment en lutte les uns contre les autres... mais dominés » (XVI, 344).
Cette volonté de puissance est essentiellement celle du créateur, asso-
ciant le bien et le mal, le négatif et le positif, l’instinctif et le rationnel. Le
surhomme est prioritairement un artiste : chez lui, « règne cet effrayant
égoïsme de l’artiste au regard d’airain, et qui se sait justifié d’avance dans
son “ œuvre ”, en toute éternité, comme la mère dans son enfant » (VII,
383).
Chez Bataille, qui se revendique explicitement de Nietzsche, cet in-
dicible de la pensée que recouvre l’acception de sublime réapparaît comme
cette part qui ne peut être bien dite, La part maudite, mais qui opère une
salutaire libération du temps et des choses : « Mais la domination de la
chose n’est jamais entière, et n’est au sens profond qu’une comédie : elle
n’abuse jamais qu’à moitié tandis que, dans l’obscurité propice, une vérité

218
D O X A - PA R A D O X A

nouvelle tourne à l’orage ». C’est à la même source schopenhauerienne que


la psychanalyse puisera sa conception de l’instinct – les pulsions – comme
lieu originel de la psyché et de l’activité artistique. Vouloir-vivre, volonté
de puissance, inconscient sont de nouvelles occurrences historiques de ce
même « je-ne-sais-quoi », nescio quid, dont on a toujours souligné la nature
passionnelle.
On retrouve la même survivance des thèmes liés au sublime – déchi-
rement du réel rationnel par les pulsions de l’instinct, des désirs, fulgurance
de cet irrationnel, pensée de l’informe, du paradoxe – dans la place centrale
que Breton accorde à l’image poétique et à sa qualité de surprise, surprise
dont la force d’effraction qu’elle réalise est la force même du désir, positif
autant que négatif, envie autant qu’effroi, projeté sur le monde concret.
C’est ce qu’il développe dans le chapitre V de L’Amour fou : « Les nouvelles
associations d’images que c’est le propre du poète, de l’artiste, du savant,
de susciter ont ceci de comparable qu’elles empruntent pour se produire un
écran d’une texture particulière, que cette texture soit concrètement celle
d’un mur décrépi, du nuage ou de toute autre chose […] Cet écran existe.
Toute vie comporte de ces ensembles homogènes de faits d’aspect lézardé,
nuageux, que chacun n’a qu’à considérer fixement pour lire dans son propre
avenir. Qu’il entre dans le tourbillon, qu’il remonte la trace des évènements
qui lui ont paru entre tous fuyants et obscurs, de ceux qui l’ont déchiré. Là
– si son interrogation en vaut la peine – tous les principes logiques, mis en
déroute, se porteront à sa rencontre les puissances du hasard objectif qui se
jouent de la vraisemblance. Sur cet écran tout ce que l’homme veut savoir
est écrit en lettres phosphorescentes, en lettres de désir ».
Le sublime comme principe de métamorphose : sublimer (chimie, métamorphose
alchimie, psychologie). Dante dirait transhumaner.
Le sublime comme révélation (dévoilement) du métaphysique.
C’est surtout dans les dernières grandes méditations philosophiques
sur l’art (Heidegger, Benjamin, Adorno), qui ont toutes pour enjeu explicite
de franchir un pas au-delà de l’esthétique, que le thème du sublime conquiert
toute sa portée. Ainsi Heidegger, dans ses conférences sur « L’Origine de
l’œuvre d’art », tente de penser l’art comme mise en œuvre d’un retour de
la vérité à son fondement, l’alètheia au sens du « dévoilement . Libérée de
la toute-puissance de la technique qui écrase l’homme en l’asservissant à alétheia
l’« objectité » de l’objet – le chosisme – et le fait sombrer dans « l’oubli
de l’être », la parole poétique, est seule capable, avec la parole pensante,
de mettre en lumière l’« être-au-monde » dans sa temporalité de présence
à l’autre, d’être au plus proche de l’être. Si la philosophie et les sciences
ont depuis Descartes oublié l’être de l’homme, un grand art européen s’est
en revanche concurremment formé, qui n’est rien d’autre que l’exploration
renouvelée de cet être oublié. En effet, tous les grands thèmes existentiels
que Heidegger analyse dans Être et Temps, les jugeant délaissés par toute la
philosophie européenne antérieure, ont été dévoilés, montrés, éclairés par
quatre siècles de roman, de poésie, d’art européens. Nul mieux que le dis-

1. André Breton, L’Amour fou, 1937, Paris, Gallimard, Folio, p. 126-127

219
POÏETICA

ciple de Heidegger qu’est le Gadamer de Vérité et méthode n’a décrit cette


« réalité » du temps de présence « durable » de l’œuvre d’art.
Depuis l’énergie du désir, par le moyen de la Connaissance, jusqu’à
l’Être-Energie.
On aimerait voir développée l’hypothèse d’une matière transfigurée
par l’énergie, d’aucun dirait « la chair », d’une Energie incarnée dont l’ex-
pansion serait le monde (Big bang) et dont l’esprit humain, sa conscience,
serait comme le dernier aboutissement. Penser l’Être de l’homme serait
alors comme le retour aveuglant de l’esprit sur son fond de matière énergi-
sée [Isis – Osiris]. Comme l’œil perché sur l’un des milliers d’appendices
Méduse de l’anémone de l’énergie première l’homme individué qui se retourne sur
l’Être ne peut qu’être médusé, annihilé en tant qu’homme. Contre ce nihi-
lisme qui menace l’homme reste le biais du regard (le regard de biais), la
vision en miroir [SPECULUM SAPIENCIAE] qui permet au Persée-Eros
de l’esprit de sauver sa Psyché.

Si l’art a un sens c’est bien celui de ce retournement de la conscience


sur son sol désirant, retournement paradoxal puisque jamais véritablement
vécu en conscience, retournement furtif, médiatisé ou biaisé.

Mythe fondamental de la Poésie, Orphée ne peut se retourner, il doit


Orphée aller de l’avant et chanter ce qu’il désire sans le considérer ; toute parole
juste ne peut-être qu’une esquive profonde, un langage de biais, comme
l’anamorphose est un regard de biais : une anasémiose [ infra-mince ! ].
En rupture avec l’esthétique positiviste l’Estetica (Esthétique, 1902)
de Croce souligne le caractère non intellectuel de l’art, qui est unité intuitive
de la forme et du contenu, activité créatrice indépendante de l’intellect et
de la volonté, sans être pour autant autonome. Croce considère toute œuvre
poétique comme un langage nouveau, ce qui l’amène à insister sur le ca-
ractère individuel du langage, opposé au caractère social de la langue. De
même Valéry, dans sa « poiétique », nous rappelle que le refus de commu-
niquer est l’abécé des esthétiques fortes, que si l’artiste a choisi précisément
de ne pas devenir journaliste, écrivain ou philosophe, c’est qu’il n’avait pas
vocation à colporter des messages. Et pour Adorno encore « aucune œuvre
d’art ne doit être décrite ni expliquée sous les catégories de la communica-
tion ».
En effet, dès qu’il est proféré, fut-ce dans l’intimité la plus profonde
du sujet, le langage entre au service d’un pouvoir. En lui, immanquable-
ment, deux rubriques se dessinent : l’autorité de l’assertion, la grégarité de
la répétition. Dans le langage donc, servilité et pouvoir se confondent iné-
langage / pouvoir luctablement. Si l’on appelle liberté, non seulement la puissance de se sous-
traire au pouvoir, mais aussi et surtout celle de ne soumettre personne, il ne
peut en sortir qu’au prix de l’impossible : par la singularité mystique, telle
que la décrit Kierkegaard, lorsqu’il définit le sacrifice d’Abraham comme
un acte inouï, vide de toute parole, même intérieure, dressé contre la généra-
lité, la grégarité, la moralité du langage ; ou encore par l’amen nietzschéen.
Mais à nous qui ne sommes ni des chevaliers de la foi ni des surhommes, il
ne reste, si l’on peut dire, qu’à tricher avec la langue, qu’à tricher la langue.

220
D O X A - PA R A D O X A

Le langage est mensonge car dès qu’il touche la vision véritable, celle-ci
s’évanouit ; mais si l’on y renonce, une langue de vérité se met a parler.
Le problème, pour quelqu’un qui croit le langage excessif (empoisonné de
sociabilité, de sens fabriqué) et qui veut cependant parler (refusant l’ineffa-
ble), c’est de s’arrêter avant que ce trop de langage ne se forme. Ce langage
auxiliaire ne peut être triomphant ; c’est un langage furtif [il ne saurait
rendre compte de cela que d’une manière décevante, entre-coupée, privée langage furtif
de toute vraisemblance, d’harmonie, d’affabulation…]. Cette tricherie salu-
taire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d’entendre la langue
hors-pouvoir, dans la splendeur d’une révolution permanente du langage, je
l’appelle pour ma part : poïétique. C’est en effet à l’intérieur de la langue
que la langue doit être combattue. Les forces de liberté qui sont dans la
poésie ne dépendent pas de la personne civile, de l’engagement politique
du créateur, mais du travail de déplacement qu’il exerce sur la langue et sur
tout système de représentation.
L’acquisition de la capacité d’attribuer à autrui des états mentaux (« la
théorie de l’esprit »), nous l’avons vu, est la dernière étape du développe-
ment de la conscience chez l’enfant qui est alors capable de reconnaître
les fausses croyances. Les enfants utilisent ces dispositions simulatrices en
jouant à « faire semblant » et en mentant. Ces jeux cognitifs simulationistes
sont les premiers outils d’acquisition des connaissances stabilisées par le
langage. Ils ancrent dans le phénomène linguistique même cette structure
de simulation et de convention dynamisée par l’enjeu compétitif émotion-
nellement chargé. L’acte de dialogue est ainsi constitutivement marqué par
cet enjeu compétitif : « avoir raison ».
Tout partenaire d’une discussion rêve d’avoir le dernier mot. Parler
en dernier, « conclure », c’est donner un destin à tout ce qui s’est dit, as-
sener le sens ; dans l’espace de la parole, celui qui vient en dernier occupe
une place souveraine, tenue, selon un privilège réglé, par les professeurs,
les présidents, les juges, les confesseurs : tout combat de langage ( mâché
des anciens Sophistes, disputatio des Scolastiques ) vise à la possession de
cette place héroïque. Le héros est celui qui a la dernière réplique. Voit-on un
héros qui ne parlerait pas avant de mourir ? Renoncer à la dernière réplique
(refuser la scène) relève donc d’une morale anti-héroïque, d’une morale du
martyre sanctificateur : c’est Abraham qui, jusqu’au bout du sacrifice qui
lui est demandé, ne parle pas.
Chez l’homme, comme chez les animaux, les fonctions cérébrales
semblent être distribuées de façon asymétrique sur les hémisphères céré-
braux selon des dominances dont l’exemple le plus connu se rapporte au
langage. Chez plus de quatre-vingt quinze pour cent des gens, y compris les
gauchers, la fonction du langage dépend de structures situées dans l’hémis-
phère gauche. Un autre exemple de dominance, cette fois-ci se rapportant
à l’hémisphère droit, concerne la perception des informations sensorielles
provenant du corps ; de même la représentation de l’espace en dehors du
corps, ainsi que les processus émotionnels font l’objet d’une dominance
hémisphérique droite.
L’évolution génétique a conduit à une mise en mémoire stable dans
les gènes et, de ce fait, dans le cerveau, d’un patrimoine important de savoir

221
POÏETICA

inné, mais aussi de capacités à produire, à traiter, à communiquer et à mettre


à l’épreuve des savoirs nouveaux. Les grandes lignes de l’architecture du
cerveau se trouvent encadrées par cette « enveloppe » génétique qui inclut
les gènes de développement. Ainsi les nouveau-nés possèdent des « con-
naissances physiques » de base. Tout d’abord, ils distinguent les personnes
des objets inanimés et une action humaine du déplacement d’un objet ina-
nimé. S’ils regardent des objets solides tels qu’une pierre ou un jouet, ils
en reconnaissent la cohésion comme corps solides qui conservent à la fois
leur organisation et les contours lorsqu’ils sont en mouvement. Des enfants
de trois mois reconnaissent la permanence des objets et leur individuation.
Par ailleurs les enfants développent l’aptitude à attribuer des connaissances,
des émotions et des intentions à leurs congénères. Le nouveau-né présente
également des caractéristiques qui anticipent la communication verbale des
adultes. Il est capable de distinguer les différences phoniques qui, au départ,
sont universelles, mais deviennent très rapidement spécifiques à son envi-
ronnement linguistique particulier ; son « babillage canonique » se réduit
alors à un « babillage culture » restreint.
L’enfant dispose aussi d’un répertoire universel et inné de capacités
de reconnaissance (en particulier du visage), ainsi que de mimiques et de
communication gestes qui créent des modes de communication sociale, de communication
inférentielle inférentielle tels que peuvent désormais s’établir des « connexions » entre
un corpus de significations cérébrales mises en place par les jeux cognitifs
et le répertoire de structures sonores utilisées dans le groupe social au sein
duquel il se développe. La communication des affects crée un cadre essen-
tiel pour les échanges de connaissances sur ce mode inférentiel. La langue
maternelle qui se construit sur la base de cette communication inférentielle
des affects est liée structurellement aux émotions d’une manière beaucoup
affects plus importante qu’une langue apprise plus tard. Ainsi, chez tous les sujets,
écouter la langue maternelle active systématiquement le même ensem-
ble d’aires, incluant en particulier le lobe temporal gauche. En revanche,
l’écoute d’une seconde langue mobilise des structures très variables selon
les sujets, incluant aussi bien des aires temporales gauches et droites, que
des aires frontales parfois limitées uniquement à l’hémisphère droit.
La linguistique a mis en évidence deux principaux modes de fonc-
tionnement de tout langage correspondant à un usage référentiel et à un
usage émotionnel 1. Le langage esthétique ressort de ce deuxième usage qui
exploite non pas un simple rapport fiable au référent, déterminée par l’in-
telligence opératoire acquise par les enfants vers sept-huit ans – l’âge de
raison – avec la notion de réversibilité des actions2, mais le pouvoir d’évo-
quer des sentiments, des comportements, des intentions. Bien sur la supré-
matie de la fonction poétique sur la fonction référentielle n’oblitère pas la
fonction poétique référence (la dénotation), mais la rend ambiguë (connotation). Les états de
contemplation esthétique doivent leur plénitude et leur richesse à l’action
de la mémoire ; et la mémoire dont il s’agit en l’occurrence n’est pas limité

1. C.K. Ogden et I.A. Richards, The Meaning of Meaning, London 1923


2. Piaget, Psychologie et épistémologie, Paris, Denoël, 1970, p.48.

222
D O X A - PA R A D O X A

et spécialisée comme celle que requiert le rapport référentiel, c’est une


mémoire généralisée, qui agit plus librement, pour donner à la sensibilité
de l’ampleur. Cette situation détermine chez nous une ouverture à des sti-
mulis plus nombreux et hétérogènes, par la disparition des inhibitions qui
canalisent généralement nos réponses, favorisant de la sorte une meilleure
acquisition des connaissances.
N’est-ce pas la définition de la pataphysique de Jarry : « La pataphy-
sique est la science des solutions imaginaires, qui accorde symboliquement pataphysique
aux linéaments les propriétés des objets décrits par leurs virtualités. » ?
Si, durant la période pré-linguistique, l’amour est donc pour l’enfant
le grand moteur de l’acquisition des connaissances, il est doublé, avec
l’apprentissage du langage, par un nouveau principe d’expérimentation
par lutte avec son environnement. Ainsi le cerveau droit, spécialisé dans
la perception globale des images paraît également le plus « affectif » alors
que le gauche, qui détient les aires du langage calcule plus qu’il n’éprouve.
L’amour – la guerre ; la communion – l’information.
L’enfant étant plus près d’une communication non verbale originelle
on comprend que ce soit à lui – avant même l’artiste –, autant qu’au philoso- enfance
phe, que Bataille demande des éclaircissements sur ce que pourrait être une
« dialectique des formes ». Et la puissance de révélation, certes paradoxale,
qu’il attend d’une telle régression, souvent monstrueuse (qu’on pense à son
intérêt pour la tératologie dans « les écarts de la nature », Documents,1930,
n° 2) conditionne en grande partie sa critique de la connaissance. C’est
qu’en effet le dire fondamentalement trouve sa source dans la monstration. dire / montrer
Le latin dicere (dire), de par sa racine indo-européenne, deik ou dik : mon-
trer, faire voir, a aussi pour sens créer l’évidence. La sentence classique
Ut pictura poesis est en germe dans cette identification latine du dire et
du montrer. La même famille étymologique et sémantique réunit en latin
dicere et digitus, le doigt, indicium, le signe qui met sur la voie, et index,
doigt dressé qui montre. En latin, la voix qui parle est inséparable du geste
qui montre. On trouve chez Plutarque comme chez Philon, une distinction
( reprise et élaborée par les Pères ) entre le logos endiathetos ( la « parole
intérieure », reliée à la Parole divine ) et le logos prophorikos ( la « parole
proférée », image de l’autre projetée dans le mode sensible ).La distinction
des deux logos apparaît chez Philon dans le Quod deterius, et chez Plutarque
dans les Moralia, [777c]. C’était sur ce modèle que les théoriciens qualifiés
par Anthony Blunt de « tard-maniéristes » avaient conçu la distinction entre
disegno interno et disegno esterno. Chez Philon, qui interprète la Bible à la parole intérieure
lumière du Gorgias et du Phèdre, le discours et l’action d’Aaron s’opposent
à la parole de Moïse. A Moïse le privilège du logos endiathetos et de la parole proférée
réception directe, pré-verbale, proprement sublime, des messages divins ;
à Aaron, son assistant, la tâche du logos prophorikos qui traduira ces mes-
sages pour l’oreille de la foule. Aaron est donc du côté de l’art oratoire, de
la rhethorica humana, dont Moïse se méfie mais dont il ne peut se passer.
Philon, comme après lui Saint-Augustin, partage sa répugnance. L’art ora-
toire, et son éloquence humaine, comporte toujours un risque, dirons-nous,
de dégradation de l’énergie du sens en chaleur, en d’autres termes en « va-
nité des paroles » et en sophistique. La « régression » Bataillienne concerne

223
POÏETICA

moins une négation du langage, voire du concept, qu’une capacité à les


rhétorique affoler, à les faire proliférer comme un mal, comme un symptôme, dans leur
métamorphique propre capacité à convoquer des images, processus similaire à la régression
freudienne et à la question de la figurabilité décrite dans le chapitre VII de
L’interprétation des rêves.
C’est l’intérêt premier que Barthes trouve aux peintures d’Arcim-
boldo, que de provoquer cet affolement des sens par le biais d’une véritable
rhétorique des métamorphoses :
« La rhétorique et ses figures : ce fut la façon dont l’occident médita
sur le langage, pendant plus de deux mille ans ; il ne cessa d’admirer qu’il
pût y avoir dans la langue des transferts de sens ( des métaboles ) et que
ces métaboles pussent être codées au point de pouvoir être classées et nom-
mées. A sa manière, Arcimboldo est lui aussi un rhétoricien : par ses têtes,
il jette dans le discours de l’image tout un paquet de figure rhétoriques. La
toile devient un vrai laboratoire de tropes.
Un coquillage vaut pour une oreille, c’est une Métaphore. Un amas
de poisson vaut pour l’Eau – dans laquelle ils habitent – , c’est une Métony-
mie. Le Feu devient une tête flamboyante, c’est une Allégorie. Enumérer les
fruits pour faire entendre l’Eté, c’est une Allusion. Répéter le poisson pour
en faire ici un nez et là une bouche, c’est une Antanaclase ( je répète un mot
en le faisant changer de sens ). Evoquer un nom par un autre qui a même
sonorité, c’est une Annomination. ; évoquer une chose par une autre, qui a
même forme ( un nez par la croupe d’un lapin ), c’est faire un annomination
d’images, etc. »1
Un langage efficace est un don de la nuit. Il nous appelle à contempler,
autant qu’il nous invite à comprendre. Car il existe bien deux états d’une
même parole : la parole qui est en acte sans avoir été en puissance ; la parole
qui est d’abord en puissance et n’opère que de notre fait. Les artistes com-
posent avec plus ou moins de bonheur ces deux états du langage. Dans le
premier cas le verbe être et ses innombrables synonymes ont la signification
équivoque univoque ; dans le second cas, les même paroles retombent à la signification
analogique, ou équivoque. C’est en cet espace ignorant, en ce point aveugle,
macula macula de la raison, que la littérature, l’art, atteignent justement leur objet,
ils ne sont plus récit ni discours, mais « poïétique », non plus construction
mais croissance. Ils n’apprennent rien, ne désignent rien, ne dénotent rien.
Ils sont comme les êtres et les choses, évidentes et insondables, praesentia
qui nous saisit au corps et au cœur : « Le poète, nous dit Malraux, à partir
du moment où il met dans le mille, et où l’auditeur ou le lecteur commence
à avoir les poils du bras qui se redressent… il sait très bien qu’une certaine
communion s’est établie. Et ce que je cherche c’est cette communion ».
La syntaxe est un des lieux ou artistes et poètes ont cherché à retrou-
ver cette communication archaïque plus riche en pouvoir d’émotion, une
syntaxe / sémantique communication inférentielle marquant les indices de chaque acteur com-
muniquant et leur rapport affectif, proprement une communion. Elle mobi-

1. R. Barthes, Arcimboldo, 1978, Milan, Ricci, dans Œuvres Complètes, Paris, Seuil,
2002, p. 498-499.

224
D O X A - PA R A D O X A

lise effectivement des organisations neurales sensiblement différenciées de


celles de la sémantique. C’est ce qu’a mis en évidence la compréhension
des mécanismes de l’aphasie. En effet les lésions cérébrales qui provo-
quent l’aphasie n’altèrent pas simplement l’usage des mots. Elles affectent
également la capacité des patients à comprendre et à produire des phrases. aphasie
Les patients atteints d’aphasie de Wernicke produisent des verbalisations
abondantes, mais dépourvues de syntaxe. On distingue également, parmi
les patients aphasiques, ceux qui ne parviennent plus à ranger les mots dans
l’ordre correct de la phrase et ceux qui produisent des mots sans terminai-
son ou avec des terminaisons anormales. La conclusion est claire : il existe
bien des voies neurales impliquées de manière sélective dans le traitement
syntaxique. Des études détaillées d’imagerie illustrent sans ambiguïté cette
dissociation entre syntaxe et sémantique des phrases1 : les images cérébra-
les de l’auditeur français d’une histoire en tamil montrent une activation
des aires auditives ; dans le cas d’une liste de mots français, la distribution
des activations est plus étendue, elle inclut cette fois la circonvolution fron-
tale inférieure, mais exclusivement à gauche ; enfin, l’histoire en français
donne une image spectaculaire, le cerveau du sujet qui cette fois comprend
l’histoire mobilise le plus grand nombre d’aires cérébrales, en particulier
la région préfrontale gauche. Cette contribution de certains territoires du
cortex préfrontal au traitement des phrases et du discours renforce l’idée
selon laquelle les neurones de l’espace de travail conscient jouent un rôle
majeur dans une forme particulièrement élaborée de communication en-
tre êtres humains, celle de la proposition et du discours, à l’inverse d’une
communication automatique plus archaïque puisque ne mobilisant pas ce
cortex préfrontal dont le développement anatomique représente une étape
génétique essentielle dans l’évolution des capacités cognitives des ancêtres
de l’homme à Homo sapiens et en particulier de son espace de travail cons-
cient.
À l’intérieur du système syntaxique l’embrayeur (shifter) est, selon
Roman. Jakobson, un genre de signe linguistique participant du symbole,
même s’il partage les traits d’autre chose : il marque les points perceptibles embrayeur
de la présence du locuteur et signe par là l’implication affective du discours
et donc sa dimension de communication inférentielle. Ainsi les pronoms
(personnels, comme « je  », « tu  » ; indéfinis comme «  cette  ») font partie du
code symbolique du langage dans la mesure où ils sont arbitraires. Reste
que, dans la mesure où leur signification dépend de la présence existentielle
d’un locuteur donné, les embrayeurs se présentent comme appartenant à
une catégorie différente de signes : les index. À la différence des symboles, index
les index établissent leur sens sur l’axe d’une relation physique à leur réfé-
rent. Ils sont un procès d’énonciation définissant la distance imposée par le
sujet parlant entre son énoncé et lui-même, les marques ou les traces d’une
cause particulière et cette cause est la chose à laquelle ils réfèrent, l’objet
qu’ils signifient. Dans le domaine des signes visuels, des images, nous pou-

1. Jean-Pierre Changeux, L’Homme de vérité, Paris, Odile Jacob, 2002.

225
POÏETICA

vons placer dans cette catégorie de l’index les traces physiques, comme
les empreintes de pas, les symptômes médicaux, les ombres portées…
Prototype de la peinture chrétienne, la véronique, vera icona, est un index,
vera icona la trace « réelle » de la présence de Jésus, comme chaque icône se veut le
lieu de la présence réelle du saint. Cette valeur indicielle sourd dans toute
la peinture occidentale et jusque dans l’image photographique telle que l’a
analysé Barthes :
« Ce qui spécifie ce […] message, c’est en effet que le rapport du
signifié et du signifiant est quasi tautologique ; sans doute la photographie
implique un certain aménagement de la scène (cadrage, réduction, aplatis-
photographie sement), mais ce passage n’est pas une transformation (comme peut l’être
un codage) ; il y a ici perte de l’équivalence (propre aux vrais systèmes de
signes) et position d’une quasi-identité. Autrement dit, le signe de ce mes-
sage n’est plus puisé dans une réserve institutionnelle, il n’est pas codé, et
l’on a à faire à ce paradoxe […] d’un message sans code. »1
Un poète plaisant sera celui qui stimule telle ou telle aire paresseuse
ou engourdi, afin de bien dynamiser l’ensemble, une gymnastique des aires
en somme, et spirituelle ! Et quel artiste tentera une théorie de l’œuvre qui
soit elle-même comme une hypertrophie proliférante de l’indexation ?
Encore faudrait-il d’abord qu’il renonce à tout pouvoir sur la lettre (mort
littéraire) pour re-vivre dans l’esprit. Et trousser la muse de l’Impuissance
pour tenter « autre chose, avec une patience d’alchimiste, prêt à y sacrifier
art autre toute vanité et toute satisfaction, comme on brûlait jadis son mobilier et les
poutres de son toit, pour alimenter le fourneau du Grand Œuvre »2.
La poésie, l’art, la religion même ont expérimenté, dans cette ten-
tative de subvertir le langage, des techniques de modification des états de
drogue conscience aux effets proches de ceux de la drogue, quand elle n’était pas
directement utilisée. C’est que le défi de la drogue s’adresse au langage tout
entier si ce dernier se rend capable d’affronter logiquement une ouverture
et une complexité vertigineuse, une contestation radicale de l’espace et du
temps. Maîtriser l’effondrement, le délire, la perte d’orientation, l’altération
d’identité, l’hallucination, demande un calcul constant. Par la drogue « La
pensée ne s’agence pas en parole »3 .
Dans sa perspective de libération du langage le surréalisme se perçoit
lui-même comme un stupéfiant dont l’effet primordial est le surgissement
de l’image :
« Le surréalisme ne permet pas à ceux qui s’y adonnent de le délais-
ser quand il leur plaît. Tout porte à croire qu’il agit sur l’esprit à la manière
des stupéfiants ; comme eux il crée un certain état de besoin et peut pousser
surréalisme l’homme à de terribles révoltes. C’est encore, si l’on veut, un bien artificiel
paradis et le goût qu’on en a relève de la critique de Baudelaire au même

1. R. Barthes, « Rhétorique de l’image » communication, n°4, 1964, p.42, repris in L’ob-


vie et l’obtue, Paris, Le Seuil, 1982, p.28.
2. Mallarmé, Lettre autobiographique à Verlaine, 1885, dans Igitur Divagations Un coup
de dés, Paris, Gallimard, 2003, p.392.
3. W. Benjamin, Ecrits français, Hachich à Marseille (1935), Paris, Gallimard, 1991, p.
105.

226
D O X A - PA R A D O X A

titre que les autres. Aussi l’analyse des effets mystérieux et des jouissances
particulières qu’il peut engendrer – par bien des côtés le surréalisme se
présente comme un vice nouveau, qui ne semble pas devoir être l’apanage
de quelques hommes ; il a comme le haschisch de quoi satisfaire tous les
délicats – une telle analyse ne peut manquer de trouver place dans cette
étude. »1
Breton précise cette analogie de mécanisme entre l’image surréaliste
et la drogue :
« Il en va des images surréalistes comme de ces images de l’opium
que l’homme n’évoque plus, mais qui “ s’offrent à lui, spontanément, des-
potiquement. Il ne peut pas les congédier ; car la volonté n’a plus de force
et ne gouverne plus les facultés ” [ Baudelaire]. Reste à savoir si l’on a image
jamais “ évoqué ” les images ! Si l’on s’en tient, comme je le fais, à la dé-
finition de Reverdy, il ne semble pas possible de rapprocher volontairement
ce qu’il appelle “ deux réalités distantes ”. Le rapprochement se fait ou ne
se fait pas, voilà tout. »2
Aragon en fait de même dans son « discours de l’imagination » :
« Aujourd’hui je vous apporte un stupéfiant venu des limites de la
conscience, des frontières de l’abîme. Qu’avez-vous cherché jusqu’ici dans
les drogues sinon un sentiment de puissance, une mégalomanie menteuse et
le libre exercice de vos facultés dans le vide ? Le produit que j’ai l’honneur
de vous présenter procure tout cela, procure aussi d’immenses avantages
inespérés, dépasse vos désirs, les suscite, vous fait accéder à des désirs
nouveaux, insensés ; n’en doutez pas, ce sont les ennemis de l’ordre qui
mettent en circulation ce philtre d’absolu. […] … voici la machine à cha-
virer l’esprit. J’annonce au monde ce fait divers de première grandeur : un
nouveau vice vient de naître, un vertige de plus est donné à l’homme : le
Surréalisme, fils de la frénésie et de l’ombre. […]
 Le vice appelé Surréalisme est l’emploi déréglé et passionnel du
stupéfiant image, ou plutôt de la provocation sans contrôle de l’image pour
elle-même et pour ce qu’elle entraîne dans le domaine de la représentation
de perturbations imprévisibles et de métamorphoses : car chaque image a
chaque coup vous force à réviser tout l’Univers. »3
L’image, qui fut notre premier moyen de transmission – le glyphe a
des dizaines de milliers d’années d’avances sur le graphe – est aujourd’hui
un phénomène central de la neurobiologie. Un organisme possède un fonc-
tionnement mental à partir du moment où il élabore des représentations
neurales, consistant en la modification biologique de circuits neuroniques
par les processus de l’apprentissage, représentations qui donnent lieu à des
images, lesquelles peuvent subir un traitement dans le cadre d’un processus
appelé pensée, et finalement influencer le comportement.
Les stimuli du monde extérieurs suscitent, via les organes sensoriels,

1. Breton, Manifeste du surréalisme, 1924, dans Manifestes du surréalisme, Gallimard,


« folio essais », p.47-48.
2. ibidem, p.48.
3. L. Aragon, Le Paysan de Paris, 1926, Gallimard, « folio » pp. 81-82..

227
POÏETICA

des messages transmis aux divers cortex sensoriels fondamentaux et les re-
présentations topographiquement organisées qu’ils déterminent entraînent
la formation d’images qui, corrélées aux représentations neurales consti-
tuant la base du moi, entrent dans le champ de la conscience.
Bien sûr, personne ne peut nier que la pensée fait appel à des mots et
des symboles arbitraires. Mais on oublie souvent que les mots tout comme
représentations les symboles arbitraires reposent sur des représentations topographique-
neurales ment organisées, et peuvent devenir des images. La plupart des mots que
topographiques nous utilisons dans notre for intérieur, avant de parler ou d’écrire une phra-
se, revêtent la forme d’images visuelles ou auditives dans notre conscience.
S’ils ne prenaient pas cette forme d’images, même transitoirement, nous ne
pourrions savoir ce qu’ils représentent. Cette importance des images n’a été
reconnue que récemment, dans le cadre de la révolution de la psychologie
cognitive qui a suivi la période du behaviorisme et l’accent qu’il mettait sur
le couple stimulus-réponse. Nous le devons en grande partie aux travaux de
Roger Shepard et Stephen Kosslyn1.
Pourtant, depuis les temps les plus reculés l’image était considérée
comme un véhicule fondamental pour l’acquisition des connaissances. La
théorie d’Aristote sur la mémoire et sur le souvenir (De memoria et remi-
Aristote niscentia) est fondée sur la théorie de la connaissance exposée dans le De
anima. Les perceptions données par les cinq sens sont, d’abord, traitées
ou travaillées par la faculté de l’imagination, et ce sont les images ainsi
formées qui deviennent le matériau de la faculté intellectuelle : « l’âme ne
pense jamais sans une image mentale »2 . L’imagination est l’intermédiaire
entre la perception et la pensée.
« Parce que nous sommes sensibles, trouve-t-on dans une pièce ano-
Église nyme qui termine la collection des Actes du IIe concile de Nicée, nous ne
pouvons tendre aux choses intelligibles qu’au moyen de symboles sensibles,
soit par la contemplation de l’Ecriture, soit par la représentation de l’ima-
ge »3 Ce besoin des images, saint Jean Damascène le proclame énergique-
ment à l’orgueilleux qui prétend s’en passer : « Toi peut-être, tu es haut et
immatériel, et, t’élevant au-dessus du corps et devenu sans chair, tu mépri-
ses tout ce qui se voit ; mais moi, je suis homme, entouré d’un corps ; et je
désire, même avec mon corps, rencontrer et contempler les choses saintes. »
[ De imaginibus] Nous retrouvons ce présupposé aristotélicien fondamental
explicitement développé par saint Thomas dans ses commentaires au De
saint Thomas memoria et reminiscentia qui veut que les productions imaginatives, les
phantasmata, constituent la matière même, la base de toute connaissance,
y compris de la connaissance intellectuelle : « L’homme ne peut rien com-
prendre sans images » (nihil potest homo intelligere sine phantasmate). Or
la mémoire est cette faculté qui, bien qu’appartenant à la même partie de

1. voir R. N. Shepard et L. A. Cooper, Mental Images and Their Transformations, Cam-


bridge, MA, Harvard University Press, 1982. S. M. Kosslyn, Image and Mind, Cam-
bridge, MA, Harvard University Press, 1980.
2. Aristote, De anima, 432 a, 17.
3. Mansi, t. XIII, col.482., dans D.T.C., « images(culte des) », p.802.

228
D O X A - PA R A D O X A

l’âme que l’imagination, sait transiter aussi vers sa partie intellectuelle.


Pour la scolastique, et pour la tradition sur la mémoire qui en est
dérivée, la théorie mnémonique antique et la théorie aristotélicienne de
la connaissance se rejoignaient par l’importance qu’elles donnaient toutes
deux à l’imagination. Elle intégrait également, dans sa dimension mystique
– celle notamment de saint Bonaventure et de l’ordre franciscain – , la pen-
sée dionysienne, dont l’influence fut considérable au Moyen-Âge comme
à la Renaissance, et qui avait tout lieu de susciter l’attention de quiconque
s’interrogeait sur le statut des figures et le champ pictural du symbolisme
religieux. Ainsi La Hiérarchie céleste s’ouvre-t-elle sur une véritable théo- Denys l’aréopagite
rie de la figure. Il existe, dit l’Aréopagite, deux sortes d’images (eikones) :
les unes sont « façonnées à la ressemblance de leur objet », et les autres, au
contraires, « poussent la fiction (plattomenos, mot qui renvoie à l’idée de
la plastique) jusqu’au comble de l’invraisemblable et de l’absurde ». Ces
dernières images sont qualifiées de dissemblables. Or c’est bien cette image
dissemblable, que l’on doit préférer, selon Denys : « Les images déraison-
nables élèvent mieux notre esprit que celle qu’on forge à la ressemblance
de leur objet »1 . « Il est possible de forger, pour désigner les êtres célestes,
des figures […], à condition, comme on l’a dit, de prendre les similitudes
sur le modes de la dissemblance et de ne point les définir univoquement. »2
Tous les grands théologiens occidentaux se sont confrontés à cette
pensée qui développe une théorie dialectique du double symbolisme, res-
semblant et dissemblable : le premier est mieux adapté à l’éducation des
simples ou des commençants, alors que le second, par son refus implicite
des formes, oriente plus directement dans le sens de la théologie négative
et s’avère « plus anagogique » dans la mesure ou sa démarche ascendante
progresse dans le sens de la contraction, de la raréfaction et, au terme, de la
suppression du langage, ce qui doit permettre à l’intelligence l’union la plus
étroite avec l’« Ineffable ».
L’histoire de l’art, phénomène « moderne » par excellence – puisque
née au XV e siècle – est souvent analysée comme une rupture radicale avec
les très vieilles problématiques du visuel et du figurable en ce qu’elle aurait visuel / figurable
donné de nouvelles fins aux images de l’art, des fins qui plaçaient le visuel
sous la domination du visible (et de l’imitation), le figurable sous la domi-
nation du lisible (et de l’iconologie). Arthur Danto se demande même si
l’art – au sens d’une production qui ne se confond plus avec des rites magi-
ques ou religieux – n’est pas lié, dès sa naissance historique, à l’émergence discours
du concept philosophique de raison, à la capacité de distinguer entre l’être
et la représentation. Et il regrette que depuis les critiques de la modernité
inspirées par Nietzsche, Heidegger et Freud, en partie aussi par Benjamin
et Adorno, la perte radicale par l’art du caractère magique – et donc la ra-
tionalité de l’art – ait sans cesse été contestée par ce type de discours qui
prennent pour cible la Raison et la cohérence discursive, afin d’accorder
à l’art en général, et plus particulièrement à l’image, le rôle central de

1. Denys l’Aréopagite, La Hiérarchie céleste, Cerf, Paris, 1958, II, 3, p.9


2. ibidem, II, 4, p.83.

229
POÏETICA

corriger la connaissance discursive. Mais l’art comme activité rationnelle


n’est-elle pas en grande partie une reconstruction idéologique du XIXe siè-
histoire de l’art cle positiviste et notamment de la discipline universitaire nationaliste qu’a
été la toute neuve « histoire de l’art » ? Dans les Vorlesungen über Ästhetik,
publiées en 1835-1838, Hegel prêtait à chaque époque un même « esprit »,
défini par sa place dans l’évolution universelle, entraînant le primat d’une
certaine forme d’art et se réfléchissant dans le style. L’art ne peut être fina-
lement appréhendé que comme le total de sa propre évolution, à travers une
série de phases où ont paru, en tant qu’incarnations successives de l’idée,
l’architectonique, le plastique ou le pictural, chaque stade « dépassant » et
se subordonnant les autres.
Qu’ils soient de tendance formaliste ou iconologiste, les historiens
d’art ne se sont jamais départis de ce postulat dialectique qui ne voit l’es-
sence de l’art que dans son devenir historique. Et cette tradition de l’histoire
de l’art rationaliste n’a surtout été remise en question que par des discipli-
nes extérieures et concurrentes : philosophie, phénoménologie, sociologie,
ethnologie, herméneutique, structuralisme, psychanalyse, etc. La lecture de
iconologisme l’image par l’histoire de l’art s’est ainsi avant tout inscrite dans une pers-
pective iconologique. Mais si le De Pictura d’Alberti [1436], ce « locus
classicus » de la Renaissance, donne clairement à l’historia la place cen-
trale de but de la peinture la position de celui que l’orthodoxie de l’histoire
de l’art présente comme LE fondateur de la théorie moderne de l’art était
moins précise dans son De re aedificatoria, ou l’aristotélisme cédait nette-
ment la place au néo-platonisme florentin. En effet, à trente ans de distance,
Alberti déplaçait l’accent de l’art sur la beauté, de l’activité ordonnatrice
sur la joie de la contemplation : « il existe en outre un je ne sais quoi issu
de la conjonction et de la réunion de ces éléments par lequel la face de la
beauté resplendit merveilleusement, c’est ce que nous appellerons harmo-
nie, “concinnitas” » [De re aedificatoria]. Il n’y a donc aucun doute : pour
Alberti, la beauté n’est pas le produit mécanique d’une heureuse adaptation
des parties, l’accord intime qui fait l’harmonie n’est achevée que par un
rayonnement ou, comme il le dira encore, par une certaine grâce, leggia-
dria, qui est comme la part du divin.
Et si le positivisme iconologique des images est une réalité indéniable
(la Bible des illettrés) le ressort de leur fonctionnement n’a jamais été cette
simple transmission d’information mais bien la mise en œuvre technique
d’une expérience spécifique de pensée.
Après avoir usé d’autres formules, Ficin, au moins aussi important
Ficin qu’Alberti dans la construction idéologique renaissante de l’Art bien qu’il
soit significativement ignoré par la « bible » de l’histoire de l’art positiviste,
hiéroglyphe La littérature artistique de Julius von Schlosser1, a fini par emprunter à
Plotin le nom et l’idée du « hiéroglyphe », pour désigner l’image ou le si-
gne qui, au-delà de l’allégorie, maintient l’esprit dans une tension utile à la
contemplation proche de l’extase : le talisman de l’oculus mentis. Pour lui,
les hiéroglyphes sont très exactement « des idées platoniciennes rendues

1. Julius von Schlosser, La littérature artistique, Vienne, 1924

230
D O X A - PA R A D O X A

visibles », par un accord extraordinaire entre une certaine forme sensible et


la notion absolue.
Ficin est, des hommes de son temps, celui qui mène au plus haut de-
gré la réflexion sur le pouvoir des images. Il accorde une grande à ce que
nous nommerions la psychosomatisation et n’hésite pas à écrire que pour
garder la santé, il convient de « continuellement regarder, écouter, respirer
et avoir à l’esprit les choses qui charment et écarter de soi celles qui sont
contraires ». Suivant les préceptes de la magie naturelle qui, au XV e siècle,
est la très licite explication « rationnelle » du monde basée sur l’astrologie
(par opposition à la magie démonique, seule condamnée), il va jusqu’à attri-
buer au répertoire entier des figures mythologiques une valeur opératoire ;
les dieux de la fables, divinités planétaires, participent d’une médecine des
talismans dont Ficin a fait lui-même la théorie, dans le De Vita.
A mi-chemin entre le verbe et l’image, le langage et les arts figuratifs,
les hiéroglyphes traduisent ce mythe structurant de la pensée symbolique de
la Renaissance qu’est la vision d’un langage naturel qui, faisant corps avec
les choses et le monde, en révèle les secrets et les principes ordonnateurs,
un langage Adamique conforme à une connaissance divine.
Le langage de l’imaginaire ne serait rien d’autre que l’utopie du lan-
gage ; langage tout à fait originel, paradisiaque, langage d’Adam, langage
« naturel , exempt de déformation ou d’illusion, miroir limpide de nos sens,
langage sensuel (die sensualische Sprache ) » : « Dans le langage sensuel,
tous les esprits convergent entre eux, ils n’ont besoin d’aucun autre lan-
gage, car c’est la langage de la nature » [ Jacob Boehme].
Le statut philosophique (psychologique et métaphysique) de l’imagi-
nation est à la Renaissance essentiellement déterminé par trois influences imagination
ou tradition : celles d’Aristote et de son De Anima, celle d’Avicenne et celle
de divers auteurs néo-platoniciens, Plotin en tête. S’il fait de l’imagination
une activité de l’esprit simultanément liée aux sens et à la raison, une fa-
culté de connaissance intermédiaire, Aristote ne tend à lui accorder qu’une
fonction passive de reproduction de ce qui est perçu par les sens et fixé dans
la mémoire. En revanche, la philosophie néo-platonicienne de l’Antiquité néo-platonisme
tardive en donne une vision beaucoup plus active et dynamique, celle d’une
véritable force créatrice dont les effets ne sont pas jugés purement illusoi-
res. Tout en réfutant certains aspects du néo-platonisme et notamment le
rôle qu’il accorde à la magie théurgique, le célèbre philosophe et médecin
arabe Avicenne en emprunte et développe, au sein du Liber de anima seu
sextus de naturalibus, l’idée d’une imagination dotée d’une réelle puis-
sance. A travers l’imagination, l’âme humaine manifeste un grand pouvoir
sur la matière : sur son propre corps et sur le corps ou l’âme d’autrui qui
peut, selon les cas, guérir ou tomber malade, mais aussi sur les éléments et
la matière inerte. Au chapitre 4 du livre XIII de la Théologie platonicienne
relatif au pouvoir de l’âme et plus précisément à l’accomplissement des mi-
racles, Ficin écrit : « Chez les platoniciens et les disciples d’Avicenne, toute
âme raisonnable est par son essence et sa puissance supérieure à toute la
matière de l’univers. Elle peut la mouvoir et l’informer toute entière […]. »
A travers ses traductions et ses commentaires de Plotin et de Synesius (De
insomniis), le philosophe florentin souligne les capacités intellectuelles de

231
POÏETICA

l’imagination dans sa position médiatrice entre sensibilité et raison. Dans


son essai consacré à l’imagination Montaigne se fait l’écho de cette inter-
prétation largement répandue à la Renaissance, introduisant son texte par
l’exergue : « Fortis imaginatio generat casum »1.
Ce statut éminent de l’imagination, avec sa position intermédiaire
entre les opérations sensibles et rationnelles et sa puissance sur l’âme et la
matière, sera remis en cause tout au long du XVIIe siècle : Bacon ne l’in-
tègre au processus de connaissance que si elle est libérée de ses errements
et détachée de la sensibilité, Descartes la sépare de la raison, Mersenne nie
la puissance qu’on lui reconnaît depuis Avicenne, et Pascal lui refuse tout
rapport à la vérité.
Cependant la tradition de l’image comme véhicule privilégiée de la
connaissance restera vivace, notamment grâce aux nouveaux ordre reli-
gieux de la contre-réforme.
Le gigantesque système métaphorique dont Marino fait la Synthèse
dans ses Dicerie sacre (1614 ) , puis dans l’Adone ( 1623 ) est une version
profane, unique d’ailleurs en son genre, des somptueuses prediche publiées
en recueils par les plus célèbres orateurs sacrés post-tridentins, tels Fran-
cesco Panigarola et Giulio Mazzarini. Ainsi s’esquisse un univers de la
parole, émané du verbe créateur, diffracté dès la « Première Semaine » de
la création selon les cinq sens, et imité par les divers arts mais qui renvoient
en dernière analyse, sous les apparences de leurs divers modes signifiants,
à l’unité irradiante d’un signifié divin, accessible par ailleurs par la prière,
l’oraison mentale, la méditation. Cet univers de paroles émané de Dieu est
méditation aussi un univers d’images, où l’Un se reflète dans ses espèces visibles in-
finiment multiples. D’où la réversibilité du verbe et de l’image, qui trouve
son suprême résumé dans le Saint Suaire de Turin.
La première Diceria sacra est un document capital, d’autant plus
important pour l’histoire du goût au XVIIe siècle que l’œuvre eut un succès
exceptionnel, qui dura très tard dans le siècle. Ici la poétique de l’Idea est
comme canonisée par son application au Saint Suaire de Turin qui devient
Marino ( variation sur les thèmes médiévaux du voile de Véronique et du portrait
de la vierge par saint Luc ) le modèle divin de toute peinture, et sa suprême
théopoétique justification. Cette théopoétique de l’icône, même si l’éclat « baroque » de
sa formulation par Marino est une réussite unique, avait de profondes corré-
lations avec l’éloquence sacrée contemporaine.
L’imagination occupe également une place centrale dans la tradi-
tion théosophique judéo-chrétienne dont le positivisme du XIXe siècle a
longtemps empêché toute analyse historique ou philosophique sérieuse
en la cataloguant sous l’appellation d’ésotérisme. Ces courants de pensée,
particulièrement vivaces à la Renaissance, en Italie comme en Allemagne
(Bruno, Paracelse, Böhme…) marient l’héritage néo-platonicien à celui de
la mystique allemande chrétienne, dans les vastes perspectives des mysti-
cismes naturalistes de ce XVIe siècle.
La pensée positiviste et universitaire du XIXe siècle a canonisé la fi-

1. Montaigne, Essais, I, XXI : « une forte imagination produit l’événement »

232
D O X A - PA R A D O X A

gure de Descartes comme la quintessence du génie français mais l’état réel


de la pensée dans la France du XVIIe est bien loin de cette belle homogé-
néité et il y a du refoulement possible dans le semi oubli dans lequel le ra-
tionalisme a plongé la pensée empiriste du temps. Il est vrai que la doctrine
de Gassendi, ce prête, docteur en théologie et professeur au collège royal
fut longtemps la rivale (préférée par les Jésuites) du cartésianisme comme
solution à substituer à la scolastique. Aussi ne voit-on pas un tel personnage
dans les portraits pompiers des voûtes de la Sorbonne, ni dans les manuels
scolaires.
A l’inverse du système cartésien qui réduit le sujet au seul moi, ex-
cluant de son essence les facultés d’imaginer et de sentir, l’imagination
joue un rôle appréciable chez Gassendi qui a défendu, on l’a dit, en face de
Descartes, les positions de l’empirisme, un courant de pensée se réclamant empirisme
du philosophe sceptique grec Sextus Empiricus [2e moitié IIe - déb. IIIe s.]
et que l’on a pu à juste titre qualifier de phénoménaliste et de pragmatiste
avant la lettre. Dans ses Exercitationes paradoxicae adversus Aristoteleos 1 Gassendi
il lance une attaque contre Aristote, puis en général contre tous ceux qui,
avec Descartes, prétendent avoir découvert un savoir nécessaire et indubi-
table de la nature réelle des choses. Pour lui, tout le savoir provient de l’ex-
périence sensible et il est impossible de parvenir à des principes premiers
entièrement vrais ni à des définitions véritablement essentielles. Alors que
l’entendement est capable de former des notions objectives en procédant,
par abstraction, à l’extraction et à l’isolement des ressemblances, l’activité
imaginative s’en distingue dans la mesure où son domaine est le singulier.
Et chez Gassendi c’est au niveau de l’imagination ou « phantaisie » qu’on
peut chercher la spécificité de l’esprit. L’imagination est son activité essen-
tielle. Les synthèses élémentaires qu’elle assure permettent à la fois de pen-
ser le monde comme unité des réalités singulières sous l’aspect desquelles
il est vécu, et de garder l’unité intérieure du Sujet.
La promotion de l’imagination, que représente l’empirisme, s’est
surtout réalisées dans la philosophie anglaise de Hobbes, lecteur attentif de
Gassendi. Son option empiriste s’exprime vigoureusement dès l’ouverture
de son Léviathan [1651] par cette proposition concernant les idées: Hobbes
« The Originall of them all is that which we call Sense (for there is
no conception in a mans mind, which hath not at first, totally or by parts,
been begotten upon the organs of Sense). The rest are derived from that
Originall »2.
Les sensations immédiates restent dans l’esprit sous une forme affai-
blie (decaying sense) et constituent l’imagination, dont l’activité compose
et invente à partir de ces restes sensitifs (Remembrance). La pensée de Hob-
bes était particulièrement apte à jouer un rôle déterminant dans la genèse de
l’esthétique moderne, dans la mesure où sa conception de l’imagination ne
se limite pas à ancrer, dans un contexte empiriste matérialiste, son fonction-

1. Gassendi, Dissertations en forme de paradoxes contre les aristotéliciens, 1624, trad.


B. Rochot, Paris, 1959
2. Hobbes, Leviathan, A. R. Waller, Cambridge University Press, 1904, p. 1.

233
POÏETICA

nement dans des opérations physiologiques, mais à lui faire jouer un rôle
dans l’activité mentale même, à la fois en tant qu’intermédiaire des sens à
l’entendement et en tant qu’elle a à voir avec les signes, auxquels est confié
un rôle également déterminant ; ce qui contribue à situer l’activité artistique
en continuité avec l’activité rationnelle et crée des conditions favorables à
la pensée d’une raison poétique.
Dans la ligne de Hobbes et de Locke se place l’empirisme sensua-
liste, tel qu’il est représenté par Condillac dont l’Essai sur l’origine des
connaissances humaines qui paraît en 1746. La génération des opérations
constitutives de l’entendement commence par la perception, dans laquelle
Condillac Condillac prend soin de distinguer l’impression même faite sur le sens et
la perception proprement dite, c’est-à-dire l’aperception par l’âme de cette
impression. Une perception particulièrement forte suscite le phénomène
psychologique de l’attention, lequel met en œuvre entre cette perception
et son objet une liaison spécifique qui constitue l’imagination animale. De
cette force de liaison des choses aux idées et des idées entre elles procède
une forme élémentaire d’imagination propre à l’homme, d’où provient la
mémoire, dans la mesure où « un homme commence à attacher des idées
à des signes qu’il a lui-même choisis », et cela rend possible la réflexion
« qui distingue, compare, compose, décompose et analyse », « de là se for-
ment par une suite naturelle, le jugement, le raisonnement, la conception
et résulte l’entendement »1. La possibilité de suppléance de l’imagination
rudimentaire, qui effrite la nécessité de la présence des choses, fraye ainsi
la voie au signe arbitraire, moment décisif pour la constitution de l’enten-
dement. Le rôle de l’imagination est déterminant, elle apparaît ici sous sa
forme créatrice, en tant qu’elle produit la faculté d’analogie, le symbolique
sémio-linguistique. Aboutissement d’un procès évolutif qui a intéressé le
psychisme tout entier, la raison se situe, selon Condillac entre l’instinct, qui
« n’est qu’une imagination dont l’exercice n’est point à nos ordres » et la
folie qui « admet au contraire l’exercice de toutes les opérations, mais c’est
une imagination déréglée qui les dirige ». Entre ces deux limites se situe la
raison qui « résulte de toutes les opérations de l’âme bien conduite » ; zone
intermédiaire, pour ainsi dire, entre deux états de l’imagination, ne serait-
elle pas elle aussi essentiellement constituée de cette puissance, sous une
forme maîtrisée et réglée ?
David Hume, dont l’Essai philosophique sur l’entendement humain
paraît en 1748, incarne également cette attitude empiriste qui tend à rame-
Hume ner toute la pensée à un système d’images. Hume appelle la raison devant
le tribunal de la sensation, de sorte que non seulement elle perd sa position
souveraine mais doit également, sur son propre terrain, dans le domaine
de la connaissance, abdiquer sa fonction directrice et céder le pas à l’ima-
gination. Celle-ci se trouve alors  définie comme la plus fondamentale des
facultés de l’âme, la faculté dirigeante et dominante qui doit se soumettre
toutes les autres.

1. Condillac, Essai sur l’origine des connaissances humaines, p.p. C. Porset. Précédé de
L’Archéologie du frivole, par J. Derrida. – Editions Galilée, 1973.

234
D O X A - PA R A D O X A

L’ampleur de la dette de Diderot à l’égard de Hobbes, via Condillac, a


elle aussi été depuis longtemps mis en lumière. L’article de l’Encyclopédie,
intitulé « Hobbisme », où l’on trouve résumées les formules essentielles
du Léviathan, a bien retenu la définition de l’imagination qui l’oppose à la
mémoire, précédée par celle du « decaying sense ». Dans le Salon de 1767
Diderot peut en diffuser sa définition de l’imagination : « L’imagination et Diderot
le jugement sont deux qualités communes et presque opposées […]. Elle
s’occupe sans cesse de ressemblances. Le jugement observe, compare, et
ne cherche que des différences. Le jugement est la qualité dominante du
philosophe ; l’imagination, la qualité dominante du poète »1. On comprend
dès lors aisément pourquoi, dans son Essai sur la peinture, publié en appen-
dice au Salon de 1765, il insistait sur la valeur primordiale des sentiments
et des passions humaines dans une totale liberté d’expression de l’artiste,
rejetant les règles et conventions rationalistes de la tradition académique
mise en place par Lebrun dans une perspective explicitement cartésienne
puisque inspirée par la nouvelle théorie mécaniste de la physiologie et du
classement des passions que Descartes a exposé en 1649 dans Les passions
de l’âme.
Dans le mouvement de pensée amorcé par Hobbes, Locke et les sen-
sualistes, la sensation devient avec Rousseau sentiment, ou mieux « sen- Rousseau
tir », elle s’intériorise et, par l’ébranlement du moi tout entier, s’existentia-
lise. « Exister pour nous, c’est sentir »2. Bernardin de Saint-Pierre va même
jusqu’à transposer le cogito cartésien en « Je sens donc j’existe »3. La mé-
fiance que ce dernier éprouve à l’endroit de la raison, l’amène à promouvoir
une « faculté mystérieuse », qu’il appelle « sentiment » ; il s’agit moins ici sentiment
de chercher le principe de l’unité dans les opérations de connaissances, que
de minimiser la pensée au profit d’une espèce de transparence humaine à la
nature, d’expression spontanée des lois naturelles et d’intuition amoureuse
de la Divinité. Le « sentiment » est cette sorte de voix de la Nature, en deçà
des préjugés et des variations historiques accidentelles, une « faculté plus
propre à découvrir la vérité que notre raison, instinct sublime qui est en
nous l’expression des lois naturelles, et qui est invariable chez toutes les
nations ».
Dans le même esprit Falconet, correspondant de Diderot et dont la
pensée, autant que celle de Diderot, eut une profonde influence sur le jeune
Goethe, citait Philostrate : « C’est l’imagination qui a fait cela ; et l’ima-
gination est un bien plus grand maître que l’imitation : celle-ci copie ce
qu’elle voit et l’autre représente au naturel ce qu’elle n’a jamais vu. La
surprise ou la terreur sont souvent la cause que l’imitation manque son but,
et il n’y a rien qui le fasse manquer à l’imagination qui, sans se troubler,
considère ce qu’elle s’est représenté. Il faut que celui qui se figure l’image
de Jupiter, le voie avec l’enthousiasme de Phidias, comme si ce dieu était

1. Diderot, Œuvres complètes, Paris, Club français du livre, 1969, tome VII, p. 165.
2. Rousseau, Emile, Ouvres complètes, tome IV, p. 600, Paris, Gallimard, 1969
3. Bernardin de Saint-Pierre, Etudes de la Nature, Œuvres complètes, tome VI, p. 136,
Paris, Méquignon, 1820v

235
POÏETICA

présent, accompagné du ciel, des heures et des astres »1.


Il ne sera pas nécessaire de développer tout ce que le romantisme a à
voir avec la sensibilité et un puissant élan de l’imagination, ce romantisme,
dont l’essence même est de refuser des limites, de toucher chaque individu
Romantisme dans ce qu’il a de plus personnel : sa capacité de sentir, de se souvenir, de
souffrir, de s’élancer vers le divin ou vers l’infini. Etroitement lié à la phi-
losophie de Fichte, Hegel, Schelling, s’élevant contre la pensée analytique
de l’Aufklärung pour célébrer le dynamisme créateur et l’idéalisme le ro-
mantisme allemand rejeta la vieille interprétation mécanique de la nature se
pencha sur l’activité interne du moi qui pense et crée le monde.
La conscience nouvelle du moi qu’il mis en œuvre émergeait des
conceptions révolutionnaires que la nouvelle biologie mettait en place. A
biologie partir de Jussieu, de Lamarck et de Vicq d’Azyr la classification taxinomi-
que des sciences naturelles est remplacée par une nouvelle structuration du
organisme savoir basée sur le principe de l’organisation, de l’organisme. Le caractère
qui sert de base aux classifications des organismes n’est plus établi par un
rapport de comparaison du visible à lui même : comme le disait Linné, le
naturaliste – celui qu’il appelle Historiens naturalis – « distingue par la vue
les parties des corps naturels, il les décrit convenablement selon le nombre,
la figure, la position et la proportion, et il les nomme »2. Désormais le ca-
ractère n’est en lui-même que la pointe visible d’une organisation complexe
et hiérarchisée où la fonction ( alimentaire, de reproduction, etc.) joue un
rôle essentiel de commande et de détermination. En posant en principe que
l’évolution biologique se trouve conduite par le conflit de forces organisa-
trices et de forces désorganisatrices – ou déviatrices – Lamarck ouvrait la
voie des théories de l’évolution.
Pour démontrer le processus de l’évolution, dont après Lamarck, il
sera un des principaux défenseurs, Geoffroy Saint-Hilaire étudie les mons-
Geoffroy Saint-Hilaire tres humains et animaux, dans lesquels il voit une transformation imparfaite
de l’être ; ses nombreux travaux sur ce sujet en font le créateur de la térato-
logie scientifique avec son Mémoire sur la classification des monstres (pré-
senté à l’Académie des sciences le 9 novembre 1826). Il découvre notam-
ment que les formes de tous les organes se trouvent dans tous les embryons.
Il rassemble ses déclarations dans Principes de philosophie zoologique
discutés en mars 1830 au sein de l’Académie des sciences. Passionné de
sciences naturelles Goethe, qui suit avec passion cette controverse devant
l’Institut de France entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, se rallie à ses
principes et défend cette thèse de « l’unité de composition organique » et
« la grande harmonie de la nature », qui serait accessible directement à
Goethe l’intuition et à elle seule. Ce qui est, ce qui dure, ce sont les lois qui régis-
sent aussi bien les forces de la nature que les destinés humaines, lois dont le
parallélisme, de l’ordre physique à l’ordre moral, témoigne de l’unité de la
création. A travers l’allégorie des Affinités électives – l’analogie du phéno-

1. Vie d’Apollonius de Tyane, cité par Falconet dans « Quelques idées sur le beau dans
l’art », Œuvres complètes, Paris, Dentu, 1808, 3e édition, tome II, p. 138-139.
2. Linné, Philosophie botanique, § 133.

236
D O X A - PA R A D O X A

mène chimique et de l’attraction amoureuse – ce qu’il exprime, c’est cette


conception vitaliste, à la fois scientifique et à demi magique, d’un univers
animé, aimanté par des forces dont il est permis à l’homme de retrouver en
lui-même les correspondances.
Dans ce contexte de vitalisme et de Naturphilosophie allemande, où
le règne de la représentation s’efface devant l’affirmation des valeurs de
forces, de vouloir-vivre et de spontanéité créatrice, se consolide une raison
poétique propre à favoriser l’apparition de l’esthétique. Tout le romantisme vitalisme
et jusqu’au symbolisme et à l’art moderne sera redevable de cette approche
vitaliste de l’esprit et de la dimension passionnelle de la raison. Et c’est
dans la mesure où la catégorie classique du Beau idéal s’est révélée compa-
tible avec les notions d’appartenance vitaliste, qu’elle s’est révélée apte à
subvertir le dogme de l’imitation. Si idéaliser signifie moins choisir dans la
nature pour édifier un composer parfait – théorie des proportions – que pro-
duire une totalité douée d’une nécessité interne, aussi impérieuse que celle
qui régit l’existence des êtres organisés, c’est précisément en ne l’imitant
pas comme nature « naturée » que l’artiste imite le mieux la nature « natu-
rante ». C’est, on le sait, la Critique de la faculté de juger qui a donné tout
son relief à ce parallèle de l’art et de la vie autour de la notion d’organisme,
appelée à un riche avenir théorique.
Ainsi, dans son célèbre Cours de littérature dramatique, auquel le
public français a eu accès dès 1814 grâce à la traduction de Mme Necker Schlegel
de Saussure, A. W. Schlegel, grand ordonnateur de la pensée romantique,
la notion d’organisme sous-tend la distinction qu’il établit entre forme mé-
canique et forme organique, afin de résoudre l’opposition artificielle de la
forme et du contenu :
« Il n’est pas permis aux ouvrages de génie d’être informes mais aussi
cela n’est point à craindre. De tels ouvrages ne peuvent mériter ce repro-
che que si l’on considère, ainsi que le font la plupart des critiques qui s’en forme mécanique
tiennent uniquement au pédantisme des règles, la forme comme mécanique forme organique
et non pas comme organique. La forme est mécanique quand elle est le ré-
sultat d’une cause extérieure, sans rapport avec l’essence de l’œuvre même,
quand elle est pareille à la figure qu’on donne à une matière molle, pour
qu’elle la conserve en se durcissant. La forme organique, au contraire, est
innée avec le sujet, elle passe pour ainsi dire du dedans au dehors, et n’at-
teint sa perfection que par le développement entier du germe dans lequel
elle réside. Nous retrouvons pareilles formes dans la nature partout où les
forces vivantes agissent, depuis la cristallisation des sels et des minéraux
jusqu’aux plantes et aux fleurs ; et depuis les plantes et les fleurs jusqu’à la
figure humaine. »1
L’Allemagne « artiste et littéraire » dont Mme de Staël, amie de
Schlegel, fait le portrait dans De l’Allemagne, est ce pays dont la « qualité
dominante » est l’imagination, et qui ouvre la voie à la modernité esthéti-
que qui se caractérise par le refus des règles, l’accueil du « côté nocturne Klee
de la nature », de l’infini, de la poésie. Encore en 1924 Paul Klee, héritier

1. A. W. Schlegel, Cours de littérature dramatique, Paris, Genève, J. J. Paschoud, 1814.

237
POÏETICA

théosophe du romantisme goethéen, donne de l’art moderne cette vision


vitaliste :
« Tout d’abord, l’artiste n’accorde pas aux apparences de la nature
la même importance contraignante que ses nombreux détracteurs réalistes.
Il ne s’y sent pas tellement assujetti, les formes arrêtées ne représentent pas
nature naturée à ses yeux l’essence du processus créateur dans la nature. La nature natu-
nature naturante rante lui importe davantage que la nature naturée. […]
L’artiste scrute alors d’un regard pénétrant les choses que la nature
lui a mises toutes formées sous les yeux.
Plus loin plonge son regard et plus son horizon s’élargit du présent au
passé. Et plus s’imprime en lui, au lieu d’une image finie de la nature, celle
– la seule qui importe – de la création comme genèse. »1
L’ensemble des idées de Baudelaire, prolongeant le romantisme,
trouve en 1855 son centre de gravité dans « l’imagination, cette reine des
facultés ». Le chapitre III du Salon de 1859 qui lui est consacré peut être
Baudelaire regardé comme une sorte de couronnement de l’esthétique baudelairienne :
« Mystérieuse faculté que cette reine des facultés ! Elle touche à tou-
tes les autres ; elle les excite, elle les envoie au combat.[…]
Elle est l’analyse, elle est la synthèse ; et cependant des hommes ha-
biles dans l’analyse et suffisamment aptes à faire un résumé peuvent être
privé d’imagination. Elle est cela, et elle n’est pas tout à fait cela. Elle est
la sensibilité, et pourtant il y a des personnes très sensibles, trop sensibles
imagination peut-être, qui en sont privées. C’est l’imagination qui a enseigné à l’homme
reine des faculté le sens moral de la couleur, du contour, du son et du parfum. Elle a crée, au
commencement, l’analogie et la métaphore. Elle décompose toute la créa-
tion, et, avec les matériaux amassés et disposés suivant des règles dont on
ne trouve l’origine que dans le plus profond de l’être, elle crée un monde
nouveau, elle produit du neuf . […] L’imagination est la reine du vrai, et
le possible est une des provinces du vrai. Elle est positivement apparentée
avec l’infini. »2
C’est donc l’imagination, faculté supérieure, qui réalise la synthèse de
toutes les autres facultés, lorsqu’elle participe à la production d’une œuvre,
et, citant Mme Crowe, il précisait sa définition d’un imagination créatrice
qui « garde un rapport éloigné avec cette puissance sublime par laquelle le
Créateur conçoit, crée et entretient son univers ». Dès lors « toutes les fa-
cultés de l’âme humaines doivent être subordonnées à l’imagination, qui les
mets en réquisitions toutes à la fois ».
La totalité du réel se présente depuis le romantisme comme une image
non plus fixe mais en mouvement, comme un processus inscrit dans un vécu
temporel et convoquant dans l’imagination, en plus des sensations immé-
diates, tout un fond de mémoire qui participe à la construction même de la
perception. Marcel Proust fait ainsi naître la réalité du redoublement de la
métaphore : « Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre

1. P. Klee, De l’art moderne, 1924, dans Théorie de l’art moderne, Paris, Denoël, 1985, p.28.
2. Baudelaire, Salon de 1859, dans Ecrits sur l’art, Paris, Libraire Générale Française,
1999, p. 367-368.

238
D O X A - PA R A D O X A

ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément »1. Le sen-


timent même du réel ne serait qu’un fantasme sécrété par l’activité duplica-
trice de l’imagination, seul processus réel. Proust définit la mémoire bergso- mémoire volontaire
nienne comme une mémoire involontaire ; en son nom il a essayé de recons- mémoire involontaire
truire la forme de la narration. Le rival de cette dernière s’appelle, à l’époque
des médias de masse, l’information. Elle développe, par le moyen des chocs,
une mémoire qui, par Proust, a été opposée à la mémoire bergsonienne sous
le nom d’une mémoire volontaire. Le choc en tant que forme prépondérante
de la sensation se trouve accentué par le processus objectivisé et capitaliste
du travail. Il est permis de considérer, conformément à Freud, la mémoire
volontaire comme étroitement liée à une conscience perpétuellement aux
aguets. A l’inverse, la mémoire involontaire, est proche du rêve, de l’expres-
sion de l’inconscient. L’ « aura » d’une image relève pour Benjamin de ce
domaine : « Les souvenirs plus ou moins distincts dont est imprégnée chaque aura
image qui surgit du fond de la mémoire involontaire peuvent être considérés
comme son“ aura” »2. Se saisir de l’aura d’une chose signifie pour lui l’in-
vestir du pouvoir de lever le regard. Et si Benjamin, dans L’œuvre d’art à
l’époque de sa reproduction mécanisée, diagnostique la déchéance de l’aura
et ses causes historiques dont l’invention de la photographie est comme un
abrégé, sa position n’est cependant pas si tranchée puisqu’il se demande
« Si l’aura existe dans les photographies primitives, pourquoi pas dans le
film ? » (Ms. 407, 408 : ce passage est encadré.)3 , et insiste sur le rôle de
la camera qui « nous initie à l’inconscient optique comme la psychanalyse
à l’inconscient pulsionnel »4 . Ainsi même dans la technique qu’il juge la
moins « auratique », le film, Benjamin ne peut nier le jeu de cette mémoire
involontaire qui fait l’aura de toute œuvre d’art.
L’image ne peut être, aujourd’hui encore, séparée des racines profon-
des qu’elle a dans la mémoire, l’imagination, la pensée, elle participe à nos
opérations mentales, à notre vie affective, elle fait partie intégrante de notre
activité psychique.
Dans Dialectique du Moi et de l’inconscient, C.G.Jung évoque le
cas d’un malade présentant une démence paranoïde aggravée d’une folie
des grandeurs, qui considérait que le monde était son livre d’images qu’il livre d’images
pouvait feuilleter à volonté. Il en donnait la preuve à la fois très simple et ir-
réfutable : il lui suffisait de tourner la tête pour découvrir une nouvelle page.
N’est-ce pas, en sa fulgurance primitive et sans fard, ce que Schopenhauer a
décrit sous le titre du Monde comme volonté et représentation ?
Au fond, ne s’agit-il pas d’une intuition bouleversante, issue des
plus vastes profondeurs de l’être, n’est-ce pas une vision primitive de cette

1. Proust, A la recherche du temps perdu, le temps retrouvé, Paris, Gallimard, 1954, Bi-
bliothèque de la Pléiade, tome III, p. 889.
2. Walter Benjamin, A propos de quelques motifs baudelairiens, 1939, dans Ecrits fran-
çais, Paris, Gallimard, 1991, p.317.
3. W. Benjamin, Ecrits français, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée,
variantes, (1936), Paris, Gallimard, 1991, p. 235.
4. ibidem, p.210.

239
POÏETICA

sorte qui, dans son caractère essentiel, est à la base de la conception que
Schopenhauer eut du monde ? N’est-ce pas la même intuition qui fait dire
à Paulhan : « Je ne pense pas que la vérité puisse se dire, mais elle peut, je
pense, s’indiquer (je rêve d’un livre d’images). Je crois qu’elle peut aussi
se provoquer (…). »1. N’a-t-on pas là comme une manifestation résurgente
de cet « univers primitif » dont parle la psychologie ? Par son l’analyse de
Jean Piaget la première année du développement mental Jean Piaget a mis en évidence
que la permanence de l’objet, sous sa forme structurée, ne correspond à rien
univers primitif d’inné : l’univers primitif est, pendant les premiers mois de l’existence, un
univers sans objet, formé de tableaux perceptifs mouvants, qui apparaissent
et disparaissent par résorption, un objet n’étant pas recherché dès qu’il est
masqué par un écran (le bébé retirant par exemple sa main s’il était prêt à le
saisir et qu’on le recouvre d’un mouchoir). Que cette vision en tableau soit
intimement liée à l’imprégnation affective et qu’une forte pulsion émotion-
nelle puisse nous y redonner accès, c’est ce que nous suggère Barthes quand
il nous rappelle que « Le coup de foudre est une hypnose : je suis fasciné
par une image. […] Nous aimons d’abord un tableau »2.
La définition actuelle de l’imagination, dont le concept recoupe en
grande partie celui de la perception et de la mémoire se focalise sur le pro-
cédé de création d’images mentales, autant simplement reproductrice des
sensations que constructrices ou créatrices par recombinaison d’images de
mémoire.
« Si l’on veut comprendre la psychologie de l’imagination conçue
comme une faculté naturelle, et non plus comme une faculté éduquée, il faut
rendre un rôle à cet animisme prolixe, à cet animisme qui anime tout, qui
images de mémoire projette tout, qui mêle, à propos de tout, le désir et la vision, les impulsions
intimes et les forces naturelles. Alors on replacera, comme il convient, les
images avant les idées. On mettra au premier rang, comme il convient, les
images naturelles, celles que donne directement la nature, celle qui suivent
à la fois les forces de la nature et les forces de notre nature, celle qui pren-
nent la matière et le mouvement des éléments naturels, les images que nous
sentons actives en nous-même, en nos organes. »3
Les surréalistes se sont proposés d’étudier le dynamisme et le fonc-
tionnement de l’imagination par la mise au point de différentes techniques
d’investigation appropriées comme l’automatisme, les jeux (jeux de mots,
« cadavres exquis », « l’un dans l’autre », etc. ), les expériences de som-
meils provoqués, d’hypnose, l’exploration des rêves, , les objets trouvés,
et de manière plus dirigée les activités de « paranoïa-critique » de Dali,
l’hallucination visuelle forcée des frottages de Ernst, les « objets à fonc-
tionnement symbolique » et même la simulation des délires telle que l’on
tenté Breton et Eluard dans L’immaculée Conception. La simulation semble
d’ailleurs avoir été la position la plus authentique de l’écrivain du « men-

1. Jean Paulhan, Lettres à Mme*, NRF, n°228, décembre 1971, p.88


2. Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Œuvres complètes, V p.234,
Paris, Seuil
3. Gaston Bachelard, L’eau et les rêves,

240
D O X A - PA R A D O X A

tir vrai », Aragon, qui déjà en 1924 déclarait : « Simuler une chose, est-ce
autre chose que la penser ? Et ce qui est pensé, est. Vous ne me ferez pas
sortir de là »1 .
Bataille aura lui aussi cherché dans l’image un point d’efficacité que
les signes, dans leur usage ordinaire, n’atteignent pas ; mais que seuls les
symptômes, les accidents, les excès, les rencontres inattendues, les chutes
brutales dans un autre registre du sens suscitent en nous, généralement con-
tre notre volonté. Telle serait la formule élémentaire de cette métapsycho-
logie de l’image à l’usage des artistes : reconstruire les pouvoirs destructifs
du symptôme. Georges Didi-Huberman a, depuis 1982, mis en évidence ces
rapports entre image et symptôme, d’abord par des réflexions sur la mise en
image du symptôme ( Invention de l’hystérie, Les démoniaques dans l’art,
Paris, Macula, 1984) puis par des réflexions plus directement esthétiques
sur la mise en symptôme de l’image, en insistant chaque fois sur le caractère
critique et non clinique, de cette tentative théorique (La peinture incarnée,
Paris, Ed. de Minuit, 1985, Devant l’image, Paris, Ed. de Minuit, 1990).
Un signe, c’est ce qui se répète. Sans répétition, pas de signe, car on
ne pourrait le reconnaître, et la reconnaissance, c’est ce qui fonde le signe.
Or le regard peut tout dire, mais il ne peut se répéter textuellement. Donc le
regard n’est pas un signe, et cependant il signifie. C’est qu’il appartient à ce
règne de la signification dont l’unité n’est pas le signe ( discontinu ), mais signe / signifiance
la signifiance, dont Benveniste a esquissé la théorie. En opposition avec la
langue, ordre des signes, les arts, en général, relèvent de la signifiance.
La neuropsychologie a bien établi comment naît le regard. Dans les
premiers jours de la vie, il y a une réaction oculaire vers la lumière douce ;
au bout d’une semaine, le bébé essaye de voir, il oriente ses yeux, mais
d’une façon encore vague, hésitante ; deux semaines plus tard, il peut fixer regard
un objet proche ; à six semaines, la vision est ferme et sélective : le regard
est formé. Ne peut-on dire que ces six semaines-là, ce sont celles où naît
l’ « âme » humaine ?
Comme lieu de signifiance, le regard provoque une synesthésie, une
indivision des sens (physiologiques), qui mettent leurs impressions en com- synesthésie
mun, de telle sorte qu’on puisse attribuer à l’un, poétiquement, ce qui arrive
à l’autre. De plus ces impressions se donnent à voir comme un flux continu
et mouvant. Les formes des objets varient selon l’angle de vision, elles ne
restent constantes que dans sa représentation cérébrale. C’est le cerveau
qui assigne cette constance – la forme – aux données sensorielles que lui
adresse le monde. Du flot incessant et changeant des informations, il extrait
et sélectionne celles qui lui permettent de catégoriser les êtres et les choses.
Si la poésie est bien cet art du « connaît-toi toi-même », explorer la vision,
véhicule privilégié de la connaissance, demande d’entamer une remonté
vers ce visuel unitaire primordial de la conscience.
Jung a dans ce sens souligné une nécessaire conversion du regard. Il
appelle « grandes images » les représentations archétypales issues de l’in-

1. Aragon, Une vague de rêve, 1924, dans L’œuvre poétique, t.1, Livre Club Diderot,
p.129.

241
POÏETICA

Jung conscient collectif et qui sont aussi bien, sur le plan banal, à la source des
slogans publicitaires que, sur les plans sublimes, à la source des expressions
conversion du regard poétiques et du langage religieux. Selon lui, il est « nécessaire d’apprendre
à l’homme l’art de voir, car il est évident que beaucoup trop d’êtres sont
incapables d’établir un quelconque rapport entre les figures sacrées, d’une
part, et les contenus de leur propre psyché, d’autre part ; ils ne peuvent
voir à quel point les images correspondantes sommeillent dans leur propre
inconscient. Afin de faciliter cette vision intérieure, nous devons d’abord
dégager le chemin de cette faculté de voir » [Psychologie et alchimie].
Ce n’est pas la vision d’un autre monde qui est suggérée, mais une
autre vision du monde, c’est-à-dire un changement d’attitude ou, mieux,
d’attention, quant au visible lui-même. Cette ouverture du regard signifie
vision « la métamorphose qui exhausse notre vision et la situe sur un plan à partir
duquel tout ce qui s’offrait à la conscience commune comme chose ou évé-
monde imaginal nement purement physique nous apparaît désormais dans sa conjonction
essentielle avec l’activité psychospirituelle qui en conditionne la percepti-
bilité même »1 .
Depuis son grand livre sur Avicenne et le récit visionnaire (1954, t.
I et II),l’iranologue et arabisant Henry Corbin n’a cessé d’approfondir la
théorie de la connaissance visionnaire en Islam shi‘ite : la vision n’y est pas
Islam conçue comme une aberration, mais comme la gnose véritable, la connais-
sance du spirituel proprement dit. C’est le monde imaginal, le lieu visible
aux yeux de l’âme, que décrivent aussi bien Sohravardi et Ibn ‘Arabi que
Jacob Böhme ou Swedenborg en Occident. Si la résurrection a lieu en nous,
au sein d’une expérience qui est fin de l’histoire, ce ne peut être que sous
une forme exceptionnelle, celle de la vision mystique, trop souvent refoulée
en Occident, mais richement déployée dans l’Islam.
Depuis la fin de l’Antiquité, certains païens puis des chrétiens, avaient
admis la possibilité et même la nécessité d’un genre d’images qu’il fallait
regarder « avec les yeux de l’esprit », parce qu’elles montraient l’invisible.
Plotin Depuis Plotin la vision « phénoménale » que l’image habituelle offre à nos
yeux corporels pouvait être chargée d’une fonction plus haute car, à travers
elle, le spectateur averti pouvait contempler la réalité « nouménale ». Dans
la vision, il y a une étendu spatiale entre celui qui voit et le milieu où il ré-
side. Plotin nous invite à supprimer cette extériorité et à supposer le milieu
absorbé dans l’être, l’être dans le milieu : tel est l’état de la vision intellec-
tuelle ; l’état de contemplation de l’Intelligible n’est pas accompagné d’une
conscience de moi-même, mais toute notre activité est dirigée sur l’objet
contemplé, nous devenons cet objet.
Notre esprit ne se saisit pas du plus humble événement sans y cristal-
liser de l’Absolu. Il découvre, dans un fait-divers, l’Affirmation Suprême,
et, autour d’elle, grandit comme une église. Aussi bien des fois l’homme a
cru voir un dieu dans un masque d’écorce qui séparait deux états physiques
de l’ombre, sur un soc de charrue caché sous des branches. L’accident,
quel qu’il fût, voulait d’abord être contemplé. Réalité si entière que pour

1. Henri Corbin, Corps spirituel et terre céleste

242
D O X A - PA R A D O X A

seulement la voir, il fallait dépasser ses pensées ; et croire. Cette faculté


visionnaire et hallucinatoire du regard est un des ressorts puissants des arts hallucination
plastiques dont Baltrusaitis, dans ses Aberrations, a esquissé l’histoire à
travers la tradition antique des pierres imagées. Le mur de Léonard comme
les frottages de Max Ernst en ont été de nouvelles manifestations que la
psychologie ne manquera pas de rapprocher des mécanismes projectifs de
type  test de Rorschach, test de Holtzman. Mais c’est aussi tout le genre des
grotesques qui peut être rattaché à cette faculté d’imagination projective. En
effet, dans son petit traité, publié en 1549 sous le titre Disegno le polygra- grotesques
phe florentin Anton Francesco Doni établissait un parallèle entre la forma-
tion des grotesques et l’interprétation des taches et des nuages, comparaison
qui sera reprise par Giambattista Armenini en 1587 dans son traité De veri
precetti della pittura, ou il précise :  « On pense qu’elles sont nées de ces
trous ou de ces taches que l’on rencontre sur des murs qui autrefois étaient
entièrement blancs : si on les examine avec attention, on y distingue diver-
ses fantaisies et de nouvelles formes de choses extravagantes qui n’existent
pas en soi, mais son le fruit de notre esprit. »1 On retrouve ce topos chez
Ronsard : « la Nature avait portrait les murs / De grotesques si vives en des
rochers si durs » (3e Egloge).
Les grotesques relèvent donc bien de cette vision particulière, inté-
rieure, de l’objet singulier qui se comporte dans l’esprit, non pas comme une
masse liquide, dont le volume a peu près constant laisse voir l’espace libre
qu’il reste à remplir [forme / fond], mais bien comme une masse gazeuse,
qui, placée dans un récipient, le remplit tout entier [illusion de totalité].
« Ce n’est ni un homme, ni une pomme, ni un arbre qu’il veut représenter ;
Cézanne se sert de tout cela pour créer une chose peinte qui rend un son
tout intérieur et qui s’appelle l’image. » Et Kandinsky ajoute aussitôt que
ce terme d’image, par lui appliqué à Cézanne, est utilisé par Matisse pour
définir sa propre peinture : « C’est de ce nom également que l’un des plus
grands peintres français contemporains, Henri Matisse, qualifie ses œu-
vres ». L’émotion  que recherche Matisse dans sa peinture, s’inspirant si
souvent des arts décoratifs orientaux, est cet instant où la chose cesse d’être
extérieure au peintre, où le dehors est vécu du dedans. L’interrogation de la
peinture vise cette genèse secrète et fiévreuse des choses dans notre corps.
La vision du peintre n’est plus regard sur un dehors, relation « physique-op-
tique »2 avec le monde ; le monde n’est plus devant lui par représentation :
c’est plutôt le peintre qui naît dans les choses comme par concentration et
venue à soi du visible.
« Les idées, et l’algèbre des idées, c’est peut-être une voie de connais-
sance, mais l’art est un autre moyen de connaissance dont les voies sont
toutes autres : c’est celle de la voyance »3.
L’art est l’ensemble des techniques qui tentent de susciter cette voyance
voyance. Et s’il y a en lui un mot qui peut en nommer tous les modes : c’est

1. Armanini, 1587, III, p. 193.


2. Klee, journal
3. Jean Dubuffet, Positions anticulturelles , p.199.

243
POÏETICA

ornement.
Les carreaux, les spires, les oves, les stries des anciens … autant dire
« le cylindre, la sphère, le cône » [Cézanne], ou les « Point, ligne, plan »
ornement [Kandinsky] des modernes, toute cette vitalité multiforme peut s’apprécier
sous le rapport ornemental. Ces manifestations peuvent se considérer com-
me les portions finies d’espace ou de temps contenant diverses variations
qui sont parfois des objets caractérisés et connus, mais dont la signification
et l’usage ordinaire sont négligés, pour que n’en subsistent que l’ordre et
musique les réactions mutuelles. Musicalité. De cet ordre dépend l’effet qui est le
but ornemental, et l’œuvre prend ainsi le caractère d’un mécanisme à im-
pressionner un public, à faire surgir les émotions et se répondre les images
de voyance.
De ce point de vue, la conception ornementale est aux arts particuliers
ce que la mathématique est aux autres sciences. Les objets choisis et ordon-
nés en vue d’un effet sont comme détachés de la plupart de leurs propriétés
et ne les reprennent que dans cet effet. C’est donc par une abstraction que
l’œuvre d’art peut se construire, le peintre dispose sur un plan des zones co-
lorées dont les lignes de séparation, les épaisseurs, les fusions et les heurts
doivent lui servir à s’exprimer, et cette abstraction est plus ou moins éner-
gique, plus ou moins facile à définir, selon que les éléments empruntés à la
réalité en sont des portions plus ou moins complexes. Inversement, c’est par
une sorte d’induction, par la production d’images mentales que toute œuvre
d’art s’apprécie : depuis cette présence simultanée de taches colorées sur
un champ limité, s’élève, de métaphores en métaphores, de suppositions en
suppositions, l’intelligence même du sujet.
rose L’entrelacs-rosace est une de ces figures abstraites support pour la
méditation. Le thème est spécifiquement musulman. On le voit déjà sur un
Coran au nom d’un prince sulaihide du Yémen, en 1025. Il est courant dans
la céramique syrienne et iranienne, en Espagne arabisante sur les tissus des
XIIe et XIIIe siècle, plus tard dans le décor des plats lustrés de Valence. Dans
la miniature persane, il timbre parfois les boucliers. Les Corans maugrabins
tardifs le déploient avec un luxe et une complexité inégalés. L’enluminure
labyrinthe occidentale copie ces ornements avec fidélité, tout comme l’a fait l’archi-
tecture gothique qui y retrouvait le thème du labyrinthe. Et c’est sous ce
nom de labyrinthe qu’on a pu désigner ces arrangements dessinés par Léo-
nard de Vinci, et dont la fonction reste mystérieuse pour les historiens d’art,
composés de plusieurs roues de 8, de polygone, de cercles, d’as de cœur
entrecoupés et enlacés, ces « entrelacs de corde, conduits méthodiquement
de façon à ce qu’on puisse les parcourir de bout en bout en garnissant un
cercle » [Vasari]. Leur rapport à une exploration méthodique de la cons-
cience de soi est pourtant peut-être explicitement inscrit en leur centre par
cette signature de l’artiste : « Academia Leonardi Vinci ».Une signature que
Dürer remplaça par son monogramme lors qu’il regrava sur bois les six
compositions.
« On devrait, pour pénétrer plus avant dans les mystères du bonheur
de la griserie, réfléchir sur le fil d’Ariane. Quel plaisir dans la simple action
de dérouler une pelote  [ « félicité purement rythmique »]! Et ce plaisir est
profondément apparenté à celui de la griserie, comme à celui de la créa-

244
D O X A - PA R A D O X A

tion. »1
Ne peut-il pas s’agir ici de ce « niveau minimal de tonalité et de ryth-
me » qui fait le fond de la « perception de l’état d’arrière-plan du corps » rythme
dans laquelle Damasio cherche l’origine du « méta-moi » ?
On retrouve la même structure d’une procession par cercles concen-
triques dans la tradition orientale des mandalas, constructions graphiques
qui s’intègrent aux rites et aux cérémonies du culte. L’initiation aux grands
mystères bouddhiques et même le Nirvâna étaient atteint par leur contem-
plation. C’est encore le même type de structure plastique méditative qu’un
artiste moderne comme Ad Reinhardt cherche à réaliser, explicitement dans
un collage comme A Portend of the Artist as a Yhung Mandala, 1956, impli- mandala
citement dans toute sa peinture abstraite non-expressionniste. Sa démarche
est d’ailleurs en particulière résonance avec la théologie négative issue de
Plotin : « The way to now is to forget », « More is less ». Les règles théori-
ques qu’il prescrit se présentent comme une suite de négation, no réalism,
no expressionism, no texture, no form, etc.
La force du décoratif réside dans cette faculté rythmique susceptible
de moduler la conscience et de générer ces « états de consciences modi-
fiées » qu’on pourra qualifier au choix de contemplation, d’extase, d’illumi-
nation, de rêverie, de délectation, etc.
Pour un théologien de la fin du XIIe siècle comme Thomas de Cî-
teaux pulcher et decorus signifient tous deux « beau », mais se réfèrent à
deux beautés antithétiques. Pulcher peut s’inférer de POLlens CERnenti,
c’est-à-dire « capable de discerner » ; ainsi la pulchritudo est-elle la beauté décor
extérieure, la beauté du corps et de l’aspect. Au contraire, decor se dit de
Decus CORdis, la beauté du cœur : elle est donc préférable à l’autre, parce
qu’elle est intérieure, cachée, parce qu’elle propage un éclat moral et spiri-
tuel2. N’était-ce pas déjà l’ébauche des studium et puctum de Barthes ? Le
rapport entre l’ornement, l’image, le sens et l’écrit est un problème central
de l’art médiéval. Les fonctions incantatoires, méditatives ou magiques des
formes décoratives se développent dans des sphères totalement étrangères
aux schémas d’une rationalité moderne qui s’est attachée à nettement dis-
tinguer ce que l’art et la pensée médiévale ont régulièrement voulu fondre.
La localisation même de l’ornement, en marge de l’œuvre comme en marge
du sens littéral, en fait le lieu du commentaire, de la glose, de l’exégèse.
Dans les marginalia, ce rapport sémantique entre décor et texte se fait le marges
plus souvent sur un mode ludique et lié à l’expression libre des affects et
passions, nonobstant une certaine obscénité (un jeune homme montrant ses
fesses pour le mot iuvencularum). L’obscénité n’est-elle pas ce qui a lieu à
côté de la scène, autour ou en dessous de l’œuvre ? Le décoratif est le mode
privilégié d’expression du Parergon, cadre structurel impur, mélangé, dé- parergon
viant mais pourtant fondamental de l’œuvre.

1. Walter. Benjamin, Ecrits français, Hachich à Marseille (1935), Paris, Gallimard,


1991, p. 111.
2. Thomas de Cîteaux, In Cantina Canticorum eruditissimi commentarii, XI, P.L.,CCVI,
col.725BC.

245
POÏETICA

Plus peut-être que l’imitation le véritable concept central de la poé-


tique comme de l’esthétique de la Renaissance aura été le decorum. Son
origine remonte à l’alexandrinisme, c’est-à-dire à une époque extrêmement
cultivée et portée à la réflexion, donc fort proche en bien des choses de la
période maniériste et d’une disposition d’esprit analogue. Une règle su-
prême de la rhétorique antique, cet art d’agir par la parole sur les opinions,
les émotions, les décisions d’un public, prévaut en effet sur toutes les autres,
celle qui exige un discours adapté à ses fins et à son public, qui dit bien ce
qu’il faut, comme il le faut et au bon moment ; cette qualité décisive a nom
decorum prépon en grec, en latin decorum, de decet (il convient), ou bien aptum
(adapté) et recoupe en partie l’efficassité morale des modes musicaux grecs.
Le decorum de la théorie de la Renaissance est un curieux mélange. Né sur
ce terrain de la rhétorique antique, il arrive ici à se rattacher à une typique
qui ne peut renier son origine médiévale, il trouve aussi un point d’appui
particulier dans la théorie de l’architecture, influente et bien définie. Chez
Palladio le decor de Vitruve, le maître et le modèle, est déjà plus scolasti-
que, transformé en convenienza, en adaptation du temple à sa destination
pour la divinité singulière.
C’est encore cette idée de decorum comme convenance de la forme au
fond, de l’expression à ce qui est exprimé, dans un but de « délectation »,
qui sous-tend la lettre sur les modes de Poussin, inspirée de la théorie musi-
cale contemporaine tentant elle-même de renouveler ces fameux « modes »
éthiques dont Platon faisait le fondement de sa cité – dorien, phrygien, etc.
Le beau décoratif, tout comme la musique, fouille en effet dans ce
sens profond, charnel, corporel du vivant. Tout un pan des pratiques artisti-
ques relève de ces techniques visant à provoquer cet état particulier de per-
ception de soi et du monde. Ces exercices de l’esprit, exercices spirituels,
constituent des techniques – l’art en grec est une techné – qui recoupent
largement le concept traditionnel de la méditation.
L’ars meditandi transmis depuis l’Antiquité par la tradition monas-
méditation tique, a connu une renaissance significative avec le grand mouvement de
prédication initié par les Dominicains, Ordo Praedicatorum, qui, mobili-
sant toutes les ressources des arts de la mémoire remis au goût du jour par
Thomas d’Aquin, met en œuvre par ses sermons, une véritable méthode
de conversion de soi et des autres dont l’ensemble de l’Eglise a su tirer les
leçons. Cet art de méditer sort des cloîtres dès le XIV e siècle où des traités
comme les Ammaestramenti degli Antichi ou « Leçon des anciens » du
frère dominicain Bartolomeo da San Concordio (1262-1347), écrit en lan-
gue vulgaire avant 1323 , ou bien encore le Rosaio della vita écrit en 1373,
sans doute par Matteo de’ Corsini, diffusent auprès d’un public de laïcs les
principes traditionnels des Ars memorie recommandé aux fidèles comme
exercice de dévotion .
L’art de méditer du XVIe et du XVIIe siècle n’a lui aussi été qu’une ef-
florescence d’une démarche de conversion philosophique et religieuse lon-
guement mûrie par l’Antiquité et le moyen-Age. Dans le durable sillage de
la Devotio moderna et de la mystique rhéno-flamande, des méthodes d’orai-
sons d’origine monastique sont mises en circulation en Espagne à l’usage
mystique des laïcs, et elles envahissent dans le dernier tiers du XVIe siècle une Italie

246
D O X A - PA R A D O X A

toujours attachée à la mystique franciscaine, qu’il s’agisse des Exercices


spirituels de saint Ignace (1548 ), du Livre de l’oraison et de la méditation
du dominicain Louis de Grenade (1557 ) ou de la mystique carmélitaine.
Cette discipline intérieure devient ainsi accessible aux laïcs, étendue même,
par François de Sales, aux femmes ; et cette diffusion nouvelle culmine
dans son adoption par les écrivains et les poètes.
La méthode de Louis de Grenade a été déterminante en Italie pour Louis de Grenade
Charles Borromée et son entourage à Milan, pour Philippe Neri et son Ora-
toire à Rome. Cette extraordinaire éducation de la vision intérieure et de la
fruition à la fois méthodique et exquisement sensible de ses objets est une
propédeutique à l’expérience de la peinture religieuse, de ses formes sym-
boliques mais aussi de ses valeurs plastiques, de son espace, de sa lumière.
La référence de Louis de Grenade à saint Bonaventure nous avertit bien que
ces méthodes s’enracinent dans une profonde et ancienne tradition médié-
vale de piété monastique qui, depuis longtemps, s’était étendue à des cer-
cles laïcs, et avait déjà exercé la plus grande influence sur l’art des peintres.
Or ce Docteur dans la science expérimentale des saints est plus que jamais
présent avec son vaste paysage de théologie mystique dans l’Italie de la
Réforme Catholique. Le 14 mars 1588, le Pape Sixte Quint l’avait proclamé
Docteur de l’Eglise, dans la bulle Triumphantis Jerusalem, où il lui donnait
le titre de Docteur séraphique. A chaque étape de l’évidemment du péché
originel et de l’ascension de l’âme, saint Bonaventure distingue méditation
et contemplation, l’une exercice purgatif de nuit et d’illumination, l’autre
réception affectueuse de l’action amoureuse divine.
La spiritualité franciscaine est également présente autour de la figure
majeure de la Réforme catholique, saint Charles Borromée aussi bien que
la spiritualité dominicaine de Louis de Grenade, ou oratorienne de Philippe Panigarola
Neri. Elle est représentée auprès du saint archevêque par le plus grand
prédicateur de l’époque, son ami Francesco Panigarola ( 1548-1594 ). Les
sermons en langue italienne de ce frère mineur, dont les textes isolés ou les
recueils furent plusieurs fois imprimés, de son vivant et longtemps après sa
mort, ont aussi profondément influencé l’ensemble de la culture du temps ;
ils ont notamment été un modèle de prose concettiste pour le plus grand
poète italien de l’époque, Giovanni Battista Marino, premier défenseur du
jeune Poussin. Dans la préface, ou Dichiarazione mistica, de son ouvrage
postume publié à Milan en 1621 – Espositione letterale e mistica dello
Cantico di Salomone, Memoriale e Oratorio di Medicina spirituale – Pa-
nigarola distingue quatre actions différentes dans l’oraison mentale silen-
cieuse : la cogitatio, le studium, la meditatio, la contemplatio. Or, comme
l’a montré Marc Fumaroli, c’est bien l’expérience de la peinture qui sert
de référence à ces diverses attitudes et degrés de l’âme envers le divin. La
cogitatio est l’équivalent du regard que l’on porte sur le tableau sans y voir
plus que la couleur et la figure. Le studium est l’équivalent du regard que le
peintre porte sur le même tableau pour en étudier l’art et l’imitation. La me-
ditatio rompt avec ces deux attitudes détachées et purement mentales. Elle
est l’équivalent du regard amoureux qu’un prince porterai sur le portrait
de sa future épouse. La contemplatio est l’équivalent du regard comblé de
l’époux sur l’épousée.

247
POÏETICA

Il serait aisé de citer en français des pages comparables à celles de


Francesco Panigarola, dans le Traité de l’Amour de Dieu de saint François
de Sales et dans les Lettres spirituelles de Fénelon. Il existe en effet une
chaîne continue qui relie ainsi la théorie de la prière, l’expérience du divin,
et le sentiment des images peintes. Cette chaîne déborde même le strict
domaine religieux et se retrouve dans toutes les expériences de conscience
méditative. C’est même par une référence implicite à la méditation et aux
techniques rhétoriques de conversion de soi que Barthes construit son rap-
port à l’image photographique articulé sur le studium et le punctum.
Toute raison poétique s’organise donc toujours comme une technique
concrète et progressive, une méthode visant à cet état mystique unifiant
qu’est la contemplation, l’extase. Une échelle spirituelle comme celle
qu’évoquait Pic de la Mirandole, après Denys ou Lulle :
« si nous voulons être les compagnons des anges qui parcourent
échelle l’échelle de Jacob : encore faut-il au préalable l’aptitude et la disposition
de nécessaires pour avancer selon les règles de degré en degré, pour ne jamais
Jacob nous écarter de la voie qu’indique l’échelle et pour effectuer des parcours
dans les deux sens. Lorsque nous y seront parvenus par l’art du discours
ou du calcul, animés désormais de l’esprit des Chérubins, philosophant le
long des degrés de l’échelle, c’est-à-dire de la nature, pénétrant toutes cho-
ses depuis le centre, alors nous pourrons tantôt descendre en démembrant
avec une force titanesque l’un dans le multiple, tel Osiris, tantôt monter en
rassemblant avec une force apollinienne le multiple dans l’un, comme s’il
s’agissait des membres d’Osiris – jusqu’au moment où, nous reposant enfin
dans le sein du Père, nous atteindrons à la perfection grâce à la félicité de
la connaissance divine »1
Le dandysme, ce « culte de soi-même » tel que Baudelaire le définit
dans Le peintre de la vie moderne, se présente lui aussi comme une méthode
dandysme qui « confine au spiritualisme et au stoïcisme », une technique pratique, une
« règle » en somme. « En vérité, je n’avais pas tout à fait tord de considérer
le dandysme comme une espèce de religion. La règle monastique la plus
rigoureuse, l’ordre irrésistible du Vieux de la Montagne, qui commandait le
suicide à ses disciples enivrés, n’étaient pas plus despotiques ni plus obéis
que cette doctrine de l’élégance et de l’originalité, qui impose, elle aussi,
à ses ambitieux et humbles sectaires, hommes souvent pleins de fougue, de
passion, de courage, d’énergie contenue, la terrible formule : Perinde ac
cadaver ! »2 .
Le dandysme comme exercice spirituel ! La citation par Baudelaire
de la formule latine de saint Ignace de Loyola « Comme un cadavre », qui
enjoignait aux jésuites une totale obéissance à la règle, impose le rapproche-
ment (non dénué d’ironie).
Mais qu’est-ce que la contemplation ?
Dans le taoïsme, kuan signifie « temple » mais tout autant « re-

1. G. Pico della Mirandola, De la dignité de l’homme, Paris, De l’éclat, 1993, p.23.


2. Baudelaire, Le peintre de la vie moderne, 1863, dans Ecrits sur l’art, Paris, Libraire
Générale Française, 1999, p. 192.

248
D O X A - PA R A D O X A

garder », et en Grèce la contemplation, theoria, vient de Thea : déesse,


temple, et oraô : voir. Il s’agit donc bien d’une méthode de vision. L’état contemplation
de contemplation de l’intelligible n’est pas accompagné d’une conscience
de moi-même, mais toute notre activité est dirigée sur l’objet contemplé :
nous devenons cet objet. L’objet que voit l’homme, « il ne le voit pas en
ce sens qu’il le distingue de lui et qu’il se représente un sujet et un objet ;
il est devenu un autre ; il n’est plus lui-même, là-bas, rien de lui-même ne
contribue à la contemplation ; tout à son objet, il est un avec lui comme
s’il avait fait coïncider son propre centre avec le centre universel »1. Ce
moyen de connaissance, déclaré parfait, « n’est pas pensé, mais cette sorte
de contact ou de toucher ineffable et inintelligent, antérieur à l’intelligence
quand elle n’est pas encore née, et qu’il y a toucher sans pensée »2 . C’est
donc une vision paradoxale qui est en œuvre, vision-fusion d’une unité du
conscient, plus haptique qu’optique. Et cet bien ce qui « touche » Paulhan
dans la peinture cubiste.
Nous rencontrons sans nul doute une première idée de l’Un conçu
comme insondable et contradictoire, dans une phase initiale du néo-plato- Un
nisme chrétien, c’est-à-dire chez Denys l’Aréopagite, où l’on voit que la
divinité est désignée comme « brouillard très lumineux du silence qui en-
seigne secrètement … ténèbres pleines de lumière », qui « n’est ni un corps,
ni une figure, ni une forme, qui ne possède ni quantité ni qualité ni poids,
qui n’a pas de sensibilité et ne tombe pas sous le sens… qui n’est ni une âme
ni une intelligence, qui ne possède ni imagination ni opinion, qui n’est pas
l’erreur et non plus la vérité » (théologie mystique)
La dégustation esthétique ne consiste pas dès lors, pour l’homme du
Moyen-Âge, dans le fait de se concentrer sur une autonomie du produit
artistique ou de telle réalité naturelle, mais bien en celui d’appréhender
toutes les connexions surnaturelles existant entre l’objet et le cosmos, et de
discerner dans la chose concrète un reflet ontologique de la vertu agissante
de Dieu. Authentique opération de contemplation esthétique suscitée par la
présence sensible du matériau artistique, le passage de la joie esthétique à
une joie de type mystique s’opère par une véritable transfiguration du banal :
« Lorsque dans mon amour pour la parure de la maison de Dieu, la beauté
des pierres multicolores m’arrache parfois aux soucis extérieurs et qu’une
digne méditation me conduit à réfléchir sur la diversité des vertus sacrées,
en transposant ce qui est matériel à ce qui est immatériel, je crois me voir
dans une étrange région de l’univers qui n’existe tout à fait ni dans la fange
de la terre, ni dans la pureté du ciel, comme transporté, grâce à Dieu, de ce
monde inférieur au monde d’en haut selon le mode analogique. »3
Parmi les théorisations de l’expression allégorique, la plus rigoureuse
est peut-être celle que nous découvrons chez Thomas d’Aquin : rigoureuse,
et en même temps novatrice, car elle sanctionne le recul de l’allégorisme

1. Plotin, Ennéades VI, 9, 10


2. ibidem, V, 3, 10
3. Suger, Mémoire sur son administration abbatiale, XXVII, 1994, Imprimerie Nationale,
p.259

249
POÏETICA

cosmique, tout en laissant place à une considération plus rationnelle du


phénomène. Le principe thomiste de l’analogie ne se fonde pas sur des res-
semblances vagues, insaisissables, mais bien sur un critère méthodologique
en vertu duquel on peut, suivant des règles aussi univoques que possible,
inférer de certains effets la nature de la cause. Mais ce rationalisme n’épuise
saint Thomas pas chez lui la vocation essentielle de l’esprit qui reste la contemplation.
Elle désigne selon saint Thomas « l’acte de voir Dieu en soi » (contempla-
tio nominat actum vivendi Deum in se), et par-là même peut être considérée
comme l’acte humain le plus extrême (maxime), le plus délectable et heu-
reux (delectabilis) – mais aussi le plus difficile (difficilis) à engager, à sou-
tenir pleinement1. Et l’aboutissement de la pensée de saint Thomas n’est-il
pas, trois mois avant sa mort, cette vision d’une image du christ lui parlant;
laissant la Somme inachevée, il déclarait: « Tout ce que j’ai écrit me paraît
de la paille en comparaison de ce que j’ai vu ».
De plus si le thomisme doctrinal n’a certes pas suivi les voies dio-
nysiennes ces dernières n’en restaient pas moins ouvertes, explicitement
ou non, dans tout le champ phénoménologique de la dévotion et de l’expé-
rience mystique, celle par exemple de Nicolas de Cues qui, dans De la docte
ignorance (1440), fonde la croyance sur une vision mystique où viennent
s’unifier les positions contraires des hommes.
E. Cassirer a insisté sur son influence possible sur Ficin. Selon Ficin,
qui renouvelle également la tradition dionysienne, l’âme peut rejoindre
Dieu par cette pointe extrême de la contemplation dont parlent les mys-
tiques. La deificatio qui fait l’objet d’un chapitre capital de la Théologie
Platonicienne, est la conversion progressive de l’âme entrée dans l’infini
de la contemplation ; elle assiste d’une altitude nouvelle à l’emboîtement
des formes, à la circulation intense de l’univers, qu’elle pénètre comme si
elle en était l’auteur, et qu’elle voit se transfigurer. Ficin se plaît à retrouver
chez Platon et chez Plotin la description de cette ascension intérieure ; tout
son effort philosophique vise à établir le bien-fondé des mouvements de
l’âme – connaissance et affectivité intimement unies –, au terme desquels
l’univers sensible n’apparaît plus que comme une étonnante illusion « poé-
tique », un rêve, dont les paradoxes et les images merveilleuses du Plato-
nisme pouvaient seuls nous réveiller.
Alors que Bellori, sous le patronage de l’absolutisme monarchique
français, élaborait sa théorie académique des genres assurant au héros de
l’Histoire, le Roi, la place hiérarchique dominante, la plus grande part des
arts continuaient et continueront à explorer ce lieu privilégié de la vision
contemplative, autant par le biais de la commande religieuse que par celui
de la fable mythologique, comme a pu le montrer Marc Fumaroli2.
La parenté de l’expérience esthétique et contemplative est également
évidente pour le XIXe siècle romantique. A la vérité, ce dont sont voisins
la littérature, la poésie, l’art, mais tout autant la philosophie, liés depuis
le romantisme à la décadence de la religion ( en ceci que, sous une forme

1. Thomas d’Aquin, In tertio Sententiarum, 35, 1, 2, et Summa theologica, Ia-Iiae, 3, 5.


2. Marc Fumaroli, l’école du silence, Flammarion, Paris, 1998

250
D O X A - PA R A D O X A

moins importante, moins inévitable, ils tendent à revendiquer, discrètement,


l’héritage de la religion ) est moins le contenu de la religion que celui du
mysticisme. Schelling ou Hegel avouent eux-mêmes cette filiation idéolo- Romantisme
gique, insistent sur elle, insèrent parfois la religion dans leur système, en y
reconnaissant l’un des moments nécessaires du développement de celui-ci.
Nietzsche, qui est tout de même aussi leur héritier, ne serait-ce que négati-
vement, a ironisé : « Le prêtre protestant est le grand-père de la philosophie
allemande, le protestantisme lui-même est son péché originel [...] Il suffit de
prononcer le mot “fondation de Tübingen” pour saisir ce que la philoso-
phie allemande est au fond : une théologie sournoise [hinterlistig] »1 .
Cette mystique idéaliste trouve son point de fuite dans l’Idée en tant
que forme de la Liberté. Ce que l’on a appelé le Premier Programme de
l’idéalisme allemand, composé et rédigé collectivement en 1796 par les
« trois compagnons de Tübingen », Hegel, Hölderlin et Schelling  le déclare
sans ambages : « Il n’y a que ce qui est objet de liberté, qui peut s’appeler
Idée. », ou bien encore : « La première idée c’est naturellement la repré- idéalisme
sentation de moi-même comme d’un être absolument libre. Avec l’être libre
conscient de soi surgit en même temps du néant tout un monde - la seule
création [Schöpfung] à partir du néant qui soit vraie et possible. »
Conséquence de cette toute puissance de la liberté : le caractère dé-
miurgique de l’esprit.
Schelling : « Philosopher sur la nature, cela signifie créer [schaffen]
la nature. »
Hegel : « L’esprit s’engendre [zeugt sich selbst] lui-même. »
Schelling encore, à propos de Fichte : « Le monde commence pour
chaque individu par cette autoposition [Selbstsetzung] » [Contribution à
l’histoire de la philosophie moderne].
Le projet kantien était bien déjà de soustraire l’essentiel de l’homme
à la nécessité et à la causalité naturelles, car, « si les phénomènes sont des
choses en soi, la liberté est impossible à sauver. La nature est la cause inté-
grale et en soi suffisamment déterminante de tout événement, et la condition
de chacun est toujours renfermée uniquement dans la série des phénomènes
qui sont nécessairement soumis, avec leurs effets, à la loi de la nature. »2
Et c’est sur le mode dynamique Héraclitéen que l’idéalisme reprend
le topos platonicien du monde comme illusion : « L’objectivité est en quel-
que sorte une enveloppe sous laquelle le concept se tient caché [...]. C’est
dans cette illusion que nous vivons, et en même temps elle est le seul facteur
agissant sur lequel repose l’intérêt dans le monde. L’Idée en son processus
se crée elle-même cette illusion, s’oppose un Autre et son agir consiste à
supprimer cette illusion. C’est seulement de cette erreur que surgit la vérité Hegel
et en elle réside la réconciliation avec l’erreur et avec la finité. L’être autre,
en tant que supprimé (ou l’erreur), est lui-même un moment nécessaire de
la vérité, qui n’est qu’en tant qu’elle se fait son propre résultat »3 .

1. Nietzsche, L’Antéchrist, 1906


2. Kant, Critique de la faculté de juger, 1790
3. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques

251
POÏETICA

Hegel, « philosophe de l’histoire » définit les diverses périodes de


l’histoire qui correspondent à des moments logiques hiérarchisés de l’élu-
cidation de l’Esprit. La conception de l’art qu’il développe dans ses Leçons
sur l’esthétique est, elle aussi, historique. Il y analyse longuement toutes les
formes et tous les genres d’art, en tant que modalités de la saisie sensible du
processus d’accomplissement de l’Esprit. Ce faisant, il les met en relation
avec les structures sociales et culturelles auxquelles il les fait correspondre
intimement : art symbolique (l’Égypte antique), classique (la Grèce), ro-
mantique (les nations chrétiennes). Pour lui, l’art a fondamentalement trait à
la vie de l’esprit, il en est même une des figures essentielles, avec la religion
et la philosophie. « L’art creuse un abîme entre l’apparence et l’illusion de
ce monde mauvais et périssable, d’une part, et le contenu vrai des évène-
ments, de l’autre, pour revêtir ces évènements et phénomènes d’une réalité
plus haute née de l’esprit ». « Si l’on veut assigner à l’art un but final, ce
ne peut être que celui de révéler la vérité, de représenter de façon concrète
et figurée ce qui s’agite dans l’âme humaine. Ce but lui est commun avec
l’histoire, la religion... ». « Cette région de la vérité divine que l’art offre à
la contemplation intuitive et au sentiment constitue le centre du monde de
l’art tout entier, centre représenté par la figure divine, libre et indépendan-
te, qui s’est complètement assimilé tous les côtés extérieurs de la forme et
des matériaux, en en faisant la parfaite manifestation d’elle-même ». Oui,
affirme solennellement Hegel, « c’est Dieu, c’est l’idéal qui constitue le
centre ». Il n’est de beau ou d’art véritable qui ne se marque selon lui à une
adéquation du sensible à la vérité divine.
Ce mysticisme de l’idéalisme n’a pas échappé à Bataille :
« Les choses doivent être regardées en face et il faut admettre que la
dialectique a d’autres antécédents qu’Héraclite, Platon ou Fichte. Elle se
rattache encore plus essentiellement à des courants de pensée tels que le
gnosticisme et la mystique néoplatonicienne et à des fantômes philosophi-
ques tels que Maître Eckhart, le cardinal Nicolas de Cuse et Jacob Boe-
hme. »1
Contre la philosophie de l’histoire de Hegel, Schopenhauer élabore
une véritable philosophie de l’instinct, celui du vouloir-vivre, qui main-
tien le postulat d’un monde illusoire et de la fonction révélatrice de l’art.
Schopenhauer À la tradition judaïque d’un dieu positif et à ses prolongements chrétiens
et musulmans, Schopenhauer oppose les religions de l’Inde, mais aussi le
« bouddhisme » qu’il décèle dans le Jésus des Évangiles ou dans certains
mystiques tels que saint François d’Assise à savoir la longue tradition des
théologies négatives. La délivrance ne peut être attendue que de la négation
du vouloir-vivre par lui-même. Dans le plan général du Monde comme vo-
lonté et comme représentation, la contemplation est présentée comme une
étape vers cette abolition du vouloir-vivre. Pour Schopenhauer, la théorie de
l’art doit être rapportée à une théorie de la contemplation du beau, et celle-ci
à la connaissance par les idées qu’il distingue radicalement de la connais-

1. G. Bataille et R. Queneau, « La critique des fondements de la dialectique hégélienne »


(1932), in Œuvres complètes, I, p. 283.

252
D O X A - PA R A D O X A

sance par les concepts, ces outils intellectuels subordonnés aux fins sans fin
du vouloir-vivre individuel. C’est au génie qu’il appartient, par un dévelop-
pement exceptionnel de l’intellect, d’accéder à l’idée et de devenir pur sujet
de connaissance d’un pur objet. La vérité de la sagesse n’est pas à chercher
dans une quelconque intelligence mais dans l’expérience dénudante d’une
contemplation esthétique : « Si la philosophie a été longtemps cherchée en
vain, c’est qu’on voulait la trouver par la voie d’une science et non par la
voie de l’art. » Il s’agit bien ici encore d’un retour à l’Un indicible de Plotin
ou de Denys. Considéré hors du principe de raison, le monde de la représen-
tation est pur objet de contemplation esthétique, une contemplation désinté-
ressée, échappant à la discursivité abstraite de la représentation courante, et
dont les artistes, grâce à leur génie, offrent l’expérience. L’œuvre d’art, qui
communique à un large public cette connaissance, vaut donc non pas en tant
que création (qui ne serait qu’exaltation de la volonté), mais comme la pos-
sibilité d’une expérience métaphysique qui nous délivre momentanément
de la « roue d’Ixion » de la causalité phénoménale.
Dans ces états mystiques, desquels relèvent donc la littérature, la poé-
sie, les arts, et une grande part de la philosophie, nous pouvons connaître
une vérité différente de celles qui sont liées à la perception des objets, mais
cette vérité n’est pas formelle. Vérité de l’Un avant tout in principio, le dis- vérité de l’Un
cours cohérent n’en peut rendre compte. Elle serait même incommunicable,
si nous ne pouvions l’aborder par deux voies : la poésie et la description des
conditions dans lesquelles il est commun d’accéder à ces états.
Pour des Esseintes, parangon du symbolisme, l’extase domine la
prose, et il y a extase parce que le monde se révèle plus riche que ne le
croient ceux qui se hâtent de le cataloguer. De même chez Mallarmé les ob- symbolisme
jets existent avec une singulière intensité. Ceux qui ne savent pas voir sont
ceux qui ont l’assurance d’avoir vu, compris, classé. Ils font de la langue un
usage commandé par la seule utilité, mais, de même qu’il existe un « double
état de la parole », l’un commercial, l’autre poétique, il existe un double état
de la vision. Voir, ce peut être avoir reconnu ; ce peut être aussi contempler.
Pour qui voit, vraiment, le temps de la vision, de la fascination, se distend,
se prolonge, s’organise en musique. Et c’est toujours un théâtre qui est pro-
posé, non pas un théâtre qui serait une imitation du réel, mais un spectacle
mental où l’acteur concret se transforme en figure. C’est aussi peut-être un
ballet, pourvu que l’on admette, comme le dit Mallarmé, que la danseuse
n’est pas une femme et qu’elle ne danse pas.
Pour décrire cette bipolarité de la conscience rationnelle et poétique
Heidegger utilise l’image photographique, où nous aurions, d’un côté,
comme pôle négatif, le Gestell, l’arraisonnement du monde à la technique,
et de l’autre, l’Ereignis, l’événement qui en serait la révélation. L’Être des-
tine l’homme à exister – non au sens existentialisme, précise Heidegger, qui Heidegger
s’oppose là très précisément à Sartre, mais en celui d’une « ek-sistense »
c’est-à-dire d’une sortie du monde de la subjectivité, d’une extase. « Ce extase
destin, précise-il, advient comme l’éclaircie de l’Être ; il est lui-même cette
éclaircie. Il accorde la proximité à l’Être ». N’est-on pas encore là dans le
domaine de l’éclair sublime ? Il s’agit d’ailleurs d’un écho de l’idéalisme
platonisant que Husserl développait dans les Recherches logiques (1900-

253
POÏETICA

1901) : dans l’activité logique, la loi apparaît comme une réalité idéale, qui
transcende les actes d’appréhension ou d’expression singuliers. Opérant une
Husserl critique du psychologisme, la phénoménologie de Husserl met en évidence
une dimension idéale de signification qu’il reconnaîtra, par-delà le domaine
phénoménologie formel de la logique, au cœur de chaque type de réalité. Mais Husserl rompt
avec Platon en ce qu’il met en avant la nécessité d’une phénoménologie
des vécus de pensée et de connaissance, qui doit permettre de résoudre le
problème de la théorie de la connaissance. Cette phénoménologie peut être
caractérisée comme un « retour aux choses mêmes », car les choses mêmes
ne sont rien d’autre que les vécus « en lesquels réside l’apparaître de l’ob-
jet », c’est-à-dire, exactement, les phénomènes. L’intentionnalité est cette
conscience de viser conscience de viser l’objet identifiable, à savoir susceptible d’être reconnu
comme « même », en deçà de toute fonction linguistique.
La photographie était un symbole particulièrement opérant de cette
visée de la conscience. On comprend que Barthes ait établi une différen-
ciation similaire dans la perception de l’image, en l’occurrence encore pho-
tographique, différence de mode de conscience calée sur l’investissement
émotionnel de l’observateur, du viseur. L’intensité ou le type de désir en
oeuvre conditionnant un mode particulier de lecture du sens ( comme le
réglage de la vitesse et de l’ouverture de l’appareil photo ou le choix d’un
programme de prise de vue conditionne la netteté ou l’éclairage) ; d’un côté
une implication utilitariste, un champ d’intérêt culturel – le studium – ,
de l’autre un investissement plus passionnel voire amoureux qui traverse
Barthes ce champ comme une « zébrure inattendu » (à la manière du sublime dont
Longin donne l’image archétypale de l’éclair) – le puctum –  :
« Le studium, c’est le champ très vaste du désir non-chalant, de l’in-
térêt divers, du goût inconséquent : j’aime / je n’aime pas, I like / I don’t
like. Le studium est de l’ordre du to like, et non du to love.[…]
studium / punctum Reconnaître le studium, c’est fatalement rencontrer les intentions du
photographes,[…] les comprendre, les discuter en moi-même car la culture
(dont relève le studium) est un contrat passé entre les créateurs et les con-
sommateurs […]
Le punctum pourvoit l’image d’un champ aveugle. Le punctum est
alors une sorte de hors-champ subtil, comme si l’image lançait le désir au
delà de ce qu’elle donne à voir »1 .
Barthes précisera la dimension mystique de cette expérience : « C’est
“l’extase photographique” : certaines photos vous font sortir de vous-
même, quand elles s’associent à une perte, à un manque, et, en ce sens,
ce livre [La Chambre claire] est plutôt le symétrique des Fragments d’un
discours amoureux dans l’ordre du deuil »2 .
La psychanalyse a tenté de décrire et d’expliquer ces divers modes de
conscience et les mécanismes de leur modulation.

1. R. Barthes, La Chambre claire, 1980, dans Œuvres Complètes, V, Paris, Seuil, 2002,
p.810-834.
2. R. Barthes, Le Matin, 22 février 1980, dans Œuvres Complètes, V, Paris, Seuil, 2002,
p.930.

254
D O X A - PA R A D O X A

L’analyse Jungienne de l’inconscient fait pénétrer tout d’abord dans le


conscient des contenus individuels et personnels, ce que Jung appelle « l’in-
conscient personnel ». À ce bloc s’ajoutent des couches plus profondes de
l’inconscient, « l’inconscient collectif », qui déterminent un élargissement
de la personnalité entraînant un état d’inflation. La personnalité consciente
est un fragment plus ou moins arbitraire de la psyché collective, fragment
qu’il désigne du nom de  persona, un terme exprimant très heureusement ce Jung
qu’il doit signifier, puisque, originairement, la persona désignait le masque
que portait le comédien, et qui indiquait le rôle dans lequel il apparaissait.
La persona n’est qu’un masque, qui, à la fois, dissimule une partie de la
psyché collective dont elle est constituée, et donne l’illusion de l’individua- individuation du Soi
lité ; c’est la cristallisation d’un compromis entre l’individu et la société,
l’ensemble des rôles que l’Autre et le monde l’ont amené à jouer.
L’individuation Jungienne n’a d’autre but que de libérer le Soi, d’une
part des fausses enveloppes de la persona, et d’autre part de la force sugges-
tive des images inconscientes, par prise de conscience de leur existence et
de leur fonctionnement. Les techniques de différenciation entre le Moi et les
figures de l’inconscient, dont il trouve un modèle précurseur dans la « phi-
losophie alchimique », visent à recentrer la personnalité globale sur son
point d’équilibre, le Soi : « un point indéfinissable situé à mi-chemin entre
les tendances contraires et les pôles opposés ; en lui se réconcilient les an-
tinomies, se résout le conflit, se décharge la tension énergétique initiale »1.
Jung rapproche explicitement ces techniques des pensées contemplatives
traditionnelles : « On pourrait aussi bien dire du Soi qu’ il est “ Dieu en
nous ”. C’est de lui que semble jaillir depuis ses premiers débuts toute notre Dieu en nous
vie psychique, et c’est vers lui que semblent tendre tous les buts suprêmes
et derniers d’une vie.[…] C’est pourquoi, si nous utilisons la notion d’un
Dieu, nous formulons ainsi simplement une certaine donnée psychologique,
à savoir l’indépendance, l’autonomie et le caractère prépondérant et sou-
verain de certains contenus psychiques, qui s’expriment dans leur capacité
de contrecarrer la volonté, d’envahir et d’obséder le conscient et d’influen-
cer ses humeurs et ses actions »2.
Jung ne manque également pas de souligner l’aspect esthétique de
cette expérience : « J’utilise à dessein l’expression “percevoir le Soi” pour
bien marquer combien la relation du Moi au Soi relève de la sensation. A
ce sujet, nous ne saurions en connaître davantage, car nous ne pouvons
absolument rien dire des contenus du Soi. Le Moi est le seul contenu du Soi
que nous puissions connaître. Le Moi qui a parcouru son individuation, le
Moi individué, se ressent comme l’objet d’un sujet inconnu qui l’englobe »3.
Les états de contemplation esthétique doivent leur plénitude et leur richesse
à l’action d’une mémoire qui n’est plus limitée et spécialisée comme celle
que requiert le rapport linguistique référentiel (remémoration), il s’agit une

1. C.G.Jung, Dialectique du Moi et de l’inconscient, (1933), Paris, Gallimard, 1964,


p.240.
2. ibidem, p.255
3. ibidem, p.259

255
POÏETICA

mémoire globalisée, qui agit plus librement, pour donner à la sensibilité de


l’ampleur. Cette situation détermine chez nous une ouverture à des stimuli
plus nombreux et hétérogènes, par la disparition des inhibitions qui canali-
sent généralement nos réponses.
Ereignis, Punctum, percevoir le Soi, sont autant de tentatives pour
circonscrire conceptuellement un événement dont on ne peut avoir de con-
naissance que concrète et vécu. Elles pointent une configuration particulière
des connexions cérébrales et de l’état corporel où la vérité, fille de la raison
opératoire, n’est pas encore née, le lieu de la foi et des croyances, celui de
la doxa.
Doxa, Paradoxa balisent le lieu d’une véritable crise du concept de
vérité.
Si l’on cherche à comprendre comment se construit dans l’esprit de
l’homme ce concept de vérité il faut d’abord noter que l’existence originelle
d’une activité corticale soutenue de l’embryon en l’absence d’entrée senso-
rielle est un phénomène aujourd’hui bien établi par les neurosciences, même
dans les aires sensorielles primaires1. La décharge spontanée des neurones
fait partie des propriétés élémentaires fondamentales de notre cerveau, qui
se comporte naturellement comme un système autonome projetant en per-
manence de l’information en direction du monde extérieur, Ces « songes de
l’embryon » jouent probablement un rôle important pour l’assemblage du
système nerveux en effectuant des « répétitions internes » qui participent à
songes de l’embryon une espèce de réglage global des réseaux neuronaux préparant leur interac-
tion avec le monde extérieur au lieu de recevoir passivement son empreinte.
Une activité électrique spontanée intense apparaît très tôt au cours du déve-
loppement embryonnaire du système nerveux et il paraît plausible qu’elle
joue un rôle central dans plusieurs mécanismes propres au développement
cérébral et, de manière générale, dans l’acquisition des connaissances ainsi
que dans la mise à l’épreuve de leur vérité ; elle est nécessaire pour stabili-
ser et maintenir – de manière génétique – les connexions nerveuses jusqu’à
l’âge adulte.
Le jeune enfant dès sa naissance est constamment en train d’explorer
le monde extérieur et ne cesse que pour dormir. On peut estimer que cette
activité exploratoire s’accompagne, voire s’organise autour de la produc-
tion, dans son cerveau, d’ « hypothèses spontanées » que Jean-Pierre Chan-
geux appelle des « pré-représentations » ; elle implique aussi leur mise à
l’épreuve par essais et erreurs au travers de ce qu’on peut appeler des « jeux
cognitifs ». Ces jeux cognitifs, surtout aux premiers stades du développe-
ment, précèdent les jeux de langage plus élaborés qui engagent la compré-
hension et la production des mots. L’enfant manifeste extérieurement ces
pré-représentations par des mouvements des bras et des mains [ principe
de la danse], par des pleurs et des cris [ principe du chant], des larmes ou
des sourires [ principe du théâtre]. En agissant ainsi, l’enfant – et, plus tard
l’adulte – « projette » ses pré-représentations sur le monde qui l’entoure,
d’une façon d’abord explicite, à travers des actions motrices, et, ensuite,

1. J.-P. Changeux, L’Homme neuronal, Paris, Fayard, 1983.

256
D O X A - PA R A D O X A

de façon tacite, « mentalement », par les jeux cognitifs qui stabilisent ou jeux cognitifs
non les pré-représentations en fonction du signal, positif ou négatif, plai-
sant ou douloureux, reçu du monde extérieur. Il semble que l’acquisition
des connaissances physiques sur les fluides ou les solides, sur la continuité
des objets matériels se développe comme s’il y avait constamment mise à
l’épreuve d’ « hypothèses » préformées produites à des moments définis du
développement1.
Ne s’agit-il pas, en poésie comme en art d’ouvrir au maximum et avec
le plus de dynamisme possible les horizons de ce champ des possibles où
agissent les jeux cognitifs ?
C’est tout le sens et l’enjeu que Mallarmé donne à la notion si impor-
tante pour lui de fiction, de leurre : « Nous savons, captifs d’une formule ab-
solue, que, certes, n’est que ce qui est. Incontinent écarter cependant, sous Mallarmé
un prétexte, le leurre, accuserait notre inconséquence, niant le plaisir que
nous voulons prendre : car cet au-delà en est l’agent, et le moteur dirais-je fiction
si je ne répugnais à opérer, en public, le démontage impie de la fiction et
conséquemment du mécanisme littéraire, pour étaler la pièce principale ou
rien. Mais je vénère comment, par une supercherie, on projette, à quelque
élévation défendue et de foudre ! »2. La fiction comme « au-delà », c’est en-
core l’impératif romantique d’Hugo qui confie à son étrange Promontorium
Somnii : « Poètes, voilà la loi mystérieuse : aller toujours au-delà. »
Lorsqu’il aborde des questions d’esthétiques, Apollinaire privilégie Apollinaire
lui aussi la fiction du mythe au détriment de l’analyse. Le mythe est pour lui
producteur de sens à part entière. Il exprime par l’image ce que l’analyse ne mythe
saurait exprimer sans le trahir. Là encore, Apollinaire se retrouve aux côtés
de Nietzsche : « Le mythe demande à être ressenti intuitivement comme une
expérience unique d’une universalité et d’une vérité qui s’ouvrent sur l’in-
fini »3. Dieu mort, reste cependant l’expérience toujours ouverte du divin en
soi, l’expérience intérieure.
La genèse des mythes par le processus que Claude Lévi-Strauss ap-
pelle « bricolage » traduit bien cette activité de base du cerveau en ce qu’el-
le présente des relations évidentes avec les « jeux cognitifs » de l’enfant.
En conséquence, ce processus évolutif de bricolage serait une expression
directe des propriétés combinatoires et récursives du cerveau humain ainsi
que ses capacités à généraliser. La notion de mythe utilisée ici découle de ce
mode d’analyse structurale par lequel les séquences d’un récit se trouvent
redistribuées pour former une organisation spatiale préhensible et compré-
hensible sous forme d’image4. Les structuralistes procèdent ainsi afin de
mettre en évidence la fonction des mythes – laquelle est, d’après eux, la
prise en charge culturelle de la contradiction.
Cette fonction a longtemps été assumée, dans l’art occidental, par le

1. S. Carey, Conceptual Changes in Chidhood, Cambridge, Mass., MIT Press, 1985.


2. Mallarmé, La musique et les Lettres, La Revue Blanche, avril et octobre 1894
3. Nietzsche, Naissance de la tragédie, 1872
4. voir C. Levi-Strauss, « La structure des mythes », Anthropologie structurale, Paris,
Plon, 1958, p. 227.

257
POÏETICA

paradigme de la fenêtre, de la porte, de la clôture végétale, en fait de toute


articulation architecturale entre un extérieur et un intérieur. Cet archétype
cadre du cadre comme lieu de la pensée mythique ou poétique s’est évidemment
incarné avec le plus de force à la Renaissance dans la fenêtre albertienne,
mais également dans l’art moderne et contemporain sous la forme struc-
turelle de la grille, comme l’a montré Rosalind Krauss, n’hésitant pas à
déclarer que « derrière chaque grille du XXe siècle se trouve – comme un
traumatisme qu’il faut refouler – une fenêtre symboliste qui se fait passer
pour un traité d’optique. »1
Le cadre, sous toutes les formes qu’il puisse prendre, est cette fron-
tière [infra-mince dira Duchamp] entre la connaissance acquise, structurée,
rationnelle et ordonnée, le monde des formes, de la logique, du pouvoir,
de l’histoire, et « au-delà », le vaste champ de l’inconnu, le chaos de l’in-
forme, le lieu d’une conscience en œuvre, non encore définie, virtuelle, ri-
che de toutes les possibilités que les jeux de l’imagination et de la mémoire
donnent à l’homme avant que la logique n’opère son jugement et ne cris-
tallise le savoir ; le lieu des hypothèses et des présences, tout en devenir, en
métamorphoses, le lieu de la pensée en puissance.
Si l’art annexe souverainement toute réalité susceptible d’être pré-
sentée, c’est bien en suspendant d’autres formes de rationalité [ C’est en ce
sens que Coleridge avait parlé d’une « suspension de l’incrédulité » chez le
lecteur d’un récit ] . « en contemplant un tableau, il y a un moment où nous
perdons conscience qu’il n’est pas la chose, la distinction entre le réel et la
copie disparaît […]. A ce moment, nous contemplons une icône »2. À la dif-
férence d’une prétention cognitive à la vérité ou d’une prétention normative
à la légitimité, la prétention à la validité esthétique est indirecte : avant de
dire oui ou non, il nous faut suspendre notre jugement et entrer dans le jeu
d’une œuvre qui nous éloigne de nos attitudes quotidiennes et nous impose
une déréalisation. La poésie est ce lieu, temporaire qu’on se rassure, de
« suspension de l’incrédulité » : « On croit, écrit André Gide, à l’encontre
de toute constatation, de toute évidence. Pour croire il faut se crever les
yeux. L’objet de la croyance, il faut cesser de le regarder pour le voir »3.
Dans La Destination de l’homme, 1800, Johann-Gottlieb Fichte fait
croyance de la croyance la faculté qui sera chargée de révéler la réalité en soi et hors
de soi. Mais cette croyance ne saurait se réduire, comme chez les romanti-
ques (et Fichte ne cessera de porter le fer contre eux, malgré la propension
de ces derniers, tel Novalis, à se réclamer de sa pensée) à la foi de l’enfance.
Elle est aussi exigence de la raison pratique qui garde comme en veilleuse
l’amorce vigilante d’un retour à la conscience attentive. « La croyance n’est
pas le savoir, mais une décision de la volonté de donner à ce savoir sa
pleine valeur. »
Toutes les connaissances se construisent sur ce substrat de liberté des

1. R. Krauss, L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula,


1993, p. 101
2. C.S. Peirce, Ecrits sur le signe, trad. G. Deledalle, Seuil, Paris, 1978, p. 145.
3. André Gide, Interviews imaginaires

258
D O X A - PA R A D O X A

croyances qu’on dépasse, où l’on revient, mais dont en tout état de cause
il serait dangereux de nier le rôle constituant. Selon Gadamer, fondateur de herméneutique
l’herméneutique, les sciences humaines, disciplines forgées sur le modèles
des sciences exactes, ont depuis leur naissance eu l’obsession de s’aligner
sur leurs méthodes de rigueur mathématique. Pour l’auteur de Vérité et mé-
thode (1959) cette obsession méconnaît foncièrement, la vérité propre aux
sciences de l’homme : ce n’est pas sur la distanciation méthodique, mais,
bien au contraire, sur l’appartenance à ce qui est dit et à une tradition, à un
travail de l’histoire, un Wirkungsgeschichte, que se fonde l’expérience de
vérité dont les sciences humaines sont porteuses. Les modalités de croyance
renvoient aux modes de possession de la vérité ; il existe à travers les siècles
une pluralité de ce que l’historien Paul Veyne appelle des « programmes de Veyne
vérité », qui comportent différentes distributions du savoir, et ce sont ces
programmes qui expliquent les degrés subjectifs d’intensité des croyances, programme de vérité
la mauvaise foi, les contradictions en un même individu. La « langue de
bois » est ainsi cette modalité particulière de croyance où le contenu du
discours n’est senti ni comme fondamentalement vrai, ni comme fondamen-
talement faux, mais comme verbal, vrai dans sa seule vérité d’énonciation
au sein d’un public dont la réception finalise l’acte de parole : ce que Bour-
dieu appelle, en le resituant dans le champ des luttes sociales de pouvoir,
l’illusio :
« … l’œuvre d’art, comme les biens ou services religieux, amulette ou
sacrement divers, ne reçoit valeur que d’une croyance collective. L’acte ar-
tistique ne serait rien qu’un geste insensé ou insignifiant sans l’univers des Bourdieu
célébrants et des croyants qui sont disposés à le produire comme doté de
sens et de valeur par référence à toute la tradition dont leurs catégories de illusio
perception et d’appréciation sont le produit. […] C’est dans la relation en-
tre les habitus et les champs auxquels ils sont plus ou moins adéquatement
ajustés – selon qu’ils en sont plus ou moins complètement le produit – que
s’engendre ce qui est le fondement de toutes les échelles d’utilité, c’est-à-
dire l’adhésion fondamentale au jeu, l’ illusio , reconnaissance du jeu et de
l’utilité du jeu, croyance dans la valeur du jeu et de son enjeu qui fondent
toutes les donations de sens et de valeurs particulières. »1.
Croyons-en Michel Foucault : l’histoire des idées commence vraiment
quand on historicise l’idée philosophique de vérité. Notre vie quotidienne
est composée d’un grand nombre de ces programmes de vérités, de ces mo-
dalités de croyances ; nous passons sans cesse de l’un à l’autre, comme on
change de longueur d’onde à la radio, mais nous le faisons à notre insu. Jean
Piaget a depuis longtemps mis en évidence chez l’enfant cette pluralité des
modalités de croyance : Piaget
« Chez l’enfant, il y a plusieurs réalités hétérogènes : le jeu, le réel
observable, le monde des choses entendues et racontées, etc. ; ces réalités modalité de croyance
sont plus ou moins incohérentes et indépendantes les unes des autres. Dès
lors, lorsque l’enfant passe de l’état de travail à l’état de jeu, ou de l’état
de soumission à la parole adulte à l’état d’examen personnel, ses opinions

1. Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, p 288

259
POÏETICA

peuvent varier singulièrement. »1. Les modes de prise de conscience des


adultes sont-il en fin de compte si différents ? Les diverses vérités analogi-
ques – empirique, logique, poétique, onirique… – sont toutes vraies à nos
yeux, mais nous ne les pensons pas exactement selon les mêmes topogra-
phies cérébrales et elles relèvent chacune d’un champ de force qui lui est
propre, pouvoir politique, autorité des professionnels du savoir, socialisa-
tion (Nietzsche dirait dressage). C’est parce que la pensée est une force
qu’elle ne se distingue pas de la pratique comme l’âme ne se distingue pas
du corps : on ne sait (ou croit, c’est pareil) que ce qu’on a le droit de savoir ;
la distribution politique du savoir a, outre ses conséquences politiques et
sociales, des effets sur le savoir lui-même. On n’apprend et n’invente que si
l’on en a le droit socialement reconnu. Et c’est l’un des grands mérites du li-
béralisme européen du XVIIIe siècle que d’avoir, sur le modèle scientifique
d’une perpétuelle remise en question des faits, sécrété en son sein l’idée de
sa propre contestation révolutionnaire – capitalisme et socialisme comme
les deux faces d’un même programme !
« L’imagination constituante » que Paul Veyne a cherché à définir
imagination dans Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? ne désigne pas une faculté
constituante de la psychologie individuelle, mais l’ensemble des « cadres arbitraires
et inertes », des « palais de l’imagination » mis en place par les forces en
jeux dans tout groupe social, cadres dans lesquels ces groupes pensent et
agissent, palais hors desquels rien n’existe si ce n’est la demi-existence de
réalités « matérielles », c’est-à-dire de réalités dont l’existence n’a pas en-
core été prise en compte, n’a pas reçu sa forme, ce lieu bataillien s’il en est
de l’informe. Emile Durkheim, dans son analyse des Formes élémentaires
de la vie religieuse, considère qu’à l’exception de l’activité économique
presque toutes les grandes institutions sociales sont issues de la religion et
que la vie religieuse exprime en raccourci la totalité de la vie collective. Il
suggère que la pensée scientifique ne serait rien de plus qu’une forme plus
parfaite de pensée religieuse, l’exubérance de sens de la pensée mythique
y subissant un important « élagage » conceptuel. Science et croyance ne
sont donc pas des modes de pensée si différents qu’on a pu l’imaginer ; ce
constat se révèle bien proche d’une posture intellectuelle comme celle de la
gnose qui, dès ses origines – chez un Valentin, un Carpocrate, un Basilide
– se voulut surtout une attitude non-religieuse ou plutôt a-religieuse, c’est-
à-dire soucieuse de dépasser l’absurde antinomie de la foi et de la connais-
sance, du sacré opposé au profane.
En dépit de l’immense progrès accompli par la connaissance scienti-
fique, son caractère éternellement fragmentaire, éphémère et incomplet sera
toujours favorable à la survie de la pensée mythique et à son exubérance de
sens.
Être subtil est la méthode autant que l’essence de l’art ! (esprit subtil
– Ars magna).
Notre mot « parole » n’est-il pas l’héritier un peu amnésique de cette

1. J. Piaget, Le jugement et le raisonnement chez l’enfant, Paris, Delachaux et Niestlé,


1945, p. 217.

260
D O X A - PA R A D O X A

paraula qui, en latin chrétien, contractait la parabola, forme et puissance


germinale du Verbe du Christ ? Parler, c’est parabolare. La parabole en
grec classique est un mot du langage mathématique désignant l’angle de
recoupement entre deux plans d’ordres différents ; en grec évangélique,
c’est un récit familier qui fait se recouper les choses de la vie humaine et parole
l’ordre divin. Entre le symbolique (le savoir) et le diabolique (l’ignorance),
le parabolique joue la digression, la dispersion, la perte, mime le mal du
non-sens mais il le sublime, le transcende, et des limbes de l’inconnu dès
lors vaincu, il ressurgit, ressuscite à un sens revivifié. Prêcher le faux pour
apprendre le vrai, tenter les hypothèses les moins évidentes : paradigme de
l’ingéniosité ! Mais quel scandale pour l’ancienne loi qui se voit dépassée.
Le destin de Jésus est un destin parabolique. C’est celui de toute mystique,
de toute poïétique. « J’appelle sagesse de l’artiste, nous dit Barthes, ce
savoir moral, cette acuité de discernement qui lui permet de ne jamais con-
fondre le sens et la vérité. Que de crimes l’humanité n’a-t-elle pas commis
au nom de la vérité ? […] L’artiste, lui, sait que le sens d’une chose n’est
pas sa vérité ; ce savoir est une sagesse, une folle sagesse, pourrait-on dire,
puisqu’elle le retire de la communauté, du troupeau des fanatiques et des
arrogants. »1 L’artiste travaille à « rendre subtil le sens » et cette subtilité
du sens est décisive précisément parce que le sens, dès lors qu’il est fixé et
imposé, dès lors qu’il n’est plus subtil, devient un instrument, un enjeu du
pouvoir. La leçon des Fleurs de Tarbes de Paulhan, complété par Clef de
la poésie, est à situer dans cette zone d’affolement des signifiances : « Il Paulhan
est des leçons qu’il faut donner, pour ainsi dire, de biais »2. La littérature,
comme l’art, recèle pour lui un mystère, un miracle, dont l’effet est parti- littérature - mystère
culièrement sensible dans la poésie, et sous ce nom de mystère ou miracle,
Jean Paulhan récupère et tâche à régulariser le nescio quid, le « je ne sais
quoi » dont le XVIIe siècle ne cessait de répéter qu’il constitue le secret du
beau. Dans l’état mystique tout se passe « comme si notre pensée ne se suf-
fisait pas à elle-même et ne pouvait vivre sur son propre fond – mais qu’elle
exigeât à certains moments d’être en quelque sorte rechargée, de quoi ?
D’un élément d’autre nature, ambigu, mystérieux et parfaitement étranger
à l’esprit. Claire, qu’elle fût étayée par de l’obscur ; raisonnable, par de
la déraison ; explicable, par un non-sens »3. La connaissance d’un sujet sur
l’objet est remplacée par une communion du vécu. « Partout où je disais
(ou laissais entendre) : “Je pensais, je formai l’idée, j’eus la pensée”, il
conviendrait mieux de dire : les choses s’imposèrent à moi, le monde reflua
sur moi, l’extérieur me bouscula, me revint dessus, me brutalisa »4. Pris en-
tre idée, sensation, image, sentiment, et leurs contraires, « il faudrait com-
mencer par confondre ces termes opposés, et du premier instant admettre
que l’idée et la chose ne font qu’un ; que ne font qu’un le sujet et l’objet, le
mot et la chose… Bref, échapper à la première loi de la raison : l’identité

1. Roland Barthes, Cher Antonioni…, Œuvres complètes, V, p.901


2. Paulhan, Œuvres, 1964, IV, 380-381
3. ibidem, III, 352
4. ibidem,III, 363

261
POÏETICA

à soi-même »1. Toute poïétique est d’abord une ouverture. Ce dont il s’agit


c’est bien de subvertir les frontières du sens, de miner toutes formes établies
pour laisser libre cours aux mouvances de la signifiance, de conduire, hors
des structures déjà figées de la connaissance, vers l’au-delà d’une configu-
ration cérébrale en perpétuelle construction.
L’exégèse, étymologiquement, est bien cet acte de conduire hors de…
Sur la donnée close des Ecritures saintes, elle s’offre comme l’inépuisable
exégèse possibilité de créer un monde infini de relations, ouvrant toujours plus le
sens, l’imaginaire et la croyance.
Au Moyen-Âge s’est progressivement dégagé la matrice conceptuelle
d’un quadruple sens de l’Ecriture : l’historia d’une part, et d’autre part,
comme les trois rayonnements du sens spirituel, ce qu’on a désigné sous
les termes d’allegoria, de tropologia et d’anagogia. L’allegoria convertit le
sens historique en vue de la vérité même, la tropologia en vue de la virtus,
la vertu morale, l’anagogia désigne enfin le principe ultime de toutes ces
conversions ; c’est le sens mystique par excellence, et plus qu’un sens c’est
l’acte même de s’élever vers la lumière et la face divine.
L’image n’échappait pas à cette complexité de lecture. On trouve une
indication précieuse de la haute valeur de la peinture pour le clergé régulier
à la fin du Moyen-Âge à travers la définition du mot imago que donna le do-
minicain Giovanni di Genova, dans un dictionnaire intitulé Catholicon. Le
mode d’opération de l’image y est d’emblée défini comme triplex : il n’est
pas seulement à concevoir comme travail de la ressemblance (similitudo),
mais encore comme travail de re-création, voire de création (recreatio et
creatio). A cette triplicité fait écho un développement sur la triple « institu-
tion des images dans l’Eglise » : Giovanni di Genova professe que les ima-
ges religieuses répondent à trois exigences, trois exigences différentes. La
première suit à la lettre l’orthodoxie grégorienne qui consiste dans « l’ins-
truction des ignorants » (ad instructionem rudium). La seconde change déjà
de niveau : elle consiste à « susciter un affect de dévotion » (ad excitandum
devotionis affectum), selon l’idée que le visible se montre, sous ce rapport,
plus efficace que l’audible. La troisième exigence va plus loin encore dans
subtilité le domaine de la subtilitas : elle suggère que le mystère de l’Incarnation lui-
même puisse venir, quotidiennement, par nos yeux, emplir notre mémoire
(incarnationis mysterium… in memoria nostra)2.
Cela est fondamental : si la peinture est destinée à susciter en notre
mémoire le plus profond mystère théologique qui soit, alors elle ne peut
se réduire à un exercice qualifiable de facilis, à un sermon didactique pour
idiots et illettrés. Si la peinture est capable de produire la mémoire d’un
mystère, alors son mode propre d’efficacité ne peut se réduire à l’acte de
délivrer une storia, ni même à l’acte de composer une imitation, au sens
classique, de la réalité visible. La peinture, en ce sens, à l’instar d’une dé-
votion, doit alors être pensée dans les termes d’une pratique de l’extrémité,

1. ibidem, III, 364


2. Giovanni di Genova (Giovanni Balbi), Catholicon, Liechtenstein, Venise, 1497,
fol.163 v°

262
D O X A - PA R A D O X A

de l’espérance de béatitude, et enfin d’une pratique difficile, d’une pratique


subtile.
C’est l’hypothèse convaincante que développe George Didi-Hu-
berman à propos de la peinture de Fra Angelico, nommant figura cet acte
pictural consistant à produire la « mémoire du mystère de l’Incarnation »,
par-delà storia et par delà imitation « figurative » de la réalité. Le mystère figura
de l’Incarnation a en effet donné forme et originalité au monde chrétien des
images, depuis l’époque patristique jusqu’au concile de Trente ; il ouvrait
l’image à un fonctionnement tentant de tirer le regard au-delà de l’œil par
une conversion visuelle issue de la tradition mystique du pseudo-Denys
l’Aréopagite, tradition théologique qui exaltait la dissemblance, la dissimi-
litudo, comme amorce dans la vision des figures du divin.
L’art de maintenir, grâce à l’image, la pensée dans une certaine am-
biguïté riche de suggestions est porté à une espèce de perfection par Ficin,
fortement marqué par la mystique dyonisienne ; il répond à une pratique de
l’Académie antique. Cicéron rappelait déjà dans un passage du De Natura
Deorum, qui a frappé Pétrarque, le précepte de l’école platonicienne : ne
pas aller jusqu’à l’affirmation devant les questions ambiguës . La peinture
souvent déconcerte, parce que son indétermination relative, ses moyens
conceptuels limités – et notamment cette inaptitude foncière, bien remar-
quée par Freud dans L’interprétation des rêves, à représenter univoquement
les relations logiques – en font l’instrument particulièrement efficace de
cette indétermination-surdétermination du sens et d’une véritable exubé-
rance de la pensée.
La dimension du visible dans le processus méditatif trouve d’ailleurs,
à la Renaissance, un statut canonique dans le genre de l’emblème, qui im-
plique de la part du lecteur une réflexion en va-et-vient de l’image au texte.
Le « mode d’emploi » de l’emblème rejoint ainsi la méthode de méditation
religieuse qui domine l’époque, les Exercices spirituels. Saint Ignace y a
dessiné une voie ascensionnelle qui fait rebondir l’oratio interior de tableau
en tableau, ou « composition de lieu, avec application de sens ».
Plus que la lecture claire d’une historia albertienne, la réception de emblème
l’image à l’époque moderne a été un processus ouvert d’exégèse médita-
tive. L’emblématisme n’est en effet que le cas particulier d’une vaste littéra-
ture de la fable figurée, au double sens d’exégèse et d’illustration gravée, où
les récits mythologiques païens sont interprétés au bénéfice de l’éveil moral
et religieux des chrétiens. La méthode herméneutique autant que le lexique
de cette littérature « profane » de vulgarisation méditative, on les trouve
exposés minutieusement dans les grands recueils qui se multiplient au cours
du XVIe siècle : depuis les Hiéroglyphiques de Pierius jusqu’à l’Iconologie
de Ripa, depuis la Mythologie de Noël Conti jusqu’aux Images ou tableau
des deux Philostrate et de Callistrate, traduits et commentés par Blaise de
Vigenère, pour ne citer que les plus célèbres.
Dans le Discorso intorno al Sileno publié en 1568 où est commentée
l’impresa des Accademici Occulti, le modèle que nous pourrions quali- modèle silénique
fier de « silénique » devient un principe théorique pour l’élaboration des
imprese. Rappelons que dans le Banquet platonicien, faisant l’éloge de
Socrate, Alcibiade le compare aux statues de Silènes qui, d’apparence fort

263
POÏETICA

laide et difforme, présentent cependant à l’intérieur, lorsqu’on les ouvre, de


précieuses images de divinités. Aussi l’auteur anonyme du Discorso souli-
gne-t-il que la figure de Silène « paraît, à première vue et aux yeux de qui-
conque, inepte, prosaïque et ridicule », mais « c’est à l’intérieur et non pas
à l’extérieur que se trouve la moëlle et la meilleure partie. C’est ainsi qu’en
notre bas monde les formes sont occultées sous des apparences matérielles
et accidentelles. »1
Soulevant le problème du sens des grotesques et de leur rapport aux
hiéroglyphes, Lomazzo, peintre et principal théoricien du maniérisme, en
grotesques donnait une vision qu’il reliait également aux emblèmes et aux imprese.
« On les faisait comme des énigmes ou des figures égyptiennes appelées
hiéroglyphes, afin de signifier un concept ou une pensée sous une autre
forme, comme nous procédons dans les emblèmes et les imprese. »2 ������ �����
L’as-
sociation des imprese et des emblèmes aux hiéroglyphes dans le contexte
d’un langage symbolique et figuré est un fait communément accepté au
XVIe siècle, qui résulte de la grande vogue des Hieroglyphica d’Horapollo.
Lomazzo porte donc l’accent sur le mécanisme métaphorique et allégorique
élémentaire : « Dans les grotesques, le peintre exprime les choses et les
concepts non sous leur apparence naturelle mais sous d’autres figures. »3
Ce sens subtil de l’image, sa valeur d’équivoque et la richesse de sug-
gestion qui en résulte pour l’imagination restera un mode privilégié de lec-
ture des œuvres d’art. Et encore en plein XVIIIe siècle c’est le terme de hié-
roglyphe que Diderot choisi, dans sa Lettre sur les sourds et muets (1751),
pour évoquer le type de signification poétique, terme « destiné à désigner
plusieurs choses au moyen d’une seule figure » qui suggère à la fois l’idée
de la superposition des sens et de leur perception simultanée. L’utiliser pour
rendre compte du sentiment de l’harmonie poétique revient à supposer que
dans certains cas, la signification du langage consiste moins dans sa ratio-
signification nalité que dans sa force d’évocation, sa capacité de former autour de lui un
dynamique réseau de significations dynamique.
Notre cerveau fonctionne en effet, nous l’avons vu, de manière pro-
jective. Il élabore en abondance des hypothèses et des anticipations sur un
monde qu’il perçoit comme changeant, irrégulier et capricieux. Il tente de
créer des catégories plus stables en projetant de multiples « pré-représenta-
tions » de sens. La démarche scientifique consiste précisément à tirer partie
de cette propension spontanée à produire du sens en excès, voire à prendre
en compte des faits non avérés mais en effectuant des choix sévères [propé-
deutique de l’erreur]. La démarche poétique consiste, en amont, a toujours
plus ouvrir le champs projectif des hypothèses et donner ainsi le plus de
chance à la critique de trouver la solution adéquate, utile, en aval à toujours
plus ouvrir les chances de remise en question des solutions scientifiques
provisoirement admises, [dialectique du progrès].
Il s’agit de laisser aux opinions (Doxa) la chance de leur floraison et

1. Anon., Rime degli Accademici Occulti con le loro imprese et discorsi, Brescia, 1568
2. Lomazzo, 1584, V, 49, p. 369.
3. Lomazzo, 1584, V, 49, p. 367.

264
D O X A - PA R A D O X A

de leur fruition.
« Que le peintre recherche une rapidité qui coupe court à toute ré-
flexion, qu’il refuse l’aide d’instrument aussi lourd de pensée que le pinceau
ou le crayon, qu’il esquive chaque intention et, s’il n’évite pas tout à fait un fruition
sens, le rende (ou le reçoive) du moins si confus et brouillé que l’amateur
de tableau (et le peintre lui-même) s’y égare, il semble qu’on assiste en tout
cas à une entreprise parfaitement cohérente qui vise à chasser de l’art toute
prise de vue, tout raisonnement, toute opinion. »2
Le symptôme bataillien, s’il est encore un signe, est ce signe subtil,
le plus équivoque qui soit, le plus déroutant : ce qu’il signifie demeure in-
connu (concerne le non-savoir, le « je-ne-sais-quoi »). De surcroît, c’est un
signe incarné, organique, mouvementé, déchirant, à la fois signe de déchi- symptôme bataillien
rure et déchirure du signe. Il possède cette étrange exubérance qui fait de lui
une composition théorique de paradoxes enchâssés les uns dans les autres.
La subtilité du sens d’une œuvre poétique, si elle doit exprimer ce
symptôme intérieur, cette expérience mystique ne peut bien souvent se ma-
nifester que comme un étonnement sublime, un effet de surprise éclairant.
Il existe dans l’attitude zen une expérience recherchée sans méthode
rationnelle, qui n’est pas sans rapport avec cette expression poétique : c’est satori
le satori, sorte de secousse mentale qui permet d’accéder ; hors de toutes
les voies intellectuelles connues, à la « vérité » bouddhiste : vérité vide,
déconnectée des formes et des causalités. Il est recherché à l’aide de tech- surprise
niques surprenantes : non seulement irrationnelles, mais aussi et surtout in-
congrues, défiant le sérieux. Par cette rupture brusque (parfois très ténue) de
la logique causale, par cette circonstance infime, voire dérisoire, aberrante,
farfelue, le sujet s’éveille à une négativité radicale.
L’Occident a lui aussi attribué à la surprise une valeur opératoire
dans l’acquisition de la connaissance. L’Ad Herennium, traité antique ars memorandi
fondamental sur l’art de la mémoire, longtemps attribué à Cicéron, fonde
l’efficacité mnémonique de l’image surprenante : « les choses ordinaires
glissent facilement hors de la mémoire, tandis que les choses frappantes et
nouvelles restent plus longtemps présentes à l’esprit ». L’auteur pose clai-
rement l’idée qu’il faut aider la mémoire en suscitant des chocs émotion-
nels à l’aide d’images actives (imagines agentes), des images frappantes
et inhabituelles, très belles ou hideuses, comiques, grossières ou horribles,
indépendamment de toute considération morale autre que leur efficacité
mnémonique.
Toutes les sources médiévales ont développé cette théorie de l’imago
agen. Le plaisir que procure la découverte d’une belle métaphore est à attri-
buer à ce que, déjà, le Pseudo-Denys ( De coelesti hierarchia II ) indiquait
comme l’incongruité du symbole par rapport à la chose symbolisée. S’il n’y Denys l’aréopagite
avait pas d’incongruité mais seulement identité il n’existerait pas de rapport
proportionnel. En outre c’est précisément l’étrangeté du symbole qui rend
palpable et stimulant pour l’exégète. Ainsi la Hierarchie céleste s’ouvre-t-
elle sur une véritable théorie de la figure, et cette théorie ne semble élaborée

2. Jean Paulhan, L’art informel, Œuvres complètes, p.244

265
POÏETICA

que pour promouvoir, justement, le dissemblable comme idéal et perfection


des figures. Il existe, dit l’Aréopagite, deux sortes d’images (eikones) : les
unes sont « façonnées à la ressemblance de leur objet », et les autres, au
contraire, « poussent la fiction jusqu’au comble de l’invraisemblable et
de l’absurde ». Ces dernières images qui sont qualifiées de dissemblables
c’est-à-dire illogiques, monstrueuses en un sens (il utilise d’ailleurs le mot
teratologia) et elles doivent être préférées car « Les images déraisonnables
élèvent mieux notre esprit que celles qu’on forge à la ressemblance de leur
objet »1. Il existe en effet un lien structurel entre la pensée mystique et la
tératologie. Le monstrueux est ce qui ne peut qu’être montré ; domaine de
l’indicible, au-delà du langage, la mystique elle aussi ne se révèle que par
monstration, par indice. Quelques siècles après Denys, le Tractatus de Wit-
tgenstein, qui a pour but non de dire ce qu’est la réalité du monde, mais de
délimiter ce qui en est pensable, c’est-à-dire exprimable dans un langage
n’épuise cependant pas le réel avec le langage, et au delà de lui : « 6.522
– Il y a assurément de l’inexprimable. Celui-ci se montre, il est l’élément
mystique ».
Le goût du Moyen-Âge pour le grotesque, le bizarre, est à chercher
dans l’application de ces préceptes mnémotechniques de l’ars memorandi
paradoxe qui, dans l’effet émotionnel de la surprise, rejoigne les techniques rhétori-
ques des figures de paradoxe.
La rhétorique appelle la figure de la contradiction oxymore, du grec
oxus, pointu, piquant, et môros, sot, fou. Entre raison et pulsion, le para-
doxe est bien le grand véhicule de l’orthodoxie à l’hétérodoxie.
Contrairement à la Theogonie d’Hésiode qui le met, pour ainsi dire
Eros Prôtogonos entre parenthèses, Eros est, dans les théogonies rhasodiques d’Orphée, la
puissance qui, sous les noms de Prôtogonos (Premier-né), ou de Phanès
(celui qui fait briller), intègre et concilie les opposés et les contraires ;
c’est la force primordiale qui permet d’unifier les aspects différenciés d’un
monde déchiré par les tensions que provoque une puissance comme Neikos
(Querelle). La tradition alchimiste retiendra cette leçon avant que la Renais-
sance néo-platonicienne ne la redécouvre.
Mais déjà à l’aube du XV e siècle nous trouvons un penseur orthodoxe,
Nicolas de Cues un philosophe chrétien, un homme d’Eglise, qui porte pourtant à la pensée
scolastique un coup mortel. Il s’agit de Nicolas de Cues, dans la pensée de
qui le problème de la coincidentia oppositorum, de la conciliation des ter-
concilliation mes opposés, exerce une fonction centrale. Le principe d’opposition se ma-
des nifeste selon lui dans le mécanisme concret de la sensation ( De beryllo 36
contraires ). Il évoque, dans le De lubo globi, l’exemple du toton, cette toupie que font
tourner les enfants et qui est dit dormir lorsqu’il tourne très vite ; au maxi-
mum de mouvement, il semble y avoir parfait repos, coïncidence du repos
et du mouvement. Le principe se manifeste aussi dans l’univers abstrait des
entités mathématiques : la circonférence de degré maximum est ligne droite
au degré maximum ( De docta ignorantia 1, 13 ). Il en va ainsi parce que
tout est dans tout, et que chaque chose existante n’est qu’une contraction de

1. Denys l’Aréopagite, la Hiérarchie céleste, Paris, Cerf, 1958, II, 3, p.77-79.

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D O X A - PA R A D O X A

la totalité divine. Cette nature même de l’univers lui procure une structure
esthétique par le biais de la correspondance, de l’harmonie.
Cette obsession du paradoxal était présente depuis longtemps dans la
culture occidentale.
Chez Héraclite :
« Nous entrons et nous n’entrons pas dans les mêmes fleuves, nous
sommes et ne sommes pas.
Ni l’ombre ni la lumière, ni le bien ni le mal ne diffèrent.
C’est la même chose que vie et mort, veille et sommeil, jeunesse et
vieillesse.
La matière, sans commencer ni finir, en même temps vit et meurt, sur-
vient et disparaît. »
Chez Parménide :
« Il est et il n’est pas, le même et non le même.
Ce qui pense, chez les hommes, c’est la substance du corps.
Tout est plein à la fois de lumière et de nuit sans clarté. »
Chez saint jean Chrysostome :
« L’agneau de Dieu […] qui est rompu sans être divisé, qui est mangé
partout et jamais consommé. »
L’obsession est manifestement universelle, anthropologique. On la
retrouve en Asie, notamment chez Lao Tseu :
« Le Tao est la forme sans forme et l’image sans image.
Lumineux est comme obscur
Avancer est comme reculer
Etranger est comme familier.
Connaître, c’est ne pas connaître. »
Les marginalia médiévales, comme la plus part des grotesques de marges
l’époque moderne ont été un lieu privilégié de son expression. Elles met-
tent en effet en œuvre tout un ensemble d’artifices de rhétorique plastique grotesque
qui constituent ce que Philippe Morel appelle des figures du paradoxe : jeu
sur la représentation aberrante des lois de l’équilibre et de la pesanteur des
figures (une lourde architecture supportée par de fin rinceaux) ; jeu sur la
représentation de forces contraires logiquement inconciliables (une sourie
maîtrisant par des rênes un cheval cabré) ; jeu sur le redoublement des
systèmes de représentation et leur entremêlement illusionniste (une statue
ornementale de bronze participe à l’action d’une scène)1. C’est l’esthétique
du monde sans dessus-dessous, de la roue de la fortune, telle que la mettait
déjà en œuvre la Stultifera navis, la « nef des fous » de Sébastien Brant dont
la vogue européenne fut fulgurante.
L’un des éléments les plus fréquents de ce registre ornemental gro-
tesque est celui issue de la tradition des carnavals, à savoir le masque, le
mascaron. Entre les énigmes paradoxales proposées à chacun de nous, celle masque
qui tient à la présence des masques est peut-être la plus chargées de trouble
et de sens. Rien n’est humain dans l’univers inintelligible en dehors des vi-
sages nus qui sont les seules fenêtres ouvertes dans un chaos d’apparences

1. Philippe Morel, Les grotesques, Paris, Flammarion, 1997

267
POÏETICA

étrangères ou hostiles [cf neurobiologie-visages]. L’homme ne sort de la


solitude insupportable qu’au moment où le visage d’un de ses semblables
émerge du vide de tout le reste. Mais le masque le rend à une solitude plus
redoutable : car sa présence signifie que cela même qui d’habitude rassure
s’est tout à coup chargé d’une obscure volonté de terreur. Le masque est le
chaos devenu chair. Il est présent devant moi comme un semblable qui me
dévisage et a pris en lui la figure de ma mort ; en lui déjà se manifeste la
fascination existentielle macabre de l’homme pour le crâne.
La pensée ésotérique, si prégnante dans l’esthétique symboliste s’ins-
crit dans cette pensée du paradoxe :
« l’analogie des contraires, c’est le rapport de la lumière à l’ombre,
de la saillie au creux, du plein au vide. L’allégorie, mère de tous les dog-
mes, est la substitution des empreintes aux cachets, des ombres aux réalités.
C’est le mensonge de la vérité et la vérité du mensonge »1
Klee Klee fait de la conciliation des contraires le but de sa vie d’artiste.
En 1902, à l’âge de 23 ans, il soupire déjà : « Puisse venir le jour de la dé-
monstration ! Pouvoir concilier les contraires ! Exprimer d’un seul mot la
pluralité ! ». Comme les physiciens qui cherchent le principe d’unification
des quatre forces de construction de l’univers Klee tentait d’atteindre le
point à partir duquel l’univers chaotique s’ordonnait :
« Cet être-néant ou ce néant-être est le concept non-conceptuel de la
non-contradiction. Pour l’amener au visible (prenant comme une décision
à son sujet, en établissant comme le bilan interne), il faut faire appel au
concept de gris, au point gris, point fatidique entre ce qui devient et ce qui
meurt.
Ce point est gris, parce qu’il n’est ni blanc ni noir ou parce qu’il est
blanc tout autant que noir. Il est gris parce qu’il n’est ni en haut ni en bas ou
parce qu’il est en haut tout autant qu’en bas. Gris parce qu’il n’est ni chaud
ni froid. Gris parce que point non-dimensionnel, point entre les dimensions
et à leur intersection, au croisement des chemins
Etablir un point dans le chaos, c’est le reconnaître nécessairement
gris en raison de sa concentration principielle et lui conférer le caractère
d’un centre originel d’où l’ordre de l’univers va jaillir et rayonner dans
toutes les dimensions. Affecter un point d’une vertu centrale, c’est en faire
le lieu de la cosmogénèse »2
Tout le surréalisme fait lui aussi de ce point-paradoxe le lieu de son
activité :
« Tout ce que j’aime, tout ce que je pense et ressens, m’incline à une
philosophie particulière de l’immanence d’après laquelle la surréalité se-
rait contenue dans la réalité même, et ne lui serait ni supérieure ni extérieu-
surréalisme re. Et réciproquement, car le contenant serait aussi le contenu. Il s’agirait
presque d’un vase communicant entre le contenant et le contenu. »3

1. Eliphas Levi, Dogme de la haute magie, Paris, Baillère, 1856, XXII, 22.
2. Klee, Exploration des choses de la nature : réalité et apparence, 1956, dans Théorie de
l’art moderne, Paris, Denoël, 1985, p. 56.
3. Breton, Le surréalisme et la peinture, 1928, N.R.F., Paris

268
D O X A - PA R A D O X A

« Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la


vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable
et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoi-
rement Or, c’est en vain qu’on chercherait à l’activité surréaliste un autre
mobile que l’espoir de détermination de ce point »1 .
« Le premier peut-être Giordano Bruno, d’ailleurs en possession de
la Clé dialectique (union nécessaire des contraires), pose les bases mêmes
de ce que sera la revendication surréaliste : “ Il est inconcevable, dit-il, que
notre imagination et notre pensée dépassent la Nature et qu’aucune réalité
ne corresponde à cette possibilité continuelle de spectacle nouveau. ” »2.
Cette clé dialectique est aussi celle de la peinture:
« Y préside, je le sais, dans l’esprit de Masson, la conception dialec-
tique par excellence, à savoir, selon Hermès, que “tout est en bas comme ce
qui est en haut pour faire le miracle d’une seule chose” et, selon Goethe,
que “ce qui est au-dedans est aussi au-dehors” .[…] Une œuvre ne peut
être tenue pour surréaliste qu’autant que l’artiste s’est efforcé d’atteindre
le champ psychophysique total (dont le champ de conscience n’est qu’une
faible partie). Freud a montré qu’a cette profondeur “abyssale” règnent
l’absence de contradiction, la mobilité des investissements émotifs dus au
refoulement, l’intemporalité et le remplacement de la réalité extérieure par
la réalité psychique, soumise au seul principe du plaisir »3.
Se revendiquant des mystères d’Eleusis, le théâtre d’Artaud a lui aussi
pour objectif de « résoudre ou même annihiler tous les conflits produits
par l’antagonisme de la matière et de l’esprit, de l’idée et de la forme, du
concret et de l’abstrait, et fondre toutes les apparences en une expression
unique qui devait être pareille à l’or spiritualisé. »4
Il s’agit bien là de l’antique tradition hermétique de la Tabula sma-
ragdina, ce bref ensemble de formules lapidaires fondateur de l’alchimie,
texte transmis à l’occident par la tradition arabe, attribué au Philosophe
néo-pythagoricien Apollonios de Tyane ( arabisé sous la forme de Balînus) tabula smaragdina
et retranscrivant les préceptes légendaires d’Hermès trismégiste :
« II. Ce qui est en bas, est comme ce qui est en haut : & ce qui est
en haut est comme ce qui est en bas, pour faire les miracles d’une seule
chose. »5
Toute pensée mystique est fondée sur ce postulat d’un dynamisme
paradoxal originel de l’univers qui structure le réel et dont la conscience
humaine retrouve le chemin au moyen d’une expérience d’extase, de rapt,
plus simplement de surprise illuminante. C’est cette surprise que l’ars
memorandi met en œuvre. On sait, depuis les travaux célèbres de Frances

1. Breton, Second manifeste du surréalisme, 1930, dans Manifestes du surréalisme, Paris,


Gallimard, 1979, p.73.
2. Breton, Genèse et perspective artistiques du surréalisme, 1941, in Le Surréalisme et la
Peinture, nouvelle édition augmentée. – Brentano’s, 1946
3. Breton, op.cit.
4. A. Artaud, Le théâtre alchimique, septembre 1932
5. La table d’émeraude, Paris, Les belles lettres, 2002, p.43.

269
POÏETICA

Yates, combien le rôle des arts de mémoire a pu être décisif, au Moyen-Âge


et à la Renaissance, dans la constitution des champs du savoir, ainsi que
dans toute l’histoire des arts figuratifs. A travers la diffusion de la dévotion
laïque, ces principes de l’art de la mémoire n’ont pas manqué de se traduire
dans les créations de l’art et de la littérature, dans les grands cycles de
Giotto autant que dans la Divine comédie de Dante ou les œuvres de Pétrar-
que. L’Arioste ou Le Tasse ont exprimé leur dette envers Camillo, dont le
Théâtre de Mémoire a eu une immense réputation. George Didi-Huberman
a fait la démonstration de leur rôle majeur dans la peinture de fra Angelico.
Les emblèmes relèvent, elles aussi, de cette technique de mémoire. Y a-t-il
une peinture à sujet mythologique qui, à la Renaissance, échappe à ce type
de préoccupation ? Dans une lettre à son ami Willibald Pirckheimer Dürer
évoque ces « dieux de la mémoire » dont il regrette la lourdeur de signifi-
cation.
Lodovico Dolce a été un des relais majeur entre la théorie de l’art et
les techniques de mémoires des images agentes. Son dialogue sur la pein-
ture paru à Venise, en 1557, sous le titre : L’Aretino. Cinq ans plus tard il
publiait un ouvrage sur la mémoire reprenant les données traditionnelles
de l’ars memorandi, mais y introduisant explicitement les artistes mo-
dernes dont les peintures sont utiles en tant qu’images de mémoire : « Si
nous avons quelque familiarité avec l’art des peintres, nous serons plus
capables de former nos images de mémoire. Si vous voulez vous rappeler
la fable d’Europe, vous pouvez utiliser la peinture de Titien comme image
de mémoire ; de même pour Adonis, ou pour toute autre histoire mythique,
profane ou sacré, en choisissant des figures qui vous charment et qui, par là
même, excitent la mémoire »1
Le XVIIe siècle voit le déclin de la tradition des arts de la mémoire,
avec des personnalités comme Bacon ou Descartes, cependant elle reste
vivace dans le domaine de la création, en liaison toujours étroite avec les
méthodes de dévotions. Ainsi le ressort de la poésie de Marino, dont on a
déjà souligné la dette envers les sermons de Panigarola, est encore l’étonne-
ment. Avant Baudelaire, chez qui « L’étonnement, qui est une des grandes
jouissances causées par l’art et la littérature, tient à cette variété même des
types et des sensations.[…] Le beau est toujours bizarre. »2 , avant Reverdy
concetto et les surréalistes, Marino affirmait et prouvait que la beauté est choc et naît
de surprise. Quelle figure mieux que la métaphore, la métaphore filée et
cette pointe aiguisée jusqu’à l’absurde et au saugrenu qu’est le «  concetto »
permet à Marino de traquer les visages successifs ou simultanés et souvent
contradictoires du réel ? À la source de l’acte poétique, rapprochant en un
éclair des objets infiniment éloignés, elle nous fait voir un violon ailé dans
un oiseau, une torche dans un insecte, le flot dans une chevelure sur laquelle

1. L. Dolce, Dialogo nel quale si ragiona del mode di accrescere et conservar la memo-
ria, Venise, 1562, cité par Frances A. Yates dans L’art de la mémoire, Paris, Gallimard,
1975, p. 179.
2. Baudelaire, Salon de 1846, dans Ecrits sur l’art, Paris, Libraire Générale Française,
1999, p. 257.

270
D O X A - PA R A D O X A

navigue, frêle embarcation, guidée par le doigt, un peigne d’ivoire, un pay-


sage de neige en un sein blanc, le soleil en pleine nuit, la nuit en plein jour
[Rimbaud verra, quant à lui, « très franchement une mosquée à la place
d’une usine »]. N’est ce pas la définition de l’image défendue par Reverdy,
et qui, avant même la naissance du mouvement surréaliste, emporte l’adhé-
sion de Breton :
« L’image est une création pure de l’esprit. Reverdy
Elle ne peut naître d’une comparaison mais du rapprochement de
deux réalités plus ou moins éloignées. image
Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et
justes, plus l’image sera forte – plus elle aura de puissance émotive et de
réalité poétique. »1
C’est encore la surprise qui pour Bataille fait l’efficacité d’une image,
tant poétique que plastique. Contre tout idéalisme, thomiste par exemple,
et son substantialisme anthropomorphiste, il transgresse toute forme, et en
premier lieu celle de la « Figure humaine », en privilégiant les relations sur
les termes dans un rapport de connaissance fondé sur le contact violent, le
toucher, une connaissance « pathique » ou pathétique qui surgit du choc,
de la relation de surprise – rire ou horreur – produite par cette relation. Les
choix figuraux de la revue Documents étaient tous orientés vers ce caractère
percussif ou repercussif des formes, cette efficacité d’effraction introduite
contre tout jugement de goût, et même contre toute « entente » iconogra-
phique avec le monde visible en général. L’esthétique du gros plan, celle
par exemple d’orteils grossis démesurément, hors proportion, se défigurant
eux-même, empêchait toute mise en perspective du détail au corps humain,
touchait l’œil.
Dans la définition que Georges Bataille donne de l’informe, la forme
elle-même n’est pas strictement niée : elle est plutôt dialectiquement niée.
L’informe qualifie un processus, un certain pouvoir qu’ont les formes
elle-même de se déformer toujours, de passer subitement du semblable au Bataille
dissemblable, de se décomposer et de s’incorporer en une nouvelle forme.
L’informe est cette structure paradoxale de destruction et d’engendrement informe
des formes par elle-même, il est le paradoxal même dans son devenir, la mé-
tamorphose. L’unité même des œuvres d’art comprises comme objets – et
non comme processus – s’en trouve ainsi « déclassée ». Cette structure du
renversement s’exprime chez Bataille par des figures de correspondances
oppositionnelles comme celle qu’il établit entre la bouche et l’anus :
« Tu dois savoir en premier lieu que chaque chose ayant une figure
manifeste en possède encore une cachée. Ton visage est noble : il a la vérité
des yeux dans lesquels tu saisis le monde. Mais tes parties velues, sous ta
robe, n’ont pas moins de vérité que ta bouche. Ces parties, secrètement,
s’ouvrent à l’ordure. Sans elles, sans la honte liée à leur emploie, la vérité
qu’ordonnent tes yeux serait avare »2.

1. Pierre Reverdy, Nord-Sud, Flammarion, 1975, p.73.


2. G. Bataille, L’Alleluiah. Catéchisme de Dianus, (1947), in Œuvres complètes, Paris,
Gallimard, 1970-1988, V, p. 395.

271
POÏETICA

Cette complémentarité des « deux visages » est essentielle chez Ba-


taille :
« Dans les différents jeux de l’amour, les êtres humains éprouvent
qu’ils ont deux visages. Ces deux visages sont situés à l’opposé l’un de
l’autre et peuvent recevoir, le premier le nom de visage oral, le second celui
deux visages de sacral.
Ces deux visages sont situés aux deux extrémités du corps, en ce
sens que le squelette tout au moins est formé essentiellement de vertèbres.
Les deux paires de membres doivent être rattachés [sic] à la vertèbre avec
laquelle ils se composent au même titre que les paires de côtes. La tête est
en quelque sorte le premier segment du système vertébral. Les choses se
présentent d’une façon plus complexe à l’extrémité opposée, le sacrum
étant suivi du coccyx chez l’homme, de la queue chez les animaux. Dans
la mesure où la trace de la queue animale est conservée, il demeure donc
impossible de dire que le sacrum représente rigoureusement la terminaison
du corps humain. Toutefois, comme la pratique érotique le rappelle, les
jambes ne sont que les développements latéraux du tronc et le caractère
terminal du visage formé par les orifices inférieurs prend quelquefois une
valeur attirante. »1
Cette valeur « attirante » du va-et-vient organique avait déjà fait le
ressort même de l’Histoire de l’œil. C’est un même paradoxe de la séduc-
tion qui frappe Bataille dans l’ « aspect » des fleurs. Contre la beauté idéale
de la tulipe de Kant Bataille oppose sa rose intérieure : « […] les fleurs les
plus belles sont déparées au centre par la tache velue des organes sexués.
C’est ainsi que l’intérieur d’une rose ne répond nullement à sa beauté
extérieure, que si l’on arrache jusqu’au dernier les pétales de la corolle,
il ne reste plus qu’une touffe d’aspect sordide. »2 Le même renversement
paradoxal est mis en œuvre avec le soleil, symbole apollinien s’il en est de
la beauté. Si l’on tente de le regarder en face : « dans la lumière, ce n’est
soleil plus la production qui apparaît, mais le déchet, c’est-à-dire la combustion,
assez bien exprimée, psychologiquement, par l’horreur qui se dégage d’une
lampe à arc en incandescence. Pratiquement le soleil fixé s’identifie à l’éja-
culation mentale, à l’écume aux lèvres et à la crise d’épilepsie. De même
que le soleil précédent (celui qu’on ne regarde pas) est parfaitement beau,
celui qu’on regarde peut être considéré comme horriblement laid.[…] le
summum de l’élévation se confond pratiquement avec une chute soudaine,
d’une violence inouï. Le mythe d’Icare est particulièrement expressif du
point de vue ainsi précisé »3. Leiris reconnaît en Bataille quelqu’un qui
placerait le monde entier sous la loi et l’omniprésence d’une loi de contra-
diction, une « dialectique des contraires »4
A propos de Hans Arp Michel Leiris décrit cet informe métamorphi-

1. G.Bataille, « La phénoménologie érotique » (1950-1951), in Œuvres complètes, op.


cit., VIII, p. 527.
2. G. Bataille, « Le langage des fleurs », Documents, 1929, n) 3, pp. 162-163.
3. G. Bataille, « Soleil pourri », Documents, 1930, n° 3, pp. 173-174.
4. M. Leiris, Journal, pp. 171

272
D O X A - PA R A D O X A

que par une énumération proliférante de thèmes liés à la tradition des gro-
tesques autant qu’à celle de l’empirisme scientifique :
« […] tout ce qui est situé entre matière brute et personne, indépen-
dant des quatre règnes en même temps que lié à tous […], les oursons mal
léchés, les chenilles en mal de se changer en papillons, les singes anthro-
poïdes, les sphinx, les animaux savants, les chimères, les hermaphrodites,
les griffons, […] les pommes de Newton et les statues de Condillac, les
automates de Vaucanson, […] les veaux à cinq pattes, les hommes-lions de
foire, les homuncules, les négrilles, les palotins, les amphibies, les mandra-
gores, […] les pies voleuses, les aérolithes simulateurs de vieilles médailles
[…] »1
Dans sa dimension négative la surprise ouvre la voie de la terreur
sublime qu’on a déjà évoqué plus haut. Dans sa dimension positive elle
déchaîne les forces de la comédie, du burlesque, de la parodie.
Un « Don Juan » médiéval, déjà burlador bien que non sévillan, un
Archiprêtre castillan du XIV e siècle avertissait ainsi son lecteur :

« La bourle que tu entendras, ne la tiens pas pour vile,


La manière du livre, estime-la subtile,
Connaître bien et mal, le dire à mots cachés et élégants,
De troubadours capables, tu n’en as pas un sur mille. »2

La parodie, le pastiche, ont une valeur critique qui se surajoute à
leur impact émotionnel : ils dés-objectivent toute prétention langagière,
tout pouvoir absorbant du paraître. S’il y a de l’être quelque part, c’est
forcément dans les guillemets, les masques et, en quelque sorte, hors du parodie
magisme inhérent au langage affirmatif. Puisque tout langage est affirmatif,
il faut déstabiliser ce pouvoir qui lui est inhérent par les jeux du simulacre,
voire du secret. Les Boehme, Paracelse, Bruno et autres Campanella que
les Eglises, y compris laïques, ont voulu bâillonner en dénaturant leur vo-
cabulaire, étaient de véritables objecteurs du langage théorisé et thésaurisé.
Cette tradition de la parodie met en œuvre une véritable esthétique-éthique
du décalage [vision de biais – anasémiose] :

Parodie est de para ôdê ( à côté du chant )


comme
Parergon est de para ergon ( à côté de l’œuvre )

Il s’agit bien, en rupture avec toute opération d’information, de con-


cevoir le genre parodique comme cadre structurant de la pensée poétique
[la poïétique comme paradigme simulationiste]. La poésie est le lieu de
l’informe en ce sens que toute forme y est encore possible, champ des mé-
tamorphoses aucun fantôme de forme (la figura latine n’est-elle pas d’abord
le fantôme ?) n’y est encore informée.

1. M. Leiris, « exposition Hans Arp », Documents, 1929, n° 6, p. 340.


2. Juan Ruiz, Livre de Bon Amour, Stock, Paris, 1995, p. 45.

273
POÏETICA

C’est dans cette optique que la grotesque refuse la narration descrip-


tive, la simple transmission d’informations, et il faut recourir au phénomène
littéraire parallèle dont la littérature des XV e et XVIe siècles a fait le plein :
la fatrasie, le macaronique, la fête burlesque du langage. Rappelons que le
macaronique maccheronico, apparu dans les milieux universitaires de Padoue, est un di-
vertissement d’étudiants et de clercs ( tout sauf un public d’illettrés), conti-
nuant la tradition médiévale des goliards et des clercs vagants, un monstrum
linguistique et littéraire où le latin est manipulé avec une grande liberté et
où il est mâtiné d’expressions dialectales, de néologismes fantaisistes et
d’un lexique des plus bizarre ; tout ceci au service, par exemple, d’un genre
héroï-comique qui fait d’une guerre entre les mouches et les fourmis une
gigantomachie et un cataclysme, la Moscheide du moine bénédictin Teofilo
Folengo (1491-1544), ou qui parodie la littérature chevaleresque.
carnaval La vision rationaliste de la notion de Renaissance n’a pas manquée de
nous faire oublier que le carnaval acquiert au XV e siècle, en Italie et surtout
à Florence, une qualité culturelle évidente sous la forme des Trionfi, direc-
tement liés au travail des peintres et sculpteurs, et des canti carnascialeschi
codifiés par Laurent le Magnifique et ses contemporains (Alberti, Machia-
vel…). Marcile Ficin lui-même fera partie du club gai de la Mammola, dont
le « motto », Vivat hodie ac laetus in praesens, qui se prête à un sens élargie,
révèle un Ficin moins éloigné qu’on le croit d’abord du Laurent facétieux
et burlesque des « Chansons de Carnaval », les deux prenant d’ailleurs leur
source dans la littérature macaronique.
L’obscénité et l’indécence qui font bien souvent le fond de ce comi-
que ne sont d’ailleurs pas une nouveauté de la Renaissance, une longue tra-
obscénité dition fait remonter ces comportements à l’Antiquité et bien au-delà, dans
la nébuleux passé de l’homme primitif. L’approche très libre de la sexualité
par la Renaissance prolonge les habitudes médiévales : les obscénités des
Cents Nouvelles Nouvelles trouvent leur suite dans les Novelli florentines du
XIV e et du XV e siècle et dans les Facetia du XVIe. Parangon du libertinage,
le Don Juan de Tirso de Molina est-il autre chose qu’un Burlador sévillan
(El Burlador de Sevilla y convidado de piedra) ? Le phénomène relève
plus de l’anthropologie que de l’histoire, de même que le phénomène du
refoulement qu’il a constamment subit de la part des forces rationalisantes
concurrentes.
De la même manière la discipline historique positiviste a largement
dévalorisé le grand mouvement de pensée burlesque, versant comique de
la préciosité, qui a traversé l’Europe du XVIIe siècle. En France Marot,
burlesque Rabelais, Théophile de Viau, Cyrano de Bergerac ou Voiture ont été les pré-
curseurs de ce mouvement qui fit fureur dans les années 1640 avec Scarron,
l’introducteur du genre, et d’autres tel que Ménage (le Vadius des Femmes
savantes), Saint-Amant, Sarrasin (l’inventeur du mot « burlesque »)... La
veine se maintiendra au XVIIIe siècle chez Piron ou chez le marquis de Biè-
vre avant que le romantisme ne redécouvre le goût du grotesque et que via
Baudelaire il ne se transmette au surréalisme.
Platon faisait une différence entre folie clinique et folie créatrice
fureur – cette fureur inspirée qui possède voyants et poètes. La période hellénis-
tique, considérant avec Simonide la peinture comme sœur jumelle de la

274
D O X A - PA R A D O X A

poésie, admi les artistes dans ce cercle des créateurs inspirés. Le Pseudo-
Aristote [Problèmes XXX, I] fut le premier à postuler un lien entre l’hu-
meur mélancolique et un talent exceptionnel dans les sciences ou dans les
arts, dans la mesure ou les mélancoliques se laissaient guider entièrement
par leur imagination et n’avait ainsi aucun pouvoir sur leur mémoire capri-
cieuse. Le génie est toujours conçu comme un être au prise avec les affres
de sa conscience morale et dont l’aventure spirituelle héroïque l’expose aux
plus grands dangers de la déchéance comme aux plus belles récompenses homo melancholicus
de l’enthousiasme. Bien que seul l’homo melancholicus puisse s’élever jus-
qu’aux plus hauts sommets, il est aussi prédisposé à se retrouver au bord de
la folie. Pendant longtemps, le tempérament mélancolique conservera l’am-
bivalence que lui avait attribuée Aristote, à laquelle s’ajoute la théorie pla-
tonicienne de l’enthousiasme poétique, celle des furores. Au XIIIe siècle, la
grande réhabilitation d’Aristote par la scolastique remis ses considérations
à l’ordre du jour. Elles se transmirent naturellement à la Renaissance.
Une notion décisive pour la psychologie de l’art s’imposa au milieu
florentin, celle de l’inspiration. Comme tant d’autres motifs qui allaient de-
venir essentiels à la culture de la Renaissance, celui-ci avait été élaboré par
les commentateurs de Dante et de Pétrarque, et se dégageait naturellement
de la tradition médiévale de la poésie ars divina et des fureurs platonitien-
nes. Dans la vie de Dante (1436), Léonardo Bruni opposait à un type de
poète qui procède par science et étude, le type de l’inspiré qui crée « per
ingegno propio agitato e commosso da alcun vigore interno e nascoso, il
quale si chiama furore ed occupazione del mente ».
La construction humaniste de la figure de l’artiste ou du poète « di-
vino » s’articule sur la notion aristotélicienne de mélancolie qui souligne
bien la dimension morale du phénomène, autant que la fureur platonicien-
ne.
Landino, qui fut, au moment où s’affirmait l’Académie, le divulga-
teur de ce qu’il faudrait nommer le Platonisme « littéraire », affirmait la
prééminence de la poésie sur toutes les activités de l’esprit. La doctrine du
furor poeticus qui enveloppe et dépasse tout savoir, s’est trouvée affirmée,
illustrée et diffusée dans ses ouvrages, au moins autant que dans ceux de
Ficin .
Dans un petit traité de médecine astrologique à l’usage des intellec-
tuels et des literati, De Vita triplici, publié en 1489 en marge de sa tra- Ficin
duction et de ses commentaires de Plotin, Marcile Ficin définissait pour la
première fois la doctrine du génie saturnien qui retiendra l’attention de tant De Vita triplici
d’écrivains et d’artistes de la Renaissance, avant de devenir un lieu commun
du Romantisme ; « ma joie est la mélancolie et mon repos ce mal être »
déclarait Michel-Ange.
Dans les trois livres du De vita triplici, où il traite des symptômes et
de la thérapeutique du caractère saturnien, Ficin donna vraiment à la notion
d’homme de génie mélancolique sa forme propre, et la révéla au reste de
l’Europe, et dans son commentaire au Banquet, la théorie de l’enthousiasme
se déclarait avec ampleur.
Après le Convivio et la Théologie platonicienne, le thème de la « fu-
reur divine » devenait une pièce maîtresse de l’enseignement de Ficin. Dans

275
POÏETICA

le septième discours du Convivio, Christoforo Marsuppini définit la fureur


divine (furor divinus) comme « une sorte d’illumination de l’âme raisonna-
ble par laquelle Dieu relève l’âme qui a glissé au monde inférieur et l’attire
au supérieur ».
La grande préoccupation de Ficin est donc une sorte de méta-psycho-
logie, qui s’intéresse aux mouvements mystérieux de l’affectivité, aux si-
gnes merveilleux qui attestent la divinité de l’âme et son activité inlassable,
universelle. L’un des phénomènes qui le retiennent longuement est la vaca-
tio mentis où l’âme se défait de ses attaches corporelles ; il en existe sept
espèces :  « par sommeil, par syncope, par étonnement, par chasteté ».
songes Les songes, créations occultes de l’âme, en qui se libère le spiritus
phantasticus, sont, dans cette perspective, particulièrement dignes d’atten-
tion ; l’opuscule que leur avait consacré un néo-platonicien, Synesius de
Cyrène, sera traduit et utilisé par le philosophe. Le livre XIII de sa Theolo-
gia platonica est un répertoire des pouvoirs de l’imagination, des visions,
des rêves prémonitoires, de tous les prodiges psychiques, qui sont finale-
ment, pour Ficin, l’exercice normal de la conscience, purifiée par l’ascèse et
la méditation, ou dûment exercée dans ses puissances cachées. Les songes
sont pour le néo-platonisme les manifestations de l’âme libérée de ses limi-
tes et coïncidant profondément avec la vie de l’univers. Le spiritus phantas-
ticus qui déploie alors son activité surprenante, transmet ses messages sous
les formes de signes, de figures et d’énigmes qu’il faudra interpréter. La vie
humaine est un sommeil de l’âme, dont la théologie poétique du Platonisme
nous réveille, en stimulant l’attention par l’usage de l’allégorie. L’ultime
fondement de l’allégorie serait donc le fait que pour l’âme consciente de sa
destinée, le réel est proprement de la nature des songes.
Et si la vie est un songe rien ne figure mieux ce réel qu’une esthétique
de la fête dionysienne dont le théâtre est un des visages possibles.
Dans bon nombre de cultures, les pratiques performatives appartien-
nent au champ du bien-être et du soin. Cet aspect thérapeutique était déjà
présent au niveau musical dans la tragédie grecque, et la poétique d’Aristote
drame établit sa fonction de cathartis. L’essence de la tragédie est donnée dans
l’étymologie du mot qui désigne l’art dramatique : drama signifie « ac-
tion ». La fiction tragique, énonce Aristote, « en suscitant pitié ou crainte,
katharsis opère la purgation propre à de pareilles émotions » la catharsis qui appar-
tient au champ sémantique de l’évacuation, de l’expulsion, et du balayage
des ordures aussi bien que de la purification.
Le théâtre, qui à Athènes est une institution publique, s’est constitué
comme art en s’émancipant partiellement des liturgies religieuses d’où il
tire son origine, en l’espèce le culte de Dionysos. Cependant son activité
s’insère toujours dans le calendrier des fêtes nationales et panhelléniques lié
au culte des dieux fondateurs ou protecteurs des cités. Il s’agit toujours de
fêtes dans lesquelles les forces des passions peuvent se libérer.
Nietzsche a désigné ce défoulement des énergies libres par le mot
de « métamorphose ». Tout est dit, et admirablement dit, dans un texte célè-
bre de L’Origine de la tragédie (§ 8) : « Celui-là est dramaturge qui ressent
une irrésistible impulsion à se métamorphoser soi-même, à vivre et agir par
d’autres corps et d’autres âmes. » Cette volonté de métamorphose n’habite

276
D O X A - PA R A D O X A

pas seulement l’esprit du dramaturge, mais celui du comédien : « Se voir


soi-même métamorphosé devant soi et agir alors comme si l’on vivait réel-
lement dans un autre corps, avec un autre caractère », voilà, dit Nietzsche,
« le phénomène dramatique primordial ».
Le drame comme schizophrénie simulée ? L’art de la folie ? Quel
éloge ! [STILTUFERA NAVIS]
Dans Le gai savoir, Nietzsche parle encore de cette théâtralité déli-
rante en œuvre dans la pensée poétique de son surhomme :
« Délires des contemplatifs. – Les hommes supérieurs se distinguent délire
des inférieurs en ce qu’ils voient et entendent indiciblement plus, et ils ne
voient et n’entendent qu’en méditant […] il est [l’homme supérieur] cons-
tamment accompagné d’un délire : il croit en effet être placé en tant que
spectateur et auditeur, devant le grand spectacle symphonique, la vie ; il
nomme sa nature contemplative sans s’apercevoir que lui-même est égale-
ment le poète de sa vie, qui en poursuit l’élaboration poétique – que sans
doute il se distingue de l’acteur de ce drame, le soi-disant homme d’action,
mais d’avantage encore du simple contemplateur invité à la fête pour siéger
à l’avant-scène. A lui, le poète, la vis contemplativa, le regard rétrospectif
sur son œuvre, certainement lui est propre, mais d’avantage et avant tout,
la vis creativa, qui fait totalement défaut à l’homme d’action, en dépit des
apparences et de l’opinion courante. Nous autres méditatifs-sensibles, som-
mes en réalité ceux qui produisont sans cesse quelque chose qui n’existe
pas encore : la totalité du monde, éternellement en croissance »1
Le théâtre, fête de l’esprit, survit à l’antiquité, ce reportant sur les
nouvelles liturgies chrétiennes, en particulier celle liées au culte des saints.
A la fin du VIe siècle ce culte était en effet devenu l’un des centres de la liturgie
vie ecclésiastique. Les évêques monopolisèrent la gestion des tombes des
saints, privant les familles de leur rôle traditionnel dans le culte des morts.
Dès le début du IIIe siècle, la communauté chrétienne notait soigneusement saints
les anniversaires de la mort des martyrs et des évêques, et cela donnait à
la communauté la responsabilité perpétuelle de la commémoration de ses
héros et de ses chefs. En 385, à Milan, Ambroise découvrait les reliques des
saints Gervais et Protais qu’il s’appropria immédiatement, les liant intime-
ment à la liturgie communautaire, dans une église construite à cet effet. Les
grandes fêtes des saints actualisaient autour des reliques la praesencia, la
présence effective du saint, par le biais des lectures de leurs actes, les pas-
siones, autant que par les images et tous les autres artifices des arts.
La liturgie, dont le calendrier égrène les diverses fêtes religieuses,
dramatise le mystère sacré ; elle le « représente ». Il suffira d’accentuer le
caractère figuratif du rite pour donner naissance au drame liturgique.
Ainsi, autour de l’an mille, les tropes firent ainsi leur apparition. Les
miracles virent le jour après qu’un édit papal de 1210 eut interdit aux prêtres
d’interpréter eux-mêmes les scènes tirées de la Bible et représentées dans le
cadre de la liturgie mais, dès la fin du XIIe siècle, avec l’Auto de los Reyes
Magos comme avec le Jeu d’Adam et Ève, composé en français par un

1. Nietzsche, Le gai savoir, Paris, 301, p.205.

277
POÏETICA

moine anglo-normand, le drame sacré s’émancipe du latin et se déploie sur


le parvis de l’église, au grand jour de la place publique. Cependant le clergé
garde la haute main sur les représentations ; c’est lui qui dirige le travail des
nombreux corps de métiers, groupés en confréries, qui en construisent les
mystères décors et les machines ; il règle la mise en scène, l’exécution musicale, et
peut-être y tient-il certains rôles. Les moralités apparaissent vers la fin du
XIV e siècle. Le terme de mystère n’est, lui, guère usité avant le XV e siècle.
Mais à cette époque c’est déjà l’Italie qui renouvelle cette perspective fes-
tive des arts.
Tous les hommes de passage s’émerveillent des fêtes de la nouvelle
Rome pontificale dont la réputation court par toute l’Europe, exaltée par
les récits des témoins. Et ici, la fête est d’abord liée à la liturgie, née des
grandes cérémonies, des dévotions, pèlerinages et processions à travers la
ville. Des itinéraires se fixent peu à peu, auxquels on confère un caractère
sacré, les « voies pontificales ». Lors des cérémonies d’investiture pontifi-
cale des arcs de triomphes sont dressés, les cardinaux et les nobles, au pied
fêtes de leur palais, installent de grands décors animés par des machines ou des
groupes d’acteurs. Fêtes politiques et célébrations religieuses finissent par
se confondre. L’Italie, qui avait une longue tradition de fêtes princières, a
donné dès le début du XVIe siècle l’exemple de comédies associées aux
fêtes, mariages et carnavals, des cortèges, des ballets, des mascarades pour
lesquels Vinci imaginait des machines, Raphaël des décorations et les poè-
tes de galantes allégories.
Les réceptions, les visites s’accompagnent presque toujours d’entrées
solennelles, de « triomphes », prétexte à des décors éphémères resplendis-
sant d’or. Ces cortèges deviennent vite l’occasion de belles représentations,
à des manifestations artistiquement réglées pour les thèmes, l’ordonnance,
les décors et les machines, pour les costumes même, par des artistes célè-
bres, et pour les discours ou les chansons, par de véritables écrivains de
renom se souvenant sans doute du poème allégorique de Pétrarque, les
Trionfi, écrit vers 1360. Il n’est pas un aspect de la vie des princes du temps
qui n’échappe à l’exaltation d’une scénographie exubérante et brillante.
Avec l’époque dite « maniériste » le théâtre devient le paradigme de l’acte
de création conçu comme véritable « fête de l’esprit ». Vasari, Lanci, Buon-
talenti, Parigi : les maniéristes toscans ont inventé le théâtre à grand spec-
tacle des intermezzi.
Le divertissement de cour entraîne l’aménagement d’une salle par-
ticulière, et l’élément décoratif est lui-même un élément de la fête. Ainsi
théâtre Buontalenti installe-t-il dans le nouveau bâtiment des Offices le premier
théâtre permanent, le Teatro Mediceo. Dans la première partie du XVIIe siè-
cle, les intermèdes, masques et danses, tendent à former un spectacle à part,
spectacle total, sans jamais cesser d’être un élément du divertissement de
cour. Les banquets n’échappent pas à cette théâtralité et des artistes de l’en-
vergure de Rosso, du Primatice, de Salviati ou de Michel-Ange n’auront pas
dédaigné de fournir aux ateliers des modèles de couteaux ou de salières.
La commedia dell’arte a été un des éléments primordiaux de cette
fête de l’esprit dont les arts plastiques participent presque par essence : Les
commedia dell’arte coragi qui dirigeaient ses compagnies étaient des hommes de théâtre con-

278
D O X A - PA R A D O X A

sommés, souvent des lettrés. Accueillies chez les princes, dans les « aca-
démies », lesquelles disposaient de scènes privées, elles étaient équipées
pour monter, à l’occasion, des féeries à grand spectacle. Très vite, elles
acquièrent une telle réputation que ducs et princes se disputent les services
des plus célèbres d’entre elles et qu’on les réclame de plus en plus souvent
à l’étranger. Le rayonnement de la commedia dell’arte s’est étendu à tous
les pays d’Europe, où elle a laissé des traces profondes dans l’imagination
populaire aussi bien que dans le théâtre, la poésie et les arts. Mais c’est en
France que la commedia a trouvé, dès le dernier tiers du XVIe siècle, sa
seconde patrie avec Tiberio Fiorelli, le fameux Scaramouche. En 1762, la
comédie-italienne fusionne avec l’Opéra-Comique, issu du théâtre de foire,
avec lequel elle avait de nombreuses affinités. Masques et bergamasques,
enfin, traversent toute la peinture et la poésie françaises, de Callot à Ver-
laine, de Lancret à Picasso, de Watteau à Apollinaire.
Le théâtre élisabéthain qui donne une place toujours plus large à la
peinture des fureurs et des aberrations de l’amour, qui exalte un moi aristo-
cratique s’affirmant par la transgression de toutes limites, participe de cette
douce folie. De même en Espagne: la commedia, genre qui fit véritablement
fureur dans la première moitié du XVIIe siècle. la commedia de capa y
espada espagnole connu d’ailleurs une grande vogue en France, de 1640
environ à 1656.
Picasso travaillait sur cette frénésie festive, et pas seulement dans ses
portraits ou illustrations de La Célestine, le chef d’œuvre de la commedia
espagnole. Et Vitezslav Nezval, chef de file tchèque du Poétisme, et disci-
ple d’Apollinaire, ne voulait-il pas lui aussi « faire de la vie un grandiose
parc d’attraction », « un carnaval excentrique, arlequinade des idées et des
sentiments, bobine de film ivre, kaléidoscope mirifique ». Héritier lui-même
d’Apollinaire, le surréalisme joue de cette théâtralité. Que désignait donc
l’ « umour » de Vaché : « Je crois que c’est une sensation – j’allais presque
dire un SENS – aussi – de l’Inutilité théâtrale (et sans joie) de tout. »1
On peut facilement comprendre comment cette esthétique du festif a
pu s’articuler avec les théories des fureurs poétiques ou du génie et qu’enco-
re pour Heidegger, L’origine de l’œuvre d’art soit une « fête de la pensée »
(Fest des Denkens).
Toujours vivace depuis la Renaissance, cette thèse de l’inspiration,
qu’on l’appelle génie, enthousiasme ou fureur, conserve la faveur du siècle
classique, surtout en Italie ou en Espagne, notamment chez Gracián dans
De la finesse et du bel esprit (Agudeza y arte de ingenio, 1648), mais aussi
en France : la « fureur » géniale reste indispensable au poète. Boileau a
lui-même, on le sait, célébré « du Ciel, l’influence secrète ». Cependant la
conception classique de génie tend à dépouiller le terme de toute résonance
surnaturelle :
« Nous apportons le génie en naissant […]. Il est pour ainsi dire le
tyran des facultés de l’âme : il les contraint à tout quitter et les entraîne
pour le service dans les ouvrages où il est emporté lui-même par la rapidité

1. Jacques Vaché, lettre à A. Breton , 29 avril 1917)

279
POÏETICA

de sa nature »1.
Toutefois chez Sulzer, le représentant allemand du classicisme, l’en-
enthousiasme thousiasme, conditionné par la sensibilité, garde une place importante qu’il
assimile au phénomène prophétique : « Le principe de toute espèce d’en-
thousiasme se trouve dans le puissant attrait d’un objet qui concentre sur
soi toutes les forces de l’attention ; aussi deux choses sont nécessaires pour
le produire : des attraits de la part de l’objet et de la part de l’artiste, une
âme sensible et ouverte aux impressions de la beauté ». « L’âme devient
alors tout sentiment », à savoir « elle voit tout en elle-même ». « Toutes les
idées des objets extérieurs s’obscurcissent et l’âme tombe dans un songe
qui arrêtant les opérations de l’esprit, rend le sentiment plus vif ». Cet état,
dont Sulzer propose les prophètes juifs comme exemples, se caractérise par
une libération des limites de l’espace et du temps : « Comme l’entendement
n’est plus en état de distinguer ce qui est réel de ce qui n’est qu’imaginaire,
le simple possible paraît actuel et l’impossible même semble possible ; la
liaison des choses n’est plus évaluée d’après le jugement : elle l’est d’après
le sentiment, ce qui est absent devient présent et l’avenir existe actuelle-
ment »2.
De fait l’enthousiasme, comme le génie, correspond assez précisé-
ment à l’état mystique décrit par la littérature spirituelle du XVIIe et du
XVIIIe siècle, même si on l’analyse désormais plus comme un phénomène
d’ordre cognitif ou psychologique.
L’article « Génie » de l’Encyclopédie, longtemps attribué à Diderot,
désigne dans l’esprit d’observation, l’origine de cette qualité d’âme particu-
lière : « Le génie est frappé de tout, dès qu’il n’est point livré à ses pensées
et subjugué par l’enthousiasme, il étudie, pour ainsi dire, sans s’en aperce-
voir ; il est forcé, par les impressions que les objets font sur lui, à s’enrichir
génie sans cesse de connaissances qui ne lui ont rien coûté ».
Pour Kant « Le génie est le talent de produire ce dont on ne saurait
donner de règle déterminée, et non l’habileté, aptitude à accomplir ce qui
peut-être appris suivant quelques règles : par suite l’originalité doit être
son premier caractère » [Critique de la faculté de juger, § 47]. Cet impé-
ratif d’originalité, ce « doit être », a constitué toute l’Histoire de l’Art. Il
posait pourtant ainsi une règle, en contradiction même avec la définition
de génie. Un coup de dé jamais n’abolira le hasard, rien n’interdit qu’un
double six se répète, chaque nouvelle donne n’est pas condamnée à être
différente de sa précédente.
Durant le XIXe siècle, la diagnose clinique vint appuyer l’hypothèse
qui alliait antérieurement génie et folie. L’opinion des psychiatres a conquis
de larges secteurs du public. Un philosophe comme Schopenhauer estimait
que « le génie est plus proche de la folie que l’intelligence moyenne » et
Baudelaire assimilait le génie à une sorte de maladie dont l’artiste maîtrise-
rait les symptômes régressifs:

1. Roger de Piles, Cours de peinture par principes, Paris, Estienne, 1708, p. 12-14.
2. Journal littéraire, dédié au Roi par une société d’académiciens, Berlin, G. J. Decker,
Article « Enthousiasme », juin 1773, tome VI, p. 152.

280
D O X A - PA R A D O X A

« j’affirme que l’inspiration a quelque rapport avec la congestion, et


que toute pensée sublime est accompagnée d’une secousse nerveuse, plus
ou moins forte, qui retenti jusque dans le cervelet. L’homme de génie a les folie
nerfs solides ; l’enfant les a faibles ; Chez l’un la raison a pris une place
considérable ; chez l’autre, la sensibilité occupe presque tout l’être. Mais le
génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté, l’enfance douée maintenant,
pour s’exprimer, d’organes virils et de l’esprit analytique qui lui permet
d’ordonner la somme de matériaux involontairement amassée »1.
Sa définition de la beauté idéale était en effet étroitement liée à
l’expression romantique des caractères psychologiques, des humeurs. Le
spleen, mot anglais datant de 1745, vient du grec splen qui signifie «rate»,
référence explicite à l’humeur mélancolique. La beauté selon lui est une
expression spontanée du tempérament, de l’instinct, du corps. Son œuvre
n’évoque l’Idéal qu’en tant que mémoire involontaire, initiatrice aux « cor-
respondances » :
« Tout ce que je pourrais dire de plus sur les idéals me paraît inclus
dans un chapitre de Stendhal, dont le titre est aussi clair qu’insolent :
“COMMENT L’EMPORTER SUR RAPHAËL ?
Dans les scènes touchantes produites par les passions, le grand
peintre des temps modernes, si jamais il paraît, donnera à chacune de ses
personnes la beauté idéale tirée du tempérament fait pour sentir le plus vi-
vement l’effet de cette passion
Werther ne sera pas indifféremment sanguin ou mélancolique ; Love-
lace, flegmatique ou bilieux.” »2
Un écrivain schopenhauerien comme Proust affirmait de son côté que
« tout ce qu’il y a de grand au monde est l’œuvre des névrosés. Eux seuls
ont fondé les religions et composé nos chefs-d’œuvre ».
Le génie est ainsi, au XIXe comme au XXe siècle cette activité para-
doxale de l’esprit qui signe les « illuminations » des poètes et des artistes,
et dans le même temps une régression quasi-pathologique. Il rejoignait là
encore un des traits majeurs de la pensée mystique, celui du paradoxe et de
la conciliation des contraires, la docte ignorance. Pour Schopenhauer une
sorte d’extase gnostique permet en effet à l’initié génial d’accéder « à l’es-
sence du monde, au substratum véritable des phénomènes ». Cette extase
est le propre de l’artiste génial : « ce mode de connaissance, c’est l’art,
c’est l’artiste de génie ». On ne reviendra pas sur l’impact immense de cette
philosophie ainsi que de ses avatars théosophes, nietzschéens ou freudiens
sur la pensée symboliste et moderne.
L’art n’est-il pas en un sens strict une maladie mentale, « cosa men-
tale » ou « narcose légère » ? Une maladie, non pas comme déséquilibre
malsain d’un ordre universel de santé, de déchéance d’un corps glorieux
[idéalisme], mais bien une nouvelle et toujours fortuite prolifération protu-
bérante de la vie ; la vie en marche dans et à travers ses morts particulières.

1. Le peintre de la vie moderne, 1863, dans Ecrits sur l’art, Paris, Libraire Générale
Française, 1999, p. 192.
2. Salon de 1846, dans Ecrits sur l’art, Paris, Libraire Générale Française, 1999, p. 192.

281
POÏETICA

La vie ne serait-elle pas une maladie mortelle sexuellement transmissible,


l’homme ne serait-il pas un virus ?!

Extase et / ou régression, la pensée mythique, la raison poétique, joue


dans les deux sens de l’exploration du psychisme. C’est l’Echelle de Jacob
que l’homme, et c’est sa dignité, explore dans tous ses échelons et dans les
deux sens, ascendant et descendant. Car « on ne montre pas sa grandeur
pour être à une extrémité, mais bien en touchant les deux à la fois, et rem-
plissant tout l’entre-deux. – Mais peut-être que ce n’est qu’un soudain mou-
vement de l’âme de l’un à l’autre de ces extrêmes, et qu’elle n’est jamais
en effet qu’en un point, comme le tison de feu. – Soit, mais au moins cela
marque l’agilité de l’âme, si cela n’en marque l’étendue »1.
« FEU », mémorial pascalien du « Dieu sensible au cœur ».

Du plus « bas » des déterminismes de la matière au plus « haut » de


la conscience illuminée en passant par tout le champ structuré de la pensée
rationnelle :

traverser l’homme,
traverser le monde,
traverser le temps,
traverser le mal,
traverser le bien,

la poïétique relève bien par là d’une véritable économie de la transe,


du « transhumaner ».

Trasumanar significar per verba


Non si poria ; pero l’essemplo basti
A cui esperïenza grazia serba.2

l’Œuvre est cette technique, quasi quadam machinam, qui met en


scène les mouvements du pensé dans sa spirale scalaire. Igitur ! Comme le
soulignait avec justesse Octavio Paz Le Nu descendant un escalier de Du-
champ a peut-être plus à voir avec Mallarmé qu’avec Marey.

1. Pascal, Pensées 353-681


2. Dante, La divine comédie, Paradis, I, 70-72 : « Outrepasser l’humain ne se peut / signi-
fier par des mots ; que l’exemple suffise / à ceux à qui la grâce réserve l’expérience. »

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D O X A - PA R A D O X A

Dans ce château de l’esprit le moi,


héritier des autres et du monde, vit
les pulsations de l’Être entre ses
deux vertiges du néant, avec pour
seul g u i d e et g o u v e r n a i l cet axe
s p i r a l . A . D . N . d u p e n s é , sol
invictus du r é e l ,  A p o l -
lon-Osi- r is de     la
conscien- ce i n car-
née, J E res- te seul a u
m o n d e  ; ma is si JE n’est
autre qu’une écume d’énergie sur
les vagues de la matière en expan-
sion, alors TOUT et TOUS pensent en
moi. [qui écrira le grand livre de TOUT,
livre des livres ? Diane, Île de beauté…]

Singulier destin que l’homme, seul, dans sa SINGULARITÉ !

Dès lors qu’importe idéalisme, matérialisme, solipsisme, phénomé-


nologie, mystique, science, athéisme, épistémologie, rhétorique, religion,
esthétique, histoire, langage, folie…

« Mais sachez que nous sommes tous d’accord, quoi que nous di-
sions »
Turba Philosophorum

Et sur ce point axial la Danse du désir nous entraîne, Âge d’or, Bon-
heur de vivre, entrons dans la ronde :

Mercredi, 28 septembre 2005, Paris, si come rota ch’igualmente è


mossa, l’amor che move il sole e l’altre stelle.

Le plus simple étant peut-être d’entrer dans le cercle par la voie la


plus carnée qui soit : du pathos à l’ethos…

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