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SUR LE VIF

MICHEL GHERTMAN
Université Nice Sophia-Antipolis

Oliver Williamson :
un Nobel pour
l’économie
et la gestion

Pour l’efficacité de la mise en œuvre des stratégies


d’entreprise, comme pour celle des politiques publiques, le
choix du mode de gouvernance est primordial. Pour la
comparaison de modes alternatifs discrets, le classement
ordinal des coûts de transaction de chacun aboutit sur le choix
du plus économe. C’est une des prescriptions les plus
importantes d’Oliver Williamson. Pour s’en servir, les
stratèges d’entreprises et des gouvernements doivent
acquérir au préalable une bonne compréhension de son
architecture théorique. Cet article propose de les y aider.

DOI:10.3166/RFG.200.69-75 © 2010 Lavoisier, Paris


70 Revue française de gestion – N° 200/2010

C
e n’est pas fréquent qu’un prix Les parties prenantes d’une transaction
Nobel d’économie soit attribué à peuvent être deux firmes distinctes (forme
un chercheur en économie, droit et hybride ou même marché) ou bien des ser-
organisation qui traite avec le même appa- vices différents de la même firme hiérar-
reil théorique les questions de gouvernance chisée. Lorsqu’un sous-traitant spécialisé
économique et celles afférent à l’entre- dans l’établissement des fiches de paye fac-
prise. Oliver Williamson pousse la théorie ture ses prestations à une entreprise cliente,
des coûts de transaction plus loin que les actifs échangés sont identiques à ceux
Ronald Coase (1937), prix Nobel 1991. d’un service internalisé par ce client : tra-
Coase justifie l’existence de la grande vail de personnels spécialisés sur ordina-
entreprise par sa capacité à assurer des teurs et logiciels particuliers, avec utilisa-
transactions à un coût inférieur à celui du tion d’espaces de bureaux. Pourquoi donc
marché. Williamson obtient le Nobel 2009 choisir l’un plutôt que l’autre support de
en contribuant à transformer la théorie des cette transaction ?
coûts de transaction en un paradigme opé- Pour résoudre ces problèmes de choix ex
rationnel de trois façons. D’abord, il ana- ante, il utilise trois types de concepts: des
lyse les composantes des transactions qu’il axiomes sur le comportement des êtres
appelle « attributs ». Ils s’avèrent très dif- humains, les attributs (ou caractéristiques)
férents d’une industrie à l’autre. Ensuite il des transactions et les caractéristiques des
définit les supports des transactions qu’il modes de gouvernance possibles. Il les
nomme « institutions de l’économie » assemble au sein d’un modèle de choix entre
(Williamson, 1985, 1994) ou « modes de alternatives discrètes, par opposition à conti-
gouvernance » (Williamson, 1991). Ce sont nues (ibid., 1991). Examinons d’abord l’ap-
le marché, la firme hiérarchisée (Williamson, pareillage théorique avant de l’illustrer par
1975) et les formes hybrides (ibid., 1991). des exemples de décisions importantes pour
Enfin, il propose un modèle de choix ex la direction des entreprises: choix d’un mode
ante entre les trois modes discrets ci-des- d’organisation interne pour une stratégie de
sus. C’est pour cela qu’il est considéré croissance horizontale au sein du même pays
comme un spécialiste de la gouvernance ou d’expansion par diversification ou
puisqu’il permet de choisir entre ses formes fusions/acquisitions; choix entre internalisa-
en vue d’économiser sur les coûts de tran- tion, sous-traitance ou franchise. C’est volon-
saction. Il prône de toujours comparer les tairement que nous ne prenons pas d’exemple
mérites respectifs de modes de gouver- dans le domaine des politiques publiques.
nance réels, plutôt que les étalonner sur un Pour des travaux récents sur la gouvernance
modèle idéal comme le marché néo-clas- économique en l’honneur et avec le premier
sique. Williamson n’est donc pas opposé au chapitre par Oliver Williamson, voir Ménard
marché, puisqu’il existe comme mode de et Ghertman (2009).
gouvernance efficace dans certaines cir-
constances, mais pas toutes. Williamson est I – ARCHITECTURE THÉORIQUE
ancré dans la réalité empirique qui exclut le
choix systématique et dogmatique d’un Les axiomes comportementaux sont de
mode de gouvernance idéal. deux types. D’abord la rationalité intention-
Oliver Williamson 71

nelle et limitée des acteurs, intentionnelle Les modes de gouvernance se caractérisent


puisque l’activité économique est effectuée par l’intensité des incitations qu’ils suscitent
avec un ou plusieurs objectifs et limitée car chez leurs acteurs et par la qualité de la coor-
personne ne peut prévoir les résultats des dination engendrée par leur organisation.
interactions entre les déterminants de l’évo- Pour effectuer un choix entre modes de
lution d’un secteur : actions et réactions de gouvernance alternatifs, Williamson pro-
la clientèle et de la concurrence, innova- pose de mesurer de façon ordinale (par
tions organisationnelles et technologiques. opposition à cardinale) les coûts de transac-
Ensuite l’opportunisme puisque l’on ne sait tion relatifs de chaque attribut des transac-
jamais à l’avance si l’autre partenaire de la tions selon les modes de gouvernance alter-
transaction est susceptible de tricher ou natifs (Williamson, 1991). Il recommande
non. Des précautions sont donc de rigueur. le choix du mode le plus économe, donc le
Les principaux attributs des transactions plus efficace.
sont le niveau relatif de la spécificité des Les actifs nécessaires aux transactions sur
actifs et l’incertitude. Un actif est totalement devises, obligations ou paquets de riz dis-
spécifique à une transaction lorsqu’il ne ponibles sur les rayons d’un supermarché
peut être redéployé pour une autre transac- sont bien différents de ceux requis pour la
tion à un coût moindre que l’investissement construction d’une usine nucléaire ou la
en nouveaux actifs, comme un réseau de conception d’un logiciel sophistiqué et
câbles en fibre de verre déjà enterré pour les dédié à une raffinerie de pétrole.
besoins d’un opérateur sur un territoire Les premiers ont une spécificité des actifs
encore vierge ou une étude pour l’installa- bien inférieure aux seconds. Dans les
tion d’un système d’information interne à exemples ci-dessus, en maintenant constante
une firme particulière. Un actif détient un l’influence des incitations et de l’organisa-
niveau de spécificité relativement faible tion, le marché économiserait sur les coûts
lorsqu’il peut être redéployé à coût peu de transaction par comparaison aux autres
élevé pour d’autres transactions, comme les modes de gouvernance pour les trois pre-
rayons des supermarchés, des conteneurs miers exemples (devises, obligations, riz) et
pour bateaux pouvant transporter meubles, les partenariats interentreprises seraient plus
véhicules, denrées alimentaires empaque- économes que la grande entreprise ou le
tées ou bien une salle de marchés financiers. marché pour les autres (usine nucléaire et
L’incertitude porte sur la capacité des logiciel dédié). Il n’y a donc pas de mode de
agents à maîtriser les composantes de la gouvernance idéal ou préféré. Il dépend des
production ou du service comme l’obten- actifs faisant l’objet de transactions.
tion d’une exigence de qualité lors d’un
transfert de technologie, dite « incertitude II – APPLICATIONS
interne », ou sur les incertitudes externes À LA STRATÉGIE D’ENTREPRISE
telles la réaction d’un concurrent, d’un
groupe de clients ou d’un État changeant 1. Intégration horizontale et organisation
les règles du jeu en matière douanière, de opérationnelle/fonctionnelle
quota ou d’approbation d’investissements à Le milieu du XIXe siècle a été le témoin de
ou de l’étranger ou de marchés publics. la stratégie d’expansion horizontale des
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chemins de fer nord-américains. La techno- fonctionnel (line and staff) avec des respon-
logie disponible à l’époque amenait les sables géographiques pour toutes les opéra-
entreprises à construire des lignes d’environ tions et des responsables fonctionnels au
quatre-vingts kilomètres de long. Lorsque siège de la firme en charge de l’établisse-
deux entrepreneurs différents possédaient ment de standards opérationnels et de leur
des lignes bout à bout, ils pouvaient contrôle. La suppression des double-
conclure des marchés pour faciliter le trafic emplois, par exemple un directeur commer-
des marchandises et des passagers puisque cial au lieu de cinquante-sept, donc une
les rails étaient de même diamètre. Les économie sur les coûts de transaction
4 500 kilomètres de New York à San internes, explique la création de cette nou-
Francisco auraient donc pu faire l’objet velle forme d’organisation encore utilisée à
d’environ cinquante-six contrats entre cin- bon escient par de nombreuses PME.
quante-sept entreprises différentes. Pour-
quoi le marché, acclamé telle une merveille 2. Diversification et structure
par les économistes néoclassiques, n’a t’il multidivisionnelle
pas fonctionné ? À cause de coûts de tran- La forme d’organisation multidivisionnelle
saction beaucoup plus élevés que ceux fut créée aux États-Unis dans les années
d’une grande entreprise. La négociation de 1980 pour des entreprises ayant diversifié
dizaines de contrats, leurs renouvellements leur stratégie dans plusieurs secteurs indus-
et les litiges et procès éventuels furent rem- triels différents mais proches comme des
placés à moindre coût par l’administration automobiles de taille et de prix divers
interne de la grande entreprise grâce à une (General Motors) ou des activités chi-
coordination hiérarchique. Pourquoi les cin- miques variées : fine, lourde ou poudres et
quante-sept entrepreneurs potentiels n’ont- explosifs (DuPont). Ces firmes ont d’abord
ils pas formé un cartel fixant des prix de gardé la structure opérationnelle/ fonction-
monopole ? Parce que l’opportunisme des nelle dans chacune de leurs activités, les
uns et des autres combiné à la rationalité anciennes comme les nouvelles. Pour
limitée rendant l’information très onéreuse chaque décision importante, les respon-
créaient un coût de coordination interne au sables des activités demandaient l’arbitrage
cartel si élevé qu’un tel arrangement était du directeur général et essayaient de former
impraticable malgré l’absence de lois anti- des coalitions pour favoriser l’une puis
monopoles à l’époque. L’efficacité supé- l’autre, une forme de « donnant-donnant »
rieure de la grande entreprise sur le marché échelonnée dans le temps. Manquant d’in-
et le cartel amena un grand mouvement formation, la direction centrale fut rapide-
d’acquisitions et de fusions horizontales. ment engorgée sans savoir vraiment com-
L’organisation de la grande entreprise hérita ment procéder. Rationalité limitée du siège
de celles de ses prédécesseurs. Au début, et opportunisme des responsables d’activi-
chaque directeur de portion de quatre- tés combinés accrurent tellement les coûts
vingts kilomètres était entouré de respon- de transaction internes que ces firmes virent
sables fonctionnels : ingénieurs, commer- leurs profits décliner rapidement et se trans-
ciaux, entretien, etc. Ils furent remplacés former en pertes et leurs parts de marché
par une organisation de type opérationnel/ baisser également. Un directeur respon-
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sable pour toutes les opérations de chaque lences à venir. Divergences, litiges et coû-
division fut nommé ainsi qu’une direction teuses actions en justice sont plus que pro-
centrale avec un état-major de haut niveau bables. Si le client est également amené à
capable de comprendre les problèmes de investir dans des actifs spécifiques à ces tran-
chaque division et de contrôler ses budgets sactions, le fournisseur est protégé par une
de façon à prévenir ses tentations opportu- situation d’otages bilatéraux, la cospécificité
nistes, comme le déguisement des résultats des actifs. Autrement, pour remplacer les
et l’appropriation des profits pour des coûts contractuels et les dangers de faillite
investissements inutiles. L’allocation des par des coûts de coordination internes, le
profits devint le privilège du siège central fournisseur peut s’intégrer vers l’aval.
agissant ainsi comme un marché interne des Lorsque les investissements spécifiques
capitaux favorisant les investissements sur sont dévolus à des marques ainsi qu’au
des secteurs en forte croissance plutôt que maintien d’un niveau équivalent de qualité
ceux en déclin ou stagnation. dans tous les lieux de distribution, les entre-
Cette forme d’organisation multidivision- prises possédant les marques préfèrent le
nelle était l’une des composantes de l’avan- plus souvent la franchise aux contrats de
tage des firmes nord-américaines, en plus vente à des distributeurs indépendants. Ces
de leurs avantages technologiques et de derniers pourraient s’approvisionner auprès
taille sur les européennes. Cette explication de fournisseurs moins chers mais de qualité
d’un avantage sur les coûts de transaction inférieure et profiter de l’ombrelle de répu-
internes à l’organisation permet d’apprécier tation de la marque pour maintenir le niveau
plus finement le mouvement d’investisse- de leurs ventes et donc augmenter leurs pro-
ments des États-Unis vers l’Europe fits. Ces comportements de « passagers
entre 1945 et 1970. Les firmes du monde clandestins » (free riders) sont très nuisibles
entier utilisent cette forme d’organisation pour les marques. Le contrat de franchise
économisant sur la rationalité limitée et est donc préférable au contrat standard car
réduisant l’opportunisme qu’elles ont vu il ne contraint pas le franchisé à s’approvi-
fonctionner chez leurs concurrentes améri- sionner auprès de fournisseurs agréés par la
caines. Ce transfert de technologie managé- marque, à suivre des séminaires de forma-
riale a été grandement facilité par des cabi- tion et à se soumettre à ses contrôleurs de
nets de conseil d’origine américaine. qualité. En plus d’économiser sur les coûts
de coordination, la franchise économise sur
3. Sous-traitance, internalisation les coûts du capital par comparaison avec
ou franchise l’intégration en aval dans la distribution
Lorsqu’un fournisseur effectue un investis- puisque c’est au franchisé de fournir l’in-
sement spécifique pour un seul client, il vestissement initial, y compris en fonds de
devient l’otage de l’opportunisme éventuel roulement. Elle permet une croissance plus
de ce dernier qui peut l’étrangler en exigeant rapide que l’intégration verticale.
des baisses de prix. Les contrats ne suffisent L’évolution de technologies à fort niveau de
pas à protéger le fournisseur puisqu’ils sont spécificité des actifs vers des niveaux plus
par nature incomplets, c’est-à-dire inca- faibles, comme dans l’informatique ou les
pables d’inclure toutes les sources de turbu- télécommunications, explique bien le mou-
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vement d’accroissement de la sous-trai- thèses provenant de sa théorie sur plus de


tance depuis les années 1980. Les clients cinq cents travaux. Nickerson et Silverman
trouvent plusieurs fournisseurs ayant maî- (2009) ont fait une sélection de ces résultats
trisé les technologies dont ils ont besoin. Ne en stratégie. Ils montrent bien que les
risquant plus de se trouver en position agents économiques font des choix de
d’otage unilatéral, les coûts de transaction modes de gouvernance économisant sur les
des contrats diminuent et deviennent plus coûts de transaction… même s’ils ne
faibles que ceux de la coordination interne connaissent pas forcément la théorie ou son
au sein de la bureaucratie de la grande existence. C’est un peu un paradoxe pour
entreprise. une théorie conçue pour des choix ex ante
En résumé, pour l’efficacité de la mise en que d’être validée par des recherches empi-
œuvre des stratégies d’entreprise, comme riques sur des bases de données par nature
pour celle des politiques publiques, le choix postérieures aux choix puisqu’elles en
du mode de gouvernance est primordial. Et constatent les conséquences. C’est un hom-
pour la comparaison de modes alternatifs, mage supplémentaire à la solidité de son
le classement ordinal des coûts de transac- architecture théorique.
tion de chacun aboutit sur le choix du plus Mais n’est-ce pas dommage dans la pra-
économe. tique que les entreprises et les pouvoirs
publics n’utilisent pas une théorie
construite pour favoriser leurs choix ? Les
III – SUCCÈS ACADÉMIQUE
chercheurs académiques ne pouvant véri-
ET UTILISATION PAR
fier des hypothèses que sur des données
LES ENTREPRISES ET
postérieures aux choix eux-mêmes pour le
LES POUVOIRS PUBLICS
besoin de leurs publications, il est normal
Un des grands attraits de la théorie des que peu s’intéressent à la mise en œuvre
coûts de transaction est qu’elle est basée sur de cadres conceptuels construits pour faci-
des axiomes comportementaux beaucoup liter les décisions. Une exception notable
plus réalistes que ceux des théories néo- existe concernant les décisions straté-
classiques ou marxistes (information gra- giques des entreprises (Ghertman, 2004).
tuite, individus unidimensionnels : obnubi- Non seulement la méthode de travail est
lés par le profit dans le premier cas ou d’une formulée dans le détail, mais elle est illus-
abnégation totale dans le second). Elle en trée par des cas pour chaque type de déci-
devient plus opérationnelle dans les prédic- sion stratégique. Ce genre de cadre
tions qu’elle peut engendrer. Pour les ques- conceptuel conçu pour les entreprises peut
tions de stratégie, Williamson (1999) servir aux choix de modes de gouvernance
évoque le succès mérité de la recherche alternatifs pour améliorer l’efficacité des
académique empirique validant les hypo- politiques publiques.
Oliver Williamson 75

BIBLIOGRAPHIE
Coase R., The nature of the firm, Economica, vol. 4, 1937.
Ghertman M., Stratégie de l’Entreprise : Théories et Actions, Economica, Paris, 2004.
Ménard C. et Ghertman M., Regulation, Deregulation and Reregulation : Institutional
Perspectives, Edward Elgar, UK and USA, 2009.
Nickerson J.A. et Silverman B.S., The Economic Institutions of Strategy, Emerald Press, UK,
2009.
Williamson O., Markets and Hierarchies : Analysis and Antitrust Implications, Free Press,
NY. 1975
Williamson O., The Economic Institutions of Capitalism, The Free Press. Traduit en français
sous le titre Les Institutions du Capitalisme (1994), préface de Michel Ghertman,
Inter-Éditions, 1985.
Williamson O., “Comparative Economic Organization : the Analysis of discrete Structural
Alternatives”, Administrative Science Quarterly, 36, june 1991, p. 269-296.
Williamson O., “Strategy Research : Governance and Competence Perspectives”, Strategic
Management Journal, 20 December 1999.

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