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Anthologie.

258

ANTHOLOGIE DE LA LITTERATURE
VIETNAMIENNE CONTEMPORAINE

Tome II

Table Des Matières

ANTHOLOGIE DE LA LITTERATURE .Tome II ......................258


CHAPITRE VI : LE REPORTAGE.............................................260
VŨ TRỌNG PHỤNG ..................................................................261
VŨ ĐÌNH CHÍ ...........................................................................267
NGÔ TẤT TỐ ..............................................................................271
CHAPITRE VII : L'ESSAI ............................................................277
PHÙNG TẤT ĐẮC........................................................................278
NGUYỄN TUÂN.............................................................................286
CHAPITRE VIII : LE THÉÂTRE ................................................302
VI HUYỀN ĐẮC .........................................................................305
KHÁI HƯNG ....................................................................................311
THAO THAO....................................................................................321
T R O I S I E M E P A R T I E : LE CREUSET DE LA
RÉSISTANCE .....................................................................................330
CHAPITRE IX : LA POÉSIE LYRIQUE...................................333
TỐ HỮU .........................................................................................333
BÀNG BÁ LÂN...........................................................................338
NGUYỄN BÍNH .............................................................................341
ĐẰNG PHƯƠNG ............................................................................344
QUANG DŨNG...............................................................................349
ÁI LAN ............................................................................................352
ĐÔNG XUYÊN ...............................................................................355
ĐÔNG HỒ .......................................................................................359
CHAPITRE X : LE THÉÂTRE .....................................................361
VŨ HOÀNG CHƯƠNG .................................................................371
QUATRIEME PARTIE : LA SÉCESSION................................376
CHAPITRE XI : LA LITTÉRATURE DU NORD.....................379
PHAN KHÔI....................................................................................381
HỮU LOAN.....................................................................................387
Dương Đình Khuê
Anthologie. 259
PHÙNG QUÁN ..............................................................................390
TRẦN DẦN .....................................................................................393
CHAPITRE XII : LA LITTERATURE AU SUD PENDANT
LA SECESSION : LA POESIE .....................................................399
ĐÔNG XUYÊN ...............................................................................401
ĐÔNG HỒ ........................................................................................403
BÀNG BÁ LÂN...........................................................................405
VŨ HOÀNG CHƯƠNG .............................................................415
NGUYỄN VỸ .................................................................................417
TRẦN DẠ TỪ...............................................................................422
THANH TÂM TUYỀN ................................................................424
ĐINH HÙNG ....................................................................................432
NGUYỄN THỊ VINH ....................................................................447
NHÃ CA ..........................................................................................451
NGUYỄN THỊ HOÀNG..............................................................454
CHAPITRE XII : LE ROMAN ET LA NOUVELLE...................457
DOÃN QUỐC SĨ ..........................................................................459
MỘNG TUYẾT ...............................................................................469
CHU TỬ...........................................................................................476
SƠN NAM ........................................................................................482
THU VÂN.........................................................................................490
NGUYỄN MẠNH CÔN ..............................................................497
CHAPITRE XIII : LE THÉÂTRE .................................................506

Dương Đình Khuê


Anthologie. 260
CHAPITRE VI
LE REPORTAGE.

Le reportage est un genre littéraire moderne, né avec le journalisme. Il


n'était pourtant pas tout à fait inconnu dans la littérature ancienne, car à
défaut de journaux, les nouvelles circulaient de bouche à bouche, et si
survenait un évènement sensationnel en n'importe quel domaine :
politique, mœurs, climatologie, etc, nos lettrés ne manquaient pas d'en
faire le récit dans un poème, beaucoup plus attrayant et plus facile à
retenir que la prose. Par exemple le Chính Khí Ca (La chanson de
l'héroïsme) de Nguyễn Văn Giai fut le reportage de la chute de Hanoi en
1882 (Voir notre précédent ouvrage : Les chefs d'œuvre de la littérature
vietnamienne, p.329). Par exemple encore le Nước lụt Hà Nam
(Innondation à Hanam, op. cit. p. 364) de Nguyễn Khuyến, et surtout les
petits poèmes satiriques de Tú Xương, tels que Khoa thi (Une session
d'examen, op. cit. p.394), Lũ thi đỗ (Ceux qui ont réussi, op. cit. p.396),
ông phủ Xuân Trường (M. le préfet de Xuân Trường, op. cit. p.397),
etc...

Mais il faut reconnaître que le vrai reportage, tel que nous le


connaissons maintenant, avec ses détails minutieux et sa brûlante
actualité, n'existerait pas et ne pouvait pas exister avant la naissance du
jounalisme.

Le reportage moderne naquit donc avec le journalisme. Mais au début


les reporters du Nông cổ mím đàm, du Trung Bắc tân văn, du Thực
nghiệp dân báo se bornaient à faire de petits papiers sur les "chiens
écrasés" : un suicide, un divorce, un adultère scandaleux, etc. C'était si
l'on veut, du reportage, mais qui ne s'est pas élevé au rang de genre
littéraire. Pour arriver à l'art du reportage, il faut attendre la génération
des Vũ Trọng Phụng, Tam Lang, Hoàng Đạo, etc. A ces grands noms du
reportage contemporain, nous nous en voudrions de ne pas ajouter celui
de Ngô Tất Tố qui nous a donné un très beau reportage rétrospectif avec
son Lều chõng.
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Anthologie. 261

VŨ TRỌNG PHỤNG

( 1911 - 1939 )

Si Vũ Trọng Phụng n'a pas été le père du reportage, il en fut


incontestablement le grand Maître avec ses chefs d'œuvre :

Kỹ nghệ lấy Tây (L'industrie du mariage avec les Français)


Làm đĩ (De la prostitution)
Cạm bẫy người (Le piège) reportage sur les tricheurs au jeu de
cartes.
Cơm thầy cơm cô (Le riz des patrons) reportage sur les domestiques.

En outre, Vũ Trọng Phụng a laissé quelques romans humoristiques et


satiriques dont les deux plus célèbres sont :

Giông tố (Orages)
Số đỏ (Né sous une bonne étoile)

Nous nous bornerons ci-dessous à citer deux fragments de reportage


de Vũ Trọng Phụng.

Le premier est extrait du Cơm thầy cơm cô (Le riz du patrons),


reportage sur la classe sociale particulière des domestiques. Pour faire ce
reportage, Vũ Trọng Phụng n'a pas craint de se faire embaucher comme
domestique. Et grâce à ce moyen, il a pu surprendre bien des secrets
honteux : des patrons violant leurs servantes, des servantes débauchant
les fils de leurs patrons, etc. Dans le passage suivant, l'auteur raconte les
mœurs amoureuses de ces gens qui peuvent vivre dix ans sous notre toit
sans que nous les connaissions, mais qui par contre devinent nos plus
intimes pensées au bout de quelques jours seulement.

. . . . . . Tôi đương ngồi bó gối


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Anthologie. 262
. . . . Và cắn rõ mạnh một cái vào bên vai tôi.

. . . . Je suis assis les genoux repliés sur le rebord d'un bassin circulaire
pour regarder dans la nuit noire. L'eau jaillissant du bassin et y
retombant fait entendre un clapotis monotone. Grâce à la lumière d'une
lampe électrique du coin de la rue qui se faufile à travers les buissons
d'arbres, je peux discerner dans le bassin des dragons à la peau
rugueuse de mousse, ce qui leur donne l'aspect de monstres
innommables.

Mais soudain je reçois un coup sur l'épaule ; je sursaute, me retourne


: c'est . . . la Đũi. En voyant arriver ma "bien-aimée", je lui serre la
main en la pinçant vigoureusement. Sans se plaindre, elle se borne à
émettre un petit grognement de douleur. Puis elle se jette dans mes bras
. . . Sans parler, je lui fredonne amoureusement :
Quel que soit celui que tu épouses, il sera ton mari.
Mais si tu m'épouses, je te bercerai doucement dans mes bras !
La Đũi se renverse en arrière pour rire à gorge déployée. Puis,
enveloppant mon cou dans ses deux bras, elle chante à mi-voix :
Avec une ligne de roseau, avec un hameçon d'or,
Je lance un appât de perle pour prendre un dragon.
On pêche à la ligne dans les rivières et dans les mers.
Quant à moi, je ne veux pêcher que des fils de bonne famille.
- Ôte-toi de ma vue ! Je ne suis pas un fils de bonne famille, moi.
Pourquoi viens-tu t'asseoir dans mes bras ?

Sans se déranger le moins du monde, la Đũi continue à chanter :


Amusons-nous avant que n'arrive la vieillesse,
Car le pousse de bambou n'a qu'une époque, et l'homme qu'une
saison.
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Anthologie. 263
Jouissons du printemps avant qu'il ne prenne fin,
Et que la vieillesse brûtalement ne vienne nous rejoindre.
Puis elle fait entendre une série de gloussements comme une mère
poule pondant des oeufs. Après avoir ri, elle s'agite frénétiquement,
balance ses deux jambes, et me mord violemment à l'épaule.

-.-.-.-.-.-.-

Voici d'autre part un passage extrait du Cạm bẫy người (Le piège),
reportage sur les tricheurs au jeu de cartes. Un fils de famille, Vân, est
réduit par l'avarice paternelle à se procurer de l'argent par tous les
moyens. Il s'associe avec un tricheur professionnel pour plumer son
propre père. L'auteur, un ami de Vân, est invité à assister à ce massacre
en tant que spectateur.

Par un après-midi de samedi donc, le tricheur profesionnel s'amène


chez sa victime, en se prétendant camarade de bureau de Vân.

. . . Áo gấm trong, áo sa tanh ngoài,


. . . . Tôi thua dễ đến hơn sáu chục.

. . . Une robe de brocart en dessous, une autre de satin par dessus,


des escarpins aux pieds et un appareil photographique à la main, tel se
présente notre hôte. Des dents d'or qui se laissent entrevoir lorsqu'il
sourit, et des lunettes cerclées d'écaille posée gravement sur un nez
droit. Avec tout cela, un air malin de celui qui ne se laisserait pas
marcher sur les pieds.

Nous nous serrons les mains tous les trois. Vân plaisante en faisant
les présentations :
- Je vous présente un ami, un frère. Et Monsieur que voici est mon
"bienfaiteur".

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Le "bienfaiteur" est celui qui vient massacrer le père pour secourir le
fils. Il est invité solennellement à entrer. Vân appelle bruyamment :
- Papa, maman ! Voici Monsieur le commis Ngọc, mon ancien ami, qui
vient me voir.

L'ami du fils est accueilli chaleureusement par toute la famille. Et


particulièrement par le vieux monsieur, pauvre victime posée juste à
portée du fusil du chasseur.
La réception commence par un repas magnifique. Au cours de ce
repas qui dure deux grandes heures, il est parlé du soleil, de la pluie, de
la crise économique, de la guerre sino-japonaise, de la politique de
restrictions du Gouvernement : diminution des salaires et réduction du
personnel. M. le Commis Ngọc parle très calmement, jouant à la
perfection son rôle. Il discute avec compétence de l'arrêté du 6 Octobre
1931, puis, pour montrer son vaste savoir, fait une allusion discrète à
l'envers de la Société des Nations. Entre deux harangues, il déclare
modestement ses goûts pour la lecture et la promenade quand il a des
loisirs ; des autres distractions nuisibles, il a une sainte horreur.

A cet homme si savant et si vertueux, le vieil homme (père de Vân)


voue aussitôt une admiration sans bornes. Voilà un homme utile à la
société ! Ce n'est pas un noceur comme son fils Vân. Puis il rit
doucement et dit :
- Vous n'aimez pas les distractions, c'est très bien, mais en ce qui
concerne le tổ tôm et le tài bàn 1, vous savez en jouer, au moins.

Le sourire aux lèvres, “M. le commis Ngọc" répond lentement :


- Oui, Monsieur. En dehors de la lecture et de la photo, je n'ai pas
d'autre distraction. Les chanteuses, l'alcool et l'opium sont des vices
trop degradants. Quant à l'amourette . . . j'ai dépassé l'âge de m'y
complaire. Oui, seuls le tổ tôm et le tài bàn sont des distractions
élégantes, un véritable jeu d'esprit. Je trouve que les gens de bonne
éducation doivent les connaître.

1
Jeux de cartes qui se jouent respectivement à 3 et à 5 personnes.
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Anthologie. 265
Il est à présumer qu'un accusé d'homicide et acquitté grâce à
l'éloquence de son avocat-défenseur lui vouerait moins de respect et
d'admiration que le vieux monsieur n'en voue en ce moment à l'avocat-
défenseur du tổ tôm et du tài bàn. Mais après avoir ainsi touché le point
faible de sa victime, l'expérimenté tricheur ne daigne pas encore céder à
ses invitations pressantes de faire quelques parties de tài bàn.
- Monsieur, j'avais seulement l'intention de venir ici pour vous présenter
mes respects, et voir mon ami Vân. Après quoi j'irai prendre quelques
photos de ces collines si pittoresques de Lim. Je ne savais pas que vous
me forceriez à faire une partie de tài bàn.

Le vieux monsieur cherche à le convaincre :


- Mais, voyons, vous aurez pour cela toute la journée de demain. J'ai
peur seulement que vous n'ayez pu emporter assez de plaques pour faire
de la photo à votre contentement.

La partie de jeu s'organise donc. Quatre personnages : "M. le


commis Ngọc", le chasseur ; Vân, le rabatteur ; son père, la proie ; et
moi, simple spectateur. Je suis d'abord surpris que les victimes rem-
portent victoire sur victoire, tandis que le chasseur a gaspillé près de
vingt cartouches (20 piastres). Vân lui-même pâlit, redoutant que son
hôte ne soit un piètre chasseur. Si tout ce qu'il lui reste allait s'engloutir
dans le coffre-fort paternel ?

Prenant l'air d'un homme que la malchance a poussé jusqu'au bout,


"M. le commis Ngọc" propose d'augmenter le tarif du jeu :
- Monsieur, dit-il, je perds généralement quand je joue à faible tarif.
Peut-être aurais-je plus de chance si nous jouions plus gros jeu.

En pleine veine de succès, le vieux monsieur, comme ivre d'alcool,


accepte aussitôt. A partir de ce moment là, il ne réussit plus qu'à de très
lointains intervalles, et avec de très faibles gains. Les plus grosses
parties reviennent magiquement à "M. le commis Ngọc".

En voyant le tas de billets de banque s'envoler progressivement hors


de ses poches, le vieux monsieur, impatienté, se hasarde de temps en

Dương Đình Khuê


Anthologie. 266
temps à risquer une surenchère de cinq piastres. Mais autant en emporte
le vent !

Son portefeuille enfin vidé, le vieux monsieur se décide à mettre fin


au jeu désastreux :
- Veuillez monter à l'étage pour vous y reposer avec mon fils. Vous avez
aujoud'hui une chance merveilleuse, et vous possedez aussi un jeu très
savant. La fortune vous a souri. Quant à moi, j'ai perdu presque
soixante piastres . . .

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Anthologie. 267
VŨ ĐÌNH CHÍ
Pseudonyme : Tam Lang

Il a écrit divers reportages et œuvres humoristiques parmi lesquels


nous pouvons citer :

Đêm sông Hương (La nuit sur la Rivière des Parfums), 1938
Lọng cụt cán (Le parasol au manche raccourci), 1939
Người ngợm (Hommes ou bêtes ? ), 1940

Mais son œuvre la plus célèbre est incontestablement le reportage du


monde des tireurs de pousse : Tôi kéo xe (Je tire le pousse) paru en
1935. C'était un monde souterrain où s'entassait la lie de la société sous
la domination française.

Le premier venu pouvait en effet s'enrôler comme tireur de pousse ; il


lui suffisait de remettre sa carte d'impôt personnel (tenant lieu de titre
d'identité) à un patron, qui était le plus souvent une patronne, une
affreuse mégère assisté de "durs". On lui confiait une pousse, et il devait
rapporter au bout de douze heures une certaine somme. Malheur à lui si
les courses avaient été infructueuses ! Il serait corrigé impitoyablement
par les "durs" de la patronne. Même dans les meilleures journées, il ne
lui restait que juste de quoi vivre, car le prix de location du pousse
absorbait la majeure partie de son gain. Alors, pour vivre, le malheureux
tireur de pousse était acculé aux pires crimes : il transportait des paquets
d'opium de contrebande, il conduisait les joyeux viveurs chez les pros-
tituées, il "vendait" les jeunes filles candides venues de la campagne aux
patronnes des maisons closes, etc. La classe des tireurs de pousse était
vraiment une plaie hideuse de la société viêtnamienne dans la première
moitié de ce siècle.

Le passage ci-dessous nous fait assister à une scène affreuse d'un


malheureux coolie corrigé par sa patronne :

. . . . Người cai không có đấy


. . . . ngóc cổ lên nhìn rồi lại nằm ngủ lại.

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Anthologie. 268

. . . Le Surveillant n'est pas là, mais sur le transatlantique où il aimait à


s'asseoir, je vois une femme. Une grande femme au torse nu, en train
d'agiter avec force ses cheveux pour les faire sécher, ce qui produit un
bruit semblable à celui qui se fait entendre quand on active un poêle
avec un éventail. Sous le couvre-sein pas plus large qu'un mouchoir se
découvrent impudiquement deux seins énormes commes deux corbeilles
d'osier contenant les théières.

Près de là, sur un lit de camp, quelques hommes serrés les uns contres
les autres dorment aussi profondément que s'ils étaient morts, les
pantalons retroussés jusqu'aux cuisses. Des ronflements et des paroles
indistinctes alternent avec des quintes de toux.

Je tire de ma poche 6 piécettes de dix cents.


- Pousse numéro 102, n'est-ce pas ?
-Oui, veuillez me rendre ma carte d'impôt.
- Manque-t-il quelque chose au pousse ?
-Tout est au complet.
-Attends, que je m'en assure d'abord.

A ce moment, un coolie de pousse entre.


- Veuillez avoir pitié de moi, il me manque aujourd'hui vingt sous.
- Pitié ? Connais pas. Si tu ne paies pas toute ta redevance, laisse là en
gage ta veste.
- Je vous demande un délai jusqu'à demain seulement. Je vous . . .
- Pas de délai. Toi, cherche sa veste, et prend-la.
- Il me reste seulement un pantalon. La malchance m'a poursuivi
aujourd'hui. Veuillez avoir pitié de moi, Madame.
Le type au maillot rayé ne dit mot, mais s'abaisse pour retirer un
tourne-vis de dessous le lit de camp, et en frappe trois coups sur le dos
du coolie.
- Ô Ciel ! s'écrie celui-ci.
- Tu ne pais pas ta redevance, et tu veux encore faire l'entêté ?
-Puisqu'il ose crier, frappe-le sans merci. Donne-lui quelques crochets
machoire.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 269
La mégère enroule ses cheveux en chignon, et se lève violemment.
Elle saisit la tête du malheureux, la pousse jusqu'à la terre, puis lui
donne des gifles et des coups de genou en plein poitrine tout en
l'injuriant sans répit.
Sur le lit de camp, les dormeurs - ce sont probablement des tireurs de
pousse aussi - continuent à rouspiller. Un seul, au sommeil plus léger, se
redresse pour regarder un moment, puis se laisse retomber pour
redormir.
-.-.-.-.-.-.-.-.-

A elle seule cette scène suffirait à exprimer la misère du prolétariat


viêtnamien sous la domination française, son impitoyable exploitation
par les classes possédantes, et à expliquer l'ivresse délirant qui gagnerait
quelques années plus tard à l'explosion de la Révolution de 1945.

La paria de la société - nous parlons du tieur de pousse ne man-


quait pas de finesse psychologique. Exploité, il exploitait lui-même à la
perfection la vanité de ses clients. Voici une confidence faite par l'un
d'eux à l'auteur du reportage :

. . . Kéo ông già thì phải ếp cho nhiều


. . . về hàng Buồm, hàng Bồ ? ông chủ hiệu ...

. . . . . Si le client est un vieillard, il faut pousser de fréquents cris


d'avertissement pour demander aux gens de se garer, tout en courant
très lentement. Est-il un Français, vous devez courir très fort, et si vous
n'avez pas eu le temps d'alumer votre lanterne de signalisation lorsque
la nuit est déjà tombée, ne vous en inquiétez pas. Si vous trainez une
demoiselle ou un jeune élégant, que votre démarche soit superbe. En un
mot, adopter une attitude différente suivant chaque client. Avez-vous
affaire à un bavard, causez hardiment avec lui ; mais si vous tombez sur
un orgueilleux qui méprise les coolies, tenez votre bouche soigneu-
sement close. Donnez "Monsieur le Mandarin" même à un client qui est
loin d'appartenir à ce rang social. Et saluez le "Grande Madame" une
prostituée que vous connaissez notoirement, si elle monte sur votre
pousse avec des vêtements luxueux. Rencontrez-vous un Hindou, dites
toujours : Plaise à Monsieur le Négociant en nouveautés de rentre à la
Dương Đình Khuê
Anthologie. 270
Rue de la Soie, quoique son identité vous soit parfaitement inconnue. Si
c'est un Chinois, vous pouvez toujours inviter "Monsieur le patron de
magasin" à rentrer à la rue des Voiles ou à la rue des Paniers.

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Anthologie. 271
NGÔ TẤT TỐ

Lettré de la génération de Phan Khôi, il a comme celui-ci subi


fortement l'influence de la culture occidentale. Et nous sommes d'accord
avec le critique Vũ Ngọc Phan pour le classer parmi les écrivains de la
Jeune Garde, non seulement parce que ses principales œuvres ont paru
dans la période 1934-1945, mais encore parce qu'elles dénotent un esprit
moderne qui ne le cède en rien à celui des jeunes écrivains.

C'est un poète et un érudit remarquable. Il a traduit en viêtnamien les


poèmes de la dynastie des T'ang (Đường thi) en 1940, et ses traductions
comptent parmi les meilleures. Il a rassemblé aussi la littérature des Lý
dans un recueil intitulé Văn học đời Lý, paru en 1942.

Il s'est également révélé un critique de valeur dans Phê bình Nho giáo
của Trần Trọng Kim (Critique du Confucianisme de Trần Trọng Kim)
paru en 1940, et dans Thi văn bình chú (Explication commentée de
certains poèmes) paru en 1941.

Mais de toutes ses œuvres nous préférons son Lều chõng (La tente et
le lit de bambou) qui est un reportage romancé des anciens examens
littéraires. Il est admirablement placé pour le faire, puisqu'il s'y est lui-
même présenté plusieurs fois. On l'appelait même M. le Premier lauréat
des examens éliminatoires régiomaux (Ông Đầu xứ).

Le passage suivant nous décrit une session d'examen organisée


comme on le sait, non pas dans les bâtiments couverts, mais en plein
champ. Aussi les candidats devaitent-ils se munir de tout un équipement
de campement (d'où le titre de l'ouvrage). Les épreuves duraient de la
première heure de l'aube jusqu'à la tombée du crépuscule. Pour cette
raison, l'appel des candidats dans le camp d'examen commencait dès
minuit.
. . . . Hôm ấy không có trăng
. . . . Bọn lính thể sát lại xúm nhau lại làm các công việc như trước.
(Lều chõng, nhà xuất bản Sống Mới, trang 125-131)

Dương Đình Khuê


Anthologie. 272

. . Il n'y avait pas de lune cette nuit-là. Et les rues de Hanoi,


assujetties au mouvement des astres, n'étaient qu'une masse sombre.
Tout l'univers semblait se rassembler dans la zone éclairée par quelques
torches géantes.
La bise soufflait avec force. Neuf ou dix flammes, aussi grandes que
des paniers, se tordaient rageusement comme si elles voulaient se
détacher des torches pour s'envoler vers les nuages.
Le camp d'examen offre aujourd'hui un aspect beaucoup plus animé
que celui des jours précédents. Sous le toit de tuiles de la Maison de la
Croix 1, on voit apparaître des robes et des bonnets sous la lumière des
lanternes recouvertes de gaze. Dans quelques postes de garde très haut
perchés, des battements de tambour accouplés avec des sons de
créchelle font entendre de temps en temps leur voix solennelle.

Autour de l'enceinte de bambou aussi imposante que les murailles


d'une citadelle, les soldats de la Garde galopent sans répit derrière M.
le Surveillant Général du camp d'examen, qui tient à tout surveiller à
la fois. Le tintement des grelots des chevaux, s'harmonisant avec les
coups de tam-tam de guerre, donne à cette surveillance un caractère
particulièrement sévère.

Sur le portique de devant, un grand panneau horizontal est suspendu


incliné entre deux colonnes de bronze ; sa longueur n'est pas moindre
que celle d'une jonque. Le rebord du panneau est recouvert d'une pièce
d'étoffe rouge, entortillée en son milieu en forme de fleur de lotus aussi
grande qu'un plateau, et à ses deux bouts en forme de melons aussi gros
que des paniers. Sur le panneau lui-même, les caractères "Grandiose
manifestation d'une nouvelle ère" sont gravés sur une même ligne, leur
or étincelant sur de fond de laque vermeille comme s'ils voulaient rire
avec éclat des torches dans la nuit noire.

1
Maison située à la jonction de deux routes perpendiculaires qui traversent le camp
d’examen et le partagent en 4 sections. C’est là que logent les examinateurs.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 273
Aux quatre faces du camp : devant, derrière, droite et gauche, les
portes des quatre sections sont largement ouvertes. Des tableaux où sont
affichés les noms de milliers de candidats semblent attendre ceux-ci.

Quelques chaises aux pieds croisés, dressés à dix pas de hauteur


devant les portes, attendent, elles, messieurs les examinateurs.

Devant les portes des sections de droite et de gauche, comme devant


celles des sections de devant et de derrière, les soldats chargés de
l'inspection des effets des candidats stationnent dans un maintien
extrêmement sévère. Leurs uniformes bordés de bleu sur fond rouge
incrusté de nacre sont agrémentés d'une frange de fils de soie qui
pendent tout autour d'une plaque multicolore.

Vers le début de la troisième veille, un bruit confus commence à


s'élever du lointain. Puis il se rapproche de plus en plus. Puis il devient
de plus en plus distinct. Et l'on y aperçoit des taches de lumière
clignotante comme des feux follets. Ce sont les candidats qui accourent
de partout vers les portes du camp d'examen.

La bise souffle plus violemment. Les torches brûlent aussi plus


vigoureusement. Sur le sol glacé d'une nuit d'hiver, la foule humaine
s'assemble comme dans une fête.

On y distingue des vieillards aux cheveux tout blancs. Des tout jeunes
gens aussi, dont les cheveux roux se dressent en touffe dans un turban de
crépon. Certains ne peuvent cacher leur pauvreté rendue évidente par
leurs corps maigres tremblant sous une robe de coton sans doublure.
D'autres au contraire semblent exhiber leur luxe avec leurs robes
multiples ouatées, mais leurs mâchoires n'en claquent pas moins de
froid. Des gens ne peuvent redresser leur cou ployé sous le poids des
tentes et des nattes qui trainent péniblement sur le sol. Relevant leur
visage plein de fierté sont ceux qui ont échoué plusieurs fois laissent
voir leurs inquiétudes sur leur front sillonné de rides. D'autres encore,
plusieurs autres encore . . . Impossible de les décrire tous.
Plus la nuit avance, et plus les candidats accourent nombreux. Ils se
groupent devant les sections dans lesquelles ils seront casés. Sous des
Dương Đình Khuê
Anthologie. 274
dizaines de milliers de chapeaux coniques ondulant devant les quatre
portes, des dizaines de milliers de personnes portent le même
équipement : sur un côté sont suspendus un lit de bambou et l'armature
de la tente ; sur l'autre côté brinquebalent les paquets de manteaux et
d'étoffe servant à recouvrir la tente, ou une paire de nattes de jonc ; sur
la poitrine se balancent une gourde et un étui renfermant le cahier
d'épreuves ; enfin sous le ventre est suspendu un coussin porte-livre ou
un coffret de bois laqué. Tous ces objets, lourds ou légers, grands ou
petits, longs ou courts, sont suspendus au cou grêle des candidats. Il
parait que le Ciel veut forcer les lettrés, avant qu'ils n'escaladent le
chemin des honneurs, à s'exercer préalablement au métier de porte-faix.
Les uns cherchent à avancer, les autres cherchent à reculer ;
bousculée, repoussée en tous sens, cette foule s'agite comme les flots de
la marée montante. D'elle s'élève un brouhaha énorme, formé d'appeler,
d'interpellations, de salutations, de discussions, de conversations, et qui
fait ressembler les quatre portes du camp d'examen à quatre marchés.
A la quatrième veille, les torches sont à moitié consumées. Leurs
débris rougeoyants se dispersent dans tout le ciel à la faveur du vent.
Puis, lentement, ils retombent sur la foule, ou sur les terrains inoc-
cupés, ou plus loin, s'ils ne s'éteignent pas tout de suite dans la nuit
noire.
Brusquement, de la Maison de la croix, le gong et le tambour font
entendre solennellement trois séries de coups. Les lanternes se mettent à
s'agiter. En même temps, les robes bleues de cérémonie et les coiffures à
aides de libellule s'animent. Après que les quatre Censeurs impériaux
ont transporté leur charges de tout voir et tout entendre sur les quatre
postes de garde, les examinateurs se partagent la besogne pour aller
chacun à ses affaires. Comme dans toutes les sessions d'examen, les
deux examinateurs reviseurs ont la charge des sections de droite et de
gauche, tandis que le Vice-Président du jury suit l'écriteau "Sur l'ordre
de Sa Majesté" pour se rendre à la section de l'arrière. La section de
devant revient au Président du jury avec l'oriflamme portant les mots
"Envoyé impérial" que lui a confié l'empereur.
Après les derniers coups de gong et de tam-tam, les deux rangées de
lanternes sortent lentement de la Maison de la croix. Puis deux parasols
jaunes viennent respectueusement au devant de l'oriflamme "Envoyé

Dương Đình Khuê


Anthologie. 275
impérial" pour l'escorter en prmier lieu. Le Président du jury, abrité
sous quatre parasols bleus, suit derrière humblement.
Qu'il est magnifique, Monsieur le Président du jury ! La ceinture
d'apparat ornée d'un phénix et bordée de fil d'or, le bas de la robe brodé
de dessins représentant les vagues de la mer, le pantalon bleu ourlé de
perles artificielles, deux bottes noires ornées de papillons d'argent, la
tablette d'ivoire tenue au niveau de la poitrine, et le bonnet de brocart
prolongé latéralement par deux ailes, tous ces ornements vestimentaires
le feraient ressembler parfaitement à un mandarin de comédie s'il avait
comme celui-ci une longue barbe.
Quand la procession arrive à la porte de la section, le soldat portant
l'oriflamme "Envoyé impérial" grimpe respectueusement sur la chaise
enfonce le manche de l'oriflamme dans un trou percé derrière la chaise.
M. le Président du jury, sa main gauche tenant seule la tablette d'ivoire,
grimpe à son tour sur la chaise haut perchée en s'aidant de sa main
droite. Lentement il monte les marches du petit escalier et s'assied sur la
chaise, après avoir rangé soigneusement les plis de sa robe de
cérémonie. La tablette d'ivoire est de nouveau tenue devant la poitrine
par les deux mains recouvertes de larges manches. Les six parasols, un
à un, sont élevés au-dessus de la chaise, les bleus pour abriter M. le
Président du jury, tandis que les jaunes ont l'honneur d'abriter
l'oriflamme "Envoyé impérial".
Le silence s'établit sur tout le camp d'examen. Des milliers d'yeux
convergent vers le haut mandarin chef des examinateurs. Soudain, du
haut du ciel descendent ces paroles en un grondement indistinct :
"Que les esprits de ceux qui ont à se venger entrent les premiers !
Que les esprits qui ont à payer des bienfaits reçus pénètrent ensuite ! 1
Les candidats viendront après !"

1
Cette invitation aux morts de faire leur œuvre de justiciers traduit bien la
conception ancienne que se faisaient nos lettrés des résultats des examens.. Le
succès, croyaient-ils, récompensait la vertu du candidat bien plus que son talent. Et
non seulement la conduite du candidat était en jeu, mais encore celle de ses
ancêtres.
Heureuse époque où la vertu était récompensée et la méchanceté punie! A moins
que cette tradition n’ait été fabriquée et encouragée sciemment par les Pouvoirs
Publics pour éduquer le peuple. De pareilles méthodes de propagande ne valent-
elles pas bien mieux que nos modernes et si irritants slogans?
Dương Đình Khuê
Anthologie. 276

Les hurlements du porte-voix, comme un appel de l'au-delà, sèment


l'épouvante dans le coeur de la foule. Quand ils prennent fin, le soldat
placé à côté du Président du jury, à qui un clerc lisant un registre
transmet des noms, embouche un autre porte-voix pour appeler un
candidat.
Un "Présent !" sonore lui répond. Un jeune homme, de l'air résolu
de quelqu'un qui va au devant de la mort, fend la foule, s'avance
jusqu'au pied de la chaise du Président, et y dépose ses effets. Les
soldats chargés de l'inspection commencent leur travail. Ils déplient le
paquet de manteaux et de couvertures de la tente. Ils plongent leurs
regards dans l'intérieur des pieds du lit de bambou. Puis ils examinent
l'étui renfermant le cahier d'épreuves et la gourde d'eau. Ils palpent la
ceinture et les ourlets de la robe et du pantalon du jeune homme. Ils
déroulent l'armature de la tente. Puis ils examinent le coffret laqué
pendu au-dessus du nombril. En dehors d'un encrier, de quelques
pinceaux, quelques chandelles, un poinçon, une liasse de feuilles de
papier, quelques gâteaux, une boulette de riz, quelques morceaux de
pâté et de viande grillée, il n'y a aucun objet suspect. Le jeune homme
est alors autorisé à recevoir des mains du clerc son cahier d'épreuves,
l'enroule soigneusement et l'enferme dans l'étui placé devant sa poitrine,
puis se hâte d'entrer dans la section du camp, avec tous ses effets pendus
en désordre autour de ses épaules et de son cou.
Un autre nom est appelé, et un autre candidat se présente à l'appel
du porte-voix. Les soldats chargés de l'inspection recommencent leur
travail . . .

Cette ancienne conception présentait encore un autre avantage: celui de consoler


les candidats malheureux qui pouvaient toujours rejeter la responsabilité de leur
échec non sur leur ignorance ou leur paresse, mais sur l’héritage moral qu’ils
avaient reçu de leurs ancêtres. Aussi était-il admis couramment “qu’on peut-être
savant à l’étude, mais que pour réussir à l’examen il faut que le sort vous favorise”,
(Học tài thi phận).
Dương Đình Khuê
Anthologie. 277

CHAPITRE VII
L'ESSAI

Le Tùy Bút (Au courant de la plume), qui se rapproche de ce


qu'on appelle maintenant Essai, n'était pas un genre littéraire inconnu de
nos anciens lettrés. Rappelons pour mémoire le Vũ trung tùy bút (Notes
écrites pendant qu'il pleut) de Phạm đình Hổ à la fin du 18è siècle. Mais
tandis que l'essayiste de l'ancien temps se contentait de relater les faits
plus ou moins étranges dont il avait entendu parler, sauf à les commenter
de quelques réflexions discrètes, nos essayistes contemporaires prennent
comme objet de méditation n'importe quel fait, et non seulement des
faits plus ou moins étranges, et l'étudient avec l'idée manifeste d'y
déceler une philosophie soit socialiste, soit le plus souvent taoïste, voire
épicurienne.

Les deux meilleurs essayistes de l'époque pré-révolutionnaire étaient


probablement Phùng Tất Đắc et Nguyễn Tuân. Les deux sont venus à
l'Essai par une commune tournure d'esprit, formée d'épicurisme
bourgeois, de scepticisme aristocratique et de rancune populacière contre
les parvenus et les incapables. Le côté bourgeois et aristocratique a
maintenu l'esprit Phùng Tất Đắc dans un heureux équilibre où se dénote
à peint une ironie amère. Chez Nguyễn Tuân, au contraire, le côté
bohème a prévalu et l'a poussé à une soif inextinguible de l'aventure, à la
nostalgie des neiges d'antan, et finalement à brûler tout ce qu'il avait
adoré. Ce qui n'est nullement inconséquant, comme on pourrait le
croire. Mais nous en reparlerons.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 278
PHÙNG TẤT ĐẮC
Pseudonyme : Lãng Nhân

A fait paraître en 1939 un recueil de pensées : Trước đèn (Devant la


lampe). Puis il s'est tourné vers l'érudition et nous a donné une série
d'ouvrages très instructifs :

Chơi chữ (Jouer avec les mots),


Giai thoại làng Nho (Anecdotes amusantes sur les lettrés),
Hán văn tinh túy ( L'essence de la littérature chinoise)

Il est infiniment regrettable que nous ne puissons pas reproduire ici


quelques pages du Chơi chữ ou du Giai thoại làng Nho. Elles sont
réellement délicieuses, mais intraduisibles, ou plutơt perdraient toute
leur saveur dans une traduction en langue étrangère.

Nous sommes donc réduits à ne citer de Phùng Tất Đắc que deux
fragments de son Essai Trước đèn, inspiré de toute évidence par les
choses vues, pas très réjouissantes, de la société contemporaine.

Biết ai là dại biết ai khôn

Comment reconnaitre qui est sot et qui est sage ?

Celui que le monde appelle un sot, nous sommes persuadés que c'est
un homme qui ignore la saveur de ce qu'il mange, qui est incapable de
proférer des paroles intelligibles, qui ne sait pas retourner à l'endroit
d'où il est parti . . . .

Il est vrai que la sottise ressemble parfois à s'y méprendre à la


suprême sagesse : dans certaines circonstances, celle-ci ne consiste-t-
elle pas à faire le sot ? Malgré cela, quand nous disons de quelqu'un
qu'il est un sot, nous sommes toujours certains d'être compris ; mais si
nous disons qu'il est un sage, on sera perplexe et ne pourra pas se
figurer comment est la sagesse.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 279
Qu'est-ce être sage ?

Si nous nous fiions à l'opinion du monde, le genre humain ne


renfermerait que des sots. Car nous trouvons que M. Tý considère M.
Sửu comme un sot, qu'aux yeux de celui-ci M. Dần en est un autre, et
qu'enfin M. Tuất déplore la sottise de M. Hợi. Inversement, si nous
remontons de M.Hợi à M. Dần, à M. Sửu, nous verrons que tous ceux-là,
loin d'admirer la sagesse de ceux qui les dédaignent, trouvent qu'ils sont
les plus sots des hommes.

Personne ne veut consentir à reconnaître que les autres sont plus


sages que soi-même. Le proverbe français qui dit "qu'un sot trouve
toujours un plus sot qui l'admire" ne semble pas très juste. Plus souvent,
un sot est méprisé par d'autres plus sots que lui.

Être considéré comme un sot par un sot authentique, voilà ce que


Courteline appelle un plaisir exaltant pour les gens expérimentés.

Beaucoup d'écrivains, en lisant les œuvres des autres, pincent les


lèvres et secouent la tête pour condamner d'un ton méprisant :
- Vide de sens !

A leur avis, une littérature vide est celle où l'auteur s'exprime à tort
et à travers, celle qui au-delà de sa sonorité apparente ne renferme
aucune pensée digne d'être considérée comme profonde.
Néanmoins, ces critiques feraient mieux de distinguer plusieurs
sortes de vacuité.
Sont vides les tambours qui donnent des sons héroïques, les cloches
des pagodes qui éveillent des pensées élevées, les guitares qui inspirent
des sentiments délicats. Sont pareillement vides les trompes en corne qui
appellent : Au voleur ! Les crécelles qui criaillent, les tambourins qui
résonnent allégrement et les tonneaux qui retentissent sourdement.

Il en est de même de la littérature. Certaines œuvres ressemblent à


des tonneaux, d'autres à des tam-tam, d'autres à des tambourins. Mais

Dương Đình Khuê


Anthologie. 280
comment les distinguer les uns des autres ? Hélas ! Chung Tử Kỳ n'est
plus de ce monde pour nous prêter son oreille !1

Dương Chu 2 logea un jour chez un homme qui avait deux con-
cubines , l'une belle et l'autre laide. Chose extraordinaire, la laide était
aimée de tout le monde, tandis que la belle était par tout détestée.
Dương Chu en demande la raison .

- La belle concubine, lui fut-il répondu, se montre vaniteuse de sa beauté


qui dès lors devient déplaisante. La laide concubine, au contraire, sait
qu'elle est laide, et se conduit de telle manière qu'on ne s'aperçoit plus
de sa laideur.

Dương Chu appelle aussitôt ses disciplines pour leur dire :

- Retenez bien ceci, mes enfants : Avoir du talent et n'en pas tirer vanité,
c'est se faire respecter et aimer partout où l'on va.

A y réfléchir, la sagesse et la sottise, la plénitude et la vacuité tout


aussi bien que le pesant et le léger, la vitesse et la lenteur, le froid et le
chaud, ne sont sensibles que par comparaison.

C'est par comparaison qu'un homme se tenant au sommet d'une


montagne croit que sa main est grande, car elle peut cacher toute une
partie du ciel; c'est aussi par comparaison que ce même homme, en
arrivant devant l'océan où domine l'immensité du ciel et de l'eau, trouve
que son corps entier n'est plus qu'un point minuscule.

1
Chung Tử Kỳ, qui vivait en Chine au temps des Royaumes Combattants, savait
apprécier divinement la musique. Quand Bá Nha joua un air en pensant aux
montagnes, Tử Kỳ s’écria: “L’esprit de Votre Excellence s’élève jusqu’au plus
hauts sommets”. Et quand Bá Nha joua un autre air en pensant à l’eau courante, Tử
Kỳ s’écria encore: “La pensée de Votre Excellence roule tumultueusement comme
un torrent”.
2
Philosophe chinois vivant sous la dynastie des Tcheou. Il fut le promoteur de la
doctrine de l’égoïsme.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 281
Si l'on peut faire abstraction de la comparaison, toutes les inégalités
seront abolies : Aucune chose n'est en soi froide ou chaude, lourde ou
légère, rapide ou lente. Aucun homme n'est en lui-même petit ou grand,
vide ou plein, sot ou sage.

Il est regrettable que lorsqu'on sait rentrer en soi-même pour


réfléchir, comme c'est le cas de la concubine laide dont il est parlé plus
haut, c'est presque toujours lorsqu'on côtoie déjà la tombe. Le rideau
tombe alors lentement sur la dernière scène de la comédie humaine, et
les acteurs se retrouvent identiques les uns aux autres ; la courte durée
de la pièce ne leur permet pas de s'enorgueillir d'avoir tenu des rôles
plus importants que les autres sur la scène de la vie.

Ce n'est plus comme lorsqu'ils étaient en conflit les uns avec les
autres ; là, c'était l'amour-propre qui dominait. Pour le fils, la mère
chante toujours divinement ; pour l'épouse, l'époux est toujours un
héros.

En réalité, il n'est pas difficile d'être un grand homme, et chacun de


nous peut l'être : nous sommes tous de grands hommes pour nous-
mêmes et pour notre famille!

-:-:-:-

Le roi de Wei avait toujours raison quand il discutait avec ses


ministres. Personne n'était aussi sagace que lui.
En se retirant d'une séance du Conseil, le roi se montra très satisfait.
Ngô Khởi s'avança et lui dit :
- Sire, avez-vous entendu l'histoire du roi Sở Trang ? Chaque fois qu'il
avait en Conseil mieux discuté des affaires que ses ministres, il s'en
inquiétait vivement en disant : " Les grands feudataires qui ont de bons
précepteurs peuvent prétendre à la royauté ; ceux qui ont de bons amis
peuvent arriver à dominer leurs pairs. S'ils ont des conseillers qui les
aident à résoudre leurs difficultés, ils pourront garder leurs fiefs ; mais
s'ils se montrent supérieurs à leurs courtisans, leur fiefs seront bientôt
perdu. Je suis un ignorant, et mes conseillers n'arrivent même pas à
m'égaler ; c'est pourquoi je crains de perdre bientôt mon pays ". Sire,
Dương Đình Khuê
Anthologie. 282
vous êtes exactement dans la situation du roi Trang. Mais tandis que lui
s'en inquiétait, Votre Majesté s'en félicite.

Le roi de Wei remerçia en terme respectueux :


- C'est le Ciel qui vous a envoyé ici pour corriger mes défauts.

-------------------

Dans le passage précédent l'auteur s'est ingénié à nous démontrer que la


sagesse, comme la sottise, n'est pas toujours du côté qu'on pense. Sa
littérature, restée confiée dans le domaine de la pensée spéculative,
conserve pour cette raison un ton gentiment serein.

Dans le passage qui suit, au contraire, l'auteur se penche sur les misères
et les injustices sociales. Alors sa bile s'échauffe et il va prendre un ton
acerbe, ironique qui, malgré les citations prises dans la littérature
viêtnamienne, indique nettement l'influence des philosophes français du
18è siècle.

Tự do, bình đẳng, bác ái


Liberté, égalité, fraternité
Le promeneur nocturne qui flâne sur les trottoirs a fréquemment
l'occasion de voir ce spectacle de la misère sociale : un homme aux
vêtements sordides, la barbe et les cheveux embroussaillés, qui se
recroqueville pour dormir, la tête reposant sur ses bras.

Tel se présente aux yeux du promeneur ce dormeur vagabond et


solitiaire. Mais qui sait si celui-ci n'a pas possédé une maison qu'il
aurait engloutie dans son infortune, soit par inexpérience, soit par
malchance ? Qui sait s'il n'a pas eu femme et enfants qui, dans son
infortune, l'auraient quitté? Sa femme qui l'a abandonné en emportant
son chapeau et en lui disant :

Dương Đình Khuê


Anthologie. 283

Mon cher, reste pour garder le coffre ;


ses enfants qui sont allés jouir à part de leurs richesses, parce que:
Chacun pour soi, et le crabe doit se mouvoir pour obtenir sa nourriture.

Mais comment saurions-nous l'histoire de chacun, et puis, cette façon


pessimiste de voir les choses n'a rien d'intéressant ! Peut-être même y a-
t-il des gens qui, comme Confucius, trouvent de la joie à manger du riz
moisi, à boire de l'eau froide et à dormir avec leurs bras en guise
d'oreiller ?
Il est vrai que cette joie est une joie de philosophe, qui n'est pas
accessible à tout le monde. En ce siècle qui adore le Veau d'or, le
bonheur et la malheur sont sous la puissance de l'argent, et le spectacle
de la misère cité plus haut est véritablement un champ de douleur.

Douleur, oui, mais dont la victime est aussi l'auteur ; qu'il la subisse,
personne ne le plaindra. Non seulement la société ne le plaint pas, mais
elle veut encore l'emprisonner. Oui, l'emprisonner, car il a commis un
grand crime : celui d'avoir publiquement protesté contre l'égalité et la
fraternité.

Dans la nuit profonde, alors que tout le monde est tranquillement


endormi dans des lits bien mœlleux, sous le souffle frais de quelque
ventilateur électrique, pour jouir paisiblement d'une vie facile et douce,
pourquoi ce malheureux-là ne pratique-t-il pas avec les autres l'égalité
et la fraternité ?

Tout un chacun aime ses semblables, et veut qu'on soit tous égaux
les uns aux autres ; personne n'aime les inégalités ni les haines. Allez
donc voir les moralistes, ils disent tous cela, tous ils nous le conseillent.

Et cet homme-là s'amuse à croupir sur les trottoirs, à se plonger dans


les tas d'ordures ; ce faisant, n'a-t-il pas voulu bafouer l'humanité,
publiquement démentir l'égalité et la fraternité qui sont les deux plus
belles choses au monde ?

Dương Đình Khuê


Anthologie. 284
Reste la troisième belle chose, qu'on appelle la liberté ; cet individu-
là n'est pas plus digne d'en jouir.
-:-:-:-:-

Liberté, égalité , fraternité : trois belles choses de ce monde. Belles,


parce que toutes les trois n'existent qu'à l'état d'idéal, ne brillent de
mille feux éblouissants que grâce à la lumière d'idéologie.
En réalité, la fraternité consiste à s'aimer soi-même en premier lieu ;
ensuite, et seulement ensuite, à aimer autrui. Tant de gens ne savent pas
s'aimer eux-mêmes ! Comment pourrions-nous leur reprocher de ne pas
aimer autrui ?

L'égalité n'est réalisée que deux fois dans la vie : à la naissance, et à


l'heure de la mort. Nous tous venons du même lieu, et aboutissons en fin
de compte au même lieu :

Que vous portiez la besace et le bâton, ou le turban et la ceinture


d'apparat, vous finirez toujous dans une motte de terre ?

L'égalité devant la loi ? On le dit, mais est-ce bien vrai ? Nous devons
reconnaître avec T. Roosevelt que seuls les égaux sont égaux. Quoique
Roosevelt ait parlé seulement de l'égalité intellectuelle, nous pouvons
savoir par expérience qu'il en est de même de l'égalité juridique.
L'égalité, si elle existe, ne confère à chacun qu'un droit égal à s'unir
pour réaliser l'inégalité : combien de révolutions ont prouvé la justesse
de cet aphorisme !

Dans notre existence, il est encore un moment où nous sommes égaux


: c'est quand notre organisme rejette au dehors ses déchets. Que vous
soyez beaux ou laids, puissants ou humbles, riche ou pauvres, et que
vous accomplissiez cette action dans un cabinet de toilette à l'anglaise
ou en plein champ, vous vous salissez pareillement, et pareillement vous
éprouvez la même satisfaction.

Quant à la liberté, vous ne la trouverez même pas en allant la


chercher avec des torches. Vivre en société, c'est limiter sa liberté par
celle des autres ; être libre, c'est s'enchaîner mutuellement. Même si
Dương Đình Khuê
Anthologie. 285
nous nous égarions sur une îe déserte, nous ne serions pas surs d'y
trouver la liberté. parce que nous y subirions toujours l'influence
profonde et sournoise de l'univers, de la race, de la tradition :

Le ciel s'est réservé le pouvoir de distribuer bonheur et malheur


Sans en rien laisser aux hommes.
Tandis que la toupie céleste tourne sans répit,
La silhouette humaine cherche aveuglement son chemin
dans la nuit profonde !

Hélas ! nous croyions à la liberté, mais ce n'est qu'un maillon de


notre chaine d'esclavage, un grain de jais du collier qui enserre
l'humanité depuis des temps immémoriaux. Les habitudes que nous ont
léguées nos ancêtres, comme notre façon de nous habiller, de faire la
cuisine, de nous tenir debout, couchés ou assis, de pleurer pour
manifester la tristesse, de rire pour exprimer la joie, nous les pratiquons
comme si elles venaient de notre inconscient, mais en réalité nous ne
faisons qu'imiter aveuglement et docilement les hommes du passé.

D'un autre côté, s'il n'y avait pas eu cette méthode d'éducation
insidieuse et pénétrante qui se transmet de génération en génération,
nous n'aurions pas pu avec naturel jouer les rôles toujours les mêmes
sur la scène de la vie.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 286
NGUYỄN TUÂN
Pseudonyme : Nhất Lang.

C'est l'écrivain le plus orgueilleux, le plus méprisant, le plus cynique


que nous connaissions, mais c'est aussi l'écrivain le plus spontané, le
plus captivant vers qui allaient nos plus admiratives sympathies, avec sa
métamorphose (lột xác, suivant sa propre expression sous l'influence
marxiste en 1945).

Sa première œuvre : Vang bóng một thời (Echos d'une époque


révolue) parue en 1940 fut un chapelet de perles d'une beauté
incomparable. Suivirent en 1941 les Notes au courant de la plume (Tùy
bút), qui constituèrent pour ainsi dire les échos de l'époque
contemporaine.

D'autres œuvres :
Thiếu quê hương (Le mal du pays),
Một chuyến đi (Un voyage),
Nhà Nguyễn (La maison de Nguyễn),
Chiếc lư đồng mắt cua ((Le brule-parfum aux yeux de crabe), etc,
ne firent que confirmer un talent littéraire hors pair. Hélas ! Le Nguyễn
Tuân marxiste ne serait plus qu'un dialecticien sans âme.

Ci-dessous nous allons citer deux pages de Nguyễn Tuân, l'une étant
un écho du temps passé, et l'autre un fragment de journal du temps
présent.

Depuis l'introduction par les Français du café et des boissons gazeuses,


les Vietnamiens ne savent plus gouter le thé qui était, avec la chique de
bétel, le complément indispensable des relations sociales. Mais tandis
que le bétel était répandu par tout le peuple, le thé, le thé véritable, c'est-
à-dire le thé de Chine, était l'apanage exclusif de l'aristocratie. La
préparation et la consommation du thé étaient quelque chose comme une
cérémonie solennelle, même quand elles étaient accomplies solitai-
rement, presque un rite religieux. C'est que le thé, avec son arôme frais
et tenace, sa saveur délicate dénuée de tout ingrédient grosssier (sucre ou
Dương Đình Khuê
Anthologie. 287
alcool) est le symbol parfait de l'âme pure et désintéressée du sage.
Nguyễn Tuân va nous introduire dans le secret de ces petites joies
quotidiennes qu'étaient la préparation et la consommation d'une tasse de
thé dans le matin encore chargé de rosée secret que notre siècle grossier
du café express et du Coca Cola glacé ne peut plus comprendre.

Chén trà trong sương sớm.


(Vang bóng một thời, nhà xuất bản Trường Sơn, tr. 139-147)

La tasse de thé savourée dans le matin


encore chargé de rosée.

Il fait froid si intense qu'il semble couper les chairs. Que ce soit le
temps du Petit Froid ou du Grand Froid, Monsieur Ấm 1 se lève chaque
matin d'hiver lorsque l'obscurité enveloppe encore la Terre. Il va à
l'autel du saint Quan Võ2 et en retire la lampe à huile. Il allume deux
autres mèches de liège, et une lumière verte se reflète vivement sur la
porchelaine de la lampe sortie des fameuses fabriques de Bát Tràng.
Sur la natte de jonc bordée d'une étoffe rouge déjà usée aux coins M.
Ấm dispose un plateau du thé, un crachoir, une bouilloire en cuivre et
un fourneau en terre. Puis il tire sur sa pipe à eau décorée d'un
abricotier et d'une grue, qui fait entendre un long sifflement cristalin et
cadencé. La fumée de tabac, très épaisse, noie dans ses volutes la faible
lumière de la lampe. Puis elle se dissipe peu à peu en se décolorant
comme la vapeur qui s'échappe de l'eau bouillante. Derrière le rideau
de fumée apparait vaguement la silhouette du vieillard qui se tient assis,
les coudes posés sur son oreiller pliant, et les yeux à demi fermés comme
un bonze en méditation. Sa physionomie grave et immobile semble
vouloir arrêter les volutes de fumée blanche qui flottent dans
l'atmosphère de la maison. Dans les trois pièces que comprend celle-ci,
un homme seul est éveillé.

1
Titre honorifique décerné autrefois aux fils des grands mandarins.
2
Valeureux guerrier au temps des Trois Royaumes, et adoré comme étant le
symbole du parfait loyalisme.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 288
En cette minute où la terre et le ciel ne sont pas complètement
différenciés, où la nuit et le jour sont encore confondus, M. Ấm a l'allure
d'un sage qui s'assied pour épier la marche du Temps.
La nuit d'hiver se prolonge sans fin, immense, elle semble ne vouloir
s'achever que très lentement. Mais voici que la brise, soufflant à travers
les interstices de la porte, jette dans ce silence quelques chants de coqs
impatients de secouer l'obscurité. Puis de la haie d'hibiscus entourant la
maison se percutent quelques pas lourds. La vie se réanime peu à peu.
M. Ấm agite bruyamment son éventail fait d'une spathe d'aréquier
devant le fourneau, suivant une cadence précipitée. Les morceaux de
charbon de bois éclatent en grésillement joyeux. De même les étincelles
de feu charment le regard avec leurs zig zags désordonnés dans l'air.
Quand il a auprès de lui ses petits-enfants, M. Ấm demande souvent si
ces chandelles romaines gratuites leur font plaisir.
Les morceaux de charbon de bois continuent à brûler régulièrement
jusqu'au rouge ardent, avec des flammes vertes qui les lèchent de tous
côtés. Chaque fois que passe un souffle d'air, les flammes vertes se
soulèvent. Et alors le bloc incandescent devient rouge écarlate et
entièrement transparent comme un lingot d'or fondu.
De temps en temps, d'un morceau de charbon qui se consume,
s'échappe un bruit sec, faible mais distinct qui marque la fin de sa vie
minérale. Le charbon n'est plus qu'un point de feu tiède emmitouflé dans
une carapace épaisse et blanchâtre de cendre. M. Ấm, en lissant d'une
main ses cheveux blancs, tient de l'autre un long éclat de bambou pour
remuer la cendre contenue dans le fourneau comme pour prendre des
nouvelles de l'agonie de ces êtres inanimés. Puis il ajoute au fourneau
quelques morceaux de charbon de bambou qui ne crépite pas comme le
charbon de bois. De l'intérieur de la bouilloire chauffée depuis
longtemps, s'échappe bientôt un soupir de la masse liquide qui va
changer d'état : c'est l'eau qui élève sa voix pour qu'on s'occupe d'elle.
M. Ấm aussi pousse un assoupir de soulagement, comme s'il rencontrait
enfin un ami après de longues minutes d'attente.
Avec soin il soulève le morceau d'étoffe rouge qui recouvre le plateau
à thé en bois précieux reposanr sur quatre pieds en forme de genoux.
Très légèrement et posément, il prend le plat qui contient la grande tasse
et les petites tasses, et les met à côté du plateau. Quand vient le tour de
la théière, il y met beaucoup plus de temps. Il contemple avec
Dương Đình Khuê
Anthologie. 289
ravissement la théière toute rouge et toute lisse. Elle a la forme d'une
figue, et l'artisan chinois qui l'a façonnée avant de l'introduire dans le
four devait être un véritable artiste. M. Ấm promène plusieurs fois la
paume de sa main sur la théière pour essayer d'y déceler quelque ride,
puis constate avec entière satisfaction qu'elle est absolument lisse.
L'eau a bouilli depuis quelque temps. Mais l'habitude oblige
toujours M. Ấm à en verser quelques gouttes sur le sol pour s'assurer
qu'elle est bien bouillante. Dans les derniers jours qui lui restent à vivre,
ce qui effraie le plus ce vieillard est de commencer la journée avec un
thé mal préparé à l'aube. De la hauteur du lit de camp, un jet d'eau
bouillante frappe violemment le sol avec un bruit sourd.
Sur le fourneau inemployé, M. Ấm s'empresse de mettre une
bouilloire en forme de cigogne qui s'envole. Les vrais buveurs de thé
comme M. Ấm emploient toujours au moins deux bouilloires. A peine la
première est-elle ôtée du fourneau que la seconde y est mise. Et les deux
bouilloires continuent à se remplacer l'une de l'autre sur le fourneau
ardent, car la séance de thé se poursuit durant toute la journée. De la
sorte, on a toujours à sa disposition de l'eau bouillante nécessaire à la
préparation d'une nouvelle tournée de thé savoureux.
Mais il est bien rare que M. Ấm boive du thé d'une manière aussi
brutale. Pour lui, deux petites tasses suffisent. Mais à la préparation de
ces deux tasses il consacre infiniment de soin. Jamais il n'ose se montrer
négligent dans ce plaisir sobre et délicat. Qu'il prépare du thé pour lui-
même ou pour ses hôtes, il y met toujours un soin extrême. Et ce soin
devient un véritable rite, si l'on veut bien reconnaître dans une tasse de
bon thé un arôme mêlé d'un peu de philosophie et de psychologie.
Chaque fois qu'il a été obligé de servir du thé à des gens qui l'ont bu
grossièrement, M. Ấm ne manque pas de confier à ses quelques amis
lettrés :
- "Peut-être devrai-je acheter quelques grandes tasses à thé de
frabrication française à l'intention de ces messieurs les fonctionnaires
du Protectorat, et me suffira-t-il de leur faire du thé avec de l'eau
chaude contenue dans une bouteille thermos. Vous n'avez qu'à
remarquer qu'un service à thé comprend seulement quatre petites tasses,
et vous saisirez tout de suite que le plaisir de boire du thé ne peut pas
être un plaisir bruyant. Les relations de camaderie au temps jadis
étaient plus sereines qu'à l'heure actuelle. Seuls les gens délicats ayant
Dương Đình Khuê
Anthologie. 290
l'âme pure peuvent se réunir autour d'une théière. Et l'hôte doit lui-
même préparer le thé et le servir à ses invités, sans recourir à l'aide de
personne, pour montrer son respect sincère envers ceux-ci.
Je me rappelle que dans mon enfance, étant élève de M. le Directeur
j'avais l'honneur de me lever chaque matin de bonne heure pour lui
servir le thé, avant qu'il nous fit son cours. Plusieurs de mes camarades
se sont montrés jaloux de moi et ont demandé à M. le Directeur de nous
enrôler à tour de rôle au service du thé, pour que tous nous puissions
jouir de l'honneur de l'approcher et apprendre ses vertus par l'exemple.
Mais M. le Directeur sourit :
"Je vous remerçie, mes enfants, pour votre bonne volonté. Mais ne vous
fâchez pas de ce que je vais vous dire : Vous ne savez pas préparer le
thé comme je l'entend gardez donc tout votre temps à vous pour
travailler. Si je confie à Đạm (c'est mon second nom, le premier Đởm
s'étant révélé un interdit) 1 le soin de préparer le thé, c'est seulement
parce qu'il s'en acquitte bien, et non parce que je l'aime plus que vous
autres ".

Maintenant encore, chaque matin que je bois le thé solitairement, je me


rappelle toujours parfaitement la voix de M. le Directeur déclamant des
vers. Dès son réveil, il récitait quelques poèmes, d'une voix sonore et
limpide. Il afectionnait particulièrement ces vers :
Bán dạ tam bôi tửu, etc.
Un matin, le voyant de bonne humeur, je lui ai demandé la permission
de lui soumettre la traduction suivante :
Quelques tasses de thé le matin,
Et trois verres d'alcool à minuit.
Si ce régime peut être suivi chaque jour,
Le médecin ne viendra pas chez nous.

Ce matin, M. Ấm déclame aussi des vers. Il croit fermement que dès


le réveil, déclamer des vers dans la sénérité de l'aube constitue une
gymnastique merveilleuse pour ceux qui vivent d'une intérieure intense.

1
L’Empereur Minh Mạng (1820-1840) s’appelait en effet Đởm
Dương Đình Khuê
Anthologie. 291
Car ce faisant, on peut rejeter au dehors le fluide lourd et trouble de
l'organisme pour assimiler le fluide frais et léger de la nature aux
premières heures du jour. Telle était la conception de l'hygiène au temps
jadis, et nos pères buvaient le thé pour se maintenir en bonne santé. M.
Ấm profite également de cette heure matinale où il boit son premier thé
du jour pour s'interroger sur ses défauts et s'en corriger ; il applique le
précepte enseigné par le Maître Tăng Tử : Quotidiennement, je
m'examine introspectivement trois fois".
Maintenant, toute la maisonnée s'est réveillée bruyamment M. Ấm
commence aussi à tousser. Il semble qu'il s'est jusque là efforcé de
contenir sa toux pour ne pas troubler le silence de la minute mystérieuse
où la nuit et le jour s'interfèrent.
Doucement son fils ainé vient demander des nouvelles de sa santé, et
s'asseoir sur le bord du vieux lit de camp. Il prend l'éventail, déplace le
fourneau en un coin plus dégagé, et évente avec force pour faire
s'envoler toute la cendre.
- J'ai fini de boire, dit M. Ấm . Si tu veux boire, ajoute de l'eau
bouillante ; le thé conserve encore beaucoup d'ârome.
Ce sont là paroles superflues, car chaque matin, le père et le fils se
lèvent toujours de très bonne heure pour boire du thé. Le premier, le
père en absorbe deux tasses ; le fils ainé boit en seconde, au maximum
trois tasses. Ce matin, comme d'habitude, M. Ấm dit à son fils de
prendre le recueil des Anciens Poèmes pour déclamer la "Chanson du
thé " de Lư Đồng. Le récital est magnifiquement réussi. Le rythme de ce
vieux poème est d'une extrême complication, mais le fils de M. Ấm
réussit à le dominer parfaitement. Il se joue des enjambements, et sa
voix reste claire, et son souffle reste soutenu. A voir ce père et ce fils à
cette heure du thé matinal, on croirait voir un Maître expliquant une
leçon à son élève. Après une conversation sur le thé, M. Ấm prend les
"Notes écrites pendant la pluie" et explique les passages où l'auteur - le
Recteur de l'Université Phạm đình Hổ - notait son expérience
personnelle sur l'usage du thé et en faisait l'éloge. Puis il se lamente sur
l'automne qui s'en va, laissant sur la mare les feuilles flétries de lotus.
- Mon enfant, dit-il, je crois que pour préparer le thé, rien ne vaut l'eau
condensée sur les feuilles de lotus. Chaque feuille ne contient que
quelques gouttes, et il faut en ramasser sur plusieurs feuilles pour avoir
de quoi remplir une théière. Quand j'étais jeune, j'étais souvent chargé
Dương Đình Khuê
Anthologie. 292
par M. le Directeur d'aller en barque sur la mare pour recueillir ces
gouttes d'eau argentée condensée sur les feuilles de lotus. Je trouve que
cette occupation était la chose la plus délicieuse dans ma vie d'étudiant
choyé par mon Maître comme si j'étais son fils.

Depuis quelque temps, M. Ấm a établi dans sa famille l'habitude de


boire du thé. Mais il fut un temps où plongé dans la misère il avait
enfermé son service à thé dans l'armoire, croyant qu'il n'aurait plus
jamais l'occasion de s'en servir. Heureusement, le Ciel s'est encore
montré favorable aux pauvres lettrés, et M. Ấm a eu récemment deux
récoltes successives abondantes.

- Mon enfant, va au chef-lieu acheter en réserve un peu de thé Lý Tú


Uyên. Nous allons en aromatiser quelques dizaines de bouteilles. Tu sais
que j'ai taillé cette année tout un panier de bulbes de narcisse que j'ai
achetés en commun avec M. Kép du hameau voisin. Dans quelques jours
seulement les boutons sortiront de leurs enveloppes. Nous emploierons
les fleurs composées à aromatiser le thé 1.
- Mon père, je crois qu'il est préférable de laisser au thé son arôme
propre. Grand-père maternel dit qu'il n'aromatise son thé avec aucune
espèce de fleur. Le thé ne doit être aromatisé, d'après lui, que lorsqu'il a
perdu son arôme propre, ou lorsque son huile s'est évaporée.
La lumière du jour devient plus vive. Un peu de soleil brille sur les
arbres qui perdent progressivementleurs dernières feuilles de l'année,
une à une.
Solennel dans son turban de crêpe enroulé avec relâchement, M. Ấm
s'en va maintenant, appuyé sur son bâton. Il se retourne vers son fils
occupé à essuyer le plateau à thé :
- Je vais chez M. Điều, puis nous irons ensemble au village voisin visiter
un vieux malade. En voilà un malade qui exige des quantités de ginseng
! Je rentrerai seulement vers le soir, car je devrai rester chez lui pour
torrifier les médicaments crus.

1
Le narcisse donne deux sortes de fleurs: les mâles et les femelles dénommées
selon la contexture de leurs sépales : hoa đơn (fleurs simples) et hoa kép (fleurs
composées). Les premières sont plus élégantes que les secondes, et partant plus
recherchées pour la décoration.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 293
-.-.-.-.-.-.-.-.-

Le texte que nous venons de lire, pareil à une estampe du bon vieux
temps, nous a montré, sinon la sensibilité aristocratique de Nguyễn Tuân
d'avant sa métamorphose marxiste, du moins sa profonde sympathie
pour les choses du passé, d'un passé pourtant bien féodal, bien
réactionnaire !
Mais le passage qui va suivre annonce déjà le révolutionnaire : il
relate les funérailles du célèbre écrivain Vũ Trọng Phụng dont nous
avons parlé plus haut, ou plutôt les impressions éprouvées par les
écrivains devant la mort de leur malheureux confrère. Sous le masque
d'un cynisme railleur, on y sent vibrer une sincère compassion pout l'art
qui vient de disparaître, et une plus profonde compassion pour la gent
écrivasseière dans son ensemble, opprimée par les Pouvoirs publics,
incomprise de la population, mais dressant fièrement sa misère au nez de
la bourgeoisie stupide.

Một đêm họp mặt đưa ma Phụng

Une réunion nocturne, la veille des obsèques


de Vũ Trọng Phụng

J'entre dans l'imprimerie où est édité le journal L'Abeille, et demande


à un homme démesurément gros qui est en train d'écrire :
- Ce coup de téléphone précipité ? Qu'est-ce que tu me veux ?
Tam Lang - l'homme gros - me dit de m'asseoir en attendant que les
amis aient fini de corriger les épreuves en bas. Certainement, me dis-je,
on va se réunir pour désigner celui d'entre nous qui sera chargé de
prononcer demain l'oraison funèbre de Vũ Trọng Phụng. Tout en tirant
une dernière bouffée de ma pipe près de s'éteindre, je pense à notre
camarade qui vient de se coucher pour la dernière fois, et aussi à la
mort des artistes. Je pense à une feuille jaune qui vient de tomber au
début de cette année, dans l'allée solitaire de la forêt littéraire de
l'Annam. Au début de l'année, Tản Đà est mort. Et cette feuille jaune n'a
pas eu le temps de pourri que l'automne fauche déjà une feuille verte
pour la jeter à terre. On n'a pas fini de se consoler de la perte village

Dương Đình Khuê


Anthologie. 294
littéraire annamite, qui n'est déjà pas si peuplé, se dépeuple encore
lugubrement.
A l'heure où il va se fermer, le marché de la Route de Huế, en ce
soir d'automne finissant, fait naître une insurmontable lassitude dans le
coeur de ceux qui ont une certaine vie introspective. Le dernier rayon du
soleil s'est éteint. Le vent d'Ouest envoie dans la fenêtre de la salle de
rédaction de l'Abeille une feuille jaune aux bords enroulés.
Tam Lang serre ses papiers dans une armoire et, d'un ton où ne se
trahit ni joie ni tritesse, me dit :
- Tout à l'heure nous traverserons le fleuve. Allons diner maintenant.
- Au delà du Rhin ?
- Oui.
Cela veut dire que ce soir, pour tenir une réunion à propos de la
mort de Vũ Trọng Phụng, nous irons à l'autre rive du fleuve, chez les
chanteuses. Au delà du Rhin, c'est une expression que nous employons
habituellement pour nous inviter à traverser le fleuve Rouge et passer la
nuit blanche à Thượng Cát. Notre Rhin à nous, c'est le Fleuve Rouge. Et
derrière ce Rhin, il y a des maisons de chanteuses, pas très propre ni
très éclairées. Mais nous autres, nous n'avons besoin ni de maisons
vastes et bien éclairées, ni de chanteuses belles et bonnes musiciennes.
Ce soir, nous n'avons besoin que d'un endroit où passer ensemble toute
la nuit, pour retraverser demain matin le pont et suivre le corbillard de
l'un des nôtres mort prématurément. A voir celui-ci, qui est de notre âge
et de notre profession, mourir si tôt, nous sentons que la vie est
excessivement brève et que nous devons nous rapprocher les uns des
autres pour avoir moins froid. Ceux qui vivent de la plume ne sont pas
tellement nombreux dans notre pays ; chaque fois que l'un de nous
succombe, nous devons serrer les rangs pour qu'ils paraissent moins
clairsemés. En ces tristes minutes, nous plaignons le mort, mais nous
nous plaignons aussi. Ô vous qui vivez pour la Morale, qui vivez dans la
Morale, jamais je ne vous demanderai de ne pas nous mépriser pour
oser danser autour d'un corbillard pas encore fermé ! C'est peut-être
parce que le bruit des coups de maillet clouant le corbillard résonne
lugubrement dans notre coeur à nous qui vivons une vie déréglée,
incertaine et moralement solitaire, que nous nous décidons à traverser
le fleuve cette nuit pour nous enivrer d'alcool et de musique, et danser
démentiellement autour d'un cadavre. C'est ainsi qu'à la veille de la
Dương Đình Khuê
Anthologie. 295
guerre on s'efforce de vivre à toute vitesse. Qui sait si demain il ne
restera plus rien ? Si nous pouvions évoquer l'âme de Vũ Trọng Phụng
pour lui demander son avis, je suis sur qu'il nous approuverait.
Notre malheureux ami est donc mort. Demain, obsèques de bonne
heure. En reçevant cette triste nouvelle, nous chantons et nous fumons
de l'opium. Est-ce assez désolant ? Je voudrais demander à tous les amis
de Phụng, à nous ceux qui pour servir l'Art vivent des 55 jours
désespérément monotones, si un seul d'entre eux consentirait à dormir
seul cette nuit chez lui ?
Cette nuit, sur l'autre rive du fleuve, la maison des chanteuses est
froide comme une tombe. Les chanteuses paraissent efflanquées comme
des perches : la misère leur a allongé la taille. La lampe d'huile
d'arachide prend l'apparence d'une lampe posée sur l'autel des morts. Et
le guitariste, décharné comme un arbre desséché, se transforme en
musicien jouant un air funèbre à l'heure où le riz est offert en sacrifice
aux défunts. Quant à nous, nous rions démentiellement comme
l'équipage d'un sous-marin en perdition qui se serait enfoncé au fond de
l'océan.
C'est en cette heure que nous pensons le plus à toi, ô Phụng ! Hélas !
Quelqu'un parle. Un autre fume. Un troisième ne fait rien. Deux se
tournent vers le mur, rient et soupirent avec leurs ombres imprimées sur
le mur tacheté de sang de punaises et de cadavres desséchés de
moustiques. Je tape sur le tambourin jusqu'à briser deux baguettes. Je
m'applique à taper convenablement, mais ne réussis qu'à faire rendre au
tambourin un son funèbre. De même le cliquetis des castagnettes agitées
par la chanteuse me parait être celui qui scande la mise à terre de la
bière.
Aussi légèrement vêtus que les chanteuses, nous sentons le froid de
la nuit d’automne s’infiltrer à travers nos minces chemises jusqu’à notre
coeur. Nos chemises, il faut encore en prendre soin pour qu’elles
n’apparaissent pas fripées le lendemain, quand nous conduirons Phụng
à sa dernière demeure. “Soyons beaux autour du cadavre d’un être
cher”.
La nuit est très froide. Et nos hôtesses sont tellement pauvres
qu’elles n’ont pas de couvertures. Pour avoir chaud au ventre, nous
fumons sans répit comme des soldats français. Et nous nous serrons les
uns contre les autres. Quelqu’un s’écrie que nous serons tous malades le
Dương Đình Khuê
Anthologie. 296
lendemain. La triple fumée - de l’opium, des cigarettes et de la pipe à
eau - a déjà un goût amer et l’arôme dénaturé à force d’être compacte.
Maintenant, dans la tristesse poignante de la nuit passée chez les
chanteuses, nous commençons à parler de Vũ Trọng Phụng. Et chaque
fois que nous parlons de lui, nous devons ajouter : de son vivant, quand
il était en vie . . .
- Savez-vous que beaucoup de gens en veulent férocement à Phụng ? Ils
se reconnaissent dans les traits de M. le Représentant du peuple Hách,
et de Xuân aux cheveux roux.1
- N'est-il pas inimaginable que Phụng jouât divinement de la mandoline.
Mais oui, il faisait rendre à certaines notes un son charmant et extra-
ordinairement langoureux.
- Le plus terrible est qu'il aimait à faire des vers. Imaginez un peu la
réaction du public connaisseur qui lirait les poèmes de Phụng !
Nous éclatons tous de rire.
- C'est comme si M. Minh Viên Huỳnh Thúc Kháng 2 écrivait des contes
- Et comme si M. Phan Bội Châu2 tenait la rubrique "Ciné et théâtre
pour un hebdomadaire !
Nos rires recommencent bruyamment.
- Phụng avait ceci de bon : lorsqu'il se chargeait de fournir des articles
à quelque journal, jamais il n'oubliait de payer ses collaborateurs. Dans
notre métier d'hommes de lettres, certains individus s'offrent à vendre
pour des amis des livres ou des articles, mais ils empochent les droits
d'auteur sans en rien donner à leurs victimes. Sous cet angle, Phụng
était vraiment un honnête homme.
- Oui, en matière financière, Phụng était extrêmement probe, jusqu'à
devenir méticuleux comme un fonctionnaire. Ainsi, en ce qui concernait
les rapports sociaux, il accordait une importance particulière aux fêtes
et aux décès. Il consignait soigneusement sur un capelin que dans tel
deuil, un tel lui apportait en offrande mille taels d'or votif et un paquet
de baguettes d'encens, que dans telle réjouissance un tel lui offrait une
bouteille de vin. Et, quand l'occasion s'en présentait, il offrait à celui-là

1
Vilains personnages du roman Giông tố (Orages) et Số đỏ (Né sous une bonne
étoile).
2
Deux grands révolutionnaires, sévères lettrés, dont l’œuvre littéraire était
empreinte de la plus grande austérité.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 297
les mêmes présents qu'il en avait reçus. Connaissait-il quelqu'un, même
très super-ficiellement, il était le premier à venir le voir à l'hôpital si
celui-ci tombait malade.
- Qu'avez-vous à y redire ? Phụng était un brave homme. Beaucoup de
ses lecteurs se sont mépris sur son compte. Ils croyaient que Phụng était
un homme dangereux, un méchant coeur. L'erreur provient de ce que
Phụng a eu le tort de remplir ses œuvres de pourritures et de déchets de
la société.
- Il n'était pas le seul écrivain à être ainsi méconnu.
- Qui d'entre nous ici était le plus en relations avec Phụng ? il doit
reconnaître que Phụng avait une maman admirable. A bonne mère, fils
pieux. A sa dernière maladie, alité pendant de longs jours, Phụng
voulait se lever pour écrire, et sa maman a eu beaucoup de difficultés à
l'empêcher. Et elle veillait toutes les nuits pour l'éventer.
- Phụng est mort jeune. Ce que je déplore le plus en lui, c'est qu'il était
d'esprit trop terre à terre. Durant toute sa vie, il n'a caressé aucun rêve,
aucun idéal qui l'aidât à s'émanciper des misères de ce monde. Il
agissait trop d'après sa raison. En aucune minute il n'a osé se laisser
aller à une quelconque folie.
Je me suis étendu près du plateau à opium, et j'ai laissé brûler une
boulette de drogue. C'est que je me rappelle avoir acheté un tableau sur
soie dans une exposition de peinture l'hiver dernier. En achetant ce
tableau, j'ai du m'abtenir de m'offrir un nouveau costume, bien que
l'hiver fut déjà très avancé. Phụng est venu me voir ; il contempla
ironiquement mon tableau et m'injuria avec hémémence : " Tu es un fou
; je ne pourrais jamais commettre une telle folie". J'ai empoché sa
semonce sans lui répondre. Mais à partir de ce moment là, jamais je ne
lui ai plus raconté mes autres "folies".
Il était resté raisonnable durant toute sa vie. Raisonnable dans ses
rapports avec les autres, raisonnable dans son habillement, dans sa
nourriture. A propos de nourriture, je ne puis m'empêcher de sourire à
l'évocation du souvenir suivant : Depuis que nous étions liés d'amitié,
jamais je n'ai vu Phụng s'aventurer à goûter d'un mets nouveau. Du
"Phở rissolé il revenait invariablement au soja frit et au vermicelle cuit
à petit feu ou accompagné de hachis grillé. Même s'il avait en poche
plusieurs centaines de piastres, il ne voudrait manger que de ces plats,
et obligerait ses amis à faire de même.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 298
Je me rappelle une fois où nous étions réunis avec le poète Tản Đà. En
l'honneur de cet hôte de marque, Phụng alla acheter deux paquets de
nougats d'arachides parfumés à la vanille. Il les rapporta à la fumerie et
les présenta au vieux poète :
- Veillez goûter à ces nougats d'arachides.
- Qu'est-ce que vous dites ?
- Des nougats d'arachides à la vanille. A la fois croquants et parfumés.
- Des nougat d'arachides ! Ça ne vaut rien.
Ce jour là, le vieux poète perdit le peu de sympathie que Vũ Trọng
Phụng lui avait conservée. Déjà, avec son caractère pratique de
reporter Phụng n'avait pu supporter les manières encombrantes de Tản
Đà. Ces deux hommes sont maintenant morts, ont rendu leur dernier
soupir au même quartier du Pont Neuf, l'un au numéro 71, l'autre au
numéro 73, et reposent tous les deux dans le même cimetière. Dans l'Au
Delà où ils se rencontrent maintenant, ils ne pourront s'éviter des
froissements s'ils ne savent se supporter en pensant à la désolation du
destin commun aux gens de talent.
Dans la vie raisonnable de Phụng, j'ai remarqué quelque chose
d'infiniment émouvant ; ce sont ses fournitures de bureau. L'encre dont
il se servait était une encre violette, diluée, fanée, une couleur morte. Le
papier était toujours du papier réglé à six sous la main. Un papier
quelconque, sans particularité distinctive, et pouvant convenir à tout le
monde. Sa plume favorite était l'Incomparable, à un sou les trois.
Papier, plume et encre étaient ceux des écoliers, de la plus simple
facture. Et pourtant, les mots qui ont été écrits avec cette plume et cette
encre sur ce papier n'étaient point du tout banaux. A nous qui mettons
de la coquetterie à employer des fournitures de bureau recherchées, ce
petit détail de la vie d'écrivain de Phụng ne doit-il pas nous donner
matière à réflexion ?
Phụng était aussi raisonnable en ce qui conçernait ses ambitions
d'avenir :
" Je souhaite seulement d'avoir toujours une bonmne table chargée de
mets et un bon plateau chargé d'opium, chaque fois que vous venez me
voir ". C'est ce que nous disait Phụng le soir de la fête de la Mi-Automne
de cette année, quand il était encore à la rue des Changeurs, deux jours
avant sont déménagement dans le quartier du Pont Neuf. En ce temps là,
Phụng savait ses poumons gravement atteints et, sur le conseil de son
Dương Đình Khuê
Anthologie. 299
médecin, avait installé chez lui un service d'opium. En admettant que
c'était honteux pour un jeune homme d'être opiomane, Phụng acceptait
cette honte pour essayer de reculer la date de son départ. Départ pour
la mort. Lèpre, tuberculose, hydropisis, paralysie, quatre maladies
incurables ! et Phụng était atteint de l'une d'elles. Mon ami le lettré Ngô
Tất Tố, reçu premier au concours littéraire provincial, m'a d'ailleurs
confié que Phụng ne survivrait peut-être pas au delà de cet hiver.
L'hiver n'est pas venu. On est seulement en automne, et déjà la feuille
verte s'est détachée de la forêt - une forêt littéraire qui manque encore
d'arbres séculaires bien solides.
Je suis satisfait de ce que pendant les derniers jours de Phụng je n'ai
pas craint de manger, boire et fumer avec ce tuberculeux qui s'apprêtait
pour le grand départ. Il riait comme pour me dire : " Toi qui aimes tant
la vie et qui redoutes tant la vieillesse et la mort, tu oses considérer
comme négligeables les microbes tuberculeux que je projette ?" Si je
n'ai observé aucune précaution en ces jours là, c'est parce que je ne
voulais pas inquiéter ce moribond dont les jours étaient comptés. Et
puis, n'avais-je pas déjà dans mon corps quantité de microbes ? Que
ceux de Phụng vinssent s'y ajouter, qu'est-ce que cela pouvait me faire ?
La mort prématurée de Phụng me donne l'idée de supputer
mentalement quels sont, parmi les jeunes écrivains, ceux qui sont
exposés au même sort. Thế Lữ, Tchya, Lưu Trọng Lư, Lan Khai, Đoàn
Phú Tứ, Thạch Lam, Nhất Linh, Khái Hưng réunissent toutes les
conditions requises pour prendre le grand départ. Leur poitrine à eux
tous est aussi aplatie qu'une montre Oméga vue de profil. Ces jeunes
gens, s'ils doivent être mis en terre, ne devront pas peser bien lourd. Ne
croyez pas que j'aie la méchanceté d'appeler sur eux la malédiction
divine. Au contraire. Je les plains sincèrement.
Constatant combien leur consttution est fragile, j'ai commis
l'imprudence d'affirmer orgueilleusement qu'avec ma solide santé je puis
faire le jour de la nuit, et que je pourrai résister très longtemps à
l'usure. Mais l'un d'entre eux m'a pulvérisé cette confiance en citant
l'exemple de Đinh Huy Hạo, un homme de lettres possédant à la fois
santé et force, qui a même écrit l'ouvrage "Pour faire une bonne race".
- Parmi nous, qui peut se vanter d'être aussi vigoureux que Đinh Huy
Hạo ? Et poutant, il est mort après seulement un jour de maladie.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 300
La tristesse m'envahit, et je sombre dans le sommeil. Puis, au petit
matin, comme une lampe qui jette un dernier éclat avant de s'éteindre,
nous surmontons notre lassitude pour nous lever et causer du triste
évènement. L'opium a brisé notre voix qui devient sourde.
- Phụng sera plus regretté que Tản Đà. La mort d'un jeune homme
recueille toujours plus de larmes que celle d'un vieillard.
- Phụng pourrait léguer à notre littéraire beaucoup de chefs d'œuvre
encore. Pourquoi faut-il qu'il meure, alors que tant de gens sans talent
continuent imperturbablement à vivre comme pour nous exaspérer ?
- Moi, je pense que les artistes doivent mourir jeunes, si nous pouvons
choisir l'heure de notre mort. Le talent et la beauté n'ont qu'un temps.
Est-ce que le ver-à-soie peut éternellement fabriquer une soie brillante ?
Vivre trop longtemps est parfois imprudent. Cela prouve seulement que
notre peau est trop coriace pour être entamée par les microbes. Qui peut
supporter une Tây Thi1 aux cheveux blanc et à la peau d'écaille ? Un
homme de guerre qui refuge de tomber à des millions de lieues de son
village natal, le corps enveloppé dans une peau de cheval, pour mourir
de vieillesse dans le lit de sa femme, quoi de plus stupide ?
Toute la nuit, nous discutons sur l'urgence de créer une Amicale des
Ecrivains. Et vers cinq heure du dimanche 15 Octobre 1939, nous
rentrons à pied de Thượng Cát à Hanoi. La brume de ce matin
d'automne fait penser aux matins où nous allions à la chasse aux
sarcelles. En traversant les neufs travées du pont Doumer surplombant
un fleuve glacial, nous sentons la faim mordre nos entrailles.
- Trop matinal, cet enterrement. A sept heures. Pour traverser ce pont
et atteindre l'autre rive, il nous faut au moins 45 minutes. Puis il nous
faudra nous rendre à la station de tramways du Petit Lac. Puis de là au
Pont Neuf. Nous n'aurons que le temps tout juste. Allons ! un peu plus
vite, mes amis !
- Allons d'abord prendre une soupe pour nous réchauffer.
- D'accord. Ne conservons que le prix de six tickets de tramways, et
dépensons tout le reste. Avons-nous une piastre ?

Le jour n'est pas encore levé. Rue des Radeaux. Nous envahissons une
auberge encore vide de clients. Potage de sang frais, saucisses farcies

1
Célèbre beauté vivant au temps des Royaumes Combattants.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 301
de lard, boyau. Et soupe fumante. Nous l'avalons gloutonnement, pareils
aux nombreux enfants d'une famille pauvre qui avalent de la soupe de
légumes en guise d'aliments plus substantiels. Ayant beaucoup
d'imagination, je pense aussitôt aux reporters de journeaux, réunis un
de ces froids matins à une auberge de la Porte du Sud pour aller assister
à une exécution capitale dans les années 1930, 1931. Jamais encore je
n'ai trouvé un petit déjeuner aussi émouvant que celui de ce matin. Car
ce matin, en avalant de la soupe bouillante tout autour du bol comme un
débiteur qui paie graduellement ses dettes, je songe avec tristesse au
mort, et avec pitié à ceux qui restent encore en vie.
Le cortège funèbre est parti depuis quelques minutes.
J'ai déjà écrit un reportage sur les fumeries d'opium. C'était Phụng qui
m'avait conseillé d'écrire "Quand la lampe d'huile d 'arrachide est près
de s'éteindre" pour un hebdomadaire. Lorsque j'eus recueilli tous ces
articles pour les réunir en un livre, j'écrivis sur la première page : "A
qui dédicacerai-je ce reportage ?" pour me railler moi-même et railler
ceux de mes amis qui ont eu le malheur de faire connaissance avec la
maudite drogue.
En marchant derrière le corbillard et en pensant à l'ami disparu,
j'ai modifié cette satirique dédicace en une pieuse pensée : " Avec
respect, sincérité et regrets, aux mânes de Vũ Trọng Phụng ".

Dương Đình Khuê


Anthologie. 302

CHAPITRE VIII .
LE THÉÂTRE

D'après la tradition, le théâtre aurait été introduit au Vietnam par des


Chinois faits prisonniers sous la dynastie des Trần. C'était le Hát tuồng
ou Hát bội, qui jouait surtout des pièces tirées de l'Histoire de Chine, et
plus rarement de l'Histoire nationale. Pas de décors ; le jeu des acteurs
était stylisé minutieusement, chaque geste symbolisant une action, et
chaque maquillage représentant un type d'individu bien arrêté : le
général valeureux, le fidèle conseiller, le courtisan déloyal, etc. Les
paroles étaient ponctuées par des coups de tam-tam, et soutenues par de
la musique ; elles étaient en effet composées sur les airs très divers (vỉa,
nói sử, tẩu mã. . . )

Plus tard, à une époque indéterminée, apparut Hát chèo, qui diffère
du Hát tuồng par plusieurs points :

1. Tandis que celui-ci représente surtout, comme nous l'avons dit, des
pièces tirées de l'Histoire, par conséquent des tragédies, le Hát chèo
représente de préférence des comédies satiriques pour bafouer la sottise,
la vanité, l'avarice, etc.

2. Le Hát tuồng est très littéraire, et ses pièces sont pleines de citations
chinoises, difficilement compréhensibles. Au contraire, le Hát chèo est
plus accessible au public non lettré.

3. Les airs sur lesquels sont composées les paroles du Hát tuồng sont des
airs de musique importés de Chine et légèrement modifiés ; le Hát chèo
fait de préférence appel aux airs de musique pris dans l'héritage musical
national (bồng mạc, sa mạc, etc.)

A part ces différences, le Hát tuồng et le Hát chèo ont en commun un


air archaïque avec leur absence de décors, leur jeu stylisé, et aussi la
pauvreté de leur répertoire. La connaissance du théâtre français au début
Dương Đình Khuê
Anthologie. 303
de ce siècle fut pour notre peuple une révélation. De grands écrivains
comme Phạm Quỳnh et Nguyễn Văn Vĩnh ont même traduit des pièces
de Corneille et de Molière, et quelques tentatives ont été faites pour
porter sur la scène Le Bourgeois gentilhomme et l’Avare. Elles ont
connu un succès flatteur, mais peu durable, parce que notre peuple est
par essence mélomane et n'apprécie que le théâtre chanté en musique. Et
puis, faut-il le dire ? l'éducation du public Viêtnamien en matière de
théâtre reste beaucoup à faire. Même jusqu'à l'heure actuelle, notre
public n'apprécie dans le théâtre que la voix et le jeu de physionomie des
acteurs ; quant à l'œuvre littéraire proprement dite, c'est le moindre de
ses soucis.

Un compromis s'est donc établit dans les années 1920-1930 entre le


théâtre ancien et le théâtre moderne pour donner naissance à ce bâtard
qui s'appelle le théâtre réformé (Hát cải lương) où s'allient la comédie et
la tragédie, les anciens costumes et maquillage avec les modernes
décors, et surtout où s'allient l'œuvre littéraire de l'auteur et la musique
des compositeurs occasionnels. Parfois même, le texte de la pièce est
légèrement modifié pour s'adapter à l'improvisation musicale des
acteurs. Inutile d'ajouter que les écrivains qui se respectaient n'osaient
pas s'y aventurer, et la scène continuait à être dominée par des auteurs
primaires qui remportaient des succès fous en faisant une salade russe
des romans chinois de chevalerie avec les aventures du Far West
américain en passant par les cocasseries des légendes hindoues.

Nous observerons la même réserve, et ne parlerons ici que des


pièces de théâtre dignes de ce nom, trop rares, hélas, parce qu'elles ne
trouvaient guère de directeur de théâtre qui consentât à les monter sur
scène, ou, si cette chance leur échut, elles furent vite abandonnée après
deux ou trois représentations, faute de spectateurs.

Le précurseur dans cette voie fut incontestablement Vũ Đình Long


avec deux pièces qui ont fait sensation à l'époque :

Chén thuốc độc (La tasse de poison), 1921


Tòa án lương tâm (Le tribunal de la conscience), 1923.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 304
Mais l'œuvre de Vũ Đình Long était encore dans l'enfance de l'art
dramatique.

Un autre auteur, beaucoup plus jeune, Đoàn Phú Tứ, a composé une
série de petites comédies romanesques :

Những bức thư tình (Les lettres d'amour), 1937


Mơ hoa (Un rêve enchanté), 1941.

Elles sont très intéressantes à lire comme les comédies de Musset dont
elles s'inspirent d'ailleurs visiblement. Mais justement à cause de cela,
elles paraissent plutôt étrangères au génie de notre race.

Très en vogue dans la période pré-revolutionnaire était Vi Huyền


Đắc avec ses deux pièces satiriques : Kim tiền (l'Argent) et Ông Ký cóp
(Monsieur le Secrétaire Cóp), toutes deux parues en 1938, encore qu'on
n'y discerne pas une bien grande pénétrante psychologie.

Khái Hưng le romancier nous a donné aussi quelques fines comédies


réunis dans un recueil intitulé Tục Lụy (Servitudes de ce monde
grossier), où nous retrouvons sa délicate sensibilité que nous avons tant
admirée dans ses romans et nouvelles.

Enfin, le poète Thao Thao nous donna en 1943 un véritable chef


d'œuvre épique, une tragédie en vers intitulé Quán biên thùy (L'auberge
sise sur la frontière). Si la poésie lyrique est monnaie courante chez
nous, il n'en est pas malheureusement de même pour la poésie épique.
Quán biên thùy a comblé heureusement cette lacune.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 305
VI HUYỀN ĐẮC

Ci-dessous nous donnons quelques extraits de la pièce Kim Tiền


(L'argent).

Voici d'abord la scène d'introduction : Trần Thiết Chung, un écrivain


qui méprise l'argent, est en train de travailler à une grande encyclopédie.
Cependant sa femme, qui n'a plus le sou, est rentrée vainement de sa
tournée des libraires.

Mme Chung - Chéri ! (Comme son mari continue à travailler sans lui
répondre, elle appelle de nouveau) Hé ! mon cher !
M. Chung (s'arrêtant de travailler et redressant sa tête) - Hé ! c'est vous
? Vous êtes de retour ? Alors ?
Mme Chung (essuyant la sueur de son visage avec un pan de sa robe) -
Je n'ai rien obtenu. J'ai couru partout, mais pas un sou rapporté.
M. Chung (posant son porte-plume sur la table, et se retournant
complètement vers sa femme) - Et la maison Đông Ký, l'avez-vous. . . . .
Mme Chung (s'asseyant sur le bord du lit de camp) - Je l'ai visitée aussi,
mais ca n'a rien donné non plus. Ils ne veulent pas nous faire de la
peine, mais ils me font connaître que la vente des livres n'est
comptabilisée que périodiquement, et que nous ne pouvons pas à chaque
instant leur en demander le paiement.
M. Chung (claquant des lèvres et soupirant) - Alors pourquoi ne leur
avez-vous pas dit la vérité ? Peut-être . . . .
Mme. Chung- Puisqu'ils sont décidés à ne pas nous faire d'avances, à
quoi bon insister ? Cela ne ferait que rendre plus pénible ma démarche.
M. Chung (souriant légèrement, et tapant sur l'épaule de sa femme)- Je
vous plains infiniment. Mais reprenez confiance. Nous leur avons confié
des livres à vendre ; maintenant nous avons besoin d'argent, il est donc
naturel que nous leur réclamions le paiement. Nous ne mendions pas,
n'est-ce pas ? Pourquoi trouvez-vous cela pénible?
Mme. Chung- Bien sûr, mais tout de même ! (Elle soupire). Qu'allons-
nous faire maintenant ? Aujourd'hui il ne reste plus rien à la maison : ni
riz ni argent, et je ne crois pas que nous puissions en emprunter quelque
part.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 306
M. Chung (la regardant en souriant, et déclamant en remuant en
cadence ses cuisses)
- Pourquoi la misère me poursuit-elle sans cesse ?
Moi seulement, ou bien d'autres gens encore ?
Comment espérer que l'argent nous sorte de la bouche ?
A peine est-il entre nos mains qu'il est épuisé !
(Après avoir récité les deux premiers vers, M. Chung se lève, et tout en
continuant à déclamer, il va à une petite table de bureau, y fouille et en
retire une liasse de papier qu'il remet à sa femme) - Ne vous inquiétez
pas, voici de l'argent . . . J'ai encore ce recueil de vers, que je me suis
promis d'éditer quand j'aurais de l'argent. La maison Văn Hoa m'a prié
maintes fois de lui en vendre les droits d'auteur . . Allons ! plus de
regrets, allez le lui porter, on vous donnera quelque argent, acceptez
quel qu'en soit le montant pour faire face à nos plus pressants besoins,
puis nous verrons.
Mme. Chung (d'abord hésitante, puis prenant le recueil de vers) - Mais
dites-moi au moins le prix approximatif. Nous ne pouvons pas les laisser
nous payer suivant leur estimation, d'autant plus que nous sommes dans
le besoin.
M. Chung (riant)- Combien, d'après vous ? Hi, Hi, un million, dix mille,
mille piastres, cent piastres, dix piastres, une piastre, un sou.
Mme. Chung- En voilà bien à vous ! Avec moi qui ai la mort dans l'âme,
vous continuez à plaisanter !
M. Chung - Mais je vous ai dit que la littérature est sans prix. Sans prix,
c'est-à-dire que même dix mille, un million de piastres ne pourraient
l'acheter. Sans prix, cela veut dire aussi qu'elle ne vaut pas un sou !
Mme. Chung (éclatant de rire) - Allons, je vous en prie, dites-moi un
chiffre pour que j'aille . . . .
M. Chung - Vous n'avez qu'à leur remettre ce recueil de vers. J'ai causé
du prix avec eux. Prenez ce qu'on vous donnera. . . .Allez, et bonne
chance !
Mme. Chung (froncant ses sourcils) - Vous gardez toujours ces manières
aristocratique ridicules ! Il n'est pas étonnant que . . . (Elle sort, et il la
poursuit du regard en souriant)

Dương Đình Khuê


Anthologie. 307
M. Chung est donc tombé dans l'extrême misère parce qu'il ne s'est
pas soucié de gagner de l'argent, parce qu'il s'est laissé voler par des
éditeurs et librairies peu scrupuleux. Heureusement un bon ami, M. Cự
Lợi, le sachant dans le besoin, spontanément vient le voir et lui offrir
30.000 piastres sous un ingénieux prétexte. Après avoir refusé, il finit
par accepter sur la prière de sa femme. Et son caractère, sa vie aussi
vont changer radicalement.

Une quinzaine d'années plus tard, M. Chung est devenu


multimillionnaire, grâce à son intelligence, à son labeur acharné, et
aussi à son absence de scrupules. Il exploite férocement les ouvriers qui
travaillent dans ses mines. Il a épousé une seconde , puis une troisième
femme. Son ancien ami et bienfaiteur Cự Lợi, maintenant tombé dans la
misère, vient le supplier de lui venir en aide. Voici la scène qui montre à
quel point l'argent peut transformer les caractères.

M. Cự Lợi - Oui, au nom de notre ancienne amitié, je vous supplie de me


venir en aide dans mon infortune. Je vous en aurai dix fois plus
d'obligations qu'en aucune autre occasion.
M. Chung - Vous l'avez dit plusieurs fois, c'est assez. Je ne peux plus
vous aider. A plusieurs reprises, vous m'avez pris plus de cinquante
mille piastres au total, c'est-à-dire plus que la somme que vous me
prétiez autrefois. Mais ce surplus, je le considère comme des intérêts
que je devais vous payer. Ainsi, nous sommes quittes !
M. Cự Lợi - Oui, ce que vous décidez, il faut bien que j'y soucrive.
Comment oserais-je y reprendre ? Mais . . .
M. Chung - Mais non, même entre amis intimes, les questions d'intérêts
doivent être débattues franchement. Le sentiment et les affaires ne
doivent pas être mélangés.
M. Cự Lợi - Oui, vous avez parfaitement raison. Mais maintenant je
vous supplie de m'aider à votre tour ; dorénavant je ne vous
importunerai plus jamais.
M. Chung - Impossible ! Tel est mon caractère : quand j'ai décidé une
chose, il faut que j'agisse en conséquence. Je n'aime pas à revenir sur
mes paroles. L'avez-vous oublié ? Les précédentes fois, vous n'avions
qu'à m'écrire un mot, je vous envoyais tout de suite l'argent. Mais cette
fois-ci, c'est réellement impossible. N'insistez pas inutilement. Rentrez
Dương Đình Khuê
Anthologie. 308
chez vous et avisez quelque autre moyen. Quant à moi, je ne veux plus
vous aider.
M. Cự Lợi - (s'efforcant de dominer son indignation) - Oui, je comprend
vos manières présentes sont celles d'un Occidental ; quand vous dites
un, c'est un ; vous ne revenez jamais sur vos paroles. Mais daignez cette
fois-ci repenser à ma situation. Ce n'est pas une grosse somme que je
vous demande, quelques milliers de piastres seulement !
M.Chung - Même pas. Quelques milliers ou mille piastres, c'est tout
aussi impossible. Je vous l'ai dit, rentrez et cherchez autre chose.
M. Cự Lợi (laissant déborder ses larmes) - Pourquoi tant de dureté à
mon égard ? Je suis forcé de vous dire, au risque de paraitre indélicat . .
. (suppliant) Rappelez-vous, je vous en prie, que je suis venu autrefois à
votre aide avec quelle facilité !
M. Chung (le regard féroce) - Vous n'avez pas besoin de le rappeler, je
ne l'ai pas oublié. Mais vous devez aussi vous rappeler que je vous ai
remboursé capital et intérêts. Vous n'avez pas le droit de m'importuner
toujours. Je ne crois pas qu'il y ait beaucoup de gens qui se conduiraient
aussi convenablement que moi.
M. Cự Lợi - Non, non, de grâce, ne pensez pas que j'ose rappeler le
passé pour vous reprocher quoi que ce soit. Que les génies tutélaires qui
sont sur mes deux épaules en soient témoins ! Je pense seulement que
vous voilà riche à millions, et que quelques millierss de piastres ne
signifient rien pour vous.
M. Chung - Vous vous abusez étrangement. Quelque riche que je sois,
chaque somme doit recevoir sa destination ; je ne puis souffrir que le
désordre s'y mêle. C'est avec une telle conception de l'argent que vous
êtes tombé dans la misère. Pour moi, un million, mille piastres, ou un
sou, c'est toujours une somme d'argent. S'il faut dépenser dix mille
piastre dans une affaire, je les dépense. Mais là où c'est inutile, je ne
donnerai pas même un sou. Je vous ai payé ma dette ; je suis d'autre
part venu à votre aide comme vous m'avez aidé autrefois ; nous sommes
donc quittes. Vous ne pouvez vous réclamer de votre ancien service pour
me demander de l'argent continuellement. Tenez, je vous le dis
franchement : mon argent, il l'est pas à moi, il est à mes affaires. Si je
devais chercher à contenter tout le monde, comme vous paraissez le
penser, je serais bientôt ruiné.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 309
M. Cự Lợi - Oui, tout ce que vous dites est juste. Mais, de grâce, daignez
me secourir moi seul, et cette fois seulement. je vous jure que. . .
M. Chung (repoussant de ses bras) - Hé ! Les serments, à quoi cela sert
?
M.Cự Lợi- Mon respectable ami, je vous jure que la somme que vous
m'avez envoyée la dernière fois n'a pas duré longtemps, parce que la
malchance a voulu que je tombasse malade. Vous savez, quand on est
malade, on n'a pas l'esprit assez dégagé pour travailler avec fruit.
Chaque affaire dans laquelle je me suis engagé fut un insuccès pour
moi. Malade, retenu au lit, et geignant tout le temps, je ne pouvais
surveiller mes employés qui en profitaient pour me voler impunément.
C'est ainsi que progressivement je me suis enfoncé dans la misère.
M.Chung - Vous le voyez bien ! Si je vous avancais de l'argent, vous le
perdriez encore !
M. Cự Lợi - Mais non, puisque je suis averti et que je prendrai toute mes
précautions. Soyez sans crainte.
M. Chung - Comme vous êtes étrange ! C'est vous-même qui venez de
me dire que la maladie vous rendait incapable de diriger vos affaires.
Vous êtes encore malade, et vous voulez que je vous prête de l'argent ?
C'est complètement insensé. Vous ne voyez pas que c'est insensé ? Assez,
assez, et assez! Voici ce qui serait mieux : Faites-moi connaître votre
adresse, et chaque mois je vous enverrai quelques centaines de piastres
pour vos dépenses. Je le dis franchement, vous feriez bien de suivre mon
conseil.
M. Cự Lợi (abasourdi, la tête basse, les yeux pleins de l'armes, mais
cherchant encore à dominer son émotion) - C'est là une généreuse
pensée de votre part, mais cela m'humilierait terriblement ! Je sollicite
votre aide, mais qu'elle soit assez importante pour arranger mes
affaires. Quand celles-ci seront redressées, je vous rembourserai
intégralement.
M. Chung - Vous devriez savoir que lorsqu'on est dans le besoin, il ne
faut pas se montrer trop difficile. Et puis, ne vous tourmentez pas quant
à ce qui est de me rembourser. Quand j'avance une certaine somme à
quelqu'un, je la considsère comme définitivement perdue, et n'ai aucune
illusion de la récupérer un autre jour. J'ai dit ce que je peux vous offrir.
Libre à vous d'accepter ou de refuser.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 310
M. Cự Lợi (soudain pâle jusqu'à paraitre exsangue) - Oui, je comprend ,
c'est-à-dire que vous me ravalez au rang de mendiant obligé chaque
mois de tendre sa main.
M. Chung (froncant son visage) - Vous l'entendrez comme vous le
voudrez, mais c'est tout ce que je puis faire pour vous.
M. Cự Lợi - Plutôt mourir que de supporter cette déchéance !
M. Chung - Hé ! hé! Si j'étais comme les autres, je vous dirais de ne pas
vous désespérer ainsi, je chercherais des paroles doucereuses pour vous
conseiller ceci ou cela ; mais je n'ai pas l'habitude de ces manières
hypocites. Et je vous dis franchement : Il est vrai que dans la vie, la
chance peut vous abattre aujourd'hui puis vous sourire demain. Mais si
j'étais dans votre situation, si j'étais comme vous complètement ruiné et
gravement malade, je prendrais une tasse de poison, ou une corde pour
me pendre, plutôt que tendre ma main à n'importe qui, plutôt que faire
étalage des anciennes relations pour impotuner mes amis. Non
seulement ces importunités vous sont absolument inutiles, elles
pourraient entrainer les autres dans votre chute. Je sais qu'en vous
disant ces vérités je pourrais vous paraître cruel, mais dans la vie,
chacun doit savoir prendre ses responsabilités.

M. Cự Lợi blêmit visiblement. Il lève encore une fois ses yeux pout
supplier M. Chung, mais celui-ci reste indifférent. M. Cự Lợi incline
alors sa tête et se renverse en arrière. Toujours calme, M. Chung se lève
et sonne son boy. Il dit à celui-ci en lui montrant M. Cự Lợi.

M. Chung - Il parait qu'il a un accès de paludisme ou un


refroidissement. Soutenez-le jusqu'en bas pour qu'il reprenne
connaissance, puis louez un pousse pour le ramener chez lui. Voici
l'argent du pousse (il donne un billet de vingt piastres au boy). Ah !
quand il reviendra à lui, (retirant de son porte-monnaie un billet de cent
piastres), donnez lui ce billet, et dites-lui que c'est de ma part. Compris
?
Le boy (tendant la main pour prendre les deux billets) - Oui, Monsieur.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 311

KHÁI HƯNG

En lisant les si délicieux romans et nouvelles de Khái Hưng, nous


avons souvent regretté qu'il n'ait pas écrit de poèmes où sa délicate
sensibilité aurait un meilleur terrain pour s'épanouir.

Notre vœu est aujourd'hui comblé, car dans l'œuvre très diverse de
Khái Hưng nous avons trouvé une exquise comédie en vers : Tục Lụy
(Servitudes d'ici bas). C'est une adaptation de la légende du Porteur
d'eau et de l'Immortelle que nous avons racontée dans notre précédent
ouvrage (La littérature populaire vietnamienne, p.187). Mais Khái Hưng
lui a donné un dénouement différent, certainement beaucoup plus
émouvant, plus humain que celui de la légende.

La scène que nous citons ci-dessous, la dernière d'ailleurs de la pièce,


raconte comment la fée Nhã Tiên ( Muse de la musique), qui a pu
retrouver ses ailes, et s'apprête à rentrer au Paradis céleste, est amenée à
rester dans la Vallée des larmes.

La Muse de la musique dansant et chantant :


Au ciel il y a mille fleurs éblouissantes de beauté
Qui vous énivrent de leur parfum capiteux.
Et dans toutes les grottes du Paradis,
Combien de fées dansent et chantent en cadence !

L'Echo :
Les fleurs peuvent être belles, mais moins que le coeur humain
Qui palpite demiséricordieuse affection!

La Muse :
Au ciel il y a des étoiles resplendissantes de lumière,
Comme dans la fête des Fleurs et Lanternes de l'Univers.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 312
L'Echo :
Mais l'humanité a un coeur d'or
Qui palpite de miséricordieuse affection !

La Muse (s'arrêtant de danser):


Hé, mon ami, l'Echo !
Vous m'avez conseillé la sacrifice et la résignation
Quand vous me voyiez opprimée par les hommes
Durant les cinq ans que j'ai passés ici-bas.
Aujourd'hui que je m'apprête
A quitter la Terre pour revenir au Paradis,
Pourquoi me retenez-vous encore ?
Pourquoi des hommes louez-vous le coeur d'or ?

L'Echo :
Tout à l'heure vous avez chanté les beautés du Paradis.
Maintenant, veuillez attentivement m'écouter chanter les beautés
du séjour des mortels :
Un toiture effritée, et un mur de torchis effondré
Laissent pénétrer le vent froid à travers les cloisons de bambou.
Dans la pièce, un spectacle pitoyable :
Une vieille femme malade, qui frissonne sur sa couche solitaire.
La nuit est avancée, et la vieille a faim.
Tout à coup elle voit, dans un rêve vaporeux,
Une fée, debout près de son lit, qui vient la soigner !

La Muse :
Souvent je suis allée secourir
Les malades et les vieillards.
Mais, de grâce, ne chantez plus
Pour ne pas faire souffrir mon coeur.

L'Echo :
Un soir d'hiver. Sur la route boueuse
Un petit orphelin s'en va à l'aventure.
Le vent souffle violemment, et la nuit va tomber.
Le petit s'arrête pour regarder le ciel.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 313
Tout à coup il voit, mêlée aux nuages gris,
Une fumée violette flotter légèrement,
Et il pense à un poêle bien chauffé
Avec dans la maison un coeur d'or.

La Muse :
Souvent je suis allée secourir
Les petits enfants orphelins.
Mais, de grâce, ne chantez plus
Et laissez-moi rentrer au ciel.
(Battant des ailes pour s'envoler, elle reste cependant pour écouter
encore)

L'Echo :
Dans leur nid reposent deux fauvettes
Au corps rouge et aux frêles ailes absentes encore de plumes.
Poussant de faibles cris, elles attendent leurs parents,
Et redressent la tête pour regarder anxieusement de tous
côtés.
Mais leur père a été saisi par un épervier
Ce matin même, en allant chercher de la nourriture.
Quant à leur mère, folle de chant et de musique,
Folle de liberté, elle folâtre en plein ciel !

La Muse :
Ne chantez plus, ô voix de mon coeur ! ne chantez plus !
Ne voyez-vous pas que de mes yeux des larmes ruissellent ?
(Des pleurs d'enfant se font entendre dans la maison. La Muse rentre
pour bercer et endormir son enfant. Puis elle va à la porte et réfléchit un
instant. Brusquement, elle enlève ses ailes de ses épaules et les jette par
terre)

La Muse :
Voix de mon coeur ! Ô voix de mon coeur !
Depuis longtemps j'étais dévorée de tristesse
Parce que je trouvais ce monde bien misérable
Et regrettais la vie remplie de plaisirs
Dương Đình Khuê
Anthologie. 314
Que j'avai menée brillamment dans le Paradis.
Je croyais, en retrouvant mes ailes,
Que je quitterais ce monde pour rentrer au séjour de paix.
Mais à cause de toi, ô voix de mon coeur !
Je me prends d'affection pour ce monde des humains,
Et trouve insipide le palais des Immortels.
A cause de toi, je découvre la joie dans la douleur,
A cause de toi, je me dégoute du Paradis.
Ma vie, autrefois, signifiait Plaisir,
C'est Amour qu'elle voudra dire désormais.
Je suis la déesse de la Poésie dans l'Olynpe
Qui descend sur Terre pour vivre avec les hommes,
Pour aimer, conseiller, et consoler
Tous les humains.

L'Echo :
Voilà la nature tout entière qui se réjouit
De ce que la Muse ne rentre plus au Ciel !

La Muse (remettant ses ailes dans leur cachette):


Je suis la déesse de la Poésie dans l'Olympe.
Ma lyre, je l'emploierai désormais à jouer des airs joyeux
A la gloire de la fraternité, de l'amour de l'humanité,
Et de l'amour passionné de la vie.

L'Echo :
Voilà la nature tout entière qui se réjouit
De ce que la Muse ne rentre plus au Ciel !

-.-.-.-.-.-

Parmi les autres comédies de Khái Hưng, citons encore Người chồng
(Le mari), où l'auteur expose un délicat cas de conscience qui rappelle
vaguement Hernani de Hugo : même sacrifice pour le bonheur de l'être
aimé, mais sacrifice résigné de l'Oriental au lieu du sacrifice violent de
l'Occidental.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 315

Tòng et Minh sont instituteur et institutrice dans une même école de


Phú Thọ. Ils s'aiment et vont se marier. Mais survient un nouveau
collègue, Phiên, suprêmement beau et spirituel, dont Minh s'éprend
aussitôt à la folie. Et elle l'épouse, tout en gardant de l'amitié à Tòng.

Peu après Phiên est impliqué dans un complot révolutionnaire ; il est


condamné aux travaux forcés à perpétuité à Poulo Condore. Ne pensant
qu'au bonheur de sa jeune épouse, il lui écrit pour la supllier de refaire sa
vie avec Tòng. Naturellement, elle refuse. Mais il menace de se suicider
si sa volonté n'est pas obéie. C'est ainsi que Tòng et Minh se sont mariés
pour ne pas acculer leur ami commun au suicide. En réalité cet
arrangement comble les vœux de Tòng qui aime toujours passionnément
Minh. Mais celle-ci, tout en répondant loyalement à son amour, conserve
toujours au fond de son coeur le souvenir merveilleux de Phiên, son
second amoureux, mais le premier homme pour qui elle ait éprouvé une
violente passion.

Le nouveau ménage, apparemment heureux dans sa traquille


sécurité va être secoué par un incident imprévu. Le Front Populaire qui
prend le pouvoir en France (la scène se passe en 1937) décide
d'amnistier les condamnés politiques dans les colonies. Tòng et Minh
font des démarches pressantes pour que Phiên soit libéré le plus tôt
possible, Minh avec une passion à peine déguisée, mais Tòng avec un
inconsciente répugnance.

La scène suivante le montre :

Tòng (montrant avec fierté la photo de sa femme) - Regarde, ma chérie.


Minh - Oh ! que c'est beau !
Tòng (baisant la photo) - Tu es toujours belle !
Minh - Que tu es enfantin ! Tu fais comme si nous venions seulement de
nous épouser.
Tòng (avec tendresse) - Ma chérie, je voudrais que nous nous aimions
éternellement comme au premier jour de notre mariage. Mieux encore,
je t'aimerai toute ma vie comme si tu étais restée ma fiancé. Te souviens
tu du premier jour où je te rencontrai ?
Dương Đình Khuê
Anthologie. 316
Minh (jetant un rapide regard à la photo de Phiên) - Mais bien sûr.
Tòng - Ce jour-là, tu venais d'être affectée à cette école . . .
Minh - Je me souviens. Ah ! as-tu écrit à ton ami Đào de Paris ?
Tòng - Pas encore.
Minh (s'efforcant de parler avec douceur) - Pourquoi pas encore?
Tòng - Đào n'est pas pour moi un ami très intime.
Minh - Pourquoi alors disai-tu qu'il avait été autrefois ton camarade de
classe ?
Tòng - Mais comment Đào pourrait-il nous aider ?
Minh (ironiquement ) - Ah ? Ne lui écris donc pas.
Tòng - Si tu le veux, je vais lui écrire tout à l'heure. Le courrier aérienne
partira que dans deux jours.
Minh (s'efforcant de conserver son calme) - Alors tu pourras lui écrire
demain. (Pénible silence)
Tòng - Ma chérie . . . .
Minh (parlant vite, d'un ton doucereux) - Si Phiên est libéré, il nous
devra une fière reconnaissance.
Tòng - Je ne me soucie pas qu'il me remercie.
Minh - Mais oui, qu'avons-nous besoin de ses remerciements ?
Tòng - Et puis . . . Ah, ma chérie . . . je ne sais pas ce que le monde en
pensera?
Minh (faisant l'étonnée) - Pensera de quoi ?
Tòng - Mais de nous.
Minh (feignant de ne pas comprendre) - Mais pourquoi ? Pourquoi nous
critiquerait-on ?
Tòng - Comment allons-nous nous conduire à l'égard de Phiên une fois
qu'il sera libéré ?
Minh (se tournant d'un autre côté) - Mais comme des amis. Comment
veux-tu que nous nous conduisions autrement ?
Tòng - Mais . . . mais . . .
Minh (froncant les sourcils) - T'es bête . . .Tu crois que Phiên a l'esprit
borné . . . comme .
Tòng - Je sais bien que non. Tout de même, c'est un peu . . . gênant.
Minh (doucement) - Les lettres qu'il nous a envoyées pour nous féliciter
de notre mariage, ses paroles tellement sincères . . . cela ne suffit pas
pour calmer ton inquiétude ?
Tòng (poussant un soupir) - Mais s'il restait à Poulo Condore . . .
Dương Đình Khuê
Anthologie. 317
Minh (agressivement) - Tu espères donc que Phiên y restera toute sa vie,
non ? Tu es un mauvais ami .
Tòng - Tu t'énerves trop vite, ma chérie. Ce n'est pas ce que je voulais
dire.
Minh - Tu te montre bien inférieur à Phiên.
Tòng - Voyons, je n'ai pas voulu dire . . .
Minh - Tu veux que ton excellent ami passe toute sa malheureuse vie à
Poulo Condore et y laisse ossements ?
Tòng - Mais je n'ai jamais voulu dire cela, voyons. Je disais seulement
que si Phiên était encore à Poulo Condore, notre situation serait
régulière, et notre mariage serait tout à fait normal.
Minh (cruellement) - Hé ! tout à fait normal !
Tòng - Mais s'il rentrait . . .
Minh (avec colère, et parlant très vite) - Eh bien, s'il rentrait ? on dirait,
n'est-ce pas, que j'ai deux maris, que je suis une femme dévergondée ?
C'est bien cela que tu voulais dire ?
Tòng (avec colère aussi) - On dirait que j'ai volé sa femme à mon ami.
Minh (souriant amèrement) - Ciel ! depuis quand es-tu devenu si
vertueux ? (surprenant des larmes aux yeux de Tòng). Je te demande
pardon, mais je te prie de n'avoir pas ces noires pensées. Les lettres que
Phiên nous a envoyées de Poulo Condore, je les garde encore. N'est-il
pas vrai qu'il nous a forcés à nous marier ? C'est parce qu'il nous a
menacés de se suicider que nous . . .
Tòng (douloureusement) - Alors, c'est seulement parce que tu craignais
que Phiên ne se suicidât que tu as consenti à m'épouser ?
Minh (souriant d'un air conciliant) - Tu as des idées extravagantes. Pour
ca, oui, mais aussi parce que je t'aime. Tu dois savoir que si Phiên
n'était pas affecté à Phú Thọ, je t'aurais épousée depuis longtemps. C'est
le sort qui a tout décidé. Nous ne pouvons rien contre le sort.(Un
silence) Alors, tu es content ? Ce que nous pouvons être enfantins !
Tòng (riant de bonheur) - Ma chérie, je voudrais qu'auprès la libération
de Phiên, nous demandions notre affectation au Sud . . . ou à la Haute-
Région . . . très loin, aussi loin que possible . . . Nous éviterions ainsi
toutes sortes de critiques malveillantes.
Minh (rêveusement) - Je le veux. Mais pourquoi nous critiquerai-t-on ?
(souriant pour lui faire plaisir). Tu as vraiment des idées bizarres.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 318
Tòng - Je ne crois pas que je me forge des inquiétudes inconsistante.
Avoue que nous serions placés dans une situation délicate.
Minh - Et puis, rien n'affirme que Phiên sera grâcié ou amnistié. . .
Rappelle-toi qu'il a été chargé d'un grand crime, et condamné à mort.
Sa peine mutée en travaux forcés à vie était déjà une grande faveur.
Peut-être que le Gouvernement du Front Populaire réduire seulement sa
peine à vingt ans. (réfléchissant silencieusement). Si sa peine était
réduire à vingt ans, ce serait comme s'il n'obtenait rien, n'est-ce pas.
Tòng - En effet, aubout de vingt ans de travaux forcés, il serait tout à
fait vieux. Ce serait comme s'il subissait sa peine à vie, ou la mort.

Mais miraculeusement Phiên est amnistié et rentre au pays. Ses amis


cueillir à Hanoi. Ils ont laissé Tòng et Minh y rester avec Phiên pour
accomplir les formalités administratives. C'est ce soir que le trio doit
rentrer. Le banquet est prêt, mais l'heure prévue est passée sans qu'ils
arrivent. Nghi émet des inquiétudes, car Minh lui a confié qu'elle est
décidée à revenir vivre avec Phiên, bien que celui-ci s'y oppose
farouchement.
On entend frapper à la porte. Tous se précipitent. Mais Tòng rentre
seul.
Tòng (joyeusement) - Où sont-ils ? (Nghi regarde de côté Giám)
Tòng (regardant tout alentour) - Où sont-ils ? Ils ne sont pas de retour ?
Giám (à voix basse) - Pas encore.
Tòng (ahuri) - Pas encore ? (s'efforcant de rester calme). J'étais à la
Route de Huế lorsque Liên vint me dire que Phiên et ma femme
m'attendaient à la station d'auto et que je devais me hâter sous peine de
manquer le car. J'y cours, mais le car venait de partir. Je fus obligé de
prendre le train, et c'est ainsi que je suis rentré en retard. Mais ils ne
sont pas de retour non plus ?
Thu - Pas encore.
(Les quatre amis se regardent silencieusement)
Tòng - C'est bizarre . . . Peut-être y a-t-il eu un accident ?
Nghi - Peut-être un accident.
Giám (regardant les bouteilles posées sur la table, et d'un ton rêveur) -
Accident !
Tòng - Avez-vous faim déjà ?
Thu - Pas encore.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 319
Tòng - Il doit être près de huit heures ?
Giám (regardant sa montre) - Seulement sept heures quarante.
Tòng - Prenons donc la peine d'attendre jusqu'à huit heures, si vous
n'avez pas trop faim.
Thu - Nous attendons jusqu'à leur retour. Il serait bizarre que nous
commencions la fête organisée en l'honneur de Phiên en son absence!
(Tous se forcent pour sourire)
Tòng - Mon cher Nghi, trouves-tu que Phiên est pareil à ce qu'il était
autrefois ?
Nghi - Mais non, il est plus maigre et plus foncé de teint qu'autrefois.
Tòng - Mais ses yeux sont toujours brillants et percants, et sa bouche a
conservé son charme merveilleux.
Nghi - Je ne l'ai pas remarqué.
Tòng (regardant la photo de Phiên, et parlant comme à lui-même) - Sa
bouche a conservé un charme merveilleux.
Nghi - A-t-il pensé à se chercher un métier ?
Tòng - Il a dit qu'il ferait du journalisme .
Giám - Il n'est pas sur qu'aucun journal ose se l'attacher.
Tòng - Ma femme lui a conseillé de se rendre au Sud pour vivre. Je fais
les mêmes voeux car cela . . . arrangerait singulièrement les choses.
Phiên a adressé sa demande aux autoritaires je ne sais quelle suite y
sera réservée. Il m'a dit qu'il s'enliserait au Sud jusqu'à ce que nous
ayons des enfants. Ma femme en a ri aux éclats.
( Coups à la porte.)
Nghi (se précipitant pour sortir) - Qu'est-ce que c'est ?
Voix au dehors - Il y a une lettre.
Nghi (recevant la lettre et la remettant à Tòng) - C'est pour toi.
Tòng (bouleversé) - C'est de Minh.
Thu - D'elle ?
(Tòng déchire l'enveloppe et lit silencieusement, le visage de plus en
plus pâle)
Giám (allant à Tòng) - Quelque chose de grave ?
Tòng (froissant la lettre et la fourrant sans sa poche ) - Non.
Thu - Quand arrivera-t-elle avec Phiên ?
Tòng - Non.
(Ahurie, Thu regarde Nghi et Giám. Soudain Tòng sourit sinistrement en
contemplant les bouteilles de vin )
Dương Đình Khuê
Anthologie. 320
Tòng - Nous buvons ?
(Chacun reste silencieux. Tòng fait sauter violemment le bouchon
d'une bouteille de champagne, laisse distraitement le vin s'échapper au
dehors, puis remplit quatre verres).
Tòng (levant son verre) - Buvons !
(Il vide le verre d'une seule gorgée, pendant que les trois autres
restent immobiles. Tòng remplit de nouveau son verre, le vide encore. Il
étend le bras pour prendre une autre bouteille et l'ouvrir. Mais Nghi
l'arrête)
Nghi - Laisse-moi faire, tu gaspillerais ce vin. Mais attendons.
Tòng - Buvons ! buvons encore !
Giám (s'adressant à Nghi ) - Ouvre la bouteille. Il est préférable qu'il
soit ivre.
(Nghi fait sauter le bouchon et remplit le verre de Tòng)
Tòng (levant son verre) - Buvons !
Thu, Nghi, Giám (levant aussi leurs verre ) - Buvons ! (Tòng vide trois
autres verres, puis laisse tomber sa tête sur la table, et s'endort).
Nghi (à voix basse ) - Mais il n'a pas l'habitude de boire tant que cela !
Thu - Les autre fois, à peine en absorbait-il quelques gorgées qu'il était
déjà ivre.
Giám - C'est bien, laissons-le dormir.

(Thu montre du doigt la poche de Tòng. Giám tente d'en retirer


furtivement la lettre. Mais Nghi secoue la tête, et l'en empêche).

Dương Đình Khuê


Anthologie. 321

THAO THAO

A publié des vers :


Trăng nước (lune et eaux)

des nouvellles :
Thầy Lác (Maître Lác)

mais est surtout connu pour ses pièces de théâtre :

Quán biên thùy (L'auberge sise sur la frontière), en vers


Người mù dạo trúc ( L'aveugle qui joue de la flute) en vers
Những tâm hồn lạc lõng (Les coeurs égarés), en prose.

Quán biên thùy est tirée de l'Histoire de Chine au temps des


Royaumes Combattants. Le royaume Tần (Ts'in) était alors le plus
puissant et voulait absorber tous ses rivaux. Son pays étant trop faible
pour s'opposer à l'ennemi par les armes, le prince héritier du royaume
Yên (thái tử Đan) imagina un moyen désespéré pour conjurer le péril :
faire assassiner le roi de Tần. A la faveur de cet évènement, les généraux
de Tần ne manqueraient pas de se battre entre eux pour s'emparer du
pouvoir laissé vacant. Et les autres pays seraient sauvés.

Le prince Đan fit donc appel à Kinh Kha, réputé pour sa bravoure
et sa force à l'épée. Sachant combien la tâche qui lui fut confiée était
difficle, Kinh Kha commenca par refuser. Puis, cédant aux prières du
prince Đan, il accepta.

Cette histoire véridique a inspiré tous les poètes chinois et


viêtnamiens. Pourquoi ? Kinh Kha sut parfaitement, avant son départ,
qu'il était inférieur à la tâche surhumaine d'assassiner le roi Ts'in au
milieu de sa Cour, que d'ailleurs il mourrait infailliblement quelque fut
le résultat de sa mission. Et il alla quand même devant la mort. Nos
pères trouvaient que ce sacrifice sans espoir était bien plus beau qu'un
sacrifice accompli avec des chances raisonnables de succès.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 322

Et d'autant plus beau que ce n'était pas par patriotisme que Kinh Kha
agissait. Non, le patriotisme n'était pour rien dans son acte, puisqu'il était
originaire de Tề (Ts'i) et non de Yên. Il éprouvait même de la
répugnance à accomplir sa mission d'assassin, son ambition étant plutôt
de faire résonner héroïquement son nom sur les champs de bataille de
l'empire.

Malgré cela, Kinh Kha acceptait cette mission, uniquement pour


payer sa dette de reconnaissance d'avoir été distingué par le prince Đan.
Avec nos idées modernes, nous pouvons discuter la valeur de ce mobile
de son geste. Mais n'oublions pas que Kinh Kha vivait au temps des
Royaumes Combattants, c'est-à-dire à un moment où le patriotisme
moderne n'était pas né, où les gens de talent, par leur sagesse ou leur
force à l'épée, se dévouaient corps et âme au prince féodal qui savait les
apprécier à leur juste valeur. Nos pères disaient : " On peut mourir si on
a eu la chance de rencontrer dans sa vie quelqu'un qui sache vous
apprécier". Kinh Kha, justement, est le symbole de ce sentiment
antique. Sentiment antique ? Pas tant que cela, car si l'on se donne la
peine d'analyser les mobiles de tant de héros qui suivaient aveuglement
(Nguyễn Thái Học ou Hồ Chí Minh), peut-être découvrira-t-on l'origine
de cette fidélité sacro-sainte envers une idole qui a su vous distinguer.
Cette mentalité féodal, si l'on veut, pourrait être incomprise des
è
Occidentaux, mais elle subsiste réellement chez les Viêtnamiens du 20
siècle.

La scène que nous citons ci-dessous, la dernière du drame, nous


montre Kinh Kha partant pour accomplir sa dangeureuse mission.
Comme elle est bien trop longue, nous nous bornons à en extraire deux
passages : le premier relatif aux adieux faits à Kinh Kha par Cao Tiệm
Ly, un de ses amis, et le second relatif aux adieux faits par toute la Cour
de Yên, le price Đan en tête, et tous habillés de deuil (blanc) comme
pour d'avance souligner l'héroisme de celui qui partit sans espoir de
retour.

Un dernier mot encore sur la signification du titre de ce drame : Kinh


Kha et Cao Tiệm Ly aimaient à se rencontrer dans une auberge sise sur
Dương Đình Khuê
Anthologie. 323
la frontière des deux royaumes Yên et Triệu (Tchao) pour s'enivrer
d'alcool et de musique, et pour discuter des évènements graves qui
bouleversaient l'empire, Kinh Kha avec sa fureur de guerrier devant la
menace d'invasion des barbares Ts'in, et Cao Tiệm Ly avec son
détachement de taoiste trouvant que tout l'univers ne valait pas un verre
d'alcool.

Kinh Kha -
Hé ! Qui est là, accourant le long du fleuve,
Et donc les traits ne me sont pas inconnus ? Ah, oui, c'est mon ami
Cao Tiệm Ly ! Cao Tiệm Ly ! Ô mon ami, pour arriver
De l'auberge sur la frontière jusqu'ici, vous n'avez pas craint de
franchir mille lieues ?

Cao Tiệm Ly -
Respect à vous, honorable frère ! De mille lieues j'accours
En apprenant que vous allez quitter le royaume de Yên.

Kinh Kha -
Oui, pour aller à Hàm Dương 1 laver le ressentiment de Yên
Et je vais de ce pas franchir le fleuve Dịch.

Cao Tiệm Ly -
Quelle douleur ! Après tant de jours de séparation,
Nous séparer de nouveau à l'heure même où nous nous réunissons
Le fleuve Dịch est ici qui roule ses eaux froides,
Mais dans l'auberge sise sur la frontière, je n'aurai plus d'ami !
Kinh Kha -
L'auberge, où passe la frontière
Entre d'un côté le royaume Tchao, de l'autre le royaume Yên,
Où le soir nous écoutions le vent en levant nos verres,
Où mon coeur de rage se soulevait dans la brume qui nous
enveloppait
De rage, car mes forces ne trouvaient pas à s'employer,
Car ma sainte épée se rouillait à mesure que passaient les jours.

1
Capitale du royaume Ts’in
Dương Đình Khuê
Anthologie. 324
Dans les milliers de lieues qui englobaient les royaumes Tề, Ngô, Vệ
je ne trouvais aucun endroit pour y placer mes pas,
Forcé de regarder de Yên, soir et matin, les montagnes qui s'estom-
paient au loin.
Mon verre se remplissait et se vidait, tandis que j'écoutais vos airs
de flute
Si tristes, que les forêts et les monts en paraissaient a lourdis sous le
poids des larmes de rosée.
Et je chantais en frappant mon épée, laissant monter au ciel troublé
Mes doupirs plaintifs qui s'accrochaient en ce coin de frontière!

Cao Tiệm Ly -
Oui, tristes nous étions, et espérions que cela duraient toujours,
Car mieux vaut être tristes ensemble que vivre séparés dans la
richesse et la gloire.
Mais de ce fleuve Dịch vous allez partir sans espoir de retour
Laissant notre auberge sur la frontière se morfondre dans sa
douleur.

Kinh Kha-
Résignons-nous, faute de pouvoir faire autrement !
Comprimons notre douleur ! Tâchons de le comprimer !
Le héros peut-il, en affectant l'indifférence, s'abstenir de faire une
action d'éclat
Pour payer sa dette de reconnaissance à celui qui a su le distinguer.

Cao Tiệm Ly-


Affecter l'indifférence ! Payer sa dette de reconnaissance !
Réaliser un exploit digne du bienfait recu !
Mais, dites-moi, quel bienfait avez-vous reçu pour vous sacrifier
ainsi,
Pour arracher les liens d'amitié qui nous unissent l'un à l'autre
Revenez, mon ami ! Revenons ensemble ?
A la si paisible auberge de la frontière qui nous attend.
La nature nous attend . . . Nous nous enivrerons
D'alcool, de flute, et de chansons.
Nous chanterons nos peines de coeur aux monts et aux forêts
Dương Đình Khuê
Anthologie. 325
immenses.
Et notre flute émouvra jusqu'aux nuages et au vent,
Et les deux royaumes, tendant leur oreilles, se demanderont :
De qui est cet air de flute, des Immortels ou des hommes, qui semble
indifférent aux évènements du monde ?
Indifférents soyons au théâtre de la vie qui change et qui s'efface,
Où le déshonneur suit de près la gloire,
Où le vainquer remue ses cuisses en riant de satisfaction
Tandis que le vaincu avale sa honte sans pouvoir jamais l'oublier
Sussès ou défaite ? A quoi bon nous fatiguer à les discuter ?
Déshonneur ou gloire ? Plus nous y pensons, et plus nous
récolterons de peines !
Mieux vaut, sur une montagne élevée, nous enivrer d'un bon alcool,
Et chanter à pleine voix, en nous accompagnant du son assourdi de
la flute !
Revenez, mon ami ! Il faut si bon dans notre auberge de la frontière
Dans le monts et forêts, que de paysages poétiques nous y attendent
Tandis qu'après avoir franchi le fleuve Dịch, vous ne pouvez plus
revenir,
Décevant votre ami qui passera le reste de ses jours dans la tristesse.

Kinh Kha -
Décevoir mon ami ! jamais je n'en ai eu l'intention !
Mais des affaires d'un autre je me suis chargé.
Aussi, délaissant les délices de l'auberge de la frontière,
Dois-je me risquer à Hàm Dương, où je n'aurai pas une chance sur
dix mille de survivre.
Avec mon ami à qui je me suis lié depuis si longtemps,
J'ai tant de fois gravi des montagnes et franchi des ruisseaux.
J'ai passé tant de soirs noyés de brume dans l'auberge de la
frontière,
A remolir et vider des verres, à chanter, et à faire résonner la flute!
Je poursuivais avec ravissement ce rêve féerique,
Et souhaitais de prolonger ma vie dans ce décor enchanteur
Avec mon sage ami, sous une paillote, pour toujours !
Mais mon coeur avait une douleur que je ne saurais étouffer.
Je ne puis étouffer cette douleur car mon ancêtre, jadis,
Dương Đình Khuê
Anthologie. 326
Fut de longues années premier ministre du royaume Tề.
A la suite d'une révolte, il se réfugia au royaume Lỗ
Qui ne l'accueillit pas ; il a du alors errer de pays en pays.
Il échoua au royaume Ngô, où il fut reçu avec de grands honneurs.
Mais à peine connut-il une douce vie en son fief de Chu Phương
Que le roi de Sở vint ravager celui-ci avec ses troupes.
Mânes de mon ancêtre, où êtes-vous maintenant ?
Jadis mon ancêtre a été réduit à une vie errante,
Et à une vie errante je suis réduit maintenant.
Mon ancêtre à venger d'une part, la dette des fleuves et monts à
payer de l'autre :
Plus j'y pense, et plus les larmes s'écoulent de mes yeux.

Cao Tiệm Ly -
Plus vous y pensez, et plus la colère et la haine vous dévorent.
Mais à quoi bon vous inquiéter des coups désordonnés du sort ?
A nourir la vengeance vous ne pouvez qu'avirer le feu de votre
colère.
Et votre colère persistante ne fera qu'assombrir votre vie.
Oubliez ! la vie n'est qu'un rêve.
Amusez-vous parmi les monts et les forêts
Lorsque la lune projette sa lumière sur l'espace immense,
Et laissez votre coeur s'abandonner au son de la flute qui résonne
dans le lointain.
Que nos verres d'alcool se vident et se remplissent sans répit !
Qu'à notre inspiration nous composions des vers et les déclamions
Que nous jouions aux échecs, sans nous préoccuper de victoire ou
défaite !
Musique, échecs, poésie, alcool, que cela seul remplisse nos vies au
milieu de la forêt !
Loin de mon ami, jusqu'à négliser de contempler les forêts et les
monts .
L'alcool dans ma gourde s'est affadi, ma flute s'est recouverte de
poussière,
Et l'auberge, se morfondant dans sa solitude, laisse souffler avec
indifférence le vent sous la lune . . .

Dương Đình Khuê


Anthologie. 327
Kinh Kha -
Je voudrais aussi me retirer parmi les monts et les forêts
Dans l'auberge de la frontière pour revivre nos joies de jadis.
Mais je ne puis . . . car ma vie est vouée aux fleuves, aux étangs, au
vent et à la poussière,
Et l'épée sainte que je porte n'a pas eu avec ivresse son bain de sang
ennemi !
L'art secret de l'escrime, auquel je me suis entrainé depuis de
longues années,
Puis-je le trahir en laissant vains tous mes efforts ?
Puisque je suis né en un temps où les monts et fleuves se bouleverser.
Puis-je laisser ma sainte épée se rouiller inutilement ?
(Dirigeant ses regards vers le royaume Ts'in)
En regardant les barbares Tần avec leurs étendards qui cachent tout
l'horizon,
En les regardant s'apprêter à fondre sur le royaume Yên,
Mon sang de héros bout fougueusement,
Et j'ai envie de mettre flamberge au vent pour en faire un massacre
épouvantable.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

(Cao Tiệm Ly se retire en voyant venir le prince Đan et sa suite. Le


drame de l'amitié s'est résolu pour faire place à celui du loyalisme
féodal)

Prince Đan -
Général ! Le péril mortel où va sombrer notre pays,
J'ai eu l'occasion de vous l'exposer maintes fois.
Pour le royaume Yên, daignez employer votre épée,
En tuant le roi Tần, à sauver des millions de vies humaines.

Kinh Kha -
Votre Altesse m'a trop bien traité
Et trop mis son espoir de sauver le royaume
Dans mon médiocre talent, pour que j'ose lui refuser
D'aller à Hàm Dương lui payer ma dette de reconnaissance.
(Cris des troupes Tần stationnant sur l'autre rive)
Dương Đình Khuê
Anthologie. 328

Le Grand Precepteur Cúc Vũ -


Sur la frontière, ils recommencent leurs hurlements
Pour nous contraindre à vite faire notre soumission !
Voilà que la lune s'évanouit et que l'aube commence à poindre,
Le héros voudra-t-il ordonner son départ pour Hàm Dương ?

Prince Đan -
Hàm Dương si lointaine . . . ce brouillard si lugubre . . .
Aussitôt ce pont traversé, votre char me sera caché par les plants
de mûrier. . .
Et la brume silencieuse me dérobera la vue du héros,
Du héros digne de tous les temps ; vers quelle destination ira-t-il
Le héros partira . . . pour toujours ;
Que sa mission soit ou non courronnée de succès,
Qu'il réussisse ou non à tuer le tyran,
Le jour de son retour . . . les monts et les fleuves auront à
l'attendre dans l'incertitude.
C'est pourquoi, pour dire adieu au héros immortel,
Pour dire adieu au héros magnifique,
Toute la Cour de Yên revêt ses costumes de deuil
En l'honneur de celui qui, en défendant le bon droit, veut sauver le
royaume Yên.
Kinh Kha -
Toute la Cour de Yên prend mon deuil, oh ! quelle gloire pour moi
Qu'aurai-je encore à attendre pour assassiner le roi Tần,
Même si mon corps devait être découpé en mille morceaux ?
Même si ma tête tranchée devait se fléchit au marché de Hàm Dương
Depuis de longues années j'ai rêvé d'être un guerrier,
Et je deviens un assassin . . . quel ironie !
Finis mes rêves . . . Parcourir l'empire de victoire en victoire,
Et venger mon ancêtre . . . Plus j'y pense, et plus mes larmes se
déversent . . . .
(Regardant douloureusement le ciel)
Ô ciel bleu ! Pourquoi si cruellement me taquiner ?
Mon foie se brise devant le sort contraire qui m'entraine !
Ma vie est due à mon bienfaiteur, je ne souffirai pas moins d'avoir
Dương Đình Khuê
Anthologie. 329
raté mes rêves dans le Royaume des Ombres !
(Nouveaux cris s'élevant du camp Tần)
Cúc Vũ -
Le héros s'attriste, mais entend-il les soldats hurler ?
Il est temps de partir ; voulez-vous fouetter votre cheval ?

Prince Đan -
Vous êtes triste, mais tout aussi sombre est mon coeur.
A genoux je vous présente ce verre d'alcool, puisse le héros y trouver
quelque consolation !

Kinh Kha -
Avec Votre Altesse, avec tous les mandarins je boirai.
Quand j'aurai vidé mon verre, je m'en irai résolument.
En fouettant mon cheval, tout droit vers Hàm Dương.
Mon épée que je porte a soif de sang !
(Se tournant vers Tần Vũ Dương qui doit l'escorter)
Général Tần ! Auriez-vous peur
Que vous restez immobile ? Auriez-vous peur du roi Tần ?

Tần Vũ Dương -
Mon épée que je porte verra aussi le roi Tần,
Et je n'attends que vos ordres pour m'avancer vers Hàm Dương.

Kinh Kha -
Bien parlé ! Tirons nos épées, et hardiment
Jurons de les baigner dans le sang du tyran !
Ce fleuve Dịch, une fois franchi, nous n'y reviendrons plus !
Car nous avons accepté de laisser notre chair émiettée et nos os
brisés pour sauver des millions de vies !
(A ces mots, Kinh Kha s'appuie sur les épaules de Tần Vũ Dương pour
sauter dans le char. Tần Vũ Dương y saute aussi. Le Prince Đan, le
grand précepteur Cúc Vũ et tous les mandarins s'inclinent profondément.
Le rideau tombe lentement, pendant que parvient de loin la voix de Cao
Tiệm Ly :
Le fleuve Dịch une fois franchi, on ne peut plus y revenir.
Et l'auberge sur la frontière se morfondra dans sa douleur !
Dương Đình Khuê
Anthologie. 330

TROISIEME PA R T I E
LE CREUSET DE LA RÉSISTANCE

GÉNÉRALITÉS

Après la grande famine de l'hiver 1944-45 qui tua deux millions de


paysans du Nord-Vietnam, après le coup de force japonais du 9 Mars
1945 qui abattit en une nuit l'autorité séculaire de la France, et enfin
après la redition inconditionnelle du Japon le 16 Aout 1945 qui mit fin à
la Seconde Guerre Mondiale, la Grande Révolution du 19 Aout 1945 se
réalisa dans les meilleures conditions "du ciel, de la terre et du coeur
humain" (thiên thời, địa lợi, nhân hòa).

Elle provoqua dans tout le peuple un enthousiasme délirant. Après les


sombres jours d'esclavage, un âge d'or sembla s'ouvrir devant ses yeux
émerveillés. Et le Gouvernement de l'Oncle Hồ ne rencontra aucune
opposition, sauf d'une minorité de révolutionnaires nationalistes avertis.
Anciens mandarins, fonctionnaires, bourgeois, propriétaires fonciers,
ouvriers, paysans, étudiants, tout le monde accueillait avec transport
l'établissement de la République Démocratique du Vietnam. Même
l'empereur Bảo Đại eut un noble geste en quittant son trône : "Je préfère
être citoyen d'un peuple libre que souverain d'un pays esclave".

Cet optimisme eut cependant beaucoup de peine à se maintenir à


cause du conflit qui opposa communistes et nationalistes, et de la mau-
vaise volonté de la France qui, tout en reconnaissant l'autonomie du
Vietnam au sein de la Fédération Indochinoise, s'efforça de remettre
l'ancienne colonie sous son joug. L'incident du 19 Décembre 1946, qui
alluma l'incendie sur l'ensemble du pays, mit fin à cette situation
inextricable en forgeant l'union sacrée de tous les citoyens devant la
patrie en danger. Des millions de citadins quittèrent leurs foyers pour
aller dans la brousse participer à la Résistance sous l'égide des Việt
Minh. Comme sous la dynastie des Trần, le peuple Vienamien se leva
Dương Đình Khuê
Anthologie. 331
d'un bloc contre l'envahisseur : ce fut l'une des plus belles pages de
notre Histoire.

Hélas ! Pourquoi fallait-il que cette sublime page d'Histoire fut


bientôt souillée par des meurtres abusifs de suspects, et surtous par
l'immixtion, à côté de la guerre sainte contre l'agression étrangère,
consentie et faite par tout le peuple, d'une prétendue lutte de classes,
voulue et dirigée par le seul Parti Communiste ? Alors certains esprits se
découragèrent, et revinrent se mettre sous la protection du gouver-
nement fantoche, méprisé pour sa corruption et sa veulerie, mais tout de
même plus supportable que la terrible dictature communiste.

Malgré cela, le prestige de la Résistance était tel que non seulement


les écrivains de la zone libre la glorifiaient, mais même ceux qui étaient
rentrés la tête basse en zone occupé n'en parlaient qu'avec respect. Ce
fait très remarquable doit être noté. Durant toute la guerre de résistance,
de 1945 à 1954, je n'ai eu connaissance d'aucune littérature anti-
communiste, ni en zone libre, ni à Hanoi où je suis rentré en 1952. Ce
ne sera que plus tard, après la Sécession de Genève, que la littérature
anti-communiste fera apparition.

Trois autres points doivent être signalés :

1) La littérature était sous la Résistance axée presque exclusivement sur


le patriotisme. L'amour, la piété filiale, l'affection maternelle, l'amitié,
etc, lui étaient inféodés.

2) Elle s'exprimait presque exclusivement en vers, pour les mêmes


raisons qui faisaient prévaloir la poésie sur la prose du temps des anciens
lettrés : émotivité plus grande, meilleure facilité de mémorisation rendue
nécessaire par l'absence d'imprimerie en zone libre.

3) Elle était très abondante, mais lors de l'exode au Sud après Genève,
j'ai tout perdu. Grâce au concours des amis, j'ai pu en rassembler
quelques bribes très insuffisantes certes, et qui ne peuvent que nous
donner un amer regret du trésor inestimable que les temps héroïques de
la Résistance ont fourni à notre littérature.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 332

A cause de cette pénurie de documentation, nous réserverons à


l'époque 1945-54 seulement deux chapitres, correspondant d'ailleurs aux
deux genres littéraires les plus usités alors : la poésie lyrique et le
théâtre.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 333

CHAPITRE IX
LA POÉSIE LYRIQUE

Elle englobait une foule de sujets : exciter la haine de l'envahisseur,


glorifier la solidarité nationale, faire revivre les évènements glorieux du
passé, encourager tout geste patriotique tel que détruire les routes,
intensifier la production, enseigner la lecture et l'écriture aux
analphabètes, etc . . .

Néanmoins, à côté des cris de haine ou d'ivresse guerrrière, nous


trouvons aussi des tendres soupirs de ceux qui étaient fatigués de la
guerre et aspiraient à la paix. Nous ne les négligerons pas, pour donner
de la Résistance une image aussi fidèle que possible.

TỐ HỮU

Vrai nom : Nguyễn Kim Thành

Né en 1920 à Thừa Thiên. Arrêté en 1940 et emprisonné à Lao Bảo


pour menées révolutionnaires. S'est évadé de prison pour gagner le
maquis.

Quand il est parlé de la littérature sous la Résistance, le premier nom


qui vient à toutes les lèvres est celui de Tố Hữu. Bien qu'il se soit
déshonoré plus tard par un poème dédié à la mort de Staline, il reste le
poète le plus prestigieux de la Résistance.

Avant la guerre, il a publié un recueil de poèmes intitulé Miền Nam


(Le Sud-Vietnam). Plus tard, après Genève, il a fait paraître un autre
recueil de poèmes composés durant la Résistance, et intitulé Việt Bắc

Dương Đình Khuê


Anthologie. 334
(La Haute-Région du Nord-Vietnam). C'est de ce dernier recueil que
nous extrayons les deux poèmes suivants :

Cá nước

Le poisson et l'eau
De Vĩnh Yên j'ai remonté ici,
Et de Sơn Cốt vous êtes descendu.
Nous nous rencontrons sur le flanc du col Nhe
Où l'ombre est délicieusement fraîche.
Vous êtes un soldat,
Moi, je suis un cadre militant.

Tous deux, épuisés de fatigue,


Au même endroit nous nous sommes assis pour reprendre haleine.
C'est la première fois que nous nous rencontrons,
Ignorant l'un de l'autre le nom,
Et le village d'où nous sommes originaires.
Qu'importe ? Etre côte à côte, et nous voilà chers l'un de l'autre.

Un simple coup d'œil sans mot dire,


Et la conversation s'est engagée entre nos yeux.
Nos deux costumes d'étoffe brune
Silencieusement se chérissent déjà.

Goutte à goutte la sueur tombe


Sur vos joues jaunies comme du safran.
Ami soldat,
Combien je vous aime !

Je me rapproche de vous,
De mon vaillant compagnon de route,
Et, doux guerrier,
Vous appuyez vos mains sur votre fusil.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 335
Pour me raconter
Vos batailles de Chợ Đồn, Chợ Rã
Où l'ennemi s'est débandé hâtivement.
Nous éclatons tous deux de rire !

Puis celles de Bông Lau, Ỷ La,


Où trois cents de leurs ont eu le corps déchiqueté,
Haché en morceaux suspendus aux branches d'arbres,
Empoisonnant l'air des forêts du Nord-Vietnam.

Et leurs chaloupes sombrant dans le fleuve Lô


Dont ils ont bu l'eau à satiété !
De leur sang nauséabond, même à présent,
La puanteur n'a pas disparu.

Votre bouche s'épanouit gracieusement,


Et votre visage jauni radieusement
Rappelle qu'au dixième mois la campagne
Embaume fortement du parfum de la moisson.

Au loin, d'un hameau enfoui derrière les bambous verts,


Une grand'mère endort son petit-enfant couché dans ses bras :
"Mon petit-enfant, tu grandiras près de moi,
Car ton père, qui combat l'ennemi au loin, n'est pas revenu.

Dors, mon petit-enfant bien sage,


Ta mère est allée au marché vendre du thé et des légumes.
Ton père guerroiera longtemps encore,
Et ta mère, matin et soir, doit peiner sur des rizières profondes.

Entendez-vous cette berçeuse, Ami soldat ?


Il est des moments où vous pensez
A votre famille, intensément,
Ô mon ami si doux,
Aux yeux fixés sur le lointain !

Dương Đình Khuê


Anthologie. 336
Cet après-midi, sur le col élevé,
Nous nous enivrons quelques minutes
En nous patageant une pincée de tabac.
A vous de fumer ! A mon tour !

Et tout à l'heure nous nous séparerons,


Vous descendez au Sud, je remonterai au Nord,
Mais nos deux coeurs, pour toujours,
S'unissent comme le poisson et l'eau. 1

Phá Đường

Détruire les routes

De Thái Nguyên le froid a pénétré au Yên Thế,


Et le vent a traversé le col Khế pour venir jusqu'ici.

Je suis une femme de Bắc Giang.


Tant pis pour le froid ! Je dois penser à mon pays et à mon village.
Chez nous, le paddy n'est pas tout à fait séché,
Ni le mais mis en paniers, ni le manioc coupé.

J'ai sur les bras un tas de bambins,


N'importe, avec mon mari j'irai détruire les routes.
Ô mes enfants, dormez sagement,
Quand la lune se couchera à la prochaine veille, je reviendrai.

Sur la colline agreste


La nouvelle lune vient d'apparaitre.
La route est longue, et les fossés la creusant ne sont pas assez profonds
Approfondissons-les donc,

1
Expression consacrée pour désigner les rapports nécessaires entre le soldat et le
peuple. Le soldat sort des rangs du peu[ple, est nourri par le peuple, combat pour le
peuple, trouve assistance dans le peuple. Il ne peut vivre en dehors du peuple, pas
plus que le poisson ne survit en dehors de l’eau.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 337
Mes soeurs et mes frères, ensemble creusons !

Hi ! Ho ! Hi ! Ho !
Grattons, creusons !
Vous piochez, je pioche,
Les pierres tombent, la terre s'effondre.

Allons, mes frères,


Allons, mes sœurs,
Rivalisons pour savoir
Qui fera le meilleur travail ?
Si vous êtes habiles, je ne le suis pas moins.
Qu'importe si la route est longue ! Nos efforts acharnés
en viendront à bout.

Et voilà ! La route n'est plus qu'un zig zag


Coupé en long et en large de fossés comme les caractères i et t.
Si les Français s'obstinent stupidement,
Voici les fossés qui attendent, prêts à les enterrer vivants.
Ô mes frères, ô mes soeurs, dépêchons-nous,
Dépéchons-nous de creuser des fossés pour ensevelir l'ennemi.
Cette nuit, le vent est froid et la lune blafarde,
Mais partout résonnent à mes oreilles les pics qui détruisent les routes.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 338

BÀNG BÁ LÂN

Après Tố Hữu, il faut citer, parmi les meilleurs poètes de la


Résistance, Bàng Bá Lân dont nous avons goûté le charme de ses
tableaux agrestes. Non qu'il fut un militant communiste ; au contraire, il
a su avec infiniment d'émotion décrire l'état d'âme des citadins qui
suivaient la Résistance par patriotisme, mais qui souffraient durement de
la guerre et rêvaient du retour à la paix.

Nous citerons de Bàng Bá Lân deux poèmes, le premier décrivant la


misère des citadins réfugiés en zone libre, quand survint l'hiver :

Cùng đồ

L'impasse

L'exode nous a conduits à l'extrême bord de misère :


Plus d'argent à la venue de l'hiver, qui nous surprend
étendus à même le sol du temple communal !
Notre lit : un morceau de natte toute souillée !
Notre couverture : un double sac tout déchiré !
Nos vêtements : des haillons laissant voir notre peau en maints endroits,
Une peau jaune comme les jaunes feuilles qui tombent sur la véranda
Mes enfants malades gémissent de froid,
Formant un concert avec les insectes qui crissent dans la cour mousse
Notre ventre vide bouillonne bruyamment
A la vue de la fumée violette qui s'élève le soir dans le lointain.
Souffrant de notre situation pénible d'hôtes logés par charité,
Ma femme me regarde avec des yeux emplis de larmes.
Tristement j'écoute les aboiements d'un chien du village voisin,
Et toute la nuit je ne puis dormir en pensant à mon village natal.
L'exode nous a conduits à l'extrême bord de la misère :
Plus d'argent à la venue de l'hiver, qui nous surprend
Dương Đình Khuê
Anthologie. 339
étendus à même le sol du temple communal !

Le poète suivant souligne le contraste de la vie heureuse d'un village


en temps de paix, et des ruines qu'entraine la guerre :

Năm xưa

L'an passé

Quand je traversai l'an passé ce village,


Les poules caquetaient, les chevaux hennissaient, et le bruit du pilon
résonnait tard dans la nuit.
A peine le vent soufflait que le paddy était transporté à la véranda
Pour que des jeunes filles le vannassent en cadence.
Autant de ces doux bruits,
Et c'étaient autant de ryhmes de vie d'un village vivant en paix.
J'arrêtai mes pas dans ce paysage si doux
Et crus y retrouver l'âge d'or des Saints Empereurs.
Quelques jeunes filles aux joues vermeilles
Inclinaient leurs bustes pour tirer l'eau du puits communal.
Au lointain résonnaient des rires en cascades :
Etait-ce le chant des oiseaux, ou la voix limpide des belles demoiselles.
Mon coeur s'émouvait à regarder leurs beaux yeux,
Leurs dents laquées, et leurs lèvres roses si taquines.
Leurs échines souples
Qui se courbaient sous les fléaux
Se dandinaient en cadence
Avec l'harmonie d'un poème.
Je cherchais le rêve en suivant l'une d'elles
Dont les seaux laissaient tomber des gouttes d'eau
comme de la pluie sur le chemin.
Elle s'était enfoncée dans un sentier
Alors que j'errais encore
Parmi les chemins du village,
Et qu'une voix m'invitait à boire du thé dans une auberge.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 340
Des buffles tout de noir luisants rentraient,
Et derrière une haie j'entendais des gosses ânonner leurs leçons,
Des ciseaux et des marteaux résonnaient joyeusement
M'indiquant, derrière un rideau d'aréquiers verts,
une nouvelle maison en voie de construction.
L'arôme du riz nouveau m'arrivait aux narines
Cependant qu'à la fermeture du marché, des enfants criaient
de joie en acceuillant des friandises.
Les routes du village étaient dallées de briques d'un rouge vermeil,
Et la porte du village imprimait son sourire
derrière la haie de bambous.
C'est ici que l'âme de la campagne se cristallisait,
Parmi les immenses champs verts sur lesquels
soufflait doucement le vent.
Mon coeur qui débordait d'une paix semblable à celle du soir,
Fut en même temps animé d'un amour ardent
Pour le sol de la patrie, pour ses monts et ses fleuves,
Un amour aussi immense que les champs de riz vert ondulant.

Cette année, je suis revenu à ce même village


Et n'y ai trouvé que solitude, que seul secouait lugublement le vent
Sur tous les jardins et rizières la mauvaise herbe a poussé,
Anéantissant la douce vie des années passées.
Même les champs de mûrier sont flétris.
Ce ne sont partout que charpentes renversées et toitures enfoncées
Exode ! Et encore l'exode !
Trois fois le village a été détruit ! Comment n'en serait-il pas désolé ?
En arrêtant mes pas dans le vent et la brume du soir,
Trouverai-je quelqu'un à qui je puisse confier un peu de mon chragrin.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 341

NGUYỄN BÍNH

Vrai nom : Nguyễn Bính Thuyết


(1916-1966)

Nous aurions pu parler de Nguyễn Bính dans la période de la


Jeune Garde, car la plupart de ses œuvres ont été publiées en 1940 et
1941:
Lỡ bước sang ngang (Manquer un passage du ferry-boat)
Tâm hồn tôi (Mon état d'âme)
Hương cố nhân (Vestiges parfumés du passé)
Mười hai bến nước (Les douze débarcadères)

Si nous ne l'avons pas fait, ce n'était pas parce que c'était un poète
médiocre. Au contraire ! On sent en le lisant cette ardeur enthousiaste du
jeune homme qui naît à la vie et à l'amour. Voici par exemple un
délicieux tableau du printemps :
Xuân về
(Tâm hồn tôi)
Retour du printemps

En voyant revenir le Printemps avec le vent d'Est


Et avec les couleurs avivées sur les joues des jeunes demoiselles,
Ma jeune voisine, sur le pas de sa porte,
Elève au ciel ses yeux, des yeux oh combien limpides !
En bandes les petits gosses gambadent de-ci de-là
Lorsqu'après la pluie le ciel s'illumine du soleil nouveau.
Qui donc a argenté les feuilles de bourgeons et les tendres branches
A petits coups le vent les caresse, et puis s'en va ailleurs . . .
L'humanité heureuse se repose de ses travaux des champs
Pendant que le riz attend de mutir, doux comme du velours.
Dans tout le jardin, des fleurs de pamplemousse et d'oranger tombent
Dont le parfum capiteux attire les papillons qui tournoient
au-dessus en cercles concentriques

Dương Đình Khuê


Anthologie. 342
Sur le chemin sablonneux quelques jeunes filles,
Au couvre-sein vermeil et au turban noir, s'en vont à la fête de la pagode
Auprès de quelques vieilles dames aux cheveux blancs,
appuyées sur des bâtons,
Qui marmonnent leurs prières en égrenant leurs chapelets.

Mais les meilleurs poèmes de Nguyễn Bính sont ceux qu'il composa
sous la Résistance. Sous l'impulsion des évènements, le tendre poète
s'est transformé en un farouche barde pour se faire l'interprète de cette
intelligentsia efféminée provisoirement sous la domination étrangère,
mais prête à verser son sang pour la patrie, aussi bien et même mieux
que les ouvriers et les paysans.

Voici d'abord quelques vers (extraits de la Revue Văn n.60)


exprimant la douleur d'une mère attendant le retour de son fils parti pour
le front, pour toujours ! mais prête à accepter héroïquement sa mort :

Tant qu'il me restera un jour à vivre, a-t-il dit en partant,


je sauverai la patrie,
Mes os et mon sang serviront à édifier nos murailles . . .
Et maintenant, sous la toiture de chaume d'où tombent
des gouttes de rosée froide,
Sa mère comprime sa douleur pour attendre son retour.
Chaque nuit elle brûle des baguettes d'encens
En faisant ses prières. - Les entends-tu, mon fils ?
Mourir pour la patrie, c'est vivre éternellement.
De la guerre, ne savons-nous pas que bien peu reviennent ?

Voici encore un poème où le poète décrivit ces jeunes gens qui


moururent en 1949 pour que vive le Vietnam de demain :

Những người của ngày mai.


(trong tạp chí Văn số 60)

Les hommes de demain

Dương Đình Khuê


Anthologie. 343
Nous logeons dans une hutte étroite, mais notre âme
englobe tout l'univers
Nos coeurs souffrent, mais de compassion pour l'humanité toute entière
Des jours durant, nous ne voyons pas la lumière du soleil,
Car nous avons à travailler sans dépit dans un abri secret.
Nos yeux sont cernés de noir, à force de veiller toute la nuit,
Et notre peau devient exsangue, sous la piqure
d'innombrables moustiques.
Voici tout ce qui nous reste en particulier :
Une serviette, et un costume enveloppés dans le ballot.
Depuis trois ans, nos pieds n'ont plus connu les sabots,
Et nous mangeons du riz moisi avec l'humidité des nuits pluvieuses.
Certains de mes compagnons ont eu une vie aventureuse,
Ont changé de nom, ont erré à l'étranger
D'où, ne pouvant oublier les malheurs de la patrie,
ils regardaient obstinément la frontière
Le pays natal est le Centre montagneux
Dont le rivage sinueux est bordé de sable jaune,
Où dans la nuit tranquille s'élève parfois une chanson
Sur la plage déserte que traverse un fleuve au ruban argenté.
D'autres viennent de la plaine immense du Sud
Où l'on se désaltère, à midi, du lait sucré de coco,
Où des jeunes marchandes de légumes,
Ramant gracieusement sur leur barque chargée de fruits de kanitier
Suivent les arroyos pour s'enfoncer dans l'océan des plants de riz.
Il y en a qui viennent du Nord lointain,
Qui en sont partis on ne sait depuis combien d'années,
Loin de leurs parents, de leurs frères et sœurs, loin de tout,

Des champs de mûrier vert, des passerelles jetées


sur la mare, des toitures de chaumes,
Et des jeunes filles se lavant les cheveux à l'eau parfumée . . .
- Mais ces sentiments privés sont devenus des images foues . . .
. . . Ils viennent de la terre, et gaiement ils acceptent de se faire terre
Pour édifier une indépendance durable.
Qui sont-ils ?
- Ce sont les hommes de demain.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 344

ĐẰNG PHƯƠNG

Vrai nom : Nguyễn Ngọc Huy

La Résistance enrôlait sous ses bannières toutes les classes sociales :


paysans, ouvriers, bourgeois, intellectuels, etc. Surtout les intellectuels,
que l'esclavage doré du colonialisme a pu égarer momentanément, mais
dont le sang généreux s'est mis à bouillonner aussitôt que l'occasion se
présenta de continuer la mission millénaire de leurs ancêtres les lettrés.
Nous en avons vu jusqu'ici qui n'ont pas passé par la grande porte de
l'Université. Voici maintenant un docteur en sciences politiques et
économiques : Đằng Phương, alias Nguyễn Ngọc Huy. De son œuvre :
Hồn Việt (L'âme du Vietnam), nous extrayons le poème suivant :

Ngày tang Yên Báy

Jour de deuil à Yên Báy


Vive le Vietnam ! Vive le Vietnam !
Dans l'aube naissante emmitoufflée de brume glaciale,
Treize vivats ont résonné avec quel héroisme
Pour essayer de réveiller tout le peuple du Vietnam.
Furieusement le vent hurle sa plainte,
Et du haut du ciel la brume blanche étend son linceul
Que tamise légèrement la lumière blafarde de l'aube,
Sur Yên Báy muette dans sa douleur.
Au milieu des épées et des fusils étincelants,
Treize héros Vietnamiens, magnifiquement,
S'avancent à petits pas vers l'esplanade d'honneur.
Parmi la foule qui se tient morose, tête baissée,
Quelques viellards aux têtes blanches versent deslarmes
Et s'évanouissent après avoir crié : Ô mon fils !
Une vague tristesse voile soudain

Dương Đình Khuê


Anthologie. 345
Les yeux qui ont méprisé la douleur
Des héros sur le point de quitter la vie.
Mais en une seconde la mine souriante
Réapparait sur ces nobles visages.
Pour eux qui se sont offerts en sacrifice à la patrie,
Que peuvent peser les sentiments de famille ?
Quelle ironie amère ! Pour servir le pays,
Ils doivent ravager le coeur de ceux qu'ils aiment et respectent.
Mais voici que la minute solennelle arrive.
Après avoir jeté un regard douloureux
aux monts et aux eaux,
Calmement ils montent à tour de rôle à l'échafaud,
En poussant d'une voix vibrante ce cri :
"Vive le Vietnam !". Une tête tombe.
"Vive le Vietnam !" . Le suivant s'avance
Et la Mort respectueusement inscrit les noms
Des héros sur la stèle des Morts pour la patrie.
Après Đức Chính, voici arrivé le tour de Thái Học !
Il s'incline pour regarder les cadavres de ses camarades,
Puis sourit. Il relève sa tête pour regarder
Ceux qui sont venus l'assister à l'heure suprême.
Pour dire un dernier adieu à ses compagnons de lutte,
Il pousse soudain un vivat qui éclate jusqu'au ciel.

Mais il est aussitôt poussé


Vers la guillotine qui étend son bras pour le saluer.
Le couperet s'abaisse, la tête tombe, le sang se répand.
Héros du Vietnam, vous avez vécu !

Les colonialistes qui contrôlent l'exécution


se regardent satisfaits
Comme si toutes leurs inquiétudes allaient désormais disparaître.
Ils se frottent les mains, et poussent des soupirs d'allégresse.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 346
Au milieu de la foule pleureuse, Nguyễn Thị Giang 1,
Dominant la douleur qui lui déchire les entrailles,
Se tient hagarde et immobile auprès de Hữu Cảnh.

Dans la lumière matinale le vent qui rugit de fureur


Semble jurer aux mânes des héros
De diffuser sur tout le Vietnam martyrisé.
Les cris héroïques et puissants
De ceux qui sont morts pour la race Vietnamienne

Vive le Vietnam ! Vive le Vietnam !


Se diluant dans le vent gémissant et sanglotant,
Ces treize cris héroïques
S'efforcent de réveiller tout le peuple du Vietnam.

Les corps des héros sont anéantis sous la forêt,


Mais leurs vivats résonnent toujours et partout.
Et quinze ans après le jour endeuillé de Yên Báy2
Tous les descendants des Immortels et des Dragons se sont redressés
Pour chasser les barbares hors des monts et fleuves.
Depuis de deux ans 3 la terre vietnamienne est imbibée de sang rouge ,
Mais les combattants gardent leur résolution farouche
De lutter jusqu’à ce que le Vietnam
Recouvre sa complète indépendance.

Ainsi le sang qui s'est projeté vers le ciel


Par un matin, quinze ans auparavant,
A dessiné le tableau des héros jurant
De délivrer la patrie de sa morne servitude.
Jusqu'à dix mille ans, tout le peuple du Vietnam
Saura conserver dans son coeur le souvenir de ce jour,

1
Fiancée et compagne de lutte du leader nationaliste Nguyễn Thái Học. Le
lendemain de l’exécution, elle se rendra au village de son fiance pour s’y suicider,
affirmant par ce geste qu’elle est unie à lui après comme avant leur mort.
2
C’est-à-dire en 1945 (1932+13=1945)
3
Donc ce poème fut écrit en 1947 (1947-2= 1945)
Dương Đình Khuê
Anthologie. 347
De ce jour qui fut le jour endeuillé de Yên Báy !

Vive le Vietnam ! Vive le Vietnam !


Déchirant le voile de brume froide qui emmitoufflait l'aube naissant
Treize vivats qui résonnèrent avec quel héroisme
Ont réveillé tout le peuple du Vietnam.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 348

Dương Đình Khuê


Anthologie. 349

QUANG DŨNG

Vrai nom : Bùi Đình Diệm


( 1921 - 1958 )

Révolutionnaire dès sa plus tendre jeunesse, il s'est expatrié en Chine


pour apprendre la technique révolutionnaire à l'Université de la
Résistance de Chung King (Trùng Khánh kháng chiến đại học hiệu). A
sa sortie de l'école, il a combattu dans l'armée nationaliste chinoise
contre les Japonais. En 1945 il rentra au Vietnam pour se mettre à la
disposition du Gouvernement Việt Minh. Quand s'étendirent les hostilité
franco-vietnamiennes, il fut nommé chef d'état-major du fameux
régiment suicide Tây Tiến (Vers l'Ouest). Puis il fut versé dans le groupe
des écrivains de la Résistance de la Troisième Inter-Région en 1951.

Il aurait participé au mouvement Nhân Văn (Humanisme) dirigé en


1958 contre la dictature exercée par le Parti Communiste sur la création
littéraire. On n'a depuis plus entendu parler de lui.

Nous citons de lui deux poèmes : un épique, sonnant la fanfare, et un


lyrique, laissant percer sous la cuirasse du guerrier la fleur bleue du
jeune homme tendre.

Đoàn quân Tây Tiến

L'armée de l'Ouest

Crânes nus, les soldats de l'armée "Vers l'Ouest",


Féroces comme des tigres dans leurs pantalons verts,
En franchissant la frontière où tendent leurs rêves héroïques,
Rêvent chaque nuit de Hanoi où les attend
une gracieuse silhouette féminine.
Le long de la frontière reposent d'innombrables héros
Qui ont sacrifié leurs vertes années sur les lointains champs de bataille,

Dương Đình Khuê


Anthologie. 350
Le corps enveloppé d'un manteau de guerre en guise de natte,
Sur les bords du fleuve Mã1 dont les flots mugissants gardent l'écho du
chant des combattants en marche
Sans promettre de revenir sont partis les soldats de l'armée
"Vers l'Ouest"
Sur la route infinie qui les éloignait chaque jour
un peu plus du sol natal.
De toute l'armée de l'Ouest qui partit en ce printemps là,
Pas une âme n'est revenue au delta ! A eux tous Sam Neua 2 fut la tombe.

Ce farouche guerrier, insensible aux fatigues corporelles, était


cependant un intellectuel dont le Matérialisme communiste n'a pu
éteindre la flamme sacrée de la pitié humaine :

Quán bên đường

L'auberge sur le bord de la route

Par un midi éclatant de soleil, je marche sur la route,


Et je me suis arrêté dans une auberge décrépite, aux murs branlants
Son maigre échalas de luffa ne promet pas grand'chose,
Et le riz étant cher et la route longue, pas un client n'est en vue
Je trouve l'hôtesse couchée sous une épaisse couverture laissant
déborder ses lourds cheveux,
Tandis que la sueur ruisselle sur ma veste.
Je comprends que sur la route d'exode traversant
maints ruisseaux et maintes forêts,
Elle délire de fièvre qui rosit ses joues.
Pauvre demoiselle, toute seule dans une maison déserte,
Qui grelotte sous une couverture rose brodée de fleurs !
Sa boutique où gisent épars quelques flacons à moitié vides,
Et son vieux pantalon tout rapiécé trahissent sa misère.
1
Sông Mã : fleuve traversant la partie septentrionale du Nordet du Centre-
Vietnam, et le Haut Laos.
2
Sam Neua: province du Haut Laos.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 351
Je me rappelle soudain que tous deux sans abri,
Elle errant sur le chemein de l'exode, et moi volontaire
de l'Avant-Garde,
Nous avons ensemble quitté Hanoi,
Et mon coeur déborde soudain de pitié.
Mon thé payé, je suis parti sous le soleil brulant
Sur la route longue . . . irréelle . . . qui s'allonge
sous les monts et les nuages.
Mon âme de soldat s'est accrochée à vos cheveux,
Mais vous, Mademoiselle, vous en doutez-vous seulement ?

Dương Đình Khuê


Anthologie. 352

ÁI LAN

Vrai nom : Lê Liễu Huê

Le beau sexe n'a pas fait défaut à la littérature de la Résistance. Son


représentant le plus connu est Ái Lan, née en 1910. Elle a collaboré à
divers journaux et périodiques :

Đuốc Nhà Nam ( La torche de la maison Vietnamienne),


Phụ nữ tân văn (Journal des dames),
Phóng sự tuần báo (Hebdomadaire de reportage), etc.

A publié en 1950 le recueil de poèmes :


Trên đường (Sur le chemin).

Contrairement à ce qu'on pourrait penser, cette poétesse ne chante pas


les doux sentiments du coeur. Et sa lyre, au lieu de murmurer des mots
d'amour, faisait résonner des accords vengeurs qui réclamaient du sang :

Thu bất hủ

L'immortel automne
Le sang de l'insurrection bouillonna sur le pays Việt
En cet automne immortel, sous le ciel du Sud,
Pour briser les fers qui nous ont enchainés depuis quatre-vingts ans
Voici comment s'est faite l'Histoire Vietnamienne contemporaine :

Dans ma mémoire je conserve éternellement l'image


Des foules qui, tels les flots de l'Océan
Se précipitant à l'assaut des digues et des rivages,
Marchèrent sous une voûte d'étendards pour acclamer la Juste Cause.

Dans leurs hurlements résonnèrent des paroles héroïques,

Dương Đình Khuê


Anthologie. 353
Et leurs pas précipités furent une cavalcade effrénée.
La voûte du ciel s'emplit d'une majesté sacrée
De la foi de millions d'hommes combattant pour la libération.

Ils aspirèrent dans leurs poitrines l'air pur du ciel immense,


Et étendirent leurs bras pour embrasser le bonheur de la liberté.
Ivres, furieux, et rugissant,
Ils jurèrent d'orner avec leur sang une page d'Histoire.

Cet automne, un automne immortel


Qui s'étendit sur toute l'Asie
Et qui résonne sur toute la Terre,
Cet automne-là fut l'automne de la Libération.

Et voici un résumé de l'Histoire de Vietnam, vue par une citoyenne le


lendemain de l'indépendance recouvrée :

Dân Tộc Việt Nam

Le peuple Vietnamien

Voici le peuple Việt, dont l'Histoire


Depuis mille ans a raconté l'héroïque épopée :
Soit dans la Longue Cordillère 1 infiniment haute et large,
Soit dans les vertes forêts de Yên Thế 2 que traversa
le souffle sacré de l'héroïsme,
Soit à la porte de Chi Lăng 3 où se sont engagées
tant de bataille décisives,
Soit sur la cime du mont Lam 4 qui brillait de tant de gloire,

1
La Chaine Annamitique, osature du Centre-Vietnam.
2
Yên Thế, où s’est retranché Hoàng Hoa Thám pour lutter contre la domination
française jusqu’en 1913.
3
Chi Lăng, sur la frontière du Nord-Est, où Lê Lợi brisa la contre-offensive
chinoise en 1427.
4
C’était à Lam Sơn que Lê Lợi leva l’étendard de l’insurrection en 1418 contre la
domination chinoise.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 354
Soit au fleuve Bạch -Đằng 5 éternellement héroïque,
Soit dans le courant du Hát 6 toujours gémissant aux heures de mar
Soit sur la colline Đống Đa 7 où résonne encore
l'écho des cris de victoire,
Soit sur les eaux du Mê Linh 8 qui gardent à jamais
l'image des reines Trưng,
L'Histoire nous a gardé le miroir
Du Vietnam luttant sans une minute de répit,
De l'antiquité jusqu'à nos jours,
Sans jamais s'agenouiller devant l'ennemi.
Tantôt ouvertement, et tantôt clandestinement,
A travers mille épreuves et mille difficultés,
Pour maintenir son indépendance, et garder intacts
les monts et les fleuves,
Il a juré d'abattre toutes les iniquités.
Le Vietnam continuera la lutte jusqu'au bout. Jamais il ne reculera !

5
Le fleuve Bạch Đằng arrosant la province de Quảng Yên a été le théâtre de deux
célèbres victoires navales : Ngô Quyền y anéanti la flotte des Nam Hán en 938, et
le prince Hưng Đạo renouvela cet exploit en 1288 contre la flotte mongole.
6
Les reines Trưng se sont suicidées au fleuve Hát après avoir été vaincues par le
général chinois Mã Viện.
7
Les cadavres des soldats chinois masacrés lors de la prise de la capitale Thăng
Long par l’Empereur Quang Trung en 1789 ont été entassé en monticule à Thái Hà
ấp, sur la route menant de Hanoi à Hadong.
8
Mê Linh, pays originaire des reines Trưng, dans l’actuelle province de Phúc Yên.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 355

ĐÔNG XUYÊN

Vrai nom : Nguyễn Gia Trụ

Le lecteur serait-il à la fin fatigué de ce roulement continu de


poèmes héroïques que nous n'en serions pas surpris. Aussi, pour le
reposer, allons-nous lui présenter un poète infiniment doux, infiniment
modeste, qui a regardé se dérouler les évènements tragiques de son
temps en spectateur résigné et désabusé. Nous voulons parler de Đông
Xuyên, né en 1906, auteur du recueil Thuyền thơ (La barque de la Muse)
paru en 1958, mais dont plusieurs poèmes ont été écrits pendant la
Résistance.

Citons de lui d'abord le poème Hạt cát sông Thao (Le grain de sable
du Sông Thao) qu'il écrivit en 1948, alors que modeste fonctionnaire il
suivait son Administration itinérante à Phú Thọ. On y sent, en même
temps que la douleur patriotique d'un citoyen devant les malheurs de son
pays, l'impatience inavouée d'un citadin fatigué des épreuves de la
Résistance :

Hạt cát sông Thao

Le grain de sable du Sông Thao 1

Lugubrement les nuages étendent leur voile noir sur le mont Nả


Cependant que du fleuve Thao l'écume blanche effrange
les bancs de sable.
La pluie fait rage, le vent souffle avec violence
Sur les monts et les fleuves, faisant mon coeur se serrer
douloureusement.

Un grain de sable qui repose au fond de l'eau

1
C’est le nom du Fleuve Rouge dans la section qui arrose Phú Thọ.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 356
Regarde, perplexe, le Ciel élevé et le fleuve profond
qui défilent au-dessus de lui.
Oh ! la pluie et le vent continuent à se déchainer !
Quand le ciel redeviendra-t-il beau ?
Quand l'eau redeviendra-t-elle claire ?

Pour le moment, l'eau est trop trouble ! Le ciel ne voit pas le sable
Et ne discerne même pas les grains d'or 2
En nombre infini sont les grains de sable
Qui roulent au gré des flots, à l'aventure.

Ô vent, souffle moins fort


Ô pluie, tombe plus légèrement
Pour que l'eau trouble du fleuve se clarifie progressivement,
Pour que le lit de sable puisse être vu du ciel bleu !

Pour le moment, sachant à part soi qu'il est pur,


Le grain de sable d'or se cache dans le lit du fleuve.
Pluie et vent se déchainent.
Quand le ciel redeviendra-t-il beau ?
Quand l'eau redeviendra-t-elle claire ?
Mais les nuages continuent à gravir la montagne,
Le vent accroit sa violence, et les vagues se font plus hautes.
Dans ce déchainement de la pluie et du vent
Sur les monts et les fleuves, mon coeur se serre douloureusement.

Dans ce poème, l'auteur s'est comparé au grain de sable qui assiste


épouvanté et impuissant, au déchainement des forces de la Nature.
C’était d'ailleurs un grain de sable renfermant de l'or, symbole de la
pureté de l'âme, mais cette pureté, hélas, n'avait aucune valeur quand
parlaient le canon et la haine.

Cet état d'âme nous laisse prévoir que le poète incompris finira par
abandonner la Résistance pour rechercher une paix précaire en zone

2
Le Fleuve Rouge, à certains endroits, charrie des grains d'or.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 357
occupée. Le poème suivant, écrit en 1951, montre un homme désemparé
qui, en retrouvant son Hanoi ravagé par la guerre, ne put s'empêcher de
laisser percer un certain complexe de culpabilité envers la Résistance
qu'il avait désertée :

Về qua Tây Hồ

Je revois le Grand Lac

Sur le Grand Lac les fleurs s'éparpillent


Tandis que je reviens ici pour accueillir le vent du printemps.
Au pied de la digue, les murs des maisons détruites
montrent leurs plaies sanguinolentes,
Et sur la surface de l'eau, les feuilles des lentilles d'eau
s'accumulent en couche verte épaisse.
Le bonze qui fait ses dévotions dans cette vieille pagode
n'est pas devenu Bouddha 1
Et la garnison qui garde ce fort élevé comprend
toujours des soldats Français !
En écoutant les vagues se déferler sur le rivage
Mon coeur se serre, mais qui le sait ?.

En somme, Đông Xuyên représente bien le moyen Viêtnamien au


temps de la Résistance, à moitié enflammé pour le combat à outrance, et
à moitié fatigué des rigueurs de l'exode de plus en plus graves, car les
forces françaises élargissaient sans cesse la zone occupée, de sorte que
la population de Hanoi qui avait pu, au début de la Résistance, se
réfugier dans les provinces voisines telles que Hadong, Hanam, devait

1
Qu’a voulu exprimer le poète dans ce vers” Voulait-il constater que la guerre de
Libération avait été inutile, malgré des destructions et des sacrifices sans nombre?
Mais alors il condamnerait la Résistance ce qui est manifestement inconcevable.
Nous devons donc supposer que le poète ait simplement déploré l’insuffisance de
solidarité nationale qui n’avait pas permis à la Résistance d’être plus rapidement
victorieuse. Et cette insuffisance de solidarité nationale serait due au leadership du
Parti Communiste qui, avec sa politique de lutte de classes, aurait rejeté beaucoup
de combattants – dont le poète – vers la zone occupée.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 358
émigrer de plus en plus loin, jusqu'à la Haute-Région (Laokay, Laichau,
Caobang) sans rizières et sans routes, c'est-à-dire difficilement
ravitaillée, où par contre abondent les moustiques transporteurs de
malaria. Etre résistant, oui, tout le monde est d'accord, mais il faut
d'abord vivre. Comment faire de la Résistance si l'on meurt de faim, de
maladies, ou si l'on est sommairement exécuté parce que suspect d'être
francophile, ou simplement nationaliste, bourgeois, intellectuel,
propriétaire foncier, etc ?

Dương Đình Khuê


Anthologie. 359

ĐÔNG HỒ

Vrai nom : Lâm Tấn Phác.

Né en 1906 à Hà Tiên. A été connu dans le monde des lettres dès


l'époque du Nam Phong par une œuvre célèbre : Linh Phượng, espèce de
journal dans lequel il consignait ses impressions lors de la mort pré-
maturée de sa femme. Si nous ne l'avons pas reproduite, c'est parce
qu'elle était exactement la réplique du Giọt lệ thu (Larmes d'automne) de
Madame Tương Phố pleurant la mort de son mari, et que nous
craignions de donner au lecteur une impression trop larmoyante de notre
littérature des années 1920.

Au cours de la Résistance, Đông Hồ s'est réfugié à Saigon où il a pris


un autre pseudonyme : Đại ẩn Am (La grande cachette secrète). C'est
sous ce dernier pseudonyme qu'il a écrit le poème suivant publié dans le
recueil Thơ Mùa Giải Phóng (Poèmes de la Libération) :

Xuân còn đâu nữa

Le printemps n'est plus !

Les fleurs ne sont points roses, les feuilles ne sont points vertes,
Et des nuages gris plombé s'arrêtent suspendus
au-dessus de la citadelle.
Même les oiseaux cessent de faire entendre leur musique céleste,
Car les coeurs printaniers sont occupés à se lamenter sur la guerre,
Cependant que les chars d'assaut se dressent à côté des saules lacérés
Et que des mitrailleuses crépitent sur les bois d'abricotiers dépouillés.
Il est minuit du dernier jour de l'an ; mais où sont
les volutes de fumée d'encens ?
Au premier jour de l'an nouveau, le vent qui arrive est
chargé de puanteurs !
Dương Đình Khuê
Anthologie. 360
Les nuages noirs s'amoncellent sur le ciel du Nord,
Et les flots mugissants se précipitent vers la Mer du Sud.
Les pivoines roses inscrivent en lettres de sang des vers vengeurs,
Et la blanche chandelle bouillonne sous le reflet de l'épée sacrée.
Où donc est la douce pluie refraichissant la nature au printemps ?
Partout débordent les larmes amères sur la condition humaine.
En ce printemps ne se voit que le spectacle des noyades en terre ferme,
Et le Tết dessine le tableau de l'enfer sur le monde des vivants.
Ô brocart ! Ô fleurs ! Ô coupes de jade !
Le vin est bien insipide pour donner la saveur de la paix.
Les pavillons dorés aux portes closes pleurent
sur les hirondelles absentes,
Et les jardins verts aux barrières condamnées portent
le deuil des loriots disparus.
Seul un papillon, qui vient je ne sais d'où, après s'y être hasardé
Pour y chercher en vain le printemps, s'envole confus à tire-d'ailes.

En 1946, c'est-à-dire pendant la Résistance, Đông Hồ a également


écrit un poème remarquable : Chuỗi ngọc (Le collier de perles) qui, bien
que relatant un fait qui découle de la guerre, serait mieux à sa place
ailleurs. Aussi nous réservons-nous de l'étudier plus tard, dans la période
qui suit 1954.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 361

CHAPITRE X
LE THÉÂTRE

Excellent instrument de propagande, le théâtre a été largement


utilisé sous la Résistance. Et dans chaque village, à la moindre occasion
: fête de la mi-automne, Nouvel An, anniversaire de naissance de l'oncle
Hồ, etc, étaient jouées des pièces de théâtre innombrables sur les
glorieuses victoires remportées sur l'ennemi, sur la cruelle tyrannie
exercée par les propriétaires fonciers sur leurs tenanciers, etc. De ce
fourmillement rien ne nous reste, car les pièces de théâtre étaient le plus
souvent improvisées par les acteurs sur un scénario brièvement exposé
par l'un d'eux. Rares étaient les pièces de théâtre composées par de
véritables écrivains.

Je me rappelle néanmoins avoir assisté au Théâtre Municipal de


Hanoi en 1953, à la première représentation d'une tragédie en vers
intitulée Bến nước Ngũ Bồ (La débarcadère de Ngũ Bồ) de Hoàng Công
Khanh. Mais la malchance a voulu que j'aie laissé égarér le livre lors de
l'exode au Sud, en 1954, et depuis il m'a été impossible de m'en procurer
un autre exemplaire.

Pour combler cette lacune regrettable, je suis forcé de me rebattre sur


une autre pièce de théâtre, également historique, mais en prose, ce qui en
diminue considérablement le charme. Il s'agit du Tiếng trống Hà Hồi
(Les coups de tam-tam de Hà Hồi), composé par Hoàng Như Mai, et
représenté pour la première fois, d'après la préface de l'auteur, au temple
communal d'un village de Thái Bình, puis porté sur la scène du théâtre
Municipal de Hanoi le 31 Décembre 1951. A cette date-là, je n'étais pas
encore rentré à Hanoi et n'ai pu assister à cette représentation. Mais au
moins le livre m'est resté.

C'est une toute petite pièce de 40 pages environ, en 3 actes. Elle se


propose de décrire l'état d'âme des lettrés en cet hiver 1788-89 où les

Dương Đình Khuê


Anthologie. 362
troupes mandchoues, venues au secours de l'empereur Lê Chiêu Thống
contre les Tây Sơn, foulèrent d'un pas arrogant le sol de la capitale
Thăng Long, sans se douter que quelques jours plus tard l'empereur
Quang Trung, accouru précipitamment du Sud en marches forcées, les
écraserait dans une bataille-éclair (d'abord à Hà Hồi, puis à Đống Đa).

Cette pièce mettant en scène un évènement historique de 1788, fut


évidemment une allusion à la situation de notre pays durant les années
de Résistance : Nombre de diplômés des grandes écoles, de hauts
fonctionaires se réfugiaient à Hanoi sous la protection de l'ennemi, tout
en professant le plus pur patriotisme. Dans la pièce de théâtre, ces
grands intellectuels étaient représentés symboliquement par trois lettrés
entourés de la vénération universelle : M. le Docteur, M. le Professeur et
M. le Bachelier. Hélas ! ces distingués disciples de Confucius, qui
n'avaient à la bouche que les mots de vertu, d'héroïsme et de patriotisme,
se dégonflèrent pitoyablement lorsque leurs élèves Trần et Vũ leur
proposèrent de diffuser des tracts appelant le peuple à se soulever contre
l'agresseur étranger.

Voici la scène II de l'acte II. Le premier, M. le Docteur s'est esquivé


devant les rires mo queurs de M. le Bachelier :

M. le Bachelier (riant aux éclats) - Et voilà comment sont nos docteurs et


grands mandarins ! En rentrant chez lui, ce vieux ne manquera pas de
s'évanouir de frayeur ! Et il se dit disciple de Confucius ! C'est honteux
pour l'esprit héroïque des lettrés ! Bon pour dire des forfanteries, oui ?
Ca, un docteur ? C'est simplement parce que :
Le succès sourit aux infimes gens favorisés par la chance,
Tandis que les héros doivent avaler l'amertume de la défaite quand
l'infortune les poursuit1
Laissons donc ce vieux rentrer chez lui. Tout au plus est-il
boursouflé d'une vaine littérature ; quant aux grandes questions
intéressant le salut du pays, que peut-il savoir pour que nous lui
demandions son avis ?

1
Citation du fameux poème de Đặng Dung (Voir notre précédent ouvrage Les
Chefs d’œuvre de la littérature vietnamienne, p.44)
Dương Đình Khuê
Anthologie. 363
Trần. - Respectable Maître, je ne pouvais croire M. Le Docteur capable
d'un pareil comportement. Je croyais que cette affaire importante de
l'Etat . . .
M. le Bachelier. - Vous voyez que les lauréats des grands concours n'ont
qu'une réputation sur faite et rien de solide dans la tête. Qu'ils soient
convoqués par un officier manchou, et vous les verriez trembler et pâlir
à faire pitié ! (Prenant la pipe à eau pour tirer une bouffée) Mais, mon
cher, ceci est très secret, et il faut prendre toutes les précautions
indispensables. Le sage doit s'entourer de prudence, est-il écrit. Y a-t-il
quelqu'un à la maison ?
Trần. - Respectable Maître, toutes les précautions ont été prises, j'ai
renvoyé tout le monde. Cette pièce est d'ailleurs loin de la route, ainsi
nous pouvons causer tranquillement.
M. le Professeur (regardant à la dérobée depuis un certain temps, puis se
levant brusquement) . - Vous trouverez que j'ai tort, mais je vous prie de
vouloir bien m'excuser . . . Une affaire urgente m'oblige à rentrer chez
moi tout de suite.
M. le Bachelier (le retenant) .- Vous vous en allez aussi ? Mais vous
n'avez aucune affaire urgente que je sache. Nous sommes à la fin de
l'année, et tous vos élèves sont rentrés chez eux pour fêter le Tết. Même
si vous êtes occupé, restez ici un moment encore, nous rentrerons
ensemble.
M. le Professeur. -Mais je ne connais rien aux affaires de l'Etat. Je ne
vous serais d'aucune utilité en restant. Je vous demande la permission
de me retirer.
M. le Bachelier.- Comment ! Monsieur le mandarin de l'enseignement,
vous qui êtes chargé de former les étudiants qui seront plus tard les
soutiens de la Cour, vous dites que vous ne connaissez rien aux affaires
de l'Etat ! Allons, restez assis un moment encore. Si vous n'avez rien à
dire, vous pouvez toujours nous écouter. Ne craignez-vous point que la
jeunesse se moque de vous ?
(M. le Professeur est forcé de rester, mais son visage trahit une peur
affreuse)
M. le Bachelier. - Nous allons donc discuter de la grande affaire. Tout à
l'heure j'ai entendu M. Trần exposer d'une façon très poignante la
situation de notre pays. Notre peuple est comme couché sur du feu
ardent et de l'eau bouillante. Et chaque jour de retard amènera un
Dương Đình Khuê
Anthologie. 364
cortège de calamités. Je regrette d'être déjà vieux, et ne sais si je
pourrai vous êtes utile à quelque chose. " Le pays n'est pas vengé que
ma tête est déjà toute blanche ". Si j'avais trente ans de moins, je
considérerais comme un simple jeu de soutenir l'axe de la Terre2, de
prendre des lances et de capturer des prisonniers3
Trần.- Maître, Tôn Sĩ Nghị est actuellement comme un venin qui ronge
les viscères de notre peuple. L'empereur Càn Long des Mandchous est
un individu dangereux ; sous prétexte de venir en aide aux Lê, il veut
s'emparer subrepticement de notre pays sans perdre un seul soldat. Si
nous laissons trainer cet état de choses, le mal s'aggravera et deviendra
incurable. La honte de perdre l'indépendance ne nous sera pas épargnée
si nous ne nous hâtons pas de prendre des mesures.
M. le Bachelier (hochant la tête à plusieurs reprises) .- Que comptez-
vous faire?
Trần .- Maître, il faut à tout prix enlever cette épine mandchoue. Ce sera
à la fois facile et difficile, car tout dépend de la volonté populaire. Si
notre peuple est unanime à vouloir chasser l'ennemi, il n’y aura aucune
difficulté. Par contre, si la volonté populaire est dispersé je crains que
l’exploit de pacificationdes dix années3 ne soit perdu comme de l’eau
qui passe sous les ponts
Vũ.- Maître ! c'est pour cette raison que nous avons prétexté un
anniversaire pour vous inviter à venir discuter avec nous de cette
affaire. Vous êtes des miroirs de vertu pour le peuple. Si vous élevez la
voix pour nous soutenir, le succès est certain.
M. le Bachelier .- Très bien. En toute chose il faut avoir le bon droit
avec soi. Ayant le bon droit, nous serons écoutés. Et étant écouté nous
serons suivis. Par exemple, M. le Mandarin de l'Enseignement ici
présent n'aura qu'à dire un mot pour que tous les étudiants de la
Capitale et des quatre provinces4 le suivent aussitôt.
1
Encore une réminiscence du poème cité phus haut de Đặng Dung.
2
Réminiscence d’un poème de Trần Quang Khải (op. cit. ,p.30)
3
Lê Lợi, fondateur de la dynastie des Lê postérieurs, a mis dix ans (1418-1428)
pour chasser les Chinois hors de notre pays.
4
Les 4 provinces du delta environnant la Capitale Thăng Long étaient Kinh Bắc,
Hải Dương, Sơn Nam et Sơn Tây.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 365
M. le Professeur. - Messieurs, ce n'est pas si certain. Je suis leur Maître
en effet, mais il n'est pas certain qu'ils me suivront. Vous ne savez donc
pas comment sont les étudiants d'aujourd'hui ?
M. le Bachelier. - Et pourquoi ne vous suivraient-ils pas ? Observer la
Justice pour détruire l'Injustice, même les hommes et les femmes
ignorants comprendraient cela, à plus forte raison les étudiants. (Se
retournant vers Trần) : Il faut rédiger une proclamation ?
Trần.- Oui, Maître, j'ai pris la témérité d'en faire une mauvaise
rédaction que je vous prie respectueseument de vouloir bien corriger
(remettant la proclamation à M. le Bachelier)
M. le Bachelier (lisant).-
Quand nous nous remémorons le passage :
"Oublier les ancêtres dans la conservation du soir ",
Ne sommes-nous pas honteux de ne point égaler les plantes et les herbes
Allons-nous oublier les efforts des dix années de pacification ?
Pour laisser notre patrie tomber entre les mains de l'étranger ?
Devant nos ancêtres, n'avons-nous pas honte, étant hommes,
De subir le sort des chevaux et des buffles ?
Hélas ! Comment les descendants des Immortels et des Dragons
Pourraient-ils affronter le monde à visage ouvert ?
(Gagné de l'enthousiasme, M. le Bachelier lit à haute voix les dernières
phrases)
M. le Professeur.- Eh ! Plus bas, je vous prie. Si jamais quelqu'un vous
entendait, nos têtes à tous tomberaient.
Trần.- Maîtres, voici ce que nous avons projeté de faire : Après que vous
ayez retouché cette proclamation, nous la reproduirons en plusieurs
exemplaires qui seront distribués à la population. Nous comptons sur M.
le Professeur qui voudra bien, lorsque les étudiants viendront lui
souhaiter le Nouvel An, exciter leur colère patriotique par quelques
paroles appropriées.
M. le Professeur (agitant ses mains en signe de dénégation énergique).-
Ciel! Adressez-vous à un autre pour cela, ce sera préférable. Peut-être
serai-je occupé pendant le Tết. Cherchez plutôt un autre.
(Bruit soudain dans la coulisse)
M. le Professeur (effrayé). - Qu'y a-t-il ?
(Il s'apprête à fuir)

Dương Đình Khuê


Anthologie. 366
Vũ (sortant puis rentrant). - Rien. C'est simplement le chat qui a fait
tomber une boîte.
(Miaulement de chat)
M. le Professeur .- Oh ! Il a failli me faire mourir de frayeur. Je croyaiss
que quelqu'un enfoncait la porte.
Trần (à M. le Bachelier).- Maître, cette proclamation une fois diffussée,
tous ceux qui ont les même aspirations que nous viendront nous
chercher. Et quand nous en aurons assemlé un nombre suffisant pour
lever l'étendard de l'insurrection et chasser l'ennemi hors de nos
frontières, nous ferons un serment que nous prèterons en buvant du
sang, et nous fixerons le jour du soulèvement
M. le Professeur. - Surtout, ne mettez pas mon nom dans cette
proclamation, je vous en prie..
M. le Bachelier (inquiet soudain, et s'arrêtant de lire).- Bon, cette
proclamatiom est très bien écrite, avec un accent sincère. Je vais
l'emporter chez moi pour la lire attentivement.
(Il met la proclamation dans sa poche. Au dehors, bruit de
tambour et de gong)
M. le Professeur (angoissé) .- Ciel ! qu'y a-t-il encore ?
M. le Bachelier (se levant aussi). - Allez donc voir ce qui se passe.
(Vũ sort, puis rentre un moment après)
M. le Bachelier.- Alors, qu'est-ce que c'est ?
Vũ.- Maître, ce sont des soldats Mandchous qui vont exécuter quelques
hommes.
M. le Professeur.- Exécuter ! Pourquoi ?
Vũ.- Maître, il s'agit probablement de citoyens honnêtes qu'ils ont
arrêtés pour leur extorquer de l'argent. Mais ne pouvant arriver à leurs
fins, les Mandchous les ont condamnés à mort, et maintenant ils les
conduisent au lieu d'exécution.
M. le Professeur.- Condamnés à mort ? Oh ! Je vais rentrer chez moi.
Et notez que je ne suis pour rien dans ce que vous voulez faire ici.
(Epouvanté il se glisse dehors)
M. le Bachelier.- Oui, il serait peut-être préférable de surseoir à nos
projets. C'est une grande affaire, dont dépend le salut du pays. Pour
prendre les armes, il faut avoir avec soi un temps opportun, une
puissance suffisante, et une occasion favorable, toutes choses qui nous
manquent actuellement. Patientons, et attendons de voir comment
Dương Đình Khuê
Anthologie. 367
tourneront les évènements. Allons, je rentre chez moi. Restons sur cette
position. Au revoir.
(Arrivé à la porte, il se souvient de la proclamation qu'il a mise dans
sa poche. Il rentre en courant)
M. le Bachelier.- Quant à cette proclamation, je la laisse ici pour la
relire une autre fois. Et puis, c'est très bien déjà. Faites comme vous
voudrez. Il est préférable que je reste en dehors pour vous aider. Allons,
adieu.
(Il va précipitamment à la porte)
Trần (découragé).- Plus d'espoir ! Voilà ce que sont devenus les anciens
sujets des Lê ! Notre patrie est perdue !
Vũ.- Non, ne soyez pas si pessimiste. Ceux là ne sont que des manda-
rins de la Capitale ; ils sont terrorisés par le spectacle quotidien des
atrocités de l'ennemi. Mais n'oubliez pas que c'est dans les provinces
Thanh et Nghệ que réside l'âme de notre pays. L'énergie populaire dans
les monts Lam et Hồng est réputée depuis toujours indomptable. Nous
avons perdu une partie, allons en préparer une autre.

Avec quelle ironie cinglante l'auteur a décrit la covadise fanfaronne


des lettrés dégénérés de la fin du 18è siècle ! Leurs paroles et gestes,
surtout ceux de M. le Bachelier, suivent un decrescendo d'un comique
révoltant mais irrésistible. Heureusement, l'optimisme inébranlable de
l'étudiant Vũ repose sur des données historico-géographiques exactes.
L'énergie du peuple Viêtnamien ne gite pas dans l'ancienne capitale
Thăng Long (ni plustard dans la nouvelle capitale Huế), enrichie par le
commerce, amollie par les plaisirs et aveuglie par le voisinage des
grands mandarins, mais plutôt dans ce réduit montagneux et sauvage de
la partie septentrionale du Centre-Vietnam, où l'héroïne Triệu thị Chinh
a levé l'étendard de l'insurrection contre les Ngô, où le prince Hưng Đạo
s'est réfugié en attendant le moment de reprendre l'offensive contre les
Mongols, d'où Lê Lợi est sorti pour chasser les Minh hors du royaume,
où l'empereur Quang Trung a rassemblé ses soldats avant de les lancer
au Nord contre les Mandchous, et où plus récemment tant de héros
comme Phan Đình Phùng se sont fortifiés pour mener une résistance
désespérée contre la domination française. L'empereur Trần Nhân Tông
l'avait bien compris en composant ces deux vers immortels au moment
le plus crucial de l'invasion mongole en 1284 :
Dương Đình Khuê
Anthologie. 368
Cối Kê cựu sự quân tu ký
Hoan Ái do tồn thập vạn binh.
(Rappelez-vous l'histoire ancienne de Cối Kê
Et qu'il nous reste cent mille geurriers dans les provinces Hoan et Ái1).
Mais revenons à notre pièce de théâtre. Déçus dans leur espoir de
compter sur les commités de l'intelligentsia pour soulever la population
de la Capitale, nos deux étudiants Trần et Vũ cherchèrent autre chose.
Vũ réussit à s'aboucher avec des mariniers partant pour Nghệ An, et vint
proposer à son ami Trần de s'enfuir ensemble pour Nghệ An, et vint
proposer à son ami Trần de s'enfuir ensemble pour aller s'engager sous la
bannière de l'empereur Quang Trung des Tây Sơn. Mais Trần était
marié. Lui parti, que deviendraient sa femme et son enfant ?
Après d'angoissantes réflexions, il décida de les tuer avant de partir.
Voici la scène du dénouement :

Mme Trần (interreogeant de l'intérieur).- Vous n'êtes pas allé vous


reposer ?
(Grondement de canon dans le lointain)
Trần.- Tout à l'heure. Dormez avec l'enfant.
Mme Trần (de l'intérieur).- C'est étrange ! Qui donc s'amuse à brûler
encore des gros pétards ? Nous sommes déjà au troisième jour du Tết,
cependant.
(Pleurs de l'enfant, et voix de Mme Trần le berçant. Puis le silence
s'établit graduellement, indiquant que la mère et l'enfant se sont
endormis. Pendant ce temps, Trần reste assis silencieusement, les yeux
fixes comme hypnotisés par une idée obsédante.
Au dehors, des cris de hibou et des aboiements de chiens se font
è
entendre par inter mittences. Le tam-tam indique la 3 veille. Trần se
redresse soudain, va à l'épée qu'il contemple une seconde avec hési-
tation, puis résolument la tire du fourreau et s'achemine vers la chambre.
Sa femme aussi se réveille à ce moment-là, on entend le bruit de ses
sabots. Tenant d'une main une petite lampe, elle sort et regarde avec
étonnement son mari )

1
Voir notre précedent ouvrage: Les Chefs d’œuvre de la littérature vietnamienne,
p22.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 369
Mme Trần.- Pourquoi veillez-vous si tard ? Et pourquoi tenez-vous
cette épée nue ? Il y a des voleurs dans la maison ?
Trần (d'une voix hagarde) .- Je partirai pour Nghệ An à la cinquième
veille.
Mme Trần.- Pourquoi faire ? Pourquoi ne m'en avez-vous pas parlé
plus tôt ?
Trần.- C'est une affaire importante que je ne pouvais vous dévoiler.
Mme Trần.- Vous savez bien que vous êtes le seul homme dans la
maison. Si vous partez, qui nous protégera, mon enfant et moi ? Je
vous supplie de penser à nous un peu.
(Elle pleure)
Trần (d'une voix effrayante) .- Si, j'ai pensé à vous et à notre enfant. J'ai
trouvé une solution en ce qui vous concerne.
(Juste à ce moment, on entend frapper à la porte, et la voix de Vũ)- Hé!
Mon ami !
(Hagard, Trần se redresse)
Mme Trần.- Ce doit être la voix de M. Vũ. Que peut-il nous annoncer, à
cette heure de la nuit ?
Voix de Vũ au dehors .- Trần ! Ouvrez vite, mon ami !
Trần .- Vũ est arrivé1. Je ne puis laisser tomber la grande affaire . Ma
décision est prise.
(L'épée à la main, il se précipite vers la chambre)
Mme Trần (le saisissant au bras).- Qu'est-ce que vous faites donc ? Vous
m'effrayez.
Trần (s'efforcant de se dégager) .- Lachez-moi.
Voix de Vũ criant au dehors.- Mon ami ! vite ! vite !
(Au dehors, coup de fusil, cris d'hommes et aboiements de chiens se
croisent. Mme Trần, ahurie, court à la porte qui s'abat juste à ce
monment. Vũ se précipite dans la maison, une torche allumée à la main)
Vũ.- Mon ami, mon ami ! Les Tây Sơn sont arrivés ! Ils ont écrasé les
défenses de la Capitale. Et notre peuple s'est dressé pour tuer l'ennemi.
Vite, vite, courons arrêter leur général Tôn Sĩ Nghị.
----------
1
Trần croit que Vũ arrive pour le conduire au fleuve où ils s’embarqueront pour
Nghệ An, comme cela a été convenu entre eux. Mais naturellement, Vũ ignore la
tragique décision de son ami, contrecarrée de justesse!

Dương Đình Khuê


Anthologie. 370
(Les deux se précipitent au dehors. Cris du peuple, coups de fusil, que
domine une voix tonitruante :
- Arrêtons les pirates ! Arrêtons-les !

-:-:-:-

Avec la publication légale du recueil de vers Thơ mùa giải phóng à


Saigon en 1949, la représentation en 1951, puis en 1953 au théâtre
Municipale de Hanoi de pièces historiques appelant, à travers un voile
historique plus que transparent, la population à l'insurrection contre
l'envahisseur étranger, ne fait que confirmer ce que nous avons avancé
plus haut, à savoir que le prestige de la Résistance était telque même les
écrivains de la zone occupée la glorifiaient. Cela pourrait prouver que
les fonctionnaires du gouvernement fantoche, soit par sympathie pour la
Résistance, soit par prudence, fermaient benoitement les yeux à la
Censure. Mais ce ci est une autre histoire que nous ne discuterons pas.

Ce sur quoi, parcontre, nous devons insister, c'est que durant les dix
années de Résistance, de 1945 à 1954, l'unanimité des coeurs et des
esprits était réalisée autour de l'idée de patrie telle que la comprenaient
è
nos ancêtres du 13 siècle luttant contre les Mongols, nos ancêtres du
è
15è siècle luttant contre les Minh, et nos ancêtres du 18 luttant contre
les Mandchous. Aucune autre considération idéologique, ni religieuse ni
sociale, ne s'y mêlait pour diviser les coeurs et les esprits. Et c'est ce qui,
incontestablement, établissait le prestige de la Résistance et assurait sa
victoire malgré des difficultés qui parurent insurmontables au début.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 371

VŨ HOÀNG CHƯƠNG

Comme presque tout le monde, Vũ Hoàng Chương a suivi la


Résistance à ses débuts. Puis il est rentré à Hanoi en 1950. En 1951 il fit
jouer son drame en vers "Tâm sự kẻ sang Tần" (Psychologie de celui qui
est allé à Ts'in).

Je n'ai pas eu le plaisir de voir représenter cette pièce, mais l'auteur a


eu l'heureuse idée de la publier en 1961, ce qui fait que j'ai pu m'en
procurer un exemplaire. Bien que le sujet en ait été traîté par Thao Thao
dans sa pièce Quán Biên thùy (L'auberge sise à la frontière ), je ne
résiste pas à la tentation de parler de la pièce de Vũ Hoàng Chương. Non
pour établir un parallèle entre les deux poètes, mais pour ajouter un nou-
vel élément à la conception que notre génération se fait du héros im-
mortel Kinh Kha. Thao Thao, en somme, s'en est tenu à la conception
classique : il admire Kinh Kha pour son sacrifice voué d'avance à
l'insuccès et accompli uniquement pour payer sa reconnaissance à celui
qui a su l'apprécier. Vũ Hoàng Chương est plus moderne : le geste de
Kinh Kha a pour lui une valeur différente, celle de réveiller l'humanité
terrorisé par un example éclatant. Pour cela , Vũ Hoàng Chương imagine
la scène suivante : Après la mort de Kinh Kha, son ami Cao Tiệm Ly
revient sur les bords du fleuve Dịch pour le pleurer. Et là il rencontre un
aubergiste qui émet des doutes sur la valeur du geste héroïque.
Ecoutons-les discuter :

L'Aubergiste.-
Soit, et admettons que Kinh Kha excellât dans l'art de l'escrime,
Mais n'était-il pas répréhensible, je vous le demande,
N'était-il pas répréhensible d'exposer sa vie
Par simple vanité, et pour payer un bienfait dérisoire ?

Cao Tiệm Ly.-


Vous vous êtes trompé ! profondément trompé !
S'il s'en est allé, c'était pour le monde
Dương Đình Khuê
Anthologie. 372
Uniquement ! et non
Pour la gloire, ni par gratitude.

L'Aubergiste (étonné). -
Pour le monde il s'en est allé à Ts'in ? Pour le monde
Il mourut à Hàm Dương ? Voilà qui est bient étrange !
Mais expliquez donc quels résultats il a pu obtenir ?
Quant à moi, je trouve que sa mort a été parfaitement inutile,
Et je maintiens que Kinh Kha est à blâmer.

Cao Tiệm Ly.-


Ne soyez pas si impatient, ni surtout si étroit d'esprit,
Et tachez avec moi de discuter sa conduite calmement.
Depuis le jour où le tyran Ts'in accapara le pouvoir suprême,
Les peuples des sept pays sont comme assis sur un feu ardent.
Une seule parole tombée de son trône
Suffit à épouvanter tous les rois vassaux,
Un seul de ses rires fait tomber dix mille têtes,
Et une seule de ses colères fait inonder de sang toute la terre.
Se dresse-t-il debout, l'Océan de l'Est s'arrête de respirer,
Étend-il le bras, la Grande Montagne ruisselle de sueur d'angoisse
Qui oserait contrevenir aux ordres de Hàm Dương ?
Et tout l'univers redoute Ts'in à l'égal d'un tigre.
Voyez, les royaumes Han, Wei, Ts'i, Yen, Tchao, Souo
Courbent l'échine et plient les genoux pour vivre sous l'oppression
Un jour ils cèdent une ville, le lendemain une province, en implorant
Que le tyran veuille bien ne plus inquiéter leurs frontières.
Au milieu de cette universelle ignominie, qui a osé publiquement
accuser
Le tyran coupable de tous les crimes contre le Droit et la Morale,
Qui a osé fièrement, au milieu de la Cour des Ts'in,
Au nom de l'humanité des dix mille ans passés et des dix mille an à
venir
Prononcer le verdict de l'éternité ?
N'était-ce pas Kinh Kha le héros ?
N'était-ce pas Kinh Kha le chevalier à l'épée redoutable ?
Un soir, sur les bords du fleuve Dịch, il est parti
Dương Đình Khuê
Anthologie. 373
Pour offrir sa vie à la cause des peuples.

L'Aubergiste(après un moment de réflexion).-


Oui, Kinh Kha s'est sacrifié pour les peuples
Et son geste était vraiment celui d'un héros.
Mais je crains bien que l'Histoire
Ne porte sur lui ce jugement "Grand coeur, petit talent"
Et voilà tout.

Cao Tiệm Ly .-
Hé ! Je ne me doutais pas
Que votre esprit fut à ce point obscurci !
J'ai dit, et je le répète :
"Point n'est besoin de juger l'œuvre sur son succès ou son échec
Seul importe de se demander qui a osé l'essayer ?"
L'exemple que Kinh Kha a donné éternellement brillera,
Et pour continuer sa pensée, il ne manquera pas de gens !
Le tyran peut échapper encore à l'assassinat
Mais l'humanité tout entière s'est réveillée de son cauchemar,
Et le tyran devra mourir, tôt ou tard.
Après Kinh Kha, même un petit enfant deviendra un héros.
(restant silencieux un moment)
Ô Kinh Kha ! Quoique ton exploit n'ait pas été couronné de succès,
Tout le monde a compris ta leçon de bravoure
Et tu ne seras pas mort inutilement à Hàm Dương
Car tu vivras éternellement avec le temps.

L'Aubergiste (d'un ton ému).-


Vivra éternellement avec le temps

Cao Tiệm Ly .-
Oui, éternellement,
Vivra le renom du chevalier qui, le premier,

L'Aubergiste . -
Est parti sans espoir de retour

Dương Đình Khuê


Anthologie. 374
Cao Tiệm Ly.-
Pour suspendre dans l'Histoire un miroir incomparable
Et ouvrir la voie

L'Aubergiste .-
A dix mille générations suivantes.

Cao Tiệm Ly.-


Il s'est sacrifit

L'Aubergiste .-
Pour le monde tout entier.
Seul, il a osé, sur le trône royal,

Cao Tiệm Ly .-
Au milieu de la Cour des Ts'in, proclamer les crimes du roi Ts'in.

L'Aubergiste .-
Respectable sage ! Les paroles que vous venez de prononcer
Ont réellement ouvert mon esprit.
Vos arguments si lumineux
Sont des torches qui éclairent le chemin des ignorants.
Ô Kinh Kha ! héros incomparable,
Exemple vivant, devancier, holocauste,
Vous avez réussi dans votre échec même,
Car si votre corps est détruit, votre esprit demeurera toujours.
(s'agenouillant sur le bord du fleuve)

Et ce soir, ici, sur le bord désert du fleuve Dịch,


Je m'agenouille humlement pour vous demander pardon.

Avons-nous le droit de penser que Vũ Hoàng Chương, en glorifiant


le geste de Kinh Kha autrement que l'avaient fait les anciens lettrés visait
à glorifier la Résistance autrement que par patriotisme ? Résister contre
le retour offensif du colonialisme, ce serait donc, sous ce point de vue,
bien plus que faire son devoir de Viêtnamien patriote, c'était réveiller la
Dương Đình Khuê
Anthologie. 375
conscience de l'humanité tout entière, c'était défendre les droits
imprescriptibles de l'indépendance des peuples et de la liberté des
individus.

Vũ Hoàng Chương était bien un idéaliste impénitent, et sa


théorie, nous en avons peur, pourrait n'être pas acceptée par le
matérialiste communisme dont il se prévalait. Mais l'idéalisme de Vũ
Hoàng Chương ne lui était pas particulier, il était commun à presque
toute la population Viêtnamienne au début de la Résistance. Nous allons
voir dans la prochaine partie : La sécession, qu'aussitôt après la fin de la
guerre de résistance, se poser des problèmes quant à section des esprits
du Parti.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 376

QUATRIEME PARTIE
LA SÉCESSION

GÉNÉRALITÉS

Comme le Sông Gianh à l'époques des Trịnh-Nguyễn, le Bến Hải est


devenu depuis Genève une cloison entre les parties Nord et Sud du
Vietnam, plus exactement entre deux Vietnams dont non seulement les
régimes politiques divergent, mais aussi les modes de vivre, de penser,
de se distraire, de comprendre le Beau et le Bien, etc.

En ce qui concerne la littérature, nous devons donc nous attendre à


avoir deux littératures divergentes. En quoi, c'est ce qu'il serait difficile
de préciser, puisque nous manquons de documentation sur tout ce qui se
passait au Nord. Le peu qui nous en est révélé est fourni par un ouvrage
intitulé "Trăm hoa đua nở trên đất Bắc" (Les cent fleurs s'épanuissent à
l'envi sur le territoire du Nord) édité en 1959 par un organisme officiel
du Sud : Mặt trận bảo vệ tự do văn hóa (Le Front de défense de la libre
culture). Cette source serait sans doute suspect si nous voulions l'utiliser
pour porter un jugement de valeur sur la littérature du Nord. Je pense
toutefois que nous pourrons éviter cet écueil en prenant soin de noter :

1) que l'ouvrage cité plus haut n'a pas caché son but politique qui
consiste à démontrer, avec preuves à l'appui, que le création littéraire au
Nord est sous la dépendance étroite du Parti Communiste ;

2) que, par suite, seules y figurent les œuvres d'opposition à la dite


dictature. En dehors de ce point, bien des renseignements nous
manquent sur l'évolution de la littérature au Nord depuis Genève, aussi
bien en ce qui concerne les formes littéraires que les grands courants de
pensée.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 377
J'espère que ces réserves suffiront à mettre le lecteur en garde contre
toute conclusion hâtive et forcément partiale de l'unique chapitre
consacré à la littérature du Nord depuis 1954 jusqu'à 1975.

La littérature du Sud durant cette période, au contraire, s'étale à


profusion dans toutes les librairies de Saigon. En telle quantité d'ailleurs
qu'il est presque matériellement impossible d'en avoir un aperçu correct,
même sommaire. Et il faudra que le temps ait fait son œuvre de
décantation pour pouvoir y voir clair. Tout ce que j'aurai l'honneur
d'exposer ci-après n'a donc qu'une valeur subjective et relative. Les
écrivains que j'y citerai seront peut-être oubliés dans trent ans, tandis que
ceux que je passe sous silence brilleront peut-être d'un éclat
incontestable. Je puis toutefois assurer qu'à défaut de la compétence d'un
homme du métier, je ferai mon choix avec l'impartialité d'un honnête
homme dont le vieux coeur, tout racorni soit-il, sait encore tressaillir
d'émotion à la lecture d'un beau poème.

Comment donc se présente, sous mon optique subjective, la


littérature du Sud de 1954 à 1975 ?

Ma première impression est, je l'avoue, un certain désarroi, non pas


tant devant l'énorme production littéraire, mais plutôt devant les courants
contradictoires qui la traversent. Ce n'est plus comme au bon vieux
temps d'avant-guerre où la poésie moderne (thơ mới) écrasait
triomphalement sous ses pieds la poésie classique, où nous autres jeunes
gens (oh ! comme le temps a passé vite pour transformer ces jeunes gens
souriant à la vie en vieillards grimaçant à la mort imminente !) n'avions
pas d'autres dieux que les écrivains du Tự Lực văn đoàn. Aujourd'hui, au
contraire, poésie classique, poésie moderne et poésie libre (thơ tự do)
s'affrontent en une bataille confuse qui ne laisse prévoir aucune issue.
Les tendances aussi se multiplient. Nos écrivains des années 30 se
réclamaient presque uniquement de l'école romantique ou de l'école
parnassienne française. Aujourd'hui, c'est un enchevêtrement inextri-
cable d'influences américaine, russe, anglaise, française, chinoise,
japonaise, que sais-je encore ?

Dương Đình Khuê


Anthologie. 378
Pour ne pas courir le risque d'émettre des opinions prématurées, je
me bornerai à reproduire certains textes que je crois les plus
représentatifs de la littérature sudiste durant la Sécession 1954-75, sans
les accompagner d'aucun commentaire, sauf d'ordre purement explicatif.
Tout sera groupé globalememt et sans aucune classification préconçue
dans trois chapitres : la poésie, le roman et la nouvelle, et en dernier le
théâtre. Il y aurait encore d'autres genres littéraires intéressants, comme
le reportage par exemple. Mais outre que les articles de ce genre sont
assez difficiles à se procurer parce qu'ils étaient disséminés dans divers
journaux aussitôt jetés au panier après lecture, ils n'offrent en général
qu'une valeur littéraire très relative.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 379

CHAPITRE XI
LA LITTÉRATURE DU NORD

Comme préface à ce chapitre, je ne saurais mieux faire que donner


un extrait de la préface de l'ouvrage "Trăm hoa đua nở trên đất Bắc" :

. . . . . Depuis le jour où Mao tsé Tung succéda à Tsìn che Hoang, il a


mis à mort Hồ Phong et quantité d'autres érudits. Mais récemment il
vient de permettre officiellement que "Les cent fleurs s'épanouissent à
l'envi, et que les cent écoles (philosophiques) émettent à l'envi leurs
voix". Personne ne sait quel fut le mobile de Mao en prenant cette
décision, mais tout le monde peut reconnaître que sur toute la Chine
communiste d'aujourd'hui aucune fleur ne peut s'épanouir en dehors de
la fleur marxiste.

Bref, qu'elle soit de forme monarchique ou communiste, la


dictature supprime toujours la liberté de pensée. Aujourd'hui comme il y
a deux mille ans, les intellectuels Chinois se voient toujours fermer la
bouche.

Depuis le jour où le Nord-Vietnam sont dans la même situation que


tous leurs confrères de derrière le rideau de fer.

Mais à l'occasion inespérée de la récente déstalinisation, ils se sont


dressés pour lutter contre le Parti, pour réclamer la résurrection de la
liberté de pensée. Dans ce mouvement d'opposition, les intellectuels du
Nord-Vietnam ont contribué pour une part importante. Durant deux ans,
1956 et 1957, les intellectuels du Nord ont produit plus de cent œuvres
de valeur, que le Communisme regarde comme de la mauvaise herbe,
mais qui sont réellement pour nous les "cent fleurs".

Dương Đình Khuê


Anthologie. 380
C'est pourquoi nous les avons réunies en un bouquet que nous
offrons à nos lecteurs, dans l'espoir de contribuer à mettre en valeur la
littérature contemporaine du peuple Viêtnamien . . .

L'ouvrage "Trăm hoa đua nở trên đất Bắc " cite une vingtaine
d'écrivains parmi lesquels nous choisirons seulement cinq : Phan Khôi,
Hữu Loan, Phùng Quán, Trần Dần et Hoàng Cầm.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 381

PHAN KHÔI

Nous retrouvons ici Phan Khôi vieillissant, mais toujours


indomptable. Se voyant rejeté comme un citron dont tout le jus a été
pressé, il murmure amèrement :
Tuổi già thân bệnh hoạn ,
Kháng chiến thấy thừa ta .
Mối sầu như tóc bạc ,
Hễ cắt lại giài ra .

Chargé d'ans et de maladies,


Je me vois de trop dans la Résistance.
Ma tristesse, pareille à mes blancs cheveux,
S'allonge à mesure que je la coupe.

Menacé par le Parti, il le défie dans un sursaut de révolte :


Làm sao cũng chẳng làm sao ,
Dẫu có thế nào cũng chẳng làm chi .
Làm chi cũng chẳng làm chi ,
Dẫu có làm gì cũng chẳng làm sao .

Ce poème est littéralement intraduisible par le sens indéterminé et la


répétition des vocables : làm sao, làm chi, qui expriment une imper-
tinence de grand seigneur à l'égard d'esprits mesquins. En voici le sens
approximatif :
Ce que vous pourriez me faire, je m'en f... royalement.

Ci-dessous nous citons un passage où le redoutable logicien fit


sévèrement la critique du leadership littéraire et artistique :

. . . Je veux dire la vérité. Mais des gens me préviennent qu'il y a des


vérités dont il ne faut pas parler. Je ne le crois pas. C'est peut-être vrai
sous un autre régime, mais sous le nôtre qui a pris pour armes la
Dương Đình Khuê
Anthologie. 382
critique et l'auto-critique, comment pourrait-il y avoir encore une vérité
dont il ne faut pas parler ?

Je veux critiquer. Mais d'autres gens sont venus me dire : " La


critique est admise quand elle s'exerce à l'intérieur de nos rangs, mais il
ne faut pas l'exposer sur les livres et journaux, de peur que l'ennemi ne
la travestisse". Je ne le crois pas non plus. Le temps est passé où nous
devions " fermer les portes pour nous éduquer " . Aujourd'hui, s'il y a
contradiction à l'intérieur de nos rangs, il faut qu'elle soit résolu devant
le peuple, car comment la résoudre si nous ne nous aidions de la
lumière de l'opinion publique pour nous guider ? Et d'ailleurs, puisque
nous avons reconnu que nous travaillons pour le peuple qui nous fait
vivre, le peuple est donc notre employeur et a le droit de contrôler tous
nos actes. Pourquoi alors réglons-nous nos affaires en cachette du
peuple ?

Pour ces raisons, j'écris cette Critique du leadership littéraire et


artistique de l'Association des Ecrivains et Artistes du Vietnam, au sein
de laquelle j'ai vécu huit ou neuf ans depuis sa création dans la Haute
Région du Nord. Je ferai ma critique très loyalement.
Quand nous étions dans la Haute-Région du Nord, la route à suivre
en matière littéraire et artistique paraissait très simple. Elle se guidait
essentiellement sur le marxisme et le réalisme sociologique pour servir
la patrie, servir le peuple et surtout servir la Résistance qui était notre
préoccupation dominante. Je ne sais pas si tous ceux qui travaillaient à
ce moment-là mettaient exactement et pleinement ces directives en
pratique, mais ce dont je suis sûr, c'est que tous s'efforçaient de s'y
conformer. Avaient-ils des sujets de désaccord avec le leadership qui
leur était imposé ? Presque aucun. Et s'il y en avait, on les résolvait à
l'aimable, car à ce moment-là, la grandeur et les glorieuses souffrances
de la Résistance emplissaient nos âmes ; on ne pensait qu'à la
Résistance et à rien d'autre.
Je ne veux pas ici approfondir la question pourquoi, après notre
retour victorieux à la Capitale, le leadership littéraire et artistique est
devenu un problème, pourquoi " la foule des écrivains et artistes " ont
des sujets de désaccord avec le leadership. Je ne veux qu'exposer ce

Dương Đình Khuê


Anthologie. 383
phénomène déplorable qui est apparu ces deux dernières années, depuis
notre retour à Hanoi.
D'aucuns pourraient être choqués de me voir employer l'expression "
la foule des écrivains et artistes ". Mais si je ne l'employais pas, je
manquerais de mot pour préciser ce phénomène, celui de l'opposition
entre ceux qui dirigent notre mouvement littéraire et artistique d'une
part, de l'autre la foule des écrivains et artistes qui subissent ce
leardership. Durant la Résistance, leaders et foule des écrivains et
artistes ne faisaient qu'un ; aujourd'hui, ils sont deux. Fait digne
d'attirer notre attention, cette foule ne comprend pas que les écrivains et
artistes qui ont participé à la Résistance dans la Haute Région du Nord ;
elle comprend aussi, outre les écrivains et artistes de la zone récemment
libérée, ceux du Sud et de la zone V1 qui ont rejoint le Nord après la
scission du pays. C'est une foule assez nombreuse, qui pourrait
facilement se jeter dans l'opposition à défaut d'un habile leadership.
Sous le régime de la propriété privée, l'opposition est un phénomène
normal : opposition entre le peuple et le Gouvernement, entre les
ouvriers et les patrons, entre les élèves et l'école . . . Mais dans notre
régime à nous, dans n'importe quel domaine, les voeux divergents ne
doivent pas aller jusqu'à l'opposition. Que l'opposition persiste, c'est là
un phénomène déplorable, un symptôme inquiétant.
Si nous assistons aujourd'hui à ce phénomène, c'est parce que dans le
domaine littéraire et artistique notre leadership a commis des erreurs
dont je vais citer quelques exemples. Ce sont les cas les plus marquants
que je connais parfaitement, et dont je suis en mesure de parler. Quant
aux autres cas, relatifs à l'organisation, à l'administration, comme je ne
les connais pas parfaitement, je n'en parlerai pas.
Peu après notre retour à Hanoi, au cours d'une réunion au siège de
l'Association des écrivains et artistes, un cadre de haut rang, en son
nom personnel, a soulevé la question de la liberté en matière de création
littéraire et artistique. Voici comment il s'est expliqué : " Un certain
nombre d'écrivains et artistes réclament la liberté ou désirent réclamer
la liberté. Une liberté désordonnée, comparable au fait d'arracher en
pleine rue un cartable à un promeneur qui le tient sous son bras, sous
prétexte que nous sommes libres de faire ce geste parce que ce cartable

1
Partie méridionale de Centre-Vietnam
Dương Đình Khuê
Anthologie. 384
nous plait. D'où la conclusion suivante : Il faut un leadership, les
écrivains et artistes doivent se soumettre à un leadership " .
Je crois, quant à moi, que le problème ainsi posé a été mal posé. Les
faits qui se présentent sous mes yeux sont tout autres. Les écrivains et
artistes qui ont suivi la Résistance, qu'ils viennent de la Haute Région du
Nord, ou du Sud Vietnam ou de la zone V, ont tous adhéré à
l'Association des écrivains et artistes, ont accepté de se soumettre à un
leadership, sinon ils n'auraient pas adhéré à ladite Association. Quant à
ceux qui vivaient dans la zone récemment libérée, ils sont prêts aussi à
admettre un leadership ; sinon, ils seraient déjà partir pour le Sud. En
un mot, aucun des écrivains et artistes présents au Nord ne demande une
liberté désordonnée, ne s'amuse à "voler un cartable ". Je ne comprends
pas pourquoi on a posé le problème sous cette forme.

En vérité, non seulement nos écrivains et artistes méritent notre


affection, mais ils sont encore bien à plaindre. Ils savent qu'autrefois, ils
étaient dans l'erreur, et ils se soumettent sagement. Tô Ngọc Vân était
un peintre qui avait une prédilection particulière pour les beaux
portraits féminins. En 1948 encore, dans son tableau en couleurs de "
Hanoi se soulevant ", il a peint une jeune femme extrêmement belle,
debout au milieu d'un incendie, parmi les décombres des maisons
écroulées sous les bombes. Il a répudié cette prédilection. Dans
l'exposition de peinture organisée en 1952, dans un tableau qui
réclamait impérieusement des silhouettes féminines, il n'a peint que des
vieilles femmes et des petites filles. Il en est de même de Thế Lữ à qui j'ai
demandé pourquoi il n'écrivait plus des vers comme autrefois. Il me
répondit qu'il le ferait quand il aurait réussi à réajuster son âme, et à se
mettre en communion mentale avec le prolétariat. Dire de ces hommes
de lettres et artistes qu'ils réclament la liberté, même une liberté qui ne
serait pas désordonnée, c'est les calomnier injustement sans qu'ils
puissent se défendre.

. . . En réalité, les hommes de lettres et artistes ne demandent pas une


liberté désordonnée ; ils consentent à se soumettre à un leadership.
Peut-être ne me suis-je pas suffisamment expliqué ; je dois préciser que
les écrivains et artistes réclament la liberté, mais seulement dans la
technique de l'art.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 385

Il est admis que l'Art soit servir la Politique ; c'est pour cette raison
que la Politique doit diriger l'Art. Mais une question se pose : pour
arriver à ses fins, ne suffit-il pas à la Politique de se servir des mots
d'ordre, des slogans, des circulaires ? Pourquoi faut-il qu'elle recoure à
l'Art ? Si elle veut être sincère, La Politique doit taper sur l'épaule de
l'Art et lui dire : " Si je m'intéresse à toi, c'est parce que je veux utiliser
ta technique . Devant une telle franchise, l'Art ne peut que s'incliner.
Mais la technique est le domaine propre de l'Art, où celui-ci doit
conserver sa pleine liberté, et où la Politique ne doit pas s'immiscer. La
Politique n'a aucune raison de n'être pas d'accord sur ce principe, dont
chacune des parties tire son avantage. Et je pense qu'à l'heure présente,
il devrait être observé dans n'importe quel genre de collaboration.

Mais au cours des deux dernières années, notre leadership littéraire


et artistique est allé trop loin et n'a pas tenu compte de cette convention
tacite. Il a chaque jour envahi un peu plus le domaine de la technique
réservé aux hommes de lettres et artistes. Dans n'importe quelle section,
la création ou la production artistique est menée par le bout du nez par
le Comité permanent de l"association ; quelquefois même, celui-ci met
directement la main à la pâte. " Servir les classes ouvrière, paysanne et
militaire ", et " Servir à temps " : fort bien ! Mais ce qui irrite les
hommes de lettres et artistes, c'est de dehors de ces directives.

. . . M.M. Nguyễn Tuân et Hoài Thanh sont des écrivains célèbres, et je


n'irai pas dire qu'ils n'ont aucune compétence en matière de littérature.
Mais s'ils ont un art à eux, j'ai aussi un art à moi. Dans l'art s'affirme la
personnalité de l'auteur, et comme les personnalités sont différentes,
l'art doit aussi différer d'un auteur à l'autre. C'est seulement à ce prix
que peut se réaliser le spectacle des " cent fleurs s'épanouissant à l'envie
". Si l'on obligeait tout le monde à écrire comme soi-même, un de ces
jours les cent fleurs se transformeraient toutes en chrysanthèmes de
Longévité 1. Que les errements en cours continuent, et ce jour-là ne sera
pas loin, hélas !

1
Variété la plus vulgaire de chrysanthème, dont le nom évoque par ailleurs au
souci de flagornerie (Vạn Thọ : Plus de dix mille ans de longévité.)
Dương Đình Khuê
Anthologie. 386

A l'heure actuelle, cette attitude du leadership a infesté tout Hanoi.


N'importe quelle salle de rédaction peut s'arroger le droit de corriger
mes articles, de les jeter au panier. Encore s'il y avait quelque raison
sérieuse de corriger ou de rejeter ! Récemment, avant le 20 Juillet, un
journal - mais pourquoi taire son nom ? il s'agit de la Patrie - la Patrie
me commanda un article sur le Sud. Ce journal m'a donc donné un
devoir à faire, n'était-ce pas suffisant ? Mais Monsieur le Rédacteur en
chef a encore voulu m'imposer son plan, me demandant d'écrire ceci, de
développer cela ; il a enfin limité mon article à 1500 - 2000 mots ! J'ai
éprouvé une grande douleur en reçevant cette commande (serait-ce
parce que j'avais de l'amour-propre ? auquel cas je suis prêt à me
soumettre à la critique ) ; aussi l'ai je refusée. Ô Monsieur Chiểu !2 De
votre temps vous avez protesté en ces termes :
Mais puisque ce n'est pas ici un camp d'examen,
Pourquoi imposer le sujet et les rimes pour nous lier les bras ?
Aujourd'hui, soixante-dix à quatre-vingt ans après vous, on m'impose
encore le plan et on limite la longueur de mes écrits, le savez-vous. Ô
Monsieur Chiểu ? Que puis-je faire encore ? Il ne m'est même plus
permis d'être moi-même !

Cette plainte de Phan Khôi montre nettement l'antagonisme inévitable


entre le leadership communiste et la création littéraire et artistique, ce
qui nous aidera à comprendre la douleur poignante de ces écrivains et
artistes qui, ayant suivi la Résistance parce qu'elle défendait la liberté
contre l'esclavage, se sont réveillés en voyant que leurs sacrifices avaient
été mal placés.

2
Nguyễn Đình Chiểu: auteur du célèbre roman en vers Lục Vân Tiên (Voir notre
précédent ouvrage: Les Chefs d’œuvre de la littérature vietnamienne, p.310)
Dương Đình Khuê
Anthologie. 387

HỮU LOAN

L'ouvrage "Les cent fleurs" ne donne sur la biographie de Hữu


Loan que quelques très vagues renseignements : âgé de 40 ans environ
en 1959, c'est-à-dire né dans les années 1920, à Thanh Hóa, d'une
famille pauvre. Sous la Résistance, il a fait partie du groupe d'écrivains
travaillant pour l'Armée. Puis il a demandé sa démobilisation pour
enseigner dans une école privée de village.

Il a composé des nouvelles et des poèmes dont le plus célèbres est


celui cité ci-après, et qui a paru dans la Revue Giai phẩm mùa thu
(Belles œuvres d'automne) en Septembre 1956 :
Cũng những thằng nịnh hót.

Toujours des flatteurs.

Sous la domination française


Les flatteurs se pavanaient glorieusement.
L'échine courbée bien bas devant les mandarins français,
Ils se servaient de leurs femmes comme échelle
Pour grimper au faite des honneurs.
Là où passait le postérieur de leurs femmes,
Leur tête passait.
Que de hontes nous avons subies !
Honte d'avoir perdu l'indépendance,
Et honte d'être du même pays que ces flatteurs !

Une chose qui nous fait souffrir


Dans notre régime à nous,
Dans le régime de la République Démocratique,
C'est que les flatteurs y trouvent encore du terrain pour vivre.
Ils n'ont plus de longs pantalons ni de robes de cérémonie,
Plus d'échelle-femmes,
Mais ils ont toujours
Dương Đình Khuê
Anthologie. 388
des échelle-dos
des échelle-langues.
Leurs bouches
qui ne sentent pas la fétidité
S'arment d'un tuyau de papayer 1
Cependant qu'ils roulent des yeux
Et enflent leurs joues
Pour souffler au nombril de leurs chefs
"Respectueusement , frère ainé . . .
respectuesement, votre frère cadet . . . .”

Ils se grattent le cou


les oreilles pour susurrer :
"Vous oubliez de dormir
de manger
beaucoup trop !
Vous vous dévouez pour le pays
Pour le peuple
plus que n'importe qui
à n'importe quel moment ."
Ils se frottent les pieds
et les mains
Pour renifler leurs chefs,
Et déclarent que c'est aussi parfumé
qu'une tranche de jaquier !
Ils appellent cela
faire la critique des chefs
vigoureusement.
Si le chefs est un vaniteux,
Ses narines battront comme des ailes d'oiseau,
Son ventre s'enflera comme le tam-tam du village,
Et il croira qu'il a vertu et talent plus que personne.

1
Les enfants s’amusent à souffler avec un tuyau de papayer dans l’eau savonneuse
pour faire des bulles d’air. Au sens figuré, souffler dans un tuyau de papayer veut
dire flatter.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 389
Combien dangereux sont ces flatteurs,
D'autant plus qu'ils ont difficiles à détecter
Car ils se retranchent
Derrière l'organisation du Parti,
Le point de vue du peuple,
et la ligne politique à suivre.
Tant qu'il restera de ces flatteurs,
Notre régime ne sera pas encore propre.
Nous devons faire une purge générale pour les extirper tous.
Ceux qui ont vaincu l'agresseur,
Faut-il qu'ils rougissent de honte à cause de ces effrontés ?
Car même sous le régime de l'esclavage,
En tant qu'êtres humains,
Aucun de nous ne savait courber la tête.

Il est à présumer que si le Parti Communiste a pu rester si fort au


Nord-Vietnam, c'était grâce à ces courageux écrivains qui osaient dire la
vérité envers et contre tous. Et que si le régime du Sud-Vietnam a suc-
combé sous la corruption, c'était parce que nous manquions de Phan
Khôi, Hữu Loan, etc. . . , pour dire la vérité à M. Thiệu et autres
gouvernants.

Une question pourrait se poser : Pourquoi ce paradoxe ? Pourquoi le


régime dictatorial communiste a permis l'éclosion des voix discor-
dantes, alors que le régime prétendu libéral les a toutes étouffées ? Oui,
pourquoi ce paradoxe qui a rendu possible le drame du 30 Avril 1975 ?
Nous ferions bien d'y voir clair, plutôt que de tomber à bras raccourci
sur le communisme chargé de tous les péchés ?

Dương Đình Khuê


Anthologie. 390

PHÙNG QUÁN

Comme Hữu Loan, mais beaucoup plus jeune puisqu'on lui


donna seulement 25 ans en 1959, Phùng Quán a fait partie du groupe des
écrivains travaillant pour l"Armée de la Résistance. Son poème "Lời mẹ
dặn" cité ci-après, et publié dans la revue Văn, numéro de Septembre
1957, lui a valu des sanctions sévères du Parti.

Je ne crois pas avoir jamais lu ailleurs un poème qui vibre d'un


accent aussi fier. Que Les marxistes le condamnent pour hérésie doc-
trinale, c'est leur affaire. Mais quel homme libre peut rester insensible
devant cette vigoureuse profession de foi ? Et n'est-ce pas le même
souffle sacré (chính khí) qui anima ce poète gagné aux idées marxistes et
les héros nationalistes qui, un matin de 1931, crièrent sur l'échaffaud de
Yên Báy "Vive le Vietnam !"
Lời Mẹ dặn

Recommandations de ma mère

Je perdis mon père dès l'âge de deux ans


Et ma mère, pour se consacrer à moi, n'a pas voulu se remarier.
Cultivant le mûrier, élevant des vers-à-soie, tissant la toile,
Elle m'a nourri jusqu'à ce que je devienne grand.
C'était il y a vingt ans, je me le rappelle encore,
J'avais alors cinq ans,
Et un jour je mentis à ma mère,
Je crus que je serait fouetté,
Mais non, ma mère ne fit que s'en attrister,
Et m'embrassa en baisant mes cheveux :
- Mon fils,
avant de fermer ses yeux,
Ton père t'a recommandé de rester toute ta vie
Un homme franc.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 391
- Maman, qu'est-ce être franc ?
Ma mère me baisa sur les yeux :
- Mon fils, un homme franc,
C'est celui qui, joyeux, rit s'il veut rire,
Triste, pleure s'il veut pleurer,
Qui dit sans détour qu'il aime ceux qu'il aime
Et qu'il déteste ceux qu'il déteste.
Qu'on le flatte ou le dorlote,
Il ne dira pas qu'il aime s'il déteste.
Qu'on le menace du poignard,
Il ne dira pas qu'il déteste s'il aime.

Depuis lors, quand les grandes personnes me demandaient :


- Petit, qui aimes-tu le plus ?
Me souvenant des paroles de ma mère, j'ai répondu :
- J'aime ceux qui sont francs.
Les grandes personnes me regardaient sans me croire
Et me prenaient pour un perroquet.
Mais non ! ces recommandations de ma mère
Sont imprimées dans mon esprit
Comme sur la page merveilleusement blanche
S'imprime une tache de vermillon écarlate.

J'ai cette année vingt cinq ans,


Et le petit orphelin est devenu un écrivain.
Mais les recommandations que me fit ma mère quand j'avais cinq ans
Ont conservé intacte leur couleur de rouge vermillon.

L'acrobate de cirque marche difficilement sur un fil tendu,


Mais pas aussi difficilement que l'écrivain
Qui marche toute sa vie sur la route de la franchise
Pour dire qu'il aime ceux qu'il aime
Et qu'il déteste ceux qu'il déteste.
Qu'on le flatte ou qu'on le dorlote,
Il ne veut pas dire qu'il aime s'il déteste.
Qu'on le menace du poignard,
Il ne veut pas dire qu'il déteste s'il aime.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 392
Je veux être un écrivain franc,
franc toute ma vie.
Le sucre et le miel ne sauraient amollir ma langue,
Et la foudre éclatant sur ma tête me faire trébucher.
Qu'on vienne me ravir ma plume et mon papier,
J'emploierai un couteau pour écrire sur la pierre.

Ce poème de Hữu Loan m'a donné la réponse à la question que


j'avais posée précédemment : Pourquoi le régime dictatorial communiste
du Nord a pu voir l'éclosion des voix discordantes, alors que le régime
prétend libéral du Sud les a toutes étouffées, rendant ainsi possibles la
corruption et la débâcle honteuse d'Avril 1975.
Pourquoi ce paradoxe ? C'est parce que, si humiliant soit-il à faire
cet aveu, les écrivains du Nord qui avaient été pour la plupart des
farouches résistants, étaient plus soucieux de l'intérêt public que de leur
bien-être personnel, liberté et même vie. Il n'en était pas de même
malheureusement des écrivains du Sud, ou ayant émigré du Nord : la
dure expérience des sacrifices à consentir pour poursuivre un idéal leur
manquait, et conséquemment le courage d'être francs, de se dire des
vérités désagréables et de s'en corriger.

Heureusement, la tragédie d'Avril 1975 nous a donné cette dure


expérience. Puisse-t-elle nous aider à vaincre notre amour-propre, et à
toujours dire la vérité, quelle qu'elle soit ; rappelons-nous que c'est
seulement à ce prix que la communauté Vietnamienne d'outre-mer peut
espérer consolider son unité, et trouver le chemin du retour au Vietnam,
que nous avons laissé perdre par manque de franchise et de courage.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 393

TRẦN DẦN

Né en 1924 à Nam Định. Chargé d'expliquer les directives du Parti


aux écrivains débutants, il fut accusé de las adultérer dangereusement.
Dépité, il se porta volontaire pour la bataille de Điện Biên Phủ, et en
rapporta un chef d'œuvre : Người người lớp lớp (Offensive en vagues
ininterrompues ).

Ayant ainsi regagné la faveur du Parti, il fut désigné pour aller en


Chine en 1954 écrire les dialogues en viêtnamien destinés à être enre-
gistrés sur le film Chiến thắng Điện Biên Phủ (Victoire de Điện Biên
Phủ). Au cours de cette mission, il fut placé sous les ordres d'un cadre
politique qui lui imposait ses vues que Trần Dần estimait stupides. Aussi
dès son retour chercha-t-il à réunir ses confrères pour réclamer la
limitation du leadership du Parti en matière de création littéraire.

Autre incident : Il osa demander au Parti l'autorisation de se marier


avec une jeune fille appartenant à la riche bourgeoisie, et de surcroit
catholique ! Le Parti refusa. Trần Dần passa outre, et démissionna du
Parti !

Bien plus, il osa critiquer sévèrement le recueil de vers de Tố Hữu


intitulé Thơ Việt Bắc (Poème de la Haute-Région du Nord). Tố Hữu le
fit emprisonner dans une geôle de la Haute-Région. Puis, sur l'inter-
vention de ses confrères, il fut admis à participer à une campagne de
Réforme Agraire dans le delta.

Vint le mouvement de déstalinisation. Trần Dần en profita pour faire


paraître, avec d'autres écrivains célèbres également opposés à la
dictature du Parti, les deux revues Giai Phẩm (Belles œuvres) et Nhân
Văn (Humanisme). Le poème suivant, publié dans le Giai Phẩm mùa
Xuân, numéro de Janvier 1956, décrit le lugubre exode d'un million de
gens vers le Sud, malgré la paix restauré, malgré le régime démocratique

Dương Đình Khuê


Anthologie. 394
installé au Nord. Pourquoi ? se demande anxieusement le poète. Nous
avons ici un témoignage extrêmement précieux, provenant d'un
communiste convaincu, mais dont heureusement le coeur n'a pas été
étouffé par des considérations politiques :

. . . .Tôi đã sống rã rời cân não

. . . . . J'ai vécu, tous mes nerfs épuisés,


Durant tout ce temps où se posait l'irritant problème de l'exode au Sud.
Sous la pluie qui tombait sans relâche d'un ciel sinistrement sombre
Ils s'en allaient par petits groupes lamentables.
Je devenais fou de colère
Et faisais de mon corps un obstacle s'opposant à leur départ.
-Arrêtez !
Où allez-vous ?
Pourquoi ?
Ils se plaignaient de manquer d'argent, de manquer de riz,
De curés, de Seigneur, et coetera.
Il y eut même des jeunes gens et jeunes filles qui se plaignaient
De se morfondre ici,
et qui rêvaient de vent et de nuages.
-Hé, quoi?
Notre ciel est pour un jour couvert,
Mais devons-nous pour cela l'abandonner ?
Derrière ces nuages est le Sud.
Pourquoi croyez-vous que ce soit un paradis américain?
Je voulais pleurer en retenant chaque petite fille :
- Tu m'abandonnes ? Chaque pan de robe, chaque pas,
Je voudrais les arrêter en hurlant des mots grossiers.
- Non ! Restez,
Notre lambeau de territoire, quoique sombre,
Vaut encore mieux
que le paradis américain
un million de fois.
Pourriez-vous oublier un lambeau de la patrie ?
Ô vous qui partez pour le Sud,
Manqueriez-vous de quelque chose? Pourquoi ne pas
Dương Đình Khuê
Anthologie. 395
nous le dire franchement ?
C'est seulement
de coeur et d'esprit dont vous manquez !
J'allais proférer ces paroles grossières,
Mais je ne pouvais que verser des larmes.
J'éclatais en pleurs au milieu de l'orage
Cependant qu'ils continuaient à partir.
Mais pourquoi s'en allaient-ils si tristement ?
Pourquoi pleuraient-ils ?
En quoi étaient-ils désespérés ?
La terre s'accrochait à leurs pieds
et le vent rabattait leurs robes en arrière.
Loin du Nord, ils pensaient ne pouvoir plus vivre,
Et que leur disaient adieu une dernière fois
Chaque buisson, chaque rocher,
Chaque jardin, chaque figuier, chaque sycamore.
Bouches closes, ils pleuraient à chaudes larmes
En regardant de leurs yeux hagards la terre et le ciel,
Le soleil qui s'éteignait, la pluie qui tombait,
Le chemin tant de fois parcouru, et l'étoile qui s'évanouissait.
Oh ! cette terre, comment pourraient-ils l'oublier ?
Comment pourraient-ils oublier ce coin où ils avaient connu le froid
et la chaleur, et les petites douceurs de la vie ?
Aujourd'hui, la pluie et le vent font rage,
S'acharnant sur ceux qui s'éloignent de la terre du Nord.
Qui les entraine ?
Qui ?
Vers où ? Ils continuent à pleurer.
Le ciel semble vouloir leur lancer des rafales de vent.
Nord et Sud ! Combien douloureuse est la séparation !
Je m'incline et me jette à genoux pour prier que l'orage
Ne les poursuive plus,
eux qui sont déjà si malheureux !
Le sort les a assez éprouvés, qu'ils ne soient plus maltraités !
Laissant derrière eux des jardins et des rizières incultes,
des maisons vides,
Ils s'en vont vers le Sud lointain, tristes jusqu'à la mort.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 396
Ils sont partis, mais leur âme reste ancrée à ce sol.
Ô terre du Nord ! Protégez-les !

Ce poème qui décrit l'exode douloureux mais paisible d'un million


de Nordistes au Sud-Vietnam en 1954-55, serait-il une prophétie de
l'exode de plus d'un million de Vietnamiens depuis 1975 pour une
destination inconnue, vers des pays étrangers où ils n'ont aucune
connaissance pour les accueillir, dont ils ne comprennent même pas le
language, et où ils ne savent pas que faire pour vivre. Honte aux
communistes viêtnamiens du Nord qui célèbrent cette tragédie de leurs
compatriotes comme une victoire glorieuse ! Honte aussi aux pays qui
par égoïsme rejettent nos boat people à la mer, charité de leur Seigneur !

Au moins, un Viêtnamien, Trần Dần, a eu le mérite de rester humain


de souffrir de l'exil à la place des malheureux exilés. Et c'est là la gloire
éternelle de la culture viêtnamienne, d'être compatissante à la douleur
même des ennemis, même des déserteurs.

Le passage suivant décrit l'angoissante perplexité des gens restés au


Nord devant la question de réunification du pays, et constitue, malgré à
foi ardente de l'auteur en la puissance et le bon droit du Nord, une
horrible anxiété :

Je marche
sans voir les rues
ni les maisons,
Je ne vois que la pluie tomber
sur la couleur rouge des drapeaux.
Je marche sous un ciel de pluie du Nord,
Et mes oreilles entendent des murmures confus
Parmis des voix se perdant dans le tumulte de la foule :
- Ils ont saboté les négociations
- Y aura-t-il les négociations
- Y aura-t-il des élections
- Des élections générales, oui ou non ?
- Auront-elles lieu à la date prévue ?
Ou seront-elles retardées ?
Dương Đình Khuê
Anthologie. 397
Toutes ces dicussions s'entrecroisent dans un courant
de vie déjà si incertaine.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Pourquoi soudain cette nuit
je baisse la tête devant la lampe ?
La maison est vide, des souris criaillent quelque part.
Et toutes mes inquiétudes réapparaissent.
Hé ! elles réapparaissent sous la forme d'un rocher
pour barrer le chemin
Ô ma chérie, se peut-il
Qu'en moi qui ai le plus de foi
le doute aussi parfois s'infiltre ?
De quel côté est le bon droit ? de quel côté est la force ?
Qui a la foi ? Et qui ne l'a plus ?
Ma chérie,
Au sujet de cette lutte,
Dans tout le pays,
Sur toute la terre,
Chacun s'en inquiète jusque dans son sommeil.
J'y vois du sang et des souffrances,
Et tandis que je barbouille d'encre mon poème plein de fureur,
Brusquement je vois - oh, que c'est étrange !
Le rocher qui nous barre le chemin,
Et des milliers de gens,
des milliers de mains
Qui s'ensanglantent en le poussant dans le précipice ! . . . .

Oui, Trần Dần avait raison de s'inquiéter de la réunification du pays


scindé en deux parties adverses par les accords de Genève. Il enrageait
de voir le Sud rejeter les négociations et les élections générales. Nous
admirons sincèrement le communiste Trần Dần qui désirait la réuni-
fication dans la paix et le bonheur. Ah ! si tous les communistes du Nord
avaient son sens d'humanité, combien de malheurs nous auraient été
épargnés !

Dương Đình Khuê


Anthologie. 398
Et nous admirons encore son sens de divination qui prévoyait le
drame d'Avril 1975, le rocher qui barrait le chemin, et des millions de
gens s'ensanglantant en le poussant dans le précipitce.

Le rocher, c'était peut-être le capitalisme américain ? Mais n'était ce


pas aussi le communisme russe ou chinois ? Et en le poussant dans le
précipice, combien de Viêtnamiens, aussi bien du Nord que du Sud, se
sont-ils ensanglantés ! Pour aboutir à quoi ? A l'enfer des camps de
rééducation et des zones d'économie nouvelle, sans compter la tragédie
des boat people !

Dương Đình Khuê


Anthologie. 399

CHAPITRE XII
LA LITTERATURE AU SUD PENDANT
LA SECESSION : LA POESIE

Au cours des pages précédentes, le lecteur a pu constater que le


romantisme constituait la tendance prédominante de nos anciens lettrés.
L'étude des poètes romantiques français n'a fait que renforcer cette
tendance chez nos poètes de 1935 : Thế Lữ, Lưu Trọng Lư, Thái Can
etc, qui, en apprenant à substituer le Moi individualiste des Hugo et
Lamartine au Moi impersonnel des Li Tai Pei et Tou Fou, ont réussi à
tirer de leur lyre des accents plus sincères que leurs prédécesseurs. La
tendance réaliste avec Bàng Bá Lân, Đoàn Văn Cừ, etc, s'inspirait, elle
presque uniquement de l'école parnassienne française. Quant à la
tendance symboliste, si elle était fréquente chez les poètes religieux de la
dynastie des Lý, elle s'est raréfiée sous l'influence positiviste du
Confucianisme triomphant à partir du Quinzième siècle ; sa renaissance
dans les années d'avant-guerre peut ainsi être considérée comme un fruit
de l'influence des poètes symbolistes français.

Cette triple tendance a continué à se maintenir au cours des années de


la Résistance, avec toutefois une très nette régression du courant
symboliste, jugé probablement inopportun pour les besoins pratiques de
la propagande.

Après Genève, nous voyons refleurir au Sud la triple tendance des


années d'avant-guerre, avec quelque chose de nouveau : l'existen-
tialisme. A vrai dire, cette philosophie qui s'interroge anxieusement sur
le destin de l'homme n'a pu être inconnue sur la terre du Vietnam,
imprégnée de pensée bouddhique et taoiste. Nguyễn Du n'a-t-il pas
conclu son immortel chef d'oeuvre par ces vers désabusés :

Dương Đình Khuê


Anthologie. 400
Bắt phong trần phải phong trần
Cho thanh cao mới được phần thanh cao .

Nous ne saurions fuir l'infortune si elle nous est imposée,


Et le bonheur ne nous est accessible qu'avec la permission du destin.

L'optimisme confiant du Confucianisme n'a jamais réussi à déraciner


cette angoisse métaphysique, elle n'a pu que la brider temporairement.
Que les circonstance redeviennent favorables, et elle renaîtra
irrésistiblement. C'est ce qui se produit au cours des vingt années de la
Sécession qui ont vu le douloureux exode, la tyrannie des Ngô, la
menace du terrorisme commmuniste, et l'incertitude du lendemain.

Voilà pour le fond. Quant à la forme, nous avons vu que l'année 1935
a consacré le triomphe définitif de la poésie moderne (thơ mới) sur la
poésie classique soumise à la prosodie des T'ang. On ne devait pas
s'arrêter en si bon chemin, et des tentatives plus hardies ont été faites
pour abolir même les règles déjà si élastiques de la poésie moderne. Et
l'on est arrivé à la poésie libre (thơ tự do), dont les éléments restent à
définir, mais dont certains échantillons sans rime ni rythme semble
n'avoir été composés que pour mystifier le lecteur. Ce n'est peut-être là
qu'une fièvre de croissance, car dans le monceau énorme des poèmes
libres qui se débitent au (1965), et le plus souvent par des écoliers qui
n'ont pas quitté les bancs de l'école secondaire, on peut de temps en
temps découvrir de vraies perles. Nous saurons les apprécier et les
mettre dans des écrins à côté des poèmes modernes et des poèmes
classiques qui continuent à conserver de nombreux fervents adeptes.

Comme nous l'avons dit plus haut, nous nous abstiendrons


prudemment de classer nos poètes en écoles. Car si certains d'entre eux
restent fidèles à leur école, la plupart des autres passent indifféremment
d'une tendance à l'autre. Nous ferons comme eux, sans trop nous
inquiéter d'un désordre qui, nous l'avouons et déplorons, n'a rien
d'artistique.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 401

ĐÔNG XUYÊN

Le vieux poète Đông Xuyên est peut-être le seul qui soit resté
inébranlablement fidèle à la poésie classique. Ce n'est pas là un tort, car
bien de ses vers, on le verra, renferment un vin très moderne dans une
coupe de forme antique.

Les thèmes préférés sont la nostalgie du Nord qu'il a du quitter après


Genève, et sa tendresse ingénue pour la terre hospitalière du Sud .
Oeuvre parue en 1958 : Thuyền thơ (La barque de poésie). Nous en
extrayons trois poèmes :

Trung Thu di cư

La Mi-Automne en émigration
En cette nuit de la Mi-Automne, je déguste une tasse de thé,
Et l'Automne présent me rappelle le souvenir des automnes passés.
Que de lampes illuminent le ciel du Sud !
Beaucoup de feuilles sont-elles tombées dans la contrée du Nord ?
Où sont maintenant les festins de gâteaux qui faisaient
la joie des enfants ?
En regardant la lune, je songe au banian de mon ancien village.
Depuis l'automne où j'émigrai ici, combien d'automnes se sont écoulés
Sur ma véranda, deux fois le cannelier a fleuri 1.

Xóm Bàn Cờ (1956)

Le quartier de l'Echiquier

Voici le quartier de l'Echiquier des pauvres.

1
Figure poétique pour dire que deux enfants lui sont nés au Sud.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 402
Pour être modeste, il n'en est pas moins aimable !
Peu de voitures y circulent, peu de poussière,
Et si les lampes y sont rares, la lune l'éclaire généreusement.

Des sentiers le sillonnent en tous sens


Pour réunir Nordistes et Sudistes dans une solide affection.
Depuis que j'émigrai là,
Ma nostalgie, qui se réveille matin et soir, s'allège notablement.

Gánh nước đêm (1957)

Nocturne corvée d'eau

Sur sa tête l'éclat de la lune,


Sur ses épaules une charge d'eau,
A une heure tardive de la nuit, dans le quartier de l'Echiquier,
Une petite fille chemine à pas inégaux.

La lune se mirant dans ses seaux d'eau,


Elle marche allègrement.
De mon étage élevé, je vois indistinctement
Deux Princesses des nuits dans la même charge d'eau !

La lune, s'infiltrant à travers les arbres du quartier désert,


Laisse voir l'eau s'égoutter dans les blancs pieds de la porteuse
Qui, marchant légèrement sur la route illuminée de lune,
En oublie le poids de son fardeau !

Ô petite fille, de qui es-tu l'enfant ?


Combien de seaux d'eau as-tu déjà portés?
Voici qu'il se fait tard et que tout le monde est endormi.
Va, ma petite, porter la lune chez toi et te reposer.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 403

ĐÔNG HỒ

Nous avons parlé plus haut du doux poète de Hà Tiên. Et nous


avons promis de citer son poème Chuỗi ngọc (Le collier de perles) écrit
en 1946, amis que nous n'avons pas voulu insérer dans la littérature de
combat de la période de la Résistance. Tout en tirant son origine d'un
incident de guerre, ce poème exprime en effet une idée philosophique :
Au milieu des ruines sans nombre causées par la guerre, ruines maté-
rielles et ruine de l'âme, le poète peut toujours se consoler de conserver
intacte une chose infiniment précieuse: les idées et les sentiments de
l'humanité, qui continueront à vivre tant que ses vers seront lus.

D'après le livre "Kỷ niệm văn thi sĩ hiện đại " (Souvenir des poètes
et hommes de lettres contemporains) de Bàng Bá Lân, voici dans
quelles cirsonstances Đông Hồ a composé ce poème : C'était en 1946 et
Đông Hồ reçut un jour de sa consœur la poétesse Mộng Tuyết une lettre
l'informant que sa maison à elle venait d'être détruite, qu'elle avait perdu
tous ses biens, y compris un collier de perles auquel elle tenait énor-
mément. Reprenant presque textuellement les vers de sa corres-
pondante, Đông Hồ leur a donné le sens philosophique que nous avons
indiqué plus haut.

Chuỗi ngọc

Le collier de perles
Ramassant les étoiles égarées au cours d'une nuit sereine,
Retirant du fond de la mer ses étincelles de lumière,
Collectant les gouttes de l'aurore déposées sur les feuilles d'herbe
Vous en avez composé un collier de perles pour me l'offrir.

Avec joie vous en avez fait miroiter l'éclat


Sur vos dix doigts débordant de tendresse,

Dương Đình Khuê


Anthologie. 404
Et votre coeur s'est épanoui d'amour
En m'en entourant le cou d'un collier.

Je l'ai caché dans le tréfonds de mon coeur


En le portant sur ma poitrine de vierge.
Ce jour là, et seulement ce jour là,
Je crus que les perles me resteraient toute ma vie.

Comment pouvais-je me douter que dans la fournaise de la guerre


Mon collier de perles serait un jour anéanti ?
Ô perles ! Comme des fleurs qui tombent,
Elles sont tombées à terre sans faire entendre le moindre bruit.

Le collier de perles que vous m'avez donné est perdu !


Et à sa place me reste un long collier de regrets,
Avec dix mille gouttes de larmes qui s'amassent
Pour jaillir de mes yeux en idées et sentiments perliers.

Comme le ciel qui sanglote d'avoir égaré ses étoiles,


Comme la mer qui s'attriste de voir s'engloutir ses points lumineux,
Comme l'herbe qui se flétrit quand la rosée s'évapore,
J'ai perdu mon collier de perles. Et vous êtes au loin ! Des larmes
tremblotent à mes paupières.

N'est-ce pas charmant, cette comparaison poétique du collier de


perles à un chapelet d'idées, de sentiments ? Aucune parole de conso-
lation ne saurait être meilleure, et la poétesse Mộng Tuyết qui s'afflige
ait de perdre son collier de perles a du, en reçevant cette réponse, se
sentir presque heureuse de cet incident qui a fourni à son amoureux
l'occasion de lui avouer sa flamme en termes voilés : Des perles maté-
rielles peuvent être perdues, mais comment pourrait se perdre l'amour
immatériel ?

Dương Đình Khuê


Anthologie. 405

BÀNG BÁ LÂN

Nous avons apprécié Bàng Bá Lân poète réaliste qui, avec quelques
touches légères, savait admirablement évoquer les paysages de la
campagne nord-viêtnamienne.

Ce talent de peintre paysagiste, il l'exerce maintenant sur le décor du


Sud avec si je puis dire un sentiment plus affectueux, plus tendre,
l'étonnement ravi du Nordiste qui découvre que le Sud, qu'il ignorait et
méconnaissait, possède un charme ensorcelant auquel notre poète
grisonnant se laisse prendre avec un coeur de vingt ans.

Voici d'abord un poème décrivant un quartier pauvre de Saigon, qui


rappelle le poème "Le quartier de l'Echiquier de Đông Xuyên. Les deux
poètes Nordistes montrent une égale vive sympathie pour le peuple
charmant du Sud, mais chez le jeune poète Bàng Bá Lân se mêle un plus
tendre sentiment : l'amour pour une ouvrière de Saigon :

Ngõ hẻm

La ruelle 1

1
A la première lecture de ce poème, j’ai pensé que le poète avait voulu décrire un
quartier pauvre de Saigon par la bouche d’une jeune fille. Puis j’ai été pris de
scrupulé par le vocable “em” qui peut aussi bien se comprendre à la première
personne qu’à la seconde et même à la troisième. Et j’ai consulté l’auteur lui-
même, dont j’ai l’honneur d’ệtre un ami et admirateur. Bien m’en a pris, car Bàng
Bá Lân me précise qu’il a voulu décrire le quartier d’une jeune fille qu’il est
supposé aimer et que le vocable “em” doit être pris à la seconde personne. Voie
l’idée de ce poème : Le poète nordiste aurait rencontré une jeune fille sudiste pour
qui il se serait enflammé d’amour. Il finit par découvrir son adresse, après des
peines infinies. Et le quartier où loge son idole est rien moins qu’aristocratique.
Malgré cela, et peut-être même cause de cela, il l’en aime davantage. Et il lui
envoie ce poème pour lui exprimer son amour qui a vaincu toutes les difficultés
pour arriver au port, et sa sympathie pour la classe laborieuse dont elle fait parti.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 406
Ta maison est dans une ruelle sans issue
Où les chemins sont tortueux, et les numéros se chevauchent.
Pour te voir, il m'a fallu bien de peines et du temps,
Car comment s'y retrouver avec ces numéros se suivant sans ordre ?
Tes voisins sont des gens du peuple
Qui vivent au jour le jour à la sueur de leur front.
Quand la nuit vient, ton quartier s'éclaire au pétrole,
Sauf quelques maisons assez aisées pour pêcher
l'électricité chez leurs riches voisins2
Mais matin et soir, la radio résonne dans le quartier,
Faisant la joie de tout le monde
Cherche-t-on une épicerie ? Il y a celle de Tante Dix ;
Quant au café et à la soupe, c'est Oncle chinois Luồi qui les vend.
Le quartier est assez bien connu, aussi les marchands ambulants
de victuailles le fréquentent,
Dont la voix sonore retentit à tout instant.
Dès que la lumière crépusculaire se penche obliquement,
Les moustiques font entendre un concert plus bruyant
que celui d'une ruche d'abeilles.
Par les nuits d'été chaudes comme une fournaise,
Les moustiquaires se dressent sur toutes les vérandas.
Et à la saison pluvieuse, les chemins se transforment en ruisseaux
Où l'on patauge dans la boue soir et matin.
Durant six mois la pluie tombe sans répit,
Mais les gens de ton quartier sont habitués à patauger dans la boue !
Qui visite Cholon et Saigon
Ne les connait pas tant qu'il n'a pas pénétré dans les ruelles
Où le loyer du terrain coûte moins de cent piastres
Et le pas de porte seulement quelques milliers.
Tant qu'il reste encore des prolétaires peu fortunés,
2
La ville de Saigon (perle de l’Extrême-Orient!) manque de compteurs électriques,
que seulent possèdent les gens riches. Alors les pauvres, du moins ceux qui ont la
bonne fortune d’être voisins des abonnés officiels de la Société d’Électricité, prient
ceux-ci de vouloir bien leur permettre de brancher une modeste lampe sur leur
ligne électrique, moyennant finances bien entendu. La langue vietnamienne
possède un terme très imaginé pour désigner cet arrangement officieux, proba-
blement inconnu partout ailleurs : câu điện (Pêcher, accrocher l’électicité)
Dương Đình Khuê
Anthologie. 407
Les ruelles-impasses survivront au beau milieu de la ville luxueuse !

-.-.-.-.-.-.-

On aurait tort de s'imaginer que Bàng Bá Lân appréciait seulement les


jeunes ouvrières citadines. Son coeur s'enflammait aisément aussi pour
les jeunes paysannes du Sud, symboliquement représentées dans le
poème suivant par la propriétaire d'une cocoteraie :

Vườn dừa

La cocoteraie

Dans cette cocoteraie, on trouve des jolies noix de coco,


Et une jeune fille dont la douceur vous va si droit au coeur !
Le vent y souffle délicatement
Sur les feuilles vertes qui frissonnent de l'amour de la terre natal.
Que ceux qui s'en vont à Bến Tre
Veuillent bien transmettre à cette jeune fille quelques paroles :
"Depuis quand avez-vous édifié cette plantation
Pour que son ombrage touffu arrive à cacher tout le ciel bleu ?
Combien avez-vous de cocotiers, Mademoiselle ?
Combien d'entrenœuds à chaque arbre ? Combien de doux fruits ?
Lorsque le soleil dessèche toute l'herbe d'alentour,
La cocoteraie reste verdoyante sous la caresse du vent
qui semble lui sourire.
A toute heure elle est tranquille comme le soir qui tombe,
Avec ses chemins ombragés et ses arroyos qui serpentent.
Et quelle hospitalité ! Le lait de coco, frais et parfumé,
Et la pulpe tendre et sucré . . . on s'empresse de vous les offrir.
Ici, vous arrivez à oublier le soleil accablant,
La fourberie et l'ingratitude des hommes.
Ici, les cocotiers se pressent en rangs serrés
Pour noyer sous leur ombrage les vérandas en été.
Ici, seule l'affection sincère des paysans
Vous accueille chaleureusement soir et matin.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 408
Au loin, je ne cesse de penser à cette cocoteraie,
Mais si je pense à sa jeune propriétaire, je ne sais
à qui va son coeur maintenant.

Enfin, le poème suivant montre toute l'affection admirative du


poète pour la jeune fille du Sud, beaucoup plus féminine que sa
compatriote du Nord :

Cô gái Đồng Nai

La jeune fille du Donnai

Vous êtes une jeune fille du Donnai,


Aux dents blanches, et à la taille gracieuse.
Vous riez et parlez ingénument,
Mais votre amour est aussi intense que le parfum du dourion.
Je suis rentré chez moi, la pensée pleine du souvenir de la nuit d'hier,
De vous, et de votre cadeau constitué de produits du Donnai,
Ce cadeau que vous m'avez fait,
Accompagné de paroles si affectueuses.
Je vous aime, et j'aime la route
Qui me conduit vers les rizières et jardins si florissants :
Oh ! combien Cần Thơ, Rạch Giá, Bạc Liêu
Me sont devenus chers ! combien je les aime !
Mademoiselle aux joues rose vermeil,
Que le commerce oblige à circuler partout, êtes-vous mariée?
Avez-vous quelqu'un pour vous conduire et vous accueillir à l'autobus
Ou bien êtes-vous obligée de partir tôt et rentrer tard toute seule ?
Vous riez ? Oh ! avec quelle grâce ensorcelante !
A mes questions, vous ne faites que sourire en restant silencieuse,
Mais vos yeux sont tellement éloquents
Que vous me rendez fou d'amour !
Donnai ! où l'eau est claire et le riz vert,
Où les fruits sont si doux, et si amoureuses les jeunes filles !

Dương Đình Khuê


Anthologie. 409
Depuis que je vous connais, Mademoiselle,
Mais déjà mon coeur est plein de vous, de votre chère image qui
m'enchante et me torture.

------------

Les trois poèmes cités ci-dessus ont été extraits du recueil Tiếng
võng đưa (Le bruit du hamac qui se balance) paru en 1957, et nous
montrent la passion du poète pour les choses et gens du Sud. Mais si
notre poète s'est mis à aimer passionnément sa nouvelle patrie, il
n'oublie pas pour cela la vieille terre du Nord où il a vu le jour. Et, entre
deux poèmes dédiés à sa nouvelle passion, il pense avec mélancolie à ses
premières amours. Non, je me trompe ! Si le poète regarde le Sud avec
les yeux d'un amant, c'est plutôt avec la piété d'un bon fils obligé de se
séparer de sa famille qu'il tourne ses regards vers le Nord ; devant
l'amour nouveau, tout feu et toutes flammes, celui du passé s'est mué
insensiblement en un sentiment filial ou fraternel, plus respectueux que
passionné. Qu'on en juge par les deux échantillons suivants extraits du
recueil "Thơ Bàng Bá Lân " (Poèmes de Bàng Bá Lân) paru également
en 1957.

Đã hai xuân rồi xa quê hương !

Deux printemps se sont écoulés depuis


que je quittai mon village natal.
Deux printemps se sont écoulés depuis que je quittai mon village natal,
Et la tristesse m'envahit chaque fois que je regarde vers le Nord.
Les fleurs de pêcher y sont-elles toujours vermeilles ?
Celles de chrysanthème toujours d'un or éclatant ?
Et celles de prunier exhibent-elles toujours leur blancheur de neige ?
Les autels embaument-ils toujours du parfum du santal ?
Quand le vent de la nuit siffle à travers les rues,
Y a-t-il encore quelqu'un qui va faire ses prières dans la brume froide ?
Des mains douces comme du velours

Dương Đình Khuê


Anthologie. 410
Inclinent-elles encore les jeunes branches pour cueillir les bougeons ?
Et des vieilles mains ratatinées
Agitent-elles encore les tubes de baguettes sacrées 1 au Nouvel An ?
Dans mon village natal bien aimé,
Comment sont maintenant les pagodes et les temples ?
Les fêtes y sont-elles toujours animées ?
Sur les balancoires les rubans des couvre-seins voltigent-ils toujours ?
Ô délicieux carrés d'étoffe pliés en forme de bec de corbeau,
Embrassez-vous encore les joues roses ?
Et vous, lèvres vermeilles comme les pétales de fleurs épanouies,
Sentez-vous toujours la saveur piquante et parfumée du bétel ?
Autant de questions,
Et autant de tristesses !
Plus rien ne doit rester. Du sang, du feu,
Et la puanteur ont submergé mon village natal !
Tout ce qu'il y avait jadis de précieux et de délicat
N'est plus ! Ô douleur !
Ce printemps, c'est la deuxième fois que je fête l'An Neuf
en dehors de mon village natal.
Mon coeur se serre douloureusement quand je regarde vers le Nord.
Le nord, patrie natale du poète, revêt à ses yeux un charme
incomparable après qu'il l'eut quitté. Non seulement par les somptueuses
fêtes religieuses que le Communisme a dû prohiber, mais encore et sur-
tout par sa pauvreté irrémédiable et son hiver rigoureux, comme le
montrera le poème suivant :

Ngùi trông về Bắc.

Regard attristé vers le Nord.

En arrêtant mes pas ici, mon coeur se serre

1
Dans les temples, le fidèle qui veut interroger les génies sur son avenir, agite un
tube renfermant des baguettes sacrées portant chacune un numéro. On ramasse la
baguette qui saute en dehors du tube, on note son numéro, et on va demander au
gardien du temple la feuille correspondante, dans laquelle est imprimée la réponse
du génie.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 411
Lorsque je regarde tristement vers le Nord pour penser
aux bambous de mon village,
Au banian tout vieux près de la pagode déserte,
A la mare toute petite où flottent des lentilles d'eau
que chasse le vent d'hiver,
A la digue haute où les bouviers
Cheminent paisiblement sous la lumière affaiblie du soir,
Aux jeunes paysannes coiffées d'un carré d'étoffe effronté,
Dont les joues rosissent et les lèvres s'empourprent
avec le bétel parfumé,
Au clapotis précipité de l'eau qu'on déverse la nuit
dans les rizières desséchées,
Aux coups cadencés du pilon qui décortique le paddy,
Au chant des tourterelles dans le silence des midis,
Et au crissement du hamac mêlé aux berceuses dans les siestes d'été.
-Dodo ! fais dodo, frérot !
Maman n'est pas rentrée du village voisin.
Papa est occupé à puiser de l'eau au ruisseau,
Frère ainé herse, grande soeur repique là-bas ... Dodo !
Ô campagne du Nord-VietNam !
Ô paysans du Nord-Vietnam !
N'est-ce pas qu'en ce moment il commence à faire froid là-bas ?
Et que la brise soufflant sur les rizières
Agite les épis de riz dont le parfum embaume toute l'atmosphère ?
Quand, oh ! quand viendra le moment
Où je pourrai de nouveau, sur la haute digue,
Laisser mon âme s'émouvoir délicieusement
Et vibrer avec le chant de la flute des cerfs-volants
qui planent en plein ciel ?

Puis, devant les graves évènements qui se précipitèrent (l'agression


communiste le jour du Tết 1968, les pourparlers de Paris entre Amé-
ricain et Nord-Vietnamiens), notre doux poète a délaissé provisoirement
sa plume de Virgile pour prendre le fouet du Juvénal. Sous le pseu-
donyme de Đồ Gàn (le Maître d'école toqué), il fustige sur les colonnes
du journal Tự Do (La liberté) les vices de la société qui entretiennent le
virus communiste : la corruption, les injustices sociales, les abus de pou-
Dương Đình Khuê
Anthologie. 412
voir, etc. De cette polémique nous ne dirons rien, et ne retiendrons que
ce poème infiniment émouvant qui sonne la fanfare pour réveiller la
conscience nationale engourdie :

Nếu không muốn làm một lũ nô vong.

Si nous ne voulons pas devenir des esclaves déracinés.


De tous côtés montaient le feu et la fumée
Pendant que les bombes vertes jaunissaient en brulant,
Au parfum des pamplemousses et des aréquiers se mêlaient
l'odeur âcre de la poudre.
Le sol lui-même, qui sentait d'ordinaire si bon,
exhalait l'odeur nauséabonde du sang.
Mais Hanoi continuait à vivre en paix
D'une vie dissipée,
Folâtrant sans remords dans le cloaque de la débauche.
Les échines souples et les yeux tout blancs
Ne voyaient que l'intérêt et les honneurs,
Comme des enfants déracinés et insensibles
Auprès de leur douce mère agonisante !

Mais soudain, de Điện Biên Phủ un rugissement féroce


Fit s'évanouir tous les rêves de richesse et de gloire.
Puis les flots de Genève déferlent vers le Sud
Sous l'oeil soupconneux des compatriotes du Donnai et du Mékong.
Combien de questions posaient-ils
Auxquelles il était difficiles de répondre :
-Nous sommes indépendants, pourquoi venir ici ?
-Nous sommes libres, pourquoi fuir encore ?
-Ne savez-vous pas qu'en venant ici en si grand nombre
Vous nous rendrez la vie difficile ?
Hélas ! Comment en vouloir à nos compatriotes trop ingénus ?
Nous ne redoutons que la langue tortueuse de la propagande
qui les a abusés.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 413

Toute la nuit j'ai veillé


Pour établir un pont de sympathie
Avec un poème intitulé "J'aime"1
A l'effet de renforcer l'amour entre le Sud et le Nord.
Mais pourquoi suis-je toujours triste
D'une tristesse infinie ?
De tous côtés montent encore le feu et la fumée
Pendant que les bombes écrasent et déchiquètent les hameaux.
Comme Hainoi autrefois,
Saigon vit aujourd'hui en paix
D'une vie dissipée,
Folâtrant sans remords dans le cloaque de la débauche.
Toujours des échines souples et des yeux tout blancs
Qui ne voient que l'intérêt et les honneurs !
Hélas ! Quels enfants ingrats et indifférents
Qui s'amusent auprès du lit de leur douce mère agonisante !
Dans des buildings vertigineux
Construits avec les os et le sang du peuple malheureux,
Les nuits se passent en plaisirs au milieu des rires
Qui ne laissent plus entendre les gémissements de la campagne.
Mais aujourd'hui la mitraille et le canon
Déchiquètent la Capitale.
Des blessures béantes se font voir au carrefour de l'autostrade et du
faubourg Hàng Xanh,
Ceux de Bàn Cờ, Vạn Hạnh, Bình An . . . sont en débris.
Du sang coule, des lambeaux de chair sont projetés en l'air,
des cadavres s'entassent les uns sur les autres,
T'amuseras-tu encore, ô Capitale corrompue ?
Ô fonctionnaires concussionnaires, malhonnêtes négociants,
danceurs, joueurs,
Ô voyous qui vous vous querellez comme des poules estropiées
se disputant la nourriture,

1
Ce poème est inséré dans le receuil Tiếng võng đưa (Le bruit du hamac qui se
balance). Le poète y exprima l’admiration affectueuse que lui inspira la belle terre
du Sud, alors qu’il y mit les pieds en 1954
Dương Đình Khuê
Anthologie. 414
Êtes-vous enfin réveillés ? Voici l'amère leçon de l'expérience :
Nous avons perdu Hanoi ! Et Saigon sera menacée du même sort
Si vous vous cachez encore le visage dans vos mains.
Vous rappelez-vous quelque chose de la proclamation
du prince Hưng Đạo
Et du poème de Lý Thường Kiệt ? 1
Avez-vous honte devant l'énergie farouche
Du peuple et de l'armée sous Lê Lợi et Quang Trung ?
Pour vous, je fais battre le tambour de guerre,
Pour vous, je fais résonner le gong d'alarme.
Réveillez-vous vite de votre sommeil, et mettre de côté votre égoïsme
Si vous ne voulez pas devenir des esclaves déracinés.

Hélas ! la prédiction de Bàng Bá Lân n'a été que trop réalisée, et


Saigon est tombée en 1975 comme Hanoi en 1954. Et pour exactement
les mêmes causes : la corruption des autorités, la cupidité des négo-
ciants, l'égoïsme et cet aveuglement d’être les derniers ! et puissent les
exilés Viêtnamiens d'outre-mer avoir conscience de leurs devoirs et de
leurs responsabilités, s'ils ne veulent pas devenir des apatrides déracinés,
méprisés de tout l'univers !

1
Voir notre précédent ouvrage: Les Chefs d’œuvre de la littérature vietnamienne,
p.9
Dương Đình Khuê
Anthologie. 415

VŨ HOÀNG CHƯƠNG

Emigré à Saigon, il a publié successivement :


Rừng phong (La forêt de platanes) en 1954,
Hoa đăng (Lanternes fleuries) en 1959,
Cảm thông (Communion) en 1960,
Tâm tình người đẹp (Sentiments d'une belle femme) en
1961,
Trời một phương (Une région du ciel) en 1962.

Le bohême des Poèmes Ivres a changé. Il a pris le ton d'un Maître


pour exprimer doctoralement des idées, ce qui n'est pas pour lui attirer
des sympathies. Mais il reste un vrai poète quand il laisse parler sim-
plement son coeur. Voici quelques échantillons de ses œuvres récentes :

Tình quê
L'amour de la campagne
A l'univers entier la campagne se ferme
Pour n'ouvrir son coeur qu'à ceux qui l'aiment.
Voici la nuit qui vient, et la lune qui se pare
D'un peigne d'argent, devant une glace.
Voyez-vous le banian qui, depuis mille ans,
A chaque quinzième nuit du mois, imprime son ombre sur la lune ?
Voyez-vous les étoiles amoureuses de la vieille coquette
Qui s'en vont chaque nuit lui présenter d'innombrables cierges
en cadeaux de noces ?
D'un bout à l'autre du hameau la campagne s'imprègne de parfum
Cependant que la terre et le ciel communient
en une musique harmonieuse.
Quelques jeunes vierges aux joues toutes roses
Rêvent de maris quand les étoiles et la lune effleurent leurs oreillers.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 416
Le poème suivant exprime l'attitude philosophique du poète devant
les malheurs de la vie : la mort seule peut résoudre ce paradoxe de la
vie. Il est remarquable de noter que ce poème prédit le sort tragique du
poète après la chute de Saigon : Le distingué poète s'est vu isolationné
par les communistes, et contraint de mourir, abandonné de tous.

Thôi hết băn khoăn

Finies les angoisses

Toute la vie humaine est tourmentée d'un point d'interrogation


Comme une limace à la cervelle écrasée qui rampe en répandant
silencieusement son sang.
Ce soir, un point d'exclamation résout définitivement
l'angoissante question,
Car le bruit des clous enfoncés dans le cercueil en constitue la réponse.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 417

NGUYỄN VỸ

Nguyễn Vỹ s'est révélé à nous comme l'auteur du poème à deux


pieds Sương rơi (La rosée tombe). Il n'a pas fini de nous étonner. Avec
une témérité que nous devons admirer franchement, il a cherché à mettre
en valeur chaque sujet, non seulement par les rimes et le ryhme du vers,
mais encore par la forme du poème. C'est ainsi qu'il a donné à son
poème Hoàng hôn (Crépuscule) la silhouette d'une bande de cigognes
s'envolant précipitamment vers leur nid lointain lorsque tombe le
crépuscule.

Hoàng hôn.

Một đàn
Cò con
Trắng nõn
Trắng non
Bay về
Sườn non.
Gió giục,
Mây dồn,
Tiếng gọi
Hoàng hôn
Buồn bã
Nỉ non.
Từ giã
Cô thôn

Dương Đình Khuê


Anthologie. 418
Còn con
Cò con
Trắng non
Nào kia,
Lạc bầy
Lại bay
Vào mây
Ô kìa !

Il est à priori impossible dans une traduction, qui doit surtout être fidèle
quant au sens, de donner à chaque vers la longueur convenable de
manière que le poème traduit ait à peu près la configuration du texte
original. Mais si cette condition n'était pas réalisée, la traduction aurait
manqué son but, car pour l'auteur, la forme spéciale de son poème en
constitue le principal élément. Nous avons donc été obligé de tendre vers
ce but autant que possible.

Crépuscule

Une bande
De petites cigognes
Toutes blanches
Et tendres
S'envolent
Vers la montagne.
Le vent souffle,
Les nuages s'amassent
C'est l'appel
Du crépuscule
Mélancolique
Et plaintif.
Quittant
Le hammeau isolé
Dương Đình Khuê
Anthologie. 419
En dernier lieu
Une petite cigogne
Tendrement blanche
Que voilà
S'est égarée
Pour s'envoler
Dans les nuages.
Oh ! regardez !

Nous voulons croire que cette innovation de Nguyễn Vỹ (innovation


dans la poésie vietnamienne), mais l'est-elle dans les poésies étrangères
n'est qu'un jeu brillant mais factice d'un esprit bouillonnant qui ne se
résigne pas à s'enfermer dans les règles traditionnelles de l'art poétique.
Au besoin, Nguyễn Vỹ sait laisser parler simplement son coeur et nous
émouvoir profondément. Par exemple dans le poème Trăng, gió, tù
(Lune, chien et prison) qui décrit ses impressions de prisonnier enfermé
dans la geôle de Trà Khê :

Trăng, chó, tù

Lune, chien et prison

Dans la geôle de Trà Khê où les prisonniers dorment dans l'obscurité,


Mon lit est dressé face à la lune d'automne.
Mais les barbelés tendent leur filet tout autour,
Et tandis qu'au dehors la lumière resplendit,
au dedans c'est la nuit noire.
Nous dormons, sur deux rangées de lits serrés les uns contre les autres
Derrière la porte de la prison cadenassée d'une triple chaine de fer
Mais un rayon d'or, tout brillant, s'infiltre à travers les barreaux
Et se couche affectueusement à mes côtés pour me dire à voix basse :
"Cette nuit est la quinzième du mois, et j'ai tendu
mes fils de soie merveilleuse.
Lève-toi, ami, et regarde-moi, au milieu du ciel bleu,
Tisser la poésie, le rêve, et former dix mille rimes

Dương Đình Khuê


Anthologie. 420
Pour les offrir à mes amoureux depuis l'éternité.
Lève-toi, ami, et regarde à travers les barreaux
Ma douce lumière illuminer les nuages de splendeur.
Je resterai ici durant les cinq veilles
Pour t'offrir mon coeur virginal !"
C'est ainsi que la lune, avec un sourire charmant, s'est faufilée
A travers les barbelés qui me séparent d'elle.
Je tends les bras pour m'accrocher à ses rayons d'or
Et, le coeur troublé, je me dresse précipitamment sur mon séant.
Derrière les barreaux de fer, je contemple avec ravissement la lune
Et les forêts sauvages sur lesquelles elle étend une tristesse infinie
Dans la cour de la geôle, l'Amie, une petite chienne,
(Toute blanche, très mignonne et sage,
Notre unique et fidèle amie
Que nous avons trouvée égarée dans la forêt)
L'Amie folâtre avec la lune, en remuant joyeusement sa queue.
Elle saute en avant, puis en arrière, pour jouer avec son ombre.
Mollement étendue, et combien gracieuse,
La lune répand sur la cour sa lumière de rêve.
Chacun de ses traits est une rime poétique,
Et chacune de ses ondes est une nappe de soie.
La chienne gambade par ci par là, puis reste immobile
A contempler la lune, les yeux brillants de sa lumière.
Moi, le prisonnier, pareil à une âme damnée,
Je regarde du fond de ma prison, à travers les barreaux de fer,
Passionnément, ardemment, sans me lasser,
Jusqu'à en perdre le sentiment, la lumière lunaire,
Et je voudrais défoncer la porte de la prison pour m'échapper au dehors
Et la contempler, et m'enivrer d'elle,
Et folâtre avec mon ombre et celle de la chienne,
Et tisser l'amour et le rêve avec ses fils d'or.
Mais brusquement mes yeux se voilent de larmes,
Je m'affaisse sur le plancher de bambou,
le coeur dévoré de fureur impuissante.
Dans la cour de la prison, la lune et la chienne sont libres,
Et moi, je suis enfermé derrière quatre murs élevés !
Ô Liberté ! combien es-tu précieuse !
Dương Đình Khuê
Anthologie. 421
Tu es la lune, les étoiles, le ciel, la poésie, le rêve !
Tu es le sourire charmant qui aide à vivre !
De ce qui fut sacré tu es la digne fille !
T'avoir, c'est avoir le paradis,
Et, durant toute la nuit, ne cessa de verser des larmes !

Les deux poèmes cités ci-dessus sont extraits du recueil Hoang vu


(Terres sauvages) paru en 1962.

Avec Nguyễn Vỹ nous avons achevé la revue des poètes


contemporains dont nous avions fait connaissance dans les années
d'avant-guerre. Il va nous falloir maintenant présenter de nouveaux
noms, de nouvelles étoîles qui montent au firmament de la Sécession, ce
qui n'est pas du tout facile, nous le répétons avec inquiétude. Car si le
ciel est constellé d'étoiles, combien d'entre elles brillent d'un éclat
incontestable. N'y a-t-il lieu de craindre en effet qu'avec notre mauvaise
vue les plus visibles soient les plus petites, et les moins visibles
d'énormes soleils qui, avec le télescope du temps, brilleront plus tard
d'un éclat que nous ne soupconnons pas ? Tant pis ! il nous faut courir ce
risque.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 422

TRẦN DẠ TỪ

Vrai nom : Lê Hà Vinh

Né en 1940. A collaboré à diverses revues littéraires : Sáng Tạo,


Thế Kỷ Hai Mươi, Văn hóa Á châu, etc. Au moment de l'oppression du
Bouddhisme par le dictateur Ngô Đình Diệm, il fut emprisonné et ne fut
relâché qu'après la révolution du 1er Novembre 1963.
Nous citons ci-dessous un poème où se rélève son ardeur
révolutionnaire :

Bài hát mời rượu

Chanson à boire

J'ai deux bras


Mais qui ne servent à rien.
Qui pourraient-ils étreindre maintenant ?
J'ai deux pieds
Mais à quoi me serviraient-ils ?
La patrie n'est plus nulle part où ils pourraient se diriger.
J'ai deux oreilles
Qui ne servent plus
Qu'à écouter les bombes qui explosent.
J'ai deux yeux
Mais qui ne sont d'aucune utilité
Car la nuit noire à la nuit noire succède.
J'ai deux narines
Mais qui ne servent à rien
Car les fleurs de la vie sont flétries.
J'ai une gorge
Qui n'est plus bonne à rien
Car la chaleur manque à l'air qu'elle aspire.
J'ai une bouche
Dương Đình Khuê
Anthologie. 423
Mais qui ne sert à rien
Parce qu'elle ne peut proférer aucune parole.
Ami, le vein est versé,
Lève ton verre !

Dans ce poème, chaque raison donnée à l'inutilité de tous les


organes des sens (c'est-à-dire de toutes les facultés, de tous les efforts)
sous le régime de la dictature est une amère pensée qui excite à la
révolte, voilé sous la forme d'un épicurisme désabusé.

Le malheur, c'est que cette révolte contre la dictature des Ngô aida
puissamment à la guerre entreprise par les communistes du Nord contre
leurs compatriotes du Sud. Personne au Sud ne connaissait la vraie
nature de cette idéologie étrangère qui, sous les apparences trompeuses
de l'égalité des classes, cachait une effroyable tyrannie pire que la
domination française et que la dictature des Ngô, pas plus Trần Dạ Từ
que Cung Trầm Tưởng, Tạ Tỵ, Đinh Hùng, etc que nous allons étudié ci-
après .

Dương Đình Khuê


Anthologie. 424

THANH TÂM TUYỀN

Vrai nom : Dzư Văn Tâm

Né en 1936, est le théoricien et le promoteur de la Poésie libre, pour


laquelle il réclame l'abolition de toute contrainte. Dans les deux poèmes
que nous citons ci-dessous s'affirme une personnalité révoltée contre
toutes les valeurs établies, contre tous les mensonges sociaux. On peut
dire que Thanh Tâm Tuyền traduit bien le désarroi de la jeunesse
Viêtnamienne au Sud dans les années de la Sécession.

Phục sinh

Résurrection

J'ai envie de pleurer comme de vomir.


Dans la rue
Qui brille de soleil comme le cristal,
Je crie mon nom pour calmer mes regrets :
Thanh Tâm Tuyền ! (La source du coeur pur)
Quand le soir les étoiles se brisent contre les cloches de l'église,
Je cherche un endroit discret où prier
Pour l'âme de cette enfant qui avait peur
Du loup méchant
Du loup affamé sans couleur.
J'ai envie de mourir comme de dormir
Même si me tiens sur le bord du fleuve

Dont l'eau noire refuse de sommeiller.


Et je crie mon nom pour calmer mon courroux :
Thanh Tâm Tuyền !
La nuit tombe maintenant sur le monde grouillant de péchés.
Ô le Petit Chaperon Rouge
Voici le loup,

Dương Đình Khuê


Anthologie. 425
Un loup vagabond.
J'ai envie de tuer le Moi
Cet assassin de tous les siècles,
Et je hurle plaintivement mon nom :
Thanh Tâm Tuyền !
Qu'on vienne m'égorger
Pour que je puisse renaitre.
En chaine les vies humaines se suivent
Et l'humanité ne pardonnera pas l'homicide,
Et les bourreaux devront s'agenouiller
A l'heure de la résurrection
Car le cri des victimes est la prière
Qu'attendent depuis toujours tant de siècles.
J'ai envie de vivre comme de mourir.
Entre deux respirations qui s'interfèrent
Dans ma poitrine brulante
Je t'appelle doucement,
Petite sœur,
Ouvre la porte de ton coeur,
Car mon âme vient de renaître pour devenir un bébé
Pur comme fut une fois la vérité.

*
* *

Phiên Khúc 20

L'hymne 20

Je viens d'atteindre vingt ans


Comme l'humanité vient d'avoir vingt siècles.
Ô Humanité à l'âge de la vingtaine,
La récolte est plus que suffisante pour ta nourriture,
Et la farine moulue peut servir à fabriquer des pains tant qu'on veut.
Je crie ma fureur
Devant ceux qui ont arraché tout sentiment d'humanité.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 426
Ô ma douce mère, je te regarde avec des yeux chargé de larmes,
Ne pouvant t'aimer comme je t'aime, ni osant pleurer
quand je voudrais tant pleurer.

Aujourd'hui je me précipite dans la rue


Ce jour 20
Mes poings tendus de colère,
Mes joues enflammées d'amour,
Et mes lèvres brulantes de honte.
Au milieu de la longue nuit d'hier, qui a crié ?
Combien ai-je été ému en me réveillant
Car c'était mon âme qui me criait !

Tombez, soyez abattus,


Ceux qui ont offert leur âme à l'ennemi,
Ceux qui ont oublié les liens du sang,
Ceux qui ont vendu la patrie.
Tombez, soyez abattus !
Que résonnent sur tous les chemins
Les pas de ceux qui arrivent de partout
Pour tout renverser,
Pour faire exploser leur colère !

Je ne vous connaissais pas, ma soeur,


Mais je souffre comme si je recevais sur ma propre poitrine
La balle qui vient de vous blesser.
Nous voici
Hurlant si terriblement
Que l'ennemie flageolant ne peut s'enfuir.
Nous les frappons en pleine figure
Pour les faire tomber à terre
Ceux qui ont sali l'âge de vingt ans.
. . . . . . . . . . . . . . . .
Ô mes cadets, je suis à l'âge de vingt ans
Que vous aurez un jour,
Cet âge où la vie est si belle.
Et je vous remettrai jusque dans vos mains
Dương Đình Khuê
Anthologie. 427
Une patrie où seront préservés intacts l'amour des monts et des fleuves,
Et le coeur des hommes aussi odoriférant que le parfum des fêtes.

Quand vous vous mettrez à chanter frénétiquement,


J'aurai dormi d'un long sommeil très innocent.

Les deux poèmes ci-dessus, et particulièrement le dernier, sont


parmi quelques rares poèmes libres que je puisse goûter, et même
admirer. Outre la noblesse des sentiments qui y sont exprimés (la fureur
de notre peuple devant les dictatures inhumaines qui empêchent d'aimer
et de pleurer librement, devant les fanatiques qui assasinent leurs
compatriotes, et les traîtres qui vendent la patrie à l'étranger), le ryhme
saccadé des vers traduit bien la fureur populaire au cours d'une émeute.

Toutefois, nous ne pouvons cacher que le vocabulaire et la syntaxe des


poèmes libres, s'ils excitent l'admiration de certains jeunes esprit,
découragent la plupart des esprits plus rassis. La lecture d'un poème
libre, même réellement bon, est extrêmement fatigante. C'est
franchement notre peu de sympathie envers la poésie libre et
existentialiste - les deux vont souvent de pair - nous nous contenterons
d'en donner encore quelques échantillons pour donner une idée
objectives de la poésie vietnamienne au Sud durant les années de
Sécession. Puis, après avoir ainsi rempli notre devoir d'informateur, qu'il
nous soit permis de revenir à une une poésie moins hermétique.

Đêm sinh nhật của Cung Trầm Tưởng

Nuit d'anniversaire
Il pleut sur la nuit froide de Saigon.
Est-ce la pluie, ou le ciel qui pleure sur mon anniversaire ?
Que ce soit la pluie ou le ciel, qu'importe ?
Dans le monde présent la mer est toujours froide, et la pluie se déverse
inutilement sur les terres incultes.
Mon âme cloitrée a tant de sujets d'inquiétude
Que trop tôt mon coeur se flétrit et sa splendeur printanière se fane

Dương Đình Khuê


Anthologie. 428
Et ma foi, que ne soutient plus la misère,
Dans le crépuscule laisse s'estomper l'ombre de mes dieux de jadis.
Cette nuit il pleut, c'est le ciel qui pleure
Et qui ramène l'automne sur les ailes du vent chargé d'humanité.
Est-ce le ciel ou l'automne qui sanglote si désespérément ?
Manteau fermé et col relevé, je rentre chez moi tristement .

*
* *

Luân hồi của Xuân Phụng

Métempsychose

Cette nuit
Une étoile ouvre tout grand son œil
Mais ne réussit pas à parer de splendeur
Le pauvre sentier couvert de feuilles tombées.

La nuit immense
Recouvre tout le cimetière.
Y a-t-il quelque âme
Qui s'élance de sa tombe pour regarder les astres
Et quelques paillotes minables
Près d'une rangée d'arbres dépenaillés ?
Elle ne réussit pas à grimper jusqu'au ciel élevé
Et à s'enfoncer dans les profondeurs de la terre.

Condamnée qu'elle est à tournoyer dans l'enfer de son coeur,


Comment pourrait-elle être délivrée ?

Mais voici que le chant du coq s'élève.


Sur la route qui mène au Royaume des Ombres
Se profilent des silhouettes de fantômes.
Oh ! quand pourront-ils s'échapper ?

Dương Đình Khuê


Anthologie. 429
Sous le thème bouddhiste de la Métempsychose, le poète en réalité
dénonce l'infernale atmosphère du Sud, d'où nulle pensée généreuse ne
peut s'échapper. A cri d'angoisse nous nous en voudrions de ne pas
apporter un autre témoignage de Tạ Tỵ, à la fois écrivain et peintre
renommé :

Bài thơ của một người.


Le poème d'un homme
Dans un bar, à minuit,
Couleur violette de la salsepareille,
Toutes blêmes, quelques roses 1
Inclinent leurs têtes sur des verres de vin.
A minuit, le bar est devenu désert.
Des gouttes de bougie tachent le creux des assiettes grises de cendre
Les mains cessent de s'accoler entre elles,
Et les cheveux perdent graduellement leur parfum captivant.

Il n'y reste
Que nous deux
Qui buvons en regardant la pluie courir le long du chemin obscur,
Et nous pensons à ces chemins qui mis bout à bout
De notre coeur vont franchir la frontière
Pour renouer la fraternité des hommes
Brisée depuis des siècles.

Cette nuit, le bar est désert,


Et la pluie tombe tristement goutte à goutte.
Sans aller en mer, pourquoi avons-nous le mal de mer
En croyant que le vent dépose des effluves salés sur nos lèvres.

Vous et moi
Nous nous rencontrons pour,
Demain ou après-demain,
Peut-être même une minute d'ici,
1
Roses: terme poétique pour désigner les jeunes filles; ici les serveuses de bar.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 430
Nous séparer.
La séparation aurait la tristesse d'un adieu défnitif
Si je devais apprendre que mon ami en poésie
Etait mort un de ces jours
Tout nu, sans rien dans le ventre.

Buvez, mon ami !


Encore un verre qui s'ajoute à je ne sais plus combien d'autres
Car ma tristesse d'aujourd'hui est comme celle de ce jour passé
Où, vous dégageant de deux petits bras,
Vous versiez dans mon verre
Toute la tristesse infinie
Qui se condensait sur les cheveux de la taxi-girl
Aux traits d'ogresse
Apparaissant à travers le verre de vin rouge,
Rouge comme du sang coagulé sur ses lèvres,
Pour éclater en un rire pareil au bruit du verre qui se brise.

Buvez !
Il ne nous reste plus que cette nuit.
Demain vous partirez, appuyé sur votre fusil,
Tandis que je rentrerai à ma petite chambre
Pour regarder la pluie tomber sur l'herbe flétrie des sentiers,
Tout mon costume taché de vin pour clore le terme des séparations.

Etes-vous triste ?
Pourquoi l'ivresse du vin
Qui monte en vos yeux
S'infiltre-t-elle dans mon âme
Pour que je doive dans la nuit profonde cacher mon visage en soupirant.

Vous me regardez
Je baisse ma tête
(A travers les bulles de vin bouillonnant au fond du verre,
J'entrevois quelqu'un qui rentrera cette nuit dans son ivresse amère).

Je serre à briser ma main


Dương Đình Khuê
Anthologie. 431
Le verre de vin tout froid.
Comme le bruit que fait une étoile en tombant,
Je percois une note hoqueter au milieu d'un refrain.
Et la petite fille cache son visage pour sangloter
Le vin étant épuisé, durant cette nuit blanche pluvieuse.

Nous sommes arrivés à une conclusion définitive : Durant les années


de Sécession, les poètes au Sud, à part quelques regrets pour la vieille
terre du Nord et sentiments de sympathie pour la nouvelle patrie, étaient
surtout démoralisés par la féroce guerre fratricide, et par la corruption du
régime des Ngô puis des militaires qui régnèrent après la révolution de
1963. Avec un tel état d'esprit, la chute de Saigon en 1975 serait
inévitable.

Nous pourrions donc close ici le tableau de la poésie au Sud


durant le Sécession, mais ce serait un peu injuste, parce que à part les
poèmes désabusés que nous venons de citer, il y a aussi des poèmes
vibrants de tendresse humaine qui constitue le fonds du peuple
Viêtnamien non contaminé par le Marxisme matérialiste et desséchant.

C'est ainsi que dans les pages qui suivent, nous citerons quelques
poèmes de Đinh Hùng, Mặc Thu, Cung Trầm Tưởng, etc.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 432

ĐINH HÙNG
(1920-1967)

Đinh Hùng a réalisé le type parfait du poète bohême. Il ne manquait


pas dans notre tradition littéraire de ces demi-fous qui enfermaient
l'univers dans une tasse d'alcool ou dans un beau vers. Mais plus que de
Phạm Thái le révolutionnaire manqué, plus que de Tú Xương le lettré
aigri, Đinh Hùng se rapproche des poètes maudits français Rimbaud et
Baudelaire. Issu de famille riche, il a dissipé toute la fortune paternelle
en fumée d'opium, et jusqu'à ses dernières années, il n'a jamais cherché à
gagner sa vie, même par ses œuvres littéraires. Il se renfermait dans son
paradis artificiel, et vivotait en vendant au fur et à mesure les derniers
débris de son héritage ; lorsque ceux-ci eurent été épuisés, il se serait
laissé mourir de faim si des amis compatissants ne lui étaient venus en
aide. Mais il ne sollicitait l'aide de personne et restait le ventre creux des
jours entiers sur son lit plutôt que de bouger son petit doigt ! Le destin
farceur voulut que Đinh Hùng fut emprisonné un certain temps et con-
nut l'amour en ces jours d'infortune. Il se maria, c'est-à-dire qu'il a vécu
en union libre, car n'ayant ni carte d'identité ni acte de naissance de ses
enfants. Je ne sais même pas si sa veuve a réussi à faire établir son acte
de décès.

Tel était l'homme. Le poète, lui, est admirable. Il a enrichi notre


esthétique de nouvelles sensations, de nouveaux angles d'optique. Voici
par exemple quelques vers de son "Đường vào tình sử" (Le chemin qui
mène à l'amour) paru en 1961 :

Trên đường ta đi

Sur mon chemin


Dans les fleurs s'épanouit le soleil des tropiques,
Les parfums apportent les orages des déserts de sable.
Les arcs-en-ciel font pencher les ailes des oiseaux,
Dương Đình Khuê
Anthologie. 433
Et le passé s'endort dans le lac de marbre
Des yeux qui brillent de l'éclat de la lune chère aux poètes.
Le temps s'écoule sur un long cil,
La tristesse des montagnes en automne frissonne sur deux épaules,
Cependant que je sens dans mon coeur s'enfoncer
le cours d'un fleuve inconnu.

A la première lecture, ces vers semblent baroques et dénués de sens


commun. On conçoit que le soleil fasse s'épanouir les fleurs, que les
orages apportent des effluves apportent l'orage, n'est-ce pas d'une
logique démentielle ? Celle-ci reprend toutefois sa valeur si l'on admet,
avec le poète, qu'il y a identité entre l'observateur et la chose observée en
particulier, et entre tous les éléments du Cosmos en général. D'accord
que les fleurs s'épanouissent grâce à la lumière du soleil. Mais s'il n'y
avait pas de fleur, symbole des êtres vivant dont le poète fait partie, qui
saurait que le soleil existe ? De même, s'il y a identité entre les effluves
et les orages, entre les arc-en-ciel et les ailes des oiseaux, il sera
indifférent de dire lesquels sont la cause ou la conséquence des autres.
De même, le passé reste présent dans les yeux d'un être cher, dans la
conception d'un monde où rien ne conserve son individualité propre, ni
espace ni temps. De même encore, toute particularité individuelle étant
abolie entre le MOI du poète et le MOI du Cosmos, le temps peut aussi
bien s'écouler sur un cil que sur l'eau qui passe sous les ponts, la tristesse
frissonner sur les épaules d'un être cher que sur les montagnes voisées
qu'agite le vent d'automne. Enfin le coeur du poète où se succèdent idées
et sentiments n'est plus qu'un fleuve sur lequel se réflète l'image
changeante des nuages.

Avec une telle tournure d'esprit - nous n'osons pas dire une telle
philosophie - il n'est pas douteux que Đinh Hùng ait de l'amour une
conception très romantique. Voici par exemple le poème Hương
(Parfum) extrait du recueil Đường vào tình sử dont il a été parlé plus
haut, qui montre un amour romantique jusqu'à devenir presque taoiste :

Hương

Dương Đình Khuê


Anthologie. 434
Parfum

Parfois, pris de mélancolie,


Nous parlions de pluie du printemps et le soleil d'été.
Egalement distraits devaient être nos deux coeurs,
Car nous parlions ensemble sans nous écouter.

Je regardais ses limpides yeux bleus


Pour retrouver mon âme sur leur miroir,
Et j'avais l'impression de voguer en terre inconnue
sur une barque de rêve.
Qui avancait, poussée par les accords d'une musique délicate.

Ah ! si ma vie pouvait s'arrêter là,


Une heure, une matinée, un automne !
Mon coeur se changeait en amoureux papillon
Dont les ailes langoureuses s'infléchissaient sous le poids du rêve.

Je l'écoutais parler, en silence,


Dans une posture immobile, les sourcils à peine agités,
Je regardais, avec toute la gravité du jour qui décline,
Son sourire qu'elle envoyait au vent d'automne.

Et les cheveux nuageux qui embrassaient ses frêles épaules,


Cependant qu'à pas lents la lumière automnale s'évanouissait.
Mon âme, comme une bouffée de vapeur enroulée autour de sa robe,
Se réveille soudain de son engourdissement.

Une fleur tombe, qui fit s'évanouir notre rêve.


Nous tressaillimes et dégageâmes timidement nos mains entrelacées.

Caché dans les plis de sa robe, le parfum de sa pudeur


Mit le feu dans mes veines, et des ailes à mes talons.

Mon épaule appuyée contre la sienne, je trouvai soudain


le ciel immense,
Les bois et les monts emplis d'amour ainsi que ses lèvres,
Dương Đình Khuê
Anthologie. 435
Et en l'enfermant entre mes bras cet automne,
Je ne savais pas que nous serions l'un à l'autre étrangers toute notre vie.

Comme on le voit, l'amour, desséché au Nord, refleurit au Sud de plus


belle, malgré la tyrannie et la corruption du gouvernement, et malgré la
guerre civile féroce qui tue les gens innocents en plein travail, incendie
les maisons en pleine nuit, arrête ou culbute les autobus faisant la
navette entre les provinces.

Voici encore un poème de Mặc Thu qui évoque un temps de paix à


jamais disparu :

Vườn nhà ai

Vườn nhà ai nho nhỏ


Hoa trắng ngát hương trinh
Bờ xanh ôm dậu cỏ
Lá mát đượm ân tình.

Phơ phất lá rung rung


Đôi thân cau lả lả
Mây vài đám lâng lâng
Bóng chiều bay ngả ngả .

Vườn ai tường ngõ đổ


Hoa yếu rụng đầy thềm
Xanh um bờ rậm cỏ
Mái rạ lạnh hương nguyền

Mưa nhẹ gió hiu hiu


Lá vàng rơi lả tả
Thêng thênh quạ dập dìu
Dương Đình Khuê
Anthologie. 436
Nắng nhạt chiều nghiêng ngả .

Un jardin

Tout petit ce jardin


Dont les fleurs blanches embaument de virginité.
Une ligne verte embrasse sa haie d'arbustes.
Ses feuilles fraiches sont imprégnées de tendresse.

Agitant légèrement leurs feuilles


Deux aréquiers se penchent affectueusement.
Quelques nuages légers
Dans l'ombre du soir s'envolent mollement.

Du jardin les murs sont en ruines,


Et les fleurs s'éparpillent sur toute la véranda.
La pelouse couverte d'herbe est toute verte,
Mais aucune fumée d'encens des serments ne s'élève
du toit de chaume refroidi.

La pluie légèrement tombe, le vent doucement souffle,


Faisant s'éparpiller partout les feuilles jaunies.
Librement les corbeaux volètent
Dans la lumière adoucie du crépuscule qui décline.

Notre traduction est incapable de rendre la musique harmonieuse de


ce poème, musique obtenue par le redoublement des mots de la rime
(nho nhỏ, rung rung, lả lả, lâng lâng, etc), musique légère mais tenace
évoquant bien les petits plaisirs du temps de paix.

Le poème suivant de Cung Trầm Tưởng sur l'automne à Paris revient


à la tradition romantique chère aux poètes d'avant la Révolution :

Mùa thu Paris

Dương Đình Khuê


Anthologie. 437
L'automne à Paris.

Cet automne-là à Paris,


Je lui donnais rendez-vous dans une petite auberge
Où le vin rouge débordait de nos verres.
Où, par une nuit pluvieuse d'automne
Qui s'abattait sur les vieilles rues d'une vieille cité,
Sur une place publique jonchée de feuilles mortes,
Je l'attendais patiemment des minutes et des heures.

Je l'attendais aussi, durant les jours lugubres d'automne,


Dans le jardin du Luxembourg.
Le banc de pierre où nous avions coutume de nous asseoir
Se glacait de froid quand elle ne venait pas.

Durant cet automne j'attendais partout


Ma petite amie aux yeux bruns
Et aux cheveux blonds très fins.
Quand elle ne venait pas, la tristesse murissait en moi
comme un fruit gâté.

L'automne à Paris
Débordait sur les yeux
De la petite amie qui venait à ma chambre d'hôtel
Me voir timidement, sur ses talons menus.

L'automne enchainait nos paroles.


Ses lèvres pâles non fardées,
Elle se laissait aller à la tristesse
Sans songer à refaire sa vie.

Automne ! Automne !
Ciel sinistrement nuageux !
Que je l'aimais pour son amour généreux
Elle dont le coeur enfermait prisonnière
La saison automnale . . . Ciel ! amour d'automne !

Dương Đình Khuê


Anthologie. 438
Le romantisme de Cung Trầm Tưởng est un peu décadent.
Combien plus sincère est celui de Nhất Tuấn (vrai nom : Phạm Hậu)
dont le recueil de vers Truyện chúng mình (Notre histoire à nous) paru
en 1962 a été épuisé dès le premier mois de vente. En ce poète-soldat se
retrouve en effet la jeunesse Viêtnamienne des années de la Sécession,
désemparée devant un lendemain incertain, et qui s'efforçe de vivre vite
comme pour prendre un acompte sur l'avenir.

"Notre histoire à nous" est l'histoire des amoureux de tous les temps.
Après un temps de folle passion, ELLE l'abandonne pour aller se marier
avec un autre. Pour se consoler, il écrit ce poème :

Kỷ niệm buồn

Souvenir triste

Chaque dimanche j'allais t'attendre


Silencieusement, comme des mois et des années qui trainaient sans fin
Tandis que je t'attendais, je me suis parfois demandé
Pour qui je dépensais tant de peines inutiles.

Puis nous nous aimions . . . c'était le Destin qui en avait décidé.


Malgré les obstacles, nous nous aimions.
Folle de passion, tu ne me refusais rien !
Qui eut cru que de l'amour naitrait la douleur ?

Chaque dimanche nous nous donnions rendez-vous


Où nous restions sans mot dire en face l'un de l'autre.
Palpitants, nous écoutions chaque bruit de moteur
Cependant que le soleil rosissait tes joues innocentes.

Nous marchions timidement à côté l'un de l'autre,


Moi embarrassé de mes mains, et toi mordant ton mouchoir brodé.
Confus nous craignionss que le monde ne s'en apercut.
Que nous étions bêtes au début de notre amour !

Dương Đình Khuê


Anthologie. 439
Je me rappelle les jours heureux où nous allions au cinéma.
Tandis que les autres se passionnaient pour le beau film,
Nous nous lorgnions furtivement,
Puis follement entre-croisions nos doigts les uns dans les autres.

Surtout je me rappelle ce moment divin,


Ce soir pluvieux nous nous conduisions
Dans une chambre étroite où nous nous arrêtames
Pour sentir le monde bien à nous deux.

Hélas ! des fleurs et des papillons le rêve ancien est évanoui,


Et mon coeur est resté pour toujours solitaire.
Tu n'es plus venue les après-midis de dimanche
Pour me laisser tout seul parmi les quatre horizons.

Mais pourquoi me fâcher ? Je sais


Que follement s'aimer ne conduit qu'à plus vite s'oublier.
Aujourd'hui je copie mon dernier poème
Comme un triste souvenir à t'offrir.
Et ELLE ? A-t-elle au moins trouvé le bonheur dans son nouvel
amour ? Voici ses confidences au moment de boire le vin qui scelle
l'hyménée :

Trước giờ hợp cẩn

Avant l’heure de l’hyménée

Le jour où je monte en voiture pour aller me marier,


Mon coeur est triste comme un soir d'hiver.
Il a du bien souffrir, celui qui m'aimait !
Mais qui peut boire à ma place le vin rose de l'hyménée ?

Que cette cérémonie de l'hymnée m'est pénible !


Quel vin pourrait m'en faire oublier l'amère saveur ?
Je m'inquiétais autrefois d'être abandonnée par LUI,

Dương Đình Khuê


Anthologie. 440
Comment pouvais-je me douter que c'est tout le contraire
aujourd'hui ?

Je sais que la faute en revient à moi seule,


Mais comment mon coeur pourrait-il se partager en deux
Dont une moitié serait destinée à répondre
aux bontés de mon époux
Et dont l'autre serait offerte à celui qui s'en va errer
par toute la terre ?

Savez-vous bien, vous qui guerroyez à la frontière


Qu'ici je pleure d'avoir manqué ma vie ?
Autrefois ensemble nous allions choisir nos vêtements,
Et aujourd'hui je suis seule à choisir ma robe de mariage.

Cependant je me rappelle toujours votre conseil


De choisir une robe de mariage de couleur bleue.
C'est pourquoi celle que mon époux m'a offerte,
Je la délaisse pour revêtir celle que vous m'avez conseillé.

Cette nuit, sous la lumière tremblotante de la lampe


Dont la mèche a été maintes fois consumée et remplacée,
Je déchire en quatre morceaux la robe
que je portais du temps de nos amours
Pour en faire des mouchoirs que j'offrirai à celui
qui s'en est allé au loin.

Pour me rappeler mon premier amour trop éphémère,


Pour que son parfum en moi jamais ne disparaisse,
Si mon premier enfant est une fille,
Je lui donnerai comme nom : Đặng Diễm Kiều.

Tiendra-t-elle sa promesse ? Oui, comme nous allons le voir dans le


poème suivant qui relate une rencontre fortuite entre le poète et son
ancienne amie, maintenant mère d'une ravissante petite fille :

Dương Đình Khuê


Anthologie. 441
Đặng Diễm Kiều

Les rues étaient ce soir-là très animées


Car c'était samedi, jour de flânerie.
Des couples s'en allaient bras dessus bras dessous
Comme moi-même au temps où j'aimais.

Je conduisais ma fille à travers les flots de la foule,


L'esprit perdu dans mon beau rêve lointain.
Diễm Kiều marchait à pas hésistants près de moi
Et s'arrêtait parfois pour me sourire.

Qu'elle était belle ce jour-là, mon enfant,


Avec sa robe couleur mousse tendre ceinturée de jaune,
Ses cheveux coupés à la japonnaise s'ébouriffant au vent,
Et son châle vert noué coquettement autour de son cou.

Puis par hasard nous nous rencontrâmes


Après huit ans de douloureuse séparation.
J'étais embarrassée, vous de même,
Nous nous regardions en silence, oubliant de nous saluer.

Un moment après vous m'adressâtes la parole


Pour la première fois depuis tant d'annnées d'éloignement :
-Madame, vous portez-vous toujours bien ?
( Madame, que ce mot me déchire le coeur !)

Je savais que vous m'en vouliez encore,


Aussi bien que je vous portais toujours en mon coeur.
Mais je ne voulus pas que vous me compreniez
De peur que nous n'en souffriions encore davantage.

Je restais silencieuse à écouter mon âme qui pleurait


Cependant que Diễm Kiều, étonnée, regardait tour à tour
Sa maman et "monsieur le visiteur"
Moitié hésitante, et moitié désireuse de faire sa connaissance.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 442
Ce ne fut que lorsque vous voulutes partir que je me hâtai de dire :
- Diễm Kiều, mon enfant, va . . . saluer . . . ton papa !
Vous regardant, vous qui n'êtes pas son père,
Elle secoua sa tête de mécontentement et s'écarta.

Elle n'est pas de vous, bien sûr,


Mais j'étais sincère en disant ces paroles,
Car je voulais nous consoler un peu
En imaginant qu'elle aurait pu être notre enfant.

Vous baissâtes la tête et vous éloignâtes silencieusement


Tandis que des larmes inondant mes yeux.
Comment ai-je pu réveiller notre rêve d'autrefois
Pour vous faire souffrir inutilement ?

Dans le cas précédent, la séparation provint de la mobilisation du


jeune homme, mais elle pouvait aussi provenir d'un changement de
fortune chez la jeune fille : la contrebande, la spéculation, la présent de
nombreux "conseillers" Américains, autant d'occasions de faire fortune
ou de se ruiner rapidement durant cette "sale guerre". Voici donc un
poème dans lequel le jeune homme pleure son amour oublié :

Về kỷ niệm
(của Tô Kiều Ngân)

Souvenir

Je sais bien qu'on peut s'aimer aujourd'hui


Et cesser de s'aimer demain,
Que l'amour, ardent aujourd'hui,
Peut demain éteindre sa flamme.

Que les mains peuvent se séparer,


Que les yeux peuvent ne plus se regarder,
Que la chanson de l'amour des premiers jours
Ne laissera plus tard que des échos,

Dương Đình Khuê


Anthologie. 443
Que l'amour est pareil à la lumière du soir
Qui soudain apparait et soudain disparait,
Que la vie poursuit son cours indifférent
Cependant qu'on détourne la tête en se rencontrant.

Hélas ! Tu ne m'aimes plus,


Tu ne m'attends plus à la porte
En regardant solitairement la pluie tomber,
Et ton tendre coeur a cessé de sangloter.
Mais je t'attends toujours
Sans jamais te voir arriver.
Que veux-je chercher dans les jours passés
Maintenant que tu as oublié notre serment ?

Hélas ! l'amour n'est que l'ombre des nuages


Qui s'évanouit quand parait le soleil.
Il a duré un mois, un an,
Puis sont venus les jours d'indifférence.

Mais pourquoi continué-je à être triste ?


Serait-ce à cause du souvenir,
Du souvenir toujours plein
Des images de notre amour ?

Le chemin que tu traversais,


La prairie où tu te promenais,
La lumière crépusculaire
Et la lune que tu contemplais à son premier quartier,

Le son de la guitare dont tu jouais,


Le parfum de tes cheveux qui se déroulaient
comme l'eau s'échappant d'une source,
Tes rires
Et tes pleurs,

Ta robe violet sombre,


Dương Đình Khuê
Anthologie. 444
Le poème que tu préférais,
Et les chemins où tu aimais à te promener
Par les soirs pluvieux d'automne,

Tout cela est fini !


Et je reste seul avec mes souvenirs
En attendant qu'avec le temps
S'évanouisse mon amour.

Mais ces souvenirs, pour qu'ils s'effacent à leur tour,


Jusqu'à quand devrai-je attendre ?
Chaque soir qui tombe
Me retrouve pensant à toi !

Ainsi, en dehors des dommages en vies humaines et en richesses


matérielles, la guerre de Sécession a porté un coup mortel à l'âme
affectueuse du peuple Viêtnamien. Heureusement, si l'amour a le plus
souffert, les solides vertus morales de la race restent vivaces malgré les
bouleversements politiques et sociaux. Voici ce que chante Tô Giang, un
poète-marin, dans ses quarts de veille :

Kiếp mẹ

Le destin de ma mère

Quand je vis le jour,


Ma mère était à l'âge tendre de ses dix huit printemps,
Et mon père était fait prisonnier
Pour menées révolutionnaires.
Quand j'appris à parler,
Ma mère aux cheveux soyeux était déjà veuve.
Des mois et des ans plongés dans la misère,
Ma mère et moi vivions obscurément
Dans une paillote où pénétraient
La pluie et le vent durant les nuits d'hiver.
L'eau tombait du toit goutte à goutte,

Dương Đình Khuê


Anthologie. 445
Et ma mère m'embrassait en pleurant.
Que de larmes elle a versées
Sur sa vie misérable
Pendant les nuits d'automne finissant
Où la pluie du ciel répondait aux larmes de son coeur !

Quand je fus suffisamment grand,


Les cheveux noirs de ma mère avaient décoloré.
Et je partis pour la guerre
Laissant ma mère triste comme une nuit profonde.
Que de larmes elle versa
Le jour où je la quittai !
Ses lèvres pâles se serrèrent
Pour arrêter les larmes d'adieu
Sur son visage aussi triste qu'une feuille fanée.
Depuis mon départ,
Le dos de ma mère
S'est courbé davantage de douleur.
Ô ma mère dont toute la vie
N'est tissée que de chagrins !
Que puis-je vous dire, maman,
En cette nuit d'automne qui m'envahit de nostalgie ?
Que puis-je vous écrire, maman,
Pour alléger le poids de votre tristesse ?

Sur l'ocean silencieux,


Sur l'ocean immense,
En écrivant ce poème à ma mère,
J'entends les larmes qui tombent sur mon coeur.

Oui, tel était l'affreux malheur qui s'abattait sur le Sud-Vietnam avec
la guerre criminelle que lui imposait le sauvage Marxisme. Des
générations entières privées d'amour maternel, privées de la joie d'avoir
auprès de soi des enfants, au nom d'une prétendue délivrance des classes
sociales, qui n'etùait en réalité qu'un esclavage, le pire de tous, parce que
menteur et sans coeur.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 446
Mais la poésie, si émouvante fut-elle, ne se prêtait pas aussi
facilement que la prose (roman, nouvelle) pour décrire le calvaire inima-
ginable du Sud-Vietnam au milieu de l'indifférence dédaigneuse ou
criminelle de presque toutes les nations libres. Aussi nous bornerons-
nous à ajouter, au chapitre de la poésie, quelques vers de poétesses dont
les œuvres sont éparpillées dans divers journaux et revues. Nous en
citerons seulement trois qui nous paraissent représenter assez fidèlement
les trois types de la femme vitnamienne durant la Sécession :

- la romantique, continuatrice du courant romantique né dans les


années d'avant-guerre, incarnée par Nguyễn thị Vinh ;
- la militante, qui lutte pour la libération de la condition humaine,
incarnée par Nhã Ca ;
- et enfin l'émancipée, pour qui la vie n'est que nausée, et qui cherche
à s'étourdir follement. Elle est incarnée par Nguyễn thị Hoàng.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 447

NGUYỄN THỊ VINH

Née en 1924 à Hadong. A collaboré à divers journaux et revues :


Mới, Tân Sanh, Văn Hóa, Ngày Nay, Tân Phong.

C'est plus une romancière qu'un poétesse. Nous parlerons de ses


romans et nouvelles dans le chapitre suivant.

Ses poèmes n'ont pas été publiés en recueil, que je sache. Les deux
poèmes suivants sont pris dans la revue Tân Phong n.16 de 1960 et la
revue Văn n.14 de 1964.

Gió mây
Le vent et la nuée

Ses voiles inclinées sous la pousséee du vent,


Une barque se dirige tout droit vers la terre de la liberté.
J’aime à contempler l'horizon,
J'aime à regarder la mer,
Et suivre des yeux le bateau qui s'en va
Sur l'Océan infini,
En souhaitant de m'aventurer partout.
Je rêve qu'IL est le vent
Et que je suis la nuée,
Qu'il souffle légèrement
Et que je flotte mollement
Sur la route spacieuse du ciel
Où l'Orient de l'Occident ne se distingue.
Quelles frontières pourraient arrêter le vent ?
Et quelles bornes pourraient stopper la nuée ?
Et nous serions immortels
En restant pour l'éternité Vent et Nuée.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 448
L'amour pour l'être aimé n'est donc que la préfiguration de l'amour
immortel de l'auteur pour sa terre natale, comme le montre plus
clairement le poème suivant :

Nhớ về Hà Nội

Penser à Hanoi

Dans la nuit profonde


Et sombre,
Quelques éclairs jaillissent
Faisant plus noire l'obscurité.
La nuit est froide
Annoncant l'automne proche.
Je rêve à Hanoi
A la digue de Cổ Ngư
Que dix ans de séparation
M'ont interdit de revoir par une barrière de haine.
Je voudrais oublier ces anciens tableaux
Et brûler l'avenir.
Mais malgré moi je me rappelle
Et m'effraie de la longue nuit
En souhaitant que le jour réapparaisse.
Ô mon ami,
Qu'est devenue la rue de la Soie ?
Et comment est le temple de Jade ?
La gare de Hanoi a-t-elle toujours
Ces trains
Qui quotidiennement quittaient les rues
Pour aller vers les régions voisines
Haiphong, Bắc ninh, Cẩm Giàng, Yên báy ?
Des régions où s'abritaient des petits villages
Formés de quelques centaines de paillotes
Entourés de rizières vertes ?
Des régions où les jeunes filles
Aux yeux brillants et aux joues roses,
Vêtues de robes formées de pièces assemblées
Dương Đình Khuê
Anthologie. 449
Et d'un turban en forme de bec de corbeau
Travaillaient toute l'année aux semailles, à la moisson,
A la filature ou au tissage ?
Des régions où des jeunes gens
Repiquaient ou labouraient,
S'adonnaient à la peinture ou à la dorure,
Se reposaient pourtant le soir en allant aux champs
Lancer le cerf-volant ou chanter quelque romance ?
Des régions où les enfants riaient joyeusement et bégayaient
En épelant le B A Ba ?
Où les vieillards aux cheveux blancs et à la barbe longue
Fréquentaient paisiblement les temples et les pagodes ?
Où les vieilles femmes
Se réchauffaient au soleil du crépuscule
En mâchant bruyamment leur chiques de bétel
Tout en regardant affectueusement leurs petits-enfants
Ô mon frère,
Que sont devenus maintenant tous ces tableaux ?
Ne sont-ils pas passés de mode ?
Et vous,
Vous arrive-t-il encore comme à moi
De penser au passé
En rêvant à l'avenir ?
Me considérez-vous comme un ami
Ou comme un ennemi ?
Mon ami,
J'ai peur qu'au jour où je suivrai l'armée s'avancant vers le Nord,
Ou à celui où vous envahirez le Sud,
Nous ne nous rencontrions sur le champs de bataille.
Il se peut que je tire sur vous
Ou que vous tiriez sur moi.
Mais, de grâce,
Ne nous regardons pas avec haine.
Vous souvenez-vous encore
Du temps de notre enfance
Où nous fréquentions la même école
Où nous avions le même idéal,
Dương Đình Khuê
Anthologie. 450
Où nous nous disions
Que notre amitiée serait sacrée ?
Ô mon ami,
Etant des hommes,
En dehors des besoins matériels,
Nous avons encore le sentiment.

Comment donc
Pourrions-nous
D'amis nous transformer en ennemis ?
N'est-il point vrai ?

Et maintenant encore, après 1975, nous nous demandons toujours la


même question stupéfiante : Comment pouvaient-ils nous considérer
comme leur ennemis, nous qui avons combattu l'étranger envahisseur à
leurs côtés ? Comment pourraient-ils trouver la joie sinistre à nous tuer,
à brûler nos maisons, à détruire nos familles ? N'avaient-ils plus le sens
moral ? Notre faute cardinale n'était-elle pas de ne pas le soupconner ?
Nous avons payé très cher cette inexpérience : puisse l'humanité profiter
de cette leçon !

Dương Đình Khuê


Anthologie. 451

NHÃ CA

Vrai nom : Trần thị Thu Vân

Née en 1939 à Huế. Épouse de l'écrivain Trần Dạ Từ. A collaboré


à diverses revues : Sáng Tạo, Hiện Đại, Bách Khoa, etc. Œuvre parue en
1965 : Nhã Ca mới (La nouvelle chanson poétique).

Nhã Ca se révèle très différente de la femme Vetnamienne


traditionnelle. Hồ Xuân Hương se révoltait contre sa condition de
femme.

Mais Nhã Ca, tout en restant très féminine, n'a pas cette révolte car
elle n'a aucun complexe d'infériorité par rapport à l'homme. Quand elle
se marie, c'est volontairement et non par obéissance filiale. Et elle
organise sa vie comme elle l'entend, librement, en toute indépendance.
C'est notre équivalent actuel de Mme Stael au 18è siècle.

Dans le poème que nous citons ci-dessous, nous trouvons parfai-


tement mise en lumière cette indépendance d'esprit inaccoutumé chez la
femme vietnamienne de l'ancien temps, mêlée pourtant à une affectivité
bien féminine. Et aussi une inquiétude morale très existentialiste, et des
figures de rhétorique très symbolistes :

Tiếng chuông Thiên Mụ

Le son de la cloche de la pagode Thiên Mụ

J'ai grandi de ce côté-ci de la rivière des Parfums,


De cette rivière qui partage la vie en maintes régions
toutes chères à mon coeur :
Fruits du hameau du Dragon d'Or, acier du pont du Tigre Blanc,
Mais surtout m'enchantait la porte de la Miséricorde
qui donne sur la rivière
Dương Đình Khuê
Anthologie. 452
Dont l'eau me paraîssait verte et limpide durant toute ma rose enfance.
Antique stupa ! vieille cloche ! douce rivière aux vagues minuscules !
Nuits obscures enveloppant dans leur immensités les jours et les mois !
Matins où roucoulaient les oiseaux ! après-midis bruyants de grillons !
nuits coupées par les chants du coq !
Du son de la cloche la joie et la tristesse pénétraient dans ma peau,
Et je m'attachais à la cloche comme le soir à la nuit.
Mais à l'âge de dix neuf ans, je quittai ma maison.
La veille de mon départ, je me couchai en attendant la cloche sonner.
Dans mon sommeil agité et douloureux
Le son de la cloche vint me réveiller doucement.
Il vint et seule je le vis,
Seule je le vis s'évanouir.
En cadence il s'évanouit comme la respiration de mes frères et sœurs
Doucement il s'évanouit comme les larmes de ma bonne mère,
Lentement il s'évanouit comme la pluie qui tombe sur la ville,
Sans fin il s'évanouit comme une nuit blanche,
Puis le son de la cloche se brisa, comme si
quelque chose se brisait en moi.
Depuis que je n'entendis plus le son de cette cloche,
j'ai grandi au milieu de la vie,
J'ai changé de nom, j'ai écrit dans les journaux,
Pour avoir de quoi manger et m'habiller,
j'ai du parler à tort et à travers,
Et la porte de la Miséricorde a perdu les traces de l'enfant prodigue
Antique stupa ! vieille cloche, petite rivière, brume épaisse,
j'ai tout oublié !
L'eau limpide où j'aimais tant à me regarder se trouble dans mes yeux,
Et je sens l'herbe des chemins pousser sauvagement dans mon âme.
Même la cloche amie m'est devenue muette !
Car j'ai laissé ma rose jeunesse se noyer
Et mes jours s'écouler comme un torrent.

Mais pourquoi ce soir j'ai tant de nostalgie de l'ancien son de cloche


Et soudain je l'entends qui carillonne dans ma tête.
Ancien son de cloche ! Ô ma sotte jeunesse !
La cloche a été en moi en mille paroles,
Dương Đình Khuê
Anthologie. 453
En mille morceaux de bronze noir comme la peau de la nuit,
En mille morceaux de bronze noir qui s'entrechoquent comme quelqu'un
s'agitant dans son sommeil,
En mille morceaux de bronze noir comme le sang
d'un homme mort qui renaitrait,
Et ces morceaux de bronze noir arrivent sur moi,
serrés les uns contre les autres !
Je me réveille, ô cloche !
Je me réveille, je me suis réveillée
Pour de bon,
Je me suis réveillée avec l'orage, avec la dévastation,
Je me suis réveillée avec l'Histoire1
Ô ma bonne mère, ce soir, dans la vieille cité,
Existe-t-il quelque part un son de cloche qui tombe
comme des larmes sur les mains,
Sur le fleuve, sur les visages, sur les chemins,
Pour que je revienne l'écouter dans un délire ?

Parmis les cris d'angoisse poussés par la jeunesse de la Sécession


peut-être celui de Nhã Ca était-il le plus émouvant. On y sent l'inno-
cence symbolisée par le son de cloche d'une pagode, et trompée
sauvagement par la bassesse et la cruauté de la société. L'auteur s'écria
qu'elle s'était réveillée. Non, malheureusement, nous ne nous sommes
pas réveillés complètement, à peine de la ségrégation religieuse des
Ngô, pour retomber aussitôt dans le mensonge de l'émancipation du
peuple par les communistes du Nord !

1
L’auteur fait probablement allusion à la vague de terrorisme qui déferla sur le
Bouddhisme en 1963. Quant à son réveil, il symbolise le réveil d’une conscience
qui s’est amenuisée dans le train-train d’une vie sans but, et qui se retrouve soudain
devant un idéal noble à suivre.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 454

NGUYỄN THỊ HOÀNG

Poétesse occasionnelle, plus connue en tant que romancière avec


son roman tapageur "Vòng tay học trò" (Dans les bras de son élève).
C'est une nature primesautière vouée à l'amour, quelque chose qui
rappelle Georges Sand.

Nous citerons d'elle deux poèmes pris dans la revue Văn n.13 du 1er
, Juillet 1964 et n.16 du 15 Aout 1964.

Bỏ rơi

Abandonnée

L'amour m'a délaissée comme l'eau qui se retire du lit


d'un ruisseau désséché,
Comme les flots de la mer qui à marée basse fuient les rivages déserts,
Comme les rêves qui s'écartent du sommeil,
Et comme ce jour où s'achève la saison.

Avec des ailes d'oiseau passant au travers des couleurs


d'un arc-en-ciel brisé,
Avec un navire fendant la tempêtre sur une mer démontée,
Il me cherche comme le fleuve qui cherche son chemin vers la mer,
Et moi je le perds comme la mer qui ne remonte pas vers le fleuve.

Mes yeux du monde cherchent en vain,


Mais pas une voile ne se dirige vers l'ile déserte.
L'espace vide a ouvert ses portes,
Et dans la désolation universelle les arbres dorment
en fermant leurs feuilles.

Quel bras me conduira vers le désir ?


Dương Đình Khuê
Anthologie. 455
Dans quel paradis les étoiles tomberont à l'avenir ?
Oh ! un baiser pour que mes entrailles se déchirent
en libérant leur rêve,
Pour que mon corps tout entier s'y consume !

Voici que la symphonie aux couleurs bleues résonne


de l'écho des jours morts.
Ô cuivres éclatants d'où sortent des hurlements fous,
Rendez-nous les paroles tardives,
Car au carrefour de la vie les lumières se sont éteintes.

Celà, c'est le cri de désespoir d'une amoureuse abandonnée. Et ceci


est le cri d'appel d'une amoureuse qui attend chaque samedi soir son
amant qui devra repartir vers son travail le lundi matin. Dans les deux
poèmes, c'est le même gémissement d'une femelle appelant son mâle.

Combien différente est cette conception de l'amour moderne, comparée


à l'amour pur, chaste, par nos anciens poètes !

Chiều thứ bẩy

Samedi soir

J'attendais ton retour les après-midis de samedi


Pour voir la voute du ciel s'assombrir aux matins de lundi,
Pour entendre la musique se diluer dans la pluie qui flottait
Sur la ville endormnie durant les jours de dimanche.

J'erre maintenant à la recherche du rêve doré qui a disparu


Et ne vois que des poteaux efflanqués de lampes éclairant
les salons de thé déserts,
Les sinistres orchestres où s'attardent quelques cantatrices,
Et le comptoir où chancellent quelques garçons ivres d'alcool.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dương Đình Khuê


Anthologie. 456
Tu es revenu à moi un soir de samedi
Plein de feuilles de tamarinier qui tournoyaient comme des confettis.
Je me rappelle les taches de lumière qui jalonnaient
l'autoroute dans la nuit avancée.
Et ton haleine sur mes lèvres dans le vent qui soufflait.

Puis tu m'as quittée un matin de lundi.


La ville m'apparaissait comme un cimetière tout le long
de la grande avenue,
Pendant que les gouttes de pluie tintaient
comme des tristes notes de musique.
Tu m'as quittée dès le premier obstacle.

Oh ! donne-moi encore une joyeuse soirée de samedi,


Avec de la musique dans un salon de thé, avec des feuilles
de tamarinier qui s'envolent,
Avec le vent qui la nuit chante d'allégresse le long de l'autoroute,
Avec tes bras qui enserrent à jamais dans leur étreinte
le reste de ma vie.

Reviens me voir
A Saigon, un samedi
Où le ciel étend son tissu de pluie parmi les feuilles tournoyantes
de tamarinier.
Pour toi, je recommencerai ma vie à partir de l'heure présente.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 457

CHAPITRE XII
LE ROMAN ET LA NOUVELLE

Depuis 1954 le roman et la nouvelle ont connu au Sud un essor


prodigieux. Et cela se comprend. Dans les années d'avant-guerre, la
quasi unique souci des romanciers et nouvellistes était d'inspirer à leurs
compatriotes une nouvelle conception de la vie, de l'amour, de la
famille, de la justice sociale, c'est-à-dire en somme de réformer
l'individu par des exemples pris dans la vie journalière. De grands
évènements susceptibles de secouer le train-train de cette vie journalière,
il n'y en avait pas, ou plutôt quand il s'en produisait (comme le grand
soulèvement du Parti Nationaliste du Vietnam en 1930, la défaite de la
France et l'immixtion japonaise en Indochine en 1940), c'étaient des
questions tabous qu'il était rigoureusement interdit même d'effleurer. Et
le souci patriotique se bornait à évoquer de très anciennes gloires
nationales, du temps de la lutte contre la Chine ou le Champa.

Depuis 1934 au contraire, un immense réservoir de sujets s'est ouvert


à la méditation de nos romanciers et nouvellistes : les souvenirs de la
Résistance, la douloureuse expérience du communisme, la tragédie de
l'exode, la tyrannie des Ngô, la révolution du 1er Novembre 1963 et les
troubles qui s'ensuivirent, la violence accrue du terrorisme communiste,
la mobilisation générale, etc,. . . .

D'autre part, le dollar américain a bouleversé la société et les mœurs


autant et même plus que l'instauration de la tutelle française à la fin du
siècle dernier. Cela a donné naissance d'une part à des romans tapageurs
de mœurs, et d'autre part, par réaction, à des retours nostalgiques vers la
vie paisible d'autrefois.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 458
Enfin l'influence des cultures étrangères, exclusivement chinoise et
française avant 1945, s'est enrichie de l'apport de beaucoup d'autres cul-
tures, mais surtout de l'américaine.

Faire un inventaire systématique des diverses tendances de la


nouvelle et du roman au Sud pendant les années de la Sécession est une
tâche trop difficile, tout au moins à l'heure actuelle. Je me bornerai donc
à jeter quelques jalons avec les romans et les nouvelles que j'ai eu le
loisir de lire, ou plutôt de choisir parmi l'énorme production littéraire de
cette époque. Je ne les classerai pas en catégories bien déterminées, mais
le lecteur s'y retrouvera sans peine.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 459

DOÃN QUỐC SĨ

Il a écrit un grand roman : "Khu rừng lau (La forêt des roseaux) qui
peut être considéré comme l'histoire de la jeunesse viêtnamienne depuis
1945 jusqu'à l'exode au Sud après Genève. Ce roman- fleuve est
constitué de plusieurs volumes qui ont paru successivement :

- Ba sinh hương lửa (Le feu et l'encens des trois existences), en 1963
- Người đàn bà bên kia vỹ tuyến (La femme de l'autre côté de la
latitude),en 1964
- Tình yêu thánh hóa (L'amour sanctifié), paru en 1965.

Les principaux personnages de ce roman sont une vingtaine de


jeunes gens et jeunes filles qui avaient à peu près vingt ans en 1945. Ils
appartenaient à toutes les classes sociales : grands-propriétaires, petits
bourgeois, paysans, commerçants, fonctionnaires, ouvriers. Leur trait
commun était le patriotisme, la même volonté de servir le pays menacé
par l'agression impérialiste. Mais tandis que les uns deviendraient des
communistes convaincus et fanatiques, d'autres verraient peu à peu leurs
yeux se dessiler devant les horreurs d'une idéologie barbare.

Nous allons extraire de ce roman quelques passages qui retracent le


long martyre de notre peuple durant les dix années douloureuses et
héroïques de la Résistance.

Les premiers jours de la Résistance.

. . . Au début, la guerre n'était pour la vieille mère de Tân que le bruit


des bombes qui éclataient et celui des avions qui sifflaient en vire-
voltant et en crachant la mitraille. Après que Hanoi eut été entièrement
contrôlée par l'ennemi, que le régiment de la Capitale se fut retiré et que
la guerre s'était étendue jusqu'au pont du Canal des Bambous, tous près
de son village, elle apprit encore que la guerre, c'était le bruit des obus
de mortier et de canon qui semaient la mort au hasard. Une famille
Dương Đình Khuê
Anthologie. 460
entière mourut sous ses yeux, ensevelie sous ses décombres d'une
maison en briques de cinq pièces qui avait été touchée de plein fouet par
un obus de canon. Une telle mort, en temps de guerre était évidemment
digne de pitié, mais d'après la vieille dame, c'était encore un bienfait du
Ciel et de Bouddha que de mourir ainsi, toute la famille en même temps.
Un poste ennemi était établi près de là, et les atrocités de la guerre ne se
limitaient pas à l'incendie et au bombardement des villages ; combien de
jeunes filles et de jeunes femmes, qui avaient eu le malheur de tomber
entre les mains de l'ennemi, étaient rentrées pleins de confusions !

Puis toute une grande zone sur la rive gauche du Canal des Bambous
devint une région ralliée. De nom seulement, car l'organisation
administrative établie par l'ennemi y était encore presque inexistante.
Dans les écoles primaires, les élèves continuaient à apprendre les
chansons de la résistance, et chaque fois que l'ennemi s'aventurait dans
un village, il devait toujours s'amener par grandes sections fortement
armées. D'ailleurs, quand l'ennemi quittait son poste pour aller
patrouiller dans les villages, ceux-ci s'en avertissaient mutuellement :
immédiatement tous les tracts et documents de la Résistance furent
cachés soignesement ou détruits, les pierres lithographiques des services
de propagande de la Résistance immergées dans les mares de lentilles
d'eau ou dans les rizières plantées de liserons ; quant aux jeunes gens et
les villages voisins pour ne laisser sur place que des vieillards et des
vieilles femmes.
La nuit, l'ennemi tirait le canon ou le mortier sur les villages où il
déçelait des lumières suspectes.
La guerre était encore - et c'était ce qui faisait le plus souffrir la
vieille dame - la guerre était encore les coups de révolver exécutant les
traîtres, qui lui parvenaient des champs, habituellement avant l'aube.
Des traîtres ! C'était du moins ce qu'on lui disait, car dans son bon
coeur elle ne pouvait concevoir que le Vietnam put avoir tant de traîtres.
Chaque fois qu'un de ces coups de révolver éclatait dans la nuit, on
attendait le matin pour aller ramasser le cadavre du condamné jeté sur
un tertre, au delà de la haie de bambou. Si on pouvait identifier quelque
habitant d'un village voisin, on s'empressait d'aller avertir sa famille ;
mais si c'était un inconnu, on se contentait de creuser une tombe pour y
ensevelir le malheureux.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 461

Aussi bien que le spectacle de la guerre mettant en feu et fumée les


villages, ces scènes de Viêtnamiens brulaient le coeur miséricordieux de
la vieille bouddhiste . . . .
______________

Voici une autre scène de la Résistance :

Situation des gens évacués.

. . . Miên trouva que la beauté splendide des premiers jours de la


Résistance commençait à décroître avec la situation économique qui
devenait de plus en plus difficile, et la misère qui s'appesantissait de
jour en jour sur la population.
Le développement de ce dépérissement se matérialisait à ses yeux
sous la forme du linge mis à sécher sur un fil de fer ; ce linge
appartenait à une famille d'évacués qui s'étaient établis près de l'hôpital
militaire où Miên travaillait. Le chef de cette famille, fonctionnaire des
Finances sous la domination française, avait suivi le Gouvernement de
la Résistance dans son exode et avait été admis dans un service
financier de l'inter-zone. Sa femme était une vaillante ménagère, et ses
quatre enfants, tous des garçons, étaient âgés de deux à dix ans. Sa
solde ne suffisait pas aux besoins de la famille, mais il avait encore
certaines économies en plus des bijoux de sa femme. C'est pourquoi,
dans les premiers mois de l'exode, les repas étaient agrémentés de plats
recherchés, tandis que sur fil d'acier tendu en travers de la cour
s'étalaient les vestes en toile fine blanche de la mère et les chemises en
popeline bleue des enfants. Mais au bout de six mois, les économies
s'épuisèrent progressivement, et la Résistance semble vouloir durer
longtemps encore. Aussi les mets les plus luxueux se réduisirent-ils
maintenant à des œufs frits avec des tomates, et tous les vêtements mis à
sécher avaient-ils été teints de la couleur de la boue. Six autres mois
s'écoulèrent, et la mère dut se résoudre à se chercher des ressources
supplémentaires dans la culture. Elle loua quelques hectares de terrain
propre aux cultures maraichères, loua des paysans pour les labourer et
les fumer, puis y ensemença des grains d'haricots. Sur ces entrefaites,

Dương Đình Khuê


Anthologie. 462
tous les membres de la famille furent atteints de paludisme ; le fils ainé
fut le plus affecté, avec une rate hypertrophiée.

"La culture permet tous les espoirs" se dirent-ils. Quelques résultats


furent obtenus, mais ne suffirent pas à combler le déficit toujours
grandissant du budget familial. Tous les bijoux avaient été vendus. Aux
repas, le riz devait être mélangé avec du maïs, et le seul bouillon permis
était préparé avec des feuilles de patate cuites avec du sel. Sur le fil
d'acier s'étalaient maintenant des vêtements aux couleurs bizarres, faites
avec les robes de couleur de la mère, et la couverture de soie moirée
rose. Au cours de l'hiver dernier, la mère avait décousu et découpé ces
restes de son ancienne splendeur pour en faire des vêtements pour ses
enfants, mais ces étoffes précieuses, teintes en brun, avaient pris des
nuances fantastiques : le bleu était devenu du brun noir, et le rose
prenait la teinte sale des ailes de cancrelat.
Quant au père, dont le service était éloigné de son domicile d'une
vingtaine de kilomètres, il ne venait voir sa famille que de temps en
temps, lui laissant au départ tout ce qui lui restait de sa solde. Ces
visites, qui lui révélaient la misère où étaient plongés les siens, devaient
le faire souffrir beaucoup.
Miên venait fréquemment visiter cette famille et lui donnant des
médicaments. Comprenant la douleur de ces gens récemment tombés
dans la misère, elle se plaisait à les assister de tout son coeur et y
trouvait une réelle satisfaction.
Un jour elle vit le père revenu auprès de sa famille ; elle l'y retrouva
plusieurs jours après. Il passait maintenant son temps à aller avec son
fils ainé sur la colline pour couper les branches de myrte. Pour
économiser les finances publiques, le Gouvernement de la Résistance
avait renvoyé un certain nombre de fonctionnaires, et le père était du
nombre des renvoyés. En réalité, cette mesure était motivée par des
considérations plus politiques qu'économiques : le Gouvernement
voulait remplacer les anciens fonctionnaires par des membres du Parti
en qui il avait plus de confiance !
Mais Miên ne pouvait comprendre ces voies tortueuses de la
politique. Une après-midi, la mère, tout effayé, vint chercher Miên à son
hôpital pour lui demander d'aller voir immédiatement son fils ainée
évanoui. Il venait de tomber en transportant une charge trop lourde de
Dương Đình Khuê
Anthologie. 463
bois et en glissant sur le flanc de la colline. Son père l'avait aidé à se
relever, et il avait pu marcher jusqu'à la maison en se courbant le dos et
en se comprimant le ventre. Mais à peine arrivé, il avait poussé un cri et
était tombé évanoui.
Miên soupçonna tout de suite une rupture de la rate. Elle le fit
transporter d'urgence à l'hôpital militaire, mais le pauvre enfant mourut
en cours de route.
Un mois après, cette famille chargea ses maigres biens dans des
paniers et s'en alla, soi-disant pour faire du commerce au marché de
Me, mais en réalité pour se rendre directement à Vĩnh Yên, puis de là
rentrer à Hanoi. Elle laissa derrière elle le tombeau de l'enfant, au
milieu d'un champ qu'il avait fumé et ensemencé de grains d'haricots
avec sa mère et ses jeunes frères.
Miên ne connaissait de cette famille que le nom du père : M. Tư, et
celui de l'enfant courageux qui malgré sa jeunesse avait aidé à soulager
la misère de ses parents. Lân reposait maintenant sous la terre et Miên
venait quelquefois visiter son tombeau. Elle l'avait toujours aimé et
considéré comme son propre frère.

-.-.-.-.-.-.-

Accusations populaires
L'envoi des cadres de "trois avec"1 dans les villages et hameaux pour
y prendre racine était généralement expliqué par des paroles vagues
afin de ne pas inquiéter l'opinion publique :
- Ce sont des camarades qui viennent pour déclencher un mouvement
populaire.
Voici les principes suivant lesquels les cadres "trois avec" prenaient
racine dans une région. Jamais ils ne contactaient les gens appauvris
accidentellement. Seuls étaient choisis ceux qui, à force de misère
héréditaire, étaient devenus stupides, et dont trois générations
successives n'avaient eu aucune relation avec la machine administrative
française. Ce choix fait, un mois était consacré à se documenter sur les

1
Les trois avec: travailler avec le peuple, manger avec le peuple, et dormir avec le
peuple.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 464
habitants du village, et leurs vices. Puis les cadres prenaient une
d'expérimentation. Là, ils faisaient démarrer le mouvement populaire en
convoquant une assemblée générale de toute la population communale
pour en déterminer les classes sociales. Les propriétaires fonciers
étaient tout de suite isolés, ce qui voulait dire qu'ils devaient déclarer
leurs biens, et se voyaient interdire tout déplacement à moins d'un
permis ; ceux qui iraient les voir seraient fouillés pour que leurs biens
ne pussent être transmis à d'autres mains. En règle générale, lorsqu'un
propriétaire foncier était frappé d'isolation, même ses amis et les
membres de sa famille devaient l'éviter comme un lépreux. S'il adressait
la parole, on ne lui répondait pas ; et il ne pouvait vendre à personnee
ce qu'il avait, ni ne pouvait acheter à personne ce dont il avait besoin.
En d'autres termes, c'était un prisonnier ; Mais tandis que dans les pays
libres les prisonniers étaient gardés dans une prison en briques ou en
pierre qui les séparait du monde extérieur, ici le prisonnier était gardé
dans une prison extraordinaire, formée de ses semblables et compa-
triotes qui étaient devenus de bois ou de pierre ou qui s'étaient efforcés
de le devenir. Aucun autre isolement n'était plus sinistres et effrayant
que cet isolement là !
Donc, chez les pauvres paysans préalablement choisis pour déclen-
cher le mouvement, les gens du village devaient se rendre quotidien-
nement pour s'exercer à raconter leurs malheurs. C'était là que les
cadres "trois avec" excitaient les paysans pauvres à hair les proprié-
taires fonciers et à se préparer pour le grand jours du jugement. Les
paysans riches n'étaient pas autorisés à y venir parce qu'il s n'étaient
pas considérés comme amis des paysans pauvres. La tactique du Parti
était en effet la suivante : "S'appuyer sur la classe paysanne pauvre,
s'allier à la classe paysanne moyenne, et neutraliser la classe paysanne
riche pour abattre la classe des propriétaires fonciers".

Miên et certaines de ses collègues furent invitées à assister à quelques


une de ces séances de jugement des propriétaires fonciers afin leur dit-
on, qu'elles en tirassent des leçons d'expérience. Au cours de ces
séances, Miên remarqua que certains paysans pauvres avaient gardé
intacte leur mentalité simple et honnête. Peut-être avaient-ils réellement
exploités, mais quand vint le tour de raconter leurs misères, ils ne
savaient que dire et se borneraient à répéter ce que les cadres leur
Dương Đình Khuê
Anthologie. 465
soufflaient. Se montraient particulièrement agressifs les voyous qui
dénonncaient ceux qui ne leur avaient pas prété de l'argent ou qui, trop
avisés, avaient réussi à ne pas tomber dans leurs pièges. Puis venaient
des parents qui avaient des rancunes particulières entre eux : brus
contre belles-mères, belles-nièces contre belles-tantes, et belles-sœurs
les unes contre les autres. Enfin, des moindres, étaient les jeunes gens de
petite instruction, ceux pourvus du certificat d'études primaires franco-
indigènes ou ayant fait quelques années d'études secondaires. Ceux-là
se montraient effrontement opportunistes, espérant que le Parti voudrait
bien les promouvoir au rang des cadres de l'inter-commune ou de la
sous-préfecture.
A la troisième séance à laquelle assista Miên, la victime était Mme
Luân, une veuve qui avait deux enfants faisant leurs études à Hanoi. Elle
avait en outre adopté deux orphelins d'un village voisin. L'ainé avait été
marié par ses soins : soldat dans l'armée de la Résistance, il était mort
au front de Vĩnh Yên. Le cadet, qui n'avait encore que treize ans, avait
été chargé par les cadres de celle-ci à l'appeler Monsieur.
Il pointa ses doigts vers le visage de Mme Luân et lui cria sans
interruption :
- Pourquoi ne m'as-tu pas envoyé à l'école et m'as-tu obligé à garder
les buffles ?
- Te rappelles-tu que tu m'as obligé à rester debout sur une fourmilière
?
- Te rappelles-tu que tu m'as un jour accusé de vol et versé de la sauce
dans mon nez ?
Dévorant son indignation qui s'imprimait sur son visage vieillot et
douloureux, Mme Luân nia toutes ces accusations mensongères d'une
voix triste, mais claire et résolue.
Miên pensa que ce fils adoptif inhumain devrait poser en premier lieu
cette simple question : Pourquoi Mme Luân avait-elle consenti à les
adopter, lui et son frère, au lieu de les laisser mourir de faim ou s'en
aller en terre étrangère gagner leur vie ? Mais un cadre s'était penché
sur Mme Luân pour lui faire un long discours que Miên, assise trop loin,
ne put entendre. Elle vit seulement que lorque le fils adoptif, pour la
seconde fois, pointa ses doigts vers le visage de Mme Luân pour lui
répéter ses accusations, celle-ci, suffoquée de douleur, se contenta de
répondre :
Dương Đình Khuê
Anthologie. 466
- Respectueusement, oui, Monsieur !
Ces trois seuls mots enfermèrent toute la douleur poignante de celle
qui s'apercut qu'elle avait nourri des abeilles dans les manches de sa
robe, et des serpents dans sa maison.

-.-.-.-.-.

Etat d'âme des gens rentrant en zone occupée

. . . . . Depuis sa visite au village natal où il avait pu voir de ses propres


yeux l'œuvre destructrice sur l'âme simple des gens de la campagne,
Kha sentit son coeur bondit rageusement comme s'il était un fauve
blessé. Avec de telle pensées tumultueuses, il lutta en même temps contre
le milieu ambiant et contre lui-même (pourquoi lutter, il ne cherchait
même pas à le savoir clairement), en espérant y trouver une issue. Mais
l'énergie et la foi qu'il avait puisées dans son village natal se
dispersèrent et s'évanouirent quelques jours après son retour à Hanoi,
comme une bulle de savon tombée sur l'eau qui se rapetisse de plus en
plus pour se fondre dans la masse liquide froide, froide comme le destin.
C'est que la vie qui s'étalait ici montrait ô combien de visages hideux.
Visages de politiciens dont chaque déplacement était salué à grand
renfort d'arcs de triomphe et de fanfares ; pauvres marionnettes que le
colonialisme habillait en clowns, sans os pour se tenir droites, sans âme
pour s'apitoyer sur le peuple ! Visages perfides des négociants de la
Capitale, pareils à des poules estropiées cherchant leur pâture près du
moulin que le feu et la Silhouettes déguenillées de ceux qui avaient fui
leur campagne lointaine pour aller vers les lumières de la ville, pour
s'accrocher à une existence incertaine. Visages de paysannes d'où
l'innocence avaient fui pour faire place à un masque misérable de
prostituée.
Sans pouvoir plus s'abuser, Kha ne voyait partout que dévastation
les rares choses qui restaient encore debout étaient instables, solitaires,
fragiles, temporaires, ne valant pas plus qu'un chien de paille tressée 1.
Toute la machine administrative du gouvernement fantoche installé à la
Capitale n'était que l'image d'un homme au visage ravagé par la lèpre,
1
Jouet d’enfant de valeur infime. Mais peut-être l’auteur a-t-il
Dương Đình Khuê
Anthologie. 467
sourd, aveugle, avec des membres paralysés, des poumons rongés, un
coeur enflé, des artères durcies et des intestins ulcérés . . . . Le jour, en
marchant au milieu de l'animation de la ville, Kha avait l'impression de
marcher dans le désert de son âme. Et la nuit en entendant le bruit sourd
du canon se répercuter des faubourgs ou de l'autre rive du fleuve, il
croyait entendre quelque chose qui se détachait de son coeur pour
rebondir aussitôt et revenir le ravager.

Exode

. . . . Après la signature de l'accord de Genève, les élèves devant partir


pour le Sud arrivèrent des temporairement au collège Puginier sis à la
rue Lý Thường Kiệt. Là, un comité de direction se chargea de leur
procurer logement et nourriture jusqu'à leur départ en avion. Un cadre
Việt Minh, diverses provinces pour se rassembler qui s'était glissé dans
le comité pour faire de la contre-propagande, fut sévèrement corrigé et
eut une côte fracassée. Puis une manifestation monstre pour protester
contre la sécession partit du collège Puginier, fit le tour du Petit-Lac,
passa devant le Théâtre Municipal, et se dispersa devant le square du
Crapaud. Au siège du journal Văn Hóa (Culture), Khiết dit à Kha :
- Nos compatriotes sont animés d'une sincère indignation, mais que
pourraient-ils faire en l'absence d'une force organisée ? Leur indi-
gnation sera tout aussi inefficace que les larmes de M. le Ministre des
Affaires Etrangères pleurant à Genève sur la sécession de la Mère-
patrie. Sauf naturellement une minorité de communistes, vingt cinq
millions de nos compatriotes pleurent de même, mais que pourraient-ils
faire maintenant ? Les Français ont perdu la face dans cette aventure, et
les Việt Minh ont démasqué leur vrai visage ; allons donc au Sud pour y
édifier une idéologie nationaliste et nous préparer à un second combat
décisif.
Ce soir-là, Kha dormit au bureau du Journal. Puis, à minuit, il se leva
et alla avec Khiết faire un tour au Petit-Lac et à la Mairie pour observer
les compatriotes qui devaient partir le lendemain matin. S'y étaient
assemblées toutes sortes de gens : des hommes, des femmes, des viei-
llards, des enfants, tous avec un visage empreint d'anxiété. Les uns
causaient à voix basse ; d'autres som-nolaient ; des enfants pleuraient,
Dương Đình Khuê
Anthologie. 468
leurs mères s'efforçaient de les calmer, mais leurs pères se bornaient à
les regarder silencieusement et attendaient qu'ils se tussent pour se
recoucher. Des lampes électriques tombaient une lumière jaune sinistre.
L'ombre épaisse des arbres semblait se transformer en des blocs de
tristesse qui hoquetaient à chaque souffle du vent froid.

. . . En arrivant à la place du Théâtre Municipal où avait retenti le


serment du vieux Hồ "Je préfère être décapité que traître à la patrie ",
ils virent une file d'une vingtaine de camions GMC qui y stationnaient
déjà. Ce qu'ils virent là, c'étaient des visages résignés, des démarches
silencieuses, des mères serrant leurs enfants dans leurs bras ; et des
larmes à tous les yeux. Ceux qui partaient regardaient en bas ceux qui
restaient, et ceux-ci tendaient la tête pour regarder une dernière fois
ceux qui partaient. Les moteurs commencèrent à ronfler. Des pleurs
étouffés. Des mains qui se pressèrent étroitement pour remplacer les
paroles d'adieu. Une vieille dame éclata brusquement en sanglots :
- Laisser-moi revenir, je n'irai pas !
Son fils ainé se pencha aussitôt pour lui saisir la main :
- Mère, je vous en supplie !
La vieille dame, tout en pleurant, appela l'âme de son mari défunt lui
racontant tout ce qu'elle avait souffert durant trente années de veuvage
pour nourir ses enfants orphelins, et ce qui l'obligea maintenant à aban-
donner son foyer pour aller elle ne savait où. De temps en temps, elle
ponctuait ses lamentations d'appels "Ô mon frère ". Son neveu, qui était
un homme assez âgé, s'efforca de dissimuler son émotion en plaisantant
: "Voyez combien Tante est encore tendrement amoureuse ". Les enfants
et les petits- enfants qui entouraient la vieille dame sourirent en tampon-
nant leurs yeux. Cependant le fils ainé garda toujours les mains de sa
mère entre les siennes : "Je vous en supplie, mère, je vous en supplie".

Le convoi s'ébranla enfin. De la foule qui restait sur les trottoirs et le


perron du Théâtre Municipal monta une rumeur confuse qui décrut pro-
gressivement puis s'éteignit dans un lugubre silence. Mais plus la
lumière jaune des lampes électriques se brouillait dans les yeux emplis
de larmes, et plus le vent du matin se faisait glacial.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 469

MỘNG TUYẾT

Vrai nom : Thái thị Úc

Née en 1914 à Hà Tiên. Belle-soeur puis seconde femme du poète


Đông Hồ. Son premier recueil de poème intitulé Phấn hương rừng (Fard
et parfums de la forêt) paru en 1939 a recu un prix du groupe Tự Lực
văn đoàn. En 1943, en collaboration avec d'autres poétesses : Vân Đài,
Hằng Phương, Anh Thơ, elle a publié un autre recueil intitulé Hương
xuân (Parfum printanier). Enfin, ont paru successivement en 1960
Đường vào Hà Tiên (Le chemin qui mène à Hà Tiên) et en 1961 Nàng
Ái cơ trong chậu úp (La favorite enfermée dans une jarre).

Cette dernière œuvre est un roman historique. L'auteur a suivi de très


près les documents et la tradition qui nous sont restés d'un drame
lamentable survenu vers le milieu du 18è siècle dans la principauté de
Hà Tiên. On savait que cette région a été fondée par Mạc Cửu, ancien
sujet de la dynastie chinoise des Ming et qui refusa de se soumettre au
conquérant mandchou. Avec plusieurs milliers de ses compagnons
d'armes, il a franchi la mer et est venu débarquer Hà Tiên, alors
territoire cambodgien nouvellement annexé par les Nguyễn, princes du
pays du Sud. Il fit sa soumission à ceux-ci et obtint l'administration de
cette marche-frontière restée sauvage. A sa mort, son fils Mạc thiên Tứ
lui succéda comme gouverneur de Hà Tiên, prince hérédiraire de ce fief.

Le jeune marquis était féru de lettres. Il fit construire le Pavillon des


Talents (Chiêu anh các) où il réunissait les meilleurs lettrés de sa
principauté pour causer littérature. L'un de ces lettrés, Nguyễn Nghi,
avait une fille, Phù Cừ, admirablement belle et instruite. Comme elle
était très choyée de son père prématurément veuf, elle avait obtenu de
celui-ci l'autorisation de s'habiller en garcon pour aller à l'école.

C'est ainsi qu'un jour où le seigneur Mạc organisa la Fête des


Lanternes de Pastèques, elle se fit remarquer de ce prince. Le passage
suivant raconte ce début d'amour romanesque :
Dương Đình Khuê
Anthologie. 470

Une réunion littéraire nocturne.

. . . . Les poèmes composés à l'avance avaient été tous déclamés. Quand


à ceux composés sur place, ils devaient être rédigés sur des feuilles de
papier qui seraient affichées sur des panneaux, puis déclamés par leurs
auteurs eux-mêmes afin que l'assistance put les apprécier.
Le sujet donné ce jour-là sortait de l'ordinaire1; aussi, quoique tous
les concurrents aient pu le traîter, personne n'était trop satisfait de son
œuvre.
Brusquement, du perron inférieur du pavillon s'avança un tout jeune
homme.Il vint devant l'assistance, la salua respectueusement, et
demanda l'autorisation d'écrire son poème. Le seigneur Mạc ordonna de
faire apporter un pinceau et du papier. Le jeune homme les reçut, s'assis
humblement au coin d'une table, puis se mit à écrire posément.
Au bout d'un instant, son poème fur affiché sur le panneau. On
s'apercut que c'était un poème en Nôm, rédigé dans les règles de la
prosodie des T'ang. Quelques lettrés ne daignèrent pas y jeter leurs
yeux, pour marquer leur désapprobation. Mais quelques autres se
mirent à épeler les caractères chinois transformés pour reproduire les
sons de la langue viêtnamienne.
La foule de ces curieux dut s'écarter bientôt pour livrer passage au
seigneur Mạc désireux aussi de lire un poème écrit en Nôm. Il le lit à
voix basse, réfléchit un long moment, inclina sa tête plusieurs fois de
haut en bas, puis d'un ton joyeux ordonna que chacun revint s'assoir à
sa place, et que l'auteur du poème déclamât celui-ci à haute voix afin
que l'assistance entière put en apprécier la valeur.
Le jeune homme s'avança et se mit debout à une extrémité du
pavillon, face au seigneur Mạc qui était assis à l'autre bout. Il s'inclina
respectueusement pour saluer l'assistance, redressa sa tête, jeta un
regard sur le panneau et sur la lanterne de pastèque suspendue non loin
de lui, et enfin éleva sa voix pour déclamer :

1
Le sujet donné était la fête des Lanternes de Pastèques, au lieu de la fête des
Lanternes fleuries, comme c’était l’usage. Pourquoi cette anomalie? Parce que
HàTiên produsait beaucoup de pastèques, et que son seigneur avait eu l’idée de
faire confectionner des lanternes avec des pastèques vidées de leur pulpe.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 471

Dans la fête d'une nuit de printemps, à la première pleine lune


de l'année,
Une lanterne de pastèque rivalise d'éclat avec le disque de la lune.
Son habit de brocart 1 , pareil aux bleus nuages,
s'exhibe dans ce palais d'émeraude,
Tandis que le coeur de vermillon du cannelier 2 s'expose dans le château
de la Princesse des nuits.
Ici, c'est le pavillon des Talents resplendissant de pierres précieux
Là, c'est le Palais du Froid3 scintillant des glaces immaculées.
Les monts et les eaux de ce séjour féérique 4 se réjouissent d'être
gouvernés par un Maître respecté
Sous la loi de qui même les humbles plantes peuvent participer à l'éclat
de la fête des lanternes fleuries.

La voix du jeune homme, extrêmement sonore, s'éleva à un ton bien


plus élevé que celui des voix graves qui s'étaient faites entendre jusque
là.
L'assistance entière resta silencieuse sous le charme, avec l'im-
pression qu'un vent frais les caressait légèrement. Ce vent de sons
musicaux fut ressenti délicieusement par tout le monde. Quoique hostile
à la forme Nôm de ce poème, quoique n'ayant pu en saisir toutes les
idées, on cède au plaisir de gouter à cette nouveauté qui apporte un
regain de jeunesse au Cercle Littéraire.
Celui qui sut le plus apprécier ce poème fut le seigneur Mạc.
. . . Il fit approcher le jeune étudiant de son bureau, et le
complimenta. Il dit :
" Votre poème répond bien au sujet donné, et ses rimes sont
excellents. Le premier vers développe explicitement les deux premiers

1
L’écorce verte de la pastèque est comparée à un habit de brocart.
2
Le relief de la lune figure, d’après l’imagination populaire, un banian ou plus
poétiquement un cannelier
3
La lune est aussi appelée Quảng hàn cung, le grand palais du froid à cause de sa
lumière blafarde.
4
La région de Hà Tiên pleine de sites pittoresques est comparée au Séjour des
Immortels.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 472
mots du sujet Nguyên dạ (15è nuit du 1er mois de l'année). Le second
vers, tout en développant aussi explicitement les deux derniers mots du
sujet : Qua đăng ( fête des lanternes de pastèques), a magnifiquement
comparé ce fruit à la pleine lune qui en a la forme. Les troisième et
quatrième vers, décrivant à la fois la lanterne de pastèque et la lune
avec des termes nobles et délicats, ne s'écartent pas d'un iota du sujet :
Fête des lanternes de pastèques à la quinzième nuit du premier mois de
l'année. Les cinquième et sixième vers, mettant en parallèle la réunion
littéraire du Pavillon des Talents et le Grand palais de la Princesse des
Nuits, insistent aussi sur le sens du sujet qui veut commémorer une fête
glorieuse des lettrés. Des pierres précieuses 1 resplendissent à la réunion
littéraire, et des glaces immaculées scintillant au Palais de la lune :
c'est bien la description d'une fête littéraire au cours d'une belle nuit de
printemps. Le septième vers rend à la fois hommage à la beauté de notre
région et à l'oeuvre de ses fondateurs 2. Quant au dernier vers, il dit la
modestie du poète qui se compara aux humbles plantes autorisées à
participer à la magnifique fête des Lanternes fleuries. Il implique aussi
le désir secret de l'auteur de profiter de cette occasion pour rivaliser
d'éclat avec les lanternes fleuries aristocratiques. Modeste et fier à la
fois, ce vers réunit la discrétion à l'habileté. Enfin, bien que le sujet
porte sur les lanternes de pastèques, le poème s'achève sur les mots
traditionnels "Lanternes fleuries" pour conserver la pieuse idée de
respecter la tradition. Je remarque aussi que le poème s'achève très
habilement sur le dernier mot đăng du sujet".
. . . (Charmé par la voix slendide du jeune poète, le seigneur Mạc le
chargea de déclamer à sa place les poèmes en Nôm qu'il a composés sur
les sites pittoresques de Hà Tiên. Bien que d'origine chinoise, Mạc thiên
Tứ avait en effet une grande prédilection pour les poèmes en Nôm ).
. . . Quand le silence eut été établi sur l'assistance, le jeune homme
rapporta ses poèmes au seigneur Mạc.

Ses douces mains portant la liasse de papier fleuri étaient d'une


suprême beauté. En avançant sa main pour prendre le recueil de
poèmes, le seigneur Mạc ne cessa de contempler avec ravissement ces

1
Les pierres précieuses sont prises au sens figuré et désignent les beaux poèmes.
2
Les seigneurs Mạc, père et fils.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 473
belles mains aux doigts roses et effilés comme des jeunes pousses de
bambou. Et des mains il passa au front lumineux et à la chevelure
soyeuse qui venaient s'incliner tout contre lui.

Le jeune homme déposa la liasse de papier et redressa sa tête. Juste


à ce moment, son regard rencontra celui du seigneur Mạc qui le
contempla avec insistance. Il se sentit brusquement embarrassé, ses
joues rougirent ; il se hâta de reculer de trois pas en arrière et s'apprêta
à regagner sa place lorsque le seigneur Mạc lui ordonna de rester pour
lui demander :
- Qui sont vos parents et votre précepteur, jeune homme ? Vous êtes
encore très jeune, mais votre talent s'affirme déjà magnifique .
Le jeune homme n'a pas eu le temps de répondre qu'un vieux lettré
s'avança rapidement auprès de lui pour lui dire d'une voix sévère :
- Phù Cừ ! Va vite à ta place. Tu ne dois pas répondre légèrement, et
manquer ainsi de respect à Son Altesse.
Après avoir repoussé son enfant, Nguyễn Nghi croisa ses bras et dit
humblement :
- Seigneur, mon enfant est encore trop ignorant et n'a aucune idée des
foudres que pourrait lui valoir son inexpérience en ce majestueux
endroits. Plaise Votre Altesse me pardonner la faute de n'avoir pas su
bien éduquer mon enfant.
Mais le seigneur Mạc lui répondit avec un sourire affable :
- Vénérable conseiller, ne prenez pas l'étiquette trop au sérieux. Nous
sommes ici dans un cercle littéraire, et non dans un camp d'armée ou au
milieu de la Cour. Laissez donc les jeunes s'exprimer librement et faire
valoir leur talent, sans avoir à s'inquiéter des règles cérémonieuses de
l'étiquette. Je vous félicite d'avoir un fils talentueux. Dans vos années
de vieillesse, vous devez être très heureux d'avoir sous vos genoux un fils
aussi charmant et aussi savant.
Après avoir dit ces mots, le seigneur Mạc ordonna aux officiers du
Palais d'apporter un costume de brocart bleu, un bonnet de velours noir
et une paire de chaussures faites avec du crin de la queue de cheval. Le
bonnet en particulier était un article de très grand luxe : il était orné de
deux rubans de gaze brodée et d'une émeraude. Ordre fut donné à Phù
Cừ de se revêtir à l'instant du costume, du bonnet et des chaussures
offerts gracieusement par son Altesse.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 474
Les officiers du Palais avaient choisi dans le magasin seigneurial les
articles de la plus petite taille ; malgré cette précaution, Phù Cừ les
trouvait encore trop larges. Le seigneur Mạc le contempla, puis lui dit
en souriant :
- Savez-vous, jeune homme, que dans vos vêtements trop larges vous
rassemblez à cette jeune fille d'un conte antique qui s'est travestie en
jeune homme, qui a été reçue premier lauréat docteur, et à qui
l'empereur a offert un costume de cérémonie pour se promener
solennellement dans la Capitale ?
Puis le seigneur Mạc répéta à voix basse le vers de l'étudiant :
Son habit de brocart, pareil aux bleus nuages, s'exhibe
dans ce palais d'émeraude.
Devant cette plaisanterie, Nguyễn Nghi resta silencieux et imper-
turbable, tandis que Phù Cừ, pleine de confusion, se prosterna par deux
fois pour remercier le seigneur.
Celui-ci ordonna encore d'apporter une sapèque en or gravée des
caractères "Monnaie de la Paix", dans le trou central de laquelle était
passé un cordonnet de soie rouge. Puis il invita Nguyễn Nghi à passer le
cordonnet autour du cou de son fils. La fête était terminée.

Si j'ai cité le passage ci-dessus, c'est non seulement pour faire un


extrait du roman historique "La favorite enfermée dans une jarre", mais
aussi pour donner un exemple de poème viêtnamien, dont le seigneur
Mạc Thiên Tứ a parfaitement fait l'analyse quant à sa structure et à la
richesse de signification de chaque vers, de chaque mot.

*
* *

Peu de temps après cette mémorable journée, le seigneur Mạc


nomma Phù Cừ (qu'il continuait à croire un beau jeune homme) secré-
taire particulier de ses bureaux. Force fut à Nguyễn Nghi d'avouer que
c'était une fille, donc incapable d'accepter cette faveur. Au lieu de se
courroucer de cette tromperie, le seigneur Mạc, séduit par tant de grâce
et de talent, demanda Phù Cừ en mariage. Mais il avait déjà une femme,
Mme Nguyễn, fille du gouverneur d'une province voisine. Phù Cừ sera
donc seulement sa seconde femme, mais sa favorite, qu'il entourait de
Dương Đình Khuê
Anthologie. 475
mille soins affectueux. Pour elle il fit construire un palais superbe
précédé d'une mare plantée de lotus (Phù Cừ est le nom d'une variété de
lotus).
Cependant Mme Nguyễn, qu'il négligeait mais qu'il devait respecter
car elle l'aidait efficacement dans l'administration et même dans la
pacification de sa principauté, ruminait sa vengeance. Un jour où il
sortit du Palais pour passer la revue des troupes, elle fit saisir Phù Cừ
et l'enfermer dans une grosse jarre destinée à contenir l'eau de pluie.
Heureusement le seigneur Mạc revint à temps. Intrigué de voir cette
jarre exposée au milieu de la cour, l'orifice en bas, il la fit retourner et
trouva sa favorite à moitié asphyxiée.
Sauvée miraculeusement, Phù Cừ sentit la vanité de toutes les
passions humaines. Elle défendit l'entrée de ses appartements au sei-
gneur Mạc, le suppliant de la laisser passer le reste de sa vie dans une
pagode. Toutes les protestations d'amour du seigneur Mạc demeurèrent
vaines. Finalement, il dut se résoudre à lui faire bâtir une pagode
discrètement luxueuse à quelques lieues de la ville. Et c'est là que la
favorite passa ses derniers jours à l'ombre de Bouddha, en léguant à la
postérité ces vestiges qui demeurent jusqu'à nos jours : sa pagode sa
mare plantée de lotus Phù Cừ qui rappellent son nom.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 476

CHU TỬ
Vrai nom : Chu Văn Bình

Journaliste et romancier. A écrit plusieurs romans de mœurs, parmi


lesquels "Yêu"(Aimer), dont la première édition de 5.000 exemplaires a
été épuisée dès le premier mois.

Nous avons choisi ce roman parce qu'il dépeint avec vigueur la


psychologie d'une partie de la jeunesse viêtnamienne pendant la
Sécession, livrée à elle-même dans une société corrumpue à un degré
jamais atteint auparavant.

Il existe en effet une grande différence entre la jeunesse de 1935 et


celle de 1965. Celle-là était désorientée faute de patrie à servir, faute
d'idéal auquel se dévouer. Mais dans le tréfonds de son âme restait ancré
un vestige de culture confucéenne. Ces hommes qui avaient de vingt à
trente ans en 1935 pouvaient être débauchés, ivrognes, opiomanes, fils
impies, mais c'était par lassitudes, et non par conviction. Qu'un grand
évènement vienne les secouer de leur apathie, et les voilà qui devinrent
ces splendides "volontaires de la mort" du régiment de la Capitale qui se
battirent à coups de poignard contre les Légionnaire sur les toits et dans
les égouts de Hanoi, ces héroïques soldats de L'Armée de l'Ouest.

Dont pas une âme n'est revenue au delta.


A eux tous Sam Neua fut la tombe
(Quang Dũng)

Hélas ! la barberie de l'idéologie marxiste, puis la hideur des


gouvernements fantoches sous l'occupation, puis la férocité de la
tyrannie des Ngô, et, pour couronner le tout, la corruption favorisée par
l'instabilitée politique et le dollar américain, ont fait des jeunes gens de
1965 des déracinés ayant perdu toute attache avec les aciennes traditions
de la race. Et ne croyez pas que cette transformation brutale des mœurs
s'opère seulement parmi le sexe fort. Les jeunes filles, grisées par des
gains prodigieux dans les dancings et café-concerts, sans compter les
Dương Đình Khuê
Anthologie. 477
mariages dorés avec les étrangers, sont les premières à suivre ce courant
de perdition.

Evidemment, ce mal n'affecte qu'une très petite minorité de la société


; évidemment encore, ce mal est passager et disparaîtra spontanément
dès que la paix sera revenue, ramenant avec elle des conditions normales
d'existence. C'est ce que du moins nous espérions en 1965. Mais la chute
de Saigon s'est abattu si rapidement en 1975 qu'il faut attendre la résur-
rection des vertus de la race, lorsque le peuple viêtnamien aura gagné
son indépendance réelle, la vraie liberté et le respect de la dignité
humaine qu'il porte indélébilement dans son sang. C'est ce que nous
verrons dans la partie suivante : La littérature vietnamienne
contemporaine outre-mer.

La corruption des mœurs sous la Sécession, malgré son caractère


accidentel, est tout de même un phénomène social indéniable qu'il serait
vain de cacher pudiquement. A ce titre le roman Yêu de Chu Tử est un
document d'une valeur incontestable.

Đạt est un professeur resté célibataire malgré la quarantaine. Il aime


secrètement son élève Diễm, qui de surcroit est la fille de son ami et
collège Thúc. Il finit par la demander en mariage. Jusque là, rien que de
très normal. Mais Đạt a aussi un autre ami, Tuấn, un peintre bohême
dont les moyens d'existence ne sont pas très clairs. En fait, il vit de gains
gagnés illicitement au jeu grâce à une organisation de tricheurs. Il a aussi
une petite sœur, Trang, ancienne élève également de Đạt, qui a été
abusée indignement par un ami de son frère. Elle se lance alors dans la
galanterie pour se venger en bloc de la gent masculine. Le passage
suivant va justement nous présenter cette garconne, ce produit diabo-
lique de la société moderne, si étranger à l'éthique viêtnamienne.
. . . . Une soudaine pensée traverse l'esprit de Đạt qui demande à Tuấn
:
- Tu viens de dire que ta petite sœur s'appelle Trang ?
- Oui, Thái Trang.
- N'a-t-elle pas travaillé à l'école Lê Lợi trois ans auparavant ?
- Il parait que oui.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 478
- Si c'est ainsi, il se peut qu'elle ait été mon élève. En classe, ses
camarades la taquinaient souvent et l'appelaient "Trang la pleur-
nicheuse", car bien qu'assez grande elle avait les larmes très promptes.
Tuấn rit :
- Très juste ! Auparavant elle pleurait fréquemment. Mais c'est fini
maintenant. Mieux, elle est devenue très dangereuse.
- Dangereuse ?
- Oui. Elle se prend pour un serpent venimeux, dont la mission est de
détruire le bonheur des autres. Si réellement elle est ton ancienne élève,
et qu'elle sait que tu as l'intention de demander Mlle Diễm en mariage,
elle se donnera le devoir de contrecarrer ton mariage.
- Si féroce que cela ?
- Pour se venger des hommes ! Ce qu'elle n'a pu avoir, elle veut le
détruire. Comme elle n'a pu jouir de ce bonheur misérable des jeunes
filles honnêtes, elle en veut à tous les gens heureux, et particulièrement
aux couple amoureux bourgeois et aristocratiques comme toi et Mlle
Diễm.
Đạt sourit :
- Moi, bourgeois et aristocrate ?
- C'est du moins le point de vue de ma sœur. Pour elle, tous ceux qui
sont honnêtes, réellement ou faussement, c'est-à-dire tous ceux qui n'ont
pas "fauté" comme elle, sont des bourgeois et des aristocrates exérables.
Tu verras, si tu la rencontres, elle se vengera sur toi de ce misérable qui
l'a abusée pour coucher avec elle. Veux-tu toujours la voir ?
- Toujours.
Đạt se rappelle cette élève aux yeux grand ouverts comme ceux d'un
gazelle, et qui pleurait chaque fois qu'elle était appelée au tableau noir.
Il n'arrive pas à imaginer que cette innocente et timide élève soit
devenue maintenant un "serpent venimeux" comme l'affirme Tuấn. Il lui
dit :
- Demande d'abord à ta sœur si elle est réellement "Trang la
pleurnicheuse" d'autrefois. Si c'est bien elle, amène-la chez moi un de
ces jours, ou amène-moi chez elle.
- Tu n'as pas peur ?
- De quoi ?
-De ce qu'elle pourrait détruire ton mariage. Sincèrement, je te
conseille de ne pas la rencontrer.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 479
A ce moment, la porte de la chambre est poussée violemment, et une
jeune fille entre qui fait Tuấn s'écrier :
- Merveilleux ! On vient justement de parler de toi, et tu t'amènes !
Puis montrant Đạt, Tuấn demande d'un coup de menton :
- Sais-tu qui c'est ?
Aux paroles de Tuấn, Đạt comprend immédiatement que la jeune fille
qui vient d'entrer est Trang, son ancienne élève, bien qu'elle se soit
métamorphosée radicalement. De son côté, Trang observe attentivement
Đạt et le reconnaît tout de suite.
- Oh ! Mon Maître Đạt, n'est-ce pas ?
Une joie sincère se peint sur le visage de Trang. Sans timidité, elle
tend la main à Đạt et la lui serre très fort, jusqu'à faire rougir celui-ci.
- Pourquoi ne vous ai-je jamais rencontré aux dancings, Maître ? Mais
abandonnons ce titre de Maître. Me permettrez-vous de vous appeler
"cher". Combien j'ai pensé à vous, Maître, oh, pardon, cher !
Voyant Đạt se troubler, Tuấn rit pour expliquer :
- Trang a oublié ses manières d'élève, et à n'importe qui elle prend le
ton d'une taxi-girl pour dire : "Combien j'ai pensé à vous, cher !" Ne
sois donc pas étonné si elle te dit la même chose.
Trang se hâte de protester :
- Mais non, j'ai réellement beaucoup pensé à lui. Je me rappelle encore
sa leçon "La mort du loup", sa leçon préférée. Je parie que ces dernières
années vous continuez à expliquer à vos élèves cette leçon, n'est-ce pas,
Maître, oh, pardon, n'est-ce pas, mon cher ?
Đạt tressaille en entendant Trang lui dire cela, car c'est la vérité.
Depuis plusieurs années, et chaque année ça a été la même chose, il a
pris des textes classiques démodés pour les expliquer à ses élèves. Il n'a
pas changé, lui, a conservé ses anciennes manières de penser, de
travailler, pendant que ses élèves se sont lancés dans la vie, en ont tiré
des leçons cruelles d'expérience, ont progressé à pas de géant et l'ont
laissé loin en arrière.
Đạt regarde Trang et sincèrement ne reconnait plus en elle son
ancienne élève. Il ne retrouve plus les yeux de "gazelle hagarde" de son
élève pleurnicheuse.
Dans les yeux de Trang brille maintenant un éclat à la fois sombre et
orgueilleux. Sa bouche souriante est une bouche angélique, mais pleine
d'appétit charnel . . . Quant à sa poitrine saillante, c'est toute une
Dương Đình Khuê
Anthologie. 480
provocation envers le monde . . . Đạt n'ose pas soutenir longtemps le
regard de Trang qui semble s'enfoncer dans son coeur, ni n'ose regarder
sa poitrine. Trang sourit doucement et dit d'un ton moqueur :
- Je vous trouve aussi innocent que Maître Đạt autrefois.
A quoi Đạt ne sait que répondre, car réellement il sent qu'il est
demeuré "innocent" comme Trang le dit. Il ne peut que sourire en
secouant sa tête tout en regardant Trang, ce qui fait Tuấn éclater de rire
:
- Ne crois pas qu'il est si "innocent", il aime une de ses élèves et va
l'épouser !
Puis Tuấn se met à raconter la vie de famille de Thúc. Il ne tarit pas
d'éloges sur la beauté de ses quatre filles, également admirables, mais
revêtant chez chacune d'elles un cachet spécial. Et il conclut, mi figue
mi raisin :
- Tout à l'heure, en ton absence, j'ai parlé à Đạt de toi : tu n'es plus
l'élève pleurnicheuse d'autrefois, tu es devenue un serpent venimeux,
une sorte de Liz Taylor qui trouve son plaisir à voler les époux des
autres femmes. Et j'ai prévenu Đạt que tu chercherais à faire rompre
son mariage avec Mlle Diễm si tu savais qu'il l'aime. Đạt ne m'a pas
cru. Raconte donc tes exploits de voleuse d'époux pour qu'il le sache.
Trang observe attentivement Đạt et lui demande :
- Voulez vous réellement épouser Mlle Diễm ?
Dans son trouble, Đạt n'a pas trouvé sa réponse que déjà Trang sourit
avec condescendance et lui dit :
- Je vous trouve réellement innocent et pitoyable ! C'est trop vrai que
vous êtes amoureux fou de cette donzelle. Mais je vous le dis
franchement, en ma qualité d'ancienne élève, je ne veux pas que vous
l'épousiez.
- Pourquoi.
Subitement un éclair de fureur luit dans ses yeux qui deviennent féroces,
puis Trang répond d'un ton d'où est bannie toute plaisanterie :
- Mon frère Tuấn n'a pas plaisanté, et je suis réellement une voleuse
d'amants, une spécialiste de la destruction des bonheurs conjugaux.
- Vous le dites, Mademoiselle, mais je ne puis le croire.
- Vous ne me croyez pas maintenant, mais vous serez forcé de me
croire plus tard. Et puis, je vous le demande, quel charme pouvez-vous
trouver dans la fréquentation des filles honnêtes ? Qu'ont elles donc
Dương Đình Khuê
Anthologie. 481
d'aimable en dehors de leur virginité, et encore n'est-il pas sur qu'elles
le conservent ! Je ne croyais pas que mon Maître Đạt est aussi vulgaire
que les autres hommes. Qui l'eut cru ?
Trang ne se nomme plus "petite sœur" pour parler à Đạt, parce que
celui-ci l'a appelée Mademoiselle. A l'écouter, et surtout à constater le
changement qui s'est opéré dans la manière dont elle se nomme, Đạt
réalise qu'elle n'a pas voulu plaisanter. Il sourit alors et lui répond :
- Qui n'est pas vulgaire quand on aime ?
- Vous savez dire cela ? Mais si j'étais assez vulgaire pour détruire
votre mariage, m'en voudriez- vous ?
- Jamais de la vie !
- Très bien.
Trang tend la main à Đạt comme pour le défier. Il la lui serre, mais
lui dit doucement :
-Je voulais seulement plaisanter, car qu'ai-je pour vous tenter de me
nuire ? Après trois ou quatre ans de séparation, je vous trouve changée
terriblement ! J'avoue que je ne sais si je dois me réjouir ou m'attrister
de cette métamorphose inattendue. Réellement, je ne retrouve plus mon
ancienne élève d'autrefois !
- Il n'y a là rien qui puisse vous réjouir ou vous attrister. Telle est la
vie, mon cher ! Such is life ! Moi-même, si je vous dis que je ne trouve
plus en vous mon ancien Maître, qu'est-ce que vous en penserez ?

Comme il a été dit plus haut, ce déréglement des mœurs n'a été qu'un
accident temporaire. Le vrai fonds de l'âme viêtnamienne, l'amour de la
famille, subsiste toujours malgré tous les changements politiques et
matériels de la société, comme il appert (?) dans le conte "Mlle Út s'en
va vers la forêt", que nous allons citer ci après.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 482

SƠN NAM

Œuvres parues :

Nguyễn Trung trực, anh hùng dân chài, 1959 (Nguyễn Trung Trực, le
pêcheur héroïque)
Tìm hiểu đất Hậu Giang, 1960 (Essayons de comprendre la vallée du
bras postérieur du Mékong)
Hương rừng Cà Mâu, 1962 (Parfum des forêts de Camau)

Cette dernière œuvre est un recueil de légendes et d'études des


mœurs de la région mystérieuse de Camau, qui se trouve à la pointe Sud
de la presqu'ile indochinoise. Nous extrayons la nouvelle suivante, dont
l'action a été située dans les années 1940.

Cô Út về rừng.

Mademoiselle Út s'en va vers la forêt

Il fait clair de lune. D'ordinaire, la famille du chef de village , M. Cả


se couche dès neuf heure du soir. Mais cette nuit, il en va autrement. La
lampe au manchon, rangée dans l'armoire, est retirée, essuyée
soigneusement, puis allumée. M. Cả ferme à demi ses yeux pour
regarder dans la cour ; il cherche un coin bien obscur qui puisse
ramener le calme dans son esprit et lui permettre de prendre une
décision importante. Dans la cour, la lune déverse sa lumière pacifique,
pareille à une couche de mercure qui scintille sur les feuilles et les
branches des orangers et des bambous qui s'agitent avec souplesse au
moindre souffle du vent.
M. Cả murmure :
- Tenez, voilà le vent qui change de direction. A la mousson du Nord
succède la mousson du Sud. La pluie succédera surement au soleil.
Mme. Cả secoue sa tête :

Dương Đình Khuê


Anthologie. 483
- A quelles balivernes rêvez-vous ? Consentez-vous à marier Út ?
Demain matin, nous aurons à donner une réponse définitive à Quỳnh.
Et vous vous inquiétez de la mousson du Nord et de celle du Sud. Mais
où sont donc les enfants ?
- Ils sont dans la cour, en train de causer à voix basse. Ne les entendez-
vous pas ? De toute façon, il faut que nous tranchions cette question
cette nuit-même.
En vérité, c'est tout un problème à résoudre. Comment lui donner une
solution favorable à la famille ? Donner en mariage leur fille Út au
jeune Quỳnh, les deux vieillards le veulent bien, car les deux familles
sont d'un même rang social. Mais au point de vue sentimental, ce sera
désastreux ! Laisser partir leur fille jusqu'à la région lointaine de Cạnh
Đền ! Le mois dernier, M. Cả y est allé pour s'enquérir de la famille du
prétendant. Il a trouvé une maison au toit de tuiles avec des murs de
bois, un jardin assez bien fourni, et au loin quelques habitations
d'indigènes de race cambodgienne. Et la forêt verte qui s'étend tout
alentour jusqu'à l'horizon.
M. Cả répond à sa femme :
- Je suis décidée à donner mon consentement. Les deux enfants se sont
aimés depuis le temps où ils allaient à l'école à Saigon. La famille du
garçon est aisée. Elle ne voudra pas le laisser vivre chez nous.
Résignons-nous.
Mme Cả soupire :
- Je suis inquiète. Nous n'avons qu'une seule fille. Qu'elle s'en aille très
loin avec son mari, passe encore. Mais cette région de Cạnh Đền est,
parait-il, très étrange, très dangeureuse. Rien que son nom me parait
plein de mystères.
- Je croyais que vous aviez d'autres sujets d'inquiétude. Mais si ce n'est
que ca, rassurez-vous. Les habitants y sont très doux. Croyez-vous donc
qu'on va manger votre fille, pour dire que c'est dangereux ?
- Vous me faites enrager. Ne comprenez-vous pas ? N'avez-vous jamais
entendu cette chanson:
Quelle région est comparable à celle de Cạnh Đền ?
Où les moustiques bourdonnent comme la flute, et où les sangsues
flottent comme des filaments de pâte dans un bouillon ?
M. Cả éclate de rire bruyamment, ce qui excite encore plus le
courroux de sa femme :
Dương Đình Khuê
Anthologie. 484
- Vous croyez que je dis des sottises ? Il est universellement que cette
région, dès la tombée du crépuscule, les gens doivent entrer dans leur
moustiquaire pour prendre leur repas.
- C'est faux. Ils dinent très tôt, vers quatres heures de l'après-midi
pour n'avoir pas besoin de manger sous la moustiquaire. Qui vous a
débité ce mensonge ?
- Personne, je vois que vous défendez avec rigueur votre région de
Cạnh Đền. Laissons donc ce côté les moustiques, et parlons des
sangsues. Tenez, on m'a raconté qu'une fille de Cần Thơ a pris époux à
Cạnh Đền. Elle est allée à l'arroyo pour préparer des poissons, puis a
versé ceux-ci dans une marmite, à l'effet de faire du bouillon de poisson.
Savez-vous ce que ses beaux-parents ont trouvé dans le plat qui leur fut
présenté ? Une sangsue, ni plus ni moins. La bru a été tout de suite
chassée de la maison pour avoir préparé du bouillon de poisson avec
des sangsues. Je la plains, car elle ne savait pas que des sangsues
avaient pénétré dans ses poissons à son insu, dans ce sacré pays qui en
est plein. Mais j'ai peur que notre fille Út ne soit aussi chassée de sa
belle-famille et ne nous couvre de honte envers nos voisins.
M. Cả rit de plus belle :
- C'est la rumeur publique, mais a-t-elle jamais été vérifiée ? Laissez-
moi vous le dire : ce n'est là qu'un affreux canular. Quand je suis à
Cạnh Đền, j'y ai parlé de "sangsues qui flottent comme des filaments de
pâte dans un bouillon". Et l'on m'a expliqué que Cạnh Đền est une terre
où l'eau est sallée presque toute l'année. Pour labourer ses rizières, on
s'y sert rarement de buffles. Pensez donc, comment les sangsues pour-
raient-elles vivre en eau salée ? La vérité est que les auteurs de
chansons populaires, pour faire rimer leurs vers, ont inventé cela tout
d'une pièce. Là où abondent les sangsues, c'est dans les terres d'eau
douce, comme Bình Thủy, Ô Môn de notre région. Le savez-vous ? Ici,
avez-vous jamais vu quelqu'un préparer son bouillon de sangsues ?
Indiquez-le moi si vous le pouvez.
Mme Cả se voit vaincue par la solide argumentation de son mari.
Mais elle veut défendre énergiquement son point de vue. Elle réfléchit
donc un moment, puis dit finalement :
- Laissez partir sa fille vers la forêt, c'est un malheur. De tout temps
la sagesse s'est exprimé par cette chanson :
Maman veut me marier à un homme des plaines
Dương Đình Khuê
Anthologie. 485
Où l'on peut manger des fleurs de courge et
du bouillon de légumes roses.
Et nous laissons notre fille s'en aller à la forêt ? Combien de gens ont
souffert de pareilles imprudences !
M. Cả tire une bouffée de tabac et sourit d'un air vainqueur. Mais sa
femme se retourne pour avancer un dernier argument :
- Mariez-la donc si vous le voulez. Mais la route d'ici là est très longue
; comment pourra-t-elle revenir nous voir ? J'oubliais de vous parler de
cela.
- Très facile. Pourvu que notre fille soit une pieuse enfant. Nous la
marions dans le pays du Vietnam, et non pas en Chine, en France, que je
sache ? Si elle oublie ses parents, elle ne voudra pas les visiter même si
elle loge tout à côté. Quant à moi, j'ai pleine confiance en Út. Nous nous
sommes donné bien des peines pour l'élever et l'éduquer. Comment
pourrait-elle nous oublier ?
Mme Cả abandonne la place, après avoir ajouté un dernier mot :
- Nous verrons si elle oublie ou non. Quand elle ira à Cạnh Đền, les
moustiques la dévoreront. Elle s'enlisera là-bas, et il n'est pas sur
qu'elle nous fera une visite tous les deux ou trois ans. Peu à peu elle se
déracinera, et elle prendra nos noms pour les donner à ses enfants sans
que nous puissions le savoir1.
- Pourquoi ? Vous parlez à tort et à travers.
Bien qu'il ait eu l'avantage sur sa femme, M. Cả sent intérieurement
quelque chose qui l'attriste. " J'ai raison, c'est certain, mais elle n'a pas
tort non plus ", se dit-il. Alors il va s'allonger sur le canapé en
murmurant :
- Le Génie de la Soie2 a tout arrangé. Le destin de Út est décidé nous
n'avons plus qu'à nous incliner.
C'est ainsi qu'au douzième mois de cette année, M.Cả fait décorer sa
maison de fleurs et de feuilles pour célébrer le mariage de sa fille que la
plupart des jeunes hommes de Bình Thủy critiquent sévèrement.

1
Contrairement aux usages occidentaux, les Cietnamiens ne donnent jamais à leurs
enfants les prénoms de ceux qu’ils respectent. C’est un “interdit” familial.
2
Voir notre précédent ouvrage: Les Chefs d’œuvre de la littérature
vietnamienne,p.136, renvoir (2)
Dương Đình Khuê
Anthologie. 486
*
* *

Mademoiselle Út est allée se marier à Cạnh Đền.


Deux ans se passent.
Trois ans se passent.
La première fois que les jeunes époux viennent visiter M. et Mme Cả,
ils se font accompagner d'une petite fille adorablement joufflue.
La seconde fois, ils amènent une seconde fille, tandis qu'un troisième
enfant repose encore dans le ventre de sa mère.
M. et Mme Cả ne se contiennent plus de joie.
Mais plusieurs années après, ils ne reçoivent plus aucune nouvelle de
leurs fille et gendre, qui ne sont même pas revenus aux jours de nouvel
an et d'anniversaire. Très inquiétant ! Leur serait-il arrivé quelque
malheur ?
Les deux vieillards voudraient bien aller à Cạnh Đền pour visiter
leurs enfants, mais leur grand âge, la longue route et la traversée du
grand fleuve les effraient.
Souvent la nuit, Mme Cả pleure en faisant des reproches à son mari
:
- Je vous dis que les moustiques les ont dévorés. Sacré pays où les
moustiques bourdonnent comme la flute. Même si la fièvre les épargne,
ils doivent être morts d'un ventre gonflé. Vous n'avez pas voulu
m'écouter dans le temps, vous le rappelez-vous ?
M. Cả se sent infiniment triste. Surtout quand il entend les enfants du
voisinage chanter pour bercer leurs petits frères :
Maman, ne me mariez pas au loin.
D'où les oiseaux criaillent et les singes hurlent, comment pourrai je
retrouver le chemin de votre maison ?
ou :
Qui aime son mari doit souffrir avec lui,
Et avec lui partager l'amer et le piquant, le chaud et le froid
Chaque fois qu'arrive l'hiver, tout son corps est perclus de rhumatismes,
et il sent que l'âge lui pèse lourdement sur les épaules. Les chansons
suivantes surtout lui percent le coeur :
- Qui se tiendra l'un de ces matins au bord de l'arroyo
Pour porter ses tablettes et son cercueil ?
Dương Đình Khuê
Anthologie. 487
- Son fils se tiendra au bord de l'arroyo,
Sa fille portera ses tablettes et sa bru son cercueil.
Mais où donc est son gendre ?
Son gendre, ivre d'alcool, suit derrière en proférant des insolences.

M. Cả regarde le ciel. Le jour où il mourra, sa fille ne rentrera pas à


temps pour porter ses tablettes, ni son gendre. Mais il se reprend à
espérer qu'en cette lointaine région de Cạnh Đền son gendre pense
toujours à ses beaux-parents, qu'il ne boit pas d'alcool, qu'il ne profère
pas des insolences, car c'est un jeune homme ayant de l'instruction. A
longueur de journée, M. Cả, appuyé sur son bâton, se promène le long
de l'arroyo, auprès des vieux bambous, pour scruter minu-tieusement les
barques qui passent.
Le ciel n'abandonne pas les gens de coeur comme lui ! Un midi, une
barque vogue lentement près de sa maison. Le marinier qui est à la
proue demande à sa femme qui se tient à la poupe :
- N'est-ce pas ici, où je vois un calophylle ?
La femme répond :
- Oui, peut-être . . . Mais oui, au delà du confluent, après avoir
dépassé deux passerelles de bambou, une maison à toit de tuiles avec un
verger planté de mandariniers !
Le mari riposte :
- Mais nous n'avons dépassé qu'une seule passerelle. Avançons
encore, jusqu'à cette passerelle, là-bas, peut-être . . .
M. Cả ramasse toutes ses vieilles forces pour crier à haute voix :
- Ici, braves gens ! C'est ici que demeurait la femme à Quỳnh.
La barque s'arrête. Les deux époux mariniers sont invités à un repas
où figure une poule cuite, servi sur le lit de camp de M. le Chef de
village Cả placé au milieu de sa maison. De toute leur vie, jamais ils
n'ont reçu un tel honneur ! M. Cả, Mme Cả et les voisins accourus les
bombardent de questions. Très embarrassés, ils se contentent de
répondre brièvement :
- Respectueusement, les époux Quỳnh se portent bien. Grâce au ciel,
ils ont déjà six enfants. Les quatres derniers sont tous des garcons.
Mme Cả est suffoquée de joie :
- Oh ! Est-ce que la Út accoucherait tous les ans ? Cette petite, tout de
même !
Dương Đình Khuê
Anthologie. 488
- Oui, Madame, elle accouche tous les ans. A peine un enfant quitte-t-il
son berceau que le suivant a déjà un mois. Mais la maman et les
enfants se portent tous très bien. Quand je partis, Mme Út va encore
accoucher. Monsieur, Madame, nous sommes tous ainsi là-bas. Nous,
par exemple, nous avons déjà huit enfants !
-Tant que cà ? Pourquoi ? Pourquoi les gens de chez vous sont-ils si
prolifiques ?
Le visiteurs parait embarassé, et ce n'est qu'un moment après qu'il
peut répondre :
- Respectueusement, c'est à cause des moustiques qui pullulent chez
nous. A peine le jour tombe-t-il que nous devons tous rentrer sous la
moustiquaire, mari, femme, et les enfants . . . pour causer. Nous sortons
très rarement.
Tout le monde éclate de rire. Ce n'est qu'alors que M. et Mme Cả
comprennent la portée mystérieuse de ces mots : "Les moustiques
bourdonnent comme la flute" à Cạnh Đền. Ces insectes sont nuisibles à
la santé, c'est sûr. Mais ils renforcent l'amour conjugal plus qu'en
d'autres régions où ils font défaut.
Pour faire dévier la conversation, M. Cả dit :
- Oui, c'est très bien ainsi. Notre pays a besoin d'une nombreuse
population pour créer de nouvelles rizières, pour défricher des terres
incultes.
Mais Mme Cả est impatiente d'avoir d'autres nouvelles :
- Avez-vous entendu dire qu'ils se proposent d'amener ici nos petits
enfants pour que nous les voyions ?
- Non, Madame. Avec toute cette marmaille, je ne pense pas que M.
Quỳnh et sa femme puissent faire un grand voyage. L'année dernière,
nous avons eu une mauvaise récolte, et nous devons travailler de toutes
nos forces pour arriver à nourir nos enfants. Et puis, le Grand Fleuve a
de si terrible vagues depuis quelque temps !
Mme Cả soupire dans un gémissement :
- Combien je pense à mes petits-enfants ! Vous n'avez pas voulu
m'écouter dans le temps . . .
M. Cả reste silencieux, en pensant au jour où il s'éloignera du ciel
pour s'approcher de la terre. Ce jour-là, tout proche, qui portera ses
tablettes ? qui transportera son cercueil ?

Dương Đình Khuê


Anthologie. 489
En regardant le buisson de vieux bambous sur le bord de l'arroyo, il se
dit avec amertume :
"Quand les bambous, eux, vieillisent, des jeunes pousses surgissent tout
à côtés". Mais son sort à lui est tout autre. Sa fille, son gendre et ses
petits-enfants qui sont en cette contrée lointaine, comment pourront-ils
revenir à temps pour qu'il puisse les contempler une première fois - qui
sera également la dernière - avant qu'il expire ? Il s'efforce de retenir
ses larmes prêtes à jaillir. Mais une idée lui vient : sa vie n'est pas
tellement sombre, puisqu'une faible lumière brille tout au bout de son
avenir incertain :
- Eh ! ont-ils aménagé un jardin là-bas ? Tout à l'heure, je vous
demanderai de leur porter un pied de bambou Mạnh Tôn pour faire
souche. Quand ils verront des jeunes pousses émerger auprès du vieux
tronc, mes petits-enfants songeront à leurs grands-parents maternels de
Bình Thủy.

Ce sentiment vivace de la famille a survécu à tous les changements


politiques d'autrefois, et certainement sera aussi la pierre sur laquelle
trébuchera le régime communiste qui le répudie.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 490

THU VÂN

Œuvres parues :

Đất Mẹ (La terre maternelle), en 1960


Mầu mưa đêm (La couleur de la pluie nocturne), en 1961

Cette dernière œuvre est un recueil de plusieurs nouvelles, parmi


lesquelles nous citons la suivante dans laquelle nous trouvons une
touche de délicate sensibilité qui rappelle l'époque romantique de 1935.

Cặp ché da rạn

La paire de pots à émail craquelé

Quand ma mère se maria, elle emporta avec elle chez son époux une
paire de pots en porcelaine à émail craquelé.
Sur l'un d'eux figurait un phénix mâle. Je savais que c'était un
phénix grâce à sa queue déployée et sa crête dressée. Sur l'autre pot
était gravé un autre oiseau, dont la silhouette m'était inconnue ainsi que
le nom. Ma mère me disait que c'était un phénix femelle. Les deux
phénix, dont les ailes étaient dorées, le bec et les yeux peints au cinabre,
se détachaient en relief sur la surface grise et craquelée du pot, qui était
émaillée et extrêmement fraîche au toucher.
Par les midis d'été, après avoir couru à travers champs sous le soleil,
j'aimais à appliquer mes joues brûlantes et mouillées de sueur contre
les pots de porcelaine afin d'en sentir la délicieuse fraîcheur.
Ma mère me disait qu'ils provenaient de ma grand'mère maternelle
qui les lui avait donnés comme cadeau de noces. Durant mon enfance,
ma mère les plaçait dans sa chambre à coucher. Dans l'un d'eux était
emmagasinée l'eau de pluie qui servait à nous désaltérer pendant les
grandes chaleurs. L'autre ne contenait rien, et je ne m'expliquais pas
pourquoi ma mère ne s'en servait pas aussi. Chaque fois qu'après avoir
escaladé sur la table avec un tabouret je regardais dans l'intérieur de
Dương Đình Khuê
Anthologie. 491
celui-là et voyais l'eau y sommeiller, je me posais toujours cette
question.
Au dehors, par delà la fenêtre, le soleil d'été sommeillait aussi
tranquillement sur les plants de riz. J'entendais venir de l'extrémité du
hameau le bruit du pilon frappant sur le mortier suivant une cadence à
trois temps, et de derrière notre maison les cocoricos du coq. Je buvais
un verre d'eau de pluie en m'imaginant que les mandarins de la Chine
antique s'étaient servis de ces pots pour garder leur alcool précieux, un
vin très savoureux et très frais.
Je finissais par découvrir peu à peu la raison pour laquelle ma mère
ne remplissait pas d'eau les deux pots : de temps à autre, elle en enlevait
un pour le ranger dans l'armoire. C'était celui sur lequel était gravé le
phénix femelle que ma mère gardait vide pour le déplacer plus
facilement. Mais ce n'était que beaucoup plus tard que m'apparaissaient
vaguement les rapports entre les absences de mon père et les
déplacements consécutifs d'un pot de porcelaine.
En ce temps là, mon père s'absentait fréquemment. Mes parents
vivaient alors avec mes grands-parents paternels et avec mon arrière-
grand-mère dans une vieille maison, sous le régime de la grande famille.
La formule " Quatre générations sous le même toit " était encore en
honneur en ce temps là.
Une fois, ma bisaieule, toute courbée, vint dans la chambre de ma
mère pendant que mon père était absent. En s'aperçevant que l'un des
pots manquait sur la table, elle en demanda la raison à ma mère. Et je
vis celle-ci rougir et répondre en croisant les bras devant sa poitrine :
- Grand'mère, j'ai rangé l'autre pot dans l'armoire.
Il est probable que ma bisaieule trouvât étrange cette manière d'agir
de ma mère, car ses yeux clignotants regardaient celle-ci curieusement,
comme pour lui demander pourquoi elle n'avait pas rangé les deux pots
dans l'armoire en même temps. Mais elle s'abtint de lui poser
directement cette question. Ma mère devint toute confuse et balbutia :
- Grand'mère, j'ai laissé un pot dehors pour contenir de l'eau de pluie
destinée à nous désaltérer.
Ma bisaieule approuva de la tête et dit :
- Oui, prends-en grand soin. Ces pots datent de très longtemps,
beaucoup plus que les autres pièces de porcelaine de Giang Tây, de Sen
le, de Hột dưa, et même plus que celle du Dragon caché que nous avons.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 492
Ma bisaieule était très experte en antiquités, car mon grand-père en
était un grand collectionneur. Il y avait en particulier chez nous un bol
très précieux datant de l'époque Khang Hi de Chine, à l'intérieur duquel
était dessiné un dragon. Je ne savais comment l'artiste décorateur avait
fait, mais ce dragon dessiné semblait sculpté en relief. Et quand nous
remplissions d'eau ce bol, nous croyions voir le dragon bouger, se
contorsionner et évoluer doucement sous la nappe d'eau fraîche. Ce
dragon avait ses cinq ongles au complet ; c'était un signe que le bol
devait avoir appartenu au trésor royal. Mon arrière-grand-mère
affectionnait infiniment ce bol. Malgré cela, elle disait que les pots de
ma mère remontaient encore plus haut dans l'antiquité.
Sur l'orifice des pots était gravé en miniature le caractère "Perle", qui
était un complément indispensable du nom de ma famille maternelle.
Quand mon père rentrait de ses abssences, ma mère ouvrait son
armoire pour en retirer le pot orné du phénix femelle et le placer à côté
du pot orné du phénix mâle. Puis ils se tenaient immobiles côte à côte,
contemplaient la paire de pots et se regardaient en souriant. Mon père
caressait alors les cheveux de ma mère, qui lui était plus jeune de douze
ans.
Une fois, mon père resta absent très longtemps. Il ne revint même pas
le jour d'anniversaire d'une ancêtre lointaine (qui était la belle grand-
mère de ma bisaieule). Ma bisaieule s'en inquiéta beaucoup car mon
père était l'enfant unique de la famille. Tout le monde l'attendait
impatiemment et en parlait dans toutes les conversations. Seule ma mère
absorbée toute la journée par son travail, ne disait pas un mot.
Le lendemain matin, ma bisaieule, assise sur son lit, et tout en
préparant des chiques de bétel, regarda ma mère et ma grand-mère
paternelle occupées à découper des légumes sur la véranda, et leur dit
en claquant des lèvres :
- Qu'il rassemble à son grand-père paternel ! On a raison de dire que
tel légume, tel ver. Dans sa jeunesse, son grand-père paternel était
passionné toute l'année pour les combats de coqs. Sur une barque assez
grande, avec trois ou quatre cages de coqs et quelques mariniers, il
naviguait jour après jour pour aller visiter ses amis vivant au-dela de la
Grande Ile, et s'absentait même un mois tout entier. Quand le riz était
épuisé, il se contentait d'envoyer quelqu'un en prendre à la maison. Je
ne daignais même pas lui adresser un reproche, me bornant à entourer
Dương Đình Khuê
Anthologie. 493
de soins mon aïeule (dont l'anniversaire était indiqué plus haut). Non
content de s'absenter de la maison, il avait des aventures partout. Et s'il
lui naissait quelque enfant adultérin, il me l'en voyait pour le nourir. Ma
fille (elle s'adresse à ma mère), efforce-toi de garder ton mari. Si tu le
laisses courir le monde, il t'arrivera des mésaventures comme il en est
arrivé à moi.
Comme ma bisaieule me vit dresser le museau pour l'écouter, tenant
entre mes mains un bateau de papier, elle prit un long rotin et m'en
toucha le front en me disant :
- Et toi, galopin ! On te nourrit pour te faire grandir vite, et puis tu
t'en iras, toi aussi, un jour. Le sang aventurier qui coule dans les veines
de cette famille, impossible d'en avoir raison !
Ma mère soupira et tourna son visage d'un autre côté, faisant
semblant de prendre le crachoir pour y cracher sa salive colorée de
bétel.
Mais un matin, mon père rentra. Et comme d'habitude, il s'étint sous
la véranda pour appeler bruyamment les gens de la famille. Il pleuvait à
verse ce jour-là. Ma mère, qui souffrait d'un violent mal de tête, resta
sous une couverture dans son lit couvert d'un moustiquaire, et n'alla pas
le reçevoir.
Mon père marcha vers la pièce principale pour saluer ma bisaieule
et mes grands-parents, puis se rendit à sa chambre pour appeler ma
mère et lui demander d'ôter son manteau. Les gouttes d'eau tombaient
sur le parquet tapissé de briques, sans que ma mère répondit à l'appel.
Mon père m'interrogea alors, et je lui répondis :
- Maman est malade.
Silencieusement mon père s'approcha du lit, et regarda très
longtemps le moustiquaire hermétiquement fermé sur le lit. Je crus
entendre un sanglot très léger s'étouffant sous la couverture.
A midi, ma mère n'alla pas diner. Et mon père dut en personne lui
apporter jusque dans sa chambre un bol de soupe de riz avec une pincée
de sel.
La pluie continuait à tomber dans l'après-midi. Ma mère, vêtue d'un
chandail et la tête enveloppée dans un châle de laine, se leva et vint
s'asseoir auprès de la fenêtre pour regarder la pluie.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 494
Le parfum du camphre se dégageant de ses vêtements flottait
légèrement dans l'air. Comme tous les après-midis, ma bisaieule
marmottait des prières scandées de coups de gong devant l'autel.
Mon père, appuyé au dos de la chaise de ma mère, soulevait de
temps en temps les cheveux de celle-ci et leur décernait un compliment
flatteur :
- Vos cheveux parfumés à l'essence de citron sentent très bon !
C'est ainsi que mon père et ma mère restèrent longtemps à contempler
ensemble la pluie tisser sa toile sur les ailes du vent qui soufflait en
rafales. Puis mon père alla soudain prendre le pot orné du phénix
femelle dans l'armoire pour le déposer sur la table. Enfin il alla à la
jarre contenant l'eau de pluie dont il préleva une quantité pour en
remplir les deux pots.
Ma mère l'arrêta du geste :
- Ne remplissez pas d'eau ce pot ; il serait trop lourd pour que je
puisse le déplacer dans quelques jours.
Mais mon père caressa la tête de ma mère et répondit :
- Dorénavant, vous n'aurez plus à le déplacer.
Effectivement, depuis ce jour-là, mon père ne s'abtentait plus jamais
de la maison tout seul. S'il avait à aller quelque part, il rentrait toujours
avant la tombée de la nuit. Ou si le déplacement exigeait un temps plus
long, il emmenait avec lui ma mère pour, disait-il mi-figue mi-raisin,
"n'avoir pas à souffrir de la nostalgie du parfum de l'essence de citron
de vos cheveux".
Ces souvenirs d'un temps à jamais révolu se sont réveillés
brusquement en moi ce matin, quand je vis une paire de pots en
porcelaine à émail craquelé exposés négligemment sur le trottoir, à côté
de divers objets hétéroclites, dans un marché improvisé en ce temps de
troubles où des gens sans scrupules font publiquement commerce des
objets volés ou pillés dans les villages.
Comment les pots de ma mère ont-ils échoué ici ? Non, je ne puis me
tromper. Dès le premier coup d'œil, je les ai reconnus comme des êtres
chers. La dorure qui recouvrait le corps des oiseaux a disparu par
endroits, laissant voir une teinte noir grisâtre.
L'espace d'une seconde, j'ai cru sentir une main étrangler mon
coeur, puis se relâcher après. Je regarde l'uniforme militaire que je
porte, et ma gorge s'étrangle de douleur et de colère. Je me baisse pour
Dương Đình Khuê
Anthologie. 495
soulever le couvercle d'un pot, et jette un regard dans l'intérieur. La
fraîcheur humide des poteries longtemps bouchéees me saute à la figure.
Brusquement le temps recule de vingt ans en arrière. Une
atmosphère pure légèrement parfumée à l'essence de citron, et des
prières marmottées à voix basse, surgissent soudain en mon esprit, au
milieu d'un marché animé. Par contre, les couleurs bigarrées des
vêtements qui se faufilent entre les paniers de poissons et de légumes,
exposés parmi des tas d'ordures immondes, disparaissent comme un
mirage. Même les bruits confus du marché, auxquels s'ajoutent les cris
des porcs et l'odeur nauséabonde des viandes et des poissons,
s'évanouissent pour faire place à des sons et des parfums chéris. En une
minute, toute l'atmosphère de mon village natal, enfermée dans ces pots,
surgit pour m'envelopper affectueusement comme le feraient les bras de
ma mère. Et mon coeur palpite d'un douce joie ineffable. En même
temps, je sens un goût salé dans ma gorge : ce sont mes larmes qui sont
prêtes à jaillir. Je ne sais plus si je suis heureux ou triste de retrouver un
débris de mon trésor de famille : la paire de pots à émail craquelé de
ma mère, avec tout son cortège de souvenirs.
Depuis que les troubles m'ont chassé hors de chez moi, et les miens
hors de ce monde, j'ai eu l'occasion de revenir voir les cendres de ma
maison; puis je suis reparti à l'aventure jusqu'aujourd'hui. La prédiction
de ma bisaieule s'est réalisée. Mais si je mène une vie aventureuse, ce
n'est pas par goût de l'aventure comme mes ascendants ; c'est simple-
ment parce que je n'ai plus de nid douillet où je puisse rentrer.
Je palpe le minuscule caractère "Perle" gravé sur l'orifice des pots.
Et une goutte de larme tiède tombe sur mon poignet.
Le trafiquant en antiquités crache brutalement sur le sol un jet de
chique de bétel, dont quelques gouttes mêlées de boue se projettent sur
mes pots. Il rit odieusement de ses lèvres violettes et de ses yeux rougis
par l'alcool, me regarde et me dit :
- Achetez, Monsieur. Pourquoi pleurez-vous ? Ha ! ha ! Achetez, et je
vous ferai un très bon prix.
Ses mains grossières, aux ongles jaunis par toutes sortes de saletés
et barbouillés de chique de bétel, s'accrochent au col d'un pot et le
soulèvent en l'air. Je pense aux mains rougies de sang qui ont touché
mon trésor. Et j'ai envie de vomir. Ciel ! Se peut-il que des mains
odieuses aient palpé les précieux pots de ma mère ?
Dương Đình Khuê
Anthologie. 496
Sans pouvoir me contenir, je saisis les mains du trafiquant pour les
arracher du pot, et serre tendrement celui-ci sur ma poitrine. Le
trafiquant me regarde avec des yeux stupéfaits. Peut-être est-il en train
de se demander si j'étais un fou ou si j'avais l'intention de lui voler ses
pots. Mais quand il s'apperçoit que je regarde seulement ses mains avec
des yeux rouges de dégoût, il se reprend tout de suite; son esprit de
mercantile recommence à fonctionner, il se précipite tout contre moi,
approche sa bouche de mes oreilles et me dit, dans une haleine fétide
d'alcool de basse qualité :
- Des pots à émail craquelé, Monsieur ! Très joli ! Très antique !
Prenez-les, je vous les laisse pour cent vingt piastres seulement.
Sans prendre la peine de marchander, je tire de ma poche la somme
demandée. Sans doute le trafiquant se félicite-t-il d'avoir obtenu un très
haut prix. Il me poursuit de regard, tandis que je m'éloigne progres-
sivement du marché, étreignant contre ma poitrine les deux précieux
pots. Il ne se doute pas qu'avec les pots il vient de me rendre l'atmo-
sphère familiale qu'après six ans de vagabondage je ne pouvais plus
retrouver nulle part.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 497

NGUYỄN MẠNH CÔN

Le domaine de la nouvelle et du roman au Sud, avant 1975, est,


avons-nous dit, immense. Et nous avons essayé d'en donner quelques
aspects caractéristiques :

- les souvenirs de la Résistance avec "La forêts de roseaux" de Doãn


Quốc Sỹ,
- le roman historique avec "La favorite enfermée dans une jarre" de
Mộng Tuyết,
- le roman de mœurs citadine avec "Aimer" de Chu Tử,
- les mœurs paysannes avec "Mlle Út s'en va à la forêt" de Sơn Nam,
- l'analyse phsychologique avec "La paire de pots à émail craquelé" de
Thu Vân.

Pour en compléter le tableau, nous terminerons celui-ci avec une


nouvelle de science-fiction. Pas moins ! Le fantastique est chose fami-
llière chez nous, il fait partie pour ainsi dire de notre vie quotidienne. Et
il ne manque pas d'écrivains comme Đái Đức Tuấn, comme Bình
Nguyên Lộc, qui écrivent des contes fantastiques sur les mystères de la
jungle ou sur les fantômes vrais ou supposés. Mais ces auteurs ne font
qu'imiter le célèbre écrivain chinois Bồ Tùng Linh, auteur des contes
fantastiques de Liêu Trai. Nous les avons donc écartés pour ne retenir
que Nguyễn Mạnh Côn, qui a eu l'heureuse idée d'implanter dans notre
littérature la science-fiction occidentale, tout en ayant soin de lui con-
server un cachet oriental.

Œuvres parues de Nguyễn Mạnh Côn :

- Kỳ Hoa Tử (nom d'une Japonaise mariée à un Vietnamien)


- Đem tâm tình viết lịch sử (L'histoire écrite avec le coeur)
- Truyện ba người lính nhẩy dù lâm nạn (Histoire de trois soldats
ayant sauté en parachute).

Dương Đình Khuê


Anthologie. 498
C'est de ce dernier recueil que nous extrayons la nouvelle suivante :

Chung rượu thần tiên

Un verre d'alcool féerique

Dans une chaumière allongée et un peu obscure à cause de sa basse


toîture, monsieur Định, ancien chef de village, est assis d'un côté de la
table de bambou, face à ses trois hôtes assis de l'autre côté. Il lève son
verre et dit :
- Je vous en prie, veuillez boire un verre avec moi pour vous
réchauffer. Il fait assez froid aujourd'hui avec cette pluie fine. Et, ma foi,
étant seul à la maison, je me suis permis de boire depuis cet après-midi.
Ses trois hôtes sont une femme et deux hommes qui se ressemblent
comme deux gouttes d'eau. Tous les trois sont vêtus d'étoffe grossière.
Les deux hommes se tournent vers leur compagne assise au milieu. La
femme prend son verre et boit, puis reste immobile comme pour
réfléchir. Ses deux compagnons répètent son geste.
M. l'ancien Định remplit à nouveau les verres et dit, la voix déjà
empâtée par l'alcool :
- Veuillez boire encore un peu. C'est de l'alcool fabriqué par ma
femme elle-même. Avec du riz gluant à fleurs jaunes, et un ferment que
ma belle-famille tient secret depuis quatre générations. Très bon, cet
alcool, vous verrez !
Les deux hommes se tournent vers la femme qui regarde fixement M.
l'Ancien. Celui-ci, brusquement, tressaille et se retourne pour regarder
en arrière :
- Hé ! qui vient de parler ?
La femme sourit. M. l'Ancien la regarde d'un œil soupconneux :
- Vous, Madame ? C'est vous qui avez parlé ? Mais vous n'avez pas
remué vos lèvres. (Il passe la main sur ses cheveux grisonnants). Ah
oui, je comprends, je suis déjà ivre ? Vous dites bien que vous venez de
me parler ? Par. . . par télépathie ? C'est une maladie ? Non ? Vous
m'avez parlé au moyen d'ondes mentales ? Des ondes mentales qui
vibrent dans ma tête suivant trente deux cercles ? (M. l'Ancien se presse
la tête dans ses mains). Où ? où ? Il n'y a aucun cercle sur ma tête.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 499
La femme sourit et regarde l'un de ses compagnons. Celui-ci tire de
sa poche une boite carrée qu'il pose sur la table. Et de la boite sortent
ces paroles :
- Je prie Monsieur l'Ancien de vouloir bien m'excuser.
M. Định se penche pour saisir la boite.
- Ah Ciel ! C'était donc la voix de cette boite ! Un récepteur de radio,
je connais cela.
La boite :
- Ce n'est pas tout à fait exact, Monsieur l'Ancien. Cette boite est en
réalité une machine qui transforme les idées en sons. Vous me parlez je
ne comprends pas vos paroles, mais je puis capter vos ondes mentales
pour les comprendre. De même, vous ne pouvez pas comprendre notre
langage silencieux, c'est pourquoi j'ai du me servir de cette boite qui
transforme nos idées en paroles intelligibles pour vous.
M. l'Ancien prend un air entendu :
- Ah oui, c'est cela. Vous êtes, vous êtes . . . muets, n'est-ce pas ?
Un rire joyeux résonne dans la boite :
- Oui, si pour vous être muet c'est ne pas s'exprimer en paroles
sonores. Dans notre pays, le langage parlé est délaissé depuis
longtemps et n'est plus utilisé.
- Veuillez m'excuser, mais de quel village venez-vous ?
- Nous venons de la septième planète d'un système solaire qui a trois
soleils, qui fait partie de la constellation de l'étoile Alpha, et que vos
astronomes appellent la nébuleuse Andromède.
- An đô mét ? Est-ce que cette contrée est située dans notre province de
Thái Bình ? Ou bien est-elle plus loin, dans Hà Nam, Phủ Lý, ou même à
Thanh Hóa, Nghệ An ?
La femme secoue la tête en souriant :
- Vous ne pourriez comprendre malgré mes explications. Mais
regardez plutôt dans mes yeux, et je vous montrerai mon village.
M. l'Ancien regarde dans les yeux de la femme, qui soudain s'étendent
jusqu'à l'infini. Et il y voit un ciel sombre, sans lune mais semi d'étoiles.
Il reconnait même la constellation des Pléiades. Puis il se sent s'élever,
toujours plus haut, toujours plus vite, léger comme un fil de soie.
Les étoiles s'écartent à son approche, flamboient puis disparaissent.
Le ciel redevient sombre comme dans la dernière nuit de l'année, mais il
continue à voler. Après un long moment, de nouvelles étoiles appa-
Dương Đình Khuê
Anthologie. 500
raissent, très nombreuses. Puis trois soleils. Il regarde en bas, et se
trouve sur une terre inconnue baignée de lumière rose, violette et verte
qui se pressent de tous côtés. Autour de M. l'Ancien filent à toute vitesse
des paquets de lumière éblouissante. Il entend la voix de son hôtesse :
- C'est ici notre patrie. Ces paquets de lumière que vous voyez, ce sont
nos compatriotes qui circulent. N'ayez aucune crainte. Notre monde
était autrefois peuplé d'homme comme vous. Mais comme il est plus âgé
que le vôtre de plus d'un million d'années, nous sommes plus évolués
que vous, et avons pu synthétiser la matière et l'esprit en énergie
lumineuse.
Ici, la voix bien connue se fait plus insistante :
- Tenez, Monsieur l'Ancien, vous voilà arrivé à notre Cour.
Deux ombres blanches s'approchent de M. l'Ancien et lui tendent un
miroir. Il le prend, et y regarde. Avec stupéfaction, il voit son hôtesse
habillée de vêtements de couleurs resplendissantes, assise sur un trône
dressé très haut, et qui le regarde en souriant. de nouveau la voix bien
connue retentit à ses oreilles :
- La personne que vous voyez là est ma sœur, qui me remplace lorsque
je . . .
M. l'Ancien Định sursaute, clignote des yeux, et se retrouve assis sur
son canapé de bambou. Il se frotte les yeux et murmure :
- Pardonnez-moi, je suis ivre, trop ivre déjà !
La boite de riposter :
- Non, vous n'êtes pas encore ivre, monsieur l'Ancien. Tout à l'heure
par dissociation électrique, j'ai conduit vos ondes mentales à travers
l'espace, dans notre planète distante de la vôtre de plusieurs milliards
d'années-lumière. Ce n'est qu'un moyen de translation immédiate de
ceux qui ont pénétré les mystères de l'Infini.
M. l'Ancien se hâte de se lever, et joint ses mains devant sa poitrine :
- Par Bouddha ! Vous êtes donc des génies, des Bouddhas ! Vous êtes
apparus pour éprouver votre indigne serviteur. Par Bouddha ! Daignez,
ô Génies, Saints, Immortels, permettre à votre disciple de vous saluer.
Et il recule de trois pas pour se prosterner à terre. Mais l'un des
hommes s'est levé pour l'en empêcher. La femme dit quelques mots
silencieusement, et M. l'Ancien redresse sa tête :
- Non ? Vous n'êtes pas des Génies, des Bouddha ? Vous êtes des
hommes évolués ? Comme les Américains ? Non ? Plus évolués que les
Dương Đình Khuê
Anthologie. 501
Américains, des milliers de fois plus ? Que je m'asseye ? Non, je
n'oserai pas. Oui, pour vous obéir.
Et il se rassied doucement sur le canapé. La boite parle de nouveau :
- Vous avez raison, monsieur l'Ancien, il fait bien froid aujourd'hui
veuillez nous donner encore à boire.
- A vos ordres.
M. l'Ancien verse à boire à ses hôtes. La voix d'un des hommes se fait
entendre, légèrement dédaigneuse :
- Hum ! De l'alcool perfumé, sucré !
- Oui, ceci est de la liqueur de riz gluant, une solution-mère préparée
spécialement pour moi par ma femme. Très bonne pour la santé, et qui
n'enivre pas. Quant à l'alcool distillé, nous en avons ici de très bon vous
m'en direz des nouvelles.
Il passe derrière l'autel, se penche jusqu'à terre et retire une bouteille.
Il se redresse, tient la bouteille d'une main et se caresse la barbe de
l'autre. Un peu embarrassé, il balbutie :
- Ceci est de l'alcool distillé . . . de contrebande. Je l'ai caché en lieu
sûr, de peur que ma femme . . . ne proteste et ne dévoile ainsi mon
secret. Mais vous verrez, c'est de l'alcool distillé de premier jet, de la
quintessence de l'alcool distillé. Délicieux !
Et monsieur l'Ancien verse l'alcool dans les verres, après avoir pris
soin de l'agiter pour le faire mousser. C'est un liquide limpide et
sirupeux, fleurant bon les nouveaux épis de riz, et exhalant un capiteur
arôme d'alcool. La femme prend un verre, le hume et dit :
- Oui, assez bon !
M. l'Ancien sursaute, puis se crispe pour conserver son impassibilité.
Il oublie qui sont ses hôtes et ne voit en eux que des convives. Comment
? cet alcool délicieux, qui fait la réputation de son village Đào Động,
n'est qu'assez bon ?
Il s'efforce de dominer son indignation. Il tâche de se rappeler qu'en
ce monde "les hommes supérieurs ont encore au-dessus d'eux d'autres
hommes supérieur". Oui, c'est cela, c'est bien ce que lui ont enseigné les
Sages. Tout de même, si mal apprécier son alcool à lui qui passe cette
dernière moitié de sa vie à la campagne rien qu'à boire. L'autre moitié,
il l'a passée à fomenter en vain la révolution avec ses camarades, et à
moisir dans les prisons. Puis, libérés, il est rentré pour se consacrer à
ses vieux parents. Ceux-ci sont maintenant morts, et il s'efforce avec sa
Dương Đình Khuê
Anthologie. 502
femme d'élever ses enfants encores jeunes. A part cela, il ne reste plus,
soir et matin, que le verre d'alcool et la tasse de thé comme amis de
coeur. Mais depuis quelque temps le thé de Chine ne vient plus, et il doit
se résigner à boire du thé vert bien concentré. Quant à l'alcool, il est
interdit par le gouvernement qui a lancé le slogan : "Chaque goutte
d'alcool est une goutte de sang de nos compatriotes". C'est pourquoi
Mme l'Ancienne est obligée de multiplier ses précautions. Ce n'est que le
soir, après que les portes du jardin ont été bien verrouillées, les chiens
lâchés et la maison bien fermée qu'elle ose lui servir quelques verres
d'alcool pour satisfaire sa passion.
Et ses hôtes, qui sont venus on ne sait d'où, osent lui dire que son
alcool est "assez bon" ! Assez bon, cela veut dire pas tellement bon, un
terme de dédain plutôt qu'un éloge ! M. l'Ancien frémit d'indignation,
mais il ne sait quoi faire pour sortir de cette situation à son avantage.
Heureusement son regard tombe soudain sur la malle munie d'une
serrure à sonnerie de sa femme. Ah ! oui, cette malle renferme une
bouteille de vin, le roi des vins de France. La bouteille porte une
médaille estampillée sur un ruban rouge. Elle provient de son beau-
père, ancien sergent dans l'armée française. Son beau-père s'est engagé
pendant la première guerre mondiale, et a servi en qualité de cuisinier
pour un général français dont le nom s'ornait de la particule "de". Un
jour, le général fut blessé et failli en mourir ; il fut sauvé de justesse par
son cuisinier qu'il récompensa et décora. Puis, s'apercevant que celui-ci
savait apprécier le vin, il lui en donna une bouteille, d'un vin qui était le
roi des vins de France dit-il.
M. l'Ancien est décidé à ouvrir la malle dont la serrure fait entendre
un tintement métallique et vieillot. Et il retire une bouteille encore
envellopée dans une vieille culotte de son fils ainé, maintenant
guérillero dans l'armée de la Résistance. M. l'Ancien se rappelle que son
beau-père, M. le Sergent, n'a pas osé boire cette bouteille de vin à son
retour de France. Même à l'heure de son agonie, il n'a pas voulu le
boire. Il n'avait qu'une fille, maintenant Mme l'Ancienne, et confié sur
son lit de mort la précieuse bouteille à son gendre :
-Pour déguster un bon vin, dit-il, il faut le boire avec un ami de coeur.
Depuis que je quittai M. le Général, je n'ai plus eu d'ami de coeur ;
aussi n'ai je pas voulu le boire. Je te la donne. Tu dois savoir que les
vins de France sont les premiers du monde, et que ce vin Romané Conti
Dương Đình Khuê
Anthologie. 503
est le premier vin de France, celui qui figurait jadis sur les tables
royales, et qui figure aujourd'hui sur les tables les plus aristocratiques.
Je te le donne, garde-le bien.
M. le Sergent est mort sans achevée sa pensée, mais M. l'Ancien
comprit que son beau-père lui avait recommandé de garder ce vin
jusqu'à ce qu'il rencontre un ami de coeur. Eh bien ! ces gens qui sont
venus d'un pays lointain pour le voir, ne sont-ils pas des amis de coeur
que le destin lui a réservés ?
La bouteille précieuse est présentée à l'hôtesse. Elle lève son doigt, et
le bouchon saute avec un bop sonore. Elle verse le vin dans les verres.
Un parfum de violettes se répand aussitôt dans toute la maison,
évoquant la saveur sucrée des grapes de raisin et la couleur verte des
feuilles de vigne. La femme étend sa main vers M. l'Ancien :
- C'est bien curieux que vous ayez ce vin, monsieur l'Ancien. Du vieux
vin de quarante ans . . . Même en France, il est difficile de se le
procurer ne serait-ce que du vin vieux de dix ans. Oui, c'est assez bon.
Encore "assez bon" ! M. l'Ancien voudrait laisser éclater sa colère en
quelques mots. Qui sont-ils ces gens qui ne savent décerner que cet
éloge : "assez bon" ? S'ils n'étaient pas ses hôtes, il les aurait cinglés
d'un reproche violent. Mais qui sont-ils pour s'exprimer comme des
Immortels ? Oui, qui sait ? Peut-être vivent-ils dans quelque séjour
céleste où . . .
M. l'Ancien rumine encore ces pensées lorqu'il entend la femme qui lui
dit silencieusement :
- Ne vous mettez pas en colère, monsieur l'Ancien, je n'ai pas voulu
vous offenser. Je vous ai dit que nous venions de très loin, et que nous
sommes plus évolués que vous mille et mille fois. Nous avons aussi chez
nous des plants, des fleurs, des fruits, du riz gluant, du vin de raisin . . .
A mesure qu'il entend ces paroles, M l'Ancien voit des champs
immenses plantés de fleurs et d'arbres se dérouler devant ses yeux, et se
voit lui-même errer sur un monde empli de mille parfums, des parfums
qu'il croit avoir sentis dans quelque lointain existence antérieure.
La femme continue :
- Nous allons dans l'Univers, d'un monde à l'autre, à la recherche des
terres peuplées d'humanités, pour tacher de saisir la volonté du
Créateur. Bien peu d'humanités avons-nous rencontrées, et presque tout
hélas, sont devenues de moins en moins sages, ont de plus en plus
Dương Đình Khuê
Anthologie. 504
méprisé la vie et leurs semblables. Nous sommes profondément attristés.
Heureusement, aujourd'hui, en passant par ici, nous avons reconnu en
vous un homme pauvre, mais dont la conscience a gardé sa bonté
originelle. Et nous avons voulu entrer pour causer avec vous. Nos
formes, nos vêtements, ont été copiés sur ceux des passants que nous
avons rencontrés en route. Maintenant, nous allons vous quitter . . .
M. l'Ancien sursaute, et esquisse un geste de regret. La femme
sourit doucement :
- Non, ne nous retenez plus longtemps, car une minute en ce monde
peut valoir des siècles ailleurs. Nous avons le devoir, envers l'Humanité
considérée dans son ensemble, d'aller toujours en avant jusqu'à ce que
nous puissions entrer en communion avec le Créateur, pour que
l'Humanité sache la volonté du Créateur et s'y conforme. Maintenant,
avant de vous quitter, nous vous invitons à boire un verre de notre
alcool, en guise de souvenir . . .
La femme prend d'une sacoche qu'elle porte en bandoulière une
petite fiole resplendissant d'un éclat jaune éblouissant. La fiole est à
peine grande comme deux doigts ; elle en laisse tomber trois gouttes
d'un liquide blanchâtre dans un verre. Et ces trois gouttes emplissent le
verre jusqu'au bord. La femme prend le verre et l'élève à la hauteur des
lèvres de M . l'Ancien. Et le vieillard aux cheveux grisonnants sent
brusquement le bonheur l'envahir comme s'il recevait des mains de sa
mère, Mme la Licenciée, une tasse de bon thé lorsqu'il était encore un
enfant.
Il vide le verre en une seule gorgée. Mais qu'est-ce ? C'est de l'alcool
et non de l'alcool, une liqueur pénétrante et rafraichissante qui à peine
absorbée se répand dans tout son corps, une liqueur à la saveur franche
qui pourtant le fait s'enivrer doucement et lui donne une sensation de
bien-être indicible. Il se sent rajeunir, et sait qu'il est rajeuni. Sous sa
peau un peu sèche, dans ses artères, il sent palpiter une vie
extraordinaire, et dans son cerveau il sent se développer une sagesse
bien au-dessus de la moyenne.
Il voudrait exprimer sa profonde reconnaissance, mais il n'en a pas
le temps. Déjà ses trois hôtes se sont levés, leurs vêtements d'étoffe se
sont transformés en brouillard puis en une auréole lumineuse. La femme
lui dit encore en silence :

Dương Đình Khuê


Anthologie. 505
- Adieu, monsieur l'Ancien, nous partons. Nous sommes d'ores et déjà
certains que la Connaissance Parfaite, si jamais nous pouvions
atteindre le fin fond du Cosmos, n'est que vivre en conformité avec son
coeur. Ceux qui vivent sur un monde étroit, sans largeur de vues, sans
passion, sans méchanceté, ne sont peut-être pas inférieurs à nous qui,
habitant d'un monde étendu, en recherchons un autre plus étendu
encore, qui, simple point dans l'immensité, voulons dépasser l'Infini
pour rechercher la Volonté Première . . .
Trois formes lumineuses avancent vers la porte, traversent l'écran
qui la barre, puis disparaissent soudain, non pas en se projetant en
avant, non pas en glissant derrière les murs, non pas en s'envolant vers
le toit, ou en s'enfoncant sous terre, mais comme en obliquant dans un
chemin courbe, sur un plan différent d'un Univers à dimensions
différentes du nôtre.
M. l'Ancien reste un long moment immobile à les regarder, puis va à
l'autel et brule trois baguettes d'encens qu'il place devant les dieux
lares. Dans son for intérieur, il ne croit pas que ses hôtes soient des
fantômes ou des Immortels. Mais il allume quand même les baguettes
d'encens pour accomplir un geste de soumission devant un fait qu'il ne
pourra jamais comprendre, qu'il ne pourra jamais oublier, et qu'il ne
pourra jamais raconter à quiconque, parce que personne ne le croira.
Ah ! s'il restait encore un peu de ce vin merveilleux, de ce vin parfumé
de la sympathie de l'humanité universelle !
M. l'Ancien s'apercoit soudain qu'il vient d'employer les termes
prononcés par ses hôtes. Oui, ce verre de vin féérique, il vient de le
vider complètement. Qu'est-ce qu'il lui reste maintenant pour lui
apprendre, dans l'immensité du Cosmo, dans la petitesse du coeur
humain, qui sont ses hôtes, qui est-il lui-même ? Le sort insondable à
eux tous est entre les mains du Créateur.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 506

CHAPITRE XIII
LE THÉÂTRE

Nous avons exprimé plus haut notre pessimisme à l'égard du théâtre


viêtnamien. Les pièces qui font salle comble ne sont le plus souvent que
misérables opérettes, pleines d'intrigues alambiquées, et d'une
psychologie écoeurante. Le public qui vient les applaudir n'est sensible
qu'aux plaisanteries les plus grossières et qu'aux phrases ronflantes du
gout le plus exécrable.

Pour donner une idée de cet état de choses déplorable, il suffit de faire
deux remarques :

1. Jamais le public ne se soucie de l'auteur d'une pièce à succès, jamais


il ne le réclame pour l'acclamer. Ses idoles sont les acteurs, non les
auteurs.

2. Les auteurs les mieux payés, qui travaillent sur commande des
directeurs de théâtre, arrivent à produire une pièce tous les quinze jours
! Ils s'emparent de l'idée d'un film qui vient d'être projeté, ou d'un roman
qui vient d'être publié, et la transforment en pièce de théâtre en un tour
de main. Comment espérer de trouver de l'art chez ces mercantiles ?

Cela ne veut pas dire que nous n'avons pas une littérature de théâtre
digne de ce nom. Mais de telles pièces n'affrontent pour ainsi dire
jamais les feux de la rampe. Elles sont éditées dans les revues littéraires,
et exceptionnellement sont jouées à la Radio ou à la Télévision. C'est
ainsi que nous avons pu glaner, dans le tas de cailloux, quelques perles,
comme Thành Cát tư Hãn (Gengis Khan) de Vũ Khắc Khoan ou Ba chị
em (Trois soeurs) de Thanh Tâm Tuyền. Mais ces pièces nous ont paru
dévier vers des préoccupations philosophiques ou psychologiques trop
subtiles. Aussi leur avons-nous préféré une saynète très simple de Doãn
Quốc Sỹ, le fameux romancier auteur du Khu rừng lau (La forêt de
roseaux) que nous avons étudié plus haut dans le chapitre XII (Le roman
Dương Đình Khuê
Anthologie. 507
et la nouvelle). Nous allons dans ce chapitre XIII apprécier son talent
dramatique dans une saynète : Trăng sao (Lune et étoiles) qui traduit le
sentiment des patriotes nationalistes après la sécession de 1954, à l'égard
du régime communiste.

Trăng Sao

Lune et étoiles

Temps : Une après-midi, quelques mois après la signature de l'accord


de Genève.
Lieu : Une pièce au troisième étage, dans une rue retirée de Saigon.
Très simplement meublée : Au premier plan, une table et quatre chaises
, sur la table un gros livre ouvert, et quelques feuilles de musique. A
droite, une bibliothèque, à côté, une petite table sur laquelle est posé un
récepteur radio avec gramaphone et disques. Le fond représente un mur
percé d'une grande fenêtre, fermée. Dans un coin gauche est dressé
obliquement un piano.
Personnages : Quân, 29 ans.
Liên, 24 ans, sa femme, belle, douce et insouciante.

Scène unique

Derrière le rideau de velours levé, est un voile de soie légère. On


entend quelqu'un s'exercer au piano maladroitement, s'arrêter puis
repartir. Puis des pas se font entendre : c'est Quân qui rentre chez lui. Le
piano s'arrête brusquement pour faire place à des éclats de rire et des
applaudissements : c'est Liên qui salue le retour de son mari. Le rideau
de soie se lève au moment où Liên se dirige précipitamment vers Quân.
Liên - Te voilà enfin !
Quân - Où est mère, ma chérie ?
Liên - Mère et notre petit frère sont allés voir Frère ainé qui est
malade. Peut-être ne seront-ils de retour que demain.
Quân - Ah ! Mère va à Tân An.
Liên - Depuis quand es-tu rentré ? Et pourquoi ne m'as-tu pas appelée
du dehors ?
Dương Đình Khuê
Anthologie. 508
Quân - Je suis rentré juste pour t'écouter jouer au piano (Riant). Ta
musique me fait penser aux nuits pluvieuses où nous traversions les
forêts, du temps où nous étions dans la Haute Région du Nord.
Accrochages ! Chutes !
Liên - Mais je connais par coeur cet Andante. Tu verras, je peux
t'accompagner dès maintenant même.
Quân (distraitement) - Tu m'as toujours accompagnée, et cela depuis six
ans.
Liên (qui a compris) - Mais je ne t'accompagne réellement que depuis
ces deux dernières années. Car bien que nous soyons mariés depuis six
ans, au cours des quatre premières années où nous étions dans la
Résistance, tu allais toujours en mission loin de moi. Jamais nous
n'étions ensemble.
Quân - Mais si !
Liên (tristement) - Tous les trois ou quatre mois, tu rentrais pour passer
seulement un jour auprès de moi. Peux-tu appeler cela vivre ensemble ?
Quân - Bien sur ! Ne vois-tu pas que dans une gamme, deux tons séparés
par une octave peuvent s'accorder en unisson ?
Liên (riant avec contrainte) - Oui, la logique est ainsi, mais la réalité est
. . . (secouant la tête). Allons, j'en ai assez de ces jours, et il est inutile de
les appeler, n'est-ce pas ?
Quân (s'approchant pour prendre affectueusement la main de Liên) -
Pardonne-moi, ma chérie.
Liên (troublée) - Je frémis rien qu’en y pensant. Te rappelles-tu encore
Thái Nguyên où nous nous sommes réfugiés ?
Quân (approuvant la tête) - Oui.
Liên - Cet endroit, où les moustiques pullulaient comme des sauterelles
où les blattes abondaient comme les fruits de sycomore, et où les rats se
montraient agressifs comme des ours, tu te le rappelles ?
Quân - C'est pourquoi notre devoir à nous maintenant est de travailler
de manière que les habitations retirées n'aient plus de moustiques
pullulant comme des sauterelles, de blattes abondantes comme des fruits
de sycomore, et de rats agressifs comme des ours.
Liên (poursuivant sa pensée) -Et pourtant, nous étions obligés de nous
lever dès deux heures du matin, allumer une lampe à l'huile d'anchide,
et faire des boules de riz pour que mère ait le temps d'aller les vendre au
marché. Tu te rappelles ?
Dương Đình Khuê
Anthologie. 509
Quân (ému, et inclinant sa tête) - Oui.
Liên - Le jour, notre petit frère Hoan était obligé de poser son livre sur
ses cuisses pour apprendre ses leçons, tout en faisant tourner la meule
de riz durant six heures entières. Te rappelles-tu cela ?
Quân - Oui, je me le rappelle (faisant les cent pas pour cacher son
émotion).
Liên - Nous tous, y compris notre petit frère âgé à peine de six ans,
nous devions tous travailler, même quand nous avions la fièvre. Et
malgré cela la misère nous poursuivait. Nous n'avions aux repas que du
riz mélangé de mais, avec des légumes. Quand je pense que dans cette
misère . . .
Quân - Notre maison résonnait continuellement de rires et de chansons.
Tu te rappelles qu'une fois, épuisée par le surmenage et lesprivations ,
mère tomba malade ?
Liên - Oui.
Quân - J'étais alors en mission dans un village enfoui dans les
profondeurs de la brousse, dans la province de Bắc Kạn.
Liên - Oui, cette fois là quatre mois s'étaient écoulés sans que tu rentres
chez nous.
Quân (d'une voix lointaine) - Quand je recus la nouvelle que mère était
tombée malade, un Mán de la région où je travaillais venait justement
de faire cuire des os de tigre pour en faire une pâte. J'empruntai aussitôt
de l'argent pour lui en acheter un tael, puis je demandai une permission
pour revenir voir mère. Plus de quatre-vingt kilomètres de sentier à
travers plusieurs forêts épaisses, que j'ai parcourus à pied en deux
jours.
Liên - Ciel ! Plus de quarante kilomètres par jour ! Et tu me mentais en
me disant que tu avais mis trois jours pour revenir.
Quân - Durant la première moitié du premier jour, le soleil chauffait
comme un four. Puis, à midi, un orage se leva, qui dégénéra en tempête.
Liên - Tu as continué à marcher malgré la tempête ?
Quân - Parce que je rapportais un médicament à mère ! Parce que
j'allais te revoir, et revoir tous nos frères ! Cette nuit là, dans une
auberge de passage, la fièvre m'assaillit. Il se peut que j'aie pris froid
dans l'orage. Et celui-ci ne discontinuait pas le jour suivant . . .
Liên - Mais tu continuais à le braver sur les chemins ?

Dương Đình Khuê


Anthologie. 510
Quân - Parce que je rapportais un médicament à mère ! Parce que
j'allais te revoir, et revoir tous nos frères !
(Liên tire un mouchoir pour s'essuyer les yeux, pendant que Quân
s'assied sur une chaise, prend une cigarette, l'allume et fume. Le passé
lugubre pèse sur leurs pensées)
Quân - Je me remis donc en route, et vers midi je rencontrai un
camarade qui travaillait avec moi dans mon service. Quand il me sers la
main il s'écria de frayeur : "Mais tu as la main brulante comme un
charbon ardent, et il pleut à verse ! Pourquoi ne te reposes-tu pas un
moment dans quelque auberge?"
Liên (douloureusement) - Et que lui as-tu répondu ?
Quân (saisissant la main de Liên et la secouant comme s'il s'adressait à
son camarade) - Je lui dis : " Je ne peux me reposer pour l'instant, car
je rapporte un médicament à ma mère malade ".
(Il tire un mouchoir pour éponger les yeux de Liên)
Liên - Oui, tu n'es rentré ce jour-là qu'à dix heures de la nuit. Et il
pleuvait toujours à verse.
Quân - Vers neuf heures, j'avais encore à traverser une dernière forêt.
La nuit était noire comme de l'encre. Je ne voyais même pas ma main.
Liên - (saissisant la main de Quân) - Alors, comment pouvais-tu
marcher, mon chéri ?
Quân - Je m'efforcais de suivre le sentier en le tâtant de mes pieds.
(Simulant l'allure qu'il prenait autrefois) Si je marchais sur de l'herbe,
c'est que j'avais dévié vers la gauche ; si je butais contre des racines
d'arbres, c'est que j'avais dévié vers la droite. D'ailleurs, si l'obscurité
m'enveloppait de toutes parts, j'avais devant mes yeux (secouant la tête),
non, dans mon coeur plus exactement, tout un ciel illuminé de lune et
d'étoiles resplendissantes parce que . . .
Liên (se hâtant de lui ravir la parole) - Parce que tu rapportais
médicament à mère ! Parce que tu allais me revoir ainsi que tous nos
frères !
Quân (éclatant de rire) - Très juste ! Si l'on peut trouver le monde vide
devant mille fleurs plus belles les unes que les autres, cette nuit-là,
marchant dans l'obscurité épaisse d'une forêt, j'avais l'impression de
marcher au milieu d'une lumière resplendissante qui jaillissait de mon
coeur. Ce jour-là, à ce moment-là, je compris brusquement que le désert
stérile ou la verte prairie n'est pas dans le paysage mais dans le coeur
Dương Đình Khuê
Anthologie. 511
humain. Ce jour-là, à ce moment-là je reconnus la valeur absolue de
cette vérité : Là où fleurit l'amour, là peut seulement déborder la vie
florissante. Ce jour-là, à ce moment-là, je découvris toute la folie de
cette théorie philosophique qui prônait le matérialisme et faisait fi du
coeur humain.
Liên (s'asseyant sur une chaise, l'air égaré, et d'une voix triste) - En
temps de guerre, les familles se dispersent facilement comme les nids
d'oiseaux pendant l'orage. La nôtre, comme tant d'autres qui étaient
dans la Résistance, a vécu dans cet orage effroyable. La femme séparée
de son mari, les enfants séparés de leurs parents . . .
Quân - La misère restant au foyer, et le danger guettant ceux qui
partaient ! Et pourtant, tout le monde supportait courageusement ces
épreuves. Nos coeurs étaient abattus sincèrement, mais tout aussi
sincèrement nos bouches chantaient avec allégresse.
Liên - Cela est bien étrange. (se levant) Explique-moi pourquoi, sous le
poids de ces malheurs et de ces privations, notre peuple tout entier
pouvait sincèrement chanter avec allégresse ?
Quân - Parce que notre peuple tout entier pensait alors qu'il bravait
l'orage pour rapporter des médicaments à notre Mère commune, la
douce Mère qui avait soin de ses enfants depuis plus de quatre mille ans.
Liên - La mère-patrie !
Quân (approuvant de la tête) - Oui, la mère-patrie (restant silencieux un
moment). Mais lorsque la Résistance eut démasqué le caractère stérile
d'un système de pensée emprunté, mesquin, vivant de la haine, de la
misère et de la guerre, je décidai aussitôt notre retour en zone occupée.
Liên - Quoique me cantonnant dans les limites de la vie familiale,
j'éprouvais moi aussi toute la honte et la douleur que tu devais
ressentir, toi qui t'es lancé tête baissée dans l'atmophère exaltante de la
Résistance au moment où la Patrie était en danger, pour te réveiller
brusquement et trouver qu'au lieu de paradis dont tu rêvais tu gisais
dans l'enfer plein de sang. C'est pourquoi, lorsque tu t'ouvris à moi au
sujet de notre retour au village natal, mes entrailles s'épanouirent elles
aussitôt.
Quân - La plus grande honte pour un combattant, ma chérie, est d'être
obligé de poursuivre un combat qui a perdu toute sa sainte signification
des premiers jours.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 512
Liên (poussant un soupir comme pour chasser ses anciennes peines) - Et
nous sommes rentrés au village natal.
Quân (Inclinant sa tête à plusieurs reprises) - Nous sommes rentrés en
zone occupée, qui sous son apparence de pleine corruption cachait
intérieurement, j'en étais sur, des médicaments merveilleux susceptibles
de guérir notre douce Mère.
(Quân sourit en regardant sa femme, et se rappelle soudain quelque
chose. La joie commence à gagner les deux époux)
Quân - Ah ! te rappelles-tu encore cet après-midi où nous traversâmes
le fleuve et fimes nos premiers pas en terre nationaliste ? Tu gravis
rapidement la dihue et, en voyant d'une vieille briqueterie s'échapper
des volutes de fumée grise au milieu du champ, tu . . .
Liên (éclatant de rire et secouant sa tête) - Je ne veux pas que tu
rappelles cet incident.
Quân - . . . Tu te caches le visage pour pleurer à chaudes larmes, nous
causant à tous une grande frayeur mêlée de stupéfaction.
Liên (essuyant ses larmes) - Je te l'ai dit, je ne veux pas que tu rappelles
cet incident stupide.
Quân (se penchant sur sa femme) - Tu m'en as dit la raison, mais depuis
si longtemps je l'ai oubliée.
Liên (secouant la tête) - Je ne sais pas ! Et toi, chaque fois que tu es
avec ton ami Hiền, vous ne faites que philosopher . . . stupidement, est-
ce que je t'en railles ?
Quân - C'est entendu ! Tu n'as qu'à pleurer à ta guise, et moi je
philosophe stupidement avec mon ami Hiền, aucun de nous n'aura le
droit de railler l'autre. Partie égale ! Quoi qu'il en soit, veux-tu avoir
l'obligeance de me rappeler la cause de tes pleurs, rien qu'une fois, une
dernière fois seulement ?
Liên - Je ne sais pas !
Quân (tendrement) - Allons, sois sage, ma petite. La cause, s'il te plait ?
Liên (regardant Quân un long moment, puis se baissant pour répondre) -
Tu sais que mon village natal est à Hadong, où il y a beaucoup de
briqueteries. Quand j'étais une enfant, j'allais souvent le soir à la porte
de mon village pour contempler les champs immenses, au milieu
desquels se dressaient de place en place des briqueteries qui lancaient
leur fumée grise vers le ciel crépusculaire, tantôt rougeoyant, tantôt
bleuâtre, et tantôt d'un jaune éclatant.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 513
Quân - Oh ! quel beau tableau avec des coloris superbes !
Liên - Ce jour-là donc, en mettant le pied sur la digue du Canal des
Bambous, je fus tellement bouleversée par la vue d'une briqueterie
lancant sa fumée vers le ciel que je . . .
Quân - Oui, que tu communias avec les choses inanimées dans l'amour
universel de l'humanité. Tu as pleuré aussi véhémentement que les pluies
du septième mois !
Liên - Allons, il faut que j'aille travailler.
Quân - Non, reste encore un moment pour causer, ma chérie.
Liên - Pour que tu me railles encore ? Je dois m'exercer au piano pour
t'accompagner, tu l'as oublié ?
Quân (un doigt sur sa bouche, en faisant ses recommandations) - Tout
d'abord, va très lentement ; n'accélère que très progressivement. Ce
n'est qu'à cette condition que tu ne buteras pas contre les difficultés.
Liên - Il sera fait suivant vos ordres . . . Seigneur.
Quân - Et tu devras aussi savoir par coeur la chanson "En garnison"
pour répéter avec la troupe d'amateurs.
Liên - Je l'ai sue par coeur !
(Les deux époux se regardent en éclatant de rire. Liên va sortir,
lorsqu'elle voit Quân se laisser tomber languissamment sur une chaise.
Doucement elle s'approche de lui)
Liên - Chaque fois que nous évoquons nos souvenirs, tu t'attristes
silencieusement.
Quân - Dis plutôt que je me réjouis silencieusement, car plus j'évoque le
passé, plus je crois à cette vérité : Le désert stérile ou la verte prairie
n'est pas dans le paysage, mais dans le coeur de l'homme. Et là où
fleurit l'amour, là déborde la vie florissante.
Liên (rêveuse) - Le désert stérile ou la verte prairie n'est pas dans le
paysage mais dans le coeur de l'homme . . .
Quân - La vie est un petit rêve que nous faisons dans le grand rêve de
l'univers. Efforcons-nous de tendre tous nos efforts vers le Bien et le
Beau dans notre petit rêve à nous, comme l'Univers oriente sa vie
harmonieuse vers le Bien et le Beau dans son grand rêve à lui.
(La lumière baisse progressivement. Le soir tombe. Quân se penche,
l'air fatigué)
Liên (frappant ses mains l'une contre l'autre en cadence, au rythme
d'une musique lointaine)
Dương Đình Khuê
Anthologie. 514
- Tenant garnison à la frontière,
Le jour je dois garder le poste, et la nuit le travail administration
m'absorbe.
Je coupe des bambous, ton ton, mironton . . .
Quân (redevenu joyeux) - Pourquoi te mets-tu à chanter cette chanson ?
Liên - Parce que je sais qu'en l'écoutant tu deviens triste si tu es gai, et
gai si tu es triste.
Quân - Ah !
Liên (continuant à frapper ses mains et à chanter) -
Je coupe des bambous, ton ton mironton, et du bois dans la
forêt,
Je me plains d'être malheureux, mais à qui me plaindre ?
Je me plains seulement aux roseaux et aux abricotiers.
(Quân écoute attentivement dans une grande émotion)
Quân - Ma chérie, si jamais ce monde devait s'éteindre, je suis sur que
dans un autre monde qui lui succéderait les chansons populaires
viêtnamiennes résonneraient les premières, à moins que les habitants de
cet autre monde ne savent pas utiliser leurs oreilles pour en apprécier la
musique merveilleuse, et leurs yeux pour contempler la beauté
grandiose de la nature.
Liên - Sur quoi te fondes-tu pour affirmer celà ?
Quân - Sur ce que nos chansons populaires sont cristallisation
spontanée de la lumière, des nuages et du vent. Et quel monde n'a pas de
lumière, de vent et de nuages ?
Liên (inclinant sa tête, puis souriant à son mari, continue à chanter en
frappant ses mains en cadence)-
Il y a des pousses de bambous très amers, et des platanes
Qui me font souffrir, ton ton mironton, comme du sel versé
dans mes entrailles.
Quân (attirant tendrement Liên vers lui ) - Tu es toujours belle, ma
chérie.
Liên (appuyant sa tête sur les épaules de son mari) - Parce que je
t'aime.
Quân (baisant les cheveux de sa femme) - La femme n'est pleinement
belle que lorsqu'elle aime, n'est-ce pas, ma chérie ?
Liên - C'est pourquoi je sais que je serai toujours belle, éternellement
belle.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 515
(Une seconde de silence. La lumière baisse encore)
Liên - Ecoute encore la musique que tu as composée pour me l'offrir,
veux-tu ?
(Liên se dirige vers le piano et s'assied devant. La mélodie du
"Souvenir" résonne. Quân écoute puis va doucement vers sa femme. Le
piano continue à se faire entendre, formant bruit de fond à la
conversation qui se poursuit dans l'obscurité mystérieuse)
Quân - Hier, tes notes d'accompagnement suggéraient l'immensité
comme quoi ? oui (riant franchement) comme le vent soufflant sur la
montagne, comme les nuages flottant sur le ciel. Pourquoi donc sont-
elles aujourd'hui accablantes comme . . . . Oh ! comme les étoiles dans
la nuit tardive ?
Liên - L'amour que j'ai pour toi est infini. C'est pourquoi en jouant la
musique que tu m'as offerte, je veux varier chaque fois son thème
d'accompagnement suivant mon inspiration.
(D'un orchestre invisible déferlent brusquement les accords que
ponctue le piano de Liên)
Quân - A ma très vulgaire musique tu as donné mille aspects
merveilleux. En suis-je encore l'auteur ? N'est-ce pas plutôt toi? Tes
notes graves surtout, qui paraissent tantôt hésistantes, tantôt ardentes,
et parfois distantes, s'égrener goutte à goutte, comme pour déverser
toute la sauvagerie et la tristesse du crépuscule dont les derniers rayons
s'allongent sur l'infini désert des monts et de l'océan . . .
Liên - J'ai l'impression que mes doigts vont éclater, que mon coeur va
éclater.
(La musique s'arrête, et l'on voit l'ombre de Liên venir s'appuyer
contre celle de Quân)
Quân (ardemment) - J'aime ton visage, ta voix, ton sourire, tes pensées.
Liên - Je vais ouvrir la fenêtre, veux-tu ?
Quân - Puis tu allumeras la lampe.
(Quân s'assied sur une chaise. Liên va ouvrir la fenêtre. Le croissant
de la lune à son premier quartier ainsi que quelques étoiles apparaissent
dans son ouverture. Comme elle baisse la tête, Liên ne fait pas attention
à ce spectacle, et se dirige vers le commutateur électrique dans le coin
gauche pour faire la lumière)
Quân - N'allume pas ! Ciel ! Vois comme c'est beau !
Liên - Oh ! la lune et les étoiles !
Dương Đình Khuê
Anthologie. 516
Quân - Merveilleux ! Splendide !
Liên (s'approchant de Quân pour regarder avec lui vers la fenêtre) - Te
rappelles-tu ce vers du roman Kiều :
Le demi disque de la lune, avec trois étoiles au milieu du
firmament.
Quân (approuvant la tête) - Oui, à l'épisode où Kiều allait être
kidnappée par les esclaves de Hoạn Thư.
Liên - Et que certains critiques ont commenté comme étant la
représentation du caractère Tâm.
Quân - Simple manie des critiques d'imaginer des choses auxquelles
l'auteur n'a jamais songé ! Mais nous ne pouvons pas dénier que la nuit
est belle à cause de la lune et des étoiles, et que la personne humaine est
belle à cause de son coeur.
(L'obscurité envahit maintenant toute la scène, rendant ainsi plus nette
la découpure de la fenêtre et plus replendissantes la lune et les étoiles.
Quân et Liên ne sont plus que deux ombres qui se confondent avec celle
de la nuit. Jusque là, on n'entend que la conversation des deux
personnages.
Maintenant, dans l'ouverture de la fenêtre, les étoiles et les nébuleuses
vont défiler successivement, se précipiter vers l'horizon, disparaitre, puis
réapparaitre, en conformité avec les paroles des personnages. Tout
d'abord, c'est Quân qui soupire)
Liên - Pourquoi soupires-tu ?
Quân - Je pense à l'immensité de l'Univers, à ces nébuleuses qui éclate
et dont la lumière se cristallise en fleurs flétries qui nagent dans le vide.
Je pense à ces gigantesques étoiles comme Antarès qui pourrait
englober tout notre système solaire dans sa masse. Je pense à ces
milliards de nébuleuses - parmi lesquelles notre Galaxie - qui se
précipitent vers l'autre bout de l'Univers distant de nous de plus de deux
milliard d'années-lumière.
Liên - Oh ! je vois l'Univers incliner sa voute de lumière et les
nébuleuses se précipiter vers les confins du ciel. Mais quand elles y
arriveront, qu'arrivera-t-il, mon cher ?
Quân - A ce moment-là, les nébuleuses acquerront la vitesse de la
lumière, et toutes les choses matérielles : animaux, végétaux, minéraux
se transformeront en sources lumineuses se déversant de l'autre côté de
l'Univers.
Dương Đình Khuê
Anthologie. 517
Liên (riant joyeusement) - Alors, un de ces jours - très lointain, mais qui
arrivera certainement - nos ossements enfouis dans la terre se
transformeront eux-mêmes en lumière, (Etonnée) Mais l'Univers n'aura
alors plus d'étoiles ?
Quân - L'Univers se récrée à chaque seconde, ma chère, à chaque
minuscule laps de temps. Et à chacun de ces minuscules laps de temps,
apparaissent dans l'Univers des quantités prodigieuses d'hydrogène,
lequel hydrogène va tournoyer pour se cristalliser ensuite en étoiles, en
nébuleuses . . .
Liên (effarée) - L'Univers produit sans cesse pour réparer ses pertes.
Quân - L'Univers ne manquera jamais de nébuleuses.
Liên - Il ne manquera jamais de lune ni d'étoiles.
Quân - Et l'Univers intérieur qui est en chacun de nous ne manque
jamais non plus de lune ni d'étoiles, de cette lune et de ces étoiles dont il
est fait allusion dans le vers :
Un demi disque de lune, et trois étoiles au milieu du firmament.
(Une seconde de silence . . . puis une lumière surnaturelle apparait
comme une aurore boréale. Quân et Liên, l'un assis l'autre debout côte à
côte, se perdent en rêveries. Dans l'ouverture de la fenêtre ont disparu la
lune et les étoiles. A droite apparait une contrée montagneuse toute verte
avec un poste de garde de l'ancien temps. A gauche est une rizière où
ondulent à l'infini les plants de riz, que survolent de temps en temps des
silhouettes de cigognes toutes blanches. Un chant s'élève au loin, mais
distinctement, celui de " En garnison ". Puis apparaissent des soldats de
l'ancien temps, qui sortent de leur poste de garde et marchent en
cadence).
Liên - J'entends comme des prières quelque part. Peut-être ferons-nous
bien de prier, nous aussi.
Quân (se levant) - Prier n'est pas solliciter, mais s'harmoniser avec
l'Invisible.
(Prenant le bras de Liên, Quân avance très lentement. Ils marchent
très doucement, comme dans un rêve. )
La chanson "En garnison" résonne toujours, accompagnée du bruit des
tambours. Emotion indicible.

Les soldats sont rentrés dans leur poste. A leur place apparaissent des
femmes marchant à pas mesurés avec leurs chapeaux à cordon de soie,
Dương Đình Khuê
Anthologie. 518
d'autres femmes marchant précipitamment avec leurs paniers suspendus
au bout d'un fléau, des paysans, la pioche à l'épaule, se rendant à leurs
rizières, des guerriers vêtus de bleu montés sur des chevaux blancs :
L'image du Vietnam antique, pacifique, vaillant et endurant, apparait
comme un tableau se déroulant sans fin..
Lorsque Quân et Liên parviennent au milieu de la scène, s'abaisse
lentement le rideau)

-:-:-:-:-:-

Comme on le voit, l'auteur de cette saynète s'est efforcé de montrer


l'image réelle du Vietnam, très différente de celle imposée par les
communistes : pacifique, affectueux, mais capable des plus sublimes
sacrifices à la cause de l'indépendance nationale. Le titre : Lune et
Etoiles, suggère la pérennité de ces vertus cardinales de la race, malgré
un passager obscurcissement du à l'idéologie barbare communiste.

Dương Đình Khuê


Anthologie. 519

Dương Đình Khuê

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