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ANTHOLOGIE DE LA LITTERATURE
VIETNAMIENNE CONTEMPORAINE
Tome II
VŨ TRỌNG PHỤNG
( 1911 - 1939 )
Giông tố (Orages)
Số đỏ (Né sous une bonne étoile)
. . . . Je suis assis les genoux repliés sur le rebord d'un bassin circulaire
pour regarder dans la nuit noire. L'eau jaillissant du bassin et y
retombant fait entendre un clapotis monotone. Grâce à la lumière d'une
lampe électrique du coin de la rue qui se faufile à travers les buissons
d'arbres, je peux discerner dans le bassin des dragons à la peau
rugueuse de mousse, ce qui leur donne l'aspect de monstres
innommables.
-.-.-.-.-.-.-
Voici d'autre part un passage extrait du Cạm bẫy người (Le piège),
reportage sur les tricheurs au jeu de cartes. Un fils de famille, Vân, est
réduit par l'avarice paternelle à se procurer de l'argent par tous les
moyens. Il s'associe avec un tricheur professionnel pour plumer son
propre père. L'auteur, un ami de Vân, est invité à assister à ce massacre
en tant que spectateur.
Nous nous serrons les mains tous les trois. Vân plaisante en faisant
les présentations :
- Je vous présente un ami, un frère. Et Monsieur que voici est mon
"bienfaiteur".
1
Jeux de cartes qui se jouent respectivement à 3 et à 5 personnes.
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Il est à présumer qu'un accusé d'homicide et acquitté grâce à
l'éloquence de son avocat-défenseur lui vouerait moins de respect et
d'admiration que le vieux monsieur n'en voue en ce moment à l'avocat-
défenseur du tổ tôm et du tài bàn. Mais après avoir ainsi touché le point
faible de sa victime, l'expérimenté tricheur ne daigne pas encore céder à
ses invitations pressantes de faire quelques parties de tài bàn.
- Monsieur, j'avais seulement l'intention de venir ici pour vous présenter
mes respects, et voir mon ami Vân. Après quoi j'irai prendre quelques
photos de ces collines si pittoresques de Lim. Je ne savais pas que vous
me forceriez à faire une partie de tài bàn.
Đêm sông Hương (La nuit sur la Rivière des Parfums), 1938
Lọng cụt cán (Le parasol au manche raccourci), 1939
Người ngợm (Hommes ou bêtes ? ), 1940
Près de là, sur un lit de camp, quelques hommes serrés les uns contres
les autres dorment aussi profondément que s'ils étaient morts, les
pantalons retroussés jusqu'aux cuisses. Des ronflements et des paroles
indistinctes alternent avec des quintes de toux.
Il s'est également révélé un critique de valeur dans Phê bình Nho giáo
của Trần Trọng Kim (Critique du Confucianisme de Trần Trọng Kim)
paru en 1940, et dans Thi văn bình chú (Explication commentée de
certains poèmes) paru en 1941.
Mais de toutes ses œuvres nous préférons son Lều chõng (La tente et
le lit de bambou) qui est un reportage romancé des anciens examens
littéraires. Il est admirablement placé pour le faire, puisqu'il s'y est lui-
même présenté plusieurs fois. On l'appelait même M. le Premier lauréat
des examens éliminatoires régiomaux (Ông Đầu xứ).
1
Maison située à la jonction de deux routes perpendiculaires qui traversent le camp
d’examen et le partagent en 4 sections. C’est là que logent les examinateurs.
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Aux quatre faces du camp : devant, derrière, droite et gauche, les
portes des quatre sections sont largement ouvertes. Des tableaux où sont
affichés les noms de milliers de candidats semblent attendre ceux-ci.
On y distingue des vieillards aux cheveux tout blancs. Des tout jeunes
gens aussi, dont les cheveux roux se dressent en touffe dans un turban de
crépon. Certains ne peuvent cacher leur pauvreté rendue évidente par
leurs corps maigres tremblant sous une robe de coton sans doublure.
D'autres au contraire semblent exhiber leur luxe avec leurs robes
multiples ouatées, mais leurs mâchoires n'en claquent pas moins de
froid. Des gens ne peuvent redresser leur cou ployé sous le poids des
tentes et des nattes qui trainent péniblement sur le sol. Relevant leur
visage plein de fierté sont ceux qui ont échoué plusieurs fois laissent
voir leurs inquiétudes sur leur front sillonné de rides. D'autres encore,
plusieurs autres encore . . . Impossible de les décrire tous.
Plus la nuit avance, et plus les candidats accourent nombreux. Ils se
groupent devant les sections dans lesquelles ils seront casés. Sous des
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dizaines de milliers de chapeaux coniques ondulant devant les quatre
portes, des dizaines de milliers de personnes portent le même
équipement : sur un côté sont suspendus un lit de bambou et l'armature
de la tente ; sur l'autre côté brinquebalent les paquets de manteaux et
d'étoffe servant à recouvrir la tente, ou une paire de nattes de jonc ; sur
la poitrine se balancent une gourde et un étui renfermant le cahier
d'épreuves ; enfin sous le ventre est suspendu un coussin porte-livre ou
un coffret de bois laqué. Tous ces objets, lourds ou légers, grands ou
petits, longs ou courts, sont suspendus au cou grêle des candidats. Il
parait que le Ciel veut forcer les lettrés, avant qu'ils n'escaladent le
chemin des honneurs, à s'exercer préalablement au métier de porte-faix.
Les uns cherchent à avancer, les autres cherchent à reculer ;
bousculée, repoussée en tous sens, cette foule s'agite comme les flots de
la marée montante. D'elle s'élève un brouhaha énorme, formé d'appeler,
d'interpellations, de salutations, de discussions, de conversations, et qui
fait ressembler les quatre portes du camp d'examen à quatre marchés.
A la quatrième veille, les torches sont à moitié consumées. Leurs
débris rougeoyants se dispersent dans tout le ciel à la faveur du vent.
Puis, lentement, ils retombent sur la foule, ou sur les terrains inoc-
cupés, ou plus loin, s'ils ne s'éteignent pas tout de suite dans la nuit
noire.
Brusquement, de la Maison de la croix, le gong et le tambour font
entendre solennellement trois séries de coups. Les lanternes se mettent à
s'agiter. En même temps, les robes bleues de cérémonie et les coiffures à
aides de libellule s'animent. Après que les quatre Censeurs impériaux
ont transporté leur charges de tout voir et tout entendre sur les quatre
postes de garde, les examinateurs se partagent la besogne pour aller
chacun à ses affaires. Comme dans toutes les sessions d'examen, les
deux examinateurs reviseurs ont la charge des sections de droite et de
gauche, tandis que le Vice-Président du jury suit l'écriteau "Sur l'ordre
de Sa Majesté" pour se rendre à la section de l'arrière. La section de
devant revient au Président du jury avec l'oriflamme portant les mots
"Envoyé impérial" que lui a confié l'empereur.
Après les derniers coups de gong et de tam-tam, les deux rangées de
lanternes sortent lentement de la Maison de la croix. Puis deux parasols
jaunes viennent respectueusement au devant de l'oriflamme "Envoyé
1
Cette invitation aux morts de faire leur œuvre de justiciers traduit bien la
conception ancienne que se faisaient nos lettrés des résultats des examens.. Le
succès, croyaient-ils, récompensait la vertu du candidat bien plus que son talent. Et
non seulement la conduite du candidat était en jeu, mais encore celle de ses
ancêtres.
Heureuse époque où la vertu était récompensée et la méchanceté punie! A moins
que cette tradition n’ait été fabriquée et encouragée sciemment par les Pouvoirs
Publics pour éduquer le peuple. De pareilles méthodes de propagande ne valent-
elles pas bien mieux que nos modernes et si irritants slogans?
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CHAPITRE VII
L'ESSAI
Nous sommes donc réduits à ne citer de Phùng Tất Đắc que deux
fragments de son Essai Trước đèn, inspiré de toute évidence par les
choses vues, pas très réjouissantes, de la société contemporaine.
Celui que le monde appelle un sot, nous sommes persuadés que c'est
un homme qui ignore la saveur de ce qu'il mange, qui est incapable de
proférer des paroles intelligibles, qui ne sait pas retourner à l'endroit
d'où il est parti . . . .
A leur avis, une littérature vide est celle où l'auteur s'exprime à tort
et à travers, celle qui au-delà de sa sonorité apparente ne renferme
aucune pensée digne d'être considérée comme profonde.
Néanmoins, ces critiques feraient mieux de distinguer plusieurs
sortes de vacuité.
Sont vides les tambours qui donnent des sons héroïques, les cloches
des pagodes qui éveillent des pensées élevées, les guitares qui inspirent
des sentiments délicats. Sont pareillement vides les trompes en corne qui
appellent : Au voleur ! Les crécelles qui criaillent, les tambourins qui
résonnent allégrement et les tonneaux qui retentissent sourdement.
Dương Chu 2 logea un jour chez un homme qui avait deux con-
cubines , l'une belle et l'autre laide. Chose extraordinaire, la laide était
aimée de tout le monde, tandis que la belle était par tout détestée.
Dương Chu en demande la raison .
- Retenez bien ceci, mes enfants : Avoir du talent et n'en pas tirer vanité,
c'est se faire respecter et aimer partout où l'on va.
1
Chung Tử Kỳ, qui vivait en Chine au temps des Royaumes Combattants, savait
apprécier divinement la musique. Quand Bá Nha joua un air en pensant aux
montagnes, Tử Kỳ s’écria: “L’esprit de Votre Excellence s’élève jusqu’au plus
hauts sommets”. Et quand Bá Nha joua un autre air en pensant à l’eau courante, Tử
Kỳ s’écria encore: “La pensée de Votre Excellence roule tumultueusement comme
un torrent”.
2
Philosophe chinois vivant sous la dynastie des Tcheou. Il fut le promoteur de la
doctrine de l’égoïsme.
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Si l'on peut faire abstraction de la comparaison, toutes les inégalités
seront abolies : Aucune chose n'est en soi froide ou chaude, lourde ou
légère, rapide ou lente. Aucun homme n'est en lui-même petit ou grand,
vide ou plein, sot ou sage.
Ce n'est plus comme lorsqu'ils étaient en conflit les uns avec les
autres ; là, c'était l'amour-propre qui dominait. Pour le fils, la mère
chante toujours divinement ; pour l'épouse, l'époux est toujours un
héros.
-:-:-:-
-------------------
Dans le passage qui suit, au contraire, l'auteur se penche sur les misères
et les injustices sociales. Alors sa bile s'échauffe et il va prendre un ton
acerbe, ironique qui, malgré les citations prises dans la littérature
viêtnamienne, indique nettement l'influence des philosophes français du
18è siècle.
Douleur, oui, mais dont la victime est aussi l'auteur ; qu'il la subisse,
personne ne le plaindra. Non seulement la société ne le plaint pas, mais
elle veut encore l'emprisonner. Oui, l'emprisonner, car il a commis un
grand crime : celui d'avoir publiquement protesté contre l'égalité et la
fraternité.
Tout un chacun aime ses semblables, et veut qu'on soit tous égaux
les uns aux autres ; personne n'aime les inégalités ni les haines. Allez
donc voir les moralistes, ils disent tous cela, tous ils nous le conseillent.
L'égalité devant la loi ? On le dit, mais est-ce bien vrai ? Nous devons
reconnaître avec T. Roosevelt que seuls les égaux sont égaux. Quoique
Roosevelt ait parlé seulement de l'égalité intellectuelle, nous pouvons
savoir par expérience qu'il en est de même de l'égalité juridique.
L'égalité, si elle existe, ne confère à chacun qu'un droit égal à s'unir
pour réaliser l'inégalité : combien de révolutions ont prouvé la justesse
de cet aphorisme !
D'un autre côté, s'il n'y avait pas eu cette méthode d'éducation
insidieuse et pénétrante qui se transmet de génération en génération,
nous n'aurions pas pu avec naturel jouer les rôles toujours les mêmes
sur la scène de la vie.
D'autres œuvres :
Thiếu quê hương (Le mal du pays),
Một chuyến đi (Un voyage),
Nhà Nguyễn (La maison de Nguyễn),
Chiếc lư đồng mắt cua ((Le brule-parfum aux yeux de crabe), etc,
ne firent que confirmer un talent littéraire hors pair. Hélas ! Le Nguyễn
Tuân marxiste ne serait plus qu'un dialecticien sans âme.
Ci-dessous nous allons citer deux pages de Nguyễn Tuân, l'une étant
un écho du temps passé, et l'autre un fragment de journal du temps
présent.
Il fait froid si intense qu'il semble couper les chairs. Que ce soit le
temps du Petit Froid ou du Grand Froid, Monsieur Ấm 1 se lève chaque
matin d'hiver lorsque l'obscurité enveloppe encore la Terre. Il va à
l'autel du saint Quan Võ2 et en retire la lampe à huile. Il allume deux
autres mèches de liège, et une lumière verte se reflète vivement sur la
porchelaine de la lampe sortie des fameuses fabriques de Bát Tràng.
Sur la natte de jonc bordée d'une étoffe rouge déjà usée aux coins M.
Ấm dispose un plateau du thé, un crachoir, une bouilloire en cuivre et
un fourneau en terre. Puis il tire sur sa pipe à eau décorée d'un
abricotier et d'une grue, qui fait entendre un long sifflement cristalin et
cadencé. La fumée de tabac, très épaisse, noie dans ses volutes la faible
lumière de la lampe. Puis elle se dissipe peu à peu en se décolorant
comme la vapeur qui s'échappe de l'eau bouillante. Derrière le rideau
de fumée apparait vaguement la silhouette du vieillard qui se tient assis,
les coudes posés sur son oreiller pliant, et les yeux à demi fermés comme
un bonze en méditation. Sa physionomie grave et immobile semble
vouloir arrêter les volutes de fumée blanche qui flottent dans
l'atmosphère de la maison. Dans les trois pièces que comprend celle-ci,
un homme seul est éveillé.
1
Titre honorifique décerné autrefois aux fils des grands mandarins.
2
Valeureux guerrier au temps des Trois Royaumes, et adoré comme étant le
symbole du parfait loyalisme.
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En cette minute où la terre et le ciel ne sont pas complètement
différenciés, où la nuit et le jour sont encore confondus, M. Ấm a l'allure
d'un sage qui s'assied pour épier la marche du Temps.
La nuit d'hiver se prolonge sans fin, immense, elle semble ne vouloir
s'achever que très lentement. Mais voici que la brise, soufflant à travers
les interstices de la porte, jette dans ce silence quelques chants de coqs
impatients de secouer l'obscurité. Puis de la haie d'hibiscus entourant la
maison se percutent quelques pas lourds. La vie se réanime peu à peu.
M. Ấm agite bruyamment son éventail fait d'une spathe d'aréquier
devant le fourneau, suivant une cadence précipitée. Les morceaux de
charbon de bois éclatent en grésillement joyeux. De même les étincelles
de feu charment le regard avec leurs zig zags désordonnés dans l'air.
Quand il a auprès de lui ses petits-enfants, M. Ấm demande souvent si
ces chandelles romaines gratuites leur font plaisir.
Les morceaux de charbon de bois continuent à brûler régulièrement
jusqu'au rouge ardent, avec des flammes vertes qui les lèchent de tous
côtés. Chaque fois que passe un souffle d'air, les flammes vertes se
soulèvent. Et alors le bloc incandescent devient rouge écarlate et
entièrement transparent comme un lingot d'or fondu.
De temps en temps, d'un morceau de charbon qui se consume,
s'échappe un bruit sec, faible mais distinct qui marque la fin de sa vie
minérale. Le charbon n'est plus qu'un point de feu tiède emmitouflé dans
une carapace épaisse et blanchâtre de cendre. M. Ấm, en lissant d'une
main ses cheveux blancs, tient de l'autre un long éclat de bambou pour
remuer la cendre contenue dans le fourneau comme pour prendre des
nouvelles de l'agonie de ces êtres inanimés. Puis il ajoute au fourneau
quelques morceaux de charbon de bambou qui ne crépite pas comme le
charbon de bois. De l'intérieur de la bouilloire chauffée depuis
longtemps, s'échappe bientôt un soupir de la masse liquide qui va
changer d'état : c'est l'eau qui élève sa voix pour qu'on s'occupe d'elle.
M. Ấm aussi pousse un assoupir de soulagement, comme s'il rencontrait
enfin un ami après de longues minutes d'attente.
Avec soin il soulève le morceau d'étoffe rouge qui recouvre le plateau
à thé en bois précieux reposanr sur quatre pieds en forme de genoux.
Très légèrement et posément, il prend le plat qui contient la grande tasse
et les petites tasses, et les met à côté du plateau. Quand vient le tour de
la théière, il y met beaucoup plus de temps. Il contemple avec
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ravissement la théière toute rouge et toute lisse. Elle a la forme d'une
figue, et l'artisan chinois qui l'a façonnée avant de l'introduire dans le
four devait être un véritable artiste. M. Ấm promène plusieurs fois la
paume de sa main sur la théière pour essayer d'y déceler quelque ride,
puis constate avec entière satisfaction qu'elle est absolument lisse.
L'eau a bouilli depuis quelque temps. Mais l'habitude oblige
toujours M. Ấm à en verser quelques gouttes sur le sol pour s'assurer
qu'elle est bien bouillante. Dans les derniers jours qui lui restent à vivre,
ce qui effraie le plus ce vieillard est de commencer la journée avec un
thé mal préparé à l'aube. De la hauteur du lit de camp, un jet d'eau
bouillante frappe violemment le sol avec un bruit sourd.
Sur le fourneau inemployé, M. Ấm s'empresse de mettre une
bouilloire en forme de cigogne qui s'envole. Les vrais buveurs de thé
comme M. Ấm emploient toujours au moins deux bouilloires. A peine la
première est-elle ôtée du fourneau que la seconde y est mise. Et les deux
bouilloires continuent à se remplacer l'une de l'autre sur le fourneau
ardent, car la séance de thé se poursuit durant toute la journée. De la
sorte, on a toujours à sa disposition de l'eau bouillante nécessaire à la
préparation d'une nouvelle tournée de thé savoureux.
Mais il est bien rare que M. Ấm boive du thé d'une manière aussi
brutale. Pour lui, deux petites tasses suffisent. Mais à la préparation de
ces deux tasses il consacre infiniment de soin. Jamais il n'ose se montrer
négligent dans ce plaisir sobre et délicat. Qu'il prépare du thé pour lui-
même ou pour ses hôtes, il y met toujours un soin extrême. Et ce soin
devient un véritable rite, si l'on veut bien reconnaître dans une tasse de
bon thé un arôme mêlé d'un peu de philosophie et de psychologie.
Chaque fois qu'il a été obligé de servir du thé à des gens qui l'ont bu
grossièrement, M. Ấm ne manque pas de confier à ses quelques amis
lettrés :
- "Peut-être devrai-je acheter quelques grandes tasses à thé de
frabrication française à l'intention de ces messieurs les fonctionnaires
du Protectorat, et me suffira-t-il de leur faire du thé avec de l'eau
chaude contenue dans une bouteille thermos. Vous n'avez qu'à
remarquer qu'un service à thé comprend seulement quatre petites tasses,
et vous saisirez tout de suite que le plaisir de boire du thé ne peut pas
être un plaisir bruyant. Les relations de camaderie au temps jadis
étaient plus sereines qu'à l'heure actuelle. Seuls les gens délicats ayant
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l'âme pure peuvent se réunir autour d'une théière. Et l'hôte doit lui-
même préparer le thé et le servir à ses invités, sans recourir à l'aide de
personne, pour montrer son respect sincère envers ceux-ci.
Je me rappelle que dans mon enfance, étant élève de M. le Directeur
j'avais l'honneur de me lever chaque matin de bonne heure pour lui
servir le thé, avant qu'il nous fit son cours. Plusieurs de mes camarades
se sont montrés jaloux de moi et ont demandé à M. le Directeur de nous
enrôler à tour de rôle au service du thé, pour que tous nous puissions
jouir de l'honneur de l'approcher et apprendre ses vertus par l'exemple.
Mais M. le Directeur sourit :
"Je vous remerçie, mes enfants, pour votre bonne volonté. Mais ne vous
fâchez pas de ce que je vais vous dire : Vous ne savez pas préparer le
thé comme je l'entend gardez donc tout votre temps à vous pour
travailler. Si je confie à Đạm (c'est mon second nom, le premier Đởm
s'étant révélé un interdit) 1 le soin de préparer le thé, c'est seulement
parce qu'il s'en acquitte bien, et non parce que je l'aime plus que vous
autres ".
1
L’Empereur Minh Mạng (1820-1840) s’appelait en effet Đởm
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Car ce faisant, on peut rejeter au dehors le fluide lourd et trouble de
l'organisme pour assimiler le fluide frais et léger de la nature aux
premières heures du jour. Telle était la conception de l'hygiène au temps
jadis, et nos pères buvaient le thé pour se maintenir en bonne santé. M.
Ấm profite également de cette heure matinale où il boit son premier thé
du jour pour s'interroger sur ses défauts et s'en corriger ; il applique le
précepte enseigné par le Maître Tăng Tử : Quotidiennement, je
m'examine introspectivement trois fois".
Maintenant, toute la maisonnée s'est réveillée bruyamment M. Ấm
commence aussi à tousser. Il semble qu'il s'est jusque là efforcé de
contenir sa toux pour ne pas troubler le silence de la minute mystérieuse
où la nuit et le jour s'interfèrent.
Doucement son fils ainé vient demander des nouvelles de sa santé, et
s'asseoir sur le bord du vieux lit de camp. Il prend l'éventail, déplace le
fourneau en un coin plus dégagé, et évente avec force pour faire
s'envoler toute la cendre.
- J'ai fini de boire, dit M. Ấm . Si tu veux boire, ajoute de l'eau
bouillante ; le thé conserve encore beaucoup d'ârome.
Ce sont là paroles superflues, car chaque matin, le père et le fils se
lèvent toujours de très bonne heure pour boire du thé. Le premier, le
père en absorbe deux tasses ; le fils ainé boit en seconde, au maximum
trois tasses. Ce matin, comme d'habitude, M. Ấm dit à son fils de
prendre le recueil des Anciens Poèmes pour déclamer la "Chanson du
thé " de Lư Đồng. Le récital est magnifiquement réussi. Le rythme de ce
vieux poème est d'une extrême complication, mais le fils de M. Ấm
réussit à le dominer parfaitement. Il se joue des enjambements, et sa
voix reste claire, et son souffle reste soutenu. A voir ce père et ce fils à
cette heure du thé matinal, on croirait voir un Maître expliquant une
leçon à son élève. Après une conversation sur le thé, M. Ấm prend les
"Notes écrites pendant la pluie" et explique les passages où l'auteur - le
Recteur de l'Université Phạm đình Hổ - notait son expérience
personnelle sur l'usage du thé et en faisait l'éloge. Puis il se lamente sur
l'automne qui s'en va, laissant sur la mare les feuilles flétries de lotus.
- Mon enfant, dit-il, je crois que pour préparer le thé, rien ne vaut l'eau
condensée sur les feuilles de lotus. Chaque feuille ne contient que
quelques gouttes, et il faut en ramasser sur plusieurs feuilles pour avoir
de quoi remplir une théière. Quand j'étais jeune, j'étais souvent chargé
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par M. le Directeur d'aller en barque sur la mare pour recueillir ces
gouttes d'eau argentée condensée sur les feuilles de lotus. Je trouve que
cette occupation était la chose la plus délicieuse dans ma vie d'étudiant
choyé par mon Maître comme si j'étais son fils.
1
Le narcisse donne deux sortes de fleurs: les mâles et les femelles dénommées
selon la contexture de leurs sépales : hoa đơn (fleurs simples) et hoa kép (fleurs
composées). Les premières sont plus élégantes que les secondes, et partant plus
recherchées pour la décoration.
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Anthologie. 293
-.-.-.-.-.-.-.-.-
Le texte que nous venons de lire, pareil à une estampe du bon vieux
temps, nous a montré, sinon la sensibilité aristocratique de Nguyễn Tuân
d'avant sa métamorphose marxiste, du moins sa profonde sympathie
pour les choses du passé, d'un passé pourtant bien féodal, bien
réactionnaire !
Mais le passage qui va suivre annonce déjà le révolutionnaire : il
relate les funérailles du célèbre écrivain Vũ Trọng Phụng dont nous
avons parlé plus haut, ou plutôt les impressions éprouvées par les
écrivains devant la mort de leur malheureux confrère. Sous le masque
d'un cynisme railleur, on y sent vibrer une sincère compassion pout l'art
qui vient de disparaître, et une plus profonde compassion pour la gent
écrivasseière dans son ensemble, opprimée par les Pouvoirs publics,
incomprise de la population, mais dressant fièrement sa misère au nez de
la bourgeoisie stupide.
1
Vilains personnages du roman Giông tố (Orages) et Số đỏ (Né sous une bonne
étoile).
2
Deux grands révolutionnaires, sévères lettrés, dont l’œuvre littéraire était
empreinte de la plus grande austérité.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 297
les mêmes présents qu'il en avait reçus. Connaissait-il quelqu'un, même
très super-ficiellement, il était le premier à venir le voir à l'hôpital si
celui-ci tombait malade.
- Qu'avez-vous à y redire ? Phụng était un brave homme. Beaucoup de
ses lecteurs se sont mépris sur son compte. Ils croyaient que Phụng était
un homme dangereux, un méchant coeur. L'erreur provient de ce que
Phụng a eu le tort de remplir ses œuvres de pourritures et de déchets de
la société.
- Il n'était pas le seul écrivain à être ainsi méconnu.
- Qui d'entre nous ici était le plus en relations avec Phụng ? il doit
reconnaître que Phụng avait une maman admirable. A bonne mère, fils
pieux. A sa dernière maladie, alité pendant de longs jours, Phụng
voulait se lever pour écrire, et sa maman a eu beaucoup de difficultés à
l'empêcher. Et elle veillait toutes les nuits pour l'éventer.
- Phụng est mort jeune. Ce que je déplore le plus en lui, c'est qu'il était
d'esprit trop terre à terre. Durant toute sa vie, il n'a caressé aucun rêve,
aucun idéal qui l'aidât à s'émanciper des misères de ce monde. Il
agissait trop d'après sa raison. En aucune minute il n'a osé se laisser
aller à une quelconque folie.
Je me suis étendu près du plateau à opium, et j'ai laissé brûler une
boulette de drogue. C'est que je me rappelle avoir acheté un tableau sur
soie dans une exposition de peinture l'hiver dernier. En achetant ce
tableau, j'ai du m'abtenir de m'offrir un nouveau costume, bien que
l'hiver fut déjà très avancé. Phụng est venu me voir ; il contempla
ironiquement mon tableau et m'injuria avec hémémence : " Tu es un fou
; je ne pourrais jamais commettre une telle folie". J'ai empoché sa
semonce sans lui répondre. Mais à partir de ce moment là, jamais je ne
lui ai plus raconté mes autres "folies".
Il était resté raisonnable durant toute sa vie. Raisonnable dans ses
rapports avec les autres, raisonnable dans son habillement, dans sa
nourriture. A propos de nourriture, je ne puis m'empêcher de sourire à
l'évocation du souvenir suivant : Depuis que nous étions liés d'amitié,
jamais je n'ai vu Phụng s'aventurer à goûter d'un mets nouveau. Du
"Phở rissolé il revenait invariablement au soja frit et au vermicelle cuit
à petit feu ou accompagné de hachis grillé. Même s'il avait en poche
plusieurs centaines de piastres, il ne voudrait manger que de ces plats,
et obligerait ses amis à faire de même.
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Anthologie. 298
Je me rappelle une fois où nous étions réunis avec le poète Tản Đà. En
l'honneur de cet hôte de marque, Phụng alla acheter deux paquets de
nougats d'arachides parfumés à la vanille. Il les rapporta à la fumerie et
les présenta au vieux poète :
- Veillez goûter à ces nougats d'arachides.
- Qu'est-ce que vous dites ?
- Des nougats d'arachides à la vanille. A la fois croquants et parfumés.
- Des nougat d'arachides ! Ça ne vaut rien.
Ce jour là, le vieux poète perdit le peu de sympathie que Vũ Trọng
Phụng lui avait conservée. Déjà, avec son caractère pratique de
reporter Phụng n'avait pu supporter les manières encombrantes de Tản
Đà. Ces deux hommes sont maintenant morts, ont rendu leur dernier
soupir au même quartier du Pont Neuf, l'un au numéro 71, l'autre au
numéro 73, et reposent tous les deux dans le même cimetière. Dans l'Au
Delà où ils se rencontrent maintenant, ils ne pourront s'éviter des
froissements s'ils ne savent se supporter en pensant à la désolation du
destin commun aux gens de talent.
Dans la vie raisonnable de Phụng, j'ai remarqué quelque chose
d'infiniment émouvant ; ce sont ses fournitures de bureau. L'encre dont
il se servait était une encre violette, diluée, fanée, une couleur morte. Le
papier était toujours du papier réglé à six sous la main. Un papier
quelconque, sans particularité distinctive, et pouvant convenir à tout le
monde. Sa plume favorite était l'Incomparable, à un sou les trois.
Papier, plume et encre étaient ceux des écoliers, de la plus simple
facture. Et pourtant, les mots qui ont été écrits avec cette plume et cette
encre sur ce papier n'étaient point du tout banaux. A nous qui mettons
de la coquetterie à employer des fournitures de bureau recherchées, ce
petit détail de la vie d'écrivain de Phụng ne doit-il pas nous donner
matière à réflexion ?
Phụng était aussi raisonnable en ce qui conçernait ses ambitions
d'avenir :
" Je souhaite seulement d'avoir toujours une bonmne table chargée de
mets et un bon plateau chargé d'opium, chaque fois que vous venez me
voir ". C'est ce que nous disait Phụng le soir de la fête de la Mi-Automne
de cette année, quand il était encore à la rue des Changeurs, deux jours
avant sont déménagement dans le quartier du Pont Neuf. En ce temps là,
Phụng savait ses poumons gravement atteints et, sur le conseil de son
Dương Đình Khuê
Anthologie. 299
médecin, avait installé chez lui un service d'opium. En admettant que
c'était honteux pour un jeune homme d'être opiomane, Phụng acceptait
cette honte pour essayer de reculer la date de son départ. Départ pour
la mort. Lèpre, tuberculose, hydropisis, paralysie, quatre maladies
incurables ! et Phụng était atteint de l'une d'elles. Mon ami le lettré Ngô
Tất Tố, reçu premier au concours littéraire provincial, m'a d'ailleurs
confié que Phụng ne survivrait peut-être pas au delà de cet hiver.
L'hiver n'est pas venu. On est seulement en automne, et déjà la feuille
verte s'est détachée de la forêt - une forêt littéraire qui manque encore
d'arbres séculaires bien solides.
Je suis satisfait de ce que pendant les derniers jours de Phụng je n'ai
pas craint de manger, boire et fumer avec ce tuberculeux qui s'apprêtait
pour le grand départ. Il riait comme pour me dire : " Toi qui aimes tant
la vie et qui redoutes tant la vieillesse et la mort, tu oses considérer
comme négligeables les microbes tuberculeux que je projette ?" Si je
n'ai observé aucune précaution en ces jours là, c'est parce que je ne
voulais pas inquiéter ce moribond dont les jours étaient comptés. Et
puis, n'avais-je pas déjà dans mon corps quantité de microbes ? Que
ceux de Phụng vinssent s'y ajouter, qu'est-ce que cela pouvait me faire ?
La mort prématurée de Phụng me donne l'idée de supputer
mentalement quels sont, parmi les jeunes écrivains, ceux qui sont
exposés au même sort. Thế Lữ, Tchya, Lưu Trọng Lư, Lan Khai, Đoàn
Phú Tứ, Thạch Lam, Nhất Linh, Khái Hưng réunissent toutes les
conditions requises pour prendre le grand départ. Leur poitrine à eux
tous est aussi aplatie qu'une montre Oméga vue de profil. Ces jeunes
gens, s'ils doivent être mis en terre, ne devront pas peser bien lourd. Ne
croyez pas que j'aie la méchanceté d'appeler sur eux la malédiction
divine. Au contraire. Je les plains sincèrement.
Constatant combien leur consttution est fragile, j'ai commis
l'imprudence d'affirmer orgueilleusement qu'avec ma solide santé je puis
faire le jour de la nuit, et que je pourrai résister très longtemps à
l'usure. Mais l'un d'entre eux m'a pulvérisé cette confiance en citant
l'exemple de Đinh Huy Hạo, un homme de lettres possédant à la fois
santé et force, qui a même écrit l'ouvrage "Pour faire une bonne race".
- Parmi nous, qui peut se vanter d'être aussi vigoureux que Đinh Huy
Hạo ? Et poutant, il est mort après seulement un jour de maladie.
Le jour n'est pas encore levé. Rue des Radeaux. Nous envahissons une
auberge encore vide de clients. Potage de sang frais, saucisses farcies
1
Célèbre beauté vivant au temps des Royaumes Combattants.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 301
de lard, boyau. Et soupe fumante. Nous l'avalons gloutonnement, pareils
aux nombreux enfants d'une famille pauvre qui avalent de la soupe de
légumes en guise d'aliments plus substantiels. Ayant beaucoup
d'imagination, je pense aussitôt aux reporters de journeaux, réunis un
de ces froids matins à une auberge de la Porte du Sud pour aller assister
à une exécution capitale dans les années 1930, 1931. Jamais encore je
n'ai trouvé un petit déjeuner aussi émouvant que celui de ce matin. Car
ce matin, en avalant de la soupe bouillante tout autour du bol comme un
débiteur qui paie graduellement ses dettes, je songe avec tristesse au
mort, et avec pitié à ceux qui restent encore en vie.
Le cortège funèbre est parti depuis quelques minutes.
J'ai déjà écrit un reportage sur les fumeries d'opium. C'était Phụng qui
m'avait conseillé d'écrire "Quand la lampe d'huile d 'arrachide est près
de s'éteindre" pour un hebdomadaire. Lorsque j'eus recueilli tous ces
articles pour les réunir en un livre, j'écrivis sur la première page : "A
qui dédicacerai-je ce reportage ?" pour me railler moi-même et railler
ceux de mes amis qui ont eu le malheur de faire connaissance avec la
maudite drogue.
En marchant derrière le corbillard et en pensant à l'ami disparu,
j'ai modifié cette satirique dédicace en une pieuse pensée : " Avec
respect, sincérité et regrets, aux mânes de Vũ Trọng Phụng ".
CHAPITRE VIII .
LE THÉÂTRE
Plus tard, à une époque indéterminée, apparut Hát chèo, qui diffère
du Hát tuồng par plusieurs points :
1. Tandis que celui-ci représente surtout, comme nous l'avons dit, des
pièces tirées de l'Histoire, par conséquent des tragédies, le Hát chèo
représente de préférence des comédies satiriques pour bafouer la sottise,
la vanité, l'avarice, etc.
2. Le Hát tuồng est très littéraire, et ses pièces sont pleines de citations
chinoises, difficilement compréhensibles. Au contraire, le Hát chèo est
plus accessible au public non lettré.
3. Les airs sur lesquels sont composées les paroles du Hát tuồng sont des
airs de musique importés de Chine et légèrement modifiés ; le Hát chèo
fait de préférence appel aux airs de musique pris dans l'héritage musical
national (bồng mạc, sa mạc, etc.)
Un autre auteur, beaucoup plus jeune, Đoàn Phú Tứ, a composé une
série de petites comédies romanesques :
Elles sont très intéressantes à lire comme les comédies de Musset dont
elles s'inspirent d'ailleurs visiblement. Mais justement à cause de cela,
elles paraissent plutôt étrangères au génie de notre race.
Mme Chung - Chéri ! (Comme son mari continue à travailler sans lui
répondre, elle appelle de nouveau) Hé ! mon cher !
M. Chung (s'arrêtant de travailler et redressant sa tête) - Hé ! c'est vous
? Vous êtes de retour ? Alors ?
Mme Chung (essuyant la sueur de son visage avec un pan de sa robe) -
Je n'ai rien obtenu. J'ai couru partout, mais pas un sou rapporté.
M. Chung (posant son porte-plume sur la table, et se retournant
complètement vers sa femme) - Et la maison Đông Ký, l'avez-vous. . . . .
Mme Chung (s'asseyant sur le bord du lit de camp) - Je l'ai visitée aussi,
mais ca n'a rien donné non plus. Ils ne veulent pas nous faire de la
peine, mais ils me font connaître que la vente des livres n'est
comptabilisée que périodiquement, et que nous ne pouvons pas à chaque
instant leur en demander le paiement.
M. Chung (claquant des lèvres et soupirant) - Alors pourquoi ne leur
avez-vous pas dit la vérité ? Peut-être . . . .
Mme. Chung- Puisqu'ils sont décidés à ne pas nous faire d'avances, à
quoi bon insister ? Cela ne ferait que rendre plus pénible ma démarche.
M. Chung (souriant légèrement, et tapant sur l'épaule de sa femme)- Je
vous plains infiniment. Mais reprenez confiance. Nous leur avons confié
des livres à vendre ; maintenant nous avons besoin d'argent, il est donc
naturel que nous leur réclamions le paiement. Nous ne mendions pas,
n'est-ce pas ? Pourquoi trouvez-vous cela pénible?
Mme. Chung- Bien sûr, mais tout de même ! (Elle soupire). Qu'allons-
nous faire maintenant ? Aujourd'hui il ne reste plus rien à la maison : ni
riz ni argent, et je ne crois pas que nous puissions en emprunter quelque
part.
M. Cự Lợi blêmit visiblement. Il lève encore une fois ses yeux pout
supplier M. Chung, mais celui-ci reste indifférent. M. Cự Lợi incline
alors sa tête et se renverse en arrière. Toujours calme, M. Chung se lève
et sonne son boy. Il dit à celui-ci en lui montrant M. Cự Lợi.
KHÁI HƯNG
Notre vœu est aujourd'hui comblé, car dans l'œuvre très diverse de
Khái Hưng nous avons trouvé une exquise comédie en vers : Tục Lụy
(Servitudes d'ici bas). C'est une adaptation de la légende du Porteur
d'eau et de l'Immortelle que nous avons racontée dans notre précédent
ouvrage (La littérature populaire vietnamienne, p.187). Mais Khái Hưng
lui a donné un dénouement différent, certainement beaucoup plus
émouvant, plus humain que celui de la légende.
L'Echo :
Les fleurs peuvent être belles, mais moins que le coeur humain
Qui palpite demiséricordieuse affection!
La Muse :
Au ciel il y a des étoiles resplendissantes de lumière,
Comme dans la fête des Fleurs et Lanternes de l'Univers.
L'Echo :
Tout à l'heure vous avez chanté les beautés du Paradis.
Maintenant, veuillez attentivement m'écouter chanter les beautés
du séjour des mortels :
Un toiture effritée, et un mur de torchis effondré
Laissent pénétrer le vent froid à travers les cloisons de bambou.
Dans la pièce, un spectacle pitoyable :
Une vieille femme malade, qui frissonne sur sa couche solitaire.
La nuit est avancée, et la vieille a faim.
Tout à coup elle voit, dans un rêve vaporeux,
Une fée, debout près de son lit, qui vient la soigner !
La Muse :
Souvent je suis allée secourir
Les malades et les vieillards.
Mais, de grâce, ne chantez plus
Pour ne pas faire souffrir mon coeur.
L'Echo :
Un soir d'hiver. Sur la route boueuse
Un petit orphelin s'en va à l'aventure.
Le vent souffle violemment, et la nuit va tomber.
Le petit s'arrête pour regarder le ciel.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 313
Tout à coup il voit, mêlée aux nuages gris,
Une fumée violette flotter légèrement,
Et il pense à un poêle bien chauffé
Avec dans la maison un coeur d'or.
La Muse :
Souvent je suis allée secourir
Les petits enfants orphelins.
Mais, de grâce, ne chantez plus
Et laissez-moi rentrer au ciel.
(Battant des ailes pour s'envoler, elle reste cependant pour écouter
encore)
L'Echo :
Dans leur nid reposent deux fauvettes
Au corps rouge et aux frêles ailes absentes encore de plumes.
Poussant de faibles cris, elles attendent leurs parents,
Et redressent la tête pour regarder anxieusement de tous
côtés.
Mais leur père a été saisi par un épervier
Ce matin même, en allant chercher de la nourriture.
Quant à leur mère, folle de chant et de musique,
Folle de liberté, elle folâtre en plein ciel !
La Muse :
Ne chantez plus, ô voix de mon coeur ! ne chantez plus !
Ne voyez-vous pas que de mes yeux des larmes ruissellent ?
(Des pleurs d'enfant se font entendre dans la maison. La Muse rentre
pour bercer et endormir son enfant. Puis elle va à la porte et réfléchit un
instant. Brusquement, elle enlève ses ailes de ses épaules et les jette par
terre)
La Muse :
Voix de mon coeur ! Ô voix de mon coeur !
Depuis longtemps j'étais dévorée de tristesse
Parce que je trouvais ce monde bien misérable
Et regrettais la vie remplie de plaisirs
Dương Đình Khuê
Anthologie. 314
Que j'avai menée brillamment dans le Paradis.
Je croyais, en retrouvant mes ailes,
Que je quitterais ce monde pour rentrer au séjour de paix.
Mais à cause de toi, ô voix de mon coeur !
Je me prends d'affection pour ce monde des humains,
Et trouve insipide le palais des Immortels.
A cause de toi, je découvre la joie dans la douleur,
A cause de toi, je me dégoute du Paradis.
Ma vie, autrefois, signifiait Plaisir,
C'est Amour qu'elle voudra dire désormais.
Je suis la déesse de la Poésie dans l'Olynpe
Qui descend sur Terre pour vivre avec les hommes,
Pour aimer, conseiller, et consoler
Tous les humains.
L'Echo :
Voilà la nature tout entière qui se réjouit
De ce que la Muse ne rentre plus au Ciel !
L'Echo :
Voilà la nature tout entière qui se réjouit
De ce que la Muse ne rentre plus au Ciel !
-.-.-.-.-.-
Parmi les autres comédies de Khái Hưng, citons encore Người chồng
(Le mari), où l'auteur expose un délicat cas de conscience qui rappelle
vaguement Hernani de Hugo : même sacrifice pour le bonheur de l'être
aimé, mais sacrifice résigné de l'Oriental au lieu du sacrifice violent de
l'Occidental.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 315
THAO THAO
des nouvellles :
Thầy Lác (Maître Lác)
Le prince Đan fit donc appel à Kinh Kha, réputé pour sa bravoure
et sa force à l'épée. Sachant combien la tâche qui lui fut confiée était
difficle, Kinh Kha commenca par refuser. Puis, cédant aux prières du
prince Đan, il accepta.
Et d'autant plus beau que ce n'était pas par patriotisme que Kinh Kha
agissait. Non, le patriotisme n'était pour rien dans son acte, puisqu'il était
originaire de Tề (Ts'i) et non de Yên. Il éprouvait même de la
répugnance à accomplir sa mission d'assassin, son ambition étant plutôt
de faire résonner héroïquement son nom sur les champs de bataille de
l'empire.
Kinh Kha -
Hé ! Qui est là, accourant le long du fleuve,
Et donc les traits ne me sont pas inconnus ? Ah, oui, c'est mon ami
Cao Tiệm Ly ! Cao Tiệm Ly ! Ô mon ami, pour arriver
De l'auberge sur la frontière jusqu'ici, vous n'avez pas craint de
franchir mille lieues ?
Cao Tiệm Ly -
Respect à vous, honorable frère ! De mille lieues j'accours
En apprenant que vous allez quitter le royaume de Yên.
Kinh Kha -
Oui, pour aller à Hàm Dương 1 laver le ressentiment de Yên
Et je vais de ce pas franchir le fleuve Dịch.
Cao Tiệm Ly -
Quelle douleur ! Après tant de jours de séparation,
Nous séparer de nouveau à l'heure même où nous nous réunissons
Le fleuve Dịch est ici qui roule ses eaux froides,
Mais dans l'auberge sise sur la frontière, je n'aurai plus d'ami !
Kinh Kha -
L'auberge, où passe la frontière
Entre d'un côté le royaume Tchao, de l'autre le royaume Yên,
Où le soir nous écoutions le vent en levant nos verres,
Où mon coeur de rage se soulevait dans la brume qui nous
enveloppait
De rage, car mes forces ne trouvaient pas à s'employer,
Car ma sainte épée se rouillait à mesure que passaient les jours.
1
Capitale du royaume Ts’in
Dương Đình Khuê
Anthologie. 324
Dans les milliers de lieues qui englobaient les royaumes Tề, Ngô, Vệ
je ne trouvais aucun endroit pour y placer mes pas,
Forcé de regarder de Yên, soir et matin, les montagnes qui s'estom-
paient au loin.
Mon verre se remplissait et se vidait, tandis que j'écoutais vos airs
de flute
Si tristes, que les forêts et les monts en paraissaient a lourdis sous le
poids des larmes de rosée.
Et je chantais en frappant mon épée, laissant monter au ciel troublé
Mes doupirs plaintifs qui s'accrochaient en ce coin de frontière!
Cao Tiệm Ly -
Oui, tristes nous étions, et espérions que cela duraient toujours,
Car mieux vaut être tristes ensemble que vivre séparés dans la
richesse et la gloire.
Mais de ce fleuve Dịch vous allez partir sans espoir de retour
Laissant notre auberge sur la frontière se morfondre dans sa
douleur.
Kinh Kha-
Résignons-nous, faute de pouvoir faire autrement !
Comprimons notre douleur ! Tâchons de le comprimer !
Le héros peut-il, en affectant l'indifférence, s'abstenir de faire une
action d'éclat
Pour payer sa dette de reconnaissance à celui qui a su le distinguer.
Kinh Kha -
Décevoir mon ami ! jamais je n'en ai eu l'intention !
Mais des affaires d'un autre je me suis chargé.
Aussi, délaissant les délices de l'auberge de la frontière,
Dois-je me risquer à Hàm Dương, où je n'aurai pas une chance sur
dix mille de survivre.
Avec mon ami à qui je me suis lié depuis si longtemps,
J'ai tant de fois gravi des montagnes et franchi des ruisseaux.
J'ai passé tant de soirs noyés de brume dans l'auberge de la
frontière,
A remolir et vider des verres, à chanter, et à faire résonner la flute!
Je poursuivais avec ravissement ce rêve féerique,
Et souhaitais de prolonger ma vie dans ce décor enchanteur
Avec mon sage ami, sous une paillote, pour toujours !
Mais mon coeur avait une douleur que je ne saurais étouffer.
Je ne puis étouffer cette douleur car mon ancêtre, jadis,
Dương Đình Khuê
Anthologie. 326
Fut de longues années premier ministre du royaume Tề.
A la suite d'une révolte, il se réfugia au royaume Lỗ
Qui ne l'accueillit pas ; il a du alors errer de pays en pays.
Il échoua au royaume Ngô, où il fut reçu avec de grands honneurs.
Mais à peine connut-il une douce vie en son fief de Chu Phương
Que le roi de Sở vint ravager celui-ci avec ses troupes.
Mânes de mon ancêtre, où êtes-vous maintenant ?
Jadis mon ancêtre a été réduit à une vie errante,
Et à une vie errante je suis réduit maintenant.
Mon ancêtre à venger d'une part, la dette des fleuves et monts à
payer de l'autre :
Plus j'y pense, et plus les larmes s'écoulent de mes yeux.
Cao Tiệm Ly -
Plus vous y pensez, et plus la colère et la haine vous dévorent.
Mais à quoi bon vous inquiéter des coups désordonnés du sort ?
A nourir la vengeance vous ne pouvez qu'avirer le feu de votre
colère.
Et votre colère persistante ne fera qu'assombrir votre vie.
Oubliez ! la vie n'est qu'un rêve.
Amusez-vous parmi les monts et les forêts
Lorsque la lune projette sa lumière sur l'espace immense,
Et laissez votre coeur s'abandonner au son de la flute qui résonne
dans le lointain.
Que nos verres d'alcool se vident et se remplissent sans répit !
Qu'à notre inspiration nous composions des vers et les déclamions
Que nous jouions aux échecs, sans nous préoccuper de victoire ou
défaite !
Musique, échecs, poésie, alcool, que cela seul remplisse nos vies au
milieu de la forêt !
Loin de mon ami, jusqu'à négliser de contempler les forêts et les
monts .
L'alcool dans ma gourde s'est affadi, ma flute s'est recouverte de
poussière,
Et l'auberge, se morfondant dans sa solitude, laisse souffler avec
indifférence le vent sous la lune . . .
Prince Đan -
Général ! Le péril mortel où va sombrer notre pays,
J'ai eu l'occasion de vous l'exposer maintes fois.
Pour le royaume Yên, daignez employer votre épée,
En tuant le roi Tần, à sauver des millions de vies humaines.
Kinh Kha -
Votre Altesse m'a trop bien traité
Et trop mis son espoir de sauver le royaume
Dans mon médiocre talent, pour que j'ose lui refuser
D'aller à Hàm Dương lui payer ma dette de reconnaissance.
(Cris des troupes Tần stationnant sur l'autre rive)
Dương Đình Khuê
Anthologie. 328
Prince Đan -
Hàm Dương si lointaine . . . ce brouillard si lugubre . . .
Aussitôt ce pont traversé, votre char me sera caché par les plants
de mûrier. . .
Et la brume silencieuse me dérobera la vue du héros,
Du héros digne de tous les temps ; vers quelle destination ira-t-il
Le héros partira . . . pour toujours ;
Que sa mission soit ou non courronnée de succès,
Qu'il réussisse ou non à tuer le tyran,
Le jour de son retour . . . les monts et les fleuves auront à
l'attendre dans l'incertitude.
C'est pourquoi, pour dire adieu au héros immortel,
Pour dire adieu au héros magnifique,
Toute la Cour de Yên revêt ses costumes de deuil
En l'honneur de celui qui, en défendant le bon droit, veut sauver le
royaume Yên.
Kinh Kha -
Toute la Cour de Yên prend mon deuil, oh ! quelle gloire pour moi
Qu'aurai-je encore à attendre pour assassiner le roi Tần,
Même si mon corps devait être découpé en mille morceaux ?
Même si ma tête tranchée devait se fléchit au marché de Hàm Dương
Depuis de longues années j'ai rêvé d'être un guerrier,
Et je deviens un assassin . . . quel ironie !
Finis mes rêves . . . Parcourir l'empire de victoire en victoire,
Et venger mon ancêtre . . . Plus j'y pense, et plus mes larmes se
déversent . . . .
(Regardant douloureusement le ciel)
Ô ciel bleu ! Pourquoi si cruellement me taquiner ?
Mon foie se brise devant le sort contraire qui m'entraine !
Ma vie est due à mon bienfaiteur, je ne souffirai pas moins d'avoir
Dương Đình Khuê
Anthologie. 329
raté mes rêves dans le Royaume des Ombres !
(Nouveaux cris s'élevant du camp Tần)
Cúc Vũ -
Le héros s'attriste, mais entend-il les soldats hurler ?
Il est temps de partir ; voulez-vous fouetter votre cheval ?
Prince Đan -
Vous êtes triste, mais tout aussi sombre est mon coeur.
A genoux je vous présente ce verre d'alcool, puisse le héros y trouver
quelque consolation !
Kinh Kha -
Avec Votre Altesse, avec tous les mandarins je boirai.
Quand j'aurai vidé mon verre, je m'en irai résolument.
En fouettant mon cheval, tout droit vers Hàm Dương.
Mon épée que je porte a soif de sang !
(Se tournant vers Tần Vũ Dương qui doit l'escorter)
Général Tần ! Auriez-vous peur
Que vous restez immobile ? Auriez-vous peur du roi Tần ?
Tần Vũ Dương -
Mon épée que je porte verra aussi le roi Tần,
Et je n'attends que vos ordres pour m'avancer vers Hàm Dương.
Kinh Kha -
Bien parlé ! Tirons nos épées, et hardiment
Jurons de les baigner dans le sang du tyran !
Ce fleuve Dịch, une fois franchi, nous n'y reviendrons plus !
Car nous avons accepté de laisser notre chair émiettée et nos os
brisés pour sauver des millions de vies !
(A ces mots, Kinh Kha s'appuie sur les épaules de Tần Vũ Dương pour
sauter dans le char. Tần Vũ Dương y saute aussi. Le Prince Đan, le
grand précepteur Cúc Vũ et tous les mandarins s'inclinent profondément.
Le rideau tombe lentement, pendant que parvient de loin la voix de Cao
Tiệm Ly :
Le fleuve Dịch une fois franchi, on ne peut plus y revenir.
Et l'auberge sur la frontière se morfondra dans sa douleur !
Dương Đình Khuê
Anthologie. 330
TROISIEME PA R T I E
LE CREUSET DE LA RÉSISTANCE
GÉNÉRALITÉS
3) Elle était très abondante, mais lors de l'exode au Sud après Genève,
j'ai tout perdu. Grâce au concours des amis, j'ai pu en rassembler
quelques bribes très insuffisantes certes, et qui ne peuvent que nous
donner un amer regret du trésor inestimable que les temps héroïques de
la Résistance ont fourni à notre littérature.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 332
CHAPITRE IX
LA POÉSIE LYRIQUE
TỐ HỮU
Cá nước
Le poisson et l'eau
De Vĩnh Yên j'ai remonté ici,
Et de Sơn Cốt vous êtes descendu.
Nous nous rencontrons sur le flanc du col Nhe
Où l'ombre est délicieusement fraîche.
Vous êtes un soldat,
Moi, je suis un cadre militant.
Je me rapproche de vous,
De mon vaillant compagnon de route,
Et, doux guerrier,
Vous appuyez vos mains sur votre fusil.
Phá Đường
1
Expression consacrée pour désigner les rapports nécessaires entre le soldat et le
peuple. Le soldat sort des rangs du peu[ple, est nourri par le peuple, combat pour le
peuple, trouve assistance dans le peuple. Il ne peut vivre en dehors du peuple, pas
plus que le poisson ne survit en dehors de l’eau.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 337
Mes soeurs et mes frères, ensemble creusons !
Hi ! Ho ! Hi ! Ho !
Grattons, creusons !
Vous piochez, je pioche,
Les pierres tombent, la terre s'effondre.
BÀNG BÁ LÂN
Cùng đồ
L'impasse
Năm xưa
L'an passé
NGUYỄN BÍNH
Si nous ne l'avons pas fait, ce n'était pas parce que c'était un poète
médiocre. Au contraire ! On sent en le lisant cette ardeur enthousiaste du
jeune homme qui naît à la vie et à l'amour. Voici par exemple un
délicieux tableau du printemps :
Xuân về
(Tâm hồn tôi)
Retour du printemps
Mais les meilleurs poèmes de Nguyễn Bính sont ceux qu'il composa
sous la Résistance. Sous l'impulsion des évènements, le tendre poète
s'est transformé en un farouche barde pour se faire l'interprète de cette
intelligentsia efféminée provisoirement sous la domination étrangère,
mais prête à verser son sang pour la patrie, aussi bien et même mieux
que les ouvriers et les paysans.
ĐẰNG PHƯƠNG
1
Fiancée et compagne de lutte du leader nationaliste Nguyễn Thái Học. Le
lendemain de l’exécution, elle se rendra au village de son fiance pour s’y suicider,
affirmant par ce geste qu’elle est unie à lui après comme avant leur mort.
2
C’est-à-dire en 1945 (1932+13=1945)
3
Donc ce poème fut écrit en 1947 (1947-2= 1945)
Dương Đình Khuê
Anthologie. 347
De ce jour qui fut le jour endeuillé de Yên Báy !
QUANG DŨNG
L'armée de l'Ouest
ÁI LAN
Thu bất hủ
L'immortel automne
Le sang de l'insurrection bouillonna sur le pays Việt
En cet automne immortel, sous le ciel du Sud,
Pour briser les fers qui nous ont enchainés depuis quatre-vingts ans
Voici comment s'est faite l'Histoire Vietnamienne contemporaine :
Le peuple Vietnamien
1
La Chaine Annamitique, osature du Centre-Vietnam.
2
Yên Thế, où s’est retranché Hoàng Hoa Thám pour lutter contre la domination
française jusqu’en 1913.
3
Chi Lăng, sur la frontière du Nord-Est, où Lê Lợi brisa la contre-offensive
chinoise en 1427.
4
C’était à Lam Sơn que Lê Lợi leva l’étendard de l’insurrection en 1418 contre la
domination chinoise.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 354
Soit au fleuve Bạch -Đằng 5 éternellement héroïque,
Soit dans le courant du Hát 6 toujours gémissant aux heures de mar
Soit sur la colline Đống Đa 7 où résonne encore
l'écho des cris de victoire,
Soit sur les eaux du Mê Linh 8 qui gardent à jamais
l'image des reines Trưng,
L'Histoire nous a gardé le miroir
Du Vietnam luttant sans une minute de répit,
De l'antiquité jusqu'à nos jours,
Sans jamais s'agenouiller devant l'ennemi.
Tantôt ouvertement, et tantôt clandestinement,
A travers mille épreuves et mille difficultés,
Pour maintenir son indépendance, et garder intacts
les monts et les fleuves,
Il a juré d'abattre toutes les iniquités.
Le Vietnam continuera la lutte jusqu'au bout. Jamais il ne reculera !
5
Le fleuve Bạch Đằng arrosant la province de Quảng Yên a été le théâtre de deux
célèbres victoires navales : Ngô Quyền y anéanti la flotte des Nam Hán en 938, et
le prince Hưng Đạo renouvela cet exploit en 1288 contre la flotte mongole.
6
Les reines Trưng se sont suicidées au fleuve Hát après avoir été vaincues par le
général chinois Mã Viện.
7
Les cadavres des soldats chinois masacrés lors de la prise de la capitale Thăng
Long par l’Empereur Quang Trung en 1789 ont été entassé en monticule à Thái Hà
ấp, sur la route menant de Hanoi à Hadong.
8
Mê Linh, pays originaire des reines Trưng, dans l’actuelle province de Phúc Yên.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 355
ĐÔNG XUYÊN
Citons de lui d'abord le poème Hạt cát sông Thao (Le grain de sable
du Sông Thao) qu'il écrivit en 1948, alors que modeste fonctionnaire il
suivait son Administration itinérante à Phú Thọ. On y sent, en même
temps que la douleur patriotique d'un citoyen devant les malheurs de son
pays, l'impatience inavouée d'un citadin fatigué des épreuves de la
Résistance :
1
C’est le nom du Fleuve Rouge dans la section qui arrose Phú Thọ.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 356
Regarde, perplexe, le Ciel élevé et le fleuve profond
qui défilent au-dessus de lui.
Oh ! la pluie et le vent continuent à se déchainer !
Quand le ciel redeviendra-t-il beau ?
Quand l'eau redeviendra-t-elle claire ?
Pour le moment, l'eau est trop trouble ! Le ciel ne voit pas le sable
Et ne discerne même pas les grains d'or 2
En nombre infini sont les grains de sable
Qui roulent au gré des flots, à l'aventure.
Cet état d'âme nous laisse prévoir que le poète incompris finira par
abandonner la Résistance pour rechercher une paix précaire en zone
2
Le Fleuve Rouge, à certains endroits, charrie des grains d'or.
Về qua Tây Hồ
1
Qu’a voulu exprimer le poète dans ce vers” Voulait-il constater que la guerre de
Libération avait été inutile, malgré des destructions et des sacrifices sans nombre?
Mais alors il condamnerait la Résistance ce qui est manifestement inconcevable.
Nous devons donc supposer que le poète ait simplement déploré l’insuffisance de
solidarité nationale qui n’avait pas permis à la Résistance d’être plus rapidement
victorieuse. Et cette insuffisance de solidarité nationale serait due au leadership du
Parti Communiste qui, avec sa politique de lutte de classes, aurait rejeté beaucoup
de combattants – dont le poète – vers la zone occupée.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 358
émigrer de plus en plus loin, jusqu'à la Haute-Région (Laokay, Laichau,
Caobang) sans rizières et sans routes, c'est-à-dire difficilement
ravitaillée, où par contre abondent les moustiques transporteurs de
malaria. Etre résistant, oui, tout le monde est d'accord, mais il faut
d'abord vivre. Comment faire de la Résistance si l'on meurt de faim, de
maladies, ou si l'on est sommairement exécuté parce que suspect d'être
francophile, ou simplement nationaliste, bourgeois, intellectuel,
propriétaire foncier, etc ?
ĐÔNG HỒ
Les fleurs ne sont points roses, les feuilles ne sont points vertes,
Et des nuages gris plombé s'arrêtent suspendus
au-dessus de la citadelle.
Même les oiseaux cessent de faire entendre leur musique céleste,
Car les coeurs printaniers sont occupés à se lamenter sur la guerre,
Cependant que les chars d'assaut se dressent à côté des saules lacérés
Et que des mitrailleuses crépitent sur les bois d'abricotiers dépouillés.
Il est minuit du dernier jour de l'an ; mais où sont
les volutes de fumée d'encens ?
Au premier jour de l'an nouveau, le vent qui arrive est
chargé de puanteurs !
Dương Đình Khuê
Anthologie. 360
Les nuages noirs s'amoncellent sur le ciel du Nord,
Et les flots mugissants se précipitent vers la Mer du Sud.
Les pivoines roses inscrivent en lettres de sang des vers vengeurs,
Et la blanche chandelle bouillonne sous le reflet de l'épée sacrée.
Où donc est la douce pluie refraichissant la nature au printemps ?
Partout débordent les larmes amères sur la condition humaine.
En ce printemps ne se voit que le spectacle des noyades en terre ferme,
Et le Tết dessine le tableau de l'enfer sur le monde des vivants.
Ô brocart ! Ô fleurs ! Ô coupes de jade !
Le vin est bien insipide pour donner la saveur de la paix.
Les pavillons dorés aux portes closes pleurent
sur les hirondelles absentes,
Et les jardins verts aux barrières condamnées portent
le deuil des loriots disparus.
Seul un papillon, qui vient je ne sais d'où, après s'y être hasardé
Pour y chercher en vain le printemps, s'envole confus à tire-d'ailes.
CHAPITRE X
LE THÉÂTRE
1
Citation du fameux poème de Đặng Dung (Voir notre précédent ouvrage Les
Chefs d’œuvre de la littérature vietnamienne, p.44)
Dương Đình Khuê
Anthologie. 363
Trần. - Respectable Maître, je ne pouvais croire M. Le Docteur capable
d'un pareil comportement. Je croyais que cette affaire importante de
l'Etat . . .
M. le Bachelier. - Vous voyez que les lauréats des grands concours n'ont
qu'une réputation sur faite et rien de solide dans la tête. Qu'ils soient
convoqués par un officier manchou, et vous les verriez trembler et pâlir
à faire pitié ! (Prenant la pipe à eau pour tirer une bouffée) Mais, mon
cher, ceci est très secret, et il faut prendre toutes les précautions
indispensables. Le sage doit s'entourer de prudence, est-il écrit. Y a-t-il
quelqu'un à la maison ?
Trần. - Respectable Maître, toutes les précautions ont été prises, j'ai
renvoyé tout le monde. Cette pièce est d'ailleurs loin de la route, ainsi
nous pouvons causer tranquillement.
M. le Professeur (regardant à la dérobée depuis un certain temps, puis se
levant brusquement) . - Vous trouverez que j'ai tort, mais je vous prie de
vouloir bien m'excuser . . . Une affaire urgente m'oblige à rentrer chez
moi tout de suite.
M. le Bachelier (le retenant) .- Vous vous en allez aussi ? Mais vous
n'avez aucune affaire urgente que je sache. Nous sommes à la fin de
l'année, et tous vos élèves sont rentrés chez eux pour fêter le Tết. Même
si vous êtes occupé, restez ici un moment encore, nous rentrerons
ensemble.
M. le Professeur. -Mais je ne connais rien aux affaires de l'Etat. Je ne
vous serais d'aucune utilité en restant. Je vous demande la permission
de me retirer.
M. le Bachelier.- Comment ! Monsieur le mandarin de l'enseignement,
vous qui êtes chargé de former les étudiants qui seront plus tard les
soutiens de la Cour, vous dites que vous ne connaissez rien aux affaires
de l'Etat ! Allons, restez assis un moment encore. Si vous n'avez rien à
dire, vous pouvez toujours nous écouter. Ne craignez-vous point que la
jeunesse se moque de vous ?
(M. le Professeur est forcé de rester, mais son visage trahit une peur
affreuse)
M. le Bachelier. - Nous allons donc discuter de la grande affaire. Tout à
l'heure j'ai entendu M. Trần exposer d'une façon très poignante la
situation de notre pays. Notre peuple est comme couché sur du feu
ardent et de l'eau bouillante. Et chaque jour de retard amènera un
Dương Đình Khuê
Anthologie. 364
cortège de calamités. Je regrette d'être déjà vieux, et ne sais si je
pourrai vous êtes utile à quelque chose. " Le pays n'est pas vengé que
ma tête est déjà toute blanche ". Si j'avais trente ans de moins, je
considérerais comme un simple jeu de soutenir l'axe de la Terre2, de
prendre des lances et de capturer des prisonniers3
Trần.- Maître, Tôn Sĩ Nghị est actuellement comme un venin qui ronge
les viscères de notre peuple. L'empereur Càn Long des Mandchous est
un individu dangereux ; sous prétexte de venir en aide aux Lê, il veut
s'emparer subrepticement de notre pays sans perdre un seul soldat. Si
nous laissons trainer cet état de choses, le mal s'aggravera et deviendra
incurable. La honte de perdre l'indépendance ne nous sera pas épargnée
si nous ne nous hâtons pas de prendre des mesures.
M. le Bachelier (hochant la tête à plusieurs reprises) .- Que comptez-
vous faire?
Trần .- Maître, il faut à tout prix enlever cette épine mandchoue. Ce sera
à la fois facile et difficile, car tout dépend de la volonté populaire. Si
notre peuple est unanime à vouloir chasser l'ennemi, il n’y aura aucune
difficulté. Par contre, si la volonté populaire est dispersé je crains que
l’exploit de pacificationdes dix années3 ne soit perdu comme de l’eau
qui passe sous les ponts
Vũ.- Maître ! c'est pour cette raison que nous avons prétexté un
anniversaire pour vous inviter à venir discuter avec nous de cette
affaire. Vous êtes des miroirs de vertu pour le peuple. Si vous élevez la
voix pour nous soutenir, le succès est certain.
M. le Bachelier .- Très bien. En toute chose il faut avoir le bon droit
avec soi. Ayant le bon droit, nous serons écoutés. Et étant écouté nous
serons suivis. Par exemple, M. le Mandarin de l'Enseignement ici
présent n'aura qu'à dire un mot pour que tous les étudiants de la
Capitale et des quatre provinces4 le suivent aussitôt.
1
Encore une réminiscence du poème cité phus haut de Đặng Dung.
2
Réminiscence d’un poème de Trần Quang Khải (op. cit. ,p.30)
3
Lê Lợi, fondateur de la dynastie des Lê postérieurs, a mis dix ans (1418-1428)
pour chasser les Chinois hors de notre pays.
4
Les 4 provinces du delta environnant la Capitale Thăng Long étaient Kinh Bắc,
Hải Dương, Sơn Nam et Sơn Tây.
1
Voir notre précedent ouvrage: Les Chefs d’œuvre de la littérature vietnamienne,
p22.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 369
Mme Trần.- Pourquoi veillez-vous si tard ? Et pourquoi tenez-vous
cette épée nue ? Il y a des voleurs dans la maison ?
Trần (d'une voix hagarde) .- Je partirai pour Nghệ An à la cinquième
veille.
Mme Trần.- Pourquoi faire ? Pourquoi ne m'en avez-vous pas parlé
plus tôt ?
Trần.- C'est une affaire importante que je ne pouvais vous dévoiler.
Mme Trần.- Vous savez bien que vous êtes le seul homme dans la
maison. Si vous partez, qui nous protégera, mon enfant et moi ? Je
vous supplie de penser à nous un peu.
(Elle pleure)
Trần (d'une voix effrayante) .- Si, j'ai pensé à vous et à notre enfant. J'ai
trouvé une solution en ce qui vous concerne.
(Juste à ce moment, on entend frapper à la porte, et la voix de Vũ)- Hé!
Mon ami !
(Hagard, Trần se redresse)
Mme Trần.- Ce doit être la voix de M. Vũ. Que peut-il nous annoncer, à
cette heure de la nuit ?
Voix de Vũ au dehors .- Trần ! Ouvrez vite, mon ami !
Trần .- Vũ est arrivé1. Je ne puis laisser tomber la grande affaire . Ma
décision est prise.
(L'épée à la main, il se précipite vers la chambre)
Mme Trần (le saisissant au bras).- Qu'est-ce que vous faites donc ? Vous
m'effrayez.
Trần (s'efforcant de se dégager) .- Lachez-moi.
Voix de Vũ criant au dehors.- Mon ami ! vite ! vite !
(Au dehors, coup de fusil, cris d'hommes et aboiements de chiens se
croisent. Mme Trần, ahurie, court à la porte qui s'abat juste à ce
monment. Vũ se précipite dans la maison, une torche allumée à la main)
Vũ.- Mon ami, mon ami ! Les Tây Sơn sont arrivés ! Ils ont écrasé les
défenses de la Capitale. Et notre peuple s'est dressé pour tuer l'ennemi.
Vite, vite, courons arrêter leur général Tôn Sĩ Nghị.
----------
1
Trần croit que Vũ arrive pour le conduire au fleuve où ils s’embarqueront pour
Nghệ An, comme cela a été convenu entre eux. Mais naturellement, Vũ ignore la
tragique décision de son ami, contrecarrée de justesse!
-:-:-:-
Ce sur quoi, parcontre, nous devons insister, c'est que durant les dix
années de Résistance, de 1945 à 1954, l'unanimité des coeurs et des
esprits était réalisée autour de l'idée de patrie telle que la comprenaient
è
nos ancêtres du 13 siècle luttant contre les Mongols, nos ancêtres du
è
15è siècle luttant contre les Minh, et nos ancêtres du 18 luttant contre
les Mandchous. Aucune autre considération idéologique, ni religieuse ni
sociale, ne s'y mêlait pour diviser les coeurs et les esprits. Et c'est ce qui,
incontestablement, établissait le prestige de la Résistance et assurait sa
victoire malgré des difficultés qui parurent insurmontables au début.
VŨ HOÀNG CHƯƠNG
L'Aubergiste.-
Soit, et admettons que Kinh Kha excellât dans l'art de l'escrime,
Mais n'était-il pas répréhensible, je vous le demande,
N'était-il pas répréhensible d'exposer sa vie
Par simple vanité, et pour payer un bienfait dérisoire ?
L'Aubergiste (étonné). -
Pour le monde il s'en est allé à Ts'in ? Pour le monde
Il mourut à Hàm Dương ? Voilà qui est bient étrange !
Mais expliquez donc quels résultats il a pu obtenir ?
Quant à moi, je trouve que sa mort a été parfaitement inutile,
Et je maintiens que Kinh Kha est à blâmer.
Cao Tiệm Ly .-
Hé ! Je ne me doutais pas
Que votre esprit fut à ce point obscurci !
J'ai dit, et je le répète :
"Point n'est besoin de juger l'œuvre sur son succès ou son échec
Seul importe de se demander qui a osé l'essayer ?"
L'exemple que Kinh Kha a donné éternellement brillera,
Et pour continuer sa pensée, il ne manquera pas de gens !
Le tyran peut échapper encore à l'assassinat
Mais l'humanité tout entière s'est réveillée de son cauchemar,
Et le tyran devra mourir, tôt ou tard.
Après Kinh Kha, même un petit enfant deviendra un héros.
(restant silencieux un moment)
Ô Kinh Kha ! Quoique ton exploit n'ait pas été couronné de succès,
Tout le monde a compris ta leçon de bravoure
Et tu ne seras pas mort inutilement à Hàm Dương
Car tu vivras éternellement avec le temps.
Cao Tiệm Ly .-
Oui, éternellement,
Vivra le renom du chevalier qui, le premier,
L'Aubergiste . -
Est parti sans espoir de retour
L'Aubergiste .-
A dix mille générations suivantes.
L'Aubergiste .-
Pour le monde tout entier.
Seul, il a osé, sur le trône royal,
Cao Tiệm Ly .-
Au milieu de la Cour des Ts'in, proclamer les crimes du roi Ts'in.
L'Aubergiste .-
Respectable sage ! Les paroles que vous venez de prononcer
Ont réellement ouvert mon esprit.
Vos arguments si lumineux
Sont des torches qui éclairent le chemin des ignorants.
Ô Kinh Kha ! héros incomparable,
Exemple vivant, devancier, holocauste,
Vous avez réussi dans votre échec même,
Car si votre corps est détruit, votre esprit demeurera toujours.
(s'agenouillant sur le bord du fleuve)
QUATRIEME PARTIE
LA SÉCESSION
GÉNÉRALITÉS
1) que l'ouvrage cité plus haut n'a pas caché son but politique qui
consiste à démontrer, avec preuves à l'appui, que le création littéraire au
Nord est sous la dépendance étroite du Parti Communiste ;
CHAPITRE XI
LA LITTÉRATURE DU NORD
L'ouvrage "Trăm hoa đua nở trên đất Bắc " cite une vingtaine
d'écrivains parmi lesquels nous choisirons seulement cinq : Phan Khôi,
Hữu Loan, Phùng Quán, Trần Dần et Hoàng Cầm.
PHAN KHÔI
1
Partie méridionale de Centre-Vietnam
Dương Đình Khuê
Anthologie. 384
nous plait. D'où la conclusion suivante : Il faut un leadership, les
écrivains et artistes doivent se soumettre à un leadership " .
Je crois, quant à moi, que le problème ainsi posé a été mal posé. Les
faits qui se présentent sous mes yeux sont tout autres. Les écrivains et
artistes qui ont suivi la Résistance, qu'ils viennent de la Haute Région du
Nord, ou du Sud Vietnam ou de la zone V, ont tous adhéré à
l'Association des écrivains et artistes, ont accepté de se soumettre à un
leadership, sinon ils n'auraient pas adhéré à ladite Association. Quant à
ceux qui vivaient dans la zone récemment libérée, ils sont prêts aussi à
admettre un leadership ; sinon, ils seraient déjà partir pour le Sud. En
un mot, aucun des écrivains et artistes présents au Nord ne demande une
liberté désordonnée, ne s'amuse à "voler un cartable ". Je ne comprends
pas pourquoi on a posé le problème sous cette forme.
Il est admis que l'Art soit servir la Politique ; c'est pour cette raison
que la Politique doit diriger l'Art. Mais une question se pose : pour
arriver à ses fins, ne suffit-il pas à la Politique de se servir des mots
d'ordre, des slogans, des circulaires ? Pourquoi faut-il qu'elle recoure à
l'Art ? Si elle veut être sincère, La Politique doit taper sur l'épaule de
l'Art et lui dire : " Si je m'intéresse à toi, c'est parce que je veux utiliser
ta technique . Devant une telle franchise, l'Art ne peut que s'incliner.
Mais la technique est le domaine propre de l'Art, où celui-ci doit
conserver sa pleine liberté, et où la Politique ne doit pas s'immiscer. La
Politique n'a aucune raison de n'être pas d'accord sur ce principe, dont
chacune des parties tire son avantage. Et je pense qu'à l'heure présente,
il devrait être observé dans n'importe quel genre de collaboration.
1
Variété la plus vulgaire de chrysanthème, dont le nom évoque par ailleurs au
souci de flagornerie (Vạn Thọ : Plus de dix mille ans de longévité.)
Dương Đình Khuê
Anthologie. 386
2
Nguyễn Đình Chiểu: auteur du célèbre roman en vers Lục Vân Tiên (Voir notre
précédent ouvrage: Les Chefs d’œuvre de la littérature vietnamienne, p.310)
Dương Đình Khuê
Anthologie. 387
HỮU LOAN
1
Les enfants s’amusent à souffler avec un tuyau de papayer dans l’eau savonneuse
pour faire des bulles d’air. Au sens figuré, souffler dans un tuyau de papayer veut
dire flatter.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 389
Combien dangereux sont ces flatteurs,
D'autant plus qu'ils ont difficiles à détecter
Car ils se retranchent
Derrière l'organisation du Parti,
Le point de vue du peuple,
et la ligne politique à suivre.
Tant qu'il restera de ces flatteurs,
Notre régime ne sera pas encore propre.
Nous devons faire une purge générale pour les extirper tous.
Ceux qui ont vaincu l'agresseur,
Faut-il qu'ils rougissent de honte à cause de ces effrontés ?
Car même sous le régime de l'esclavage,
En tant qu'êtres humains,
Aucun de nous ne savait courber la tête.
PHÙNG QUÁN
Recommandations de ma mère
TRẦN DẦN
Je marche
sans voir les rues
ni les maisons,
Je ne vois que la pluie tomber
sur la couleur rouge des drapeaux.
Je marche sous un ciel de pluie du Nord,
Et mes oreilles entendent des murmures confus
Parmis des voix se perdant dans le tumulte de la foule :
- Ils ont saboté les négociations
- Y aura-t-il les négociations
- Y aura-t-il des élections
- Des élections générales, oui ou non ?
- Auront-elles lieu à la date prévue ?
Ou seront-elles retardées ?
Dương Đình Khuê
Anthologie. 397
Toutes ces dicussions s'entrecroisent dans un courant
de vie déjà si incertaine.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Pourquoi soudain cette nuit
je baisse la tête devant la lampe ?
La maison est vide, des souris criaillent quelque part.
Et toutes mes inquiétudes réapparaissent.
Hé ! elles réapparaissent sous la forme d'un rocher
pour barrer le chemin
Ô ma chérie, se peut-il
Qu'en moi qui ai le plus de foi
le doute aussi parfois s'infiltre ?
De quel côté est le bon droit ? de quel côté est la force ?
Qui a la foi ? Et qui ne l'a plus ?
Ma chérie,
Au sujet de cette lutte,
Dans tout le pays,
Sur toute la terre,
Chacun s'en inquiète jusque dans son sommeil.
J'y vois du sang et des souffrances,
Et tandis que je barbouille d'encre mon poème plein de fureur,
Brusquement je vois - oh, que c'est étrange !
Le rocher qui nous barre le chemin,
Et des milliers de gens,
des milliers de mains
Qui s'ensanglantent en le poussant dans le précipice ! . . . .
CHAPITRE XII
LA LITTERATURE AU SUD PENDANT
LA SECESSION : LA POESIE
Voilà pour le fond. Quant à la forme, nous avons vu que l'année 1935
a consacré le triomphe définitif de la poésie moderne (thơ mới) sur la
poésie classique soumise à la prosodie des T'ang. On ne devait pas
s'arrêter en si bon chemin, et des tentatives plus hardies ont été faites
pour abolir même les règles déjà si élastiques de la poésie moderne. Et
l'on est arrivé à la poésie libre (thơ tự do), dont les éléments restent à
définir, mais dont certains échantillons sans rime ni rythme semble
n'avoir été composés que pour mystifier le lecteur. Ce n'est peut-être là
qu'une fièvre de croissance, car dans le monceau énorme des poèmes
libres qui se débitent au (1965), et le plus souvent par des écoliers qui
n'ont pas quitté les bancs de l'école secondaire, on peut de temps en
temps découvrir de vraies perles. Nous saurons les apprécier et les
mettre dans des écrins à côté des poèmes modernes et des poèmes
classiques qui continuent à conserver de nombreux fervents adeptes.
ĐÔNG XUYÊN
Le vieux poète Đông Xuyên est peut-être le seul qui soit resté
inébranlablement fidèle à la poésie classique. Ce n'est pas là un tort, car
bien de ses vers, on le verra, renferment un vin très moderne dans une
coupe de forme antique.
Trung Thu di cư
La Mi-Automne en émigration
En cette nuit de la Mi-Automne, je déguste une tasse de thé,
Et l'Automne présent me rappelle le souvenir des automnes passés.
Que de lampes illuminent le ciel du Sud !
Beaucoup de feuilles sont-elles tombées dans la contrée du Nord ?
Où sont maintenant les festins de gâteaux qui faisaient
la joie des enfants ?
En regardant la lune, je songe au banian de mon ancien village.
Depuis l'automne où j'émigrai ici, combien d'automnes se sont écoulés
Sur ma véranda, deux fois le cannelier a fleuri 1.
Le quartier de l'Echiquier
1
Figure poétique pour dire que deux enfants lui sont nés au Sud.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 402
Pour être modeste, il n'en est pas moins aimable !
Peu de voitures y circulent, peu de poussière,
Et si les lampes y sont rares, la lune l'éclaire généreusement.
ĐÔNG HỒ
D'après le livre "Kỷ niệm văn thi sĩ hiện đại " (Souvenir des poètes
et hommes de lettres contemporains) de Bàng Bá Lân, voici dans
quelles cirsonstances Đông Hồ a composé ce poème : C'était en 1946 et
Đông Hồ reçut un jour de sa consœur la poétesse Mộng Tuyết une lettre
l'informant que sa maison à elle venait d'être détruite, qu'elle avait perdu
tous ses biens, y compris un collier de perles auquel elle tenait énor-
mément. Reprenant presque textuellement les vers de sa corres-
pondante, Đông Hồ leur a donné le sens philosophique que nous avons
indiqué plus haut.
Chuỗi ngọc
Le collier de perles
Ramassant les étoiles égarées au cours d'une nuit sereine,
Retirant du fond de la mer ses étincelles de lumière,
Collectant les gouttes de l'aurore déposées sur les feuilles d'herbe
Vous en avez composé un collier de perles pour me l'offrir.
BÀNG BÁ LÂN
Nous avons apprécié Bàng Bá Lân poète réaliste qui, avec quelques
touches légères, savait admirablement évoquer les paysages de la
campagne nord-viêtnamienne.
Ngõ hẻm
La ruelle 1
1
A la première lecture de ce poème, j’ai pensé que le poète avait voulu décrire un
quartier pauvre de Saigon par la bouche d’une jeune fille. Puis j’ai été pris de
scrupulé par le vocable “em” qui peut aussi bien se comprendre à la première
personne qu’à la seconde et même à la troisième. Et j’ai consulté l’auteur lui-
même, dont j’ai l’honneur d’ệtre un ami et admirateur. Bien m’en a pris, car Bàng
Bá Lân me précise qu’il a voulu décrire le quartier d’une jeune fille qu’il est
supposé aimer et que le vocable “em” doit être pris à la seconde personne. Voie
l’idée de ce poème : Le poète nordiste aurait rencontré une jeune fille sudiste pour
qui il se serait enflammé d’amour. Il finit par découvrir son adresse, après des
peines infinies. Et le quartier où loge son idole est rien moins qu’aristocratique.
Malgré cela, et peut-être même cause de cela, il l’en aime davantage. Et il lui
envoie ce poème pour lui exprimer son amour qui a vaincu toutes les difficultés
pour arriver au port, et sa sympathie pour la classe laborieuse dont elle fait parti.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 406
Ta maison est dans une ruelle sans issue
Où les chemins sont tortueux, et les numéros se chevauchent.
Pour te voir, il m'a fallu bien de peines et du temps,
Car comment s'y retrouver avec ces numéros se suivant sans ordre ?
Tes voisins sont des gens du peuple
Qui vivent au jour le jour à la sueur de leur front.
Quand la nuit vient, ton quartier s'éclaire au pétrole,
Sauf quelques maisons assez aisées pour pêcher
l'électricité chez leurs riches voisins2
Mais matin et soir, la radio résonne dans le quartier,
Faisant la joie de tout le monde
Cherche-t-on une épicerie ? Il y a celle de Tante Dix ;
Quant au café et à la soupe, c'est Oncle chinois Luồi qui les vend.
Le quartier est assez bien connu, aussi les marchands ambulants
de victuailles le fréquentent,
Dont la voix sonore retentit à tout instant.
Dès que la lumière crépusculaire se penche obliquement,
Les moustiques font entendre un concert plus bruyant
que celui d'une ruche d'abeilles.
Par les nuits d'été chaudes comme une fournaise,
Les moustiquaires se dressent sur toutes les vérandas.
Et à la saison pluvieuse, les chemins se transforment en ruisseaux
Où l'on patauge dans la boue soir et matin.
Durant six mois la pluie tombe sans répit,
Mais les gens de ton quartier sont habitués à patauger dans la boue !
Qui visite Cholon et Saigon
Ne les connait pas tant qu'il n'a pas pénétré dans les ruelles
Où le loyer du terrain coûte moins de cent piastres
Et le pas de porte seulement quelques milliers.
Tant qu'il reste encore des prolétaires peu fortunés,
2
La ville de Saigon (perle de l’Extrême-Orient!) manque de compteurs électriques,
que seulent possèdent les gens riches. Alors les pauvres, du moins ceux qui ont la
bonne fortune d’être voisins des abonnés officiels de la Société d’Électricité, prient
ceux-ci de vouloir bien leur permettre de brancher une modeste lampe sur leur
ligne électrique, moyennant finances bien entendu. La langue vietnamienne
possède un terme très imaginé pour désigner cet arrangement officieux, proba-
blement inconnu partout ailleurs : câu điện (Pêcher, accrocher l’électicité)
Dương Đình Khuê
Anthologie. 407
Les ruelles-impasses survivront au beau milieu de la ville luxueuse !
-.-.-.-.-.-.-
Vườn dừa
La cocoteraie
------------
Les trois poèmes cités ci-dessus ont été extraits du recueil Tiếng
võng đưa (Le bruit du hamac qui se balance) paru en 1957, et nous
montrent la passion du poète pour les choses et gens du Sud. Mais si
notre poète s'est mis à aimer passionnément sa nouvelle patrie, il
n'oublie pas pour cela la vieille terre du Nord où il a vu le jour. Et, entre
deux poèmes dédiés à sa nouvelle passion, il pense avec mélancolie à ses
premières amours. Non, je me trompe ! Si le poète regarde le Sud avec
les yeux d'un amant, c'est plutôt avec la piété d'un bon fils obligé de se
séparer de sa famille qu'il tourne ses regards vers le Nord ; devant
l'amour nouveau, tout feu et toutes flammes, celui du passé s'est mué
insensiblement en un sentiment filial ou fraternel, plus respectueux que
passionné. Qu'on en juge par les deux échantillons suivants extraits du
recueil "Thơ Bàng Bá Lân " (Poèmes de Bàng Bá Lân) paru également
en 1957.
1
Dans les temples, le fidèle qui veut interroger les génies sur son avenir, agite un
tube renfermant des baguettes sacrées portant chacune un numéro. On ramasse la
baguette qui saute en dehors du tube, on note son numéro, et on va demander au
gardien du temple la feuille correspondante, dans laquelle est imprimée la réponse
du génie.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 411
Lorsque je regarde tristement vers le Nord pour penser
aux bambous de mon village,
Au banian tout vieux près de la pagode déserte,
A la mare toute petite où flottent des lentilles d'eau
que chasse le vent d'hiver,
A la digue haute où les bouviers
Cheminent paisiblement sous la lumière affaiblie du soir,
Aux jeunes paysannes coiffées d'un carré d'étoffe effronté,
Dont les joues rosissent et les lèvres s'empourprent
avec le bétel parfumé,
Au clapotis précipité de l'eau qu'on déverse la nuit
dans les rizières desséchées,
Aux coups cadencés du pilon qui décortique le paddy,
Au chant des tourterelles dans le silence des midis,
Et au crissement du hamac mêlé aux berceuses dans les siestes d'été.
-Dodo ! fais dodo, frérot !
Maman n'est pas rentrée du village voisin.
Papa est occupé à puiser de l'eau au ruisseau,
Frère ainé herse, grande soeur repique là-bas ... Dodo !
Ô campagne du Nord-VietNam !
Ô paysans du Nord-Vietnam !
N'est-ce pas qu'en ce moment il commence à faire froid là-bas ?
Et que la brise soufflant sur les rizières
Agite les épis de riz dont le parfum embaume toute l'atmosphère ?
Quand, oh ! quand viendra le moment
Où je pourrai de nouveau, sur la haute digue,
Laisser mon âme s'émouvoir délicieusement
Et vibrer avec le chant de la flute des cerfs-volants
qui planent en plein ciel ?
1
Ce poème est inséré dans le receuil Tiếng võng đưa (Le bruit du hamac qui se
balance). Le poète y exprima l’admiration affectueuse que lui inspira la belle terre
du Sud, alors qu’il y mit les pieds en 1954
Dương Đình Khuê
Anthologie. 414
Êtes-vous enfin réveillés ? Voici l'amère leçon de l'expérience :
Nous avons perdu Hanoi ! Et Saigon sera menacée du même sort
Si vous vous cachez encore le visage dans vos mains.
Vous rappelez-vous quelque chose de la proclamation
du prince Hưng Đạo
Et du poème de Lý Thường Kiệt ? 1
Avez-vous honte devant l'énergie farouche
Du peuple et de l'armée sous Lê Lợi et Quang Trung ?
Pour vous, je fais battre le tambour de guerre,
Pour vous, je fais résonner le gong d'alarme.
Réveillez-vous vite de votre sommeil, et mettre de côté votre égoïsme
Si vous ne voulez pas devenir des esclaves déracinés.
1
Voir notre précédent ouvrage: Les Chefs d’œuvre de la littérature vietnamienne,
p.9
Dương Đình Khuê
Anthologie. 415
VŨ HOÀNG CHƯƠNG
Tình quê
L'amour de la campagne
A l'univers entier la campagne se ferme
Pour n'ouvrir son coeur qu'à ceux qui l'aiment.
Voici la nuit qui vient, et la lune qui se pare
D'un peigne d'argent, devant une glace.
Voyez-vous le banian qui, depuis mille ans,
A chaque quinzième nuit du mois, imprime son ombre sur la lune ?
Voyez-vous les étoiles amoureuses de la vieille coquette
Qui s'en vont chaque nuit lui présenter d'innombrables cierges
en cadeaux de noces ?
D'un bout à l'autre du hameau la campagne s'imprègne de parfum
Cependant que la terre et le ciel communient
en une musique harmonieuse.
Quelques jeunes vierges aux joues toutes roses
Rêvent de maris quand les étoiles et la lune effleurent leurs oreillers.
NGUYỄN VỸ
Hoàng hôn.
Một đàn
Cò con
Trắng nõn
Trắng non
Bay về
Sườn non.
Gió giục,
Mây dồn,
Tiếng gọi
Hoàng hôn
Buồn bã
Nỉ non.
Từ giã
Cô thôn
Il est à priori impossible dans une traduction, qui doit surtout être fidèle
quant au sens, de donner à chaque vers la longueur convenable de
manière que le poème traduit ait à peu près la configuration du texte
original. Mais si cette condition n'était pas réalisée, la traduction aurait
manqué son but, car pour l'auteur, la forme spéciale de son poème en
constitue le principal élément. Nous avons donc été obligé de tendre vers
ce but autant que possible.
Crépuscule
Une bande
De petites cigognes
Toutes blanches
Et tendres
S'envolent
Vers la montagne.
Le vent souffle,
Les nuages s'amassent
C'est l'appel
Du crépuscule
Mélancolique
Et plaintif.
Quittant
Le hammeau isolé
Dương Đình Khuê
Anthologie. 419
En dernier lieu
Une petite cigogne
Tendrement blanche
Que voilà
S'est égarée
Pour s'envoler
Dans les nuages.
Oh ! regardez !
Trăng, chó, tù
TRẦN DẠ TỪ
Chanson à boire
Le malheur, c'est que cette révolte contre la dictature des Ngô aida
puissamment à la guerre entreprise par les communistes du Nord contre
leurs compatriotes du Sud. Personne au Sud ne connaissait la vraie
nature de cette idéologie étrangère qui, sous les apparences trompeuses
de l'égalité des classes, cachait une effroyable tyrannie pire que la
domination française et que la dictature des Ngô, pas plus Trần Dạ Từ
que Cung Trầm Tưởng, Tạ Tỵ, Đinh Hùng, etc que nous allons étudié ci-
après .
Phục sinh
Résurrection
*
* *
Phiên Khúc 20
L'hymne 20
Nuit d'anniversaire
Il pleut sur la nuit froide de Saigon.
Est-ce la pluie, ou le ciel qui pleure sur mon anniversaire ?
Que ce soit la pluie ou le ciel, qu'importe ?
Dans le monde présent la mer est toujours froide, et la pluie se déverse
inutilement sur les terres incultes.
Mon âme cloitrée a tant de sujets d'inquiétude
Que trop tôt mon coeur se flétrit et sa splendeur printanière se fane
*
* *
Métempsychose
Cette nuit
Une étoile ouvre tout grand son œil
Mais ne réussit pas à parer de splendeur
Le pauvre sentier couvert de feuilles tombées.
La nuit immense
Recouvre tout le cimetière.
Y a-t-il quelque âme
Qui s'élance de sa tombe pour regarder les astres
Et quelques paillotes minables
Près d'une rangée d'arbres dépenaillés ?
Elle ne réussit pas à grimper jusqu'au ciel élevé
Et à s'enfoncer dans les profondeurs de la terre.
Il n'y reste
Que nous deux
Qui buvons en regardant la pluie courir le long du chemin obscur,
Et nous pensons à ces chemins qui mis bout à bout
De notre coeur vont franchir la frontière
Pour renouer la fraternité des hommes
Brisée depuis des siècles.
Vous et moi
Nous nous rencontrons pour,
Demain ou après-demain,
Peut-être même une minute d'ici,
1
Roses: terme poétique pour désigner les jeunes filles; ici les serveuses de bar.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 430
Nous séparer.
La séparation aurait la tristesse d'un adieu défnitif
Si je devais apprendre que mon ami en poésie
Etait mort un de ces jours
Tout nu, sans rien dans le ventre.
Buvez !
Il ne nous reste plus que cette nuit.
Demain vous partirez, appuyé sur votre fusil,
Tandis que je rentrerai à ma petite chambre
Pour regarder la pluie tomber sur l'herbe flétrie des sentiers,
Tout mon costume taché de vin pour clore le terme des séparations.
Etes-vous triste ?
Pourquoi l'ivresse du vin
Qui monte en vos yeux
S'infiltre-t-elle dans mon âme
Pour que je doive dans la nuit profonde cacher mon visage en soupirant.
Vous me regardez
Je baisse ma tête
(A travers les bulles de vin bouillonnant au fond du verre,
J'entrevois quelqu'un qui rentrera cette nuit dans son ivresse amère).
C'est ainsi que dans les pages qui suivent, nous citerons quelques
poèmes de Đinh Hùng, Mặc Thu, Cung Trầm Tưởng, etc.
ĐINH HÙNG
(1920-1967)
Trên đường ta đi
Avec une telle tournure d'esprit - nous n'osons pas dire une telle
philosophie - il n'est pas douteux que Đinh Hùng ait de l'amour une
conception très romantique. Voici par exemple le poème Hương
(Parfum) extrait du recueil Đường vào tình sử dont il a été parlé plus
haut, qui montre un amour romantique jusqu'à devenir presque taoiste :
Hương
Vườn nhà ai
Un jardin
L'automne à Paris
Débordait sur les yeux
De la petite amie qui venait à ma chambre d'hôtel
Me voir timidement, sur ses talons menus.
Automne ! Automne !
Ciel sinistrement nuageux !
Que je l'aimais pour son amour généreux
Elle dont le coeur enfermait prisonnière
La saison automnale . . . Ciel ! amour d'automne !
"Notre histoire à nous" est l'histoire des amoureux de tous les temps.
Après un temps de folle passion, ELLE l'abandonne pour aller se marier
avec un autre. Pour se consoler, il écrit ce poème :
Kỷ niệm buồn
Souvenir triste
Về kỷ niệm
(của Tô Kiều Ngân)
Souvenir
Kiếp mẹ
Le destin de ma mère
Oui, tel était l'affreux malheur qui s'abattait sur le Sud-Vietnam avec
la guerre criminelle que lui imposait le sauvage Marxisme. Des
générations entières privées d'amour maternel, privées de la joie d'avoir
auprès de soi des enfants, au nom d'une prétendue délivrance des classes
sociales, qui n'etùait en réalité qu'un esclavage, le pire de tous, parce que
menteur et sans coeur.
Ses poèmes n'ont pas été publiés en recueil, que je sache. Les deux
poèmes suivants sont pris dans la revue Tân Phong n.16 de 1960 et la
revue Văn n.14 de 1964.
Gió mây
Le vent et la nuée
Nhớ về Hà Nội
Penser à Hanoi
Comment donc
Pourrions-nous
D'amis nous transformer en ennemis ?
N'est-il point vrai ?
NHÃ CA
Mais Nhã Ca, tout en restant très féminine, n'a pas cette révolte car
elle n'a aucun complexe d'infériorité par rapport à l'homme. Quand elle
se marie, c'est volontairement et non par obéissance filiale. Et elle
organise sa vie comme elle l'entend, librement, en toute indépendance.
C'est notre équivalent actuel de Mme Stael au 18è siècle.
1
L’auteur fait probablement allusion à la vague de terrorisme qui déferla sur le
Bouddhisme en 1963. Quant à son réveil, il symbolise le réveil d’une conscience
qui s’est amenuisée dans le train-train d’une vie sans but, et qui se retrouve soudain
devant un idéal noble à suivre.
Nous citerons d'elle deux poèmes pris dans la revue Văn n.13 du 1er
, Juillet 1964 et n.16 du 15 Aout 1964.
Bỏ rơi
Abandonnée
Samedi soir
Reviens me voir
A Saigon, un samedi
Où le ciel étend son tissu de pluie parmi les feuilles tournoyantes
de tamarinier.
Pour toi, je recommencerai ma vie à partir de l'heure présente.
CHAPITRE XII
LE ROMAN ET LA NOUVELLE
DOÃN QUỐC SĨ
Il a écrit un grand roman : "Khu rừng lau (La forêt des roseaux) qui
peut être considéré comme l'histoire de la jeunesse viêtnamienne depuis
1945 jusqu'à l'exode au Sud après Genève. Ce roman- fleuve est
constitué de plusieurs volumes qui ont paru successivement :
- Ba sinh hương lửa (Le feu et l'encens des trois existences), en 1963
- Người đàn bà bên kia vỹ tuyến (La femme de l'autre côté de la
latitude),en 1964
- Tình yêu thánh hóa (L'amour sanctifié), paru en 1965.
Puis toute une grande zone sur la rive gauche du Canal des Bambous
devint une région ralliée. De nom seulement, car l'organisation
administrative établie par l'ennemi y était encore presque inexistante.
Dans les écoles primaires, les élèves continuaient à apprendre les
chansons de la résistance, et chaque fois que l'ennemi s'aventurait dans
un village, il devait toujours s'amener par grandes sections fortement
armées. D'ailleurs, quand l'ennemi quittait son poste pour aller
patrouiller dans les villages, ceux-ci s'en avertissaient mutuellement :
immédiatement tous les tracts et documents de la Résistance furent
cachés soignesement ou détruits, les pierres lithographiques des services
de propagande de la Résistance immergées dans les mares de lentilles
d'eau ou dans les rizières plantées de liserons ; quant aux jeunes gens et
les villages voisins pour ne laisser sur place que des vieillards et des
vieilles femmes.
La nuit, l'ennemi tirait le canon ou le mortier sur les villages où il
déçelait des lumières suspectes.
La guerre était encore - et c'était ce qui faisait le plus souffrir la
vieille dame - la guerre était encore les coups de révolver exécutant les
traîtres, qui lui parvenaient des champs, habituellement avant l'aube.
Des traîtres ! C'était du moins ce qu'on lui disait, car dans son bon
coeur elle ne pouvait concevoir que le Vietnam put avoir tant de traîtres.
Chaque fois qu'un de ces coups de révolver éclatait dans la nuit, on
attendait le matin pour aller ramasser le cadavre du condamné jeté sur
un tertre, au delà de la haie de bambou. Si on pouvait identifier quelque
habitant d'un village voisin, on s'empressait d'aller avertir sa famille ;
mais si c'était un inconnu, on se contentait de creuser une tombe pour y
ensevelir le malheureux.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 461
-.-.-.-.-.-.-
Accusations populaires
L'envoi des cadres de "trois avec"1 dans les villages et hameaux pour
y prendre racine était généralement expliqué par des paroles vagues
afin de ne pas inquiéter l'opinion publique :
- Ce sont des camarades qui viennent pour déclencher un mouvement
populaire.
Voici les principes suivant lesquels les cadres "trois avec" prenaient
racine dans une région. Jamais ils ne contactaient les gens appauvris
accidentellement. Seuls étaient choisis ceux qui, à force de misère
héréditaire, étaient devenus stupides, et dont trois générations
successives n'avaient eu aucune relation avec la machine administrative
française. Ce choix fait, un mois était consacré à se documenter sur les
1
Les trois avec: travailler avec le peuple, manger avec le peuple, et dormir avec le
peuple.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 464
habitants du village, et leurs vices. Puis les cadres prenaient une
d'expérimentation. Là, ils faisaient démarrer le mouvement populaire en
convoquant une assemblée générale de toute la population communale
pour en déterminer les classes sociales. Les propriétaires fonciers
étaient tout de suite isolés, ce qui voulait dire qu'ils devaient déclarer
leurs biens, et se voyaient interdire tout déplacement à moins d'un
permis ; ceux qui iraient les voir seraient fouillés pour que leurs biens
ne pussent être transmis à d'autres mains. En règle générale, lorsqu'un
propriétaire foncier était frappé d'isolation, même ses amis et les
membres de sa famille devaient l'éviter comme un lépreux. S'il adressait
la parole, on ne lui répondait pas ; et il ne pouvait vendre à personnee
ce qu'il avait, ni ne pouvait acheter à personne ce dont il avait besoin.
En d'autres termes, c'était un prisonnier ; Mais tandis que dans les pays
libres les prisonniers étaient gardés dans une prison en briques ou en
pierre qui les séparait du monde extérieur, ici le prisonnier était gardé
dans une prison extraordinaire, formée de ses semblables et compa-
triotes qui étaient devenus de bois ou de pierre ou qui s'étaient efforcés
de le devenir. Aucun autre isolement n'était plus sinistres et effrayant
que cet isolement là !
Donc, chez les pauvres paysans préalablement choisis pour déclen-
cher le mouvement, les gens du village devaient se rendre quotidien-
nement pour s'exercer à raconter leurs malheurs. C'était là que les
cadres "trois avec" excitaient les paysans pauvres à hair les proprié-
taires fonciers et à se préparer pour le grand jours du jugement. Les
paysans riches n'étaient pas autorisés à y venir parce qu'il s n'étaient
pas considérés comme amis des paysans pauvres. La tactique du Parti
était en effet la suivante : "S'appuyer sur la classe paysanne pauvre,
s'allier à la classe paysanne moyenne, et neutraliser la classe paysanne
riche pour abattre la classe des propriétaires fonciers".
-.-.-.-.-.
Exode
MỘNG TUYẾT
1
Le sujet donné était la fête des Lanternes de Pastèques, au lieu de la fête des
Lanternes fleuries, comme c’était l’usage. Pourquoi cette anomalie? Parce que
HàTiên produsait beaucoup de pastèques, et que son seigneur avait eu l’idée de
faire confectionner des lanternes avec des pastèques vidées de leur pulpe.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 471
1
L’écorce verte de la pastèque est comparée à un habit de brocart.
2
Le relief de la lune figure, d’après l’imagination populaire, un banian ou plus
poétiquement un cannelier
3
La lune est aussi appelée Quảng hàn cung, le grand palais du froid à cause de sa
lumière blafarde.
4
La région de Hà Tiên pleine de sites pittoresques est comparée au Séjour des
Immortels.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 472
mots du sujet Nguyên dạ (15è nuit du 1er mois de l'année). Le second
vers, tout en développant aussi explicitement les deux derniers mots du
sujet : Qua đăng ( fête des lanternes de pastèques), a magnifiquement
comparé ce fruit à la pleine lune qui en a la forme. Les troisième et
quatrième vers, décrivant à la fois la lanterne de pastèque et la lune
avec des termes nobles et délicats, ne s'écartent pas d'un iota du sujet :
Fête des lanternes de pastèques à la quinzième nuit du premier mois de
l'année. Les cinquième et sixième vers, mettant en parallèle la réunion
littéraire du Pavillon des Talents et le Grand palais de la Princesse des
Nuits, insistent aussi sur le sens du sujet qui veut commémorer une fête
glorieuse des lettrés. Des pierres précieuses 1 resplendissent à la réunion
littéraire, et des glaces immaculées scintillant au Palais de la lune :
c'est bien la description d'une fête littéraire au cours d'une belle nuit de
printemps. Le septième vers rend à la fois hommage à la beauté de notre
région et à l'oeuvre de ses fondateurs 2. Quant au dernier vers, il dit la
modestie du poète qui se compara aux humbles plantes autorisées à
participer à la magnifique fête des Lanternes fleuries. Il implique aussi
le désir secret de l'auteur de profiter de cette occasion pour rivaliser
d'éclat avec les lanternes fleuries aristocratiques. Modeste et fier à la
fois, ce vers réunit la discrétion à l'habileté. Enfin, bien que le sujet
porte sur les lanternes de pastèques, le poème s'achève sur les mots
traditionnels "Lanternes fleuries" pour conserver la pieuse idée de
respecter la tradition. Je remarque aussi que le poème s'achève très
habilement sur le dernier mot đăng du sujet".
. . . (Charmé par la voix slendide du jeune poète, le seigneur Mạc le
chargea de déclamer à sa place les poèmes en Nôm qu'il a composés sur
les sites pittoresques de Hà Tiên. Bien que d'origine chinoise, Mạc thiên
Tứ avait en effet une grande prédilection pour les poèmes en Nôm ).
. . . Quand le silence eut été établi sur l'assistance, le jeune homme
rapporta ses poèmes au seigneur Mạc.
1
Les pierres précieuses sont prises au sens figuré et désignent les beaux poèmes.
2
Les seigneurs Mạc, père et fils.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 473
belles mains aux doigts roses et effilés comme des jeunes pousses de
bambou. Et des mains il passa au front lumineux et à la chevelure
soyeuse qui venaient s'incliner tout contre lui.
*
* *
CHU TỬ
Vrai nom : Chu Văn Bình
Comme il a été dit plus haut, ce déréglement des mœurs n'a été qu'un
accident temporaire. Le vrai fonds de l'âme viêtnamienne, l'amour de la
famille, subsiste toujours malgré tous les changements politiques et
matériels de la société, comme il appert (?) dans le conte "Mlle Út s'en
va vers la forêt", que nous allons citer ci après.
SƠN NAM
Œuvres parues :
Nguyễn Trung trực, anh hùng dân chài, 1959 (Nguyễn Trung Trực, le
pêcheur héroïque)
Tìm hiểu đất Hậu Giang, 1960 (Essayons de comprendre la vallée du
bras postérieur du Mékong)
Hương rừng Cà Mâu, 1962 (Parfum des forêts de Camau)
Cô Út về rừng.
1
Contrairement aux usages occidentaux, les Cietnamiens ne donnent jamais à leurs
enfants les prénoms de ceux qu’ils respectent. C’est un “interdit” familial.
2
Voir notre précédent ouvrage: Les Chefs d’œuvre de la littérature
vietnamienne,p.136, renvoir (2)
Dương Đình Khuê
Anthologie. 486
*
* *
THU VÂN
Œuvres parues :
Quand ma mère se maria, elle emporta avec elle chez son époux une
paire de pots en porcelaine à émail craquelé.
Sur l'un d'eux figurait un phénix mâle. Je savais que c'était un
phénix grâce à sa queue déployée et sa crête dressée. Sur l'autre pot
était gravé un autre oiseau, dont la silhouette m'était inconnue ainsi que
le nom. Ma mère me disait que c'était un phénix femelle. Les deux
phénix, dont les ailes étaient dorées, le bec et les yeux peints au cinabre,
se détachaient en relief sur la surface grise et craquelée du pot, qui était
émaillée et extrêmement fraîche au toucher.
Par les midis d'été, après avoir couru à travers champs sous le soleil,
j'aimais à appliquer mes joues brûlantes et mouillées de sueur contre
les pots de porcelaine afin d'en sentir la délicieuse fraîcheur.
Ma mère me disait qu'ils provenaient de ma grand'mère maternelle
qui les lui avait donnés comme cadeau de noces. Durant mon enfance,
ma mère les plaçait dans sa chambre à coucher. Dans l'un d'eux était
emmagasinée l'eau de pluie qui servait à nous désaltérer pendant les
grandes chaleurs. L'autre ne contenait rien, et je ne m'expliquais pas
pourquoi ma mère ne s'en servait pas aussi. Chaque fois qu'après avoir
escaladé sur la table avec un tabouret je regardais dans l'intérieur de
Dương Đình Khuê
Anthologie. 491
celui-là et voyais l'eau y sommeiller, je me posais toujours cette
question.
Au dehors, par delà la fenêtre, le soleil d'été sommeillait aussi
tranquillement sur les plants de riz. J'entendais venir de l'extrémité du
hameau le bruit du pilon frappant sur le mortier suivant une cadence à
trois temps, et de derrière notre maison les cocoricos du coq. Je buvais
un verre d'eau de pluie en m'imaginant que les mandarins de la Chine
antique s'étaient servis de ces pots pour garder leur alcool précieux, un
vin très savoureux et très frais.
Je finissais par découvrir peu à peu la raison pour laquelle ma mère
ne remplissait pas d'eau les deux pots : de temps à autre, elle en enlevait
un pour le ranger dans l'armoire. C'était celui sur lequel était gravé le
phénix femelle que ma mère gardait vide pour le déplacer plus
facilement. Mais ce n'était que beaucoup plus tard que m'apparaissaient
vaguement les rapports entre les absences de mon père et les
déplacements consécutifs d'un pot de porcelaine.
En ce temps là, mon père s'absentait fréquemment. Mes parents
vivaient alors avec mes grands-parents paternels et avec mon arrière-
grand-mère dans une vieille maison, sous le régime de la grande famille.
La formule " Quatre générations sous le même toit " était encore en
honneur en ce temps là.
Une fois, ma bisaieule, toute courbée, vint dans la chambre de ma
mère pendant que mon père était absent. En s'aperçevant que l'un des
pots manquait sur la table, elle en demanda la raison à ma mère. Et je
vis celle-ci rougir et répondre en croisant les bras devant sa poitrine :
- Grand'mère, j'ai rangé l'autre pot dans l'armoire.
Il est probable que ma bisaieule trouvât étrange cette manière d'agir
de ma mère, car ses yeux clignotants regardaient celle-ci curieusement,
comme pour lui demander pourquoi elle n'avait pas rangé les deux pots
dans l'armoire en même temps. Mais elle s'abtint de lui poser
directement cette question. Ma mère devint toute confuse et balbutia :
- Grand'mère, j'ai laissé un pot dehors pour contenir de l'eau de pluie
destinée à nous désaltérer.
Ma bisaieule approuva de la tête et dit :
- Oui, prends-en grand soin. Ces pots datent de très longtemps,
beaucoup plus que les autres pièces de porcelaine de Giang Tây, de Sen
le, de Hột dưa, et même plus que celle du Dragon caché que nous avons.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 492
Ma bisaieule était très experte en antiquités, car mon grand-père en
était un grand collectionneur. Il y avait en particulier chez nous un bol
très précieux datant de l'époque Khang Hi de Chine, à l'intérieur duquel
était dessiné un dragon. Je ne savais comment l'artiste décorateur avait
fait, mais ce dragon dessiné semblait sculpté en relief. Et quand nous
remplissions d'eau ce bol, nous croyions voir le dragon bouger, se
contorsionner et évoluer doucement sous la nappe d'eau fraîche. Ce
dragon avait ses cinq ongles au complet ; c'était un signe que le bol
devait avoir appartenu au trésor royal. Mon arrière-grand-mère
affectionnait infiniment ce bol. Malgré cela, elle disait que les pots de
ma mère remontaient encore plus haut dans l'antiquité.
Sur l'orifice des pots était gravé en miniature le caractère "Perle", qui
était un complément indispensable du nom de ma famille maternelle.
Quand mon père rentrait de ses abssences, ma mère ouvrait son
armoire pour en retirer le pot orné du phénix femelle et le placer à côté
du pot orné du phénix mâle. Puis ils se tenaient immobiles côte à côte,
contemplaient la paire de pots et se regardaient en souriant. Mon père
caressait alors les cheveux de ma mère, qui lui était plus jeune de douze
ans.
Une fois, mon père resta absent très longtemps. Il ne revint même pas
le jour d'anniversaire d'une ancêtre lointaine (qui était la belle grand-
mère de ma bisaieule). Ma bisaieule s'en inquiéta beaucoup car mon
père était l'enfant unique de la famille. Tout le monde l'attendait
impatiemment et en parlait dans toutes les conversations. Seule ma mère
absorbée toute la journée par son travail, ne disait pas un mot.
Le lendemain matin, ma bisaieule, assise sur son lit, et tout en
préparant des chiques de bétel, regarda ma mère et ma grand-mère
paternelle occupées à découper des légumes sur la véranda, et leur dit
en claquant des lèvres :
- Qu'il rassemble à son grand-père paternel ! On a raison de dire que
tel légume, tel ver. Dans sa jeunesse, son grand-père paternel était
passionné toute l'année pour les combats de coqs. Sur une barque assez
grande, avec trois ou quatre cages de coqs et quelques mariniers, il
naviguait jour après jour pour aller visiter ses amis vivant au-dela de la
Grande Ile, et s'absentait même un mois tout entier. Quand le riz était
épuisé, il se contentait d'envoyer quelqu'un en prendre à la maison. Je
ne daignais même pas lui adresser un reproche, me bornant à entourer
Dương Đình Khuê
Anthologie. 493
de soins mon aïeule (dont l'anniversaire était indiqué plus haut). Non
content de s'absenter de la maison, il avait des aventures partout. Et s'il
lui naissait quelque enfant adultérin, il me l'en voyait pour le nourir. Ma
fille (elle s'adresse à ma mère), efforce-toi de garder ton mari. Si tu le
laisses courir le monde, il t'arrivera des mésaventures comme il en est
arrivé à moi.
Comme ma bisaieule me vit dresser le museau pour l'écouter, tenant
entre mes mains un bateau de papier, elle prit un long rotin et m'en
toucha le front en me disant :
- Et toi, galopin ! On te nourrit pour te faire grandir vite, et puis tu
t'en iras, toi aussi, un jour. Le sang aventurier qui coule dans les veines
de cette famille, impossible d'en avoir raison !
Ma mère soupira et tourna son visage d'un autre côté, faisant
semblant de prendre le crachoir pour y cracher sa salive colorée de
bétel.
Mais un matin, mon père rentra. Et comme d'habitude, il s'étint sous
la véranda pour appeler bruyamment les gens de la famille. Il pleuvait à
verse ce jour-là. Ma mère, qui souffrait d'un violent mal de tête, resta
sous une couverture dans son lit couvert d'un moustiquaire, et n'alla pas
le reçevoir.
Mon père marcha vers la pièce principale pour saluer ma bisaieule
et mes grands-parents, puis se rendit à sa chambre pour appeler ma
mère et lui demander d'ôter son manteau. Les gouttes d'eau tombaient
sur le parquet tapissé de briques, sans que ma mère répondit à l'appel.
Mon père m'interrogea alors, et je lui répondis :
- Maman est malade.
Silencieusement mon père s'approcha du lit, et regarda très
longtemps le moustiquaire hermétiquement fermé sur le lit. Je crus
entendre un sanglot très léger s'étouffant sous la couverture.
A midi, ma mère n'alla pas diner. Et mon père dut en personne lui
apporter jusque dans sa chambre un bol de soupe de riz avec une pincée
de sel.
La pluie continuait à tomber dans l'après-midi. Ma mère, vêtue d'un
chandail et la tête enveloppée dans un châle de laine, se leva et vint
s'asseoir auprès de la fenêtre pour regarder la pluie.
CHAPITRE XIII
LE THÉÂTRE
Pour donner une idée de cet état de choses déplorable, il suffit de faire
deux remarques :
2. Les auteurs les mieux payés, qui travaillent sur commande des
directeurs de théâtre, arrivent à produire une pièce tous les quinze jours
! Ils s'emparent de l'idée d'un film qui vient d'être projeté, ou d'un roman
qui vient d'être publié, et la transforment en pièce de théâtre en un tour
de main. Comment espérer de trouver de l'art chez ces mercantiles ?
Cela ne veut pas dire que nous n'avons pas une littérature de théâtre
digne de ce nom. Mais de telles pièces n'affrontent pour ainsi dire
jamais les feux de la rampe. Elles sont éditées dans les revues littéraires,
et exceptionnellement sont jouées à la Radio ou à la Télévision. C'est
ainsi que nous avons pu glaner, dans le tas de cailloux, quelques perles,
comme Thành Cát tư Hãn (Gengis Khan) de Vũ Khắc Khoan ou Ba chị
em (Trois soeurs) de Thanh Tâm Tuyền. Mais ces pièces nous ont paru
dévier vers des préoccupations philosophiques ou psychologiques trop
subtiles. Aussi leur avons-nous préféré une saynète très simple de Doãn
Quốc Sỹ, le fameux romancier auteur du Khu rừng lau (La forêt de
roseaux) que nous avons étudié plus haut dans le chapitre XII (Le roman
Dương Đình Khuê
Anthologie. 507
et la nouvelle). Nous allons dans ce chapitre XIII apprécier son talent
dramatique dans une saynète : Trăng sao (Lune et étoiles) qui traduit le
sentiment des patriotes nationalistes après la sécession de 1954, à l'égard
du régime communiste.
Trăng Sao
Lune et étoiles
Scène unique
Les soldats sont rentrés dans leur poste. A leur place apparaissent des
femmes marchant à pas mesurés avec leurs chapeaux à cordon de soie,
Dương Đình Khuê
Anthologie. 518
d'autres femmes marchant précipitamment avec leurs paniers suspendus
au bout d'un fléau, des paysans, la pioche à l'épaule, se rendant à leurs
rizières, des guerriers vêtus de bleu montés sur des chevaux blancs :
L'image du Vietnam antique, pacifique, vaillant et endurant, apparait
comme un tableau se déroulant sans fin..
Lorsque Quân et Liên parviennent au milieu de la scène, s'abaisse
lentement le rideau)
-:-:-:-:-:-