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Anne Tomiche, « Penser le (non)sens : Gilles Deleuze, Lewis Carroll et Antonin Artaud », in

A. Tomiche, Ph. Zard (éd.), Littérature et philosophie, Presses Universitaires d’Artois, Coll.
« Cahiers scientifiques », 2002

Penser le (non)sens : Gilles Deleuze, Lewis Carroll et Antonin Artaud


Anne Tomiche

En 1872, Lewis Carroll publie Through the Looking-Glass, qui est la suite des
aventures d’Alice au pays des merveilles. Au chapitre VI, la petite fille, qui est passée
« derrière le miroir » et s’est retrouvée dans un « monde à l’envers »1, rencontre le personnage
de Humpty Dumpty, œuf devenu humain qui, tout au long du chapitre, philosophe sur le
langage. En 1943, Antonin Artaud, alors interné à l’asile de Rodez, effectue, à l’instigation de
son psychiatre Gaston Ferdière féru d’art-thérapie, une traduction-adaptation de ce chapitre
VI du récit de Lewis Carroll. La traduction-adaptation, exécutée en 1943, est publiée pour la
première fois, après remaniements, en 1947, c’est-à-dire après la sortie d’Artaud de l’asile,
sous le titre : L’arve et l’aume. Tentative anti-grammaticale contre Lewis Carroll. Une
vingtaine d’années plus tard, en 1969, Gilles Deleuze publie Logique du sens, ouvrage dans
lequel c’est un genre littéraire précis – le nonsense victorien – et un auteur particulier,
représentatif de ce genre littéraire – Lewis Carroll – qui lui permettent d’élaborer sa « logique
du sens ». Plus précisément, dans une section centrale de Logique du sens, Deleuze confronte
l’adaptation faite par Artaud du chapitre VI de Through the Looking-Glass à la version
originale de Lewis Carroll. Carroll, Artaud, Deleuze sont donc étroitement liés dans la mesure
où à partir du texte de Carroll, qui se présente comme une vaste réflexion sur les paradoxes du
sens, deux lectures sont proposées de cette articulation entre sens et non sens : celle d’Artaud
sur le mode de l’adaptation littéraire, celle de Deleuze sur le mode de l’interprétation
philosophique, cette dernière établissant une relation, ou plutôt une opposition entre le texte
de Lewis Carroll et celui d’Antonin Artaud. La question que pose explicitement Deleuze est
celle du statut du sens et du non sens. La question que pose implicitement sa démarche est
celle de la relation entre philosophie et littérature – quel est le statut des textes littéraires dans
l’élaboration philosophique d’une théorie du sens ? Réciproquement, la question que posent
les textes de Carroll et d’Artaud est celle du statut du discours philosophique (en l’occurrence
il s’agit de philosophie du langage) dans le texte de fiction.
La question est donc triple : de quelle façon le philosophe (Deleuze) fait-il appel à la
littérature (Lewis Carroll et Antonin Artaud) pour élaborer sa théorie du sens, et quels sont la
place et le statut respectifs des deux textes littéraires (le chapitre VI de Through the Looking-
Glass et son adaptation par Artaud) dans une telle théorie ? Comment, à la lumière des
analyses de Deleuze, peut-on étudier les paradoxes à partir desquels s’organisent, chez Lewis
Carroll, le personnage du pseudo-philosophe qu’est Humpty Dumpty et son discours sur le
processus de constitution du sens ? Comment, enfin, à l’encontre des analyses de Deleuze,
peut-on suggérer que fonctionne l’adaptation d’Artaud dans sa relation au texte de Carroll et à
la question du (non)sens ? Pour répondre à cette triple question, nous partirons du texte de
Deleuze pour analyser les enjeux et le fonctionnement de la logique des paradoxes qu’il
élabore avant d’interroger les paradoxes carrolliens et leur traitement dans l’adaptation
d’Artaud.

1
Pour reprendre l’expression de Jean Gattégno dans sa préface à l’édition folio du volume de traductions
réunissant Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du miroir, Paris, Folio classique, 1994, p. 31
La logique deleuzienne des paradoxes du sens et du non-sens

La « logique du sens » deleuzienne est une logique spatiale dans la mesure où Deleuze
envisage le sens comme ligne où convergent deux séries par nature divergentes, la série des
« choses » d’une part, celle des « propositions » de l’autre. Le sens est, dit Deleuze,
« inséparablement l’exprimable ou l’exprimé de la proposition, et l’attribut de l’état de
choses. Il tend une face vers les choses, une face vers les propositions. Mais il ne se confond
pas plus avec la proposition qui l’exprime qu’avec l’état de choses ou la qualité que la
proposition désigne. Il est exactement la frontière des propositions et des choses »2. Le sens
est donc l’ « événement » de la convergence entre les deux séries3. L’événement-sens (le sens
en tant qu’événement) appartient au langage ; il est effet de langage et effet de surface – pas
seulement « effet » au sens causal mais aussi et surtout effet en ce qu’il n’est jamais principe
ou origine, jamais à découvrir ou à restaurer, mais toujours produit et à produire.
Logique du sens paraît à la même époque que Différence et répétition (un an après
exactement). Les deux ouvrages ont en commun de chercher à penser contre les oppositions
binaires particulièrement en vogue à l’époque – du structuralisme au lacanisme. La différence
ne sera donc pas pensée contre le Même et la répétition contre la différence. Le sens – en tant
qu’effet de langage – ne sera pas pensé contre le non-sens mais en vertu d’une « logique » qui
fait paradoxalement du non-sens l’élément constitutif du sens et qui fait du paradoxe le
fondement même de cette logique. A la logique des dichotomies binaires en vertu desquelles
se construirait le sens (les oppositions binaires entre vrai et faux, signifiant et signifié,
syntagme et paradigme, horizontalité et verticalité pour n’en citer que quelques unes),
Deleuze substitue une logique paradoxale, qui est une logique du paradoxe. Le paradoxe n’est
pas contradictoire ou contradiction, il est ce qui, s’opposant à la fois au bon sens et au sens
commun, fait assister à la genèse de la contradiction. Si le bon sens est imposition d’une
direction et d’un sens fixe (qui est le « bon »), le paradoxe, lui, souligne le caractère bi-
directionnel de la ligne de sens, comme possibilité d’aller dans deux sens (opposés) à la fois.
Et si le sens commun subsume la diversité en la rapportant à la forme d’identité d’un sujet, à
l’unité d’une forme particulière d’objet ou d’une forme individualisée de monde, le paradoxe,
lui, fonctionne comme renversement du sens commun, comme non-sens de l’identité perdue,
c’est-à-dire comme perte de l’identité et de l’unité des êtres, des choses et du monde : « le
paradoxe est d’abord ce qui détruit le bon sens comme sens unique, mais ensuite ce qui détruit
le sens commun comme assignation d’identités fixes »4.
En vertu de cette logique du paradoxe, le sens est produit, engendré, par la circulation
sur la ligne du sens de l’élément paradoxal qui est non-sens. Logique paradoxale, donc,
puisque sens et non-sens ne s’opposent ni ne s’excluent mais que leur relation est fondée sur
un mode de co-présence, le premier étant effet produit par le second. Et qui plus est, logique
du paradoxe puisque c’est dans cette région du paradoxe, qui précède tout bon sens et sens
commun, que s’opère la « donation de sens ». Concluant la section intitulée « du non-sens »,
Deleuze écrit : « Le non-sens est à la fois ce qui n’a pas de sens, mais qui, comme tel,
s’oppose à l’absence de sens en opérant la donation de sens ». Et un peu plus loin, à la fin de
la section « Sur le paradoxe » : « Nous pouvons … proposer un tableau du développement du
langage en surface et de la donation de sens à la frontière des propositions et des choses. Un
tel tableau … est animé par l’élément paradoxal ou point aléatoire [qui] est non-sens »5.

2
Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 34.
3
Il ne faut pas confondre l’événement avec son effectuation spatio-temporelle dans un état de choses :
l’événement c’est le sens lui-même.
4
Ibid., p. 12.
5
Ibid., p. 99.
Ce sont des personnages littéraires – Alice, Humpty Dumpty, le cavalier blanc etc. –,
tirés des œuvres fictionnelles de Lewis Carroll – en particulier Alice au pays des merveilles,
De l’autre côté du miroir, Sylvie et Bruno –, qui servent, non pas tant d’illustrations aux
développements philosophiques de Deleuze que de points de départ permettant de les
articuler. Parce que l’œuvre de Lewis Carroll est une grande mise en scène des paradoxes du
sens, elle sert de point de départ aux « séries » de paradoxes qui organisent Logique du sens
(le livre est construit autour de 34 séries de paradoxes, désignées comme telles) et qui
organisent la « logique du sens » deleuzienne, sa théorie philosophique du sens. Une
philosophie du sens que Deleuze présente dans son « avant-propos » comme « un essai de
roman logique »6, une « histoire embrouillée ». L’expression « histoire embrouillée », qui
revient à plusieurs reprises au fil du livre7, renvoie à un titre carrollien – A Tangled Tale
(1885) – suggérant un autre paradoxe en vertu duquel la relation littérature-philosophie ne
serait pas à penser en termes d’extériorité de l’une à l’autre : la littérature ne sert pas
seulement de point de départ à la réflexion philosophique, elle n’est pas ce qui permettrait au
philosophe de penser tout en étant extérieure au champ philosophique ; elle est à la fois
extérieure et intérieure à la philosophie. Elle lui est extérieure en ce qu’elle est l’objet du
discours philosophique. Elle lui est intérieure en ce que le livre du philosophe est lui-même
« roman » et que la réflexion philosophique est aussi « histoire embrouillée » victorienne.
Vacillement d’une frontière, celle des champs disciplinaires. Qui plus est, vacillement et
remise en question d’une hiérarchie en vertu de laquelle le discours philosophique (sur le sens
ou sur autre chose) aurait plus d’autorité que le roman et les fictions, aussi embrouillés soient-
ils. Cette remise en question de la rigidité des frontières disciplinaires, dont atteste Logique du
sens, ne fait d’ailleurs que prolonger une remise en question similaire déjà présente chez
Lewis Carroll, en particulier dans ses dernières œuvres mathématiques et logiques, dans
lesquelles l’humour, l’esprit de dérision et la fiction occupent une telle place qu’il est difficile
de savoir s’il faut classer un texte comme A Tangled Tale, composé d’une série de
« problèmes récréatifs » et qui a été publié sous le pseudonyme littéraire Lewis Carroll, dans
l’œuvre mathématique ou dans l’œuvre littéraire8.
Si le non-sens ainsi défini par Deleuze à partir de et grâce au nonsense victorien
caractérise l’organisation du langage, une organisation des surfaces et de surface, la treizième
série de paradoxes de Logique du sens, intitulée « du schizophrène et de la petite fille »,
confrontant le chapitre VI de Through the Looking-Glass à la traduction qu’en fit Antonin
Artaud, suggère qu’il y aurait un autre non-sens, qui serait, lui, un non-sens des profondeurs,
un non-sens qui caractériserait l’organisation primaire du corps et des profondeurs de
l’inconscient. Une opposition se met ainsi en place – toute conforme à la topographie
freudienne de l’appareil psychique qui associe la conscience à la surface et l’inconscient aux
profondeurs – entre un non-sens de surface, caractéristique de l’organisation secondaire du
langage, et un non-sens des profondeurs, caractéristique des processus primaires de
l’inconscient. Les termes « primaire » et « secondaire » renvoient ici à la distinction
freudienne entre les processus primaires, qui décrivent le fonctionnement de l’inconscient
dans l’élaboration des rêves latents, processus qui reposent essentiellement sur les opérations
de déplacement et de condensation, et les processus d’élaboration secondaire qui décrivent la
formation des rêves manifestes9.
Affirmant vouloir être attentif « aux fonctions et aux abîmes très différents du non-
sens, à l’hétérogénéité des mots valises, qui n’autorisent aucun amalgame entre ceux qui les

6
Ibid., p. 7.
7
Ibid., page 7 puis p. 83.
8
De même, Curiosa Mathématica, Euclid and his Modern Rivals et Symbolic Logic tiennent à la fois de
l’ouvrage mathématico-logique et de la fiction.
9
cf. Freud, Interprétation des rêves.
inventent »10, Deleuze, lisant la première strophe du Jabberwocky telle qu’elle est rendue par
Artaud, y « reconna[ît] sans peine le langage de la schizophrénie »11. Son diagnostique
s'appuie sur certaines caractéristiques de la traduction d'Artaud: « ses surcharges
consonantiques, gutturales et aspirées, ses apostrophes et ses accents intérieurs, ses souffles et
ses scansions, sa modulation qui remplace toutes les valeurs syllabiques ou même
littérales »12. En fait, tout, dit Deleuze, oppose le langage de Carroll et sa traduction-
adaptation par Artaud : invention essentiellement de vocabulaire, et non de syntaxe, reposant
sur « une grammaire très stricte » contre effondrement de la grammaire (chez Artaud « il n'y a
plus de grammaire ou de syntaxe »13) ; jeux dans lesquels le non-sens distribue et organise le
sens contre effondrement total du sens (« le non-sens a cessé de donner le sens à la surface ; il
absorbe, il engloutit tout le sens »14) ; langage articulé contre langage sans articulation,
« mots-souffles » et « mots-cris » dans lesquels « toutes les valeurs littérales, syllabiques et
phonétiques sont remplacées par des valeurs exclusivement toniques et non écrites »15 ; effet
de langage contre pur langage-affect (« A l’effet de langage se substitue un pur langage-
affect ») ; langage de surface contre langage en profondeur (« Nous mesurons […] la distance
qui sépare le langage de Carroll, émis à la surface, et le langage d’Artaud, taillé dans la
profondeur des corps »16). Ce qui conduit Deleuze à affirmer : « nous pouvons opposer point
par point Artaud et Carroll – l’ordre primaire et l’organisation secondaire … La coupure de
surface n’a rien de commun avec la Spaltung profonde »17. La treizième série de paradoxes
aboutit à l’opposition (à moins qu’elle n’en parte ?) entre, d’un côté, la raison – qui joue du
sens et du non-sens, de telle sorte que le non-sens donne le sens à la surface – et, de l’autre, la
folie. Deleuze a beau vouloir valoriser la folie d’Artaud – « texte admirable » écrit-il, et il
ajoute que « [p]our tout Carroll, [il] ne donner[ait] pas une page d’Antonin Artaud »18 – il
n’en reste pas moins que la série paradoxale se résorbe en série d’oppositions binaires qui se
subsument toutes en une : l’opposition entre raison et folie.
Chez Lewis Carroll il s'agit donc, selon Deleuze, de construction du sens (dans un jeu
paradoxal entre sens et non-sens) et d'organisation secondaire, alors que chez Artaud il y va
de la destruction des structures du sens et de l'ordre primaire de la schizophrénie. Dans cette
opposition binaire où Carroll se voit entièrement placé du côté de l'élaboration secondaire (et
où l'élaboration secondaire se voit identifiée à une opération de construction du sens) tandis
qu'Artaud est entièrement placé du côté des processus primaires, du « pur langage-affect », ce
qui n'est pas pris en compte c'est la possibilité d'un rapport entre processus primaires et
secondaires qui ne serait pas de l'ordre de l'opposition binaire, la possibilité donc que les
processus primaires comme l'organisation secondaire soient à la fois des opérations de
déconstruction et de construction.
Or telles sont précisément, c’est ce que nous voudrions montrer, les possibilités que
suggère l’adaptation par Artaud du chapitre VI de Through the Looking-Glass, chapitre de la
rencontre entre Alice et Humpty Dumpty. A plus d’un égard, Humpty Dumpty et Alice
incarnent, sur le mode parodique, le couple du philosophe et de l’apprenti philosophe, tel que
la tradition socratique l’a construit. Humpty Dumpty, rond comme l’œuf qu’il est, figure un
Socrate plus grassouillet que l’original, jouant de la question et de la réponse et se posant en
véritable philosophe du langage. Quant à Alice, elle est l’apprenti-philosophe soumise,

10
Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 102.
11
Ibid., p. 103.
12
Ibid., p. 109.
13
Ibid., pp. 111-112.
14
Ibid., p. 111.
15
Ibid., p. 108.
16
Ibid., p. 103.
17
Ibid., p. 112.
18
Ibid., p. 60 et p. 114.
interrogeant le maître (« would you please tell me… ») sur le ton le plus humble (« so humble
a tone »19), et qui se fait plus d’une fois remettre à sa place20. Le nonsense tient à la parodie de
la position et du discours philosophiques, parodie que l’on peut analyser, à la lumière des
propos de Deleuze, en termes de paradoxes. La question qui nous occupera sera donc de
dégager ces paradoxes, pour examiner ensuite ce qu’il en advient dans la traduction d’Artaud.
Notre hypothèse est que la traduction d’Artaud relève moins d’un « effondrement » du sens,
aussi « central et créateur » soit-il21, qu’elle ne révèle une autre dimension du sens, que nous
tenterons de préciser.

Première série paradoxale : l’identité du philosophe – œuf ou homme ?

Le nonsense et la parodie tiennent d’abord à l’identité même de Humpty Dumpty. On


se souvient que le chapitre V de Through the Looking-Glass se termine lorsque la boutique
dans laquelle Alice s’était retrouvée et dans laquelle elle achète un œuf se transforme en forêt
tandis que l’œuf, au début du chapitre VI, se transforme en humain – « However, the egg got
larger and larger, and more and more human : when she had come within a few yards of it,
she saw that it had eyes and a nose and a mouth ; and when she had come close to it, she saw
clearly that it was HUMPTY DUMPTY himself […] as he didn’t take the least notice of her,
she thought he must be a stuffed figure, after all ». Mais, tout au long du chapitre, Humpty
Dumpty n’est pas seulement un œuf devenu homme (ce qui relèverait de la transformation
magique mais non pas du non-sens) ; il est aussi à la fois œuf et homme, son identité se
déploie dans « les deux sens opposés à la fois » – il est un œuf chaque fois qu’Alice rappelle
son origine intertextuelle, la comptine de Humpty Dumpty qui dit que c’est un œuf ; et il est
homme chaque fois que Humpty Dumpty rappelle de façon très cartésienne que, puisqu’il
pense et parle, il n’est pas un œuf et que c’« est vraiment exaspérant d’être traité d’œuf »22. Le
nonsense repose d’abord sur une métamorphose généralisée des choses et ensuite sur la co-
présence des deux propositions contradictoires : Humpty Dumpty est un œuf, Humpty
Dumpty est un homme.
Chez Artaud, la métamorphose initiale sur laquelle repose l’ensemble du chapitre
devient une métamorphose qui affecte le langage. Voici comment Artaud traduit le début du
chapitre :

Cependant l’œuf narmissait à vue d’œil, s’en troublant tira doc vers l’oc de l’oc
humain : quand elle n’en fut plus qu’à quelques pas, elle vit qu’il avait des yeux et un
nez et une bouche et quand elle eut tout à fait le nez dessus, elle vit que c’était Dodu
Mafflu lui-même, intropoltabrement […] comme il ne semblait pas avoir le moindre
sentiment de sa présence, elle pensa que ce lhomme pouvait bien n’être qu’être un
insufflé pontin rum bourré après taim : un.23

La transformation (grossissement et humanisation) de l’œuf, son comportement et son identité


ne sont plus seulement décrits par le langage : la transformation devient celle-là même du

19
Lewis Carroll, Through the Looking-Glass in The Complete Illustrated Works of Lewis Carroll, Chancellor
Press, 1982 (réédition utilisée : 1990), p. 183 et p. 182.
20
Humpty Dumpty lui fait plus d’une fois sentir son mépris (« Humpty Dumpty smiled contemptuously », p.
184 ; « Humpty Dumpty said in a scornful tone », p. 184) et plus d’une fois aussi il le formule tout à fait
explicitement (« Some people […] have no more sense than a baby ! », p. 182 ; « wrong ! », p. 182 ; etc.)
21
« Effondrement central et créateur, qui fait que nous sommes dans un autre monde et dans un tout autre
langage » que celui de Lewis Carroll (Logique du sens, pp. 102-103).
22
Lewis Carroll, Tout Alice, trad. Henri Parisot, Garnier-Flammarion, 1979, p. 275 – « It’s very provoking […]
to be called an egg – very ! » (Complete Illustrated Works of Lewis Carroll, p. 180).
23
Antonin Artaud, Oeuvres Complètes IX, Gallimard, 1979 (1ère ed. 1971), p. 133.
langage qui prend des formes incongrues et inédites – « got larger and larger » devient
« narmissait » ; « more and more human » devient « s’en troublant tira doc vers l’oc de l’oc
humain » ; le néologisme « intropoltabrement » apparaît pour qualifier l’attitude de Dodu
Mafflu – entre roi intrônisé et poltron – mais ne renvoie à rien dans l’original anglais ; quant
aux conjectures d’Alice qui se dit qu’il s’agit peut-être d’un spécimen empaillé (« she thought
he must be a stuffed figure »), elles deviennent chez Artaud hypothèses « que ce lhomme
pouvait bien n’être qu’être un insufflé pontin rum bourré après taim : un ». Il ne s’agit plus
seulement de décrire, par les mots, la métamorphose de l’objet inanimé en humain ; il s’agit
que les mots eux-mêmes se métamorphosent, qu’ils participent d’une métamorphose et d’un
mouvement à double sens entre sens et non-sens. Le passage s’effectue autant du sens vers le
non-sens que du non-sens vers le sens. Les néologismes et les ruptures de construction
syntaxiques qui font irruption dans les phrases, jusque là grammaticalement constituées,
produisent l’effet d’un surgissement du non-sens à l’intérieur du sens, ou d’un dérapage du
sens vers le non-sens (c’est le cas, par exemple, de « l’œuf narmissait à vue d’œil » ou de
« s’en troublant tira doc vers l’oc de l’oc humain »). Réciproquement, derrière l’enchaînement
a-syntaxique de termes dont certains n’appartiennent pas au lexique, « n’être qu’être un
insufflé pontin rum bourré après taim : un », on entend une série d’interrogations sur le fait de
« n’être qu’un pantin », de « naître être ou pantin ? », sur le statut de « pantin rembourré après
tout »…. Le non-sens donne à entendre des interrogations sensées : l’enchaînement de
néologismes et d’a-grammaticalités, qui relève du non-sens, produit des effets de sens.
Si chez Lewis Carroll le nonsense et la parodie tiennent au paradoxe en vertu duquel le
« philosophe » du langage est à la fois homme et œuf, paradoxe formulé dans une langue
morphologiquement et syntaxiquement « correcte », chez Artaud, le paradoxe concerne non
seulement le « philosophe » mais surtout son objet, la langue – lieu dans lequel le paradoxe,
être et/ou pantin, n’émerge que par le jeu de l’irruption, dans le sens, d’un non-sens qui est à
la fois déstabilisateur du sens courant et producteur de nouveaux effets de sens. Loin de
l’effondrement total du sens que Deleuze identifiait dans L’arve et l’aume, le texte d’Artaud
multiplie les possibilités de sens. Si le nonsense carrollien fonctionne, selon la logique du
paradoxe dégagée par Deleuze, comme co-présence de propositions contradictoires,
propositions qui, prises indépendamment sont parfaitement « sensées » mais dont la synthèse
disjonctive produit le non-sens, chez Artaud le paradoxe tient à la co-présence d’éléments
grammaticaux et « sensés » et de néologismes et d’a-grammaticalités, co-présence qui produit
simultanément des effets de destruction et de production de sens.

Deuxième série : les paradoxes de la motivation des noms

Les premiers commentaires philosophiques de Humpty Dumpty sur le langage portent


sur la question du sens des noms. Dès le début du chapitre et de la rencontre, Humpty Dumpty
demande à Alice son nom. Quand elle lui répond, « Alice », il commente : « It’s a stupid
name enough !… What does it mean ? ». Alice l’interroge alors : « Must a name mean
something ? ». Et Humpty Dumpty de répondre catégoriquement : « Of course it must […]
my name means the shape I am – and a good handsome shape it is, too. With a name like
yours, you might be any shape, almost ». Pour Humpty Dumpty, les noms ont un sens et leurs
sonorités sont motivées – les sons de Humpty Dumpty évoqueraient la rondeur de l’œuf
devenu homme.
Ce qui se rejoue ici, entre Alice et Humpty Dumpty, c’est donc la discussion de
Socrate avec Hermogène et Cratyle dans le Cratyle, le dialogue platonicien sur la justesse des
noms. Le nom est-il « autre chose qu'une convention et un accord », demandait Hermogène?
Et Alice, en écho, d’interroger : « Must a name mean something ? ».Ou bien, selon la thèse de
Cratyle, y a-t-il « pour chaque chose un nom qui lui est naturellement approprié »? Et Socrate
de démontrer que « Cratyle a raison de dire que les noms des choses dérivent de leur nature »
et que « le nom a une certaine justesse naturelle »24. Tandis qu’Alice semble reprendre la
position d’Hermogène, Humpty Dumpty, lui, se situe résolument du côté de Cratyle et de
Socrates : les sonorités d’un nom sont motivées par la forme qu’il désigne.
Mais … et là réside le premier renversement parodique de la thèse platonicienne … si
les sons évoquent la forme (et Humpty Dumpty ne se prive pas d’ironiser sur l’absence de
sens du nom « Alice » et donc sur l’absence de forme de son interlocutrice), le propre de
Humpty Dumpty c’est précisément d’être une forme sans forme, informe au point qu’Alice ne
parvient pas à distinguer sa taille de son cou (voulant lui faire un compliment elle
s’embrouille, ne sachant si elle doit le complimenter sur sa belle cravate ou sur sa belle
ceinture). « Les noms des choses dérivent de leur nature », disait Socrate ; « mon nom dérive
de ma forme, qu’il signifie », renchérit Humpty Dumpty. Or Humpty Dumpty incarnant
précisément le sans-forme, son nom qui signifie sa forme signifie donc aussi l’absence de
forme. Le nonsense de la parodie tient au paradoxe qui fait de « Humpty Dumpty » le nom
dont le sens exprime une forme qui est sans-forme.
Qui plus est, Humpty Dumpty affirme ici que le signe est motivé puisqu’il soutient
que le nom dérive de la chose. Or qui est donc Humpty Dumpty sinon un signe et seulement
un signe, un signe dans le texte de la comptine transmise depuis des siècles, comptine
qu’Alice répète et que tous les lecteurs de Lewis Carroll connaissent25 ? Dans son « essence »
même Humpty Dumpty est signe avant d’être chose, et il est déterminé par des signes (les
paroles de la comptine qui, quoiqu’il fasse et dise, fixent son destin). Si la motivation du signe
« Humpty Dumpty » est fondée sur une relation analogique, ce n’est pas tant, et contrairement
à ce qu’affirme notre pseudo-philosophe, parce que le signe dériverait de façon analogique du
référent, le nom dérivant de la chose qu’il exprime, mais parce que la « chose » Humpty
Dumpty dérive du nom : Humpty Dumpty n’a jamais été qu’un signe dont le signifiant
suggère, par une analogie fonctionnant à l’envers de la motivation onomatopéique habituelle,
une pluralité de signifiés – celui de la rondeur évoquée par « hump » (bosse) et « dumpy »
(courtaud), celui de la chute inscrite dans l’écho… Paradoxalement, Humpty Dumpty qui
affirme que le signe dérive de la forme n’est autre qu’une forme dérivée du signe qu’il a
toujours été.
Qu’advient-il de ces paradoxes sur la motivation du nom dans la traduction d’Artaud ?
Loin de donner lieu à ce que Deleuze identifiait comme un effondrement total du sens,
l’adaptation d’Artaud travaille le paradoxe en le déplaçant. Artaud traduit Humpty Dumpty
par Dodu Mafflu. Alors qu’en anglais la combinaison de sons « humpty dumpty » évoque,
certes, des signifiants appartenant au lexique anglais26 mais n’a, en fait, pas d’autre sens que
celui que le personnage de Humpty Dumpty affirme qu’elle a, en français, le nom du
personnage, Dodu Mafflu, est constitué de signifiants appartenant au lexique et dont le
signifié désigne précisément la rondeur (« dodu ») et les grosses joues (« mafflu ») du
personnage. Le nom de « Dodu Mafflu » a donc un sens précis, non pas seulement parce que
le personnage affirme qu’il en a un (comme c’était le cas chez Lewis Carroll), mais aussi
parce que les signifiants qui le constituent renvoient à des signifiés appartenant à la langue
française. D’une part, donc, Artaud souligne plus encore que Lewis Carroll le lien entre le
nom du personnage et son sens (la forme qu’il désigne), renforçant ainsi les prétentions
24
Platon, Cratyle, Paris, Garnier-Flammarion, 1967, pp. 377-473. Les citations sont respectivement p. 392,
p. 391 et p. 404.
25
Humpty Dumpty sat on a wall
Humpty Dumpty had a great fall
All the King’s horses and all the King’s men
Couldn’t put Humpty together again
26
« hump » : une bosse ; « humpy » : inégal, bossu ; « dump », nom : tas d’ordure, verbe : jeter, déverser ;
« dumpy », courtaud.
ontologiques du personnage qui affirme que le nom propre signifie nécessairement. D’autre
part et en même temps, Artaud souligne également bien plus encore que Lewis Carroll
l’absence de forme de son Dodu Mafflu et il suggère une corrélation entre absence de forme
du personnage et dé-formation dans/ de la langue. Quand Alice hésite, se demandant s’il faut
qu’elle complimente Humpty Dumpty sur sa cravate ou sur sa ceinture, Humpty Dumpty met
un terme à ses hésitations en affirmant péremptoirement : « It’s a cravat, child, and a beautiful
one ». Tandis que chez Lewis Carroll, l’ambiguité – ceinture ou cravate ? – est dissipée,
Artaud, lui, transforme la réponse de Dodu Mafflu de la façon suivante : « c’est une grotte,
enfant, une grotte et garotte, un garrot pour le mors aux dents, et par dessus le marché
magnifique ». Ni cravate ni ceinture, mais à la fois grotte, garotte, garrot – si le garrot évoque
le tour du cou et la grotte, l’antre de la naissance, la garotte, elle, est une invention d’Artaud
qui n’appartient pas au lexique commun. L’ambiguïté sur la forme du personnage, finalement
dissipée chez Lewis Carroll, est à la fois maintenue chez Artaud sous la forme d’un paradoxe
supplémentaire – et garrot et grotte – et déplacée puisque de l’ambiguité sur la forme du
personnage, Artaud glisse à une autre ambiguité, sur la forme des mots. La relation entre
grotte, garotte et garrot étant une relation phonique (reprise du même phonème d’attaque [g]
puis du [r] et du [o]), ce qui se joue de grotte à garrot en passant par garrotte, c’est, plus
encore que la forme du personnage, la forme et la déformation des mots. Le nom Dodu
Mafflu signifie donc plus encore que Humpty Dumpty la forme de l’œuf philosophe. Mais
cette forme n’existe, chez Artaud plus encore que chez Lewis Carroll, que comme jeu de
forme et déformation linguistique.
S’il y a chez Lewis Carroll, une réécriture parodique de la position de Socrate et de
Cratyle, il y a chez Artaud une déformation ironique de Lewis Carroll. La question n’est plus
tant celle de la relation entre la forme de la chose et le sens du mot mais celle de la forme des
mots, de leur conjointe forme et dé-formation. C’est dans la langue même – plus que dans ce
que dit la langue – que se situe le paradoxe.

Troisième série : les paradoxes de l’arbitraire des noms

Paradoxe supplémentaire de l’œuf philosophe carrollien et second renversement


parodique de la thèse du Cratyle : alors même qu’il affirme, avec Cratyle et Socrates, que les
noms ont un sens, qu’ils sont motivés, Humpty Dumpty affirme également et dans le même
temps que les noms sont purement arbitraires puisqu’ils ont le sens que lui, Humpty Dumpty,
leur assigne : « When I use a word, Humpty Dumpty said, in rather a scornful tone, it means
just what I chose it to mean – neither more nor less […] The question is […] which is to be
the master ». Le sens réside tout entier dans la volonté du locuteur, il est tout entier dans le
rapport de la proposition au sujet qui parle et qui s’exprime. On se souvient qu’Hermogène
affirmait : « Il me semble que quel que soit le nom qu’on donne à une chose, c’est le nom
juste, et que, si par la suite on en met un autre à la place et qu’on renonce à celui-là, le second
n’est pas moins juste que le premier. C’est ainsi que nous changeons le nom de nos serviteurs,
sans que le nom substitué soit en aucune façon moins propre que celui qu’ils avaient reçu
d’abord. Car aucun objet ne tient son nom de la nature, mais de l’usage et de la coutume de
ceux qui l’emploient et qui en ont créé l’habitude »27. Que les noms ne dépendent que de
l’usage, mais d’un usage individuel et non collectif et social, c’est bien ce qu’illustre Humpty
Dumpty quand il explique à Alice le sens qu’il donne aux termes « glory » et
« impenetrability », sens qui n’a rien à voir avec leur sens courant28. Humpty Dumpty nous
rappelle là que Lewis Carroll, auteur d’histoires pour enfants, est aussi Charles Dodgson,

27
Platon, Le Cratyle, op. cit., p. 392.
28
« by ‘glory’ […] I meant ‘there’s a nice knock-down argument for you !’ » (p. 184) ; et quelques lignes plus
loin : « I meant by ‘impenetrability’ that we’ve had enough of that subject » (p. 184).
professeur de mathématiques et de logique à l’Université d’Oxford qui, trente ans après
Through the Looking-Glass, écrira dans une « Adresse aux spécialistes » contenue dans sa
Logique symbolique : « Je soutiens […] que tout écrivain a le droit absolu d’attribuer le sens
qu’il veut à tout mot, ou à toute expression, qu’il entend employer. Si je rencontre un auteur
qui, au commencement de son livre, déclare : ‘Qu’il soit bien entendu que par le mot blanc
j’entendrai toujours noir, et que par le mot noir j’entendrai toujours blanc, j’accepterai
humblement la règle ainsi formulée, quand bien même je la jugerais contraire au bon sens »29.
Aux certitudes de Humpty Dumpty répondent les incertitudes d’Artaud. Au moment
où il entreprend la traduction du chapitre VI de Through the Looking-Glass, il écrit à Gaston
Ferdière :

Je me suis cru longtemps sûr du sens des mots, je me suis cru aussi jusqu’à un certain
point leur maître. Mais maintenant que je les ai quelque peu expérimentés, il
m’échappe.
Pourquoi ?
Les mots valaient ce que je leur faisais dire, c’est-à-dire ce que je mettais dedans.
Mais je n’ai jamais pu savoir au juste jusqu’à quel point j’avais raison.30

Quelques jours plus tard, il reprend les mêmes interrogations dans une lettre à Jean Paulhan :

je me suis demandé si les mots étaient capables de dire tout ce que je voulais leur
faire dire, et si surtout j’avais le droit de penser qu’ils le disent vraiment et en fait.
Dieu seul quelque part là-bas où les Etres n’accèdent pas a pu inventer les syllabes
parfaites […] Je me demandais jusqu’à quel point l’écrivain a le droit de se croire le
Maître du langage.// Son devoir d’homme certes est de dompter les mots, mais quand
il a fini de dire ce qu’il avait à dire jusqu’où peut-il croire les avoir maîtrisés.31

A la certitude de Humpty Dumpty qu’il est le maître des mots, répond donc l’incertitude
d’Artaud – « jusqu’à quel point l’écrivain a[-t-il] le droit de se croire le Maître du langage » ?
Le véritable et seul « Maître du langage », dit Artaud à une époque qui est celle de sa
conversion mystique, c’est Dieu. Dodu Mafflu, du haut de son mur (« sur le faîte d’un
aidifisse »), n’est donc, dans l’adaptation d’Artaud, qu’un usurpateur, ce que soulignent les
« MOI » en lettres majuscules dont Dodu Mafflu ponctue ses discours32, majuscules absentes
de l’original anglais et qui « grossissent » avec ironie le statut de l’œuf philosophe qui, se
croyant maître du langage, usurpe la place de « Dieu » et se comporte avec une superbe
presque luciférienne.
Le personnage qui, chez Lewis Carroll, incarne le doute et l’incertitude face à Humpty
Dumpty, c’est Alice : « The question is, said Alice, whether you can make words mean so
many different things ». Dans un premier temps, en 1943, Artaud traduit au plus près du texte
anglais : « La question est de savoir […] si vous avez le pouvoir de faire dire aux mots tant de
choses différentes ». Quatre ans plus tard, alors qu’il est sorti de l’asile de Rodez et qu’il

29
Lewis Carroll, Œuvres, Pléiade, p. 1593. Symbolic Logic, New York, Clarkson N. Potter, 1977, « Part II :
Advanced », Book IX : « I maintain that any writer of a book is fully authorized in attaching any meaning he
likes to any word or phrase he intends to use. If I find an author saying, at the beginning of his book, ‘Let it be
understood that by the word black I shall always say white, and that by the word white I shall always mean
black’, I meekly accept his ruling, however injudicious I may think it » (p. 232).
30
Antonin Artaud, Nouveaux Ecrits de Rodez, Gallimard, L’Imaginaire, 1977, lettre du 25 sept 1943, adressée à
Gaston Ferdière, p. 64.
31
Antonin Artaud, Œuvres Complètes X, lettre du 30 septembre 1943, pp. 97-99.
32
« Lorsque j’emploie un mot MOI, dit Dodu Mafflu …. » (OC IX, p. 138) ; « cependant MOI je peux disposer
de tout l’ensemble ! Impénétrabilité ! C’est ce que je dis MOI ! » (OC IX, p. 139).
corrige les épreuves de sa traduction en vue de la publication dans L’Arbalète, Artaud
remplace « différentes » par une longue glose : « la question est de savoir […] si vous avez le
pouvoir de faire dire aux mots tant de choses équidistantes, multiples et bourriglumpies de
variantes infinies »33. Non seulement Alice exprime son scepticisme et remet en question la
maîtrise de Dodu Mafflu qui affirme pouvoir imposer un sens aux mots, mais de plus Artaud
met Alice dans la position de créateur verbal : en introduisant le néologisme
« bourriglumpies » dans la série des qualificatifs de « choses », Artaud suggère qu’Alice est,
ni plus ni moins que Humpty Dumpty (qui venait le former le néologisme « un-birthday
present »), un « Maître du langage ». Dans l’invention verbale « bourriglumpies » on peut
entendre la combinaison du français « bourré » et de l’anglais « lumpy » (grumeleux, plein de
morceaux – « lumps ») : Alice mélange les langues et condense les termes. Ce remplacement
de l’adjectif « différentes » par la glose « équidistantes, multiples et bourriglumpies de
variantes infinies » ne correspond pas à un effondrement du sens, à une plongée plus profonde
encore dans la psychose alors même qu’Artaud a quitté Rodez, mais à une volonté délibérée
de pousser la langue commune hors de ses retranchements et de promouvoir Alice, au même
titre que Dodu Mafflu, au rang d’« inventeur » de syllabes.
Du coup, la question de la maîtrise du langage se trouve déplacée. Chez Lewis Carroll,
la question est de savoir si, comme il l’affirme, Humpty Dumpty est maître des mots qui lui
obéissent, qu’il charge de sens, transforme, explique et auxquels il a le pouvoir de faire dire
ce qu’il veut. La réponse à cette question est apportée par l’opposition entre Humpty Dumpty
et Alice dont le bon sens (qui constitue un contrepoids ironique aux certitudes et à la superbe
de Humpty Dumpty) permet de dénoncer l’attitude tyrannique de l’œuf philosophe qui ne
cherche qu’à être le maître : maître des mots d’abord, maître de l’échange verbal ensuite.
Artaud, lui, déconstruit cette opposition entre Alice et Dodu Mafflu. D’une part Alice est,
comme Dodu Mafflu, capable d’exploiter les possibilités de la langue et de créer des mots
nouveaux. D’autre part son « bon sens » n’exclut pas le non-sens. L’enjeu n’est plus tant de
savoir si Humpty Dumpty est ou non maître du langage que de constater que toutes les
instances énonciatrices du chapitre – les deux personnages et l’instance narratrice – sont
soumises à un double mouvement du sens vers le non-sens (quand, dans des phrases
grammaticalement correctes, des mots inventés apparaissent ou quand la phrase dérape du
sens vers l’agrammaticalité) et du non-sens vers le sens (quand, comme dans la glose « tant de
choses équidistantes, multiples et bourriglumpies de variantes infines », les inventions
lexicales et les dérapages syntaxiques évoquent du sens). La question se trouve déplacée de la
maîtrise de la langue par un sujet, maître des mots, à une forme de « maîtrise » du sujet par la
langue. A l’interrogation de Lewis Carroll, « le sujet est-il maître de la langue ? », Artaud
substitue le constat que « la langue maîtrise le sujet ».

Quatrième série : les paradoxes des mots-valises

C’est en vertu de sa maîtrise sur les mots et sur l’interprétation que Humpty Dumpty
se pose en interprète du Jabberwocky. Alice, reconnaissant que Humpty Dumpty est très fort
pour expliquer le sens des mots (« You seem very clever at explaining words »34), lui
demande d’expliquer la première strophe du poème qu’elle avait découvert au chapitre 1 de
Through the Looking-Glass et qu’elle avait trouvé très joli quoique difficile à comprendre :

`Twas brillig, and the slithy toves


Did gyre and gimble in the wabe :
All mimsy were the borogoves,
33
Antonin Artaud, OC IX, op. cit., p. 139.
34
Lewis Carroll, Through the Looking-Glass, in The Complete Illustrated Works, op. cit., p. 185.
And the mome raths outgrabe.

C’est tout particulièrement la traduction par Artaud du « Jabberwocky » que Deleuze


sanctionne de son verdict de schizophrénie : « A lire la première strophe du Jabberwocky telle
qu’elle est rendue par Artaud […] dès le dernier mot du second vers, dès le troisième vers, un
glissement se produit, et même un effondrement central et créateur, qui fait que nous sommes
dans un autre monde et dans un tout autre langage. Avec effroi, nous le reconnaissons sans
peine : c’est le langage de la schizophrénie»35.
Comme l’a montré Jean-Jacques Lecercle, l’invention est lexicale mais le
« Jabberwocky » ne transgresse ni les lois de la morphologie ni les lois de la syntaxe
anglaise36. Au niveau phonétique, tous les mots sont prononçables et « sonnent » comme de
l’anglais. Pour reprendre les catégories d’Etienne Souriau, il ne s’agit ni de « lanternois », la
répétition compulsive de sons qui ne produit pas l’effet d’une langue réelle, ni de
« baragouin », l’imitation des sons d’une autre langue, mais de « charabia », l’imitation de sa
propre langue37. De même, aux niveaux morphologique et syntaxique, les mots comme les
syntagmes forment des unités cohérentes. Les marques du pluriel, les accords sujets-verbes, la
morphologie des verbes, les « y » des terminaisons adjectivales, permettent d’assigner une
nature et une fonction grammaticales à chacun des termes utilisés. Même la rime est
humblement respectée. C’est au niveau sémantique que les choses se gâtent. Comme le dit
Alice après avoir lu le poème pour la première fois : « It seems very pretty … but it’s rather
hard to understand … Somehow it seems to fill my head with ideas – only I don’t exactly
know what they are »38. Le nonsense du « Jabberwocky » repose sur des néologismes dont ni
la morphologie ni l’agencement syntagmatique ne transgresse le code linguistique.
En conséquence, le nonsense fonctionne ici paradoxalement à la fois comme
transgression des règles sémantiques et comme respect des règles morphologico-syntaxiques,
à la fois comme défaut et comme excès de sens. Comme le souligne Jean-Jacques Lecercle,
« Lack of sense is only the reverse side of excess of sense »39. En effet, les inventions
verbales du « Jabberwocky » n’appartiennent pas à la langue commune, et le sens leur fait
défaut. Mais elles peuvent fonctionner – morphologiquement et syntaxiquement – dans la
langue, elles sont susceptibles d’être expliquées et de produire des sens nouveaux, de produire
du sens par excès. Humpty Dumpty les explique l’une après l’autre, au même titre qu’il avait
expliqué le sens qu’il attribuait à « gloire » et à « impénétrabilité » : « ‘Brillig’ means four
o’clock in the afternoon – the time when you begin broiling things for dinner […] « ‘slithy’
means ‘lithe and slimy’. ‘Lithe’ is the same as ‘active’ […] ‘toves’ are something like badgers
– they’re something like lizards – and they’re something like corkscrews […] To ‘gyre’ is to
go round and round like a gyroscope. To ‘gimble’ is to make holes like a gimlet »40. Le
« Jabberwocky », qui fait exploser la langue au niveau de son fonctionnement sémantique,
souligne la dimension polyphonique du texte : parce que ce dernier ne dit rien de
compréhensible, il dit tout et devient le lieu d’une multiplication infinie de possibles
sémantiques.
Bon nombre des inventions verbales du poème fonctionne comme ce que Humpty
Dumpty désigne par le terme de portmanteau. C’est à Gaston Ferdière, qui s’intéressait tout
particulièrement à ces portmanteau words (c’est d’ailleurs pourquoi il avait incité Artaud à
35
Deleuze, Logique du sens, op. cit., pp. 102-103.
36
Voir, en particulier, The Violence of Language, London and New York, Routledge, 1990 et The Philosophy of
Nonsense, London and New York, Routledge, 1994.
37
Etienne Souriau, « Sur l’esthétique des mots et des langages forgés », Revue d’esthétique 18(1), Paris, 1965,
pp. 19-48.
38
Lewis Carroll, Through the Looking-Glass, op. cit., p. 134.
39
Jean-Jacques Lecercle, The Philosophy of Nonsense, op. cit., p. 191.
40
Ibid., p. 185.
traduire ce chapitre de Through the looking-Glass), que l’on doit la traduction de l’expression
anglaise par « mot-valise ». Comme l’explique Humpty Dumpty à Alice : « [in] a
portmanteau, there are two meanings packed up into one word » 41. La plupart des inventions
verbales du « Jabberwocky » fonctionnent suivant ce principe de l’empaquetage : deux sens
empaquetés dans un seul mot, de sorte que derrière le non-sens apparent, il y a multiplication
du sens.
Que les mots valises aient chez Artaud une autre fonction que celle qu’ils ont chez
Carroll est attesté par la façon dont Artaud traduit l’expression anglaise portmanteau. Là où
Carroll écrivait, « it's like a portmanteau – there are two meanings packed up into one word »,
Artaud choisit de traduire: « c'est un mot à soufflets, établi comme une valise à sacs doubles,
ce qu'on appelle en anglais portemanteau – parce qu'il y a deux sens très visibles empaquetés
dans un seul mot »42. La comparaison avec la valise (« établi comme une valise à sacs
doubles ») et la référence au terme anglais (« ce qu’on appelle en anglais portemanteau ») ne
forment que la glose de la traduction choisie par Artaud: « mot à soufflets ». Le soufflet est
cet instrument bien connu qui fonctionne sous l'effet de deux forces opposées (dilatation et
compression) qui permettent alternativement d'emmagasiner de l'air ou de l'expulser. Non
seulement la dilatation est suggérée par l'image du soufflet mais on la retrouve également à un
niveau sémantique dans le groupe nominal qui qualifie la valise comme étant « à sacs
doubles ». On la retrouve aussi dans la structure même de la phrase puisque la glose
traductrice introduite par Artaud (sous forme des deux propositions juxtaposées « établi
comme une valise à sacs doubles » et « ce qu'on appelle en anglais portemanteau »)
transforme la phrase elle-même en objet à soufflets, amplifié par l'introduction des deux
propositions. L'image du soufflet fait donc du mot et de la phrase un objet qui se comprime ou
se dilate suivant la force appliquée. Qui plus est, le terme même de « soufflet » introduit le
souffle dans la traduction, non seulement parce que le soufflet fonctionne par compression et
dilatation d'air, mais aussi parce que le signifiant « souffle » est inscrit dans « soufflet ».
Cette figure du soufflet organise effectivement la traduction du « Jabberwocky ». Tout
au long de la traduction du poème et des commentaires de Dodu Mafflu, Artaud procède à la
fois en dilatant les phrases de Carroll à la manière d'un soufflet (n'hésitant pas à insérer de
nouvelles propositions dans les phrases de Carroll) et en jouant sur l'accumulation de
sonorités plosives (qui soulignent, à la lecture, l'opération expulsive). L'importance pour
Artaud de cette figure du soufflet est attestée par le fait qu'il la réutilisera pour décrire, non
plus la langue, mais le corps dans « Histoire vécue d'Artaud-Mômo », texte préparé en juin
1946 en vue de la Conférence du Vieux-Colombier: « Le corps est une multitude affolée, une
espèce de malle à soufflets »43.
Le premier élément du « Jabberwocky » sur lequel Artaud exerce la force du soufflet,
c’est le titre même du poème qui devient une strophe entière composée de syllabes inventées :

NEANT OMO NOTAR NEMO

Jurigastri -- Solargultri
Gabar Uli -- Barangoumti
Oltar Ufi -- Sarangmumpti
Sofar Ami -- Tantar Upti
Momar Uni -- Septfar Esti
Gonpar Arak -- Alak Eli.

41
Lewis Carroll, Through the Looking-Glass, op. cit., p. 185.
42
Antonin Artaud, OC IX, op. cit., p. 141.
43
Antonin Artaud, OC XXVI, p. 187.
Alors que le terme de « Jabberwocky », s’il relève certes de l’invention verbale, n'en est pas
moins construit à partir d'un verbe existant en anglais, jabber – jacasser ou bredouiller –, le
paragraphe-titre de l’adaptation d’Artaud est composé de syllabes qui ne dérivent pas de mots
du lexique français. A la suite de ce paragraphe-titre, Artaud ajoute d’ailleurs un commentaire
de Dodu Mafflu qui souligne lui-même que ces syllabes ne se rapportent à rien : « quant à
inventer des mots il faut au moins qu’ils se rapportent par quelque côté à quelque chose.
Ceux-là ne se rapportent absolument à rien »44. Ces syllabes inventées composent un véritable
« paragraphe à soufflet » – jouant simultanément de la dilatation et de l'expulsion. La
dilatation par rapport au titre original est évidente (d'un mot unique on passe à une strophe
entière). Simultanément à ce mouvement de dilatation et d'expansion, la récurrence de
phonèmes occlusifs (ici: g, k, b et p), véritables bribes de souffle éjectées, souligne la
dimension expulsive des syllabes inventées.
On notera qu'en 1943, au moment où il termine la première version de la traduction du
chapitre 6 de Through the Looking Glass, Artaud veut supprimer ce titre à soufflet. Quand il
soumet sa traduction à Ferdière à la fin septembre 1943, il suggère de « s'en tenir à un seul
mot pour ce titre et [de] supprimer tout le passage intercalé. Tout cela ne s'impose pas assez
[...] cet ajout sort un peu trop de l'esprit de Lewis Carroll »45. Mais en 1947, contrairement à
ce qu'il écrivait en 1943, il maintient le passage intercalé qui traduit le terme
« Jabberwocky », peut-être précisément parce qu'il sort de l'esprit de Lewis Carroll. Non
seulement il maintient le passage, mais de plus, à la fin du paragraphe de syllabes inventées, il
introduit une note en bas de page: « Si tout cela ne plaît pas [tout cela, c'est-à-dire l'ensemble
du paragraphe] on peut choisir comme titre une seule de ces phrases, par exemple: MOMAR
UNI ou GONPAR ARAK ALAK ELI », et il ajoute: « qui veut dire: as-tu compris? ».
Ce commentaire – « qui veut dire : as-tu compris? » – introduit une nouvelle fois, et de
façon à la fois explicite et toute ironique, la question du sens. La question porte ici sur le titre
du poème. Or on se rappelle qu’au chapitre 1, Alice, qui vient de passer de l'autre côté du
miroir, doit placer le livre qu'elle a découvert devant la glace pour pouvoir lire le poème
intitulé « Jabberwocky ». C'est par la réflection du texte dans la glace qu'Alice peut le
déchiffrer. Le texte ne se donne à lire et le sens à comprendre que comme réflection
spéculaire. La traduction d’Artaud renforce cette spécularité visuelle puisque l'organisation
visuelle de la traduction du titre reproduit une structure en miroir : deux séries de groupes
distribués de part et d'autre de tirets séparateurs. Mais à ce miroir visuel s'ajoute un miroir
sonore : de part et d'autre des tirets qui obligent la voix à pauser momentanément, les quatre
groupes syllabiques se terminent tous, à l'exception du groupe « Gonpar Arak », par la voyelle
« i », comme renvoyée en écho. Le texte et le sens ne sont donc pas soumis au seul regard
mais également à la voix et au souffle46. Dans cette transposition du titre du « Jabberwocky »
par Artaud il ne s’agit pas tant d’un « effondrement central » du sens que d’une « logique du
sens » qui cherche à donner à entendre une dimension de la langue que le sens, logique et
rationnel, refoule, une dimension que l’écrit exclut : celle du souffle et du son.

44
Antonin Artaud, OC IX, p. 140.
45
Antonin Artaud, Nouveaux écrits de Rodez, op.cit. p. 66.
46
Dans une perspective psychogénétique, Didier Anzieu introduit le terme de "miroir sonore" pour souligner
l'existence, plus précoce que le stade du miroir décrit par Lacan ou que le premier miroir fourni à l'enfant par le
visage de la mère et décrit par Winnicott, d'un miroir sonore dont la fonction est capitale dans l'acquisition par
l'appareil psychique de la capacité de signifier et de symboliser: "Avant que le regard et le sourire de la mère qui
le nourrit et le soigne ne renvoient à l'enfant une image de lui qui lui soit visuellement perceptible et qu'il
intériorise pour renforcer son Soi et ébaucher son Moi, le bain mélodique (la voix de la mère, ses chansons, la
musique qu'elle fait écouter) met à sa disposition un premier miroir sonore dont il use d'abord par ses cris [...]
puis par son gazouillis, enfin par ses jeux d'articulation phonématique" (Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1985, p.
170).
Tous les choix d'Artaud dans la traduction du poème lui-même et des explications de
Dodu Mafflu vont dans le même sens, celui d’une introduction du soufflet (du souffle, du son,
du double mouvement d'expulsion d'air, de condensation, et d'introduction d'air, de dilation).
C'est ainsi que, quasiment systématiquement, la traduction d'Artaud introduit le souffle dans
le fait même de gloser le texte de Carroll. Par exemple, quand Carroll écrit: « 'toves' are
something like badgers -- they're something like lizards -- and th're something like
corkscrews », Artaud traduit: « Des tarands sont des animaux qui taraudent en tournant et en
raclant, quelque chose comme des fourmiliers, des blaireaux --lesquels sont à leur tour
quelque chose comme des chacmants de la famille des tire-touffants ». Si l'on peut considérer
que la phrase « des tarands sont quelque chose comme des fourmiliers, des blaireaux --
lesquels sont à leur tour quelque chose comme des chacmants de la famille des tire-touffants »
correspond à la phrase de Carroll, Artaud y insère, en soufflets, la proposition « des animaux
qui taraudent en tournant et en raclant ». La glose dilate la phrase. Simultanément, Artaud
introduit des jeux sur les sonorités: la proposition « des animaux qui taraudent en tournant et
en raclant » repose sur une double allitération en « t » et en « r » ainsi que sur un jeu
d'assonance en « an ». C'est d'ailleurs bien ce jeu sur les sonorités qu'Artaud voulut renforcer
lorsqu'il corrigea les épreuves en 1947 en remplaçant les « choses de la famille des tire-
bouchons » (manuscrit de 1943) par les « chacmants de la famille des tire-touffants » (version
publiée). La glose et les jeux sur la matière sonore introduisent la cadence et le souffle dans la
traduction.
De même, pour traduire l'expression de Carroll « on the wabe », dont Humpty Dumpty
explique qu’elle signifie « a long way before it, and a long way behind it. And a long way
beyond it », Artaud choisit, pour évoquer le chemin qui s'étend loin devant, derrière et de
chaque côté, de faire des mots eux-mêmes un long et difficile chemin, de telle sorte que c'est
le souffle et l'amplitude de la lecture qui doivent aller loin pour lire et dire cette succession de
mots dont la longueur et la difficulté d'élocution dûe à l'accumulation de sons durs (vélaires,
plosives, vibrantes) vont croissant: « Jusque-là où la rourghe est a rouarghe a rangmbde et
rangmbde a rouarghambde ».
Si chez Lewis Carroll le « Jabberwocky » et ses mots-valises fonctionnent
paradoxalement comme défaut et excès de sens simultanés, la traduction d’Artaud introduit
un paradoxe supplémentaire, celui qui consiste à donner voix à la voix dans l’écrit. C’est la
figure du soufflet, autour de laquelle s’organise la version d’Artaud, qui permet d’inscrire à la
fois l'air et le souffle dans l’écrit. Cette traduction participe en cela d’une réflexion et d’un
travail poétiques propres à Artaud, dont l’enjeu est l’inscription paradoxale de la voix dans
l'écrit, réflexion et travail entamés depuis l’époque du « Théâtre de la cruauté » (dans les
années 30) et dont la glossolalie, qu’Artaud pratiquera de façon de plus en plus systématique à
Rodez puis à sa sortie de l’asile, constituera la forme la plus aboutie.

Si, comme le souligne Deleuze avec justesse, la pensée victorienne du nonsense


repose sur une logique des paradoxes, c’est-à-dire sur la possibilité de la co-présence de deux
directions de sens opposées, y compris la possibilité de la co-présence, dans les inventions du
« Jabberwocky », d’un défaut et d’un excès de sens, Artaud se distingue de Lewis Carroll
dans sa réflexion et sa pratique du (non)sens non pas tant parce qu’il incarne l’effondrement
du sens face aux jeux de constructions du nonsense mais parce qu’il déplace le paradoxe – le
paradoxe tient moins à ce que dit la langue et qui peut aller dans deux sens opposés à la fois
qu’au fonctionnement même de la langue, qui va et vient entre sens et non-sens, formation et
dé-formation de mots, et à la place du souffle dans l’écrit. Les mots-souffles et les mots-cris
d’Artaud sont moins le signe d’une psychose destructrice des articulations de la langue que la
recherche de l’inscription de la dimension énergétique – et pas seulement sémantique – de la
langue dans l’écrit.

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