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FAL Mag 101 (Juin 2010)

CHRONIQUE D’UNE MORT ANNONCEE EN BOLIVIE ?


Des « paysans sans terre » violemment expulsés de leurs communautés,
les pouvoirs publics laissent faire…

Plus de 200 familles de paysans appartenant à des communautés fondées par le Mouvement des
Paysans Sans Terre de Bolivie (MST-B) dans le Nord du département de Santa Cruz ont été
violemment expulsées de leurs terres au mois d’avril dernier. Elles ont perdu leurs récoltes et
leurs biens et vivent depuis sur le bord du chemin, exposées aux attaques des gens armés qui les
ont délogées. Le MST-B se bat pour que justice soit faite mais, à part des déclarations
d’intention, les pouvoirs publics ne font rien. La situation pourrait dégénérer en conflit ouvert. Je
commence cet article en précisant le contexte général et la situation locale avant de restituer
l’enchaînement de faits qui pourrait conduire à plus de violence.

Le projet du MST-B

Depuis ses premières occupations de propriétés privées en 1999, le Mouvement des Paysans Sans
Terre de Bolivie (MST-B) se bat pour la relance de la réforme agraire dans ce pays. Lancée en 1953,
celle-ci en a terminé avec le latifundium dans la partie occidentale andine du pays. Mais des
propriétés de plusieurs dizaines de milliers d’hectares se sont reconstituées dans la partie orientale
amazonienne, à l’ombre de dictatures militaires distribuant très généreusement des terres
publiques à leurs suiveurs. C’est contre ce secteur mi capitaliste mi « trafiquant de terre » que le
MST-B a porté la réforme agraire en multipliant les « prises de terre » visant à « récupérer » des
terres réservées à l’élevage extensif, l’exploitation forestière, l’expansion de la culture du soja, la
spéculation et l’hypothèque. Le département de Santa Cruz (68% du territoire de la France
métropolitaine) est l’épicentre d’une accumulation capitaliste dévoreuse de ressources naturelles
et d’une opposition politique déterminée à désamorcer les vélléités redistributives du
gouvernement Morales.

Au prix de luttes qui leurs coûtèrent plusieurs vies, les paysans sans terre ont fondé une dizaine de
« communautés paysannes agroécologiques » dans les départements de Tarija et de Santa Cruz. La
propriété de la terre y est collective (il est interdit de vendre sa parcelle familiale afin d’empêcher
toute reconcentration), le défrichage de la forêt y est limité et encadré et des actions sont menées
pour renforcer l’autonomie économique de chacun grâce à la mutualisation de moyens et au
travail en commun. Le MST-B aura beaucoup contribué à la « reconduction communautaire de la
réforme agraire » décrétée par le gouvernement Morales en juin 2006.

La situation

En 2008, après deux années de procédures, trois communautés du MST (Chirimoyas, Tierra
Hermosa et Tierra Firme) connues comme les « triplettes » obtiennent de l’Etat la « dotation »
d’un territoire de 100.254 hectares (comprenant des parties agricoles et forestières) pour environ
320 familles. Comme les autres asentamientos du MST, les triplettes sont composées en grande
majorité par des personnes d’origine andine venues chercher du travail dans les plaines orientales
du pays. Contrairement aux autres asentamientos, les triplettes ne sont pas nées de « prises de
terre » mais sont passées « par la voie légale ». Elles se sont organisées formellement et ont fait
une demande de dotation de terres à l’Etat. Celui-ci a estimé leurs besoins et les a placées sur des
terres publiques, libres de tout droit foncier préalablement établi.

Les triplettes se situent dans la province de Velasco, au nord du département de Santa Cruz, dans
l’ancienne province coloniale de Chiquitos. Le pouvoir économique et politique y est largement
concentré aux mains d’élites bien coordonnées du niveau local au niveau départemental à travers
un réseau d’organisations professionnelles et syndicales de style corporatiste et de « comités
civiques » locaux, provinciaux et départemental censés représenter les intérêts de la population.
Ce système clientéliste qui pénètre les structures locales de l’Etat et de la justice est profondément
implanté dans la société orientale et ceux qui le mènent savent jouer des sentiments localistes et
régionalistes très diffus partout en Bolivie. (Force est de dire que la solidarité locale et la loyauté
envers un « patron politique » passent très souvent avant la solidarité et la conscience « de
classe ».)

C’est à ce pouvoir tendu depuis la Sous-préfecture, les mairies et Comités civiques de la province
Velasco que les « triplettes » se sont affrontées dès leur arrivée. Par deux fois, en 2007 et 2008, et
malgré un accompagnement policier, les paysans sans terre furent violemment refoulés alors qu’ils
venaient légalement prendre possession de leurs terres. Les paysans sans terre parvinrent
finalement à s’installer sans appui des forces publics.

Depuis, les tenants du pouvoir local tentent de les faire passer pour des « envahisseurs » dont les
titres de propriété sont « truqués », « amenés de l’occident » par un gouvernement centralisateur
sur des terres qui devraient revenir aux « originaires » de la Chiquitanie. Ce rabachage peut avoir
des effets explosifs lorsqu’il parvient à s’accrocher à des tensions foncières existantes : les
délimitations entre communautés sont souvent imprécises dans ces grands espaces forestiers peu
densément peuplés, un travail de conciliation est donc nécessaire pour instaurer des relations de
« bon voisinage ».

Les situations de revendication foncière concurrente (on parle de « superposition ») sont très
fréquentes en Bolivie. Elles peuvent dégénérer dans la violence lorsqu’elles sont politisées et
instrumentalisées. Elles peuvent aussi être suscitées par un pouvoir qui tente de « positionner »
des « clients » (ou des « bases » dans le langage de l’organisation paysanne) sur le domaine d’un
pouvoir concurrent. La coïncidence entre luttes de pouvoir et processus centralisé de distribution
de terre se prête à ce petit jeu. Ainsi la Préfecture du département de Santa Cruz dispute-t’elle à
l’Etat la compétence de distribuer des terres sur sa juridiction. Afin de gripper la politique
redistributive du gouvernement et du mouvement paysan, elle est prête à susciter des
« superpositions ». En septembre 2008 dans le département amazonien du Pando, une vingtaine
de paysans bénéficiaires de la réforme agraire étaient assassinés par des gens armés et soutenus
par la Préfecture. Est-ce ce à quoi veut aboutir la Sous-préfecture de Velasco ? L’Etat laissera-t’il
faire ?

Le 7 mai dernier, des organisations indigènes de l’Orient, dont l’Organisation Indigène Chiquitana
(OICH), condamnaient dans un communiqué « le harcèlement permanent » et finalement
l’expulsion des paysans du MST par des gens à la solde de « deux trafiquants de terre résidant dans
le pueblo de San Ignacio de Velasco ». Ces gros éleveurs sont aussi des « pirates du bois bien
connus ». Ils bénéficient du soutien du Sous-préfet de la province et du relai du Comité civique et
des associations d’exploitants forestiers. L’un d’eux est Conseiller municipal pour un parti de
droite, patron d’une entreprise de transport, et se fait passer pour un dirigeant paysan. Ils ont de
l’influence sur la Centrale syndicale paysanne locale, pourtant affiliée à la Confédération Syndicale
Unique des Travailleurs Paysans de Bolivie (CSUTCB), qui est l’un des piliers du gouvernement
Morales.

Cette petite clique n’a évidemment pas intérêt à voir des communautés paysannes bien organisées
et militantes s’installer et contrôler une partie du domaine qu’elle se réserve. Elle fomente et
soutient des revendications foncières adverses sur le territoire des triplettes. Tierra Hermosa et
Chirimoyas ont ainsi maille à partir avec des « tiers » qui, en entretenant un climat d’insécurité,
tentent d’intimider les paysans et de diviser les communautés du MST.

Durant l’année 2009, la Sous-préfecture et le Comité civique de San Ignacio de Velasco


promeuvent ainsi les revendications foncières d’une pseudo-communauté nommée Chirimoyita,
derrière laquelle se trouvent les gros éleveurs et les forestiers, en « superposition » de Tierra
Hermosa. La Centrale syndicale paysanne locale, dont certains dirigeants sont hostiles à l’arrivée
d’une organisation paysanne indépendante sur leur « juridiction », a elle aussi soutenu les
revendications de ces « tiers » et fomenté la division dans le MST en acceptant dans ses files un
petit groupe de paysans sortis de Tierra Hermosa. Ce petit groupe de « transfuges » sera, au côté
d’hommes de main des éleveurs et forestiers et de paysans du voisinage, très actif dans le
harcèlement des triplettes.

Les faits

Malgré la complexité de la situation locale et les contradictions entre les différentes versions des
évènements, les faits rapportés par les victimes et les responsables du MST, recoupés avec ceux
que rapporte la presse locale, parlent assez bien d’eux-mêmes.

- 19 janvier, le petit groupe de transfuges de la communauté Tierra Hermosa, allié aux « tiers » de
Chirimoyita promus par la Sous-préfecture, agresse un membre de Tierra Hermosa qui travaillait
sur sa parcelle. Ils l’attachent et le battent avant de l’emmener de force dans une communauté
voisine, San Francisco, à une quinzaine de kilomètres de là. L’intimidation visait apparemment à le
faire quitter le MST. Une plainte est déposée.
- 20 janvier, 18 personnes armées font irruption à moto dans la communauté Tierra Hermosa pour
intimider les paysans.
- 22 janvier, des membres de la communauté Chirimoyas découvrent des arbres coupés
illégalement sur leur territoire. Ils avertissent l’administration forestière.
- 27 janvier, le groupe des 18 revient intimider les paysans, qui ont découvert, en traçant des
sentiers, un campement forestier clandestin équipé de tracteurs et de camions et gardé par des
gens armés.
- 29 janvier, une commission de l’administration forestière se rend sur les lieux et atteste du
« piratage » de bois. La commission reste pour la nuit afin de procéder à la confiscation des troncs
le lendemain. Vers 23 heures, un camion fait irruption, accompagné de 5 camionnettes « pick-up »
neuves. Environ 80 personnes armées et à moitié ivres prennent violemment à partie les paysans
sans terre. Ils les convoquent le lendemain dans la communauté de San José de Campamento, à 25
kilomètres de Chirimoyas. Tenant des propos contre le gouvernement et les dirigeants du MST, ils
donnent aux paysans jusqu’au 10 h pour quitter les lieux. Dans le groupe, est repéré le fils d’un des
gros éleveurs. Les fonctionnaires de l’administration forestière restent muets ; ils partent le
lendemain en promettant de revenir avec les forces publiques mais rien n’arrivera.
- 9 février, une délégation du MST rencontre des membres du gouvernement et de l’Institut
National de Réforme Agraire (INRA) à La Paz. Il est décidé d’émettre une résolution administrative
déclarant des mesures préventives en faveur des communautés MST. Emise le 26 février, la
résolution ne sera pas appliquée.
- 11 février, le représentant légal de la communauté Tierra Hermosa, accompagné d’un avocat et
d’un policier, vient notifier la plainte du paysan agressé le 19 janvier. Ils sont eux-mêmes battus
par le même groupe et séquestrés pendant trois jours à San Francisco. Une plainte est déposée.
- 9 mars, la communauté Chirimoyas est attaquée par le groupe armé, qui incendie les maisons
familiales et communales ainsi que la petite école. Deux paysans sont séquestrés, le tracto-pelle
venu pour creuser un puits est confisqué, un baril de combustible volé et le puits comblé. Une
nouvelle plainte est déposée.
- 16 mars, le représentant légal de Tierra Hermosa est de nouveau séquestré à San Francisco, où il
reste 4 jours sans manger. L’intimidation visait à le faire abandonner le MST et livrer le titre de
propriété communale.
- 4 avril, un parti de droite regroupant des figures de l’élite locale remporte les élections
municipales à San Ignacio de Velasco, alors que le Préfet de Santa Cruz est réélu (avec le nouveau
titre de « gouverneur », conquête des mouvements régionalistes orientaux pour l’« autonomie
départementale »). La clique qui tient le pouvoir local se sent confortée politiquement et peut
passer à l’acte.
- à l’aube du 20 avril, le petit groupe de transfuges plus une vingtaine de personnes attaquent
Tierra Hermosa. 85 familles sont expulsées violemment. Elles se réfugient dans les communautés
voisines. Tierra Hermosa est depuis occupée par des gens armés.
Alertés, des dirigeants du MST rencontrent ce même jour des membres du gouvernement et de
l’INRA à Cochabamba (où est réuni un Sommet mondial alternatif sur le changement climatique).
Une commission intégrée par le Vice-ministre de Terres, le Directeur de l’Institut de réforme
agraire et des représentants du MST ira sur place pour tenter de trouver un accord avec groupe qui
occupe Tierra Hermosa. La proposition est de leur doter des terres ailleurs.
- 25 avril, la commission entre dans la zone de conflit et ne tarde pas à tomber sur un groupe d’une
40 aine de personnes barrant la route. D’emblée le groupe est agressif. Les deux dirigeants du MST
présents sont menacés de mort, les membres de la commission dispersés et frappés brûtalement.
Deux paysans sont hospitalisés. Les autorités n’ont pas échappé aux coups. Le Vice-ministre dit
qu’il fera venir la force publique le lendemain mais personne ne viendra et lui-même sera remplacé
peu de temps après. C’est le second changement pour ce poste depuis le départ de Alejandro
Almaraz, proche des organisations indigènes orientales et du MST (qu’il avait soutenu, en tant
qu’avocat agraire, depuis ses premières prises de terre), en février dernier.
- 26 avril, un groupe d’environ 150 personnes attaque la communauté Chirimoyas, dispersant
violemment les familles. Un membre du MST, technicien dans le cadre d’un projet de gestion
territoriale, est fouetté avec une chaîne de tronçonneuse, la moto et les GPS du projet volés.10
paysans sont séquestrés. On veut leur faire signer un document disant qu’ils ne reviendraient pas.

Plus de 200 familles de Chirimoyas et de Tierra Hermosa auront été expulsées. Elles se sont
réfugiées où elles ont pu. Certaines se trouvent sur le bord de la piste dans des conditions très
précaires, restant exposées aux attaques de ceux qui occupent leurs terres. Leurs récoltes de riz,
maïs, manioc, haricot, arachide, pastèque, etc. (soit un investissement en travail considérable),
ainsi que leurs biens personnels et communaux sont partis en fumée ou ont été volés.

- 28 avril, sans plus de recours, 9 membres du MST entament une grève de la faim devant le palais
de justice de Santa Cruz. Plusieurs seront hospitalisés. Ils sont montés jusqu’à 33.
- 16 mai, le nouveau Vice-Ministre de Terres, des fonctionnaires de l’INRA, des dirigeants de la
Fédération syndicale paysanne départementale, du MST et de l’OICH se rendent dans la zone de
conflit pour trouver un arrangement avec les « tiers » et rétablir les familles délogées dans leurs
droits. La réunion, qui se tient en l’absence des familles affectées, est dominée par les « patrons
politiques » locaux, les occupants de Tierra Hermosa et leurs alliés dans l’appareil syndical paysan
local. Ils refusent toute conciliation. Pourtant, des autorités publiques et syndicales déclareront à
la presse que le problème est réglé et que les familles du MST reviendront sur leurs terres.
- 21 mai, un groupe du MST occupe le bureau de l’INRA à Santa Cruz. Ils retiennent le Directeur
afin, disent-ils, de lui donner le temps pour travailler sur leur dossier, et jusqu’à ce que les
autorités nationales prennent des mesures concrètes pour protéger les familles expulsées et les
rétablir dans leurs droits.

Depuis, le MST-B a déclaré une pause dans ses mesures de pression active afin de laisser les
pouvoirs publics agir conformément à la loi et à la complexité de la situation locale. Il adoptera de
nouvelles mesures à la suite de son Congrès National et tente de mobiliser des appuis nationaux et
internationaux.

La désinformation fait partie intégrante du drame qui se joue peut-être dans le nord de Santa Cruz.
Le Sous-préfet de Velasco nie ainsi qu’est eu lieu un délogement violent. Il a déclaré à la presse
que 40 familles du MST qui se trouvaient sur le territoire des communautés Tierra Hermosa, Tierra
Firme et Guayabita (sic) avaient été reconduites pacifiquement en camion vers une autre
communauté. Une femme liée à la clique du Sous-préfet peut se présenter à la presse comme
« cacique chiquitana » de la communauté Chirimoyita et dénoncer l’expulsion, en mars, de 12
familles « originaires » par le MST.

De toute évidence, des propriétaires privés, éleveurs et exploitants forestiers ayant les moyens de
contracter et d’équiper des hommes de main ont intérêt à aviver le différend territorial qui
existerait entre les paysans de San José de Campamento et de San Francisco et les « paysans sans
terre » des triplettes, quitte à inventer une pseudo-communauté originaire et à s’appuyer sur
certains dirigeants syndicaux complaisants. Les pouvoirs publics se sont quant à eux montrés
incapables d’anticiper le conflit (la présence de « tiers » sur les terres dotées au MST était connue)
et depuis le début du harcèlement que subissent les paysans sans terre, de les protéger
physiquement et de les rétablir dans leurs droits. Cette incapacité des pouvoirs publics à faire
respecter la loi n’est pas étranger au fait que les élites conservatrices, évidemment plus proches
des propriétaires fonciers que des paysans sans terre, contrôlent les instances judiciaires en plus
de tenir le pouvoir politique départemental et local. La marginalité politique dans laquelle est tenu
le MST n’en a que plus d’effet.

Le MST interprète cette situation à l’aulne de sa propre histoire, où figure en lettres de sang
l’assassinat de 6 paysans sans terre lors de l’occupation du fond Pananti, le 9 novembre 2001 dans
le département de Tarija: « les grands propriétaires fonciers sont en train de préparer un autre
Pananti et les autorités ne disent rien ». En 2006, les triplettes avaient d’ailleurs choisi la date de
l’anniversaire du « massacre de Pananti » pour présenter leur sollicitude de dotation à l’Institut de
réforme agraire. Espérons que cette fois, attentisme et désinformation ne laisseront pas la boucle
du drame se refermer autour des paysans sans terre.

Thomas Siron
Doctorant en science sociale
thomassiron@gmail.com

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